NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME IX. — 1813-1814

 

XXX. — LA PERTE DE L'ITALIE.

30 janvier 1813 — 8 avril 1814.

 

 

II. — LE TRAITÉ DE NAPLES.

5 novembre 1813 — 13 février 1815.

 

Quelle est pourtant, à ce moment de novembre, la situation de ce royaume d'Italie que Murat convoite et-sur lequel il étend la main, et de quels éléments cette situation est-elle formée ? Quels rapports Murat a-t-il avec Eugène et avec Élisa et quelle est la forme des relations de ceux-ci avec Napoléon ?

 

Le 12 mai, l'Empereur, préoccupé à la fois des mouvements de troupes que l'Autriche faisait sur la frontière et du silence obstiné que Murat gardait au sujet de son contingent, a, de Dresde, expédié Eugène à Milan. Dans une de ces lettres officielles à l'Impératrice, Reine et Régente, qui ont remplacé le glorieux bulletin des précédentes campagnes, il a annoncé qu'il l'y envoyait pour remplir une mission spéciale et il a ajouté : Sa Majesté a été extrêmement satisfaite de la conduite que ce prince a tenue pendant toute la campagne : cette conduite a acquis au vice-roi un nouveau titre à la confiance de l'Empereur.

Le 15, Eugène a passé à Munich où il a vu son beau-père, le roi de Ravière, et, le 18, il est arrivé à Monza où il a retrouvé la vice-reine. Joie de se revoir après plus d'une année, et combien cruelle ! car c'est un ménage d'amoureux. Mais, bien qu'il s'emploie à prouver à Auguste qu'il l'aime comme au premier jour — on en verra des marques onze mois plus tard — Eugène a autre chose à faire.

L'Italie est vide de soldats : elle a fourni trois corps à la Grande Armée, et, pour former celui que va commander Bertrand, on a fait marcher jusqu'aux maîtres ouvriers. Point de cadres : ceux que Napoléon avait renvoyés de Moscou sont enfermés dans Glogau ; c'est la conscription, elle seule, qui doit fournir tous les éléments de l'armée italienne nouvelle. Sur le papier, telle que Berthier l'y a jetée, elle fait encore assez bonne figure, grâce à des régiments provisoires qui devront venir de France, à des régiments croates qui, s'ils rejoignent, déserteront en masse, à des régiments napolitains qui ne paraitront jamais. En forçant la conscription dans le royaume, en recevant de l'Armée d'Espagne plus de trois cents officiers, et de l'Empire 31000 hommes, en poussant l'instruction d'une façon intensive pour se procurer des sujets, Eugène, en trois mois, de mai à août, est parvenu à mettre debout une armée qui compte 4.7000 hommes disponibles, peu solides, il est vrai, habillés à la diable, mais enfin armés, équipés, commandés et faisant figure de soldats. Dès le 15 juillet, cette armée a pu commencer son mouvement ; le 16 août elle gardait les deux grands débouchés de l'Italie par Laybach et Pontreba.

Les Autrichiens menaçant d'abord la Croatie où ils comptaient provoquer une insurrection qui se répercuterait sur les régiments croates employés à l'armée ou mis en réserve en Toscane, Eugène tenta vainement de s'y opposer, mais il avait affaire, à la fois, à 60.000 hommes de troupes réglées et à une sorte de levée en masse en Croatie, en Dalmatie, dans le pays de Raguse et aux bouches de Cattaro. Par suite, l'offensive lui était interdite et il fut réduit à une guerre de Positions telle qu'il pouvait justement y déployer ses qualités militaires, à une guerre de chicane telle qu'il la devait souhaiter à son armée pour l'aguerrir.

Secondé par des lieutenants tels que Grenier et Verdier qui avaient le commandement des quatre divisions françaises — ou réputées telles, car les conscrits des trois gouvernements généraux y figuraient—Eugène a livré, à Villach et à Feitstrig, des combats heureux, mais il n'a pu empêcher l'occupation de Fiume, et il a eu lieu d'être mécontent de son troisième lieutenant, le général Pino qui commandait les troupes italiennes et du général Bonfanti qui commandait la division de réserve. Il avait là de quoi prendre des inquiétudes, surtout au sujet de Pino. Il lui a donné permission de quitter l'armée en prétextant Sa santé et l'a remplacé par le général Palombini, qu'il croyait énergique et sûr ; à la division de réserve, il a mis son aide de camp le général Gifflenga. Plus tard, il a réorganisé l'armée en deux corps, l'un à ses ordres directs, l'autre aux ordres de Grenier.

Il tenait encore, quoiqu'avec peine, la ligne de la Piave, lorsque la défection de la Bavière le contraignit à une retraite qu'il commença le 27 septembre. Grenier arrêta à Saffnitz, le 7 octobre, les Autrichiens qui voulaient la précipiter et, le 11, il réunissait ses troupes dans la vallée du Tagliamento ; en même temps, Eugène s'établissait à Gradisca, et Gifflenga, obligé d'évacuer le Trentin, abandonnait à l'ennemi le pays de Cadore.

Ces combats n'avaient pas été sans affaiblir l'armée ; Eugène fit de nouveaux appels à la conscription italienne, et reçut encore quelques éléments de l'Armée d'Espagne ; mais il ne pouvait se dissimuler que, très prochainement, il devrait se retirer derrière l'Adige et que, en halle, l'effet de cette retraite serait désastreux. Il prit des mesures pour la défense de Patina-Nova et de Venise et tint encore douze jours sur l'Isonzo. Le 30, l'armée avait reculé sur la Piave et, du 1er au 4 novembre, elle s'établissait sur l'Adige. Eugène portait à Vérone son quartier général.

Les Coalisés qui avaient si bien réussi avec Murat, n'avaient pas manqué d'essayer la même tactique avec Eugène, et le roi de Bavière, prenant à cour les intérêts de son gendre et de sa fille, avait engagé à leur sujet, avec ses nouveaux alliés, une conversation, d'où Eugène, s'il le voulait bien, pouvait tirer la garantie d'un établissement en Italie, sinon la mise en possession du royaume entier. Le 15 octobre, le roi fit remettre à Eugène une lettre[1] où, par la proposition d'un armistice particulier, il ouvrait la porte aux négociations. Eugène répondit très nettement en affirmant son dévouement à l'Empereur. Il ne se contenta pas d'en faire part à celui-ci. La princesse Auguste, malgré les dégoûts qu'elle avait subis à son dernier voyage en France, tint à s'associer expressément à la protestation de fidélité de son mari. Eugène la renouvela le 27 octobre, se plaignant du mauvais esprit qui régnait en Italie et de voir son nom mêlé à des projets, à des combinaisons, à des espérances également absurdes... Où pourra-t-il épancher son indignation si ce n'est dans le cœur paternel ?

Au dire du commissaire général de police à Lyon, chargé de recueillir des renseignements près des voyageurs à l'infini qui quittent Milan, il existe en effet bien peu d'union entre les membres de la Famille impériale qui habitent l'Italie. Plusieurs de ces membres éprouvent ou témoignent des doutes sur la sincérité du dévouement du vice-roi à l'Empereur. A la fin du mois d'octobre, les ministres du royaume ont tous reçu une lettre, timbrée de Florence, dans laquelle ou les invitait à presser le prince vice-roi de se saisir de la couronne et on ajoutait que tous les bons Italiens se joindraient à eux. Cette lettre était, disait-on, un piège de ses ennemis et, dans des conjectures téméraires, on allait jusqu'à désigner la personne du rang le plus auguste comme lui ayant elle-même tendu ce piège.

C'est à ces bruits sans doute qu'Eugène avait fait allusion. Cette intrigue ne pouvait qu'ajouter aux difficultés chaque jour croissantes de sa position. Après les demandes qu'il avait faites, les ordres qu'il avait transmis et les réponses qu'il avait reçues, il ne pouvait compter sur un appui quelconque de la part de Murat ; il devait être convaincu, et il l'était en effet, que l'armée napolitaine, encore neutre, allait devenir ennemie. Il n'ignorait pas que, dans l'armée italienne, le roi de Naples s'était procuré des amis tout prêts à devenir des complices ; que, dans le royaume, l'aristocratie tout autrichienne, le clergé tout papalin, pouvaient quelque jour émouvoir des séditions qu'il n'avait aucun moyen de réprimer ; que les Anglais, par une propagande active en faveur de l'Italie indépendante, avaient jeté des semences de discorde qui, si elles pouvaient profiter à Murat, devaient paralyser ses efforts à lui, lieutenant de l'Empereur-Roi.

A Paris, il n'était rien moins qu'appuyé. Le duo de Feltre, qui semblait avoir gardé une confiance entière à ses amis Murat, s'étonnait à chaque lettre qu'Eugène ne demandât pas des troupes à la reine Caroline. Elle avait offert 10.000 hommes à Miollis ; que le vice-roi ne les lui réclamait-il ? Elle se fût empressée de les donner. A l'Empereur, Feltre écrivait pour dénoncer Eugène : Grenier. disait-il, se plaignait de lui ; la grande-duchesse Elisa s'adressait vainement à lui pour connaître les décisions de l'Empereur ; quant à lui, ministre de la Guerre, il ignorait si le vice-roi avait reçu des instructions générales pour la conduite des opérations ou s'il avait carte blanche. Il n'a pas besoin de mon avis, écrivait-il, puisqu'il ne me le demande pas.

C'était le moment (6 novembre) où par les combats, les désertions, les garnisons laissées dans les places, l'Armée d'Italie, réunie sur la rive droite de l'Adige, était réduite à 32.000 hommes avec quatre-vingts bouches à feu. Avec ces forces singulièrement restreintes, le vice-roi allait avoir à affronter 60.000 Autrichiens et éventuellement 35.000 Napolitains.

Tels étaient les renseignements que Murat avait pu recueillir lors de son passage à Milan : ils n'étaient certes point de nature à le détourner de ses projets.

***

Si rapidement qu'il eût traversé Florence, il avait pu constater le désarroi où était la grande-duchesse. Depuis le mois d'avril, elle était presque sans instructions de la part de l'Empereur ; réduite aux nouvelles des journaux et préoccupée à bon droit de l'état des esprits en Toscane, elle s'adressait à tous ses correspondants habituels pour avoir des renseignements : Lavallette pouvait en donner ; elle lui écrivait en confiance. A Savary, avec qui elle avait bien moins de liaison, elle écrivait : Je ne puis écarter toutes les idées d'inquiétude d'une guerre où Sa Majesté fait tant de si glorieux efforts. Ayez la bonté de me donner particulièrement de ses nouvelles aussi souvent que vous le pourrez.

En juin, elle a chanté des Te Deum à propos de Lutzen. Elle a donné en ce qui la concerne, à cette grande et heureuse cérémonie tout l'éclat et la solennité possibles. — La Toscane, a-t-elle écrit, a accueilli ces glorieuses nouvelles avec enthousiasme : l'on y est toujours dans la plus parfaite tranquillité et, comme elle se fonde sur une confiance entière en l'Empereur, il n'y a pas de crainte qu'elle puisse être troublée. Voilà dans son adulation, la phrase la plus terrible : Si la confiance disparaît, du même coup la tranquillité, et Élise ne répond plus de la Toscane.

En juillet, elle est allée prendre les bains de mer à Livourne, et, à son retour, elle a été surprise par une maladie qu'on a dit être le choléra-morbus ; non sans peine, elle en a triomphé ; mais elle est convaincue qu'elle peut tout surmonter, aussi bien le choléra que la révolte ; car, si bon qu'il fût en juin à son dire — l'esprit public est fort mauvais en juillet. J'ai pris, écrit-elle, toutes les mesures convenables pour prévenir les menées de la malveillance. L'Empereur, qui paraît avoir peu d'illusions, suggère pourtant de nouvelles précautions. L'opposition que rencontre à Florence le curé nommé par l'archevêque français, lui paraît de mauvais augure, et de Mayence, le 27 juillet, il enjoint à la grande-duchesse de prendre les mesures les plus vigoureuses pour contenir dès le premier moment cette résistance religieuse. Envoyez à l'île d'Elbe, écrit-il, tous les individus qui se seraient rendus coupables. D'elle-même, Elisa fait incarcérer deux députés de Livourne qui ont tenu des propos outrageants pour l'Empereur ; mais elle croit devoir s'en excuser : Votre Majesté, écrit-elle, me connaît assez pour être assurée que les mesures violentes ne sont pas dans mon caractère. Je ne me suis jamais départie du système de douceur qui convient aux Toscans. J'en ai fait surtout usage dans les circonstances difficiles.

Malgré le manque de troupes, l'entrée en lice des Autrichiens, même la défection de la Bavière, la tranquillité s'est maintenue mal que bien. Dès le mois d'octobre, Élisa a multiplié ses lettres à Clarke, implorant qu'on prit des mesures pour préserver la Toscane d'une invasion, cela, il faut dire sans grand résultat ; mais que faire ? on va au plus pressé.

 

Le passage du roi de Naples a été un éclair qui l'a réellement abasourdie. Si, le jour même, elle a fait bonne contenance, répétant, au dîner et le soir, des anecdotes sur le départ et le voyage du roi, les périls qu'il avait courus, les secours qu'il allait amener avant un mois, les 10.000 hommes qu'il établirait dans un camp à Bologne, les 30.000 qu'il conduirait sur le bas Pô, les miracles que feraient ses troupes sous ses ordres et comment les Napolitains sauveraient l'Italie pour leur roi ; si, le soir, elle a joué aux échecs, a peu parlé et a montré une grande gaité, elle n'en désire pas moins se soustraire à l'obligation de jouer cette comédie ; et, le 4 au matin, elle part pour Pise, avec le prince et une partie de sa cour. Elle ne compte revenir à Florence que pour le jour de l'an. Ce voyage ne fait aucune sensation parce qu'il a lieu tous les ans pendant les mois de novembre et de décembre.

Une fois à Pise, elle écrit à l'Empereur ; son optimisme est tombé. Elle avoue que les affaires d'Italie vont mal, que l'inquiétude est générale ; l'armée est retirée sur l'Adige ; des mouvements insurrectionnels se sont produits dans quelques départements du royaume. Le Rubicon a déjà envoyé sur nos frontières plusieurs bandes de brigands qui pillent et volent. Elle demande des instructions pour le cas où elle devrait quitter momentanément la Toscane. Car les régiments croates, presque l'unique force qui s'y trouve, ne sont rien moins que sûrs et les officiers ne demandent qu'à passer aux Autrichiens. Il est vrai qu'à son passage le roi de Naples lui a dit qu'il viendrait avec des Napolitains défendre l'Italie méridionale sur le Pô, mais, quoique décidée à lutter elle-même jusqu'à la dernière extrémité, elle se préoccupe de sa ligne de retraite. Devra-t-elle diriger des troupes sur Alexandrie, sur Gènes ou sur Rome ?

Cela est écrit le 10 : le 12, elle annonce que les femmes et les Français quittent la Toscane. J'ai fait, dit-elle, toutes les dispositions qui peuvent mettre Florence à l'abri d'un coup de main. Le prince de Lucques s'y maintiendra de sa personne tant que des forces supérieures ne l'obligeront pas à l'évacuer ; alors, il se retirerait à Livourne ; pour moi, je suis bien décidée à ne quitter le grand-duché que dans le cas où l'ennemi occuperait Florence et à me retirer par Piombino à l'île d'Elbe où j'attendrais avec sécurité le terme de ces succès éphémères.

Il n'empêche qu'elle aimerait bien être rassurée ; elle n'a de nouvelles, ni de Paris, ni de Naples. J'imagine, écrit-elle le 13 à Borghèse, que le roi et ma sœur m'avaient écrit par un courrier à moi que j'avais envoyé à ma sœur et qu'on me dit avoir été assassiné à son retour. J'aurais peut-être appris par là si le roi mettra à exécution le projet dont il avait parlé, de venir avec 40.000 hommes établir son quartier général à Bologne.

On ne doit rien craindre en Italie, écrit l'Empereur le 18, et il n'abandonnera pas le pays. Le prince d'Essling se rend de Toulon à Gênes, avec 3.000 hommes. Répandez, écrit-il à Elisa, que le maréchal arrive avec une armée de 20.000 hommes et qu'une armée de 10.000 hommes se réunit à Alexandrie et à Turin. Pour les Croates, rien de plus simple que de les envoyer en Corse, d'où les navires qui les auront transportés rapporteront leurs fusils. Il y a bon parti à tirer des 3e et 4e bataillons du 112e. A la vérité, ils n'existent pas encore : Les cadres viennent de la Grande Armée en Toscane, mais je crois, dit l'Empereur, qu'il en arrivera peu de chose. Vous les compléterez avec les conscrits qui sont dirigés sur la Toscane pour ce régiment et qui doivent avoir passé à Turin.

Voilà les éléments de résistance : ils suffisent à son compte. Défense de bouger. Dans tous les cas, écrit-il, quand même l'ennemi arriverait sur le Mincio, vous ne devez pas quitter la Toscane ; l'ennemi ne pourra pas faire de détachements considérables quand il sera tenu en respect par le vice-roi et tant qu'il n'aura pas gagné une grande bataille.

Ses instructions sont impératives et il les renouvelle en ces termes : Quand bien même le vice-roi quitterait le Mincio et l'Adda, la grande-duchesse doit rester à Florence. L'ennemi ne peut y envoyer qu'un détachement de son armée. D'ailleurs, si la grande-duchesse était forcée, elle se replierait sur Naples.

Que faire donc ? Rester à Pise, où la saison ne la favorise guère, où les brouillards, la pluie et les vents ne lui laissent pas apprécier la douceur du climat et jouir de la belle promenade du Lung'Arno. Elle y est assez au calme pourtant, ne recevant, eu dehors des lettres d'affaires des ministres, que les nouvelles du Moniteur. Mais, à ce moment même, lorsqu'elle est armée seulement de la fidélité de ses Croates, du bruit de l'arrivée de 20.000 hommes et des cadres futurs des deux bataillons du 112e ; lorsque, au désir de l'Empereur, elle devrait, avec de telles forces, envoyer de fortes colonnes dans le département du Rubicon et le pacifier, le général autrichien Nugent débarque, le 15, vers les embouchures du Pô, avec 3.000 hommes, Autrichiens, Anglais, Calabrais, s'empare des deux forts de Goro et de Velano, marche sur Ferrare, y entre le 20 sans coup férir et pousse ses avant-postes jusqu'à Malalbergo. Elisa, sur la première nouvelle, a quitté Pise et s'est rendue à Florence, qu'elle a trouvé, écrit-elle le 23, dans le plus grand calme. L'estafette a passé librement ; la route de Modène à Bologne n'a pas été interceptée, et l'on ajoute, prématurément il est vrai, que, devant les trois bataillons qu'Eugène a détachés sous les ordres du major Merdier pour reprendre Ferrare, les Autrichiens se sont rembarqués.

Élisa croit donc avoir assez fait en tenant des discours rassurants aux principaux fonctionnaires, et en ordonnant de hâter l'organisation de la garde nationale à Florence en la composant uniquement de Toscans, les officiers surtout ; elle repart dans l'après-midi du 23 pour Pise, laissant derrière elle, jusqu'à la fin de la crise, le prince Félix.

 

Ainsi Élisa manque-t-elle au passage un vieil ami qui arrive à Florence le 24 après minuit. Est-elle instruite qu'il va venir et, par ce départ précipité, a-t-elle voulu éviter jusqu'à l'apparence d'une entente, ou faut-il y voir seulement une coïncidence ? N'est-il pas surprenant pourtant, étant donnée la liaison établie entre Fouché et Élisa, que celle-ci n'ait pas été avisée de la venue de celui-là et que Fouché ne trouve, pour le recevoir et l'entretenir, la nuit presque entière, que le préfet de l'Arno, le baron Fauchet, déjà fort suspect, et Lambert, secrétaire des commandements de la grande-duchesse, son affidé le plus intime ?

Le 10 mai, en grand mystère, l'Empereur a appelé Fouché à Dresde ; il lui a destiné le gouvernement de la Prusse qu'il croit reconquise ; puis, cet espoir échappant, il l'a, semble-t-il, employé en éclaireur aux négociations avec Metternich. Au moins, Fouché s'en est vanté, et, les choses ayant échoué, s'est plaint comme de juste d'avoir été desservi par Maret. Dans son ardeur à s'entremettre, il s'est mêlé d'écrire à Murat, qui n'avait pas besoin de ses avis pour venir à Dresde, et à Bernadotte près duquel il a totalement échoué.

Vers le 17 juillet, après la crise finale de la folie de Junot, l'Empereur s'est trouvé avoir à pourvoir au gouvernement général des Provinces Illyriennes. Ne voulant pas que Fouché retournât à Paris où il pourrait nouer des intrigues, il l'a envoyé à Laybach comme à un poste d'observation d'importance majeure. En route, Fouché s'est arrêté à Prague où il a tenté de reprendre quelque entretien avec Metternich, au sujet d'une paix possible, non plus avec Napoléon, mais avec la Régente et Napoléon II.

L'Empereur, pour qui les liens de famille restent les seuls résistants et durables, ne saurait admettre que l'empereur François puisse abandonner sa fille et son petit-fils et l'on ne voit pas pourquoi, ayant laissé Talleyrand dans le Conseil de régence, il hésiterait par la suite à y introduire Fouché[2].

A Gratz où il a passé ensuite, Fouché a vu Louis, l'a mis au courant de la prochaine défection de l'Autriche et l'a acheminé vers les pays demeurés neutres, sinon vers la France. Chemin faisant, il a observé la mobilisation de l'armée, l'état des finances et n'a pas manqué de proposer à l'Empereur, pour atteindre le crédit de l'Autriche, les moyens de police qui lui sont familiers, tels que la fabrication, l'expédition et l'émission de faux billets de banque, — procédé d'ailleurs que les Anglais ont été les premiers à mettre en pratique.

En même temps qu'à l'Empereur, Fouché, selon les ordres qu'il a reçus, transmet à Eugène les renseignements militaires qu'il a pu se procurer.

Arrivé à Laybach le 29 juillet, il y a trouvé un dénuement absolu, de continuels affronts de la part des Anglais, un espionnage et des correspondances admirablement organisés par les Autrichiens, un déplorable esprit public. Il a réformé la police, fondé un journal, arrêté quelques suspects, et, d'accord avec le général d'Authouard qu'Eugène a envoyé pour commander les troupes, il a proclamé l'état de siège à Cattaro et à Raguse. Votre Majesté connaît mon activité, écrit-il à l'Empereur ; elle peut être bien convaincue que je ne néglige aucun des moyens qui sont en ma puissance. A la vérité, le sénateur, ministre d'état, gouverneur général ne fait guère que de la police ; encore peu de temps : un mois à peine. Après avoir, le 23 août, écrit d'un général à l'Empereur : il sait braver un coup de canon et il fuit devant des fantômes : c'est une disposition funeste que cette faiblesse d'esprit qui porte à accueillir tous les bruits, lui-même, le 21, évacue Laybach et prend la résolution de se rendre à Trieste pour y calmer l'inquiétude et pour y empêcher la confusion. Cela est un noble prétexte et le ci-devant oratorien ne s'effraie point aisément des spectres.

Au moins le départ de Son Excellence ne pouvait être effectué dans un moment plus favorable et Son Excellence en donne elle-même cette justification sans réplique : Je me porte là où il n'y a point de forces, afin de faire croire à l'ennemi qu'il en existe une ; mais l'ennemi ne s'y laisse pas prendre, et, Trieste étant menacé, le duc d'Otrante s'empresse de quitter la ville, car, dit-il, il ne serait pas utile que je tombasse dans leurs mains ; cet événement ne saurait que servir de trophée à l'ennemi. Le 28 septembre, il est à Goritz et, peu à peu, précédant les troupes en retraite, il s'achemine vers l'Italie ; le 3 octobre, il est à Udine, le 9 à Venise. De Venise, il vient à Bologne d'après l'invitation du prince vice-roi. Il y apprend, à son arrivée, le passage du roi de Naples et des nouvelles de l'armée. Le 6 novembre, il écrit à l'Empereur pour l'assurer de son entier dévouement et flétrir les infâmes Alliés ; mais, en même temps, reste-t-il oisif ? S'il est vrai que, le 13, il y reçoive La Vauguyon, allant à Rome, qu'il le réunisse à dîner au général Pino qu'il a connu à Laybach et qui, renvoyé de l'armée, est en hostilité déclarée avec Eugène, n'y a-t-il pas lieu de penser que ce grand artisan d'intrigues en a conçu une nouvelle ; au moins qu'il cherche à se raccrocher et à s'entremettre dans celle dont il a saisi quelques fils ?

Nul homme aussi habile à se parer des plumes d'autrui à l'en croire, lui seul a tout imaginé, tout prévu, tout conduit ; si les choses tournent bien, c'est par lui ; mal, c'est qu'on ne l'a pas suivi. A les regarder de près, ses moyens sont pauvres et l'invention y manque. Dans la police, il a réussi assez, grâce à des auxiliaires excellents ; dans la politique, il a échoué, chaque fois qu'il a voulu prendre des rôles de diplomate, parce qu'il les a joués en policier. Il n'a ni vues générales, ni idées d'ensemble, ni connaissances économiques, ni relations personnelles. Il ne sait pas plus les hommes que les choses. Il voit court parce que son regard est constamment arrêté par le mur de sa fortune ; il ne donne même pas le change sur ses mobiles ; il subordonne tout à lui-même et cela se voit. Garder sa tête, sauver son argent, conserver ses titres et ses places, c'est tout. L'Empire s'écroule, la France peut lui être fermée, par l'Empereur s'il reste, par les Bourbons s'ils rentrent — il a été des premiers à dénoncer les menées royalistes — et, pour lors, l'Italie peut lui devenir un refuge, non pas une Italie napoléonienne, mais une Italie unifiée sous le sceptre de Murat, son ancien complice, agréée et reconnue par les coalisés. Il a là deux bons amis, Elisa et Murat, un ennemi, Eugène. Avec lui, il y a toute l'affaire du divorce qu'un fils n'oublie pas. De plus, Eugène parait fidèle à l'Empereur et engagé avec lui. Rien donc à faire de ce côté. Avec Murat au contraire, nul risque à reprendre d'anciennes conversations et, si Elisa veut s'y mêler, elle peut être utile et sera la bienvenue.

Fouché est certain de s'entendre à mi-mot avec Murat ; il correspond avec lui et échange des nouvelles. Ce commerce, dont on connaît à peine quelques traces, est suivi de longue date, car, dans les lettres, point de préliminaires, l'on va aux faits. Le 11 novembre, Murat écrit que son retour à Naples a paralysé le mauvais effet causé dans la Basse-Italie par le dernier Bulletin de l'Empereur ; qu'il met ses troupes en mouvement pour la couvrir et faire diversion aux succès des armées autrichiennes qui suivent le vice-roi. Les nouvelles qui arrivent de France, ajoute-t-il, sont bien sinistres et les esprits sont à Rome dans une grande agitation. Je désire bien vous trouver encore à Bologne et cependant je voudrais vous savoir auprès de l'Empereur. C'est bien maintenant qu'il a besoin des conseils de ses amis ; c'est bien aujourd'hui qu'il doit éloigner tous les flatteurs.

Ce sont là des phrases convenues ; en parlant de leur dévouement à l'Empereur, Murat, comme Fouché, savent ce qu'ils disent. L'accord est si bien établi entre eux que, le 22, Murat expédiant à Bologne le général Colletta, avec mission de s'entendre avec le général Pino et les autres généraux italiens qui pourraient se trouver dans la ville, lui recommande d'abord de faire visite à Fouché qu'il y croit encore.

Mais l'Empereur en a autrement décidé. Sans doute estime-t-il, malgré toutes les raisons qu'il aurait de se défier de Fouché, que celui-ci, ne pouvant trouver que lui pour le protéger n'ayant de recours pour sa fortune qu'à celle de l'Empire, perdu par son vote régicide et ses tueries proconsulaires si les Bourbons reviennent, est enchaîné à la fidélité ; vu les complicités d'autrefois avec Murat, il peut être un intermédiaire utile, au moins un observateur impartial et, par lui, l'on saura à quoi s'en tenir.

D'ailleurs, Napoléon n'a personne en Italie dont il puisse disposer qui puisse avoir sur Murat l'ombre d'une influence. L'idée qu'il eut, à Mayence, d'envoyer Belliard, continue à l'obséder, mais Belliard n'est point guéri de sa blessure de Leipzig ; c'est pourquoi, ne voyant que Fouché, lequel est sur place, il lui a écrit le 15 novembre, qu'il désire que, dans les circonstances actuelles, il se rende en toute diligence à Naples pour faire sentir au roi l'importance qu'il marche avec 25.000 hommes sur le Pô. Vous le ferez aussi connaître à la reine, dit-il, et vous ferez tout votre possible pour que, dans le pays, on ne se laisse pas fourvoyer par les promesses fallacieuses de l'Autriche et par le langage mielleux de Metternich. Le mouvement de l'armée napolitaine sur le Pô est de la plus grande urgence. Il est très fâcheux qu'une partie de cette armée n'y soit pas venue dis le début de la campagne, elle aurait pu aider à donner une autre tournure aux affaires. On arme et on marche de tous côtés en France. La circonstance est majeure. Vous prendrez le parti, soit de revenir avec l'armée napolitaine si le roi est fidèle à l'honneur et à la patrie, soit de vous en revenir en toute diligence à Turin où vous trouverez de nouveaux ordres. Passez par Florence et Rome et donnez à tous ces gens-là les ordres que peuvent exiger les circonstances.

Fouché, qui a quitté Bologne le 20, rencontre à Parme, le 21, le courrier de l'Empereur : Il écrit aussitôt à Murat pour le presser d'arriver à Bologne, renouvelant, moins à l'adresse de Naples qu'à celle de Paris où il envoie copie de sa lettre, les expressions de son inaltérable dévouement. De Parme, il vient à Florence où il ne trouve point Elisa, arrive à Rome le 27 à huit heures du soir et repart à onze pour Naples avec toute sa famille, après avoir soupé clans un hôtel de la place d'Espagne[3]. A Norvins venu lui présenter ses hommages, il dit seulement qu'il allait voir le roi et reviendrait avec lui à Rome le 5 ou le 6, que l'Empereur allait venir à l'Armée d'Italie pour en prendre le commandement avec celle de Naples.

Le 30 novembre, il est à Naples.

***

Depuis vingt-cinq jours qu'il est rentré dans sa capitale, Murat a fait de la besogne. Dès le lendemain de son arrivée, le à il a tenu, en son conseil d'État, un discours qui ne laisse aucun doute sur ses intentions. Il a parlé de la situation de l'Europe, des disgrâces de l'armée française, de la chute assurée et prochaine du Tarif continental, de la satisfaction qu'il éprouvait, après tant de hasards, à se retrouver parmi ses sujets, du besoin de ranimer le commerce du royaume et d'établir sur des bases solides sa prospérité intérieure. C'est la dénonciation de l'alliance française ; à soi seul l'adhésion à la Coalition : rompre le Blocus continental, c'est briser le système impérial.

Murat, qui fait un tel pas, croit-il que l'Empereur l'ignorera — et aussi cet ordre du jour qu'il adresse à ses soldats : L'Armée napolitaine ne se verra plus exposée à l'avenir à aller combattre dans ces climats rigoureux pour lesquels elle n'est pas faite et ce n'est plus qu'en Italie qu'elle pourra être appelée pour la défense et l'indépendance de la patrie ?

Cela est à deux fins, il est vrai : Ne pourrait-il point justifier à Paris, par son zèle pour l'Italie, ses attaques contre la politique française ? D'ailleurs, il pense sans doute qu'on n'en saura rien, tandis qu'on y lira dans le Moniteur napolitain : Le roi a profité de la retraite de l'armée pour aller, avec la permission de l'Empereur, embrasser sa femme et ses enfants et retournera à l'armée dès qu'on y aura besoin de ses services. Et, non content de cette déclaration officielle, il a écrit à Belliard : A propos de guerre, la ferons-nous encore ? L'Empereur daignera-t-il m'appeler et aurai-je encore le général Belliard ? J'en conserve l'espoir et je ne désire aujourd'hui que l'occasion nouvelle de donner à l'Empereur des preuves irrécusables de mon dévouement.

Voilà pour la France ; voici pour l'Autriche : Dès le 5, Gallo, après avoir raconté à Mier comment, de la cour de Vienne — ou plutôt du quartier général, — le roi attend une réponse que doit apporter Pescara, lui exprime le désir qu'il reste à Naples, au moins jusqu'à l'arrivée de cette réponse qui doit décider des arrangements à prendre entre les deux cours. — Le roi, lui déclare-t-il, veut mettre à exécution les intentions qu'il avait depuis longtemps communiquées à l'Autriche et que de malheureux incidents ont empêché d'exécuter. Il veut faire cause commune avec les Alliés. Il ne s'agit maintenant que de s'entendre sur la manière et sur les avantages que le roi peut en retirer.

La surenchère seule est en cause ; la défection est acquise. Le 6, lorsque Gallo s'ouvre à Mier sur les compensations que le roi désire, Mier répond nettement que le roi a demandé, par le prince Cariati, qu'il conservât le royaume de Naples ; il a dit qu'il renoncerait à la Sicile et ne visait aucune acquisition ; qu'il souhaitait de l'Autriche une garantie qui assurât son existence future et qu'il était prêt, par contre, à soutenir la marche des Alliés, s'il le fallait, de toutes ses forces militaires : ce sont là les termes qu'il a employés et qui font foi. Jusqu'ici il n'a rien fait pour les Alliés que les combattre de sa personne. A présent que les Français sont en retraite sur tous les points, de quelle utilité sera le roi ? Cela ne laisse pas d'être logique et Gallo s'en trouve si embarrassé qu'il rompt l'entretien.

Il le reprend le 7, à la promenade où, comme par hasard, il rencontre Mier : d'abord il lui demande d'attendre l'arrivée de Pescara, puis, familièrement et sans avoir l'air d'y attacher plus d'importance qu'il ne faut, il raconte qu'il lui est venu, le matin même, en causant avec le roi, une idée qui, si elle pouvait s'exécuter, unirait pour jamais les intérêts de Naples et de l'Autriche. C'est un double mariage entre le prince Achille et une archiduchesse, la princesse Lætitia et un archiduc. Gallo a bien soin d'ajouter que cette idée — si intelligemment pressentie par Durand dès le 11 septembre. — lui est personnelle, que Mier n'en doit faire en ce moment aucun usage, seulement sonder le terrain quand il sera rendu près du comte Metternich ; puis, Mier ayant objecté qu'un tel projet est bien prématuré, Achille ayant douze ans et Lætitia onze, Gallo s'empresse de battre en retraite, ayant seulement jeté l'idée qui, comme on a vu, vient d'abord de la reine. Le 7 au soir, il y a cercle à la cour et grande affluence ; le roi qui, depuis sou retour, cherche toute occasion de se rendre populaire, parcourt toutes les salles en adressant des paroles pleines de bonté à plusieurs personnes et, ensuite, il se rend au théâtre Saint-Charles avec son auguste famille pour y recevoir les applaudissements des spectateurs.

Le 8, le roi qui, pour attendre Pescara, a remis de jour en joie de rencontrer Mier, se décide à le recevoir secrètement, à onze heures du soir, dans la maison du grand maréchal. Il débute par raconter ses négociations avec l'Autriche, les allées et les venues de ses agents au quartier général. J'ai quitté l'armée française, dit-il, conformément au désir de l'Autriche et de l'Angleterre ; je suis décidé à ne pas fournir les troupes qu'on me demande ; mon parti est pris ; je veux m'unir aux Alliés, défendre leur cause, contribuer à chasser les Français de l'Italie et j'espère qu'on me fera participer aux avantages qui devront en résulter. Je promets de renoncer franchement à mes relations avec la France ; je veux me lier avec l'Autriche, et agir entièrement dans ses vues, pourvu qu'elle me soutienne en toute occasion et me procure des avantages indispensables, si elle veut que je ne lui sois pas à charge et puisse au contraire lui être utile. Et il expose ses prétentions : S'il renonce à la Sicile, il est juste qu'on lui donne quelque chose à sa convenance. Que l'Autriche porte sa frontière sur l'Adige, le Pô ou le Mincio, qu'elle place en Italie des princes intermédiaires, il n'y contredit pas ; mais, si l'Autriche tient beaucoup à rétablir le Pape, est-il indispensable que le Pape ait sa résidence à Rome ? Ne pourrait-on le transférer dans une autre ville de l'Italie ou de l'Allemagne ? Et, sur les objections de Mier, il réplique : Si l'on veut absolument replacer le Pape sur son ancien siège, est-il nécessaire qu'il possède la même étendue de pays ? La ville de Rome, avec un joli arrondissement, un bon et sûr revenu et beaucoup d'encens, devrait suffire au Saint-Père.

Il sent que, pour faire passer une telle demande, il doit donner des gages. Demain, dit-il, paraitra le décret qui annule toutes les ordonnances qui ont rapport au Blocus continental. J'ouvre mes ports à tous

les vaisseaux neutres ou amis... Cette mesure antifrançaise doit nécessairement me brouiller avec l'Empereur Napoléon, mais mon parti est pris ; je veux suivre la marche des puissances alliées et me joindre à leur système.

Il arrive enfin à exposer le plan qu'il a conçu depuis six mois pour trahir la France et en même temps conquérir l'Italie ; il sent fort bien qu'il doit le faire agréer par l'Autriche, de façon qu'elle ne prenne pas de soupçons sur ses desseins ultérieurs et qu'elle lui laisse les mains libres. J'ai déjà, dit-il à Mier, donné des ordres pour mobiliser 30.000 hommes de mes troupes. Elles pourront être sur le territoire français avant la fin du mois. Elles y entreront sous le prétexte de garantir les frontières de mon royaume et y maintenir la tranquillité, mais, au fond, c'est pour être plus à portée d'agir de concert avec l'armée autrichienne quand nous nous serons entendus sur les conditions de cette opération. Pour cela, il compte sur Mier qui sera revenu du quartier général et sur l'arrangement qui sera conclu. Alors, dit-il, les deux armées agiront d'un commun accord pour chasser les Français de l'Italie ; et, comme, après qu'il est revenu sur les avantages qu'on doit lui faire et les agrandissements territoriaux qu'il réclame, Mier lui demande s'il entre sur le territoire français comme ami ou comme ennemi : J'entrerai, répond-il, sur territoire français comme ami, et je ferai semblant de l'être aussi longtemps que la chose ira ; mais vous concevez qu'il est impossible que la chose dure longtemps. Je tâcherai d'avancer ce moment pour avoir les mains libres. J'avancerai avec mes troupes vers le Pô où j'espère rencontrer votre armée et faire ma jonction avec elle ; et il ajoute, après beaucoup dé compliments à lier : Sûr du côté de la mer, je peux joindre l'armée autrichienne avec 50.000 hommes de mes troupes. J'ai beaucoup de partisans en Italie et ma présence ne pourra qu'y faire du bien à la cause des Alliés. Enfin, lorsque Mier prend congé, Murat lui demande de voir la reine avant son départ : Parlez-lui franchement, lui dit-il, faites-lui bien comprendre la situation des affaires. Elle a de la confiance en vous. Vos discours ne pourront que raffermir ses bonnes dispositions. Murat était-il donc un ironiste ?

Deux jours après, Gallo, pour lever tous les doutes que Mier pourrait conserver et surtout pour l'engager à reconnaître les prétentions du roi, lui propose de conclure une convention dans le sens des ouvertures dont le roi l'a chargé pour son gouvernement. Cette fois, la malice est trop grosse et Mier ne se laisse pas prendre, mais la proposition subsiste.

Le 9, un parlementaire anglais a été admis dans le port : Bentinck, qui est allé se faire battre en Espagne, au col d'Ordal, par le duc d'Albuféra et dont la descente a misérablement échoué, est revenu en Sicile. Le 10, Murat lui expédie Schinina pour négocier un armistice et des arrangements préliminaires pour le commerce des deux pays ; le 11, il rend son décret rompant le Blocus continental. Toutefois, il ne prononce pas le mot : La situation du commerce, explique-t-il dans le préambule, exige que l'exportation du superflu soit favorisée et que l'agriculture et l'industrie soient encouragées ; il veut pas seulement prévenir que toutes les productions étrangères dont, le pays a besoin ne manquent pas, mais aussi mettre des termes aux introductions secrètes, et c'est pourquoi il ouvre ses ports aux navires de toutes les nations.

 

Ces considérants, d'ailleurs aussi pauvres d'idée que de style, ont pour objet de tromper Napoléon sur la portée de la mesure qu'il prend. Murat a besoin de le tenir au moins dans l'incertitude jusqu'à ce qu'il ait mis la main sur les places occupées par les Français et qu'il se soit avancé le plus loin possible tant que la chose ira — sur le territoire de l'Empire et du royaume d'Italie.

Avec Durand, il semble avoir renoncé à des précautions désormais oiseuses. Il ne l'a point vu depuis son retour ; il ne l'a pas même fait inviter au grand bal qu'il a donné le 9. A quoi bon le ménager ? Durand y voit clair ; s'il n'apprend rien de positif, il suit avec une extrême sagacité la marche des événements ; il devine ce qu'on lui cache, mais il n'en saurait fournir des preuves. C'est de l'Empereur que viendront les ordres et l'Empereur est loin. Tant que Durand et Norvins en seront réduits aux inductions, aux allégations, aux rapports policiers, l'Empereur, qui ne saurait se faire à l'idée que Murat, et surtout Caroline, puissent le trahir, qui espère tout de l'intervention de Murat, qui attend avec une impatience fébrile le renfort que 30.000 Napolitains doivent apporter à l'Armée d'Italie, ne commandera pas qu'on se mette en défense contre eux ; il leur laissera prendre ses arsenaux, ses magasins, ses forteresses ; peut-être même rangera-t-il ses soldats sous les ordres du roi de Naples. C'est donc l'Empereur que Murat doit tromper ; c'est de l'Empereur que Murat doit le plus longtemps prolonger l'erreur ; c'est de l'Empereur aussi qu'il doit obtenir les moyens de s'emparer sans coup férir de l'Italie, pour en traiter ensuite avec l'Autriche et les Alliés sur la base de l'uti possidetis.

Et c'est pourquoi le 12, il adresse à l'Empereur deux lettres[4]. La première a pour objet de prévenir reflet que ne saurait manquer de produire le décret du 11 : Sire, écrit-il, j'apprends que Votre Majesté est heureusement arrivée à Mayence et je m'en réjouis de tout mon cœur ; Dieu veuille que l'ennemi soit raisonnable et écoute vos propositions et que la paix nous soit donnée. Votre Majesté trouvera ci-joint un décret sur le commerce avec les neutres ; et, quand bien même je n'aurais pas eu votre consentement avant mon départ de l'armée, la nécessité, le besoin de mes finances, le vœu de mes sujets exprimé avec trop d'énergie, m'auraient forcé à cette mesure. Vous remarquerez qu'il ne s'agit que de denrées coloniales et que les marchandises anglaises continuent à être prohibées. Sire, l'Italie est en ce moment un véritable volcan ; Dieu veuille en arrêter l'explosion. Elle serait terrible. Je me trouve et vais me trouver bien embarrassé. Envoyez-moi bien vite vos instructions. Je serai toute ma vie votre meilleur ami.

Pourquoi cette lettre en préface de l'autre ? Pourquoi cette division en deux parties ? Peu importe. Voici la seconde lettre qui prend toute sa valeur si on la rapproche du rapport de Mier sur la conversation qu'il a eue avec le roi le 8. Alors, Murat exposait à l'usage de l'Autriche son projet d'invasion en Italie ; à présent, c'est le même projet à l'usage de Napoléon :

Sire, écrit-il, j'arrivai ici dans la nuit du 2 au 3 et j'ai voulu bien connaître l'état des choses avant d'écrire à Votre Majesté. Elle peut donc compter sur la vérité de ce rapport.

J'écrivis à Votre Majesté de Milan, mais, crainte que ma lettre ne soit perdue, je lui en envoie ci-joint une copie, j'en ferai autant à l'avenir de toutes les lettres que je lui écrirai.

Je trouvai l'Italie fort alarmée de la retraite du vice-roi et des progrès effrayants des Autrichiens. Le découragement et la terreur étaient à leur comble, d'autant plus que les événements de Leipzig commençaient à y être connus. Les membres du gouvernement faisaient leurs paquets et tout le monde était persuadé que les Autrichiens allaient bientôt arriver à Milan. Je cherchai à rassurer les esprits et je déclarai à tout le monde que j'allais marcher à la tête de 40.000 hommes. Cette promesse parut rassurer et, depuis, chaque courrier m'apporte ici l'expression du désir qu'on a de me voir arriver promptement à Bologne. Les départements de la Romagne refusent de fournir leur contingent et on nous les dit en armes : on nous annonce en même temps que le vice-roi s'est retiré derrière l'Adige et qu'il a son quartier général à Villafranca ; qui empêche alors que l'ennemi ne jette des partis sur la rive droite du bas Pô et ne vienne appuyer ces premiers mouvements d'insurrection ? L'ennemi ne trouvera les provinces de l'État romain et de la Toscane que trop bien disposées à les imiter et cette première étincelle de révolte peut devenir un incendie général pour toute l'Italie ; si enfin l'ennemi passe le Pô, je puis être sans communication avec la France et avec l'Armée d'Italie, et cependant, dans ce cas, je devrais marcher avec mon armée pour pacifier ces provinces, et je ne me crois pas autorisé à pénétrer sur le territoire impérial ou italien avec mon armée. La malveillance qui s'attache toujours à me poursuivre resterait-elle alors inactive et ne me ferait-on pas un crime d'avoir violé le territoire de Votre Majesté ? [Cependant[5], comme Votre Majesté me dit, en me séparant d'elle, de faire ce que je voudrais, et qu'en restant ici on ne puisse pas m'accuser d'être d'intelligence avec vos ennemis en les laissant agir sans les inquiéter, je vais mettre mon armée en mouvement.]

Je n'ai pas trouvé les provinces de mon royaume animées d'un meilleur esprit et les Anglais y avaient soufflé avec succès des principes et des sentiments contraires au gouvernement. Ses ennemis commençaient à ne plus garder de mesure et ses véritables amis étaient consternés. Des placards, des proclamations révolutionnaires se trouvaient affichés toutes les nuits dans presque toutes les villes de la Calabre ; des nouvelles de ma mort ou de mes blessures s'y succédaient rapidement et le silence de vos journaux sur mon existence, qui semblait accréditer ces bruits, n'a pas peu contribué à ce changement si extraordinaire dans l'opinion publique. On ne parle partout que des défaites de la Grande Armée ; partout on exagère ses malheurs. En faut-il davantage pour exalter des têtes méridionales, pour révolter des peuples avides de nouveautés, qui n'aiment pas les Français et qui ne rêvent que réunion de toute l'Italie ?

Je joins à ma dépêche quelques rapports du général Manhès, ainsi que des placards envoyés de Calabre. Il est bien permis de dire, Sire, qu'on n'est pas seulement ici près des volcans, mais bien sur des volcans. Cependant, comme je suis persuadé que je ne puis tarder à recevoir quelque instruction de Votre Majesté sur la conduite que j'aurais à tenir, soit que les Autrichiens passent l'Adige et poursuivent leurs succès sur le haut Pô, soit que l'insurrection interrompe momentanément mes communications avec la France et l'Italie, je vais m'occuper avec la plus grande activité à organiser et à rendre mon armée mobile et à me mettre conséquemment à même d'agir avec succès dans la Haute-Italie. Mais j'ai besoin de bien connaitre vos intentions. Que devrais-je faire si les circonstances dont je viens de vous entretenir se réalisaient ? Quel langage dois-je tenir ? Quels moyens puis-je employer ? Il n'y en a qu'un qui serait tout-puissant, celui de parler aux Italiens de leur indépendance et de la réunion de toute l'Italie. Ce langage ne peut être tenu sans autorisation de Votre Majesté et que lorsque les Autrichiens auraient passé le Pô ou conquis Milan. Une proclamation aux Italiens dans ce sens agirait d'autant plus fortement sur eux que le bruit est public, en Italie, que les Autrichiens veulent rétablir le Pape, diviser l'Italie et y rétablir plusieurs autres princes. Ce projet de l'ennemi est positif. Sire, hâtez-vous de me répondre. Une proclamation de Votre Majesté aux Italiens où elle leur annoncerait la réunion de l'Italie et son indépendance serait un coup de foudre pour l'Autriche. Les Italiens se lèveraient en masse et l'Italie vous devrait encore une fois son existence politique. Mais, je vous le répète, cette proclamation ne peut être faite ni par le vice-roi ni par moi, elle doit émaner directement de vous, et vous devrez charger un homme de votre confiance de ce noble et généreux projet. Sire, croyez-moi, je suis incapable de vous tromper, il n'y a que cette grande détermination de Votre Majesté qui puisse sauver l'Italie déjà conquise à moitié et presque entièrement découragée. [Mais[6] cette détermination ne doit être prise que dans le cas où Votre Majesté se verrait dans le cas de ne pouvoir conserver l'Italie par la paix ou la défendre par les armes.] C'est alors, Sire, que cette couronne de fer que vous avez fait revivre sera conservée. Quel Italien et quel Français en Italie pourraient être sourds à votre appel ? Tous se rangeraient sous le drapeau de celui que vous auriez désigné pour être le conservateur de tout ce que vous avez fait en Italie et de toute la gloire dont vous l'avez couverte. Ce noble procédé, Sire, est digne de la magnanimité de votre âme. Eh ! pourquoi, si vous vous trouviez dans l'impossibilité de conserver ce beau royaume, ne pas prouver aux Italiens d'une manière si solennelle que Votre Majesté a constamment voulu sa gloire et son bonheur. Depuis la défection de la Confédération du Rhin, depuis les Malheurs de Leipzig, les Autrichiens peuvent renforcer leur armée d'Italie autant qu'ils le voudront. Que feront contre elle 30.000 hommes dont je puis disposer ? Je le répète, Sire, ce ne sont plus des armées qu'il faut opposer aux Autrichiens en Italie, c'est une force morale, une force invincible, celle que doit inspirer à tout Italien l'espoir de voir toute l'Italie réunie en une seule nation. Jusqu'à ce moment j'avais parlé à Votre Majesté avec orgueil des sentiments d'amour que mes sujets me portaient. Ces sentiments ont été cruellement altérés par mon absence et par les circonstances et je n'ai plus d'espoir de conserver la couronne que je tiens : des boutés de Votre Majesté que d'après la détermination que je viens de lui indiquer. Cependant, je ne dois pas cacher à Votre Majesté que mon retour a produit sur l'esprit de mes peuples un changement favorable, parce qu'on est généralement persuadé qu'il ne me reste d'autre parti à prendre que celui d'obtenir des puissances belligérantes la paix et ma neutralité. Je dois déclarer à Votre Majesté que ce parti répugne à mon cœur, parce que je veux lui être utile jusqu'au dernier moment, parce que je suis convaincu que si les ennemis pouvaient se déterminer à m'accorder la paix, ce que je ne crois pas, ils me feraient payer cher un jour mon imprudence. Je supplie Votre Majesté de ne voir dans tout ce que je viens de lui écrire que l'expression d'un cœur qui lui sera constamment dévoué, constamment reconnaissant et qui n'a jamais éprouvé de plus vive douleur que quand il a pu penser que vous pouviez douter de ses véritables sentiments.

Tout est donc, dans cette lettre, des projets de Murat, même l'annonce déguisée, atténuée, mais formelle de ses négociations avec l'ennemi : c'est pour prévenir les rapports de Durand. Ainsi, Murat met Napoléon en demeure de lui livrer l'Italie et il réserve ce qu'il en fera ; car, nulle part il ne dit qu'il mettra les forces italiennes à la disposition de la France, nulle part il ne prononce le mot d'alliance. Il veut simplement obtenir de l'Empereur une déclaration qui l'habilite à s'emparer sans lutte de tout ce qui appartient à la France et de tout ce qui ressort à l'Empire. Assuré qu'il se croit de la bienveillante neutralité de l'Autriche avec laquelle il compte son traité fait pour Naples et pour une partie au moins des États romains, il prétend la gagner de vitesse dans la Haute-Italie, occuper la Toscane et, s'il peut, monter jusqu'à Milan. Les Anglais le laisseront tranquille sur ses côtes, puisque Castlereagh n'a pu manquer de donner à Bentinck les mêmes instructions qu'il a envoyées à Aberdeen et que la politique anglaise s'est, en ce qui touche Naples, subordonnée à l'autrichienne. Seulement, il doit désormais aller vite, profiter de la double obscurité qu'il a jetée sur ses intentions, du désir qu'ont également les Autrichiens et les Français de voir arriver ses troupes et, en attendant que l'Empereur ait répondu à cette proposition d'abdiquer la couronne de fer pour la placer lui-même sur la tête de son beau-frère, se garnir les mains et se mettre en possession.

Et c'est pourquoi, le jour même où écrit cette lettre à l'Empereur, il fait aviser Miollis que 30.000 hommes de troupes napolitaines et six mille chevaux, compris les trains d'artillerie, équipages et cavalerie, doivent traverser incessamment les États romains pour se rendre à Bologne. Le 13, Miollis en informe, comme de la meilleure des nouvelles, Borghèse, Élisa, Clarke, Cessac, Rovigo, Eugène et Vignolle. Nul obstacle à craindre. Partout les bras ouverts. Maret vient, par ordre de l'Empereur, d'écrire (le 13) à Durand pour engager le roi à ne pas différer de porter son armée en Italie, conformément aux dispositions qu'il avait annoncées à l'Empereur avant son départ. Comme Murat, c'est Bologne que Maret a désigné pour point de concentration et l'Empereur, pour aplanir toute difficulté sur le commandement, a décidé que l'armée napolitaine formerait un corps séparé sous les ordres du roi de Naples, ce qui donne à celui-ci toute liberté d'action.

 

Ainsi, Napoléon qui, le 15 novembre, plein d'inquiétude sur les desseins de Murat, écrivait à Fouché de se rendre en toute hâte à Naples ; qui, le 18, écrivait à Eugène : J'ai envoyé le duc d'Otrante à Naples pour éclairer le roi et l'engager à se porter sur le Pô ; si ce prince ne trahit pas ce qu'il doit à la France et à moi, sa marche pourra être d'un grand effet, se trouve le 20 entièrement rassuré. Le roi de Naples, mande-t-il à Eugène, m'a écrit qu'il marche avec 30.000 hommes. S'il exécute ce mouvement, l'Italie est sauvée, car les troupes autrichiennes ne valent pas les Napolitains. Le roi est un homme très brave ; il mérite de la considération ; il ne peut diriger les opérations, mais il est brave, il anime, il enlève et mérite des égards. Il ne peut donner des ombrages au vice-roi : son rôle est à Naples, il n'en peut sortir, et le 22, il écrit à Clarke : Si le roi de Naples entre dans le pays de Rome avec son armée, en traversant les départements de la Toscane pour arriver sur le Pô il doit être très bien reçu et ses troupes traitées le mieux possible.

L'Empereur est donc sa dupe ; il l'est totalement et il n'est point le seul à être dupé : il a renvoyé à Caulaincourt, son nouveau ministre des Relations extérieures, la lettre de Murat en date du 12, en demandant un rapport, et il accepte comme une vérité acquise cette première proposition formulée par le ministre : le roi, revenant d'Erfurt, a annoncé qu'il allait se mettre à la tête de 40.000 hommes. Le sentiment du danger commun l'a décidé à se mettre en marche. Caulaincourt, à la vérité, s'inquiète ensuite du projet formé par le roi d'arriver à l'indépendance de l'Italie, mais, ayant passé légèrement sur la rupture du Blocus continental et sur les liaisons avec le ministre d'Autriche — dont le prochain départ devra d'ailleurs inspirer à l'Empereur une nouvelle confiance — il n'établit entre les trois ordres de faits aucune liaison, il ne se demande pas si ce ne sont pas là trois manifestations d'un même système, et il conclut tout uniment qu'il y a lieu de faire surveiller les projets du roi de Naples par les gouverneurs généraux, — autant dire à laisser à Murat toute liberté d'agir.

L'Empereur entre si avant dans cet ordre d'idées que, le 3 décembre, il écrit à Eugène : Le roi de Naples me mande qu'il sera bientôt à Bologne avec 30.000 hommes. Cette nouvelle vous permettra de vous maintenir en communication avec Venise et vous donnera le temps d'attendre l'armée que je forme pour reprendre le pays de Venise. Agissez avec le roi le mieux qu'il vous sera possible ; envoyez-lui un commissaire italien pour assurer la nourriture de ses troupes. Enfin, faites-lui toutes les prévenances possibles pour en tirer le meilleur parti. C'est une grande consolation pour moi de n'avoir plus rien à craindre pour l'Italie. Le même jour, il consent que, sur les 6.000 fusils qui sont à Corfou, Clarke en fasse remettre 4.000 au roi de Naples ; le 1, il écrit à Murat, qu'il croit arrivé sur le Pô, de passer ce fleuve, de marcher sur la Piave et de faire lever le siège de Venise ; le lendemain, il fait écrire par Caulaincourt à Durand : Ne montrez aucun doute sur la fidélité du roi. Encouragez-le par tous les moyens. Il faut lui montrer même la confiance qu'on n'aurait pas.

 

Ayant ainsi capté l'Empereur, Murat a paralysé les subalternes. Étant sur place ou à proximité, ceux-ci sont mieux informés, mais, même convaincus de la trahison du roi, ils ne sauraient, habitués qu'ils sont à une passive obéissance, enfreindre les ordres formels qu'ils ont reçus de l'Empereur et que l'Empereur ne peut révoquer avant vingt à trente jours — le temps nécessaire pour qu'un courrier aille et vienne. Napoléon ne s'en rapportera pas à une dépêche télégraphique et ne donnera pas de telles instructions par télégraphe. La ligne Paris-Turin-Milan-Mantoue-Venise n'a d'ailleurs point de rameau dans l'Italie centrale.

Toutefois, il importe à Murat de prolonger le plus possible l'incertitude des agents français, par suite leur neutralité, et, à Naples en particulier, de maintenir Durand dans cette demi-ignorance qui l'empêche de formuler nettement les accusations. Sans doute l'a-t-il bien négligé depuis son retour et l'a-t-il en quelque façon mis en quarantaine. Jusqu'au 14 novembre, il ne l'a avisé de rien : c'est de sa chancellerie qu'il a fait passer les offices nécessaires au gouvernement italien et à ceux des départements toscans et romains, afin qu'ils prissent les mesures nécessaires pour assurer les subsistances de l'armée ; c'est le ministre de Naples à Paris qui a reçu l'ordre d'en informer le Gouvernement impérial ; mais cette situation faite au ministre de France ne saurait durer, sans amener à quelque moment des récriminations inquiétantes. Le 14 donc, le roi se détermine à faire avertir Durand qu'il met son armée en mouvement vers la Haute-Italie et qu'il va porter, par Ancône et Bologne, 30.000 hommes sur le Pô. Le nom d'Ancône est ainsi prononcé pour la première fois : c'est un pas fait pour occuper la forteresse.

Le même jour, qui est celui où Mier quitte Naples, emportant les lettres les plus chaudes pour Metternich et laissant derrière lui Menz, son secrétaire, Durand est invité à la chasse royale à Carditello. Murat lui récite et lui développe la lettre qu'il a écrite le 12 à l'Empereur : Partout on lui a dit que lui seul pouvait sauver l'Italie. Mais il ajoute que, sans attendre la réponse, il a mis 50.000 hommes sous les armes. Dans trois jours, le mouvement commencera. Il pressera même sa marche parce qu'il craint que, si les Autrichiens pénétraient sur le territoire de l'Empire et au cœur même de l'Italie, on ne lui en reprochât la perte. Que deviendraient les Toscans ? Que deviendraient les départements romains ? Que deviendrait-il lui-même sans communication avec la France ? En empêchant le passage du Pô, il conserverait les plus importants débouchés et assurerait à l'Empereur les moyens de faire arriver en Italie tous les renforts qu'il jugerait convenables.

Durand ne prend que ce qu'il faut de ce flux de paroles gasconnes ; il reste en méfiance, mais tout ce qu'il apprend est confus : ce ne sont que propos de société dont il tire des considérations sans doute fort justes, mais qui ne fournissent point de faits certains. Quant au roi, il se réfère constamment aux réponses qu'il attend de l'Empereur et, par cette correspondance qui échappe au ministre, il le met dans l'impossibilité d'exiger des explications formelles. D'ailleurs, il n'est point ménager de promesses : ainsi le 24 lui dit-il que s'il a dû, à cause de l'esprit public, prendre des précautions pour faire sortir les troupes du royaume et les conduire sur le théâtre de la guerre, une fois à leur tête et les tenant dans sa main, il saura bien les mettre en jeu. Ce sont ces concessions à l'opinion qui l'ont forcé à laisser dans une espèce de vague ses intentions et ses vues et qui l'amènent encore à engager Durand à ne pas trop parler de l'accord intervenu entre l'Empereur et lui.

A Rome, la conviction de chacun est faite, mais qu'opposer aux ordres réitérés de l'Empereur ? Jour par jour, Norvins rend compte de ce qu'il apprend par ses correspondants de Naples. Le 16, il annonce que les décrets du AI et l'ouverture des ports aux Anglais ont ruiné tous les établissements faits par les Français dans le royaume pour la culture du coton, de l'indigo, etc. ; que Naples est devenue l'entrepôt. des marchandises anglaises ; que le royaume y perd les trente-deux millions que rapportaient annuellement les cultures de coton ; et que, malgré la marche annoncée des troupes, le roi, à ce que chacun dit, est fixé à un système de neutralité. Par une seconde lettre de même date, l'opinion générale est que le roi marelle contre la France ; que feront et que deviendront les fonctionnaires français ? Le 20, il revient sur les décrets abolissant le système continental ; le 21, il prouve, par des articles du Moniteur des Deux-Siciles, que le roi a adhéré à la Coalition et il prophétise la prochaine occupation de Rame ; le 24, il relate la marche des troupes napolitaines, les excès commis sur leur route, Terracine mis à sac, les villages pillés, les populations terrorisées ; quant à lui, telle est sa confiance qu'il met en lieu sûr ses registres de correspondance.

Rœderer, le préfet du Trasimène, rend compte, de son côté, que son département est inondé de libelles contre les Français, d'affiches d'une prétendue Ligue italienne, appelant les Italiens à l'insurrection contre un Gouvernement barbare, impie, perfide, perturbateur de l'univers entier, prêchant le refus de l'impôt, la grève en matière de services publics. Tout Italien attaché aux Français, qui, après cet avis, persistera dans son attachement ou s'emploiera de quelque manière que ce soit en leur faveur, sera horriblement puni. Et la Ligue invite à déserter les soldats et les conscrits italiens : Unissez vous, leur dit-on, à notre ligue qui ne vous présente que peu de gène et de danger et vous offre à la fois une solde considérable et le plus grand honneur ; et la Ligue précise : A chaque soldat, par jour, vingt-quatre onces de pain, un litre de vin, huit onces et demie de viande, quatre onces et demie de soupe et dix baïoques. Les officiers seront traités splendidement.

A Miollis, premier lieutenant du Gouvernement général, général de division, grand-officier de la Légion, Murat — et non seulement Murat, mais le premier venu des généraux italiens, français ou napolitains qu'il a embauchés — parle comme à un caporal, et tel est l'esprit militaire que Miollis ne se rebiffe pas. Il en conçoit plus de déférence. Assurément, celui qui le traite ainsi, en se recommandant du nom de l'Empereur et en attestant le salut général, ne saurait manquer d'avoir tous les droits, et Miollis sollicite les ordres, les attend et les exécute. Le 18, le ministre de la Guerre napolitain réclame, pour les troupes qui vont passer par Rome, les vivres de campagne ; Miollis répond qu'il les donnera. Le 19, le général napolitain Aymé — frère d'Aymé le chambellan — lui fait savoir que Sa Majesté a donné des ordres pour que la première division de son armée se réunisse à Rome ; il lui adresse l'itinéraire des régiments en le chargeant de faire préparer tant sur les lieux de passage dans l'État impérial qu'à leur arrivée à Rome les établissements qui leur seront nécessaires et de faire assurer en même temps leur subsistance et leurs moyens de transport. Il ajoute : Le général Carascosa qui les commande a pour instruction spéciale de n'exécuter absolument que les ordres qu'il recevra de Sa Majesté. Miollis, sur cette phrase, comme sur la substitution de Rome à Bologne comme point de concentration, devrait prendre l'éveil ; mais il a sa consigne et il s'y conforme. Le 23 passe à Rome le général Colletta qui, par ordre du roi, à établir son quartier à Bologne, avec mission de reconnaître toutes les routes jusqu'à Florence et de se lier avec le général Pino et les autres généraux italiens qui se trouveraient à Bologne ou dans les environs ; Miollis, que Colletta s'est bien gardé de voir, trouve cela d'un bon augure. Le même jour, arrive du Nord le général Paul de La Vauguyon, deux jours plus tard le général Lechi. Cela paraît tout naturel à Miollis, comme aussi l'annonce, par le chef d'état-major, des mouvements, sur Ancône et sur Rome, de la 2e division et des corps de la garde. Quoi de mieux que, à partir du 26, les troupes commencent à affluer à Rome, et qu'elles se préparent à être le 4 décembre à Ancône ? Pour rejoindre l'Armée d'Italie, il faut bien que les Napolitains suivent la route et Miollis n'a qu'à s'en réjouir.

Toutefois, à certain passage de la lettre que Murat lui écrit le 29, Miollis prend des soupçons : Que le roi de Naples donne ses ordres au général Carascosa et qu'il lui enjoigne de suivre la route de Foligno de préférence à celle de Florence, cela s'explique ; qu'il réclame des vivres et des fourrages par excès, cela s'entend ; qu'il ait le ton haut, c'est son usage ; qu'il écrive : Je ne conçois pas la conduite de M. Janet, encore moins celle de M. le préfet. Ils refusent les fonds nécessaires pour le service de mes troupes. Il me semble pourtant assez important pour le service de l'Empereur ; cela peut être d'un allié besogneux qui profite du besoin qu'on a de lui pour se faire payer un peu trop cher : mais Murat écrit encore : Je vous prie de m'envoyer l'état des munitions de guerre qui existent dans le fort Saint-Ange et à Civita-Vecchia[7], combien de plomb, combien de coups par pièce et combien vous avez de fusils en magasin. Ces renseignements me sont nécessaires pour que je puisse régler les munitions que je ferai sortir du royaume ; je déposerai mes réserves de munitions au château Saint-Ange et à Ancône.

Je vous demande formellement le départ pour Naples des fusils qui m'ont été accordés par l'Empereur. Ces armes me sont d'une absolue nécessité pour armer les conscrits que je dois appeler en remplacement de l'armée qui sort du royaume. Je vous rends responsable, auprès de Sa Majesté, de tout retard qui serait apporté dans cette expédition, car, si je ne les reçois pas, la 3e division ne sortira pas du royaume et cependant l'Empereur me presse de la faire partir.

Miollis n'a de l'Empereur aucun ordre pour les fusils ; l'Empereur n'a jamais parlé que des 4.000 fusils qui sont à Corfou, jamais de ceux qui sont à Rome, et la lettre de Clarke sur les fusils de Corfou est à peine expédiée ; mais Miollis ne peut croire que Murat mente : la décision du roi de Naples devient un ordre d'urgence ; il livre cinq cents fusils. Même, bien que la demande l'ait fort étonné, il envoie un état des munitions et des fusils existant au château Saint-Ange et à Civita-Vecchia — mais par aperçu, comme il l'écrit à Clarke, auquel il s'empresse de rendre compte, sans lui cacher ses inquiétudes.

 

Ainsi, lorsque, le 30 novembre, Fouché arrive à Naples, après avoir été arrêté deux jours à Mole di Gaeta par les eaux furieuses du Garigliano, tout est accompli, et, pas plus pour arrêter la défection que pour y pousser, son intervention n'est justifiable. De même pour Mme Récamier qui, à moins d'intérêts singulièrement pressants, a choisi, pour voyager en Italie, un moment qui surprendrait si l'on ne pensait due, en émulation de son amie, Mme de Staël, qui se vante d'avoir conquis Bernadotte à la Coalition, Mme Récamier prétend employer pour la bonne cause ses charmes virginaux et fournir à la France un nouvel ennemi en la personne du roi de Naples.

Tout est accompli et, le 2 décembre, pendant que Fouché rend compte à Napoléon de ce que le roi lui a dit la veille : Que son cœur est toujours à l'Empereur, que seules les circonstances l'empêchent d'agir ouvertement ; qu'il a mis en route les 25.000 hommes promis ; qu'il laisse croire aux Anglais qu'il agit sur son compte pour que ses côtes ne soient pas inquiétées et que son royaume soit tranquille, ce même- jour, Gallo reçoit Menz, le secrétaire de Mier, qui, muni de dépêches de Metternich en date du 28 octobre, insiste sur les pleins pouvoirs donnés à lord Aberdeen, sur l'intention bien décidée de l'Angleterre de négocier et de conclure avec le gouvernement napolitain, conjointement avec l'Autriche, sur l'entente et l'union complète des Alliés. Il paraît avoir pour objet de prémunir Murat, à la fois contre une négociation avec Bentinck qui soulèvera des difficultés et contre une négociation avec Londres qui entraînera des retards et, pensant qu'en tous cas, Murat ne se mettra point en marche tant qu'il n'aura point reçu des garanties au sujet de l'Angleterre, il prétend que celles qu'il offre de la part de Metternich semblent suffisantes. Gallo répond que le roi est bien déterminé à renoncer à l'alliance de la France et à faire cause commune avec les puissances alliées, moyennant des arrangements de convenance réciproque, mais il ne s'engage pas davantage, l'exécution du plan n'étant pas assez avancée.

Le lendemain 3, dans une nouvelle conférence. Gallo pose en fait que le roi s'en tient aux instructions données à Cariati, mais que, en attendant, il fera marcher sur le Pô, et sans dépasser ce fleuve, une armée de trente à quarante mille hommes qui entrera en opérations aussitôt après la conclusion des arrangements avec l'Autriche. Menz demande que la division d'Ambrosio, qui va arriver à Ancône, fasse, au nom du roi, des ouvertures rassurantes au feldzeugmeister Miller et lui atteste que les troupes napolitaines ne contrarieront pas ses opérations.

Le 4, Gallo, par ordre du roi, prie Menz de faire savoir à Miller que les Napolitains marchent sur le Pô sans intentions hostiles contre l'Autriche et qu'ils ne franchiront pas ce fleuve jusqu'à l'arrangement définitif ; que les négociations secrètes avec l'Autriche et l'Angleterre ne peuvent laisser aucun doute sur la sincérité du roi ; due, par conséquent, le général en chef ne doit pas se gêner dans ses opérations ; enfin, que le général d'Ambrosio sera chargé d'établir une communication permanente avec le général Miller et qu'on lui donne l'ordre d'expédier au plus vite au quartier général de l'armée autrichienne d'Italie les dépêches portant ledit avis.

Dès lors donc la collusion militaire est établie entre les Napolitains et les Autrichiens contre les Français. La trahison, en ce qu'elle a de plus odieux et de plus vil, est un fait accompli.

 

Le 3 décembre, les Napolitains ont occupé la ville d'Ancône ; ils ont 17.000 hommes à Rome où le roi avait annoncé son arrivée pour les premiers jours du mois. Pourtant, il ne quitte pas Naples, il ne va pas prendre le commandement de ses troupes, il ne les pousse pas en avant. Qu'attend-il ? Sont-ce des scrupules qui l'arrêtent au moment de porter les armes contre son bienfaiteur et contre ses compatriotes ? Fouché est-il parvenu, par ses exhortations et ses conseils, à détourner ou à retarder la défection ? Ni l'un ni l'autre : Murat ne su trouve pas rassuré par les déclarations d'Aberdeen à Metternich que Menz lui a transmises : avant de se mettre en marche, avant de laisser Naples sans défense contre les entreprises de Sicile, il veut avoir obtenu des Anglais une certitude, Il prétend que Bentinck lui garantisse que son royaume ne sera pas attaqué, que l'Angleterre est consentante aux promesses faites par Metternich. En quoi, il n'a pas si grand tort : Metternich est à Francfort ; Bentinck est à Palerme. En deux jours l'armée anglo-sicilienne peut être débarquée à Naples et, durant que le roi occupera Rome et Florence, son trône sera mis à bas. Murat veut en avoir le cœur net ; par deux côtés, il a adressé des émissaires à Bentinck, et, par les deux voies, il a obtenu le même résultat négatif.

Dès le 19 novembre, il a envoyé Schinina à Ponza pour reprendre les négociations engagées avant qu'il ne partit pour Dresde. Schinina a obtenu de Bentinck la permission de venir en Sicile et, le 27 novembre, il est arrivé à Palerme ; mais, pour approcher du général anglais, il a rencontré tant de difficultés que, le 2 décembre, Murat pensait à l'expédier à Londres, chargé, près du gouvernement anglais, d'une mission confidentielle. Le 11 décembre seulement, Schinina reçoit l'autorisation de se rendre à Syracuse et, le 12, il est introduit chez Bentinck, auquel il présente tous les papiers attestant les autorisations adressées par le ministère anglais à lord Aberdeen en vue d'un traité avec Murat et l'adhésion de lord Aberdeen à tout ce que conclurait l'Autriche ; Bentinck répond obstinément que tout cela est antérieur à la victoire de Leipzig, qu'à présent Murat est dans un cul-de-sac et qu'on n'a rien à lui promettre ni à lui donner. A défaut d'un traité, Schinina demande un armistice, — refusé ; un passeport pour l'Angleterre, — refusé. Schinina n'a qu'à s'entendre avec lord Aberdeen, puisque seul lord Aberdeen est en cause. J'ai rejeté ses ouvertures, écrit Bentinck à lord Castlereagh : 1° parce que j'ignore l'état exact des affaires sur le continent ; 2° parce que Murat n'avait qu'à s'entendre directement avec les Alliés ; 3° enfin, parce que, en ma qualité de ministre d'Angleterre en Sicile, ce n'est pas à moi qu'il appartient de sacrifier les droits de la famille royale de Sicile.

Mêmes réponses au général Manhès que, dès son retour, Murat a appelé des Calabres où il commande et qu'il a chargé d'entrer en rapports avec les Anglais. Le 3 décembre, Manhès a développé à sir Robert Hall, autorisé par Bentinck à communiquer avec lui, les propositions du roi en vue de combiner avec les Anglais la marche de l'armée napolitaine et de conclure avec eux un traité d'alliance. Il a énuméré les services que pourrait rendre Murat aux souverains coalisés, qui, depuis la veille de Leipzig, ne pouvaient plus considérer son gouvernement comme ennemi ; il a ajouté que, néanmoins, le roi ne ferait rien en faveur des. Alliés avant d'être fixé sur les intentions de l'Angleterre à son égard. Le 8, sir Robert Hall est revenu en Calabre avec cette réponse de Bentinck : Vous direz au général Manhès que je me refuse à répondre à ses propositions tant que je n'aurai pas reçu de plus amples informations par la voie de l'agent qu'on doit m'envoyer de Naples. Ajoutez que je considère le sort de l'Italie comme décidé et que j'attache peu d'importance au parti, quel qu'il soit, que prendra Murat.

L'accueil qu'il a fait quatre jours plus tard aux propositions apportées par Schinina prouve assez que son parti est pris et il n'est point homme à revenir sur une résolution. Nulle tête au même degré que la sienne ne peint l'obstination : un front démesuré, un nez droit, des yeux à fleur de tête, une bouche sans lèvres, pincée et volontaire, une mâchoire de fauve, il est l'Anglais ; l'Anglais convaincu que l'Angleterre seule mérite d'exister et que toutes les nations sont poussière devant elle. Il déteste et méprise Murat en tant que Français, que beau-frère de Napoléon, que plébéien, que soldat de la Révolution ; il se soucie fort médiocrement de la Maison de Bourbon, mais il entend garder la Sicile pour l'Angleterre et y rester vice-roi ; peut-être a-t-il conçu l'idée d'une Italie unifiée, alliée de l'Angleterre, subordonnée à sa politique et déversoir pour sou industrie ; en tous cas, il est disposé à y favoriser un mouvement unitaire qui détruise le système napoléonien et contrecarre les menées de Murat. Dans ce but, il a noué toutes sortes d'intrigues, recruté, entretenu et soldé des partisans, et, à ce moment même, il va tenter une expédition dont les résultats seront moindres sans doute qu'il ne les attendait, mais qui décèle au moins le but où il tend et dont ne l'écarteront à coup sûr ni les avances de Murat, renvoyant en Sicile, le 7, les prisonniers faits à Capoue sur les Anglais cinq-années auparavant, ni les démarches de Menz lui adressant le 14, les dernières instructions, en date du 28 octobre — postérieures par conséquent de dix jours à Leipzig — qu'il a reçues de sa cour et qui attestent que lord Aberdeen est autorisé par lord Castlereagh à signer, conjointement avec l'Autriche, un traité avec le roi de Naples.

 

Le 27 novembre, Bentinck a adopté -le projet qui lui a été soumis le 7 par un certain colonel Catinelli, officier autrichien au service de l'Angleterre, d'une descente à opérer, entre le golfe de la Spezzia et l'embouchure de l'Arno, par une troupe de 900 hommes, tirés de ce qu'on appelle la Levée italienne, déserteurs et aventuriers réfugiés en Sicile. Bentinck y a joint le 3e régiment italien et un détachement du 1er et a chargé sir Josias Rowley de les transporter vers Livourne : ils doivent y proclamer l'unité italienne, et c'est le coup mortel que Bentinck a préparé contre Murat ; c'est pour l'asséner sans scrupule qu'il a retardé, du 19 au 27 novembre, l'autorisation pour Schinina de se rendre en Sicile ; qu'il a ajourné, du 27 novembre au 12 décembre, l'audience qu'il devait lui donner.

Le 29 novembre, le corps franc a été embarqué sur cinq navires anglais qui, le 9 décembre, mouillent près de Viareggio ; le 10, un parlementaire est adressé au capitaine Libibbi, commandant la place, qui sort, va seul au-devant du parlementaire et, après une conférence d'un quart d'heure, revient à ses troupes, invite les chefs des différents corps à le suivre et se retire sur Lucques. Catinelli fait débarquer ses mille hommes, et, à leur tête, n'ayant qu'un canon de cinq, mais déployant un drapeau portant pour devise : Indépendance italienne, il se met en marche vers Lucques. A onze heures du soir, il arrive devant la ville, où le Conseil d'État, représentant les souverains, n'a pris aucune mesure de défense. Il enfonce une porte de deux coups de canon et, ne rencontrant aucune résistance, entre, occupe les autres portes et les principaux postes, sans prendre même la peine de désarmer les soldats lucquois ni les douaniers français. Le lendemain matin, les habitants s'empressent à voir leurs conquérants, mais, sauf exceptions, ils témoignent un enthousiasme fort modéré ; au reste, Catinelli ne dépose pas les officiers du prince, ne publie aucun manifeste, commande seulement douze cents rations qu'il se fait livrer, s'empare des munitions de guerre, se nantit d'une partie du trésor de la grande-duchesse et, le 12, à onze heures du soir, il évacue Lucques et revient à Viareggio.

Cependant, par la Toscane entière, l'alerte est générale. A Pise, le commandant d'armes qui croit être menacé, demande des secours au commandant de Livourne qui se démunit d'une partie de sa garnison, d'abord envoyée sur Viareggio. Le général Pouchin amène trois cents conscrits du 112e, trente chevaux et de l'artillerie : il y a six cents hommes à Pise. Sur la nouvelle de l'évacuation de Lucques, Pouchin, de Pise, se porte en hâte sur Viareggio et rejoint le premier détachement commandé par Mesnil, aide de camp du prince Félix ; il attaque, mais au premier feu, ses cavaliers, Chasseurs originaires des départements romains, lâchent pied ; les conscrits du 112e s'enfuient ; seul, le 3e bataillon étranger tient assez pour que le général puisse faire sa retraite. Les artilleurs, gens du pays, se sont dispersés et, malgré l'intrépidité des officiers des douanes, tous les canons sont pris.

Catinelli ne s'attarde pas à profiter de ce succès ; il a appris que Livourne est dégarni ; il rembarque ses hommes et le 13, Rowley mouille entre Bocca d'Arno et Livourne. Là Catinelli débarque et, sur la contrescarpe où des malveillants, peut-être affidés, l'ont guidé, il fait occuper les hautes maisons du faubourg. Il emploie la nuit à reconnaître les points faibles et à préparer l'attaque pour le lendemain. Le colonel Dupré, commandant d'armes, dispose d'une garnison de 633 hommes, dont le tiers conscrits arrivés il y a six jours au 35e léger. Heureusement, il a les douaniers qui ont reflué sur la ville, il a les marins dont les bâtiments sont désarmés, il a les employés civils et les gendarmes.. Quiconque est Français a pris le fusil et se bat. Le 14, au moment où le feu est le plus vif, le général Pouchin, avec ce qu'il a rallié après le combat de Viareggio, débouche par la route de Pise, qu'occupe une compagnie de débarquement anglaise. Au premier feu, ses conscrits se débandent encore ; lui-même s'enfuit en voiture jusqu'à Pise.

Dupré, malgré cet incident, continue la défense sans se laisser intimider ni par les propositions des Anglais, ni par les déclarations du maire dont l'attitude est au moins suspecte. Vers le soir, le feu s'éteint. La nuit est tranquille ; le 15, à la pointe du jour, l'ennemi a disparu ; le 16, la division anglaise fait voile vers la Sicile.

Pendant qu'on se bat à Viareggio et à Lucques, le prince Félix n'a point quitté Florence. Un des officiers de Pouchin ayant demandé à Mesnil pourquoi le prince de Lucques ne paraissait point : Monsieur, a répondu l'aide de camp, Son Altesse Impériale le Prince de Lucques et de Piombino, Commandant les Départements de la Toscane, ne veut point compromettre sa dignité en se mettant à la tête d'une troupe aussi peu nombreuse. Élisa, du moins, après avoir mis en route, sous son protégé Pouchin, tout ce qu'elle avait de soldats, a multiplié les instances pour obtenir des secours. Elle a expédié à Naples son secrétaire des commandements, Lambert ; elle s'est adressée au général Filangieri, commandant une petite colonne napolitaine qui s'était annoncée à Sienne. Filangieri a refusé d'y marcher, se retranchant derrière les ordres du roi. Il a d'ailleurs audacieusement demandé 8.000 cartouches qu'il n'a pas obtenues et s'est rendu à Bologne avec sa brigade fort mal disciplinée.

 

C'est là un symptôme qui s'ajoute à beaucoup d'autres et qui ne laisse guère de doutes sur ce qu'on doit attendre de Murat. Déjà le 7, la grande-duchesse a rendu compte à l'Empereur que le général Pignatelli-Strongoli, aide de camp du roi, est venu lui demander 20.000 paires de souliers et la formation de magasins extraordinaires sur les derrières de l'armée napolitaine. A présent, elle dit que, devant Livourne, une députation des habitants étant venue, à bord de l'America, demander au commodore Rowley de retirer ses troupes et d'épargner à la ville une attaque qui ne pouvait manquer d'être infructueuse, vu la prochaine arrivée de 4.000 Napolitains qui étaient à Sienne, l'Anglais a répondu : Nous savons ce que fait le roi de Naples, il a auprès de lui deux parlementaires anglais que lord Bentinck lui a envoyés. A Bologne, le général Fontana qui y commande, demandant au général Filangieri qui vient d'arriver avec sa division, de porter un secours sur Livourne, Filangieri oppose les ordres précis de Sa Majesté de ne faire aucun mouvement jusqu'à ce qu'elle n'en donne disposition elle-même en personne.

De tous les points de l'Italie, les mêmes avis convergent aux Tuileries : C'est Norvins qui écrit de Rome, le 3 décembre, que, sur l'ordre du roi, les corps d'officiers des régiments napolitains sont allés rendre visite à Monsignor Attavanti, provice-gérant de Rome et représentant du Pape ; qui signale le soulèvement contre les aigles dirigé par le prêtre Battaglia, tentative qui avorte puisque Battaglia n'eut jamais plus de cinquante-quatre hommes tenant la campagne, pillant les caisses publiques et rançonnant les particuliers, mais complot qui s'est étendu très loin dans Rome et à des personnages d'importance, tels que Zuccari, consul général de Naples, individu singulièrement suspect, qui, dans ses lettres, ne met plus de bornes à son insolence. Et Norvins note les articles hostiles à la Franco parus dans le Moniteur des Deux-Siciles, les pièces de vers, d'impression napolitaine, qu'on jette dans les maisons par les fenêtres ouvertes pour provoquer à l'insurrection contre les Français ; il rapporte les propos des officiers napolitains annonçant que leur roi vient rendre au Pape les États pontificaux, les paroles de découragement et d'indignation des officiers français au service de Murat qui tous paraissent disposés à le quitter ; il fait remarquer que si, le 5, au Te Deum célébré à Saint-Pierre, pour l'anniversaire du Couronnement et de la victoire d'Austerlitz, le général Carascosa, sur des ordres qu'il avait reçus de Naples, a assisté en personne, avec son état-major, et s'il a fait ranger en bataille sur la place les compagnies d'élite de sa division, après le Te Deum, les troupes napolitaines, au lieu de défiler et de porter les armes au général Miollis qui sortait de la basilique en grande cérémonie, ont tourné le dos et sont rentrées à leurs casernes. Ces troupes qui affluent à Rome ét s'y accumulent, dont le nombre augmente chaque jour, touchent de l'intendance française le pain et le fourrage, mais le général Carascosa s'oppose absolument à ce que l'inspecteur aux revues passe des revues d'effectif. Le 8 décembre, c'est l'arrivée à Naples de Maghella, évadé de Paris sous un nom d'emprunt : il va, dit-on, reprendre, au départ du roi, les fonctions de préfet de police et le duc de Campo-Chiaro suivra Sa Majesté.

De Vérone, Eugène avertit aussi, et d'un ton qui sort de ses habitudes. Il est aigre et ironique, il n'a que faire de convaincre l'Empereur qui n'a pas voulu être convaincu. Pourtant, il a saisi une lettre écrite de Naples, à destination de Cariati : La lettre de Naples est curieuse, écrit-il le 6 à l'Empereur ; elle prouve que l'ambassadeur napolitain est toujours à Vienne et que son ministre lui communique officiellement les mouvements des troupes et le prochain départ de son roi pour la Haute-Italie. Si les Napolitains viennent pour agir avec les troupes de Votre Majesté contre l'ennemi commun, il faut avouer que le duc de Gallo est d'une grande complaisance. Au surplus, pour savoir à quoi s'en tenir, Eugène vient d'envoyer à Naples son aide de camp Méjan qui ne manquera pas de rapporter des nouvelles. Murat ne peut s'offusquer de cette ambassade ; il n'a pas encore adressé personnellement une ligne à Eugène, bien qu'il doive évidemment se concerter avec lui pour la subsistance de ses troupes ; il a tout laissé faire par sa chancellerie ; Eugène, le prévenant par déférence, lui écrit qu'il a appris avec plaisir que ses troupes s'avançaient vers le Pô, qu'il a aussitôt donné dans le royaume d'Italie tous les ordres convenables pour qu'elles fussent reçues comme des alliés et d'utiles auxiliaires et que le palais de Bologne est prêt pour Sa Majesté elle-même. Murat ne sentira point l'ironie et croira encore qu'Eugène est sa dupe.

A la réception de la lettre de Murat en date du 29 novembre, que Miollis lui a transmise le 2 décembre, l'Empereur a pris l'éveil. Le ii, dès qu'il en a reçu communication de Clarke, il lui a écrit : Donnez les ordres les plus positifs au général Miollis de ne fournir aucuns fusils au roi de Naples et de ne laisser entrer les troupes napolitaines ni à Civita-Vecchia ni au château Saint-Ange. Blâmez-le d'avoir envoyé 500 fusils... Écrivez la même chose à la grande-duchesse et au vice-roi. Le même jour, lettre bien plus détaillée au duc de Vicence. Il fera appeler le ministre de Naples, lui fera comprendre combien l'Empereur doit être blessé de ces mesures ; il lui dira que les fusils qui sont à Rome sont destinés pour les conscrits français qui y arrivent ; qu'on n'en a pas accordé d'autres au roi que ceux qu'il doit faire prendre à Corfou. Ajoutez, dit-il, que tout cela paraît fort extraordinaire, que le général Miollis n'a pas à remettre au roi l'état de situation des forteresses, puisque l'ennemi n'est pas à Rome, mais au delà de l'Adige. Faites-lui comprendre combien il est ridicule de ne pas donner l'effectif des troupes dans un pays qui doit les nourrir. Que l'ambassadeur expédie un courrier pour faire connaître qu'on doit se comporter sur le territoire de l'Empire avec les égards convenables ; que cette manière d'agir mécontente beaucoup ici et à Rome ; qu'on voit avec peine que les troupes napolitaines restent à Rome au lieu de marcher rapidement sur le Pô ; qu'on ne sait trop ce que cela veut dire. Parlez sérieusement à l'ambassadeur et faites-lui comprendre combien il serait maladroit au roi de prendre une fausse direction.

On ne sait trop ce que cela veut dire, écrit l'Empereur ; il en est encore au doute, à l'incertitude. Il ne parvient pas à réaliser la trahison. Même la lettre d'Elisa, en date du 7, ne lui ouvre pas les yeux. Le 16, il fait écrire par Clarke à Miollis et à la grande-duchesse qu'ils ne doivent obtempérer en rien aux réquisitions de souliers et de vêtements : Le roi de Naples, dit-il, peut passer des marchés, mais je ne dois pas habiller ses troupes. Il n'y a également aucun marché à faire pour recevoir les troupes napolitaines à Florence. Elles ne doivent pas s'y arrêter ; elles vont rejoindre l'armée et ne doivent pas s'arrêter sur le territoire de l'Empire. Mais, cela dit, il ne veut pas suivre plus loin sa pensée. Telle et si vivace est sa confiance que Murat ne peut pas le trahir, qu'il ne veut voir que des légèretés là où chacun verrait la trahison accomplie. Même les preuves mises en ses mains, il doutera encore.

 

En Italie, Murat pourtant croit son travail assez avancé pour jeter le masque. A présent, il a groupé autour de lui ou il a mis en action, sur les points où ils doivent opérer, les artisans de son œuvre italienne. Maghella et Lechi sont à Naples. Le roi se promène seul et en calèche avec ce général frais sorti des galères. Lechi lui garantit qu'il n'a qu'à se présenter en Italie et qu'il y a un grand parti. A Durand qui vient lui répéter combien il est urgent d'accélérer la marche des troupes vers le Pô, Gallo répond par des déclamations sur l'indépendance de l'Italie si pressantes que le ministre de France ne peut s'empêcher de les rapprocher d'une phrase que le roi lui a dite : Qu'une des choses qu'il redoute le plus en passant à Rome, à Florence, dans toutes les villes d'Italie, est de recevoir des propositions qui l'embarrasseraient. A Rome, où les troupes napolitaines occupent la ville presque entière, La Vauguyon attend son heure et travaille avec Zuccari à préparer l'esprit public. A Bologne, Carascosa s'abouche avec Paolucci, chargé par le vice-roi d'organiser cinq bataillons de volontaires et obtient de lui la promesse que, si le roi se fait ouvertement le champion de l'unité, il passera sous ses drapeaux. Toute l'armée italienne en fera autant. Puis Carascosa aborde Pino qui promet de passer de même, affirme que Zucchi et Palombini suivront. La Toscane est tout entière envahie pacifiquement et la première colonne que commande Filangieri doit, le 19, faire son entrée à Florence. Murat peut à présent parler en maitre[8].

Le 13, le général Aymé, son chef d'état-major, écrit à Miollis pour réclamer, à Foligno, la formation d'un magasin de subsistances pouvant alimenter, pendant un mois, 35.000 hommes d'infanterie et 6.000 chevaux ; il exige encore l'établissement d'un service des transports au travers de l'État romain, et d'une route d'étapes passant par Foligno ; il annonce l'envoi à Rome du dépôt des cuirassiers de la garde qui s'y organisera et s'y remontera. Le 15, Murat confirme ces ordres en ajoutant de nouvelles exigences : un hôpital, un marché pour six cents chevaux de trait. Et il écrit à Miollis[9] : J'aime à croire que M. l'intendant du Trésor des États romains (Janet) ne fera pas de difficultés pour donner les fonds nécessaires à la formation de ces établissements ; s'il en était autrement, je serais obligé de prescrire contre lui les mesures que les circonstances dans lesquelles se trouvent les États romains et en général l'Italie méridionale m'autoriseraient à prendre ; enfin, il faut bien qu'il se convainque que le service de mon armée doit passer avant tout. Si, malgré ces considérations, il faisait encore quelque difficulté, dites-lui que je l'ordonne et que je prends tout sur ma responsabilité. Vous ne recevrez plus d'ordres du vice-roi, car je commande dans tous les pays occupés par mon armée et, à l'avenir, c'est avec moi seul que vous devez correspondre pour tout ce qui concerne la défense des États romains.

A Élisa, avec des formes moins acerbes, en l'assurant que, sur ses lettres du 9 et du i i qu'il vient de recevoir, il donne l'ordre au général Filangieri de défendre Florence ; en réclamant d'elle, pour 35000 hommes et 6000 chevaux, deux magasins, l'un de trente jours à Florence, l'autre de quinze jours à Sienne, car il ne saurait jamais se déterminer à franchir les Apennins sans avoir fait former des magasins sur ses derrières, il dit : C'est le moment d'employer à cet effet toutes les ressources de la Toscane et vous ne devez plus souffrir que les receveurs des départements toscans versent des fonds dans les caisses au delà des Apennins pour un service qui serait étranger à celui de mes troupes destinées à défendre la Toscane. Je viens de faire connaître au général Miollis que je prenais le commandement de tous les pays occupés par mes troupes et je lui ai prescrit de ne plus recevoir les ordres du vice-roi... Je vous prie de me faire connaître si Votre Altesse Impériale serait autorisée à exécuter toutes les mesures, toutes les dispositions que je serai dans le cas de lui donner pour la défense de la Toscane et à ne pas exécuter les ordres du vice-roi, auquel je vais faire connaître la même détermination pour le commandement des départements italiens situés sur la rive droite du Pô. Si l'on m'opposait des difficultés ou des refus, j'arrêterais net la marche de mon armée et je me bornerais à la défense de mes États. Suivent des injonctions aux commandants d'artillerie de Porto-Ferrajo et de Livourne de livrer à un officier qu'il envoie à Florence tous les fusils qui se trouvent dans ces deux places.

Sur tous les ordres expédiés aux autorités civiles et militaires, tant françaises et italiennes que napolitaines, s'étale désormais cette formule qui vaut un manifeste :

Nous, JOACHIM-NAPOLÉON, COMMANDANT L'ARMÉE EN ITALIE.

Miollis comme Elisa s'empressent de transmettre à l'Empereur les étranges lettres qu'ils ont reçues ; Miollis réclame au roi les fusils qu'il lui a livrés mais qui ne sont pas encore partis de Rome ; il adresse des ordres sévères à tous les commandants des places fortes de son gouvernement et les met en garde contre une tentative napolitaine, mais, au moment même où Elisa et lui doivent craindre le plus que, des menaces, Murat ne passe aux actes, une sorte d'accalmie très bizarre se produit.

 

Bien des explications sont plausibles au sujet des lettres que, le 21 et le 25 décembre, Murat écrit à l'Empereur : la première est qu'il craint que, l'Empereur ayant accepté les conditions de la paix telles que les Alliés ont eu soin de les faire répandre dans le public par Saint-Aignan, leur complice peut-être inconscient, il ne soit point appelé au Congrès, qu'il n'y soit soutenu ni par la France, ni par l'Autriche. Dans les préliminaires de Francfort, son nom n'a point été prononcé : Le comte de Metternich et le comte Nesselrode, a dit Saint-Aignan, m'ont demandé de rapporter à Sa Majesté... qu'en Italie, l'Autriche devait avoir une frontière qui serait un objet de négociations ; que le Piémont offrait plusieurs lignes qu'on pourrait discuter, ainsi que l'état de l'Italie, pourvu toutefois qu'elle fût, comme l'Allemagne, gouvernée d'une manière indépendante de la France ou de toute autre puissance prépondérante. Le plus pressant des intérêts de Murat, en l'absence d'un traité conclu avec les Autrichiens et les Anglais, est donc de se ménager l'Empereur, car, faute de cet appui, son royaume croule.

Le second des mobiles est vraisemblablement qu'une rupture formelle avec l'Empereur, ayant pour conséquence une série de coups de force dirigés contre les Français qui occupent les diverses places des 29e et 30e divisions militaires, des 4e et 5e divisions italiennes (Bologne et Ancône) entraîne la désorganisation de son armée, épuisée par la désertion, et n'ayant comme éléments résistants que les Français. Le jour où il abattra les Aigles pour y substituer ses drapeaux, quiconque, né Français, a le respect de soi et le sentiment de l'honneur, foulera aux pieds la cocarde napolitaine, et dût-il comme le colonel Chevalier, arriver nu aux avant-postes d'Eugène, dépouillera cet uniforme déshonoré par la trahison. Murat ne parait avoir une puissance militaire que grâce à ces Français qui seuls donnent un air d'armée à ses bandes de lazzaroni et de forçats, recrutés à la diable, et toujours prêts à s'envoler. Il est bien obligé de compter avec leurs sentiments, leurs passions et leur patriotisme. Ce ne sera donc qu'après la conclusion d'un traité en règle avec l'Autriche qu'il se déterminera — encore avec quels ménagements et quels efforts pour les tromper ! — à leur laisser entrevoir sa défection.

Enfin, s'il obtient que l'Empereur lui livre bénévolement l'Italie jusqu'au Pô et qu'il ait en même temps conclu son alliance avec l'Autriche, il se trouve au Congrès, s'il parvient à y être représenté, dans une position admirable : il retient, au moins durant le temps nécessaire pour faire figure, ces officiers et ces soldats qui occupent encore les places de l'Italie impériale ; il a une puissance militaire respectable ; il traite sur la base de l'uti possidetis ; il devient, jusqu'à mieux tenter, le souverain de Plaisance, Parme, Modène, Bologne, Ferrare, des Romagnes, de la Toscane et des États pontificaux, avec le Pô pour sa frontière.

Et c'est pourquoi il écrit d'abord le 21 à l'Empereur cette lettre de compliment : Sire, une nouvelle année va commencer. M'est-il permis d'offrir à Votre Majesté tous mes vœux ? S'ils étaient exaucés, il ne manquerait rien à votre bonheur ni à celui de votre famille. Que cette année soit le terme des malheurs de la guerre ; que l'année qui va commencer nous amène des jours plus tranquilles ! Puissiez-vous vous reposer longtemps à l'ombre de vos lauriers ! Votre Majesté a tout fait pour sa gloire ! Qu'elle fasse désormais quelque chose pour son bonheur et qu'elle nous donne la paix et qu'elle commande à l'Europe un nouveau genre d'admiration en lui présentant le modèle des gouvernements ! Mes vœux sont toujours avec elle, lors même que les circonstances feraient suspecter mes sentiments ! Sire, je vous aimerai toute ma vie ! Mon attachement à Votre Majesté sera toujours indépendant des événements politiques.

Cela est comme l'entrée en matière ; le 25, — sans doute sur des nouvelles plus précises reçues de ses correspondants de Paris au sujet de l'acceptation par l'Empereur des bases de paix — il entre dans plus de détails, et en reprenant et, en développant à nouveau les propositions contenues dans sa lettre du 23 novembre, il laisse échapper des aveux qui, éclairés par la concordance des dates, ne laissent guère de doute sur les mobiles auxquels il obéit.

Il débute[10] en exposant que, seul, le mouvement qu'il a ordonné à son armée au delà des Apennins a suspendu les opérations de l'ennemi. Les deux armées sont, depuis cette époque, dans une espèce d'armistice. Il a donc rempli le but que l'Empereur lui avait indiqué. Mais, à présent, l'Empereur, par sa lettre du 4 décembre, exige de lui de nouveaux sacrifices. Il demande que l'armée napolitaine passe le Pô et se porte sur la Piave : le royaume de Naples reste sans défense ; la reine et ses enfants ne sont protégés que par l'amour des populations ; les Anglais peuvent, quand ils voudront, porter la guerre au sein des provinces, jeter des bombes dans la capitale et dans le palais même. Sire, continue-t-il, je ne saurais tromper Votre Majesté. J'ai fait pour la France et pour elle tout ce qui était en mon pouvoir de faire. J'ai rempli les devoirs de la reconnaissance comme Français, comme ami et comme votre beau-frère. Il a fait marcher son armée sur le Pô pour arrêter les progrès de l'ennemi et favoriser les négociations de paix, mais, si ses démarches ne devaient pas obtenir le but principal qu'il s'était proposé, celui de faciliter la paix, l'Empereur ne penserait-il pas que, ayant rempli ses obligations envers lui, le roi se verrait obligé de remplir ses obligations envers son peuple, en songeant sérieusement à sa propre défense et à la conservation de son royaume ? Par cette voie détournée, Murat revient à sa proposition du 23 novembre : J'avais, dit-il, indiqué à Votre Majesté le seul moyen qui restait à prendre. Elle l'a dédaigné ou du moins elle a gardé le silence et ce silence a dû m'avertir que ce plan n'entrait pas dans vos combinaisons. Sire, croyez-moi, la proclamation de l'indépendance de l'Italie en formant une seule puissance ou deux puissances ayant le Pô pour limites, sauverait l'Italie. Sans cela, elle est perdue sans ressources. Elle va de nouveau être démembrée et le but de votre sublime pensée de délivrer l'Italie, après l'avoir couverte de gloire, est détruit. Mettez dès à présent les provinces en deçà du Pô à ma disposition et je garantis à Votre Majesté que l'Autriche ne passera pas l'Adige. Vous serez, dans les négociations de la paix générale, l'arbitre de l'Italie et vous vous serez créé en moi un allié sûr et puissant. Je puis faire d'un mot ce que les Anglais et les Autrichiens ont tenté en vain à Livourne, à Lucques et à Ravenne. Réfléchissez, Sire. L'ennemi exhorte les Italiens à l'indépendance qu'il leur offre. L'espoir qu'ils mettent dans mon armée les a rendus indifférents à cette proposition. Mais continueront-ils à rester sourds à ces offres si le roi de Naples ne réalisait pas leur espérance et continuait au contraire à affermir chez eux la domination étrangère ? Non, non, c'est une erreur de le penser. Les Italiens sont prêts à se livrer à celui qui voudra bien les rendre indépendants. C'est la vérité, l'exacte vérité. Que Votre Majesté réponde et daigne s'expliquer sur un point aussi important pour elle. Le temps presse, l'ennemi se renforce ; je suis réduit au silence et le moment ne peut être loin où je serai forcé à mon tour de prendre un parti envers ma nation et envers l'ennemi. Un plus long silence de ma part, suite de celui que vous gardez, me ferait perdre l'opinion et l'opinion est ma seule force. Une fois perdue, je ne puis plus rien, ni pour vous, ni pour moi. Répondez, répondez, je vous en prie positivement. Je tirerai 'de ces pays toutes les ressources qu'ils renferment. Ils sont disposés à tous les sacrifices ; les autorités françaises n'en obtiendraient aucun. De grâce, secondez de si nobles sentiments ! Je vous le redis encore : cette noble détermination est digne de Votre Majesté. Que l'Italie, qui lui doit son premier affranchissement, lui doive encore son existence politique et son indépendance. Vous connaissez mon cœur. Les sentiments que je vous porte me feront tout entreprendre, et, possédant plus de pays, j'aurai plus de ressources pour vous aider et vous seconder. Répondez, répondez. Je pourrai recevoir votre réponse à Florence ou à Bologne. Je pars demain pour aller me mettre à la tête de mon armée.

Et, en post-scriptum : Sire, au nom de tout ce que vous avez de plus cher au monde, au nom de votre gloire, ne vous obstinez pas plus longtemps. Faites la paix, faites-la à tout prix. Gagnez du temps et vous aurez tout gagné. Votre génie et le temps feront tout le reste. Si vous vous refusez aux vœux de vos amis, de vos sujets, vous vous perdez, vous nous perdez tous. Croyez-moi, l'Italie est encore fidèle parce qu'elle croit entrevoir un meilleur avenir, mais elle ne le sera pas longtemps si ses espérances sont trompées. D'un mot, on peut la porter à tous les sacrifices, mais ces bonnes dispositions sont conditionnelles. Vous pouvez encore la conserver dans vos intérêts, mais les moments sont chers et précieux. Si vous n'en profitez, attendez-vous à l'avoir pour ennemie. Les Italiens, une fois déchainés, sont capables des plus grand excès comme ils le sont encore des plus grands sacrifices. Croyez-moi encore une fois. Mettez de côté toute passion ; il est temps encore de sauver l'Italie, mais expliquez-vous.

 

C'est par cette lettre qu'on a prétendu établir que Murat n'avait point formellement trahi l'Empereur ; qu'il l'avait averti, et que l'obstination seule de Napoléon à ne point l'entendre, l'avait contraint à prendre un parti qui avait autant coûté à son patriotisme qu'à son cœur. La fourberie en effet est poussée dans cette lettre au point que, si l'on n'était prévenu, on penserait presque que, dans quelques parties au moins, Murat est sincère et l'on garderait des incertitudes sur l'état de son esprit. C'est bien dans ce but que cette lettre fut publiée d'abord par le fils ainé de Murat, et l'on peut se demander si, en l'écrivant, Murat lui-même n'a point eu en vue sa gloire et les besoins de son apologie. Les dates pourtant sont impitoyables : Murat se retourne vers l'Empereur parce qu'il a appris que l'Empereur a accepté les bases de Francfort et qu'il a remplacé Maret par Caulaincourt, l'homme de la paix ; parce que, en même temps, il n'a pas de réponse de l'Autriche et qu'il craint tout de ce côté. Tout ce qu'il a fait jusqu'ici avec les Autrichiens ou les Anglais, c'est causer. Rien n'est signé, rien n'est stable, tout est en l'air. Les nouvelles qu'il a des Alliés sont anciennes et vagues. De Francfort à Naples, que de détours si l'on fait éviter aux courriers les territoires italiens ou français : c'est pourquoi d'ailleurs, afin de gagner du temps, Schinina, qui, le 18, est revenu de Syracuse avec les réponses négatives de Bentinck et que Murat expédie en toute hâte au quartier général des Alliés, sera remis le 27, par le général Gabriele Pepe, aux avant-postes autrichiens. De la sorte on abrège la route.

Mais elle est longue quand même et c'est pourquoi, dans l'inquiétude où il est, Murat ne s'est pas contenté d'écrire à l'Empereur, il a repris toutes les correspondances négligées pour se ménager des avocats et trouver des femmes qui s'entremissent : à Pauline il a écrit le 25 : Faites-moi dire que votre santé est meilleure ; de grâce, faites-moi rassurer. La reine n'est pas bien portante ; je suis obligé de la quitter pour me porter vers la Haute-Italie. Je suis bien malheureux de la laisser dans des circonstances aussi critiques. Ici, nous sommes tranquilles ; on nous y aime un peu ; et à Hortense : Puissions-nous nous trouver bientôt réunis par une paix à laquelle l'espoir de cette réunion me fait attacher encore plus de prix. J'embrasse tendrement vos beaux et aimables enfants.

 

Au moment où ses inquiétudes sont ainsi le plus excitées, il apprend que, à Manfredonia, dans les Pouilles, un officier autrichien, qui vient de débarquer, est retenu en quarantaine. Aussitôt, il expédie un attaché de son cabinet, pour l'amener à Naples. Dans la nuit du 30 au 31 décembre, arrive le comte de Neipperg, général major, ci-devant ministre d'Autriche à Stockholm où il a négocié l'entrée de Bernadotte dans la Coalition[11]. Il est porteur d'une lettre de l'empereur François, en date de Francfort-sur-le-Mein, le 10 décembre. L'objet de sa mission, écrit l'empereur à Murat, étant de resserrer davantage les liens d'amitié qui nous unissent en les faisant servir à l'intérêt commun des puissances dans les circonstances importantes du moment, je me flatte que Votre Majesté voudra bien l'accueillir avec bonté et confiance.

Metternich qui, au 10 décembre, croyait encore Mier à Naples, lui adressait Neipperg pour faire parvenir, directement et sans retard, au cabinet de Naples, l'ensemble des notions politiques et militaires qui devaient le déterminer à un parti positif. Neipperg devait se concerter avec Mier pour soumettre à Leurs Majestés Napolitaines des propositions propres à amener de leur part une détermination finale et catégorique. L'Autriche, disait le ministre dans les instructions communes à Mier et à Neipperg, est décidée à voir clair. Elle veut savoir si le roi de Naples est l'ami ou l'ennemi de la cause de l'Europe. S'il se déclare en faveur des puissances alliées, l'Autriche prend fait et cause pour lui, mais elle a intérêt, dans ce cas, à connaître le rôle que joueront les troupes napolitaines. Elle ne saurait admettre la neutralité de Naples ; si le roi veut rester neutre, elle rappellera ses représentants. L'Autriche tient le sort du roi entre ses mains : seule elle peut amener les puissances, qui l'y ont autorisée, à accéder au traité qu'elle conclura avec Naples. Si Neipperg réussit, il se mettra directement en relations avec lord Bentinck et avec le feld-maréchal comte de Bellegarde, commandant l'armée autrichienne en Italie ; s'il échoue, Mier et lui quitteront Naples sur-le-champ.

Le traité dont Neipperg est porteur et qui a reçu l'approbation expresse de lord Aberdeen, porte : Alliance offensive et défensive entre l'Autriche et Naples pendant le cours de la guerre actuelle ; garantie des États que le roi possède actuellement ; alliance défensive à conclure, après la signature de la paix générale, pour donner effet à cette garantie ; contingent de Naples à régler, et, ici deux propositions, l'une : L'armée napolitaine, commandée par le roi en personne, sera renforcée par un corps autrichien sous les ordres du roi ; l'autre, préférée : L'armée napolitaine, commandée par un général napolitain, sera placée sous les ordres du général en chef de l'armée autrichienne. Les autres articles patents, sur le butin et les trophées, sur la convention militaire à conclure pour régler l'approvisionnement et la coopération des armées, sur l'échange des ratifications. Par un article séparé et secret, auquel l'Angleterre a déclaré tenir essentiellement, l'Autriche doit, moyennant une juste compensation, procurer la renonciation du roi de Sicile à ses États de terre ferme.

Tel était au 10 décembre l'ultimatum de l'Autriche : à peine consentait-elle, au cas où le roi refuserait de traiter s'il ne recevait des avantages territoriaux, à admettre un article par lequel l'empereur s'engagerait à s'employer à la paix à l'effet de procurer à Sa Majesté le roi de Naples une frontière plus avantageuse, en indemnité des efforts qu'il aurait faits pour la cause commune.

 

Depuis lors, il est vrai, Mier, arrivé le 20 décembre au quartier général, à Fribourg en Brisgau, a modifié les dispositions de Metternich et les a tournées en faveur de Murat. D'abord, le 20, Metternich a écrit à Mier que, dans le cas où Neipperg n'aurait pas réussi à conclure, il devait, non pas couper la négociation, comme il lui avait été prescrit le 10, mais attendre le retour de Mier. Le 25, il a autorisé Mier à offrir, en premier lieu, à Murat, une population de 500.000 âmes à prendre dans les départements du Tronto, du Musone et du Metauro (marche d'Ancône, duché d'Urbin) ; puis, si le roi n'acceptait pas, à lui céder ces trois départements entiers avec leur population de 717.647 âmes ; enfin, s'il résistait encore, à lui abandonner la majeure partie du département du Rubicon (ancienne Romagne) à l'exception de Faenza. On lui ferait confidence des intentions des Alliés sur l'Italie où ils entendaient que Naples ne fût pas plus maîtresse que la France ou l'Autriche. On irait jusqu'à laisser l'espoir que le mariage du prince Achille avec une archiduchesse pourrait s'arranger si le roi suivait une bonne ligne de conduite. Tel était le besoin que l'Autriche croyait avoir des services de Murat qu'elle haussait ainsi le prix de la défection et, si elle n'hésitait pas à la payer de près d'un million d'âmes —à la vérité qui lui coûtaient peu, puisqu'elle les prenait : au Pape — n'était-ce pas la preuve que Murat, resté fidèle à l'Empereur, eût contribué à le sauver ?

 

Seulement, c'était Mier qui devait faire l'honnête courtier, et le 25, Mier était encore à Fribourg en Brisgau. Lui absent, c'est à Neipperg seul que Murat a affaire et Neipperg est, entre tous, l'homme qui convient pour une telle besogne. Il a la politesse hautaine, les formes d'une courtoisie aristocratique, une bravoure tranchante dont il affiche les marques, l'habileté d'un homme à femmes pour conduire les hommes où il lui plaît, une main de fer, gantée de jasmin ou d'ambre : c'est l'homme dont, après Gallo, la visite est pour Mme Récamier à laquelle il apporte des nouvelles de Mme de Staël.

Le 3 janvier, l'affaire est faite Neipperg écrit à Nugent de prévenir le général en chef que ses négociations semblent prendre une tournure favorable et que, dès que le traité sera entièrement développé et signé, l'Autriche peul compter sur la coopération de l'armée du Roi de Naples ; Durand annonce à Caulaincourt que, si le traité n'est pas encore signé, il le sera dans quatre ou cinq jours ; Gallo déclare que les Autrichiens et les Anglais ne veulent plus entendre parler de neutralité ; ce jour-là même, Murat écrit à l'Empereur une lettre dont il importe de donner encore une fois le texte complet : l'homme s'y est peint tout entier et, pour le confondre, pour confondre en même temps ses imprudents apologistes, il faut opposer à ses assertions nouvelles ses déclarations qui ont une semaine de date[12].

Sire, écrit-il, me voilà parvenu au jour le plus douloureux de ma vie. Me voilà livré aux sentiments les plus pénibles qui ont jamais agité mon âme. Il s'agit de choisir, et je vois, d'un côté, la perte inévitable de mes États, de ma famille, de ma gloire peut-être, de l'autre, des engagements contraires à mon inaltérable attachement pour la France. Depuis quatre jours, un plénipotentiaire autrichien, le comte de Neipperg, est à Naples pour me proposer au nom de son souverain un traité d'alliance. Il m'a présenté une lettre infiniment obligeante de l'empereur d'Autriche, les offres les plus avantageuses pour mon royaume, et, ce matin, pendant qu'il était en conférence avec mon ministre des Affaires étrangères, une frégate anglaise sous pavillon parlementaire a amené un officier anglais porteur de l'autorisation de lord Bentinck pour signer un armistice, en attendant la paix que ce dernier est autorisé à conclure avant le départ du comte de Neipperg. Ces démarches éclatantes, faites au milieu du bouleversement général de l'Europe par deux grandes puissances qui triomphent et qui dans les temps les plus prospères de l'ancienne monarchie exigeaient tant de déférence de la cour .de Naples, ont enivré d'espérances que peut-être accompagne un peu d'orgueil tous les habitants de ma capitale. Ils voient que je suis le maitre de leur donner la paix et, de toutes parts ils la sollicitent. La force de l'opinion sur ce point est si puissante qu'elle ne saurait être bravée sans imprudence par un prince dont toute l'autorité se fonde sur l'opinion et sur l'amour de ses sujets.

Cependant, Sire, j'ai temporisé et je temporise encore. J'ai voulu attendre et j'attends une réponse aux propositions, aux instances pour obtenir d'elle les moyens de la servir, de défendre l'Italie, de défendre mon royaume avec quelque espérance de succès. Daignez relire mes lettres du 23 novembre et du 25 décembre derniers. Je vous parlais avec toute la loyauté qui appartient à mon caractère, avec toute la franchise que les circonstances commandaient si impérieusement et ce que Votre Majesté m'a écrit jusqu'ici n'a pu avoir que le malheureux effet d'accroître mes embarras et mes incertitudes. Vous m'avez dit de faire avancer mon armée sur le Pô et je l'ai fait avancer. Mais vous ne m'avez donné aucun pouvoir dans les pays que je devais traverser, que je devais couvrir et où, nécessairement, je devais avoir mes dépôts, mes approvisionnements, toutes mes ressources, en sorte que, partout, j'ai rencontré des difficultés, des obstacles, des oppositions ; partout j'ai vu l'autorité royale et le service compromis.

Vous m'avez marqué de me porter sur la Piave, quoique j'eusse déclaré à Votre Majesté et quoiqu'elle sût parfaitement que je ne pouvais passer le Pô sans exposer ma famille et mes États aux périls les plus imminents, puisqu'ils étaient menacés par plusieurs expéditions maritimes. Mais, en manifestant votre intention, vous n'avez pas déterminé à qui appartiendrait le commandement, lorsque mon armée se trouverait réunie à celle du vice-roi. Un tel silence rend évidemment inexécutables des opérations dont le succès, s'il était possible, devait être attaché au plus parfait ensemble, à la plus parfaite combinaison des mouvements. Vous m'avez annoncé sur mes demandes réitérées que vous aviez accepté des préliminaires de paix et qu'un Congrès allait se réunir ; mais vous n'avez pas daigné me dire sur quelles bases on allait traiter. Vous ne m'avez même pas parlé sur la garantie de nies États. Vous n'avez rien répondu aux instances que j'ai fait faire par mes ministres pour intervenir dans les négociations en envoyant au Congrès un plénipotentiaire napolitain. Je suis forcé d'ajouter qu'on m'a assuré que Votre Majesté avait proposé des stipulations contraires aux intérêts du roi de Naples. Mais je me serais cru très coupable si un instant j'avais pu le croire. Je ne saurais m'empêcher d'être frappé du contraste que présentent ces relations avec moi du souverain à qui j'ai consacré ma vie entière et celles des princes que je n'ai cessé de combattre. Le premier me montre une défiance que vingt ans de services et d'attachement devraient éloigner à jamais ; les autres me prodiguent, avec les témoignages les moins équivoques de considération, d'estime, de bienveillance, les offres les plus flatteuses. Toutefois, je ne balancerais pas si Votre Majesté m'avait donné, si elle pouvait encore me donner les moyens de lui être utile, d'être utile à la France, ma première patrie, dont la gloire et la prospérité, tant que je respirerai, me seront si chères.

Oui, Sire, si Votre Majesté avait mis à ma disposition les ressources que je pouvais trouver dans l'Italie méridionale, j'aurais 50.000- hommes prêts à combattre pour elle et je crois qu'une telle armée ne laisserait aucun doute dans les chances de la guerre en Italie ou plutôt je crois qu'elle aurait fait cesser pour la France les désastres de la guerre en déterminant les ennemis à une paix honorable pour toutes les puissances.

Encore aujourd'hui, je le déclare, si je croyais, par le sacrifice entier de mes intérêts, si je croyais, en me perdant personnellement, sauver la France des malheurs qui la menacent, je consentirais à me sacrifier, je consentirais à tout perdre. Mais dois-je sacrifier de même tout objet et toute espérance, les' intérêts des peuples que la Providence m'a confiés et qui me montrent tant d'affection ? Dois-je perdre l'héritage de mes enfants ? Dois-je perdre sans retour tant d'hommes qui se sont consacrés à moi avec un si noble et si entier dévouement ? Les événements se pressent-et deviennent à chaque instant plus menaçants. Certes, je sais braver les dangers, mais il est dans les devoirs d'un roi de calculer ses forces. J'ai la certitude que l'Autriche fait passer en Italie des troupes nombreuses. Toutes les lettres qui viennent de France annoncent que les Alliés, après avoir traversé la Suisse, inondent les provinces françaises et se portent dans la Savoie. Déjà vraisemblablement, les passages du Saint. Gothard, du Simplon, du Mont-Cenis sont interceptés et, bientôt peut-être, les troupes de la Coalition viendront par les mêmes routes attaquer l'Italie... Il se prépare en Illyrie une expédition contre mon royaume. II y a lieu de croire que les Anglais, après avoir évacué l'Espagne, viendront débarquer leurs troupes sur les côtes de l'Italie.

Que puis-je faire, ainsi menacé de toutes parts et ne pouvant compter sur aucun secours ? Si je commandais une armée française, je hasarderais tout, je combattrais partout où je trouverais des ennemis, et, en tout événement, je chercherais à m'ouvrir une retraite, qui cependant serait bien difficile, par la rivière de Gènes. Mais, Sire, pensez-vous que je puisse agir ainsi avec des troupes napolitaines ? Croyez-vous que je puisse me flatter de les conduire au delà des Alpes ? Croyez-vous, quel que soit leur attachement pour moi, qu'elles n'abandonneraient pas un souverain qui abandonnerait leur patrie ?

De telles circonstances peuvent me faire un devoir d'embrasser un parti contraire aux plus chères, aux plus constantes affections de mon cœur. S'il en était ainsi, que Votre Majesté me plaigne ! J'aurai fait à mes sujets, à mes enfants, à ma couronne, le plus douloureux sacrifice qui puisse m'être arraché.

Mais il en est peut-être temps encore ! Ah ! s'il en est temps, prévenez les effets de ces circonstances cruelles. Je vous en conjure de nouveau, au nom de ce que vous avez de plus cher, au nom de la France, au nom de l'Europe entière et par tous les chagrins qui me tourmentent en ce moment terrible, faites la paix ! Daignez vous rappeler que je vous faisais cette prière avant la bataille de Dresde, que je vous la faisais après cette bataille, que je vous la lis avant de me séparer de Votre Majesté en Allemagne, que je n'ai jamais cessé de vous l'adresser depuis votre retour à Paris. Je vous la renouvelle aujourd'hui avec des instances d'autant plus fortes que je me vois à la veille de me trouver sans communications avec Votre Majesté et dans l'impossibilité de combattre encore pour elle. Quelle que soit la détermination que la fatalité m'impose, croyez, Sire, que mon cœur sera toujours français, que je serai toujours l'ami de la France, que, partout où je serai, chaque Français trouvera en moi un protecteur affectionné et moi-même je trouverai mes seules consolations dans les services que je pourrai leur rendre. Sire, croyez aussi que votre beau-frère, votre ami le plus dévoué se montrera toujours digne de vous. Croyez que l'attachement qu'il vous porte est inaltérable et parle à son cœur avec d'autant plus de force qu'il vous voit en lutte avec la fortune que votre génie a si longtemps maîtrisée. Ne lui ôtez pas votre amitié. Vous savez ce qu'il a fait depuis vingt ans pour la conquérir et la conserver. Il saura, n'en doutez pas, trouver encore les moyens de s'en rendre digne ainsi que de l'estime de la France. Sire, si la dure nécessité m'entraîne, ainsi que j'ai lieu de le craindre, dans des relations en apparence contraires à vos intérêts, mais qui peut-être seront utiles à Votre Majesté et à la France, en me donnant quelque influence dans les négociations pour la paix, j'ose espérer que vous me jugerez avec calme et avec impartialité, avec la raison d'État, en considérant tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai voulu faire pour éviter un pareil malheur.

 

Qui Murat veut-il tromper ? Est-ce Napoléon ? Est-ce à Napoléon que s'adresse ce plaidoyer redondant et mensonger, ou à la France, à la postérité devant lesquels son fils l'étalera ? Certes, c'est bien à Napoléon qu'il adresse l'audace de ses reproches et cet étrange parallèle entre les égards que montrent à sa vanité les souverains alliés et l'indifférence que lui témoigne l'Empereur. Comme, à Mayence, Napoléon avait raison de dire à Daure : Il y a deux hommes qui ne m'ont jamais pardonné d'être roi de France : Bernadotte et Murat... On dirait-que je me suis mis à leur place ! Sa vanité peut aller jusqu'à lui faire affirmer, avec la conviction qu'il trompera l'Empereur, que les Anglais sont d'accord avec lui, alors que rien n'est moins sûr encore ; elle peut lui inspirer d'opposer le brillant de sa situation européenne à la misérable position de l'Empereur qu'il offre de protéger ; mais elle ne saurait lui fermer les yeux sur les mensonges qu'il accumule et qu'un simple calcul de dates suffit à réfuter. Comment, le 3 janvier, avance-t-il qu'il ne se détermine à prendre son parti que parce qu'il n'a pas reçu réponse à sa lettre du 25 décembre ? Sa lettre n'est pas encore arrivée à Paris. Comment, le 3 janvier, allègue-t-il qu'il a vainement demandé à être représenté au Congrès, alors que l'Empereur a accepté les bases de Francfort le ter décembre, que la seule allusion qu'ait faite Murat à cette acceptation se trouve dans sa lettre du 25 décembre — laquelle est en route — et que, d'ailleurs, l'Empereur l'a si peu sacrifié que le 31 décembre, dans sa réponse à l'adresse du Sénat, comme let janvier dans ses instructions à Caulaincourt, convaincu que Murat a traité pour son compte et s'est tiré du jeu, il procède par prétérition, et par l'unique allusion qu'il fait à Naples, établit qu'il con sidère son existence assurée ?

Aussi bien, faut-il discuter lorsque la fourberie est entièrement dévoilée, qu'on suit l'intrigue jour par jour, heure par heure, qu'on a seulement, en janvier 1814, à enregistrer un dénouement que Murat et Caroline attendent impatiemment depuis trois mois, que Murat a préparé durant douze, qu'il médite depuis trois ans — sinon depuis toujours, depuis le temps où l'Empereur l'a fait grand-duc de Berg — et qu'il regarde comme le couronnement de sa fortune !

 

Si, dès lors, le traité n'est pas signé — malgré que Neipperg ait eu raison, non pas d'hésitations et de scrupules que Murat n'a jamais éprouvés, mais des ambitions qu'il avait conçues sur l'Italie et des espérances d'annexion qu'il avait formées, c'est que Bentinck s'obstine et se renferme dans son attitude. Il n'a tenu compte d'aucune des communications que Menz lui a transmises de la part de son gouvernement ; il ne tient pas compte davantage des instructions que lui envoie lord Aberdeen. Par une lettre de celui-ci en date du 12 décembre, il sait qu'il est autorisé à signer, sub spe rati, une convention avec le roi de Naples, portant reconnaissance, en sa faveur, de la pleine possession du royaume, à condition de fournir une indemnité convenable à la famille royale des Deux-Siciles ; il n'ignore pas que, devant la situation de Bellegarde, difficile si Eugène ne marche pas, désastreuse s'il marche, les Alliés ont besoin d'une prompte entente avec Murat ; il sait que Neipperg, qui arrive à Naples, doit lui communiquer les pièces de la négociation et a ordre d'agir de concert avec lui pour arriver au résultat désiré ; mais il n'est pas dupe de Murat ; il est mieux instruit que qui que ce soit de la valeur militaire de l'armée napolitaine ; il est éclairé par sa haine mieux encore que par ses espions ; il voit à merveille que les Alliés font à Murat un Marché d'or, que sa puissance est un mirage, son action promise un leurre, que cela ne compte pas et ne peut pas payer. Bien mieux inspiré que Mier, gagné par Caroline, que Neipperg, débarqué tout frais, avec l'intime conviction qu'en Murat il va susciter un Bernadotte du Midi et dans l'armée napolitaine une armée suédoise, il résiste autant qu'il peut, il oppose à tous une mauvaise volonté persistante, et, sans enfreindre les ordres de sa cour que Menz lui a transmis, il prétexte, pour gagner du temps, la nécessité de prendre des informations personnelles. Le 1er janvier, il décide d'envoyer à Naples son secrétaire particulier, Graham ; il lui donne pour instructions de réclamer un sauf-conduit pour se rendre au quartier général autrichien. II lui enjoint de ne signer aucun armistice, quelques conditions qu'on lui offre, avant d'avoir pu communiquer avec les Alliés. Si on ne le laisse pas aller plus loin, il reviendra en Sicile. Il faut, dit-il, afin qu'ils puissent bien juger de la situation, que les Alliés sachent ce que j'ai de forces en Sicile et ce dont dispose Murat.

Graham, arrivé le 4 à Naples, déclare à Gallo que, depuis deux mois, son chef, lord Bentinck, n'ayant reçu de Londres aucun courrier, il ne saurait décider de rien avant d'avoir conféré avec Neipperg. Neipperg expose à Graham que Murat est en possession de la ligne Florence-Bologne-Rimini ; que, s'il combine son mouvement avec Eugène et marche contre les Autrichiens, ceux-ci sont dans le plus extrême danger ; il fait l'historique des événements, entre dans tous les détails, communique toutes les pièces. L'Anglais, impassible, y cherche et y trouve des contradictions sur les droits des Bourbons de Sicile et, conformément à ses instructions, refuse l'armistice. Neipperg insiste : Commençons, dit-il, par chasser les Français ; nous pourrons toujours battre Murat, s'il faut en venir là Mais Graham n'a pas de pouvoirs ; Bentinck seul peut décider et il décidera lorsque le traité autrichien sera signé. Neipperg, tombant dans les idées de Bentinck, finit par offrir à Graham d'aller soumettre à l'approbation des Alliés le projet qu'avait formé son chef d'une descente en Corse, où il avait pu se ménager des intelligences dont témoignera, le 11 avril 1814, l'insurrection des habitants de Bastia, appelant les Anglais et se livrant à eux.

Murat, singulièrement énervé de ne point obtenir l'armistice, auquel il subordonne sa marche sur l'Italie du Nord, croit faire un coup de maitre et enlever la signature en dévoilant ses projets à l'émissaire de Bentinck, car, après l'expédition de Catinelli, l'italianisme de Bentinck ne fait point doute pour lui. Il envoie à Graham Joncs, l'homme de Ponza et Campo-Chiaro, son ministre de la Police. Campo-Chiaro expose ce que le roi a fait et ce qu'il compte faire : Il est avide de gloire et, ce qu'il veut, c'est devenir le chef de l'Italie unifiée, c'est faire de l'Italie une et indépendante un grand État capable de contrecarrer les projets ambitieux de la France. Il songe si peu à devenir le rival de l'Angleterre qu'il est tee disposé à céder sa flotte à la Grande-Bretagne. Qu'on lui garantisse le trône de Naples et il marchera sans hésiter pour conquérir et affranchir l'Italie. Pour cela, il lui faut l'alliance de l'Angleterre ; lui sur terre et l'Angleterre sur mer, l'unité de l'Italie est faite.

Graham écoute et enregistre ; ces armes que Murat lui fournit contre lui-même, il les rassemble avec soin, puis, muni de tous les renseignements qu'il pouvait souhaiter, il informe Gallo que, décidément, il ne signera rien et, le 8, il part pour Genève. Co même jour, Menz part aussi pour le quartier général des Alliés : il est porteur de la déclaration que Gallo lui a faite le 17 décembre — huit jours avant que Murat, le 25, écrivit à l'Empereur la lettre qu'on a lue : Le roi s'en remettant à la loyauté, franchise et bonnes intentions de l'empereur d'Autriche, s'arrangera comme on le voudra ; il fera de sa personne tout cc qu'on lui demandera ; il se mettra à la tête des troupes qu'on lui confiera ; enfin, il se vouera aux désirs de la cour d'Autriche.

 

En vérité, Bentinck a-t-il tort d'écrire à lord Castlereagh : J'ai toujours craint de voir Neipperg se laisser jouer par la cour de Naples. Les conditions de ce traité sont à la fois impolitiques, inopportunes et inutiles. Il n'y a aucun fond à faire sur Murat et le traité ne nous crée pas seulement un rival, il peut rendre Murat maître de l'Italie... Sans compter, ajoute-t-il, qu'il est lamentable de voir de hautes récompenses accordées à un homme dont la vie entière n'a été qu'un crime., qui a été le complice le plus actif et le plus intime de Bonaparte et qui n'a trahi son bienfaiteur que sous la contrainte de la nécessité. Le traité qu'on veut conclure avec lui est une scandaleuse violation de tous les grands principes de justice publique ou privée.

Plus Bentinck se dérobe, plus Murat le recherche et se jette à sa tête. C'est un commencement de satisfaction qu'il a obtenu, s'il est exact, comme Durand l'écrit, que le 5, la frégate anglaise la Furieuse, qui avait amené Graham, ait remplacé le pavillon parlementaire par le pavillon de paix et que, le 6, les officiers de la Furieuse aient accepté, ainsi que Neipperg et Graham, un grand dinar offert par le roi à bord du vaisseau le Capri ; mais ce sont là politesses qui ne résolvent rien. Le 6, Manhès, on informant Bentinck de l'arrivée de Neipperg muni de pleins pouvoirs, est chargé de lui faire savoir que le comte de Neipperg a aussi annoncé officiellement au cabinet de Naples que Son Altesse Roy ale le prince régent venait d'envoyer à son ministre plénipotentiaire en Sicile des pleins pouvoirs pour traiter avec le roi de Naples ; il lui demande s'il a reçu ces pouvoirs, s'il est disposé à se rendre à Naples ou s'il préfère recevoir à Palerme un ministre plénipotentiaire du roi. Bentinck répond le 8 qu'il préfère venir à Naples, mais il a soin de ne fixer aucune date.

Ce même jour, le 8, Neipperg lui écrit que le traité est signé ; il lui en communique le texte ; il lui demande de signer une convention d'armistice : Un plus long retard de cet armistice pourrait, lui écrit-il, entraîner des suites incalculables pour le bien de la cause commune, et il ajoute : Je me vois obligé de déclarer officiellement, au nom de mon auguste souverain et de tous les hauts alliés, que vous et moi nous serons responsables envers eux, si nous retardons la coopération de cinquante à soixante mille hommes qui peuvent décider le sort de l'Italie et influer par là efficacement sur celui de l'Europe, vous, Mylord, en retardant plus longtemps les arrangements pour un armistice que j'ai eu l'honneur de vous proposer, et moi, de n'être pas parvenu par mes raisonnements de vous convaincre de ma sincérité.

Bentinck ne se rend pas : tout au plus admet-il une suspension d'armes tacite : Le 12, lorsque le général Berthemy, accompagné du capitaine d'Aspre, aide de camp de Neipperg, se présente au nom de Murat, il demande si Neipperg a apporté pour lui, Bentinck, quelque communication de lord Aberdeen ; il ne signera pas l'armistice avant d'avoir reçu des ordres formels. Il ne viendra pas à Naples. Un plénipotentiaire anglais va, dit-il, y être envoyé du quartier général des Alliés ; quant à lui, il n'a rien à y faire.

Le 18, Berthemy revient à la charge : il lui apporte des lettres de Gallo, des dépêches d'Aberdeen, une pressante invitation de Murat qui aspire à faire sa connaissance personnelle ; Bentinck esquive encore, promet d'abord de se mettre en route le 27, puis allègue qu'il doit attendre des instructions nouvelles de lord Castlereagh que ne manquera point de lui apporter Graham. Eu voilà pour le temps qu'il lui plaira.

En fait, s'il n'est point d'accord avec lord Aberdeen dont les pouvoirs sont actuellement périmés par l'arrivée à Bille de lord Castlereagh, il est d'accord avec celui-ci, surtout avec l'esprit de son gouvernement, avec le génie de l'Angleterre. Il en participe, en est imbu et mieux que d'autres l'incarne. Il se soucie fort peu que l'Autriche subisse des échecs en Italie, cela peut davantage brouiller les cartes, ce qui est un gain : ce n'est point là que se décidera le grand débat. Comme il a la visière nette et qu'il connaît l'armée napolitaine, il sait que ce n'est pas cinquante à soixante mille hommes comme ou l'a fait croire à Neipperg, ni trente mille comme on s'en est vanté, que Murat peut mettre en ligne, mais, sa défection accomplie, pas même l'apparence de régiments ; car alors, les Français seront partis. Il ne veut pas, pour un si mince avantage, prendre des engagements qui lieraient les mains du prince régent et qui, à tous les points de vue, auraient des conséquences. Il paraît désobéir et, de fait, il sert son pays comme celui-ci s'attend à être servi. L'Angleterre compte que chacun fera son devoir, signalait Nelson à Trafalgar. Bentinck fait son devoir.

L'Angleterre, si, à un moment, elle arrive à céder aux instances formelles de l'Autriche, et à admettre à Naples une façon de statu que précaire, n'aura jamais l'intention de se lier avec la personne qui est à la tête du gouvernement de Naples ; l'oligarchie anglaise n'admet pas plus Murat que Bonaparte, le roi de Naples que l'Empereur des Français. Si, pour abattre celui-ci, elle doit tolérer celui-là ce ne peut être qu'en l'ignorant, jusqu'au jour où, volontairement crédule, elle acceptera comme authentiques les pièces, à dessein falsifiées, où ne se tromperait pas le dernier scribe du Foreign-Office et d'où elle tirera la condamnation du parjure.

 

Avec l'Autriche pourtant, tout est convenu. Le 7, Murat a écrit à l'empereur François pour lui accuser réception de la lettre que Neipperg lui a apportée. La mission dont cet officier général a été chargé est une nouvelle preuve, a-t-il dit, de l'intérêt et de l'amitié que Votre Majesté m'a toujours témoignés. Je la prie de vouloir bien en agréer mes sincères remerciements et d'être persuadée de mon vif désir de trouver des occasions pour lui donner les preuves les plus convaincantes de ma sincère amitié et de ma reconnaissance. J'envoie au quartier général de Votre Majesté le lieutenant-général prince de Strongoli-Pignatelli, l'un de mes aides de camp, pour lui remettre cette lettre et pour lui réitérer de vive voix mes sentiments. Je partage entièrement et bien sincèrement le vœu que Votre Majesté et ses alliés ont manifesté pour le rétablissement de la paix fondée sur un juste équilibre et sur l'indépendance des puissances. Votre Majesté peut compter sur mon empressement à concourir à ce but salutaire avec tous les moyens qui sont en mon pouvoir.

Le 8, le traité est conclu, et, autant qu'on peut croire, Murat, à ce moment, n'a obtenu aucune indemnité ; mais Mier est annoncé et Neipperg sursoit à signer. Le 11 au matin, Mier arrive et, avant la signature, il a un long entretien avec Murat qui insiste avec la plus verbeuse éloquence sur l'indemnité qu'il devra recevoir lors de la paix générale ; Mier proteste que ses pouvoirs sont de tout point semblables à ceux de Neipperg, mais, à la fin d'une discussion qui dure toute la nuit, il se laisse arracher 400.000 âmes à prendre sur les États romains.

Le traité est signé : Quel est-il ? Tel qu'on croit le connaître, il stipule amitié, alliance et union sincère entre les deux souverains en vue de la poursuite de la présente guerre ; engagement de ne poser les armes que de commun accord ; garantie du royaume de Naples ; contingent à fournir, par l'Autriche, de 150.000 hommes, dont 60.000 en Italie, par Murat de 30.000 hommes ; promesse d'augmenter ces forces en cas de besoin ; commandement des forces combinées dévolu au roi de Naples s'il est présent à l'armée ; convention militaire à conclure ; réserve à celui qui les aura conquis des trophées et des prisonniers ; interdiction de traiter isolément ; concert des ambassadeurs ; restitution par l'Autriche et ses alliés des prisonniers napolitains ; en articles secrets : L'Autriche s'employant à obtenir la renonciation du roi de Sicile moyennant une indemnité convenable ; le roi de Naples renonçant à la Sicile ; l'Autriche médiatrice entre l'Angleterre et Naples ; l'Angleterre cessant les hostilités ; à la paix générale, avantages à assurer à Murat et conclusion d'une alliance défensive ; enfin, en article additionnel et secret, l'avantage à faire à Murat fixé à 400.000 âmes à prendre dans les États romains.

Il convient de n'accepter ces indications qu'avec réserve : Tel qu'il fut signé à Naples, le 11 janvier, par Gallo au nom du roi, par Neipperg et Mier au nom de l'empereur, le traité n'est point tel qu'il fut publié. Il était énoncé dans le préambule et dans les articles 2 et 3 que le but de l'alliance était le rétablissement d'un juste équilibre en Europe d'après les bases sommaires qui avaient été posées à Francfort et remises au baron de Saint-Aignan... Un des articles stipulait que les troupes du roi ne seraient pas obligées de servir hors d'Italie et en France. Les articles secrets n'existaient pas ; ils étaient compris dans le traité presque textuellement. Le roi de Naples renonçait aux droits qu'il pouvait prétendre sur la Sicile et l'empereur d'Autriche garantissait : 1° la renonciation de la maison de Bourbon-Sicile au royaume de Naples, dont l'acte devait être remis au moment de la ratification, 2° la paix avec les souverains alliés, ainsi qu'avec l'Angleterre. L'indemnité du roi de Naples lui était assurée dans les Légations.

Ces assertions se trouvent confirmées sur certains points par des documents positifs : sur l'alliance d'après les bases des préliminaires de Francfort, point de doute : Murat y fait une allusion formelle dans sa lettre à l'empereur d'Autriche ; l'on peut penser que d'autres modifications ont été portées au traité primitif, notamment à l'article concernant l'indemnité à accorder à Ferdinand IV en échange de sa renonciation ; enfin, si le principe de l'indemnité en faveur de Murat était dès lors stipulé, l'énonciation en était-elle aussi formelle et surtout aussi limitative ? Pour obtenir la coopération tant souhaitée de l'armée napolitaine, Mier n'avait-il pas fait d'autres promesses ou tout au moins donné d'autres espérances ?

 

Les incertitudes de la conduite de Murat durant les mois de février, mars et avril, qui paraissaient incompréhensibles et qui permettaient à quelques. uns de ses apologistes de supposer fin débat et une révolte dans sa conscience au moment de porter les armes contre sa patrie et contre son bienfaiteur, s'expliqueront à merveille dès le moment qu'on aura admis ce point de fait, savoir : que l'instrument officiellement publié n'est point l'instrument authentique signé à Naples le il janvier et que celui-ci a subi des suppressions, des modifications et des adjonctions qui l'ont dénaturé ; la non-ratification du traité du 11 janvier et la crainte que, même modifié à son détriment et sans son Consentement, le traité ne fût pas encore ratifié, ont motivé la plupart des actes qui de la part de Murat semblaient inexplicables.

***

Devant la défection de Murai et son adhésion à la Coalition, quelle était l'altitude de Caroline ? Le roi avait promis au maréchal Pérignon qu'il le préviendrait lui-même lorsque le traité serait signé. Le 6, le maréchal est invité à diner au palais : il s'y rend et, assez légèrement, la reine lui dit que c'est sans doute pour la dernière fois.

L'attitude de Pérignon depuis son retour a été au moins étrange. Il n'a rien tenté pour prévenir la trahison. Il n'a rendu compte de rien ; aux Français, si nombreux, répandus dans toute l'armée, il n'a fait passer aucun avertissement ; comme maréchal d'Empire, il avait le devoir de se jeter au travers de cette misérable intrigue, de faire entendre à Murat la voix de l'armée française tout entière, de déclarer aux Français servant à Naples quel était k devoir. Il n'en a rien fait ; mais, sans doute pour se couvrir aux yeux de Napoléon, il a insisté pour voir le roi et le voir seul. La reine pourtant se trouvait auprès de son mari et ne le quitta point. Le maréchal, après s'être vivement et chaudement adressé à Murat qui répondait à peine, se tourna vers la reine : Et vous, Madame, vous, sœur de l'Empereur, si ce fatal traité doit se conclure, bien malgré vous je n'en doute pas, sans doute vous partirez avec l'armée française (?) ; sans doute la sœur de Napoléon ne restera pas ici, au milieu de ses ennemis et protestera, par son départ, contre toute alliance avec eux, si elle n'a pu l'empêcher. A quoi elle répondit seulement, en souriant et s'inclinant devant son mari : Monsieur le maréchal, vous ne l'ignorez pas, le devoir d'une femme est dans l'obéissance ; puis lui lit comprendre, en persistant dans ce ton léger, que la conversation avait assez duré.

Certains ennemis personnels de Caroline ont prétendu lui attribuer en ce qui touche la conclusion du traité, une influence qu'elle n'eut point à exercer. Pour garder leur couronne à n'importe quel prix, pour traiter avec l'Autriche ou l'Angleterre contre l'Empereur et la France, les deux époux étaient d'accord, nième sans avoir besoin de se communiquer leurs impressions : leurs runes sont pareilles et leurs scrupules de même nature. Oh ils se divisent, c'est sur la conquête et la possession de l'Italie. Là Caroline ne suit plus Murat : Elle est peut-être plus décidée sur l'association complète avec l'Autriche ; elle la regarde, écrit Durand le 9 janvier, comme étant son propre ouvrage et, se flattant d'une influence positive dans cette cour, elle voudrait écarter toute autre idée de l'esprit du roi, mais il a mis tant de projets et tant de gens en avant sur ce projet de réunion qu'il lui paraît impossible d'y renoncer. Et, à cette appréciation de Durand, vient s'ajouter le témoignage de l'Autrichien Mier : La reine est parfaite.

Ce n'est pourtant pas que, dans le double jeu qu'elle joue, elle 'flanque de se ménager avec l'Empereur. Jusqu'au dernier moment, elle veut lui faire croire qu'elle a été contrainte, que toutes choses se sont passées malgré elle et que Murat n'a cédé qu'il la fatalité, à un concours inattendu de circonstances où il n'est entré pour rien. Fouché, qui a aidé Murat à tromper l'Empereur, qui du moins, jusqu'au dernier moment de son séjour à Naples, s'est fait l'interprète d'espérances dont il savait l'inanité, est revenu à Florence où il a sans doute entrepris une intrigue nouvelle. Il est, pour Caroline, l'intermédiaire appointé pour cette suprême fourberie. Aussi lui a-t-elle fait tenir cet avis que Fouché s'empresse de transmettre à l'Empereur : Tout est encore changé dans notre politique depuis votre départ. Les rapports sinistres sur la situation de t'Empire, sur l'invasion de nos ennemis qui attaquent à la fois toutes les parties de la France, l'arrivée du comte de Neipperg, plénipotentiaire de l'Autriche, et de M. Graham, envoyé par lord Bentinck, ont fait tout à coup sur les imaginations l'impression la plus vive. L'éruption du Vésuve n'a pas été plus prompte et plus éclatante que le bouleversement des têtes napolitaines. J'ai vu s'évanouir sans espérance de retour le résultat de nos entretiens avec le roi et de votre mission près de lui. Nous n'avons plus à délibérer que sur les conditions de notre alliance avec les puissances coalisées. Jusqu'à présent, le roi a rejeté la proposition d'entrer dans la guerre qu'on fait à la France, mais on persiste à ne vouloir aucune neutralité. Jugez de notre situation, vous qui connaissez mon amour pour l'Empereur ! Si le fatal traité est signé, vous en serez prévenu sur-le-champ.

Si l'avis est exactement transmis, si Fouché ne l'a point arrangé pour que l'Empereur y trouvât à la fois l'attestation de sa fidélité envers lui, et l'explication de l'issue, si contradictoire à ses lettres, qu'a eue sa mission, il faut penser qu'il a dû être concerté entre Caroline et Fouché, avant que celui-ci ne quittât Naples. Seulement, Caroline, on l'avouera, ne s'est pas donné grand mal pour attester les combats qu'elle u dû livrer à sa tendresse fraternelle.

 

Murat en a pris davantage, lorsqu'il a écrit à l'Empereur le 15 janvier : Sire, je viens de conclure un traité avec l'Autriche. Celui qui a combattu si longtemps près de vous, votre beau-frère, votre ami, a signé un traité, un acte qui semble lui donner une attitude hostile envers vous. C'est vous en dire assez. Votre Majesté peut apprécier dès lors, et la nécessité à laquelle je cède, et le déchirement que j'éprouve. Il me serait inutile de rappeler le passé. Votre Majesté a toutes mes lettres sous les yeux ; celle surtout du 23 novembre et celle du 25 décembre. J'étais alors fermement persuadé qu'en agissant dans le sens que j'avais indiqué, on pouvait assurer l'indépendance d'une grande partie de l'Italie, peut-être de l'Italie tout entière ! Dans l'espoir d'une réponse précise et toujours attendue, j'avais fait marcher mes troupes et j'agissais déjà conformément au système préparé. Mais Votre Majesté s'est tue pendant deux mois entiers... ou bien ce qu'elle m'écrivait ne pouvait ni me rassurer ni me diriger. Cependant les événements se pressaient et, par le résultat nome de mes mouvements, je me trouvais en présence des armées autrichiennes. Il n'y avait plus à délibérer, il fallait ou se battre, ou accepter la paix avec les conditions qu'on y mettait. Dans le premier parti, j'avais à combattre un ennemi dont les forces supérieures pouvaient s'augmenter chaque jour, disposant de toutes les ressources dans les pays occupés par ses armées . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour comble d'inquiétude, j'avais laissé à découvert toutes les côtes de mon royaume. Je pouvais donc me voir tout à coup entouré d'ennemis et séparé de ce que j'avais le plus cher au monde et que j'avais laissé à Naples ! Enfin, tous mes sujets me demandaient hautement la paix et mon armée n'aurait combattu qu'à regret et sans énergie ceux qui nous offraient cette paix si ardemment désirée. Ainsi, ce parti extrême des armes, funeste pour moi-même, aurait été sans objet pour la France, puisqu'à moi seul je ne pouvais espérer changer l'état des choses. Je n'aurais fait qu'affliger le cœur de Votre Majesté en lui offrant en moi le spectacle de son ouvrage détruit et en venant compliquer par mon infortune les difficultés pour arriver à une paix générale. . . . . . . . . . . . . .

Il a donc fallu me résoudre à traiter et à consentir presque malgré moi, à ma conservation, à celle de ma famille, à celle de ma couronne ! Et cependant, malgré l'évidence de ces considérations, j'hésitais encore quand je reçus le rapport de la Commission ventrale et la réponse de Votre Majesté à l'adresse du Sénat. J'y vis que la paix était le vœu général de la France comme celui de Votre Majesté, que, pour la donner au inonde, vous consentiez à renoncer 1 toute conquête. L'Italie n'était donc plus rien pour Votre Majesté. Cet avertissement que vous me donniez, sans doute à dessein, a été entendu. J'ai senti qu'il n'y avait plus un instant à perdre. . . . . . . . . . . . . . .

Il m'a donc fallu signer un traité avec ceux qui sont encore vos ennemis ! Au milieu de ce changement apparent, mon 'mur est toujours le même, Non ! je ne combattrai pas contre la France et contre vous ! Le champ de celle guerre malheureuse est assez vaste pour qu'on puisse espérer ne pas s'y rencontrer et cette paix générale, dont votre modération même nous donne l'assurance, viendra bientôt ôter à celle que j'ai particulièrement conclue, tout ce qu'elle peut avoir eu d'amer pour vous. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ou je me trompe, ou le résultat de cette paix particulière ne peut être sans quelque intérêt pour Votre Majesté elle-même. Au milieu des prétentions, des préjugés de toutes les vieilles dynasties régnantes, j'ai traité d'égal à égal avec elles. J'ai su prendre et garder mon rang parmi les débris qui couvrent l'Europe. Votre élève, votre beau-frère a conservé la couronne que vous lui aviez donnée et, après ce court orage qui nous sépare, vous retrouverez avec plaisir celui qui vous est éternellement attaché.

Je ne saurais vous exprimer combien cette réflexion qui me porte à vous-même (?), qui me rattache encore à Votre Majesté, lors même que je parais m'en éloigner davantage, apporte d'adoucissement aux chagrins que j'éprouve. J'aime à penser aussi qu'elle [trompera] dans votre cœur le premier mouvement qui pourra s'élever contre moi. Ramené ainsi à des sentiments plus calmes, vous ne consentirez jamais, Sire, à me considérer, à me laisser traiter connue votre ennemi personnel.

Les relations d'amitié et de famille doivent-elles être interrompues entre moi et Votre Majesté parce que celles de la politique l'auront été momentanément ? J'ai besoin d'apprendre que vous m'aimez encore parce que je vous aimerai toujours. Lorsque ces nuages seront dissipés, il faut pour mon cœur que je puisse vous revoir commune un ami après une pénible absence. Il ne faut pas surtout que, pendant cette séparation forcée, il se passe rien qui puisse laisser de tristes souvenirs[13].

Il convient de s'arrêter à cette lettre qui constitue sans doute l'argument majeur en faveur de Murat, puisque ce fut son fils Achille qui jugea à propos de la publier. Il ne l'a point donnée in extenso et, sans doute, n'a-t-il point supprimé les passages qui renforçaient sa thèse, mais ceux qui l'infirmaient. La publication partielle est déjà une cause de suspicion et de condamnation, mais il est impossible de trouver dans cette lettre la moindre circonstance atténuante, même en prenant qu'elle soit écrite de lionne foi, ce qui ne sera soutenu par personne. L'argument essentiel de Murat est la réponse de l'Empereur à l'adresse du Sénat ; il ne la connaissait point lorsqu'il négociait et concluait ce traité. De cette lettre, on a tiré bien d'autres conséquences : Un ministre de Murat, complice de sa trahison, Agar, comte de Mosbourg, s'adressant comme fondé de pouvoirs de la reine Caroline, aux Chambres françaises, l'a invoquée pour donner, de la défection de 1814, une explication presque aussi véridique que celle qu'il a fournie de l'exécution du duc d'Enghien et de la lieutenance de Murat en Espagne : Les personnes initiées aux secrets de la politique de la dernière époque de l'Empire savent parfaitement, a-t-il écrit, ce qu'on doit entendre par ce qu'on a appelé la défection de Murat. Elles n'ignorent pas que celui que cette prétendue défection devait blesser le plus vivement et qui, dans la suite, s'en plaignit avec tant d'amertume, y donna dans le principe son assentiment sinon formel, au moins tacite. Murat qui avait sur les bras l'Autriche et l'Angleterre, devait être infailliblement écrasé ; mais, quand il se déclara pour l'Autriche, avant de prendre un parti qui devait tant lui coûter, il exposa à diverses reprises sa situation à l'Empereur. Devait-il transiger ou résigner sa couronne ? Que l'Empereur se prononce et le roi de Naples ne sera qu'un soldat de plus dans l'armée française. Napoléon se tut et ne rappela pas Murat. Napoléon croyait avoir assez des braves qui combattaient avec lui. Il était au contraire de la plus grande importance pour lui que Murat ne quittât pas l'Italie, dût-il, en y restant, prendre une attitude hostile. Mieux valait avoir affaire à un adversaire officieux, à un ennemi dévoué, qu'aux Bourbons de Naples appuyés par une armée anglo-autrichienne. Murat se dévoua donc. Il traita avec l'Autriche, mais, comme la chance tourna mal, nécessairement Murat fut un transfuge. Si la chance eût été meilleure, le transfuge eût conservé à la France un point d'appui en Italie et peut-être la prépondérance en Europe.

Admettre entre Napoléon et Murat une telle connivence, prêter, en cette tragédie, un tel rôle de fourberie à l'Empereur, vouloir qu'après le malheur, il ait nié le consentement donné, affirmer cela sans apporter même un commencement de preuve, ce fut sans doute, dans cette campagne de mensonges contre la mémoire de l'Empereur, la plus audacieuse des entreprises. Elle réussit pourtant : si l'on n'admit pas tout entière la thèse de Caroline et de M. de Mosbourg, on accorda l'infortuné prince des circonstances atténuantes ; on adopta certaines au moins des excuses qu'on avait invoquées pour lui ; l'on tourna contre Napoléon les lettres que Murat lui avait écrites, alors que ces lettres seules motivent un impitoyable verdict.

 

La lettre du 15 janvier constitue, avec les lettres du 31 octobre, du 23 novembre, du 25 décembre et du 8 janvier, l'ensemble des communications faites à l'Empereur par Murat depuis son retour en Italie. On ne saurait y trouver, sauf dans la lettre du 31 octobre, la moindre allusion à une rivalité de commandement avec Eugène. Par suite, tombe l'argument présenté de ce chef par les défenseurs de Murat.

Le 16 octobre 1813, d'ailleurs, Murat avait formé avec l'Autriche l'accord dont il avait jeté les bases aussitôt son retour de Russie, vraisemblablement même avant d'avoir quitté la Grande Armée. Le 21 octobre, il ne se contentait plus de la garantie du royaume de Naples, il élevait des prétentions à une augmentation de territoire. Le 31 octobre, passant à Milan, il préparait l'intrigue qui devait lui livrer l'Italie impériale. Le 23 novembre, il jugeait le travail de ses agents assez avancé pour faire à l'Empereur la proposition formelle de lui céder l'Italie. En même temps, il avait endoctriné Mier, lequel allait se faire près des Alliés l'avocat de sa cause et lui procurer une indemnité de près d'un million d'âmes. Mis en possession par l'Empereur des départements impériaux jusqu'au Pô : Rome, Trasimène, Ombrone, Méditerranée, Arno, Apennins, Taro et Gènes, il rejoignait, par la côte de l'Adriatique, où l'Autriche lui cédait les trois départements : Ausone, Metauro, Rubicon, les quatre départements : Crostollo, Panaro, Reno et Bas-Pô, qu'Eugène devait abandonner à son armée ; il s'appuyait sur la ligne du Pô qu'il avait des chances de garder comme frontière. Le 25 décembre, n'ayant pas encore reçu de l'Autriche la réponse attendue, mais comptant sur le retour de Mier, il presse l'Empereur comme il fait parce qu'il espère lui arracher un acquiescement qui, étant donnée l'occupation par ses troupes des Etats romains et de la Toscane, lui permettra de prendre possession sans contradiction, des territoires impériaux, d'opposer à l'Autriche le Tait accompli et d'obtenir par un traité en règle la confirmation de tout ou partie de ces acquisitions. L'arrivée subite de Neipperg le déroute ; il cède à cet accoucheur de consciences, et, son travail n'étant pas au point de perfection, il conclut le traité. Au moins Mier survenant, obtient-il une aumône.

Mais il doit donner, vis-à-vis de l'Empereur, une conclusion à cette longue intrigue, rejeter, s'il peut, sur Napoléon la responsabilité de la rupture, prendre, devant la France, devant la postérité dont il parle sans cesse, l'attitude de l'homme cédant à des nécessités inéluctables, contraint par la destinée, sollicité par l'Europe, maltraité par l'Empereur, surpris par les propositions autrichiennes et anglaises — et pourtant resté reconnaissant, dévoué, pour un peu il dirait fidèle, à son bienfaiteur et à sa patrie, l'attitude enfin d'un brave soldat, tout rond et sans malice, mauvaise tête et bon cœur, qui ne s'abaisse point aux vilenies de la politique, et qui, acculé dans une impasse, n'a pu en sortir autrement qu'il a fait.

Nul comédien qui l'égale, nul qui entre mieux dans la peau de ses rôles. II les joue avec un entrain, une véhémence, une furie, qui simulent excellemment la nature. Sans doute force-t-il la voix, outre-t-il le geste, offre-t-il plus qu'on ne demande, mais on met cette exubérance au compte de sa nature méridionale, et cette sincérité débordante n'en produit pas moins son effet. Or, il est, plus qu'homme au monde, à combinaisons et à manœuvres. Son procédé, fort grossier à tout dire, consiste uniquement à déclarer à chacun, quel qu'il soit, dont il a besoin, qu'il n'aime que lui, qu'il l'adore, qu'il est prêt à lui tout sacrifier : il n'en croit pas un mot, mais il réussit à accréditer au moins une partie de ce qu'il dit. Si peu qu'on en prenne, c'est plus qu'il n'en pense et l'on reste sa dupe. Pour lui, il a la mémoire si courte que le temps de tourner sur ses bottes rouges, il a tout oublié. Landrieux, Barras ou Napoléon, c'est tout un. D'un bout à l'autre de sa carrière, il est le même ; ses manifestations d'ingratitude se suivent et se ressemblent. La dernière est plus éclatante. On en mesure l'ignominie à l'immensité des bienfaits mendiés, aux circonstances où elle s'est accomplie, aux conséquences qu'elle a produites, mais elle procède des mêmes sentiments et atteste le même caractère. La bassesse d'une Arne n'est ni d'un moment ni d'un jour, elle est d'une vie, et ici, la vie entière en témoigne.

***

Les Français au service de l'Empereur n'avaient pourtant pas encore reçu notification officielle du traité et bien que, depuis le 6, le ministre de France eût acquis de fortes raisons d'être assuré qu'une alliance offensive et défensive était déjà conclue entre Naples et l'Autriche ; bien qu'il en eût déjà fait passer l'avis à Miollis, lequel, aussitôt, en avait écrit à Elisa, à Eugène, au duc d'Otrante, au duc de Vicence et aux préfets de son gouvernement, il n'en continuait pas moins à résider à Naples et, par son exemple, à déterminer ses nationaux à l'imiter. Le 13, le Moniteur napolitain publie cette note qui devait enlever les dernières espérances : Sa Majesté le roi, était-il imprimé, après être parvenu au plus haut degré de la gloire militaire, a conçu le noble et sublime dessein de se mettre à la tête d'une armée puissante, pour garantir, dans cette lutte sanglante, la tranquillité intérieure de l'Italie méridionale et concourir aux vues des puissances coalisées par une pacification universelle et durable.

Cette déclaration ne suffit pourtant pas à convaincre Pérignon qui tenait à sa place. Il voulut recevoir de la bouche même du roi, l'assurance que le traité était signé ; il l'eut le 14, et, sans rien faire, sans rien tenter, sans donner aucun ordre, sans faire entendre aucune protestation, le gouverneur de Naples, nommé par l'Empereur, partit le 16 à quatre heures du matin.

Durand, moins empressé, bouclait sans hâte ses paquets, vendait ses meubles à la reine qui faisait retirer de l'hôtel de la légation le portrait en pied de l'Empereur qu'elle y avait fait placer. Il ne se mettait en route, avec ses trois voitures, que vers le 25 janvier ; le roi lui avait donné pour l'accompagner un des aides de camp du général Tugny, ministre de la Guerre : ce qui ne l'empêcha pas d'être entièrement dévalisé, dans la nuit du 1er au 2 février, à San-Giovani, à quinze milles de Florence, par une troupe de cinquante brigands qui pillèrent ses. trois voitures et le laissèrent sans une obole. Les bandits qui l'assaillirent avaient des goûts qui révèlent qui les pavait : ils enlevèrent d'abord les caisses contenant les chiffres et les papiers. Sur la plainte que Durand adressa au général napolitain Minutolo, on lui rapporta quelques pièces insignifiantes ; le 6, quand, à Bologne, il se présenta pour voir le roi, celui-ci, qui dînait avec Nugent et Miel, refusa de le recevoir et se contenta de lui faire exprimer ses regrets[14].

Quant aux Français au service de Murat la plupart de ceux qui se trouvaient à Naples donnèrent leur démission[15]. Dans l'armée expéditionnaire, l'inquiétude était profonde et les événements qui se déroulaient à Rome et à Florence n'étaient pas pour la diminuer.

Le 6, le général Millet de Villeneuve avait adressé à la garde royale un ordre du jour reproduisant presque textuellement les phrases de la lettre adressée le 3 par Murat à l'Empereur. Cet ordre du jour envoyé de Naples eût dû ouvrir les yeux à Miollis : le 7 pourtant, il ne se doutait encore de rien et, attendant le roi de jour en jour, il avait disposé pour l'escorter la plupart des gendarmes du département ; il avait envoyé des détachements fouiller les bois et toutes les avenues suspectes et il priait en grâce le maréchal Pérignon de lui faire savoir l'époque fixe du départ du roi aussitôt qu'il en aurait connaissance. Par suite du désarmement et du renvoi du 2e régiment étranger, la garnison de Rome se trouvait réduite à environ mille hommes, tous conscrits, et à cent gendarmes. Miollis essayait d'organiser un nouveau régiment avec les Français, les Italiens et les Polonais sortis du 2e étranger, mais ce n'était encore qu'un projet, et les Napolitains casernés en ville étaient 4.500, avec deux cents chevaux et douze canons.

Le 8 seulement, Miollis apprenait de Durand que le roi avait conclu un traité d'alliance offensif et défensif avec l'Autriche et qu'il avait signé un armistice avec les Anglais. Les bruits les plus inquiétants se répandaient dans Rome ; une sorte de panique se produisait parmi les fonctionnaires français qui craignaient tout de la populace. Miollis, sentant l'impossibilité de résister dans les départements que les chefs des troupes napolitaines manifestaient par toutes sortes de détails le projet d'occuper, donnait au préfet du Trasimène et au général qui y commandait l'ordre de se retirer au besoin dans le Grand-Duché avec les fonctionnaires, la gendarmerie, la compagnie départementale et le détachement du 6e d'infanterie, seule force dont ils disposassent. Le 9, il était sommé par le général Pignatelli-Cerchiara de laisser entrer ses troupes au fort Saint-Ange pour y former le dépôt du 7e de ligne. Le château Saint-Ange, répondait-il, est entièrement occupé par sa garnison et ses approvisionnements. Le Napolitain ayant insisté, même réponse.

Le 11, le jour de la signature du traité, il reçoit de Murat une lettre, datée du 10, où le roi lui annonce qu'une expédition anglaise se prépare contre la Toscane et en particulier contre Livourne qui est presque sans défense, que l'ordre a été envoyé au général Pignatelli de diriger sur Livourne le 4e régiment d'infanterie légère ; mais Pignatelli ne doit faire partir ce corps qu'après avoir occupé, conjointement avec les troupes françaises, le fort Saint-Ange. — Il me serait impossible, dans la situation actuelle de l'Italie, ajoute le roi, de porter mes troupes en avant sans avoir établi entre elles et mon royaume des communications sûres. J'espère donc, monsieur le comte, que vous ne ferez aucune difficulté de recevoir, dans le fort Saint-Ange, au moins un bataillon napolitain. Vous ne voudrez sûrement pas confirmer par un refus les soupçons que la malveillance s'est plus à répandre sur mes sentiments et exposer tous les Français aux fureurs de la populace romaine qui n'est que trop indisposée contre nous. Au reste, je vous rends responsable aux yeux de la France et du monde des événements que votre refus pourrait amener.

J'ai ici depuis onze jours un ministre plénipotentiaire autrichien ; je n'ai voulu encore rien conclure avec lui parce que j'attends des réponses de l'Empereur.

Je vous ai prévenu, par ma lettre du 15 décembre, que je prenais le commandement de tous les pays occupés par mes troupes. Vous ne m'avez pas répondu parce que, sans doute, vous ne vous êtes pas cru autorisé et que vous avez voulu attendre des ordres de votre gouvernement que vous devez avoir reçus à l'heure qu'il est. Je vous déclare donc que si vous persistez à ne pas couloir exécuter mes ordres, dans un moment surtout où nous sommes à la veille de voir nos communications avec la France interrompues, je me verrai forcé de pourvoir au commandement militaire des États romains. J'aime à me flatter que, pénétré de votre position, de celle des Français en Italie et surtout de la mienne, vous m'éviterez ce désagrément et que vous voudrez bien, au contraire, concourir avec moi au maintien de la tranquillité des États romains et à la sûreté de tous les Français qui s'y trouvent. Il ajoute en post-scriptum : On me rapporte, monsieur le comte, que vous êtes dans l'intention de prendre de, otages parmi les familles romaines. Je ne puis croire à une telle assertion, cinq mille hommes de troupes napolitaines étant plus que suffisants pour répondre de la tranquillité de Rome.

Miollis répond le même jour, 11, à cinq heures du soir, qu'il attend les ordres de l'Empereur. C'est son devoir. Sur tous les points, dans des formes d'une parfaite courtoisie, même d'une respectueuse déférence, refus catégorique. Une seule allusion au traité, pour prouver qu'il n'est pas dupe : Des soupçons, il est vrai, je le dis avec franchise à Votre Majesté, ont été appuyés par des propos et des observations di' personnes attachées à son service à Rome j'ai jugé ces soupçons absurdes et je les ai repoussés.

Miollis a lait avertir le général Barbon qui commande à Ancône ; il a envoyé des renforts à Civita-Vecchia avec le général Lasalcette qui doit en prendre le commandement ; il a fait entrer des troupes au fort Saint-Ange où il couche ainsi que les principales autorités, mais il ne peut faire plus, les Napolitains étant considérés comme alliés et amis. Il n'a pas même ordonné la réunion de la 30e légion de Gendarmerie dont les brigades dispersées risquent d'être désarmées par les Napolitains ou massacrées par la populace. Des employés français, chez qui la terreur est au comble, plusieurs sont déjà partis, entre autres Janet, directeur du Trésor, qui a mis sa caisse à l'abri. Des mouvements se produisent où il est impossible de méconnaître l'action napolitaine : une révolte éclate dans une des prisons de Rome, mais des gendarmes arrivent à temps, fusillent six détenus déjà parvenus au dernier guichet : les six cents autres, qui allaient s'évader, rentrent dans l'ordre. A Montefiascone, pillage des caisses publiques et de la caserne de la gendarmerie, assassinat d'un gendarme, insulte aux écussons impériaux ; mais un détachement que Miollis envoie a bientôt mis les révoltés à la raison.

Il est clair que Murat prépare ainsi son intervention ; le post-scriptum à sa lettre du 10 le prouve. On assure que le général Pignatelli a depuis plusieurs jours l'ordre du roi de s'emparer de vive force du commandement, mais les régiments qui sont à Rome ayant une grande quantité d'officiers français sur lesquels il est très difficile de compter pour agir contre les représentants de l'Empereur, Pignatelli a écrit au roi pour lui faire des observations à cet égard.

Le 13, Pignatelli se plaint des patrouilles nocturnes de gendarmerie et somme officiellement Miollis de recevoir garnison napolitaine au fort Saint-Ange. Refus de Miollis. Le 14, Pignatelli envoie des grenadiers napolitains prendre la garde au palais du roi d'Espagne, Charles IV, et au couvent des Saints Dominique et Sixte, résidence de la reine d'Etrurie ; le 15, il dispose des plantons à toutes les portes de la ville sous prétexte d'empêcher la désertion de ses troupes ; le même jour, Maghella arrive à Rome, et une députation de la noblesse romaine, composée du duc de Sora, des princes Barberini et Potenziani, alléguant les périls que courent les personnes et les propriétés, s'adresse au roi de Naples, l'invitant à prendre possession de la ville et à y installer un gouvernement provisoire.

Tout semble donc indiquer que les changements politiques, annoncés ici depuis quelque temps, sont au moment d'être effectués ; mais Murat est obligé de compter avec les Français qui font le meilleur de son armée et dont le départ simultané ferait crouler son apparence militaire. Vainement a-t-il fait circuler à Rome, tantôt sous la date de février 1813, tantôt sous celle de janvier 1814, une lettre comminatoire qu'il aurait, à en croire ses agents, adressée à l'Empereur, réquisitoire contre Eugène, contre Caroline, contre Napoléon lui-même, que garnissent de basses flatteries à l'égard des soldats français : il faut être Barras ou Colletta pour s'y laisser prendre ; pas un soldat n'y mord. On s'indigne et on murmure. Le général Aymé, si avant dans l'intimité et dans les confidences de Murat, dont son frère a été l'agent le plus affidé, n'a pu résister pourtant à se faire l'interprète de ces plaintes, et, par deux lettres, il a signifié au roi que si, personnellement, il lui restait fidèle, il n'entendait, pas plus que ses camarades, combattre ses compatriotes. En même temps, le 15, le général Soye, commandant l'infanterie de la garde — grenadiers, vélites et voltigeurs — a assemblé les officiers français de ces trois corps et leur a retracé en peu de mots, mais avec l'énergie et l'indignation qu'il ressentait, la position dans laquelle ils se trouvaient. Tous ont résolu unanimement de donner leur démission et de rentrer en France. Ce désir étant partagé par les sous-officiers et les soldats, le général Soye a envoyé aussitôt une estafette au roi pour lui faire part de la détermination qu'il venait d'adopter.

Le 17, Murat répond à Aymé — et en même temps à Soye : Vous connaissez mon cœur, vous savez combien je suis Français. Tous les Français doivent me plaindre. Il n'y avait pas à choisir. Il ne me restait que le parti que j'ai pris ; pouvais-je m'exposer à devenir la fable de l'Europe en perdant ma couronne ? Devais-je aller à Paris augmenter le nombre de tant de personnages détrônés ? Devais-je sacrifier ma famille et mes sujets ? Devais-je exposer tant de Français qui se sont dévoués si généreusement à mon service ? Non, non ! la postérité ne me l'aurait pas pardonné ! Pourquoi l'Empereur s'est-il obstiné à garder le silence à toutes mes propositions ? Pourquoi a-t-il traité sans moi - ? J'eusse sauvé l'Italie. Il voulait mettre le roi de Naples sous les ordres du vice-roi un du moins ne pas le mettre sous les miens. Cependant je reculais toujours la signature d'un traité, mais l'Empereur a-déclaré qu'il renonçait aux conquêtes et qu'il acceptait pour bases de la paix les Alpes etc., etc. Quand il cède l'Italie et qu'il ne me donne aucune garantie pour mes États, devais-je m'exposer à les perdre pour m'obstiner à vouloir défendre un pays qu'il a déclaré vouloir céder ?... Je vous envoie le Moniteur du 1er, vous y lirez sa réponse au Sénat... Adieu, rassurez tous les Français ; dites, leur qu'ils me trouveront toujours Français et toujours le même pour eux.

Ainsi tout lui est bon et fait-il arme de tout. Ainsi s'explique-t-on les verbeuses apologies qu'il a adressées à l'Empereur et qu'il peut quelque jour vouloir imprimer pour sa défense. Tout ce qu'il affirme est mensonge ; même, pour justifier un traité conclu le 8 et signé le 11, va-t-il jusqu'à invoquer le Moniteur du 1er qui n'a pu lui parvenir avant le 15. On ne vérifiera pas. D'ailleurs ses arguments, vis-à-vis des Français que représente Aymé, sont simples, tels qu'il doit les fournir à des militaires, lui, soldat, général, brave homme, bon Français...

Mais il sent fort bien qu'au premier coup de fusil qu'il commandera de tirer contre le fort Saint-Ange, toute cette rhétorique tombera, et c'est pourquoi, comprenant qu'il n'aura pas raison de la fidélité de Miollis, il est disposé à toutes les concessions pour éviter d'avoir à procéder de vive force, pour obtenir, s'il est possible, que tout soit réglé avant qu'il n'arrive lui-même à Rome.

C'est l'objet de la mission de Maghella : Maghella, lorsqu'il est reçu par Miollis le 17 au matin, lui déclare que la pensée du roi est d'abord de pourvoir à la conservation de ses États, ensuite de garantir de tout péril les Français qui sont à Naples et dans la Basse-Italie, enfin de se mettre à même, à tout événement, de pouvoir être utile à la France et à l'Empereur. Et il développe qu'à cet effet, le roi pouvait se trouver dans telles circonstances urgentes et tellement pressé par la Coalition et les Anglais qu'il serait obligé de prendre des mesures extraordinaires qui répugneraient sans doute à son cœur, en s'emparant du commandement et de la direction des pays qu'il occuperait ainsi pour les soustraire aux maux d'une invasion inévitable ou de souscrire à la condition de laisser les Anglais et la Coalition agir hostilement, les troupes napolitaines n'étant pas dans la disposition de se battre contre eux. Miollis se contente de répondre que la place des troupes napolitaines est sur le Pô, qu'aucune disposition ne peut varier ni changer le gouvernement des États de l'Empire que celles émanées directement de l'Empereur à qui il demande des ordres.

Sur ce nouvel échec, Murat se détermine à agir. Pignatelli-Cerchiara se retire ; La Vauguyon, resté jusque-là dans la coulisse, prend le commandement. Murat a-t-il pensé qu'un Français, même renégat, vaudrait mieux pour rallier les Français ; qu'un grand dignitaire de la Franc-Maçonnerie exercerait une action directe sur ses frères, ou, dans une circonstance aussi grave, n'a-t-il voulu s'en rapporter qu'à celui qui fut si longtemps son confident — et qui sans doute, malgré l'intermède avec Caroline, l'est resté ? Obligé d'aller prendre le commandement de ses troupes pour satisfaire aux engagements qu'il a contractés avec l'Autriche ; poussé en quelque sorte hors de Naples par la reine qui sent tous leurs intérêts compromis s'il ne paie pas de sa personne et s'il s'attarde encore pour recevoir Bentinck, qui d'ailleurs se croit bien plus forte pour liquider, lui absent, la situation vis-à-vis des Français et pour mener l'alliance jusqu'au bout, Murat est contraint d'en finir, mal ou bien, avec Miollis qu'il ne peut laisser derrière lui commandant à Rome au nom de l'Empereur.

Le 19, La Vauguyon, en sa qualité de lieutenant-général de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles et de commandant supérieur dans les États romains, adresse aux habitants des départements du Tibre et du Trasimène, une proclamation par laquelle il notifie que Sa Majesté, par son décret du 16 janvier présent mois, ayant daigné lui confier le commandement supérieur des Etats romains, il regarde comme le premier de ses devoirs d'annoncer que, dès ce moment, ont cessé, en tout et pour tout, les pouvoirs exercés par M. le général comte Miollis : il ordonne à toutes les autorités civiles et militaires de regarder ses pouvoirs comme lui ayant été transférés par les ordres de Sa Majesté le roi de Naples, son auguste maître. — Sa Majesté, dit-il, nous a ordonné de faire provisoirement occuper les deux départements et de prendre en même temps, jusqu'à nouvel ordre, les mesures de gouvernement qui, en cette circonstance, seraient réputées les plus propres à réaliser ses bienfaisantes et généreuses intentions et à faire ainsi cesser les désordres actuels comme à éloigner ceux dont ces États sont menacés[16].

En même temps, le 19, il fait parvenir à Miollis une lettre, en date du 20, où il lui signifie que le roi a reçu sa lettre du 11, que Sa Majesté a appris, à la fois, que des troubles s'étaient produits à Montefiascone et à Bolzano, qu'une fermentation inquiétante se produisait dans le district de Velletri, que l'agitation régnait dans Rome et que l'existence des Français y était compromise. Cependant, continue La Vauguyon, ses troupes occupent Rome et couvrent les États romains et, depuis deux mois, vous vous refusez d'exécuter les ordres de Sa Majesté, tandis qu'avertis sur les dangers qui menacent leur sûreté, les Romains appellent à leur secours, par leurs vœux et par des députations, l'autorité royale. Sa Majesté espérait toujours que le général Miollis se déciderait à exécuter ses ordres, mais la lettre qu'elle a reçue de lui ne lui laisse plus d'espoir cet égard et, ne voulant pas s'exposer au blâme de n'avoir pas empêché les troubles de Rome, le roi me charge, conclut La Vauguyon, de vous annoncer qu'il m'a nommé commandant supérieur des États romains. Je vous préviens en conséquence que je prends dès à présent le commandement. J'espère que vous ne contrarierez pas Sa Majesté et que vous contribuerez, par votre déférence, à ses dispositions et à me mettre à même de maintenir la tranquillité dans les États romains et d'y veiller à la sûreté des Français, afin de sauver cette ville importante de l'anarchie qui menace de la dévorer.

Miollis répond que, placé à la tête du gouvernement de Rome par Sa Majesté l'Empereur et Roi, il n'a d'ordres à recevoir que de lui ; qu'aucun danger ne menace la ville, que l'anarchie n'existe pas, que rien ne peut motiver l'acte du commandement militaire dont La Vauguyon s'investit, que, pour lui, il ne peut, en aucune manière, reconnaitre d'autre autorité que celle qu'il tient de Sa Majesté. Puis, il donne, l'ordre aux autorités civiles des deux départements de se retirer sur la Toscane ; quant à lui, faisant remettre aux napolitains les archives et tous les bureaux, il s'enferme, avec tout ce qui est militaire, au château Saint-Ange. Compris les états-majors, l'administration, les détenus, les dépôts du Ge de ligne et du 22e léger, les détachements du 64e, du 14e léger, du 2e étranger, du 2e d'artillerie et de la gendarmerie, les femmes, les enfants et les forçats, c'est 1943 bouches à nourrir. L'approvisionnement, sauf en viande fraiche, est suffisant : dès les premiers jours, il faudra abattre, pour les manger, les chevaux d'artillerie. La plupart des soldats sont des conscrits, mais l'instruction est si rapidement et si énergiquement poussée qu'en peu de jours la garnison se trouve prête à tout événement.

Murat pourtant a réussi ; pas un coup de fusil n'a été tiré ; le doute, par là plane encore sur ses projets. Une résistance active les eût déconcertés. Au premier coup de canon parti du fort Saint-Ange, les trois régiments de la garde napolitaine se fussent ralliés autour des Aigles ; c'était plus qu'il ne fallait pour châtier la trahison. Victorieux ou non, Miollis eût dissipé ce prestige qui allait trop durer et porter pour l'Empereur les conséquences les plus graves. Mais il crut avoir assez fait en restant fidèle, et il ne pouvait se douter des suites qu'aurait sa passivité.

 

Ayant ainsi provisoirement pris possession de l'État romain au nom des Alliés, Murat peut arriver. Il quitte Naples le 23, est le 24 à Rome où il entre en triomphateur et, le soir même, il envoie son aide de camp, le général Romeuf, proposer à Miollis de se retirer sur Gênes avec ses troupes ; éconduit, Romeuf revient une heure après, demandant de la part du roi s'il existait des hostilités entre l'Empire et le royaume. Miollis, trop courtisan pour rompre nettement en visière, répond pourtant que les actes émanés au nom du roi annonçaient des dispositions hostiles qui le déterminaient à persévérer dans la résolution qu'il avait prise précédemment.

De la part de Murat, ces pourparlers avaient pour objet de détourner l'effet des protestations violentes que lui avaient adressées les généraux français de son armée. Vainement avait-il dit au général Soye qu'il l'avait nommé lieutenant-général et qu'il le renvoyait à Naples près de la reine pour y faire fonctions de capitaine des gardes : Soye avait refusé et demandé son congé. Aymé, moins intransigeant, s'était laissé faire et avait accepté ce que Soye avait dédaigné, mais si, à l'égard de l'Empereur, des défections se produisaient dans les hauts grades[17], dans les grades inférieurs, contre le roi la révolte était universelle. Au café, des officiers mettaient aux enchères la défroque napolitaine ; les grenadiers de la garde signifiaient leur volonté de ne pas combattre contre leurs compatriotes et le roi se trouvait trop heureux qu'ils voulussent bien retourner à Naples.

Telle était l'importance que Murat attachait à obtenir pacifiquement l'évacuation de Rome que, avant de partir pour Ancône, il chargeait La Vauguyon de faire encore une démarche près de Miollis, lui offrant toute facilité de se rendre en France, par terre ou par mer, à son choix. Permettez-moi de vous faire observer que vous et vos troupes serez plus utiles en France qu'ici, disait La Vauguyon, et il ajoutait toutes les facilités qui eussent pu tenter un homme tel que lui. Les Français que j'ai avec moi sont à leur poste, répondit Miollis et il coupa court.

A Civita-Vecchia et à Ancône, même attitude, même fidélité à l'Empereur, même mépris pour les sommations, qu'elles vinssent de La Vauguyon ou de Macdonald[18]. A Ancône, où il est arrivé le 30 janvier, après une véritable marche triomphale et des ovations qui, à Spolète et à Foligno, ont eu un air de délire, Murat, avec un dépit non dissimulé, a vu les couleurs françaises flotter sur la citadelle où s'était retiré le général Barbon. J'espère, a-t-il écrit à son ministre Zurlo, faire commencer demain le feu contre la citadelle qui manque absolument de vivres et d'eau. Le même jour, il a ordonné à Colletta de se rendre immédiatement à Civita-Vecchia et à Rome pour faire la reconnaissance et arrêter le plan d'attaque du fort Saint-Ange. Ce sont là au surplus de simples procédés d'intimidation. Jamais il n'osera attaquer cette bicoque du château Saint-Ange ; à Civita Vecchia, il se bornera à faire le blocus de la place à une lieue, et l'unique reconnaissance qu'il lancera contre elle sera dissipée par les artilleurs français à coups de canon ; à Ancône, ses menaces, plus sérieuses, seront appuyées de nombreuses batteries entourant la citadelle, mais Murat compte, infiniment plus que sur ses canons, sur les pourparlers qu'il multiplie avec le général Barbou et sur la désertion qu'il fomente dans les troupes italiennes, qui perdent ainsi plus de 300 hommes sur 1.500, du 17 janvier au 11  février. Toutefois, si des mots il ne passe pas aux actes, on en a vu les raisons, et il suffit des mots.

A quoi bon garderait-il encore des ménagements : Le lendemain, à son arrivée à Bologne, il va lancer cette proclamation imprimée à Naples avant qu'il en partit, qui, au moins, apporte un dénouement à la comédie qu'il joue depuis une année. Il faut en rappeler les termes : Soldats ! aussi longtemps que j'ai pu croire que l'Empereur Napoléon combattait pour la gloire et la paix de la France, j'ai combattu à ses côtés ; mais, aujourd'hui, il m'est impossible de conserver aucune illusion ; l'Empereur ne veut que la guerre. Je trahirais les intérêts de mon ancienne patrie, ceux de mes États et les vôtres, si je ne séparais pas sur-le-champ mes armes des siennes pour les joindre à celles des puissances alliées dont les intentions magnanimes sont de rétablir la dignité des trônes et l'indépendance des nations ! Je sais qu'on cherche à égarer le patriotisme des Français qui sont dans mou armée par de faux sentiments d'honneur et de fidélité, comme s'il y avait de l'honneur et de la fidélité à assujettir le monde à la folle ambition de Napoléon ! Soldats ! Il n'y a plus que deux bannières en Europe : sur l'une, vous lisez : Religion, Morale, Justice, Modération, Lois, Paix et Bonheur ; sur l'autre, Persécution, Artifices, Tyrannie, Guerre et Deuil dans toutes les familles ! Choisissez ! ! Et abrogeant son nom dynastique, il signe : JOACHIM.

***

Depuis le 16, l'Empereur est averti. Toutefois, la première dépêche de Fouché qu'il vient de recevoir, contredit encore les renseignements arrivés de Naples, de Rome, de Florence, de Vérone et de Milan. Le roi a affirmé que c'était les Anglais qu'il entendait jouer, que ses troupes étaient en mouvement, que leur marche avait été retardée par les pluies et par le débordement des rivières, mais qu'elles arrivaient. L'Empereur, a-t-il dit, peut compter sur moi. Le 25, parviennent à Napoléon les lettres de Murat en date du 15, transmises le 16 par Miollis, le 18 par Elisa. Il n'a plus guère à douter ; il écarte pourtant encore — au moins extérieurement — l'idée d'une trahison positive, tant les dépêches qu'il reçoit de Fouché lui paraissent contradictoires à ces lettres : Il est nécessaire, écrit-il à Caulaincourt, que vous ayez une explication là-dessus avec le ministre de Naples.

Avec Elisa il s'ouvre davantage, regarde l'abîme plus en face : Ma sœur, lui écrit-il, il ne faut donner aucuns fusils aux Napolitains. Faites diriger sur Gênes les fusils qui sont à Porto-Ferrajo et ceux que vous avez à Livourne... Les intentions du roi me paraissent extravagantes. Vous ne devez souffrir d'aucune manière qu'il prenne le gouvernement civil. S'il vient dans cette intention, il ferait mieux de rappeler ses troupes et de rentrer dans ses États. N'obtempérez à aucun viol de caisse. Si le roi nous déclare la guerre, la France n'est pas encore morte et une trahison aussi infâme retomberait sur son auteur. Je compte dans cette circonstance sur votre caractère. Que le roi vous emprisonne ou vous tue, mais ne souffrez pas qu'on manque à la nation.

Le 26, il reçoit la dépêche, en date du 20, par laquelle Eugène rend compte de la mission à Naples de son aide de camp Méjan qui, le 12, a été reçu par le roi. Le roi lui a dit et répété que l'Empereur ne savait pas tout le mal que lui, Murat, pouvait lui faire en Italie. Il a insisté pour connaître les projets du vice-roi et, comme Méjan a répondu que le vice-roi exécuterait avec un entier dévouement les ordres qu'il recevrait de l'Empereur, il s'est plaint qu'Eugène était trop soumis ; il a fait remarquer qu'il n'était autant aimé de ses sujets que parce que ceux-ci savaient qu'il les défendrait contre l'Empereur. Méjan a vu, mouillés sous le palais royal, deux navires anglais à pavillon parlementaire ; il a appris que des courriers autrichiens allaient et venaient fréquemment. Un orage se prépare contre nous dans le midi de l'Italie, conclut Eugène d'après ce rapport. Certes, eu tout autre temps, il n'y aurait rien à craindre des folies du roi de Naples, mais aujourd'hui, avec une avinée ennemie sur notre territoire, tout ce qui pourrait laisser espérer un peu de tranquillité aux peuples serait reçu avec plaisir et on ne met déjà plus en doute que le roi ait fait un traité avec les Coalisés.

Fouché, rentré de Naples à Rome le 17 décembre, a, pour la première fois, à cette date, indiqué des inquiétudes, mais, s'étant sûrement mis d'accord avec Murat, il a soulevé la question du commandement, disant que le roi de Naples ne voulait en aucune façon se mettre en contact avec le vice-roi. D'ailleurs, à Caulaincourt qu'il complimentait sur sa nomination aux Relations extérieures et auquel il protestait de son zèle à le seconder, il parlait surtout de police. Il lui recommandait de faire surveiller les entours de l'Empereur. Les propos qu'on tient parmi les Autrichiens annoncent, écrivait-il, des projets d'attentat. On dit hautement que l'Autriche ne stipule avec les puissances coalisées que les intérêts de l'Impératrice et ceux du Roi de Rome... Par là ne tâtait-il pas Caulaincourt ? Et lorsque l'on songe aux paroles de Fouché échangées à Prague avec Metternich, à la liaison intime entre Caulaincourt et Talleyrand, — celui-ci, le membre le plus intéressant du Conseil de Régence — lorsqu'on rapproche ces paroles de Fouché de toute la série des actes accomplis par Napoléon depuis la fin de 1812 en vue d'assurer la transmission de la Couronne et de consolider la dynastie, n'apparaît-il pas que, de tous côtés, avec une sorte de consentement tacite de la part de l'Empereur, le problème était posé par tous les 'politiques, l'hypothèse de la substitution du fils au père et de la recherche de la paix moyennant l'ouverture de la succession impériale ?

 

Ainsi prévenu, averti par les lettres de Murat lui-même et par celles de Fouché, Napoléon prévoyait le désastre, mais se refusait à admettre qu'il fût possible tant qu'il ne serait pas accompli. Pour lutter, quels moyens ? Il n'a ni soldats, ni navires à diriger sur Naples ; il ne saurait s'abaisser à des prières ; il sait les menaces impuissantes. Rattraper Murat n'est plus possible, pour le moment, mais telles circonstances peuvent se présenter où il revienne et où on le retrouve. Ce qu'écrit Fouché le 27 décembre se vérifiera peut-être. Lors même qu'un traité serait signé, le roi peut nous servir encore : tant qu'il croira n'être pas sorti du devoir, il sera possible de l'y faire rentrer. Il conviendra donc, sauf des circonstances exceptionnelles, de garder avec lui quelques contacts, de se maintenir, sous des prétextes, en correspondance avec lui, pour tirer parti des mortifications que sa vanité recevra ou des désillusions qu'éprouvera son ambition. Eugène et Élisa paraissent désignés pour ces relations tolérées et l'on y emploiera, si l'occasion se présente d'aller plus au fond, des personnages de moindre importance.

Pour le reste, rien à faire qu'attendre. Les gouverneurs généraux sont avisés, les commandants de place sont prévenus, les forts sont approvisionnés ; les documents même flétrissant la trahison sont rédigés. La voie d'eau n'a pu être aveuglée ; le navire s'emplit ; debout sur la passerelle, les bras croisés, l'Empereur le voit s'enfoncer ; mais, à la pointe des mâts, Rome, Ancône, Civita, flottent les couleurs nationales, et si le vaisseau coule, du moins n'aura-t-il pas amené.

Nulle manifestation qu'on connaisse de la pensée de l'Empereur. Le 29 décembre, Guichard, lieutenant-colonel des cuirassiers de la garde du roi de Naples, est arrivé à Paris d'où il est reparti le 31. N'a-t-il rien apporté ? Pendant les dix-huit premiers jours de janvier, silence absolu. Pourtant les indices deviennent de plus en plus certains : Qu'y faire ? Le 19, l'Empereur a en mains la lettre de Murat en date du 3. Il ne peut plus douter et il écrit à Caulaincourt : Il paraît que le roi de Naples a à peu près conclu son traité. C'est le général autrichien Neipperg qui en a été le négociateur ainsi qu'un colonel anglais avec qui le roi a traité sans qu'il eût de pouvoirs et même sans qu'il l'eût reconnu comme roi. Ces messieurs, comme il arrive en pareilles circonstances, voyant l'élan de joie et l'influence que leur présence occasionnait dans l'opinion de Naples, feraient au roi des conditions très hautes contre lesquelles il paraissait encore se débattre.

Toutefois, il ne prend pas encore ses mesures. Le 21 seulement, il entre dans la voie des représailles. Norvins, a, de Rome, le 5 décembre, suggéré la mesure qui peut le plus embarrasser Murat. Dans quinze jours, a-t-il écrit, le roi et ses trente mille hommes auront quitté le territoire des États romains. Dans un mois, cette armée, qui laisse le royaume de Naples sans défense, sera à Bologne au delà de la Toscane, engagée dans des mouvements quelconques qui doivent la retenir loin de ses frontières. Il est donc facile de lui en fermer le chemin et d'apprendre au roi Joachim qu'en quittant ses États pour aller usurper les droits de l'Empire, de son souverain, de son beau-frère et de son bienfaiteur, il a vu, pour la dernière fois, le royaume qu'il en avait reçu. Ce moyen est simple : ce serait de soulever la population, ce qui serait l'affaire de moins de huit jours, et de faire arriver par mer, bien incognito, le Pape, par Civita-Vecchia, dans les murs de Rome. La même idée est venue un peu plus tard à Lagarde, commissaire général de police dans le Grand-Duché : Je ne connais en cet instant, a-t-il écrit le 24 décembre, qu'un ennemi véritablement redoutable à Rome pour le roi, s'il prétend l'occuper à son profit : le Pape même et la subite proclamation d'un traité de paix religieux et politique, avec son rétablissement dans on ancien patrimoine. Ce serait la tête de Méduse et le plus puissant obstacle à cette trame d'usurpation qui nous enveloppe peu à peu.

L'Empereur, négligeant certains des moyens proposés par Norvins, s'arrête le 21 janvier à faire partir dans la nuit du 21 au 22, avant cinq heures du matin, le Pape pour se rendre à Savone... L'adjudant du Palais dira qu'il le mine à Rome oui il a ordre de le faire arriver comme une bombe. Jeter ainsi le Pape au milieu des toiles d'araignée qu'a tissées Murat, c'est en rompre les points d'attache et lui enlever sans coup férir les Etats romains.

Telle est pourtant l'incertitude de l'Empereur qU'il laisse ensuite passer dix jours et lorsque, le 31, de Brienne, il écrit à d'Hauterive, chargé du portefeuille en l'absence de Caulaincourt, de faire expédier sur-le-champ à Durand la dépêche qu'il a approuvée le 23 avant de quitter Paris et le décret qu'il a préparé rappelant tous les Français du service de Naples, il lui enjoint encore de commander à M. Durand de ne les employer qu'à la dernière extrémité.

Aux ternies de la dépêche dont la rédaction lui appartient sans conteste, ses sentiments éclatent : Aussitôt, écrit le ministre des Relations extérieures, qu'un acte de violence aura été commis, soit au château Saint-Ange, soit en Toscane, soit dans toute autre possession de Sa Majesté, ou dès qu'il vous aura été notifié que le roi a fait avec l'ennemi un traité d'alliance, vous répandrez ce décret dont je vous envoie cent exemplaires dans la persuasion que vous n'auriez pas la facilité de le faire imprimer à Naples et vous l'adresserez d'abord au général Miollis, à Madame la grande-duchesse, au vice-roi, pour qu'ils le fassent imprimer, publier et placarder partout.

Je n'ai pas besoin de vous faire sentir quelle haute marque de confiance vous donne Sa Majesté et combien elle compte sur votre prudence et sur votre fermeté. Vous devez ne précipiter rien et ne faire aucune communication qu'à la dernière extrémité, quand des hostilités auront été commises ou que l'alliance vous aura été notifiée, ou lorsqu'on vous aura envoyé ou mis dans le cas de demander des passeports. et que vous les aurez obtenus.

La publication jointe à vos dépêches (du Moniteur des Deux-Siciles) semble jeter encore quelque incertitude sur la nature des engagements pris par le roi, puisqu'on annonce qu'il n'a souscrit à aucune hostilité contre son pays. Si, en effet, il n'a conclu qu'un traité de neutralité, quelque indigne que soit cette défection, il faut que vous gardiez le silence, dévorant tout ce que votre position a de pénible et vous tenant à l'écart.

Mais, si enfin les hostilités éclatent et si le roi s'est joint aux ennemis de Sa Majesté, lui-même aura reconnu l'impossibilité de vous garder. Remettez alors l'ordre de revenir en France à tous les Français civils et militaire, et même aux simples domestiques. Aucun Français ne peut rester au service d'un prince ennemi de la France.

De toutes les épreuves auxquelles Sa Majesté a été soumise, il n'en est pas pour elle de plus douloureuse que de voir sa propre sœur, un roi qui lui doit sa couronne et dont le trône a été élevé et cimenté par le sang de tant de Français qui ont laissé leur vie dans la Calabre, devant Gante et partout où ses ennemis s'étaient portés, se déclarer lui-même ennemi de la France et unir ses bannières à celles des Autrichiens, des Russes et de toutes les puissances liguées contre elle. Lorsque ses résolutions ne pourront plus être mises en doute, alors le moment sera venu de s'expliquer sans ménagement et avec la plus grande force. Dites alors au duc de Gallo et au roi lui-même que la France existe encore et qu'un avenir, plus prochain qu'on ne pense, montrera ce que la Providence réserve aux ingrats et à ceux qui trahissent. Mais, dans le cas où il n'y aurait encore que de l'hésitation ou des intrigues, ou s'il arrivait que l'on s'en tint à la neutralité, vous devez, je le répète, ménager tout, dévorer tout. L'Empereur vous en saura gré. Aucune rupture ne doit venir de la part de la France et, tant qu'il reste un dernier lien, votre circonspection, vos soins doivent tendre à le maintenir.

Cette longanimité, cette patience, ce sang-froid ne devaient servir de rien. La dépêche, non plus que le décret qui l'accompagnait[19], ne pouvaient parvenir en temps utile à Durand, déjà en route pour Florence ; mais elle montre assez à quel point Murat avait réussi à tromper l'Empereur et quelles illusions, jusqu'au dernier moment, l'esprit de famille avait inspirées à Napoléon. Ce fut seulement le 8 février, à Nogent, qu'il envisagea froidement les suites de la défection du roi de Naples. L'Italie devenait intenable ; la grande-duchesse et Miollis devaient donc remettre toutes les places en y mettant pour conditions que tous les Français et employés se retireraient sur les Alpes, le Mont Cenis et Briançon avec armes et artillerie. — Adressez au duc d'Otrante, s'il se trouve encore en Toscane, écrivait-il à Clarke, l'ordre d'aller vers le roi de Naples pour arranger cette convention.

Quelque calme qu'il affectât au dehors, Napoléon était au dedans profondément ému, offensé, indigné : Murat ! s'écriait-il, Murat ! Mon beau-frère, en pleine trahison ! Je savais bien qu'il était mauvaise tête, mais je croyais qu'il m'aimait ! C'est sa femme qui est cause de sa défection. Caroline ! Ma sœur ! Son armée réunie à celle de Bellegarde ! Murat fait tirer le canon contre des Français ! C'est abominable ! C'est odieux ! Le voilà le Bernadotte du Midi !

Et, malgré ces échappées de colère et de désespoir, il s'attachait encore à penser, en envoyant Fouché auprès de Murat, qu'il pourrait tirer de lui quelque parti, moyennant qu'on lui abandonnât Rome et Florence. — Au projet de jeter Pie VII comme une bombe au Vatican, il n'y avait plus à penser, le Pape avant trouvé sur sa route des complaisances à souhait pour prolonger son voyage devenu triomphal. — Le 5 février, Fouché a écrit à l'Empereur : Le roi de Naples continue à se dire le meilleur allié de Votre Majesté, qu'elle le jugera par le résultat.

Cela l'induirait encore en illusions, n'étaient les preuves qui affluent : la proclamation de Murat à ses troupes, les lettres d'Eugène et d'Elisa, les dernières dépêches de Durand, les nouvelles de Miollis. Le 13, il a tout en mains. Prolonger davantage l'incertitude serait une inconcevable faiblesse. Le roi de Naples m'ayant déclaré la guerre, écrit-il à Caulaincourt, vous voudrez bien signifier à l'ambassadeur de Naples de quitter Paris dans les vingt-quatre heures et le territoire de l'Empire dans le plus bref délai. Ordre au ministre de la Marine que tous les bâtiments de guerre ou corsaires courent sus aux bâtiments napolitains ; ordre au ministre du Commerce de saisir le Conseil des Princes ; ordre au grand juge de faire une déclaration rappelant tous les Français qui sont au service de Naples, soit civils, soit militaires[20] ; ordre à d'Hauterive de préparer tous les documents relatifs à cette étrange guerre, l'usage étant que ces sortes de manifestes soient communiqués au Sénat et connus de la nation. En même temps, il confirme à Fouché ses ordres antérieurs : J'ai reçu vos différentes lettres, lui écrit-il ; la conduite du roi de Naples est infâme et celle de la reine n'a pas de nom. J'espère vivre encore assez pour venger, moi et la France, d'une ingratitude aussi affreuse.

 

 

 



[1] V. Joséphine répudiée. Il y aura de notables différences entre les conclusions auxquelles j'étais arrivé dans ce livre publié en 1901 et celles auxquelles une étude plus approfondie m'a amené ici : toutefois point pour cette première partie.

[2] On a voulu voir là trahison ou du moins initiative personnelle de la part de Fouché ; j'en doute. Je serais tenté de penser qu'il agit en conformité d'idées avec Napoléon et peut-être par ses ordres, si je ne me suis pas trompé sur les sentiments que j'ai cru démêler chez l'Empereur à cette date. (Cf. : Napoléon et son fils. — L'Impératrice Marie-Louise.)

[3] Ces dates, en contradiction avec celles données plus tard par Norvins, se trouvent dans deux rapports du Directeur général de la Police en date des 27 et 28.

[4] Ces lettres sont inédites. De la seconde, très longue, contre l'usage suivi dans ce livre, je me crois obligé de publier le texte tout entier, convaincu qu'elle apporte sur le caractère de Murat et sur son âme un document sans prix.

[5] La phrase entre crochets rajoutée en marge de la main de Murat.

[6] La phrase entre crochets rajoutée en marge de la main de Murat.

[7] Souligné dans l'original.

[8] C'est ici, dans cette invasion pacifique des départements romains et de la Toscane, que doit se placer l'action des sociétés secrètes. Elle est certaine, mais insaisissable, sauf dans un document postérieur qui témoigne que, dans certaines villes, Murat, arrivé enfin, présidera à des tenues de loges.

[9] Il y a deux lettres de Murat à Miollis de cette date du 15 : une est écrite sur papier anglais à filigrane : J. KOOL.

[10] Cette lettre du 25 décembre, récemment republiée comme inédite, avait, été donnée par la duchesse d'Abrantès (Mémoires, X, 36) d'après une copie qu'elle dit avoir reçue d'Achille Murat qui l'avait collationnée et certifiée conforme à l'original.

[11] Voyez L'Impératrice Marie-Louise.

[12] La lettre a été publiée pour la première fois par la duchesse d'Abrantès (Mémoires, X, 40).

[13] Le texte de cette lettre n'a été donné que par Mme d'Abrantès : il comporte des suppressions graves et de mauvaises lectures. Tel qu'il est, on est conduit à le retenir et à le prendre pour authentique, étant donné que le texte des lettres du 25 décembre et du 3 janvier, publié depuis lors d'après d'autres sources, s'est trouvé conforme à celui qu'elle avait imprimé. Quant au texte inédit de la lettre du 23 novembre, il a été pris sur l'original.

[14] Durand parti le dernier de Naples a mis sept jours pour gagner Florence ; le 8 seulement, il est aux avant-postes franco-italiens, le 9 à Alexandrie, le 11 à Turin. Mais bien que son témoignage doive — ce semble — être singulièrement précieux pour l'Empereur, il a revu, comme on verra, des ordres formels pour rester le plus longtemps possible à son poste.

[15] Arcambal, intendant général de la maison du roi et directeur général de la Guerre, est démissionnaire le 27 janvier ; de même Briot, président de la section de Législation au Conseil d'État : de Paimparrey de Chambry, adjudant-général, les généraux Louis Compère, Detrès, Pégot, Romeuf, Tugny, les colonels Gobert et de Fleury, etc. Dans les provinces, le mouvement de démissions fut bien moindre.

[16] On a prétendu que le général La Vauguyon avait été obligé de signer cette proclamation rédigée l'avance par Maghella et Zuccari. On a fait effort pour innocenter ce La Vauguyon qui, devenu lieutenant-général français en 1816, et pair de France en 1828, tenait à une famille puissante. Mais c'est bien lui qui a tout mené, à Rome, du moins.

[17] Il est certain que les généraux et colonels Aymé, Millet de Villeneuve, Manhès, Berthemy, Bauffremont, Carier, Chambry, Desvernois Fontainer, Livron, Montigny-Turpin, Merliot, Taillade, Galdemar, Boche, pour le moins, semblent étre restés au service de Murat après sa trahison.

[18] Il ne faut pas confondre ce général napolitain qu'on retrouvera par la suite avec le duc de Tarente.

[19] En voici les considérants :

Considérant que le roi de Naples a rompu tous les liens qui l'attachaient à nuire Empire, qu'il a violé le traité d'alliance du 15 juillet 1806 et s'est mis en état d'hostilité contre la France en se liguant avec les puissances ennemies, même avec celles qui ne l'avaient pas reconnu comme roi de Naples :

Que cette conduite d'un prince français, pour qui la France a tout fait, n'est pas seulement le plus sensible de tous les coups dont il a plu à la Providence de déchirer aujourd'hui notre âme, qu'elle est encore ce qui duit révolter le plus tout cœur français

Qu'il est du devoir de tous nos sujets de quitter le service d'un prince qui s'est déclaré l'ennemi de sa patrie, que ce devoir est prescrit par les lois et plus encore par l'honneur ; qu'il l'est surtout à ces braves soldats français, au sang desquels le roi doit sa couronne, qui ne l'ont versé que pour les intérêts de l'Empire et qui n'ont embrassé le service du roi que comme celui d'un prince allié de la France ;

Nous avons ordonné, etc.

[20] Déclaration en date du 22, publiée dans le Bulletin des Lois du 24 février.