30 janvier 1813 — 8 avril 1814.
I. — LA DÉFECTION DE MURAT. 30 janvier 1813 — 5 novembre 1813.L'Espagne perdue, l'Allemagne soulevée, la Hollande en révolte, reste, du Grand Empire, cette Italie qui, la première, vit se lever dans l'azur de son ciel l'étoile du Conquérant, qui se donna à lui comme à un fils de sa race et dont les destinées semblaient liées pour jamais à la fortune du héros libérateur. En Italie, deux armées presque intactes, l'italienne et la napolitaine ; dans l'une et l'autre, abondance de Français ; pour les commander, le fils adoptif et le beau-frère de Napoléon ; des ressources entières, un organisme d'administration calqué sur celui de la France et disposant, au moment opportun, de toutes les forces de la nation ; où ne sont point Murat et Eugène, l'Empire même, avec le régime particulier des grands gouvernements : Borghèse à Turin, Elisa à Florence, Miollis à Rome ; une souplesse plus grande, une centralisation moins intense, une autorité mieux répartie, une résistance plus facile dès que, pour chacun de ceux qui doivent y coopérer, le but est pareil et l'exactitude semblable ; mais, divisée, cette force s'émiette au point de disparaître ; contrariés, ces efforts s'annulent ; le but n'est pas la défense de la communauté, c'est le marchandage des intérêts particuliers ; au lieu de porter secours à la France en péril, l'Italie l'alourdit d'un poids mort qui l'entraine plus vite à l'abîme. Que, dans ce suprême épisode où les âmes se montrèrent à nu et où la Famille fut l'unique coupable, les responsabilités soient majeures ou moindres, nul doute, mais il convient d'en faire le partage, car chacun porte la sienne[1]. ***Murat, traversant Dresde en éclair le 21 janvier 1813, est arrivé à Rome le 30 à huit heures du soir, si pressé que, sans un des chevaux de sa voiture abattu dans la ville, Miollis, prévenu pourtant de son prochain passage par un courrier arrivé le 28, ne le rejoignait pas pour le saluer. De Rome à Naples, deux fois, à Albano et à Terracine, sa voiture, casse. Il s'emporte contre les routes, le préfet, l'administration française, malgré la présence des gendarmes français qui l'escortent. Le 31 enfin, à San-Leucio, il retrouve sa femme et ses enfants. Vis-à-vis de la reine, il est froid et contraint ; pas un mot de la régence ni des actes qui lui déplurent : seulement, à un écuyer, duc napolitain, depuis trop longtemps de service, ordre de quitter la Cour et de rejoindre son régiment. Cela fait jaser. Le jour même, il annonce à l'Empereur son arrivée : Ma santé, écrit-il, s'est un peu améliorée pendant la route ; cependant, je suis encore souffrant, mais j'espère qu'un peu de repos et de bonheur, dont j'avais tant besoin, contribuera à me rendre bientôt ma santé dont je ne regrettais la perte que parce qu'elle me privait de continuer à servir Votre Majesté. Pour quoi il fait répandre, non plus qu'il a la jaunisse, mais qu'il porte deux blessures, l'une d'un coup de lance à la cuisse, l'autre au côté, d'une balle morte, et cette violente contusion a produit une tumeur dont il a guéri avec beaucoup de peine. L'Empereur écrit de son côté, mais c'est d'un autre style
: à sa sœur, le 24[2] :
Le roi de Naples, votre mari, a abandonné l'armée le
16. C'est un brave homme sur le champ de bataille, mais il est plus faible
qu'une femme ou qu'un moine quand il ne voit pas l'ennemi. Il n'a aucun
courage moral. Je vous charge de lui exprimer tout le mécontentement que j'ai
ressenti de sa conduite dans cette circonstance ; à Murat, le 26[3] : Je ne veux pas vous parler du mécontentement que j'ai
éprouvé de la conduite que vous avez tenue depuis mon départ de l'Armée,
parce que cela provient de la faiblesse de votre caractère. Toutefois, j'ai
cru devoir m'en ouvrir à la reine de Naples, votre femme. Vous êtes un bon
soldat sur le champ de bataille, mais, hors de là vous n'avez ni vigueur, ni
caractère. Je suppose que vous n'êtes pas de ceux qui pensent que le lion est
mort. Si vous faisiez ce calcul, il serait faux. Vous m'avez fait tout le mal
que vous pouviez [depuis mon départ de
Wilna[4]]. Le titre de roi
vous a tourné la tête. Si vous désirez le conserver, ce titre, il faut vous
conduire autrement que vous n'avez fait jusqu'à présent. L'occasion de vous
réhabiliter dans mon esprit ne peut pas tarder à se présenter. En même temps, l'Empereur suspend la remise de la
principauté de Ponte-Corvo, dont il n'a point fait expédier les lettres
patentes d'investiture en faveur du fils du roi de Naples et dont il ne veut
point l'investir jusqu'à ce qu'il ait prêté serment
d'obéissance en personne ; il ordonne au général Miollis de reprendre
possession de la principauté et d'y renvoyer la garnison qui en avait été
retirée ; il annule les promotions signées par Murat, en sa qualité de lieutenant-général
de l'Empereur, au profit de divers officiers et en particulier de ses aides
de camp, Bérenger et Bauffremont ; surtout, il met le roi en demeure
d'envoyer à Vérone un régiment de cavalerie, une compagnie d'artillerie
légère et trois bataillons d'infanterie légère. Ordre à Durand d'insister
fortement, de présenter une note en forme, et, si le
roi persistait dans son refus, de demander ses passeports et de faire
connaître ses motifs à la reine et au maréchal Pérignon. Ce n'est pas tout : à l'Armée, à la France et à l'Europe, l'Empereur doit dire au moins quelque chose du départ de Murat : Il le fait par cette note au Moniteur : Le roi de Naples, étant indisposé, a dû quitter le commandement qu'il a remis aux mains du vice-roi. Ce dernier a plus d'habitude d'une grande administration ; il a la confiance entière de l'Empereur. Ce sont les termes mêmes qu'a employés Murat dans la lettre qu'il a, de Wirballen, le 16 décembre, adressée à l'Empereur[5]. Murat ne saurait trouver déplaisant que l'Empereur allègue les motifs qu'il a invoqués lui-même pour expliquer sa retraite. Sur le moment, il reçoit avec modération les phrases de mécontentement dont il a été l'objet. Mais, après tout un mois écoulé, il y reviendra avec une vivacité extraordinaire ; c'est qu'alors il prétendra se créer un grief contre l'Empereur et fournir à ses courtisans napolitains le prétexte dont ils auront l'air de se servir pour le détacher de la France. Telle sera l'apparence de contrainte dont Murat essaiera
de se couvrir et dont il donnera l'illusion, même à Durand, qui écrit le 9
février : Les dispositions du pays sont aveuglément
hostiles à l'influence française. Il y a autour du roi des hommes auxquels il
accorde toute sa confiance et dont l'attachement ou les principes peuvent
être soupçonnés. Dans une tête ardente comme la sienne, il n'y a pas de
combinaison qui ne puisse trouver accès et il y a telle circonstance, tel
moment où le roi peut se laisser entraîner dans des démarches dont il ne
reconnaîtrait les conséquences que lorsqu'il se croirait engagé à les
soutenir. Ce ne sont point les courtisans que Murat a retrouvés à Naples le 31 janvier qui l'ont entraîné, en décembre, à expédier, à Vienne, le prince Cariati, son aide de camp et le chevalier Caraffa de Noja, son officier d'ordonnance. Qu'allaient-ils y faire ? Sans doute flairer le vent, voir du monde, sonder Metternich et ses entours, jeter les bases d'une entente dont ils reporteraient à Naples les clauses préliminaires. Ils quittent Vienne le 28 janvier ; passent le 6 février à Rome, allant à Naples en courriers extraordinaires, et, le 26 de ce même mois de février, Murat s'ouvre au ministre d'Autriche, le comte Mier, du désir qu'il a d'envoyer un agent secret à Vienne pour voir si l'existence de son royaume ne pourrait être stipulée dans les arrangements généraux qu'on croit devoir se faire sous la médiation de l'Autriche. Et c'est Cariati qui doit être chargé de cette mission. On veut aussi envoyer quelqu'un à Berlin, ajoute Mier — et ce sera encore Cariati. Cariati est l'homme qu'il faut : il est lié avec Durand,
qui, d'ordinaire plus perspicace et ne sachant pas qu'il arrive de Vienne,
certifie au duc de Bassano qu'il est généralement
aimé et estimé et bien connu par son attachement au système actuel et ses
bons procédés pour les Français ; son voyage s'explique naturellement
puisqu'il a, à Vienne, des relations de famille et
d'amitié. D'ailleurs Cariati a soin de dire qu'il ne fera que
traverser. Le 8 mars, à son passage à Rome, il raconte qu'il est envoyé en
courrier à la Grande Armée, que, de Vienne il se
rendra à Paris, en passant par les pays occupés par la Grande Armée.
Ainsi se donne-t-il les moyens d'aller à Berlin où il portera l'Ordre des
Deux-Siciles au roi de Prusse — le roi de Prusse qui, le 28 février, a conclu
à Kalisch son traité avec la Russie. Mais, si Cariati a pu tromper Durand à Naples et Norvins à Rome, il ne saurait, à Vienne, donner longtemps le change à Narbonne, le nouvel ambassadeur de l'Empereur, qui, dès la fin de mars, constate que Cariati vit dans la société la plus intime de ses ennemis et demande de qui, de quoi, il est l'agent. Le 10 avril, d'ailleurs, le voile est déchiré : le roi nomme Cariati son ministre plénipotentiaire en remplacement du prince de San Angelo. La veille, 9, Metternich a écrit à Mier : Nous sommes très portés à défendre comme médiateurs les intérêts du roi de Naples et nous désirons connaître sa manière de voir, et, pour affermir dans sa trahison l'homme qui vient lui vendre son bienfaiteur, il ajoute : Nous sommes incapables de faire le moindre abus de toute confidence quelconque. Le 20 avril, enfin, Metternich annonce à Mier que le prince Cariati s'est acquitté envers lui de la mission dont il était chargé : il lui a dit que le roi ne désirait que la conservation du trône de Naples, qu'il renoncerait à ses prétentions sur la Sicile et ne visait à aucune acquisition. Sûr cependant que son existence se trouverait tôt ou tard menacée par la grande prépondérance de la France, et connaissant, ajoute Metternich, les intentions libérales de notre auguste maître, Sa Majesté désirait une garantie qui lui assurât son existence future, que cette garantie ne pouvait lui être donnée que par l'Autriche et que le roi était prêt par contre à soutenir notre marche, s'il le fallait, par toutes ses forces militaires. Sur quoi, Metternich a demandé à Cariati s'il avait des instructions assez précises pour entrer dans une véritable négociation et des pleins pouvoirs pour la terminer : Cariati, qui ne cesse de répéter que le roi n'a que le désir le plus prononcé de prouver à l'Autriche qu'il saurait soutenir envers et contre tous les engagements qu'il aurait pris, a répondu que, quant aux instructions, Metternich pouvait se tenir assuré que les vues du roi étaient invariables et que celles que Sa Majesté lui avait exprimées au moment de son départ de Naples se bornaient à la latitude la plus étendue possible et il a ajouté que, sur-le-champ, il allait expédier un courrier qui lui rapporterait des pleins pouvoirs. Ainsi la préméditation de Murat est établie par une suite de faits constatés et de dates certaines. La négociation avec l'Autriche remonte au mois de décembre ; elle a été officiellement engagée le 26 février ; elle a été mise en forme au mois d'avril ; elle a été l'œuvre personnelle de Murat qui l'a résolue étant lieutenant-général de l'Empereur et commandant de la Grande Armée. Les influences napolitaines qui se sont agitées autour de lui, depuis son retour, ont pu affermir sa politique, elles n'ont point déterminé sa conduite. Certes, les courtisans napolitains ont chauffé sa gloriole et exalté sa vanité : lorsque, de Caserte, il est venu à Naples le 5 février, c'est en triomphateur qu'il est rentré dans sa capitale ; ses chevaux ont été dételés par une populace en délire ; sa voiture a été traînée, presque portée jusqu'à la cathédrale. Par sa police et ses lazzarone, qui s'entendent en courage militaire, Murat répond ainsi à Napoléon et à la Grande Armée ; car, si Campo-Chiaro a réglé la scène, ce ne peut être que de l'agrément du roi. Il ne lui reste plus qu'à se faire couronner et sacrer roi des Deux-Siciles : on le lui suggère et il en est convaincu. Ce sera vis-à-vis de l'Autriche une façon de se rendre légitime, vis-à-vis de l'Empereur une assurance contre les mauvais desseins. Napoléon en veut à sa couronne. Il ne la lui a pas enlevée alors qu'il n'avait qu'un geste à faire ; mais, pour conclure la paix, ne l'abandonnera-t-il pas ? Le duc Berthier, écrit Mier à Metternich le 16 mars, a dit au roi, au moment où il quittait l'Armée, qu'il le croyait trop bon Français pour ne pas être sûr qu'il sacrifierait volontiers sa couronne si les intérêts de la France l'exigeaient. Ce propos, que le roi suppose avoir été ordonné par l'Empereur pour le préparer à ce qu'il doit s'attendre, a augmenté sa défiance et ses inquiétudes pour la conservation de son royaume. Tel est l'objectif que Murat se propose : garder sa couronne, mais pour le prendre il n'avait pas besoin que Berthier lui parlât et lui inspirât des inquiétudes ; de même que, pour le suivre, il n'a que faire des avis de Campo-Chiaro et de Zurlo : Que ceux-ci, qui le connaissent à merveille, prennent une influence sur le détail de sa conduite ; qu'ils exaltent la faiblesse de son cerveau, qu'ils oblitèrent en lui le remords de sa désertion, qu'ils lui suggèrent que son retour a été un acte d'héroïsme, qu'ils frappent des médailles pour célébrer au nom de la municipalité (ordo) et du peuple napolitain la rentrée d'Auguste (redites Augusti) ; qu'ils commandent des poèmes à sa gloire ; qu'ils donnent la solennité d'un deuil national aux funérailles du général Dery tué à Valoutina aux côtés du roi ; certes, ils sont trop adroits courtisans pour rien négliger de ce qui peut plaire à leur maître ; ils mettent un art infini à travailler la matière que Murat leur fournit ; — mais c'est Murat qui la fournit, et, tel il est, qu'on a peine à ne pas croire que cette formidable réclame n'a pas été organisée par lui, n'est pas son œuvre à lui-même, que, par là il n'a pas pour objet, à la fois, de chauffer l'enthousiasme de ses sujets et de déterminer leur vocation militaire, de se donner aux yeux de l'Empereur et des souverains européens l'apparence d'un roi national, adoré de son peuple, qui a droit d'en attendre tous les sacrifices et qu'on n'attaquerait pas impunément. En même temps qu'il met en parade cette scène, et qu'il prépare ses accords avec l'Autriche, Murat a soin de garder, vis-à-vis de l'Empereur, des ménagements qui continuent à l'abuser. Sans doute, depuis le départ de Grenier et de la division d'occupation, il n'a plus à redouter que, du jour au lendemain, par un simple changement de consigne, son trône s'écroule et son règne ait cessé ; à Rome, Miollis n'a point de troupes ; il n'y en a guère plus dans le royaume d'Italie et Eugène est occupé en Allemagne à retarder l'envahisseur ; mais Murat, pour bien des raisons, doit compter avec les surveillants que Napoléon a placés près de lui et qui pourraient, en dévoilant avant l'heure sa trahison, provoquer des représailles singulièrement compromettantes pour la suite de ses desseins. De Pérignon, rien à craindre. Dès le 16 février, il l'a
encouragé à solliciter de l'Empereur un congé d'un mois pour aller prendre les eaux des Pyrénées qui lui sont
indispensables pour rétablir sa santé. Voici longtemps qu'il en a
besoin : il a tenu bon tant qu'on pouvait supposer aux Anglais des projets
contre le royaume, mais, aujourd'hui qu'il est bien
connu que tous leurs efforts se sont portés contre l'Espagne et surtout que
le roi est revenu, ce qui donne toutes les garanties, quelles que fussent les
entreprises des ennemis, il n'a plus à hésiter. Restât-il à Naples,
Pérignon n'y serait guère dangereux. Il y est comme
un étranger et n'a aucune représentation. Il ne paraît occupé qu'à augmenter
sa fortune. Indépendamment de son traitement de maréchal de l'Empire et,
comme gouverneur de Naples, il se fait donner 48.000 francs par le ministère
de la Police[6]. On sait qu'il
n'est pas insensible à l'argent, soit pour lui-même, soit pour les siens et,
le 5 avril, Murat, sous le nom de Caroline, fait racheter moyennant 530.000
livres, payables à raison de 25.000 livres par mois, à dater de janvier 1814,
les dotations qu'il a lui-même conférées au baron Pierre-Robert Lanusse,
gendre du maréchal. Ainsi celui-ci aura-t-il sur les yeux, pour trois années
au moins, un bandeau qui vaudra bien celui de l'amour. Durand est plus perspicace ; aussi l'a-t-on mis soigneusement en quarantaine. Il ne peut écrire que par des courriers à lui ; toute lettre, acheminée par la poste, est ouverte et Norvins qui essaie d'établir, au moins de Naples à Rome, une correspondance secrète, désespère d'y parvenir. Les quelques Français qui sont restés après Daure et sur qui l'on pourrait compter sont traqués de façon que l'existence leur devienne impossible, et que, comme Bréchon et Merceron, ils cèdent la place. Malgré ces difficultés qu'il éprouve, Durand, depuis le 9 février, est en garde ; il sait que le roi a une idée fixe d'indépendance qui continue à ne point admettre la suzeraineté de l'Empire, il réunit des indices et, des conversations mêmes de Murat, il tire des conséquences particulièrement sagaces. Le roi, écrit-il le 10 mars au ministre des Relations extérieures, me disait l'autre jour que le prince de Schwarzenberg avait ramené son armée en Galicie et que cette retraite des Autrichiens pouvait tenir au projet de rentrer dans une neutralité absolue afin de se porter plus efficacement comme médiateurs. Il y avait dans le discours du roi une sorte d'approbation qui m'a frappé et que j'ai retrouvée hier dans quelques phrases du duc de Gallo. La vue secrète de ce cabinet ne serait-elle donc pas d'aspirer à une sorte de neutralité et de rendre d'abord peu active sa participation dans la guerre ? La mission précipitée du prince Cariati n'aurait-elle pas aussi quelque rapport avec une spéculation de ce genre ? Et il ajoute le 3 avril : En interprétant les réticences du roi, je crois que, sa pensée secrète étant la crainte de se voir abandonné dans une négociation définitive, il songeait à pourvoir lui-même au soin de sa conservation. Durand se trouve donc, sans avoir reçu les confidences de Murat, presque au même point d'information que Mier qui en est honoré. Dès lors, l'Empereur est averti. Il est un troisième surveillant avec lequel le roi doit compter : c'est sa femme. Nullement par devoir, par fidélité ou par tendresse fraternelle, mais par intérêt, Caroline croit encore à la fortune de l'Empereur et ne veut pas admettre que Murat en sépare la sienne. C'est très humblement qu'elle a répondu le 4 février à la lettre que l'Empereur lui avait écrite le 24 janvier : Elle m'a fait le plus grand chagrin, a-t-elle écrit, et je n'ai pas osé la montrer au roi dans la crainte de le mettre au désespoir en voyant les expressions dont Votre Majesté se sert en parlant de lui. Je ne chercherai pas, Sire, à persuader à Votre Majesté que le roi n'a aucun tort, mais je la supplierai de lui pardonner et j'oserai lui représenter que si le roi a déplu à Votre Majesté en quittant l'Armée, l'état de sa santé et la persuasion de n'être pas utile pour le moment ont pu seuls le déterminer à cette démarche. Ménagez, Sire, une santé qui a beaucoup souffert et ne doutez pas du dévouement sincère dont le roi s'est trouvé heureux de vous donner des preuves. Pardonnez un tort qu'il n'eût sûrement pas eu s'il eût pensé vous irriter et rendez-lui vos bontés. J'ose vous en supplier, Sire, et vous prier d'agréer l'hommage du profond respect avec lequel je suis, de Votre Majesté, la très humble et très affectionnée sœur. Devant cette humilité, l'Empereur n'a point tenu ses résolutions de silence ; il a répondu ; la correspondance s'est établie et, à la date du 16 mars, la reine a reçu déjà deux lettres de son frère, mais elle a cru devoir les dissimuler à son époux à cause de leur contenu. Il règne, entre lui et elle, une grande froideur, quoique, à l'extérieur, ils agissent comme s'ils étaient ensemble le mieux du monde : Caroline désapprouve que Murat ait quitté l'armée ; Murat critique et annule tout ce que la reine a fait durant sa régence ; de plus, bien qu'il ait dû prendre depuis longtemps son parti d'être trompé, il a des retours de jalousie, ou il les simule. Les prières que Caroline a adressées à l'Empereur ont au moins servi Murat pour gagner du temps. La reine ignorant, à ce montent, ce qui se tramait avec l'Autriche, avait embrassé, de bonne foi, semble-t-il, l'idée de réconcilier son frère avec son mari. Elle projetait de se rendre à Paris pour assister au couronnement de l'Impératrice et pour y achever son œuvre. Mais encore fallait-il que la date fût fixée et que l'Empereur eût fait savoir s'il désirait que sa sœur y assistât. Caroline s'enquérait à ce sujet et tâtait le terrain : Un désir de l'Empereur serait pour moi un ordre, écrivait-elle à Talleyrand le 21 février. Car vous savez avec quel plaisir je fais tout ce qui peut lui être agréable. Je mets tout mon bonheur à lui plaire et je ne sais pas encore s'il désire que je me rende à Paris. J'attends qu'il me fasse connaitre sa pensée. Mais à ce projet, que les circonstances devaient se charger de déconcerter, le ministre d'Autriche mettait tous les obstacles en son pouvoir. Redoutait-il que Caroline, en opérant la réconciliation,
fit avorter le plan de séparer Naples de la France, ou, par un raffinement de
politique, craignait-il que, en l'absence de la reine, Murat ne courût trop
vite dans sa voie, ne se portât à quelque démarche
contraire à ses véritables intérêts et ne donnât à la France un prétexte de
nécessité pour la réalisation d'un projet tel que le détrônement du roi ?
— Le départ de la reine, écrivait-il à
Metternich le 16 mars, serait sous ce rapport une
véritable calamité pour ce pays, car elle empêche, par ses conseils sages et
raisonnés et ses prières, bien des démarches dictées par le premier mouvement
du caractère emporté du roi et qui finiraient par le brouiller entièrement
avec l'Empereur. Cette phrase pourrait donner à penser que, dès lors, Caroline était dans la confidence de l'alliance méditée avec l'Autriche ; il ne semble pas : Mier trouvait son intérêt à ce que Caroline fût sincère. Si fausse et dissimulée qu'elle fût, si souvent qu'elle se fût exercée à tromper et si bien qu'elle y réussît, elle ne pouvait manquer de trouver des accents plus persuasifs s'ils étaient naturels. Qu'elle fût ou non de bonne foi, elle était chargée par l'Autriche, et au profit de celle-ci, d'exercer sur Murat une action modératrice, d'autant plus nuisible à l'Empereur que, par là elle empêchait qu'il fût fixé sur ce qu'il devait craindre ou espérer des 25.000 hommes que Murat pouvait mettre en ligne et qu'il allait solennellement passer en revue le 26 mars, en distribuant des drapeaux aux corps de nouvelle levée. Elle prolongeait cette incertitude dont l'Autriche devait jouer avec tant d'art pour attendre le moment où, ses effectifs étant complétés et ses recrues instruites, elle entrerait en lice ayant mis toutes les chances de son côté. Où l'envoyé autrichien se trompait, c'était en attribuant à Murat une fougue et des emportements qui l'eussent rendu incapable de dissimuler à Napoléon son hostilité prochaine. C'était méconnaître cette duplicité où Murat excellait et dont il allait user pour duper à la fois l'Empereur sur l'Autriche, et l'Autriche même sur l'Empereur et sur l'Italie. Dès la fin de février, Murat, par quantité de petits moyens, a cherché à se rétablir dans l'esprit de l'Empereur. C'est ainsi que, appelant à Rome le sculpteur Canova, il lui fournit des escortes jusqu'à Terracine pour le déterminer à venir à Naples mettre en place la statue équestre de l'Empereur qui a été récemment terminée. Murat prétend que cette statue soit érigée le plus tôt possible. Il emplit de la nouvelle les journaux napolitains, si bien que les journaux français répètent que ce sera un des plus beaux ouvrages du Praxitèle italien. A ses correspondants de Paris, il expose avec exaltation son dévouement à l'Empereur, de façon qu'à défaut du Cabinet noir, de complaisants intermédiaires le répètent. Quant à moi, écrit-il à Talleyrand le 26 février, malgré les dernières indécences du rédacteur du Moniteur français, je serai toujours le même. Si je n'ai plus le bonheur d'être appelé à la défense de ma patrie, je ne cesserai du moins de faire les vœux les plus ardents pour sa gloire et pour son bonheur et la France n'aura pas d'enfant plus fidèle que moi. Au général Belliard il écrit le 3 mars : Vous aurez lu sans doute avec peine un article du Moniteur de France où il a été question de mon départ. Témoin de ma conduite à la tête des armées françaises depuis plus de douze années et surtout dans cette dernière campagne, connaissant mieux que personne mon dévouement absolu pour l'Empereur dont le bonheur et la gloire ont été l'unique objet de mes pensées et de mes actions, vous aurez partagé le chagrin qu'un tel article a dû me causer, mais, quoi qu'il en puisse être, mon désir est encore et sera toujours de donner à l'Empereur des preuves nouvelles d'un attachement dont son cœur est convaincu, lors même qu'il a voulu paraitre en douter un instant, et ma plus grande satisfaction serait de vous voir encore près de moi aux champs de l'honneur que vous connaissez si bien. Après ces démonstrations officieuses, il en fait d'officielles. Le 30 mars, Durand est reçu au Palais et voit d'abord la reine : elle s'étend sur les inquiétudes dont l'esprit du roi est en ce moment agité et qui ont pour base le silence que l'Empereur garde avec lui, au milieu des négociations qu'on suppose généralement entamées. Il voit ensuite le roi qui lui dit : Si l'Empereur, dans ses vues prochaines, croit encore ma présence utile à la Grande Armée, qu'il me le dise et j'y vole ; mais que son cœur ne soit pas fermé pour moi, qu'il me rende la considération dont j'ai besoin pour le bien servir et qu'en lui dévouant ma vie, je sache au moins qu'il me rend justice. On ne trouve point là à coup sûr, le caractère emporté dont Mier redoutait les éclats, mais on y trouve cette duplicité dont l'envoyé autrichien n'avait pas encore assez appris à se méfier. Murat, on l'a vu, a chargé Cariati de déclarer à l'Autriche qu'il ne désirait que la conservation du trône de Naples, qu'il renonçait à ses prétentions sur la Sicile et ne visait à aucune acquisition ; et les protestations de dévouement qu'il prodigue à Napoléon, en même temps qu'elles ont pour objet de le tromper sur ses relations avec l'Autriche, ont pour but suprême de le mettre en demeure de satisfaire les ambitions italiques du roi de Naples, moyennant promesse de sa coopération militaire. Or, rien n'est plus contraire aux engagements que Cariati prend, à ce même moment, au nom de Murat, avec Metternich. Il dit à Durand : Si l'Empereur ne veut pas croire à la franchise de mon affection, à la loyauté de mes efforts, qu'il croie du moins aux instigations de mon propre intérêt. Ne faudrait-il pas que j'eusse perdu toute raison pour établir aucune espérance, aucun calcul sur des illusions qui me seraient présentées par les ennemis de la France ? Quelle garantie pourraient avoir à mes yeux leurs promesses ? Ne sais-je pas que ma destinée est une émanation de celle de l'Empereur, qu'elle y est irrévocablement attachée ? C'est de lui que je tiens ma couronne ; je veux la conserver, mais je veux surtout conserver mon honneur... Que l'Empereur me dise un mot et je me charge de la défense de l'Italie. Je la défendrai pour lui, pour son système, sans mélange d'aucun calcul qui me soit personnel, trouvant assez de gloire et d'avantage à conserver mon royaume en même temps que je maintiendrai la puissance française en Italie. Le 12 avril enfin — le surlendemain du jour où il a signé la nomination de Cariati comme ministre à Vienne — Murat s'adresse directement à l'Empereur. C'est la première lettre qu'il lui écrit depuis celle du 31 janvier[7]. Aussi débute-t-il par donner les raisons du silence qu'il s'est imposé après la lettre de l'Empereur du 26 janvier et la note publiée dans le Moniteur du 27 ; il a pu se taire aussi longtemps qu'il n'a été question que de négocier et qu'on a pu fonder quelques espérances sur les négociations que l'Empereur dirigeait seul, mais, aujourd'hui que tout moyen de conciliation entre la France et ses ennemis parait éloigné, lorsque la Suède et la Prusse mettent toutes leurs forces à la disposition de la Russie, que le Danemark balance peut-être, que les départements du Nord sont envahis, que l'Allemagne entière est en fermentation, que l'Autriche montre des intentions au moins douteuses, que l'Angleterre, maîtresse absolue de la Sicile, prépare des expéditions en Italie, aujourd'hui, écrit Murat, les circonstances sont trop graves et trop fortes pour que je n'éprouve pas le désir d'aller au-devant de Votre Majesté et de lui demander comment je dois la servir. Il entre alors dans des explications au sujet de son
départ de l'Armée et c'est une verbeuse apologie. Celui,
écrit-il, que vous avez vu, dans tout le cours de la
campagne, oublier non seulement le trône, mais les privilèges du plus simple
commandement pour ne se montrer que le premier de vos soldats, celui qui
avait couru tant de fois au-devant des dangers avec une si complète
abnégation de lui-même, n'avait-il pas assez prouvé qu'il n'avait pour objet
de ses pensées que la gloire, le service de Votre Majesté, la grandeur de la
France ? On a jugé que vous me traitiez avec inimitié ; on a supposé que je
pourrais me faire des projets contraires à ceux de la France ; on a répandu
en Allemagne que nies ports étaient ouverts aux Anglais. De telles
faussetés nuisent autant aux intérêts de l'Empereur qu'à ceux du roi. Surtout
en Italie, elles pourraient produire des résultats déplorables. J'ose donc vous prier, Sire, de mettre un terme à des
incertitudes si fâcheuses : ne permettez pas qu'on doute de votre confiance
en moi plus que de mon attachement pour vous et pour la France. Je sais, et
j'ai toujours déclaré nettement, que mon existence politique ne peut être
soutenue que par la puissance de l'Empire. Je sais surtout, et je déclare,
que je ne voudrais jamais d'une existence qui n'eût pas un tel appui.
Daignez, Sire, de votre côté, faire connaître que la protection de l'Empire
ne doit jamais me manquer. C'est par là que Votre Majesté peut affermir et
accroître la confiance des Napolitains dans mon gouvernement. C'est par là
qu'elle peut nie faciliter les moyens d'organiser plus complètement toutes
mes ressources pour le défendre contre nos ennemis, ainsi que pour concourir,
s'il le faut, à la tranquillité de l'Italie. Voilà où il veut en venir ; tout le reste, sauf l'article où il exige l'assurance que Napoléon ne traitera pas sans lui, de façon à se ménager un protecteur dans chacun des camps adverses, tout le reste est du verbiage. Mais à présent, il est à son affaire : Après un tableau très au noir des dangers intérieurs et extérieurs que court la domination française en Italie et même dans le royaume de Naples, il continue : J'ignore quels moyens Votre Majesté destine à repousser dans ses États ce double danger. Dans le royaume de Naples, je puis au besoin réunir et rendre mobiles vingt mille hommes de toute arme. Ces forces sont bien insuffisantes sans doute pour protéger à la fois tous les points sur lesquels je pourrais être attaqué, mais j'ai lieu de croire que, réunies en niasse sous mes ordres, elles seraient assez puissantes pour écraser une armée de débarquement ou pour dissiper des rassemblements séditieux. Je désire que Votre Majesté veuille bien nie donner ses instructions sur la conduite que je devrais tenir en cas d'événement, surtout si les attaques ou les troubles commençaient sur quelque point de l'Empire ou du royaume d'Italie... Si, comme je l'espère, vous me manifestez vos vues, je les suivrai religieusement ; si vous me laissez sans instructions, je me verrai obligé d'agir suivant les circonstances et, rempli du désir constant de rencontrer les vôtres, je serais au désespoir de n'y pas réussir. Par là sous prétexte d'opérations défensives contre l'ennemi commun, Murat s'ouvre la porte de l'Italie. Il n'y a, dans le royaume, ni chef ni soldats ; rien n'est préparé pour résister à une agression de la Bavière ou de l'Autriche ; en saisissant un prétexte pour s'élever vers le Nord et pour s'y établir en conquérant sans coup férir, simplement par une trahison opportunément déclarée après l'occupation des places, Murat duperait à la fois la France et l'Autriche, et réaliserait à son profit l'unité italienne. Ainsi faut-il faire remonter à cette date du 12 avril 1813 le plan qu'il mettra à exécution neuf mois plus tard et dont on ne saurait nier à présent que lui seul fut l'auteur. Mais, reste à Murat à se dégager, vis-à-vis de Napoléon, de la promesse tant de fois réitérée, solennellement renouvelée à la veille de quitter la Grande Armée, que, dès l'ouverture de la campagne, il viendrait y réclamer sa place de bataille. Si Napoléon venait à exiger l'exécution de cet engagement ; si, après avoir constaté que Murat a quitté sans ordre la Grande Armée, il prenait acte de sa désertion, et s'il arguait de cette parole faussée pour le flétrir, le mettre au ban de l'Empire, ordonner à tous les Français au service de Naples de le quitter, qu'adviendrait-il ? Du coup, ce royaume s'écroulerait, car la façade seule en est napolitaine ; et, de même que les cadres de l'administration, ceux de l'armée sont français — ceux-ci surtout, et ils sont irremplaçables. Si quelques individus, ministres, généraux, serviteurs particuliers, sont assez attachés à la fortune de Murat pour méconnaître un ordre de rappel émané de l'Empereur, la grande masse obéirait. La preuve en est que presque tous ont sollicité des lettres patentes les autorisant à rester au service de Naples, que, du 3 janvier au 13 mars, cent quatre-vingt-dix-neuf de ces lettres ont été expédiées ; mais, à présent, la source semble tarie, le mouvement est arrêté ; des milliers de demandes restent en suspens. Un geste suffit pour que les lettres expédiées soient révoquées. Outre les autres dangers, celui-ci est à considérer. Aussi, Murat tient à se justifier par avance de ne point aller combattre avec ses frères d'armes. C'est pourquoi il écrit : Votre Majesté me connait assez, je l'espère, pour sentir combien j'aimerais mieux lui demander d'aller faire activement la guerre à la Grande Armée que de rester ici comme dans un poste d'observation. Mais j'ai dû consulter avant tout vos vrais intérêts et les intérêts de mon royaume. Nous sommes à une époque où il faut dire la vérité tout entière. Les circonstances sont telles que je ne pourrais m'éloigner sans compromettre immédiatement la sûreté de mes États et, par une conséquence inévitable, celle de l'Italie. Ceux qui vous tiendraient un autre langage seraient bien coupables et se chargeraient d'une terrible responsabilité. Ma conviction à cet égard est telle que, si mon départ était nécessaire, je ne saurais m'y résoudre sans faire partir avant moi la reine et mes enfants, car, après le départ du maréchal Pérignon, à qui pourrais-je confier le commandement de mon armée ? Cette lettre écrite, il s'en va faire un voyage
d'inspection en Apulie, dans la terre de Bari et à Otrante. A son retour,
alors qu'il s'est concerté avec Mier sur ce qu'il faut dire à la reine, alors
que, se remettant de plus en plus aux directions de l'Autriche, il a
sollicité de Metternich (30 avril) un conseil amical sur ce qu'il doit dire, faire, demander,
stipuler, lui promettant de suivre en tout ses conseils, ne demandant rien
d'ailleurs que la conservation de sa fortune actuelle et de son indépendance,
il s'empresse de saisir la première occasion — l'annonce faite par dépêche
télégraphique à Borghèse sur l'ordre de la Régente, et transmise par Borghèse
à Naples, que l'Empereur va prendre le commandement de l'Armée — pour écrire,
le 4 mai, à Marie-Louise une lettre de justification, où, en la suppliant
d'intervenir en sa faveur près de l'Empereur, il s'efforce de la convaincre
que l'Italie est perdue si on ne la lui abandonne. Quoique
la nouvelle du retour de l'Empereur à l'Armée ne soit pas pour moi inattendue,
écrit-il, je n'ai pu l'apprendre sans une émotion
vive et profonde. On va combattre et je ne combattrai point ; l'Empereur va
courir de nouveaux dangers et je ne suis pas appelé à les partager. Ces idées
agitent et affligent mon cœur ; elles m'assiègent comme militaire et comme
ami dévoué de mon ancien général, et comme allié du chef de l'Empire.
Cependant, je ne puis me dissimuler, et j'ai dû dire moi-même à l'Empereur,
que ma présence est nécessaire à Naples ; je l'aurais trahi en tenant un autre
langage. Il serait bien dangereux de se faire illusion sur l'état de
l'Italie, où mille intrigues et mille passions tiennent les esprits en
mouvement. Déjà peut-être bien des désordres auraient eu lieu si on ne savait
pas que je suis ici avec une armée prête à se porter partout où il faudrait
faire respecter les droits de l'Empereur et les intérêts de l'Empiré.
M'éloigner ou éloigner mes troupes, ce serait, j'en ai la conviction la plus
intime, perdre non seulement mon royaume, mais le reste de la péninsule. Le désir
que j'avais de faire la guerre a dû céder à de si hautes considérations et la
certitude que nulle part je ne pourrai servir plus utilement l'Empereur que
dans le poste où je suis, doit me consoler de n'être pas à côté de lui. Mais — et ici les récriminations commencent l'Empereur a manifesté à son égard, depuis qu'il est de retour à Naples, des dispositions qui l'inquiètent singulièrement : Il a exprimé dans plusieurs circonstances des sentiments qui lui étaient peu favorables ; il a pris des mesures qui devaient le blesser ; il lui a fait adresser des demandes auxquelles il savait qu'il ne pouvait satisfaire ; il ne lui a donné aucune des explications qu'il a sollicitées ; il ne lui a accordé aucune facilité pour tirer de France des armes et des chevaux ; il ne lui a communiqué aucune de ses vues ; il ne lui a fourni aucune instruction sur la conduite à tenir en Italie. Une telle façon d'agir lui ferait croire, s'il ne connaissait le génie de l'Empereur, que, dans le cabinet des Tuileries, tout a été dirigé par ses ennemis avec l'intention de lui susciter des difficultés et de préparer des griefs contre lui en vue de les faire valoir en d'autres temps. — J'ose vous conjurer, Madame, conclut-il, de concourir à faire cesser un si fâcheux état de choses ; il est digne de Votre Majesté d'éclairer l'Empereur, que l'on trompe sur l'état de l'Italie, et de le ramener à la confiance que je crois avoir acquis le droit de réclamer par vingt ans d'éclatants services et par un dévouement que même des procédés injustes n'ont pu jamais altérer. Peut-on penser qu'à ce moment Murat connaît déjà la victoire de Lutzen, remportée le 1er mai, et dont, le 13, il célébrera l'annonce officielle par des salves d'artillerie ? Est-ce, par là une garantie qu'il prend contre un retour de fortune de l'Empereur ? En tous cas, sa lettre à Marie-Louise ne peut produire aucun effet, car déjà celle qu'il a écrite le 12 avril à l'Empereur a eu un résultat diamétralement inverse à celui qu'il en attendait : loin de lui donner le commandement général en Italie, l'Empereur, de Dresde, le 9 mai, y a renvoyé le prince vice-roi, l'homme de sa confiance, l'adversaire et l'antagoniste de Murat, qui préparera la défense à la fois contre Vienne et contre Naples et qui, en surveillant le roi du plus près possible, tâchera de pénétrer où il en est avec les Autrichiens. La patience de Napoléon est à bout : depuis le 26 janvier, où, pour la première fois, il a mis le roi de Naples en demeure de compléter son contingent et de l'acheminer sur la Grande Armée, il a dix fois renouvelé sa demande et il n'a rien obtenu. Sans doute, le roi de Naples peut-il alléguer qu'il a trois régiments à Dantzig (5e, 6e et 7e de ligne), un régiment en Aragon (8e de ligne), trois régiments à la Grande Armée (régiment d'élite, 4e léger, 2e chasseurs à cheval), trois régiments au Corps d'observation d'Italie (1er et 2e de ligne et 1er chasseurs à cheval), mais la plupart de ces régiments ont à peine un bataillon au complet ; et l'effectif n'a nul rapport avec le contingent fixé par le traité de Bayonne. Murat ne veut pas donner un homme et pourtant il continue à en lever et en armer. Il a 32.000 hommes effectifs dans le royaume, il veut en avoir 50.000. Pourquoi faire ? Renouvelées le 17 avril et le 1er mai dans une forme solennelle, les réclamations du gouvernement impérial n'ont produit aucun résultat. On ne peut s'y tromper : le roi ne veut ni remettre sa personne à l'Empereur, ni lui livrer un seul de ses sujets. 'Tout son regret est de ne pouvoir rattraper ceux qui sont à la Grande Armée. Sur ceux-là du moins, comme sur tous ceux qui ont franchi la frontière napolitaine, l'Empereur étend la main et sous aucun prétexte il ne les rend. Garde-t-il encore des illusions au sujet de l'efficacité de ses menaces ? Si souvent répétées sans être suivies d'aucune sanction, elles doivent lui paraître bien vaines. Pourtant, ses victoires nouvelles peuvent leur donner un poids inattendu. Il prétend donc qu'à présent Murat obéisse, qu'il exécute le traité de Bayonne ; il veut en même temps mettre un terme à toutes les mauvaises intelligences que le roi entretient à Vienne ; le 14 mai, il ordonne à Maret d'expédier une estafette à Durand pour faire connaître son extrême mécontentement, exiger le rappel du prince Cariati qu'il ne sait pas encore ministre accrédité et qu'il croit encore envoyé officieux et pour qu'on fasse en sorte de revenir du mauvais système qu'on a embrassé et qui pourrait entraîner la ruine du roi de Naples. C'est assez de ce qu'il a appris par Narbonne pour motiver là-dessus une note formelle ; mais que dirait-il s'il savait que Murat, ce même Murat qui, le 12 avril, protestait devant lui de son dévouement, qui, le 11 mai, en prenait Marie-Louise à témoin, est depuis le 22 avril en négociation réglée avec l'Angleterre. Le 26 février, deux frégates anglaises ont débarqué huit cents hommes sur l'île de Ponza, la principale d'un petit groupe d'îles, situées en face du cap Circello, qui paraîtraient géographiquement relever plutôt du département de Rome que du royaume de Naples. La garnison napolitaine a capitulé avec empressement et, voilà à cinq années de distance, renouvelée l'occupation d'un Capri. Mais Lamarque n'est plus là pour faire aux Napolitains la largesse d'un fait d'armes et leur prêter l'aumône d'une victoire. D'ailleurs, si les Anglais n'eussent pris Ponza, Murat le leur eût donné : Nul point plus favorable aux entretiens secrets : hors des passages fréquentés du golfe et des grand'routes de Rome, à bonne distance de Gaëte où la France n'a plus ni agents, ni soldats, à portée de la Sicile où lord Bentinck est établi, on peut y venir sans être vu, y causer sans être entendu, en sortir sans être soupçonné. Le 22 avril, débarque à Ponza, venant de Naples, un nommé Giuseppe Cerculi, employé dans les bureaux du ministre de la Police, Campo-Chiaro, et attaché à son cabinet particulier. Il dit d'abord au lieutenant-colonel Coffin, commandant la garnison anglaise, que ce qui l'amène est le projet de donner suite à une conversation que Coffin lui-même a eue, après la reddition de l'île, avec le commissaire des guerres Bosset, renvoyé ensuite avec les non-combattants, au sujet d'une entente entre l'Angleterre et le gouvernement de Naples et des avantages au moins d'une convention commerciale. Il tient sa mission du roi et du ministre Campo-Chiaro qui seuls en connaissent l'objet. Coffin accepte l'ouverture et met aussitôt Cerculi en relations avec un grand négociant anglais qui se trouve dans l'île, car, en deux mois, Ponza est devenu un entrepôt important de marchandises interdites par les décrets de Berlin et de Milan et un poste admirable de contrebande. Ce préliminaire commercial réglé — et il est pour mettre les Anglais en goût — Cerculi passe à la politique. Le roi voudrait savoir quelles propositions on serait disposé à lui faire. Sur la réponse de Coffin que les propositions doivent venir du roi, Cerculi se décide à dire : Le roi, quoique beau-frère de Bonaparte, sait que celui-ci lui en veut ; il se rend compte de sa situation et sacrifierait jusqu'à sa vie même pour sauver son royaume de Naples. Il y aurait peut-être moyen de concilier ses intérêts et ceux de l'Angleterre. Coffin répond qu'il en référera il lord Bentinck, lequel fait savoir, le er mai, qu'il approuve ce qu'a fait Coffin ; il se méfie extrêmement de Mural, mais enfin, quoiqu'on ne puisse songer à lui sacrifier les alliés de l'Angleterre en Sicile, on pourrait lui trouver une compensation. Dites-lui, écrit-il, qu'il dépend de lui de devenir le Bernadotte de l'Italie et que, pour nous donner une idée de sa sincérité, il devrait nous remettre Gaëte. Après des allées et des venues qui entraînent des retards, Bentinck formule le 10 mai des propositions fermes : Mural déclarera la guerre à Bonaparte et se mettra de suite en mouvement, avec toutes ses forces vers le nord de l'Italie, où, a un point et dans un temps déterminés, les Alliés se joindront à lui. Moyennant quoi, il recevra un équivalent du royaume de Naples qu'il cédera au roi de Sicile, mais qu'il conservera jusqu'à ce qu'il ait obtenu sa compensation. Bentinck, qui promet un secret absolu, se dit assuré de l'adhésion du prince héréditaire, vicaire général de Sicile. ***Telle est la situation au moment (18 mai) où le vice-roi arrive à Milan. A Vienne, l'accord est conclu ; Cariati attend les pleins pouvoirs pour signer. A Ponza, les affaires sont moins avancées ; mais Bentinck annonce le 19 qu'il passera par Ponza avant de se rendre en Espagne, qu'il ne s'y arrêtera que quelques heures et que Murat ait à y envoyer, pour terminer, un agent muni de pleins pouvoirs. Si Murat n'est point encore si fou que de souscrire aux conditions que lord Bentinck prétend lui imposer, il suit la conversation, et il cherche même à l'engager ailleurs qu'à Ponza et par d'autres hommes que ceux de Campo-Chiaro, car, en Calabre, le général Manhès, se trouvant en rapport avec le major général anglais Montrésor, lui a insinué qu'on pourrait s'arranger. Malgré ces pourparlers, si loin qu'ils aient été poussés, rien encore n'est signé ; Murat n'a reçu aucune garantie : on a parlé à Vienne de lui conserver le royaume de Naples, à Ponza de lui donner une compensation. Au début, dans l'inquiétude où il était, il se contentait avec ces promesses de Vienne. Son ambition n'allait pas plus loin et c'était lui-même qui avait offert le marché. Ce marché n'est pas encore conclu et tout autre que Murat l'estimerait assez avantageux pour s'y tenir. Mais, à présent, il trouve trop bas le prix auquel il s'est mis. A la façon dont on l'a tout de suite accepté à Vienne, il pense à le relever. Ce plan qu'il a mis en exécution vis-à-vis de l'Empereur n'est réalisable que moyennant l'adhésion quelque peu contrainte de l'Autriche et de l'Angleterre et Feutrée en jeu de l'élément italien : obtenir de Napoléon, sous prétexte de défense commune, le commandement général en Italie, avec la faculté de se porter librement sur tous les points du royaume et d'en occuper les places fortes ; mettre sa coopération aux enchères, faire monter l'offre de l'Autriche par celle qu'il recevra de l'Angleterre ; entre temps, s'assurer la possession de la péninsule, et, le jour où il lèvera le masque, placer les Puissances en. face du fait accompli, en sorte qu'il soit confirmé par les accords qu'elles auront conclus précédemment, cela peut se faire, mais à condition due, dans toute l'Italie, le terrain soit préparé et les complicités établies. Dès le 13 mai, au témoignage de Durand, Murat est en connivence avec les prétendus patriotes de l'Italie, auxquels l'Angleterre présente en ce moment elle-même, par des proclamations répandues dans le pays, l'appât d'une réunion en un Etat unique, également soustrait à l'influence française et à l'influence autrichienne. Il a laissé se former et se répandre à Naples des sociétés, sous le nom de Charbonniers, qui admettent toutes sortes de personnes, même des artisans, qui y mêlent la religion et même certains mystères et qui attestent un certain penchant pour la liberté. Sous prétexte que ces unions sont devenues trop nombreuses pour être dissoutes, on a pris, dès le mois de février 1813 — c'est Campo-Chiaro qui en fait la confidence à un des affidés de Norvins — le parti d'y faire entrer des hommes eu état de les diriger et d'empêcher qu'elles ne deviennent dangereuses. En même temps, toutes les loges de la Haute-Italie sont pratiquées par des maçons, la plupart français, qui reçoivent de Naples leur mot d'ordre et qui trouvent chez leurs frères un accueil enthousiaste. Un immense effort de propagande muratiste se prononce dans toute l'Italie, utilisant contre la domination impériale toutes les passions, libérales, militaires, religieuses. Mais cet effort s'adresse aux groupements existants, et reste à savoir quelle en est l'importance et si Murat, qui leur prête dans ses ambitions un rôle principal, ne s'en exagère pas la puissance, — comme le feront tous ceux qui, en Italie ou ailleurs, mettront leurs espérances sur les sociétés secrètes et qui ne verront pas que, capables de fomenter une émeute, d'accomplir même une révolution momentanée après la défection des forces gouvernementales, elles ne sauraient, elles seules, rien fonder qui dure, lors même qu'elles paraissent triompher. Si tel est bien, comme tout porte à le penser, le but que Murat se propose, l'essentiel pour lui est de ne laisser sortir de son royaume aucune des forces dont, aux yeux des Autrichiens et des Anglais, il semble disposer, tant que, d'une part, il n'aura pas conclu avec eux et que, de l'autre, il n'aura pas reçu de Napoléon un blanc seing en Italie. En effet, s'il envoyait ses soldats dans la Haute-Italie comme alliés des Français, l'Empereur les prendrait et les disperserait dans ses corps d'armée ; s'il les faisait marcher comme ennemis des Français, les cadres français ne manqueraient pas d'abandonner le drapeau napolitain et de rejoindre leurs aigles : Par là dans un cas comme l'autre, sa puissance, toute de surface, s'écroulerait : il ne serait plus d'aucune utilité pour les adversaires de l'Empereur, qui le jetteraient de côté, sans tenir aucune des promesses qu'ils auraient pu lui faire. Seulement, aujourd'hui que l'Empereur a pris l'éveil et qu'Eugène est à Milan, la tâche est malaisée. Les prétextes dont Murat s'est servi jusqu'ici sont usés ; il doit en trouver d'autres. D'abord, il oppose à Durand des refus qu'il ne tente même pas de justifier : il ne peut pas faire partir pour Vérone les six bataillons qu'on lui demande. Il ne peut pas, voilà tout : mais la réquisition se fait plus urgente. De Paris, le ministre de la Guerre, en lui annonçant la rupture imminente avec l'Autriche, demande qu'il joigne 15.000 hommes, commandés par un général français, au corps qui se réunit sous les ordres du vice-roi. Murat ne parle pas de cette lettre à Durand, qui apprend la nouvelle par Caroline ; il l'évite, le tient à l'écart, en male temps qu'il se rend de plus en plus accessible au ministre d'Autriche. Caroline l'aide à gagner du temps. Est-elle dès lors dans
sa confidence ? Connaissant parfaitement sa tête et
son cœur, écrit Durand, sachant que le fond
de ses sentiments est bon, mais redoutant les conséquences de ses ressentiments,
craignant qu'il ne se laisse égarer par de perfides flatteries, elle se tient
sans cesse auprès de lui pour le retenir et le modérer et croit être certaine
d'arriver au résultat qu'elle désire le jour où elle pourra faire au roi une
communication encourageante. Tel est le thème que Caroline développe
au ministre de France. Est-il concerté avec son mari ? Est-il spontanément
conçu et loyalement suivi par elle, sœur dévouée et épouse fidèle ? Ne
doit-on pas croire que l'annonce de la rupture entre la France et l'Autriche
a provoqué la connexion entre ces deux ares qu'unissent d'abord l'intérêt et
chez qui la pensée de conserver leur couronne royale prime tous les autres
sentiments ? Ne peut-on penser que, dès la mi juin, Caroline a subi, accepté,
peut-être provoqué, l'entrée en action, dans sa vie privée, d'une influence
qui s'exercera sans doute au profit de l'Autriche, mais parce qu'elle l'aura
ainsi voulu et qu'elle l'aura prémédité ? Elle sait discerner l'homme qu'elle
prévoit devoir être utile, et, si elle se fait un amant du ministre
d'Autriche, ce sera pour tirer de lui des nouvelles, des informations et des
conseils, pour surveiller par lui la marche des affaires à Vienne, où
Metternich, resté reconnaissant de ses anciennes bontés, ne manquera pas
d'ailleurs de la servir dans la mesure du possible. Le reste ne sera que pour
donner de l'intimité aux conversations et établir une certaine confiance.
D'ailleurs, il pourra avoir des moments agréables : Nier a vingt-six ans et
est aussi joli homme que l'était Metternich à son âge. Avec l'Empereur, le rôle de Caroline consiste à arrondir les angles, à paraitre consternée, à implorer l'indulgence de son frère en faveur de son mari, à filer les heures, sans rien compromettre des prétentions de Murat. Consciente dès lors ou non, elle est son meilleur auxiliaire. Le 3 juin, selon les ordres que l'Empereur à donnés le 14 mai, Durand a remis au cabinet napolitain une note réclamant dans les termes les plus énergiques le rappel de Cariati. Gallo garde la note trois jours, puis la montre au roi qui simule une colère dont les éclats retentissent. Il n'admet pas que sa bonne foi ait pu être soupçonnée, qu'on ait pu croire que Cariati soit chargé de négocier avec l'Autriche. Et, à preuve, il ordonne que l'on communique à Durand les instructions patentes qui ont été remises à Cariati. Dans une conférence avec Gallo, Durand, stylé par Bassano, réclame que le roi renonce au système d'intrigue qu'il parait avoir embrassé. Comment donc ! Le 11, Gallo répond par écrit que le prince Cariati a l'ordre de s'entendre avec l'ambassadeur de France et de prendre dans les cas imprévus ses conseils et sa direction. Voilà une belle assurance que tient Durand : mais, le même jour, il assiste au Te Deum que le roi fait chanter en actions de grâces de la victoire de Lutzen et de l'annonce de l'armistice. Dans l'intervalle, le 5, Caroline a écrit à l'Empereur
pour lui offrir, à l'occasion des victoires qu'il a remportées, ses
félicitations et ses vœux : Je crains,
dit-elle, que Votre Majesté ne nous ait totalement oubliés
et d'avoir besoin de lui rappeler le tendre et respectueux attachement qui
remplit nos cœurs. Cet attachement est si fort qu'il ne saurait se manifester
par des actes. Le 1er juin, l'Empereur, prévoyant l'agression de l'Autriche
pour la fin de juin, a averti le prince Eugène et l'a chargé d'en écrire
secrètement à Murat. Le 44, sur la communication de la réponse négative que
le roi a faite à Clarke le 18 mai, au sujet des 45.000 hommes, Napoléon a
restreint ses demandes et a précisé cc qu'il attend de son beau-frère. Répondez-lui, écrit-il, que
tout me porte à penser que l'Autriche a des prétentions incompatibles avec
l'honneur de la France et qu'elle voudrait profiter des circonstances pour
revenir sur les perles qu'elle a faites dans les guerres précédentes ; qu'il
est impossible que le royaume de Naples puisse se priver d'une force de
30.000 hommes, mais que je désirerais qu'il pût fournir au moins une bonne
division de dix à douze mille hommes d'infanterie, avec 1.500 chevaux et
vingt-cinq pièces de canon et qu'il la fit partir dans les premiers jours de
juillet pour Bologne où elle attendrait l'issue des événements. Si la guerre
avait lieu, elle se dirigerait sur Laybach et, si l'on s'arrangeait, elle
reviendrait sur Naples. Je désire même que la marche de cette colonne soit
connue, parce que cela peut avoir une influence sur la négociation. Je
voudrais que le roi donnât le commandement de ses troupes à un général
français. Enfin, écrivez-lui qu'il doit comprendre que, l'Adige une fois
perdu, son royaume le serait aussi et que, s'il attendait que la bataille eût
été donnée près de Laybach, il ne serait plus temps ; qu'il faut donc
définitivement qu'au 15 juillet sa division soit sous Bologne et puisse se
porter au secours du vice-roi, qui, à cette époque, sera campé sur les
hauteurs de Laybach. Et, insistant à sa façon, l'Empereur reprend et
accentue les ternies : il se restreint à 12.000 hommes en tout, pourvu qu'ils
soient en marche dans les premiers jours de juillet. Le 18 juin, par la voie militaire et par la voie diplomatique, il renouvelle sa réquisition : Si le 10 juillet la division napolitaine, forte de huit bataillons d'infanterie, un régiment de cavalerie et deux batteries d'artillerie, n'est pas partie de Naples pour Bologne, le ministre de France quittera Naples en y laissant son secrétaire, après avoir témoigné au roi tout le mécontentement de l'Empereur. Cette réquisition n'est pas tellement qu'on croirait de
nature à déplaire à Murat et, pourvu qu'il y introduise un amendement, il est
tout prêt à y satisfaire, car il y trouve les moyens d'exécuter la première
partie de son plan. Il n'a donc point attendu les sommations de l'Empereur
pour se mettre en règle et il a répondu le 18 à la communication qu'Eugène
avait revu l'ordre de lui faire par la lettre du 1er : Si ce que l'Empereur croit inévitable venait à se
réaliser, ce que je suis loin de croire, je marcherais moi-même à la tête de
toutes les troupes dont je pourrais disposer. Je ne saurais plus souffrir que
mes troupes soient disséminées comme elles le sont à présent dans toutes les
brigades de l'armée, car rien n'est plus contraire à leur discipline et à
leur bien-être. Donc, pas de division séparée, pas de commandement par un général français, mais toutes les troupes dont il peut disposer, et lui-même à la tête. Que veut-on de mieux ? C'est là son thème et, après l'avoir exposé le 18 à Eugène, il le développe le 27 à Clarke dans des termes presque identiques : En résumé, écrit-il, j'organise définitivement une arillée de 30.000 hommes et quatre-vingts pièces de canon et je pourrai être prêt à sortir du royaume le 15 du mois prochain, si Sa Majesté agrée mes services. Faites-moi connaître définitivement ses intentions. Ce pendant, je me mettrai à même de m'y conformer. Je désire que Sa Majesté Impériale et Royale voie encore dans cette occasion une nouvelle preuve de mon inviolable attachement. Comment l'Empereur ne se trouverait-il pas forcé d'agréer des propositions aussi généreuses, aussi loyales, marquant un tel goût de se sacrifier pour lui ? Comment suspecterait-il un homme qui offre de mettre au feu son armée enti1.re, son royaume et sa personne ? Pourtant l'Empereur ne manque point d'avoir contre Murat des préventions et, de deux côtés, lui arrivent des informations qui doivent l'avertir. Le 21 juin, il reçoit la traduction d'un article paru le
11 dans le Morning Chronicle et ainsi conçu : Nous
apprenons avec la plus grande surprise, par des avis venus de Sicile à la
date du 8, qu'il parait y avoir quelque apparence d'arrangement amical et de
commerce entre lord William Bentinck et les ministres de Murat à Naples. Il
parait qu'on est convenu d'une cessation de toute hostilité entre la Sicile
et Naples et une lettre, datée de Messine le 7 avril, porte que des relations
avaient été rétablies avec les îles situées dans les baies de Gaëte et de
Naples et que l'on avait la perspective d'un commerce avantageux avec le
continent par l'intermédiaire de ces établissements. Il serait curieux de
voir un autre maréchal français, élevé au trône, se ranger au nombre de nos
amis et de nos alliés. La mission de Beauharnais à Milan a-t-elle quelque
liaison avec la défection présumée de Murat ? Voilà qui était net et qui marquait des précisions qu'on ne pouvait guère contester. L'Empereur, très ému, a chargé Durand de montrer l'article au duc de Gallo et d'exiger des explications. Pour avertir le roi de Naples, il a fait insérer en même temps, dans le Journal de l'Empire[8], une suite d'articles sur les agissements des Anglais en Sicile de nature à faire penser qu'il serait disposé à s'entendre avec la grand'mère de l'Impératrice, la reine Marie-Caroline, à laquelle d'ailleurs une réception royale a été réservée par ses ordres, au cas où, parvenant à s'échapper des mains de Bentinck, elle aborderait en Corso. Dans l'un de ces articles — paru le 18 juin — dont la tendance et l'esprit énervent déjà singulièrement Murat, se trouve une phrase qui le vise personnellement : L'ile de Ponza, écrit à la date du 28 mai, sous la rubrique de Malte, un correspondant anonyme, fut livrée aux troupes anglo-siciliennes : on y vit immédiatement flotter le drapeau britannique et cette prétendue expédition eut lieu sans que le régent et les ministres en fussent instruits. Le lendemain 19, l'article a été reproduit in extenso dans le Moniteur et a reçu ainsi un caractère officiel. Rien n'est précisé, il est vrai : oh ne dit pas qui a livré Ponza et ce peut être un subalterne. Mais l'accusation n'en est pas moins positive. Il suffit que le nom de Ponza soit prononcé pour que Murat perde la tête : comme ces criminels qui, après avoir nié obstinément, sur le point de bénéficier d'un alibi, se jettent en divagations qui les accusent et les convainquent de leur crime, parce que le juge d'instruction a, par hasard et sans malice, nommé un lieu ou une personne, il s'imagine que tout est découvert, il prend peur et multiplie les dénégations oiseuses. Avec un peu de réflexion, il se rendrait compte que si, à Paris, la reddition de Ponza a paru suspecte, ou ne peut y avoir eu vent aux dates indiquées, soit par la lettre insérée dans le Morning Chronicle (7 avril), soit par la lettre insérée dans le Journal de l'Empire (18 mai), des négociations qu'il a engagées avec Bentinck, — au moins des négociations politiques, les seules qui lui importent ; car il y en eut antérieurement de commerciales et les infractions au Blocus Continental semblent systématiques et continuelles. Les premières ouvertures politiques remontent au 22 avril, mais les pourparlers n'ont pris couleur que le 29 mai, lorsque Robert Jones, négociant anglais, établi depuis longtemps à Naples, a été adjoint à Cerculi et que, muni d'une lettre de Murat, il a débarqué à Ponza, où il a confié au lieutenant-colonel Coffin que le roi ne consentirait à donner son plein concours que si on lui garantissait là possession du royaume de Naples et des États romains. Voilà le début de la surenchère : A l'Autriche, Murat avait demandé simplement le royaume de Naples : on voit ici qu'il se lance et déroule son plan. Le 1er juin, un nommé Felice Nicolas, ancien secrétaire d'Acton, puis secrétaire de légation à Vienne, actuellement conservateur des Archives à Naples, a été adjoint à Jones et à Cerculi et a été rendu porteur d'une commission délivrée par le duc de Campo-Chiaro. Le 2, il a eu à Ponza une conférence avec lord Bentinck, arrivé de Sicile : Bentinck, réclamant toujours la remise de Crane aux Anglais, a proposé la reconnaissance parallèle des Bourbons et de Murat, selon l'étrange système qu'il avait préconisé dès le début. Retourné à Naples pour rendre compte, Nicolas en est revenu le 5, rapportant les demandes du roi : le roi, avant de se lier avec l'Angleterre, souhaiterait avoir reçu la réponse de l'Autriche ; néanmoins, il passerait outre si lord Bentinck avait des pouvoirs : il demande que Bentinck prenne les ordres de son gouvernement et convient de continuer les communications. Bentinck, convaincu, comme il l'écrit au ministère. que, sur la nouvelle des succès de l'Empereur, Murat a élevé ses prétentions et qu'il espère qu'on lui donnera l'Italie qu'il ne peut conquérir rien qu'avec ses Napolitains, part pour l'Espagne où il va tenter un débarquement qui ne prouvera guère en faveur de ses talents militaires, mais il laisse un projet de convention provisoire que Murat étudiera pendant son absence : Le but des deux parties contractantes est la liberté de l'Italie et son indépendance de la domination de Bonaparte ; pour atteindre ce but, action commune des deux parties, dans le plus court délai possible et avec toutes leurs forces ; remise de Gaëte aux Anglais comme place de dépôt et de sûreté ; reconnaissance simultanée des droits de Sa Majesté le roi Ferdinand à la couronne des Deux-Siciles et des droits de souveraineté du roi Gioaechino auquel la possession du royaume de Naples ne sera pas contestée, en attendant qu'on puisse conclure un arrangement satisfaisant pour les deux parties contractantes. C'est à ce point qu'en est Murat contrite on voit, il n'a guère avancé et il reste loin du but. Bentinck a lu dans son jeu et il n'a rien cédé. Murat, il est vrai, ne se décourage point : le 22 juin, il a encore fait affirmer à Bentinck par Jones, la persistance de ses intentions, et, pour prouver qu'il serait un allié plus fidèle que Ferdinand, il a livré le secret d'ouvertures que lui a fait faire la reine Marie-Caroline en vue de l'aider, moyennant l'abandon du royaume de Naples, à chasser les Anglais de la Sicile. Le procédé est médiocrement chevaleresque, mais s'il est utile ! Il n'avance pourtant pas les affaires : on ne saurait rien conclure sans une réponse d'Angleterre et on l'attend. L'interrogation formelle de l'Empereur, l'article du Morning Chronicle, l'article du Moniteur tombent en même temps sur Murat et lui font croire que tout est découvert. Or, ce n'est pas à Napoléon seul qu'il a caché son intrigue avec les Anglais, mais au ministre d'Autriche. Vis-à-vis de Mier, il simule donc une grande fureur. Il déclare qu'il ne souffrira point qu'on mente à son sujet. Il raconte qu'il a fait remettre à Durand une note très forte dans laquelle il a dit, entre autres choses, que c'est pour la seconde fois que les gazettes françaises s'avisent de l'insulter et qu'au troisième article pareil, il répondra par le renvoi du ministre de France de ses États. Vis-à vis de Durand, auquel il n'a eu garde de remettre aucune note, il est bien plus humble ; il nie simplement les faits et Gallo se récrie sur leur invraisemblance. Durand qui n'a aucun renseignement sur l'affaire de Ponza, restée absolument secrète, se laisse presque prendre à ces protestations : Il est trop vrai, écrit-il, que des spéculations commerciales du gouvernement et une certaine direction dans les opinions du pays ont pu donner naissance aux bruits étranges dont triomphent les journaux anglais, mais il ne recherche pas les causes, il ne s'attache pas à percer le mystère, et il s'en tient à ce qu'on lui dit. L'Empereur est moins crédule, mais il n'a que des soupçons encore sur des affaires de navigation ou de commerce. Il écrit le 22 juin à Bassano : Donnez ordre à mon ministre à Naples, dans le cas où l'on y arrêterait nos corsaires et où l'on avilirait le moindrement mon pavillon, de quitter sur-le-champ cette ville. Avant de se retirer, il devrait remettre une note pour faire connaître au cabinet napolitain que toutes ses menées me sont connues et que, s'il faisait la plus légère insulte à mon pavillon, il s'en repentirait un jour. Ainsi, avec la France, les choses sont au pis : rupture menaçante dans deux cas précis et ultimatum posé, et point de réponse ni d'Angleterre ni d'Autriche. Caroline est maintenant dans le jeu de son mari. Si elle n'est point admise encore au secret de la négociation anglaise, elle est dans la confidence de la négociation autrichienne ; le 29 juin, Mier écrit à Metternich : Leurs Majestés attendent avec impatience la réponse aux propositions de Cariati pour savoir la marche à suivre en cas de guerre entre la France et l'Autriche. Le roi est toujours disposé à soutenir nos intérêts. Cela ne permet aucun doute. Elle évite soigneusement toute occasion d'entretenir le ministre de France avec lequel jadis elle s'était trop avancée et dont les questions pourraient la gêner ; mais, avec l'Empereur, qui est loin, elle est plus à l'aise pour suivre son système de mensonges : Sire, lui écrit-elle le 3 juillet, je viens d'apprendre avec une vive douleur que le ministre de France a reçu l'ordre de quitter si on ne lui donne pas les dix mille hommes demandés, et vous le dirai-je, Sire, le roi, prêt à se rendre près de votre personne, non seulement avec dix mille hommes, mais vingt, trente, enfin tout ce qu'il a, prêt à vous donner jusqu'à sa vie, ne veut pas donner un seul homme si c'est un autre qui doit les conduire. Oui, Sire, l'oubli, le silence de Votre Majesté depuis la dernière campagne, la confiance entière et sans bornes qU'elle a accordée au vice-roi, l'article surtout du Moniteur lui semblent autant de témoignages de son aversion pour lui. Il croit que, par là Votre Majesté, aux yeux de la France entière, l'a privé de son estime et de tout ce que son dévouement pour Votre Majesté avait pu lui mériter. Les ordres que le vice-roi lui transmet l'aigrissent et le blessent. Il dit : Si l'Empereur a bien pu donner ses ordres au vice-roi, il eût pu tout aussi bien me les adresser directement. De là Sire, quelques paroles, inconsidérées peut-être, qui ont pu être recueillies et répétées à Votre Majesté ; mais, Sire, qui peut mieux que vous savoir que les Français ont quelquefois besoin de parler, mais que, malgré cela, il n'est pas de personnes plus dévouées. Oui, Sire, je puis assurer à Votre Majesté que c'est l'excès de l'attachement du roi qui, dans ce moment, le rend accessible à la jalousie, que la tête lui en tourne, mais que, malgré cela, il ne fera rien qui puisse vous déplaire. Que Votre Majesté daigne lui donner ses ordres et il volera lui donner tout son sang. Sire, c'est dans vos inépuisables bontés que j'espère ; j'ai tout fait, Sire, j'ai tout employé pour calmer cette tête, trop ardente peut-être, mais dont le zèle et l'attachement vous sont bien connus. Sire, sauvez-moi des peines que j'éprouve et qui déchirent mon âme ; d'un mot vous pouvez le combler de joie ! Rendez-lui votre bienveillance et il sera trop heureux de vous consacrer sa vie. Sire, ne refusez pas cette grâce et daignez agréer l'hommage du profond et respectueux attachement avec lequel je suis, Sire, de Votre Majesté, la très humble et très affectionnée sœur. Le jour même où elle écrit cette lettre, Caroline accorde enfin une audience à Durand. Elle se dit très affectée de la note du Moniteur ; elle insiste sur ce point que la détermination du roi de ne pas envoyer de troupes au Corps d'observation d'Italie tenait à des sentiments qui ne l'empêchaient point d'être prêt à dévouer sa personne et toutes les forces de son royaume à la défense des intérêts communs dans telle partie de l'Italie où l'Empereur jugerait à propos de l'appeler. C'est le même thème que, le lendemain 4 juillet, Murat développe dans une lettre qu'il adresse à l'Empereur, — le thème que le mari et la femme viennent d'imaginer, mais que Caroline a indiqué avec son adresse féminine et que Murat va développer avec, ses déclamations méridionales. C'est le même que présenteront les défenseurs officiels et officieux du roi de Naples pour obtenir en sa faveur des circonstances atténuantes ; il n'a pu supporter l'idée qu'Eugène commanderait ses troupes, qu'Eugène lui serait préféré pour défendre l'Italie, et c'est cette rivalité avec Eugène, c'est la préférence de Napoléon pour Eugène, c'est l'injustice que Napoléon a commise au profit d'Eugène qui a jeté Murat dans les bras de l'Autriche et de l'Angleterre. C'est le 3 ou le 4 juillet que Murat a commencé à présenter cet arguaient alors que, depuis le mois de janvier, il était en collusion avec l'Autriche, depuis le mois d'avril avec l'Angleterre et que, poussé par l'Empereur dans ses derniers retranchements s'il ne fournissait son contingent, menacé d'une rupture qui lui était à tous points de vue dommageable, il n'avait plus de prétexte à invoquer pour retarder le départ de ses troupes. Alors, il a imaginé celui-ci auquel ses complaisants ont fait une fortune inattendue. Voici comme il le développe : Aux demandes de troupes qui lui ont été présentées par le ministre des Relations extérieures, par le vice-roi, et par le ministre de la Guerre, et qui viennent de lui être réitérées par le ministre de France, il a, dit-il, constamment répondu et il va répondre encore qu'aux termes des traités et dans la situation où se trouve son royaume, il n'a aucune obligation de rien ajouter au contingent qu'il a fourni ; que, dans les circonstances actuelles, il ne saurait laisser sortir des troupes de son royaume sans marcher lui-même à leur tête ; que, si l'Italie est attaquée ou menacée, il est prêt à se porter avec vingt-cinq ou trente mille hommes partout où l'Empereur jugera que ses services peuvent lui être utiles, mais, autrement, il ne donnera pas un homme. Ces déterminations sont inébranlables ; elles lui sont commandées par son honneur qui est inflexible et par les intérêts de l'Empereur, dont ceux de son royaume et ceux de sa dynastie sont inséparables. Je me dois à moi-même de ne pas m'en écarter, écrit-il, car, après que le nom du vice-roi a été employé pour m'humilier par un parallèle offensant, je ne puis convenablement mettre des Napolitains sous ses ordres, quels que puissent être mes sentiments d'estime et d'amitié pour lui. Je le dois à Votre Majesté parce que j'ai la conviction qu'en divisant mes forces, en les séparant de moi, en altérant l'opinion qu'on paraît en avoir conçue, je détruirais une garantie puissante de la tranquillité de l'Italie, tandis qu'en les employant en masse et à propos, je puis écraser partout vos ennemis. Je le dois à mes troupes qui souffrent et se désorganisent lorsqu'elles sont disséminées et qui ont versé des flots de sang à Lutzen et à Wurschen sans qu'on ait daigné les nommer. Je le dois enfin à la nation napolitaine qui se lasse et se décourage en voyant, après des efforts inouïs pour créer un État militaire, que les troupes à peine formées se dispersent, se dissipent et dépérissent sans qu'il en résulte pour l'État aucun accroissement de gloire. C'est ainsi que déjà 20.000 hommes ont été perdus en Espagne, en Pologne, en Allemagne. Et il revient à son plan, sans s'apercevoir à quel point il se met en contradiction avec les inquiétudes qu'il avait ci-devant manifestées pour sa femme et ses enfants : Votre Majesté peut-elle penser, écrit-il, que je perde de vue la sûreté de mes États ? J'ose en répondre. Si je pars avec 23.000 hommes, les troupes qui resteront et les gardes nationales suffisent pour les garantir. Seulement, il devra laisser dans le royaume toute son artillerie et l'Empereur devra l'en fournir en Italie. De même ne sera-t-il pas embarrassé de faire immédiatement de nouvelles levées et de les amener vers le Nord, pourvu que l'Empereur lui donne des fusils et qu'il lui renvoie tous les cadres et, partant, toutes les troupes napolitaines qui sont en Allemagne et en Espagne. Ainsi se chargera-t-il de mettre toute l'Italie à couvert. Puis il s'attendrit : Je sais,
dit-il, que Votre Majesté me suppose des torts et
peut-être ai-je exprimé quelquefois avec énergie la douleur que me faisaient
éprouver les injustices dont je me voyais l'objet, mais le souvenir de tout
ce que vous avez fait pour moi, l'attachement que je vous ai voué, les
sentiments que je dois à la France ont sans cesse rempli mon âme et mes vœux
les plus ardents ont toujours été de reparaître devant vous comme votre
lieutenant, comme guerrier français et comme roi d'une nation à laquelle je
me suis efforcé d'inspirer l'esprit militaire dont vous avez animé la France...
Revenez donc, Sire, revenez à une confiance fondée
sur vingt années d'épreuves et de fidélité. C'est le plus ancien et le plus
dévoué de vos lieutenants, c'est votre sœur, ce sont vos neveux qui
sollicitent votre cœur et qui le sollicitent au nom de vos plus chers
intérêts : car il n'est pas bon que l'Europe croie que Votre Majesté peut
détacher d'elle un ami tel que moi, et c'est cependant ce que nos communs
ennemis s'efforcent de répandre. Songez, Sire, que je crois mon honneur
intéressé à guider moi-même les troupes napolitaines qui combattent pour vous
et que je puis terminer la noble carrière que j'ai parcourue sous vos
auspices en perdant le trône et la vie, mais non en sacrifiant l'honneur.
Écrivez-moi, Sire, que vous acceptez mes offres et vos ennemis me verront sur
les champs de bataille, digne de vous, digne de moi. Le ton a haussé ; à présent, Murat se met sur la même ligne que l'Empereur et traite à égalité. Il ne s'agit plus de subordination de sa couronne, de contingent stipulé par les traités comme preuve de vassalité : s'il marche, c'est qu'il le voudra bien ; comme allié, non comme feudataire. Même porte-t-il une nuance de protection vis-à-vis de celui qu'il s'était habitué à regarder comme un frère et qu'il s'afflige de ne pas voir heureux. Mais, par là même, devant cette explosion de sa vanité, pourrait-on se laisser prendre à ses déclarations, admettre qu'il est sincèrement disposé à défendre l'Italie pour le compte de l'Empereur, si l'on ne se heurtait aux engagements qu'il a sollicité de prendre avec l'Autriche et avec l'Angleterre, si on ne connaissait les dates précises de ses démarches renouvelées, si, au travers des affirmations de sa fidélité, on ne pouvait suivre l'exécution de son plan et cette nouvelle tentative à ce point audacieuse qui en éclaire toute la perfidie. Si l'Empereur accepte ses offres, Murat met la main sur l'Italie ; il y double son artillerie ; il reçoit de France les fusils qui lui manquent ; il tire à lui d'Allemagne et d'Espagne tous ses soldats. Alors, il n'a plus rien à craindre ni de l'Empereur, ni de l'Autriche, ni de l'Angleterre, et, s'étant mis en possession de l'objet constant de ses ambitions, il cesse d'être une quantité presque négligeable, il traite de pair avec les puissances et il obtient leur garantie pour ses conquêtes pacifiques. Il est si pressé de voir réussir son plan, que, l'ayant exposé le 4, à l'Empereur, il insiste le 7 près de Clarke, le 9 près de Berthier. Si Sa Majesté Impériale et Royale accepte mon offre, écrit-il au prince de Neuchâtel, pourquoi ne renverriez-vous pas à Vérone toutes les troupes napolitaines qui sont disséminées et dont les cadres me serviraient à recevoir les nouvelles levées que je suis obligé de faire, mais que je ne puis ordonner en ce moment, privé de cette ressource et manquant absolument de fusils que je n'ai cessé de demander à la France ? Et il ajoute : J'espère pouvoir amener avec moi 2.000 hommes de bonne cavalerie, j'en aurais amené 4.000 si j'avais eu des chevaux, mais il m'est impossible de m'en procurer dans le pays. Ainsi, des chevaux aussi ! Et le 14, il invite Berthier à diriger immédiatement sur Vérone les cadres de sa garde qui lui sont indispensables et sa compagnie d'artillerie légère ! Le 10 juillet cependant a expiré le délai que l'Empereur a imparti, le 18 juin, pour la mise en marche de la division napolitaine. Spontanément, semble-t-il, Durand n'a point exécuté l'ordre qui lui avait été donné de partir et de laisser seulement derrière lui le secrétaire de légation. Le 11, il est reçu par Murat, qui prétend que la lettre qu'il a écrite le 27 juin à Clarke ne constitue pas un refus et qui, sur la menace que fait Durand de quitter Naples si une division ne part pas de suite pour Bologne, allègue des difficultés, proteste qu'il ne peut rien envoyer avant le 20 ou le 25 au plus tôt et se répand en dévouement, en bonnes intentions et en discours militaires. Durand n'est pas tout à fait dupe, mais il pense que c'est chose grave d'assumer la rupture avec la sœur de l'Empereur, mime en eût-il reçu l'ordre. Si ensuite on se réconcilie, il sera le premier sacrifié. Et puis, n'y a-t-il plus vraiment le moindre espoir de faire revenir Murat et Caroline ? Il est encore dupe de la reine ; il la croit encore toute à l'Empereur ; il s'imagine que, par elle, il obtiendra quelque chose de Murat. On ne lui a point formellement ordonné de partir sans prendre congé ; s'il doit laisser son secrétaire, c'est avec un caractère ; il ne veut donc quitter qu'après avoir reçu ses audiences de la reine et du roi. On saura les lui faire attendre, et, pendant ce temps, on aura reçu les lettres qu'on attend de Dresde, et surtout de Vienne et de Londres. C'est la lettre de Dresde qui arrive la première, le 26. Elle est adressée à Caroline. Quelle est-elle[9] ? Sans doute, violente et positive : l'Empereur, autant qu'on en peut juger par les réponses et par certains documents parallèles, accuse Murat de refuser ses soldats à l'Armée d'Italie, sa personne à la Grande Armée, parce que ses accords sont faits avec les Coalisés, qu'il est en correspondance et en liaison avec les Prussiens, avec les Autrichiens et avec les Anglais ; il flétrit sa trahison, il le menace comme il sait faire et il le somme de venir à Dresde et de s'y justifier. A la réception de cette lettre foudroyante, le roi reste longtemps enfermé avec la reine. Le lendemain 27, il confère avec ses ministres, met son départ en délibération et, malgré l'opinion contraire de son conseil, il s'y détermine. Tous les hommes de ce pays, écrit Durand, dont le roi a plus ou moins voulu connaître l'opinion, se sont généralement prononcés contre son départ et le roi a persisté. C'est donc qu'il avait pour s'y décider des raisons qu'il ne pouvait ni ne voulait dire et qui étaient singulièrement fortes. Le fait est acquis ; la concordance des dates le rend indéniable, mais, faute de cette lettre de l'Empereur à Caroline que les contemporains n'ont point connue, ils ont attribué la résolution du roi à quantité de mobiles, tels que le dévouement à Napoléon, l'hésitation à abandonner sa cause, le désir de se retrouver au milieu de l'Armée française, toutes sortes de motifs qui ont de la générosité et de l'élégance. D'autre part, on a assuré que Berthier et Ney avaient écrit à Murat par le même courrier que l'Empereur, l'engageant à se rendre à Dresde, l'assurant que peut-être la campagne ne s'ouvrirait pas, qu'on traitait de la paix et que, pouvant être conclue d'un moment à l'autre, il était d'un grand intérêt pour lui d'assister aux négociations pour V débattre ses intérêts. Fouché aurait particulièrement insisté sur ce point de vue, lui signifiant que, dans le congrès réuni pour traiter de la paix, le roi de Naples serait admis s'il était présent, mais que, absent, il serait sacrifié. Il n'est pas douteux que ces menaces indirectes ont pu émouvoir Murat. N'étant pas assez avancé avec l'Autriche pour qu'elle prît ses intérêts dans le Congrès, virtuellement encore inféodé au système napoléonien dont il dépendait, il ne pouvait compter pour le défendre que sur l'Empereur. Mais, d'un côté comme de l'autre, les sentiments qui le guident sont aussi méprisables et l'explication en est simple s'il se décide à partir, ce n'est point certes parce que l'honneur l'appelle, ni parce que, comme le prétend Colletta, Caroline a reçu de son frère des lettres intimes et bienveillantes qui offrent à Murat des gages de paix. Rien de cela. Il est dans une impasse et il n'a pour en sortir qu'un moyen, celui-là qui, tout hardi qu'il paraisse, est le seul qui se présente. Il n'a de réponse ni de l'Autriche ni de l'Angleterre et, au moment où l'on va traiter à Prague, il craint que les affaires de l'Italie ne soient réglées sans lui et par suite, si l'Empereur l'abandonne, contre lui ; il est acculé à l'espèce d'ultimatum que lui a notifié Durand dont il ne peut continuer à retarder indéfiniment l'audience de congé ; il a reçu, par Caroline, de la part de l'Empereur, une mise en demeure énoncée de telle sorte qu'il est certain, s'il ne s'y rend, d'être perdu du côté français, sans avoir la moindre assurance d'être protégé du côté autrichien ou anglais ; il prétend ne rien livrer de son armée au vice-roi, ne rien exécuter de ce que commande l'Empereur ; il veut prolonger la situation et gagner du temps sans rien compromettre de ses alliances futures et sans rompre avec la France. Il imagine donc d'aller de sa personne à Dresde : là si l'on traite, il sera tout porté pour défendre ses intérêts ; si on se bat, il fera le coup de sabre au besoin. Ses amis de demain ne sauraient y trouver à redire ; il ne leur fera guère de mal à lui seul, — peut-être leur fera-t-il du bien, — et, s'ils ont à causer avec lui, il le trouveront plus aisément et plus rapidement à Dresde qu'à Naples. C'est l'opinion qu'il est permis de prendre d'après les lettres que Caroline et Murat écrivent à l'Empereur le 30 juillet et qui portent une lumière relative dans le suprême débat dont les intéressés ont eu soin de supprimer la pièce essentielle : la lettre de Napoléon du 15 juillet. Caroline écrit : Sire, la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire a vivement affecté le roi, et il est vrai, Sire, qu'elle renferme des expressions qui doivent beaucoup l'affliger. Je n'ai pu voir moi-même, sans éprouver la plus vive peine, de telles expressions employées en parlant du roi et employées par Votre Majesté dont le moindre mot a sur nous tant de puissance. Le roi est au désespoir de ce que Votre Majesté ne lui avait pas écrit directement. Une ligne de vous, Sire, l'eût fait partir pour Dresde plein de joie ; votre silence à son égard et quelques passages de la lettre que vous m'avez adressée l'avaient si profondément blessé que je l'ai vu balancer à s'y rendre, mais l'idée que vos ennemis osaient se servir de son nom, le besoin de se retrouver auprès de Votre Majesté ; le désir de vous donner des preuves nouvelles de son dévouement l'ont emporté ; il va se mettre en route. Son arrivée à Dresde fera taire les bruits absurdes que ses ennemis et ceux de Votre Majesté se plaisaient à répandre. Le passage de votre lettre où il
est parlé de Malte et des Anglais l'a presque mis en fureur. Il répétait à
chaque instant : Comment l'Empereur a-t-il pu penser que je pouvais
entretenir quelque intelligence avec l'Angleterre ? Comment a-t-il pu douter
que je ne fusse toujours l'irréconciliable ennemi de ses ennemis ? Non, Sire, le roi n'a eu aucune relation ni avec Malte, ni avec Berlin, et, à Vienne, il n'a rien fait qui puisse vous être contraire. Les rapports secrets que Votre Majesté dit avoir reçus de Londres ne peuvent avoir pour objet que les insignifiantes patentes échangées quelquefois entre des agents d'espionnage et j'ai la certitude que si, à Vienne, le nouveau ministre du roi, connaissant encore mal cette cour, forma d'abord quelques liaisons inconsidérées, il a été fortement désapprouvé. Ne croyez pas, Sire, que jamais le roi puisse être entraîné dans des pièges si grossiers ; l'empire de Votre Majesté sur son esprit et sur son cœur est trop puissant pour être jamais balancé ; vous en jugeriez comme moi, Sire, si vous l'aviez vu relire, aujourd'hui même, avec attendrissement, la lettre pleine de bonté que vous lui écrivîtes lorsqu'il fut blessé. Ses yeux, se remplissaient de larmes de reconnaissance aux expressions de cette lettre et de larmes de douleur en leur comparant celles de la lettre à laquelle je réponds. Sire, il va remettre son sort entre vos mains. J'espère qu'une telle démarche lui conciliera pour toujours vos anciennes bontés ; s'il en était autrement nous serions l'un et l'autre bien malheureux !... Je ne dissimule pas à Votre Majesté que l'article du Moniteur qui nous fit tant de peine est toujours présent à tua pensée et me ferait redouter l'accueil que Votre Majesté réserve au roi, si je ne savais que Votre Majesté connaît parfaitement les véritables sentiments du roi ; lorsqu'il s'éloigna de l'Armée, sa santé ne lui permettait plus d'y rester ; il n'avait d'ailleurs aucun espoir de vous y servir utilement et, sous d'autres rapports, Votre Majesté ne le jugera peut-être pas inexcusable, lorsqu'elle apprendra de sa bouche tout ce qui se passait alors autour de lui. Je n'ajouterai rien, Sire, si ce n'est que personne au monde ne vous est plus fortement et plus inviolablement attaché que le roi. Vous aimer, vous servir est un besoin pour lui. Vous le trouverez toujours prêt contre vos ennemis et toujours digne de votre affection comme de votre confiance. Murat n'a point cette audace d'entrer en explication ; il laisse à sa femme, qui ignore encore la négociation de Ponza, le soin de la nier. S'il niait lui-même, l'Empereur peut avoir des pièces qui le confondent ; il s'en remet à elle de fournir une interprétation de la négociation de Vienne, sur laquelle il suppose le secret mieux gardé ; il n'ose pas exprimer des sentiments tendres et respectueux comme il sied à une sœur très humble et très affectionnée. A laisser sa trame inachevée, à partir, à se livrer, il tremble de colère — et de peur peut-être, — mais quel autre moyen ? Sire, écrit-il, Votre Majesté n'a pas voulu me répondre et votre lettre à la reine m'a vivement affligé ; cependant, je veux être et je serai encore, dans cette circonstance, maître de moi. Je ne veux que me, rappeler vos anciennes bontés, je veux même dire votre amitié, et je me décide à voler près de Votre Majesté. Je serai encore dans peu en votre pouvoir et si la guerre recommence, vos ennemis[10] verront s'ils ont eu raison de compter sur moi. Je laisse la reine, ma famille, mes sujets affligés de mon départ, inquiets sur l'avenir, mais rassurés par votre puissance et vos bontés. Ne doutez jamais, Sire, de mon cœur ; il vaut mieux que nia tête. Je suis, de Votre Majesté, Sire, le très affectionné frère. Là-dessus il prend ses mesures. Le 2 août, Gallo annonce au corps diplomatique, par une note circulaire, que Sa Majesté le roi, invité par Sa Majesté l'Empereur et Roi, son auguste beau-frère, à se rendre près de sa personne a décidé de partir dans la journée pour se rendre à Dresde ; son absence sera de si courte durée que les relations officielles ne peuvent de ce chef subir aucune altération. Par décret du même jour, le roi confie la Régence à la reine : Forcé, dit-il, pour des considérations d'une haute importance de nous éloigner pour quelque temps de nos Etats, nous avons résolu de pourvoir aux besoins de l'administration, pour l'expédition tant des affaires courantes que de celles qui pourraient naître par des circonstances imprévues ; dans l'intention où nous sommes d'établir à cet effet une Régence, la haute sagesse qui distingue notre très chère épouse et compagne nous a déterminé à la choisir comme la plus digne dépositaire d'une si grande marque de confiance. Caroline sait exactement où l'on en est avec l'Autriche. Les instructions qu'elle reçoit sont donc fort simples. Elles se réduisent, vis-à-vis de la France et de l'Italie, à gagner du temps, à ne pas permettre qu'un homme sorte du royaume, à se retrancher derrière les ordres du roi et à continuer à jouer Durand qui la tient encore pour ferme dans l'alliance. Pour le reste, carte blanche. Si l'Empereur le veut, qu'elle rappelle à Naples Pérignon qui, sous prétexte de prendre les eaux, s'éternise à Montech en Haute-Garonne. Nul paravent meilleur que ce maréchal d'Empire, derrière lequel on peut tout faire, comme s'il ne voyait rien — et peut-être ne voit-il rien. Pour l'affaire de Ponza, Murat n'en a confié à Caroline que ce que tout le monde en sait à Naples. Il laisse le soin de la suivre à Campo-Chiaro et à Rocca-Romana. Il écrira le 19 septembre à Campo-Chiaro : Je n'ai pas vu avec plaisir qu'étant au fait de ce qui se passait de notre police avec la Sicile, vous en ayez écrit que je ne devais rien avoir de secret pour la reine, alors que vous saviez le contraire. Rien à craindre de Durand, qui n'a encore rien soupçonné de l'intrigue avec Bentinck, qui n'a eu les yeux ouverts ni par l'article du Morning Chronicle, ni par les lettres de Bassano, et qui écrit le 5 août : S'il était possible, comme je l'entends assurer, qu'il y eût quelques paroles jetées du côté des Anglais, toute leur valeur se trouve infirmée par le départ du roi[11]. Ces questions sont les plus importantes : Il y a encore la continuation des levées et des armements ; les généraux s'en occuperont avec d'autant plus de zèle que les Français croiront préparer des soldats pour l'Empereur et les Napolitains en former pour la réalisation de la grande idée. Des Anglais, rien à craindre — en quoi Murat se trompe, car ils pourraient fort bien profiter de la sécurité qu'ils inspirent pour prendre des gages, brûler des villes, capturer des navires, débarquer des assassins, faire du mal. Comme il sait l'Empereur accessible aux enfants, il emporte, pour les présenter à l'occasion du 15 août, des lettres de tous les princes et de toutes les princesses : Napoléon-Achille, Napoléon-Lucien, Lætitia et Louise. Pour celle-ci, c'est la première fois qu'elle parvient à écrire une lettre ; aussi a-t-elle fait tous ses efforts pour qu'il lui fût permis d'avoir cette satisfaction à une époque aussi chère. Dans la journée, le colonel Gobert, aide de camp du roi, passe à Rome se rendant en courrier à Dresde ; puis ce sont les fourgons des équipages ; les chevaux sont commandés sur toute la route : treize pour les voitures du roi, dix-neuf pour la suite. Dans la nuit du 2, le roi part. En route, il rencontre le
courrier qui vient de Vienne apportant les dépêches du prince Cariati : il
les ouvre, elles sont chiffrées. A la porte de Rome, le courrier autrichien
qui porte les dépêches de Metternich à Mier : Que le courrier n'est-il arrivé
quatre jours plus tôt ! Murat, dit-on, lui enlève ses dépêches, les ouvre :
elles sont chiffrées ! A dix heures du soir, il arrive à la poste et s'y
arrête une heure pour causer avec Miollis. Il lui
dit que, dans quinze jours, il sera de retour, si la paix a lieu, mais que,
si l'on reprend les hostilités, il restera à l'Armée impériale : qu'il n'y a
pas d'ordre encore pour le départ de son contingent arriéré ; qu'il a le
regret de ne laisser dans ses États aucun général capable de manier ses
troupes ; qu'il se serait flatté d'en faire ce qu'il aurait voulu ; qu'il a
plus de 30.000 hommes avec lesquels il eût défendu facilement l'Italie
méridionale ; que l'on ne pouvait douter, par les manœuvres et les mouvements
des Anglais en Sicile et à Ponza, qu'il n'existât de leur part des projets
prochains de descente en cas de rupture ; que les troupes de débarquement des
ennemis pouvaient monter à 12.000 Siciliens et à sept à huit mille Anglais.
Cela est dit pour qu'on le répète et qu'on donne des inquiétudes à l'Empereur. Il traverse toute l'Italie, non sans y laisser sa trace : Il est certain, écrit Norvins, que le roi a emporté de ses États tout l'or qui y était. Qu'en a-t-il fait lui qui, le 6 octobre, sera assez démuni pour solliciter et obtenir que l'Empereur donne ordre au sieur Peyrusse, préposé du payeur de la Couronne, de mettre à la disposition du roi de Naples les 60.000 francs qu'il désire ? Par Roveredo, où il arrive le 8 août, Bozen et Insprück, il arrive dans la nuit du 14 à Dresde où, dès le matin, il accompagne l'Empereur à la parade. Le 12, l'Empereur a annoncé à Caroline[12] la rupture de l'armistice, la reprise des hostilités et a vraisemblablement agréé les services personnels de Murat en Allemagne, non sans réclamer de nouveau, pour l'Italie, la division qui doit renforcer l'Armée de l'Adige. Point d'autre explication à ce qui semble ; rien n'en transpire au moins. L'Empereur fait annoncer dans les journaux, en même temps, que le roi de Naples est arrivé et qu'il a pris le commandement de l'aile droite. On serait donc sans indication sur les dispositions des deux beaux-frères si, d'une part, les Autrichiens n'avaient enlevé sur le Brenner un courrier porteur de lettre fort curieuses, parmi lesquelles une adressée par le roi Murat à la reine, lettre dans laquelle il donne libre cours à son mécontentement ; si, d'autre part, on ne pouvait déduire les sentiments de Napoléon de cette lettre qu'il écrit le 29 août au major général : Je n'approuve pas que vous fassiez passer l'adjudant-commandant Galbois chez le roi de Naples. Je ne vois pas pourquoi vous feriez connaître au roi de Naples les communications que j'ai avec les Autrichiens... Adressez l'adjudant-commandant Galbois au duc de Raguse. Ainsi, défiance d'un côté, hostilité de l'autre ; pourtant, au début de la campagne, Murat donne à plein collier ; il ne se ménage point, il prend des dispositions qu'approuve l'Empereur, il participe aux succès ; on dirait que, s'étant mis en besogne, il a été ressaisi par le métier ; que, avec son harnais de guerre, il a retrouvé sa vieille âme française et, porté par la victoire où il contribue, peu s'en faudrait qu'il ne se retrouvât fidèle au vainqueur. La Katzback, Kulm, Dennewitz ébranlent cette sorte de probité militaire qui subsistait encore en lui au milieu des ruines de sa probité politique. Le 19 septembre, il écrit à Campo-Chiaro : Tout va mal, l'Armée veut la paix[13]. L'Empereur seul combat l'opinion générale. Et il ordonne qu'on fasse rentrer les fonds particuliers, qu'on désarme la marine, ce qui sera un grand soulagement pour le trésor et une bonne avance aux Anglais. Augmentez les licences, dit-il, l'Empereur ne le trouvera pas mauvais. Le ton est tout changé et, comme Murat s'applaudit à présent de n'avoir, malgré la déclaration de guerre de l'Autriche, ni rappelé son ministre de Vienne, ni ordonné qu'on renvoyât de Naples le comte Mier ! Mais l'Empereur veille : Le 1er octobre, exaspéré contre le roi de son refus obstiné de faire marcher ses troupes au secours de l'armée du vice-roi et confirmé dans ses soupçons d'une intelligence secrète entre les deux cours par les rapports de M. Durand, il fait une scène au roi, l'accable des reproches les plus outrageants et les plus humiliants et lui ordonne de rappeler sur-le-champ Cariati de Vienne et de donner des ordres à la reine de renvoyer Mier de Naples. Il fait en même temps écrire à la Régente par le duc de Bassano d'une manière peu galante. Telle est la confiance de l'Empereur en Murat qu'il charge le duc de Bassano de faire parvenir à destination l'ordre au prince Cariati de quitter Vienne. Mais Cariati sait le compte qu'il doit tenir d'un tel ordre et, quant à Caroline, elle file trop adroitement son intrigue pour s'arrêter aux lettres de Maret. D'ailleurs, le cas a été prévu par Metternich, dans la dépêche qu'il a adressée le 16 juillet à Mier et que celui-ci n'a reçue que trente-six heures après le départ du roi : Metternich proposait alors, vu les difficultés de la position de Murat, de rompre officiellement les relations, tout en laissant Mier à Naples et Cariati à Vienne sans caractère officiel. Ne pensant pas que Murat serait parti avant l'arrivée de son courrier à Naples et se faisant d'étranges illusions sur la rapidité des communications, il chargeait Mier de poser au roi des questions précises auxquelles il demandait qu'il fit réponse avant le 10 août, terme où l'Autriche commencerait les hostilités ou tout le moins dénoncerait l'armistice : Le roi de Naples voulait-il, en attendant le développement des événements, conserver une neutralité de fait, c'est-à-dire ne pas gêner les opérations de l'Autriche ? Dans ce cas, il lui faudrait prendre un engagement formel, mais secret, à ce sujet. Voulait-il au contraire prendre une part active à la guerre ? Il faudrait alors qu'il chargeât quelqu'un de ses pleins pouvoirs pour entrer en alliance avec l'Autriche et pour accéder à la coalition. Le départ de Murat, l'obligation où il s'était trouvé de
se rendre au quartier général de l'Empereur, l'impossibilité où il était
matériellement et, veut-ou croire, moralement, de quitter l'Armée française
pour se tourner aussitôt contre elle, répondaient assez à la seconde question
; mais c'était affaire à Caroline de résoudre affirmativement la première,
et, au défaut de l'engagement formel qu'elle
ne pouvait signer, de prouver, par ses actes, sa volonté de concourir aux
opérations de l'Autriche. Mier n'a pu manquer d'être satisfait de la lettre
que la reine a répondue, le 18 août, aux demandes nouvelles et de plus en
plus pressantes que lui avait adressées Eugène : Mon
cher neveu, lui a-t-elle écrit, par les
dispositions que le roi a faites au moment de son départ, j'ai les mains
liées sur tout envoi de troupes hors du royaume et c'est de Dresde-que je
dois attendre des instructions pour me diriger. Je ne perdrai pas un moment
pour agir, aussitôt que j'en aurai reçu l'autorisation, toujours heureuse et
empressée de seconder les vues de l'Empereur et comptant aussi pour quelque
chose de vous mettre en mesure de justifier la confiance de Sa Majesté.
Mais quelle que soit sa bonne volonté, elle ne saurait dissimuler que cette
opération sera très difficile ; les troupes ne veulent pas franchir la
frontière dans la persuasion que c'est à la Grande Armée ou dans le Nord
qu'on les enverrait et que la destination pour l'Armée d'Italie n'est que
simulée. Au moindre mouvement qu'on leur fait faire, tout déserte avec armes
et bagages. Une division, envoyée dans les Abruzzes pour être plus près de la
frontière, a perdu ainsi 750 hommes en quatre jours. Ces
désertions par bandes, dit-elle, ont inondé
nos provinces de brigands qui les désolent et, dans ce qui me restera de
troupes pour les combattre, contenir le pays et défendre nos côtes contre
l'ennemi, le tiers au moins est sans armes. Il nous faudrait 15.000 fusils
pour compléter notre armement. Sans doute souhaiterait-on que le mari, qui répondait hier de la fidélité de ses sujets et de la tranquillité de son royaume, se mît d'accord avec la femme, qui gémit sur la désertion de ses soldats et l'extension du brigandage, mais c'est là question d'opportunité, selon que le roi fait l'important avec ses 30.000 hommes ou que la reine fait l'indigente avec ses soldats qui n'ont pas de fusils. C'est le 18 que Caroline a écrit cette lettre ironique, où peut-être elle se trouve plus véridique qu'on ne pense et qu'elle ne pense. Eugène ne l'a reçue que le 26. Il a fallu encore qu'il la transmît à l'Empereur et que l'Empereur répondît. Voilà un mois gagné pour Caroline. Il est vrai que, à Naples, le 31, Durand a insisté ; mais on lui a donné un semblant de satisfaction en remuant des troupes dont la plus grande part a-t-on dit, a déserté. Puis, à ses nouvelles demandes, on s'est contenté de faire la sourde oreille. Par ailleurs, on s'est efforcé de lui plaire comme aux autres Français dont on doit redouter les rapports. Ainsi, la reine a fait assurer Norvins de sa constante bienveillance et protection. Elle a marqué la plus grande impatience de voir arriver Pérignon, comme si le sort de ses États dépendait de lui. Sans doute lui aura-t-elle écrit pour le presser ; mais ce sera le 2 septembre qu'elle lui témoignera ses inquiétudes. Le valeureux maréchal prendra près d'un mois, jusqu'au 26, pour écrire au ministre de la Guerre que, d'après les intentions de Sa Majesté l'Empereur, il va se rendre en toute diligence à Naples où l'appelle Sa Majesté la reine des Deux-Siciles et il n'arrivera encore qu'un mois plus tard, le 22 octobre. Si Caroline réussit à convaincre Norvins qui, de tout temps eut un sentiment pour elle, qui l'a trouvée Française lorsqu'avec lui elle combattait ci-devant les folies d'indépendance de Murat, qui persiste à la croire Française, alors que jugeant le désastre inévitable, elle ne cherche plus qu'à séparer sa fortune de celle de son frère, elle est, cette fois, moins heureuse avec Durand. Durand, qui a appris par les gazettes étrangères que, de toutes parts, les légations autrichiennes ont quitté les cours alliées de la France s'étonne que, à Naples, le ministre d'Autriche ne fasse aucun préparatif de départ et qu'un personnage aussi important que le prince Esterhazy — lequel s'y trouve en voyageur — n'annonce pas davantage l'intention de partir. — Ici, rien même, écrit-il le 9 septembre, ne constate la cessation des rapports diplomatiques. — La reine a, en effet, fait témoigner à plusieurs reprises au comte .hier, par l'organe du duc de Gallo, son désir de le garder à Naples aussi longtemps que faire se pourra et que ce n'est qu'à la dernière extrémité qu'elle se déciderait à lui faire remettre ses passeports. Durand, sur cette nouvelle, en parle au duc de Gallo qui s'excuse sur ce qu'il n'a aucune direction du roi ni de la reine. Il s'adresse directement à Caroline qui parait embarrassée et conclut naturellement à des ordres donnés par le roi avant son départ. Il est donc amené à soupçonner une intrigue établie depuis quelque temps avec la cour de Vienne et à laquelle, sous le rapport de quelque spéculation de famille, la reine pourrait ne pas être tout à fait étrangère. Là par une sagacité diplomatique assez rare, il se trouve avoir deviné les intentions de Caroline qui, pourtant, ne fera faire des ouvertures à Mier sur la spéculation de famille que deux mois plus tard. C'est au moins la preuve que Durand a les yeux ouverts et si, par des côtés, il demeure timoré et quelque peu complaisant, il montre qu'il est trop agent de carrière pour être dupe. Caroline, ainsi pressée, commence à s'inquiéter. On parle à Naples d'une sorte de sédition qui aurait éclaté à Florence ; on s'effraye des débarquements anglais sur les côtes. Il faut se renseigner, avoir l'air de faire quelque chose. La reine charge le colonel Berthemy de porter à Rome et à Florence des assurances de secours au besoin. A Rome, Berthemy remet à Norvins une lettre du secrétaire de la reine, exprimant le désir qu'il la tienne au courant de tous les mouvements, événements et des nouvelles qui lui parviendraient, de quelque point que ce fût de l'Italie et que, dans le cas où l'estafette aurait quelque retard, il ne ménage point un courrier. Puis Berthemy voit Miollis, lui donne de bonnes paroles et continue sur Florence. De quelle mission ce Berthemy est-il chargé ? C'est un étrange personnage, cet ancien aide de camp du général d'Hautpoul, que l'Empereur a recueilli dans son état-major après Eylau, qu'il a mis au rang de ses officiers d'ordonnance et qu'il a chargé ensuite à Valençay, de la surveillance des princes d'Espagne : mission de police où il y a à gagner plus d'argent que d'honneur. Murat, au moment de la guerre de Russie, l'a demandé pour un de ses aides de camp, l'a obtenu le 14 mai 1812, l'a engagé si avant dans son intimité que Berthemy ne quittera Naples par démission que le 4 mars 1815. S'il a mission de constater le pénurie des forces impériales dans les ci-devants États romains et en Toscane, Berthemy arrive au mieux. Quelques Anglais, bandits plutôt que soldats, ayant débarqué et ayant saccagé Porto-d'Anzio, la panique se répand jusqu'à Florence. Miollis, avouant comme il est démuni, implore un secours de Caroline qui consent à envoyer quatre compagnies d'élite, deux escadrons et deux pièces d'artillerie volante : elle offre bien plus : 10.000 hommes. Les Anglais, ayant accompli leur acte de brigandage, s'empressent de se rembarquer et Caroline, ayant ainsi prouvé sa bonne volonté, réclame tout aussitôt ses soldats. La descente anglaise n'a-t-elle pas montré comme ses appréhensions étaient justifiées ? Mais, grâce à ce léger déplacement, grâce surtout à la mission de Berthemy, elle sait à quoi s'en tenir : Murat aura les coudées franches. Il n'y a, dans l'Italie centrale, nulle force française qui puisse menacer, contraindre, même combattre le roi de Naples et s'opposer à ses armes. A présent, c'est d'Allemagne que Caroline doit attendre le mot d'ordre. Pour elle, elle a rempli son office avec une étonnante maîtrise, elle a gagné tout le temps qu'il faut sans se compromettre en rien avec la France, sans rien céder, rien avouer, rien presque déceler. Mais Murat qui s'est réservé le principal rôle, comment l'aura-t-il joué ? Le 7 octobre est arrivé à Leipzig — c'est le duc de Padoue qui le signale — un officier napolitain expédié de Munich au roi de Naples et porteur de dépêches de la plus haute importance. Cet officier, qui n'a rien de militaire, est un certain chevalier Mario Schinina, ci-devant primo ufficiale de la première division du ministère des Affaires étrangères et actuellement secrétaire de la légation napolitaine à Vienne. Cariati l'a chargé de mettre le roi au courant de ce que Metternich lui a dit dans une entrevue secrète qu'ils se sont ménagée à Prague, vers la fin de septembre. Ce sont d'abord les résolutions de l'Angleterre : le 22
juillet, Castlereagh a autorisé Bentinck, dans le cas où l'Autriche se
déclarerait contre la France, à signer une convention dans les termes
convenus. Le 7 août, il a précisé ses instructions dans ces termes : La reprise des hostilités est probable, tout comme
l'entrée de l'Autriche dans la coalition. Murat va renouveler ses ouvertures
et la cour de Vienne croit utile de vous faire tenir les instructions données
à lord Aberdeen à propos des affaires d'Italie. Vous verrez que lord
Aberdeen, chargé d'une mission spéciale auprès de l'empereur d'Autriche, est
autorisé à offrir à la famille royale de Sicile une compensation pour le
royaume de Naples, dans le cas où l'Autriche insisterait sur ce point afin de
s'assurer la coopération effective de Murat. Lord Aberdeen est allé
plus loin. Il a signifié que le prince régent s'en
rapportera entièrement à l'arbitrage de l'Autriche au sujet des questions
napolitaines ; que lui-même est muni de la renonciation formelle du roi de
Sicile à ses prétentions sur le royaume de Naples et autorisé à signer,
conjointement avec l'Autriche, un traité avec le roi de Naples, dans la
supposition qu'elle se déclarât en faveur d'un arrangement pareil. C'est donc chose faite : l'Autriche se trouve d'accord avec l'Angleterre pour offrir à Murat la possession du royaume de Naples moyennant son entrée dans la coalition : Murat accepte. Il renvoie au camp des Alliés Schinina qui, de là ira à Naples et dira à Caroline où l'on en est. Quant à lui, impossible de partir. D'abord il est surveillé. Puis, passer à l'ennemi, la veille d'une bataille, c'est trop encore pour le soldat qu'il est — le lendemain, soit. Enfin, cela compromettrait tout le plan grandiose dont il rêve depuis six mois. Il devra donc mener à l'attaque de ses alliés virtuels ceux contre qui il va tourner ses armes. Mais cette attaque sera-t-elle franche ? Les ordres qu'il donnera seront-ils loyaux ? Vis-à-vis de l'Empereur gardera-t-il l'attitude d'un lieutenant fidèle ou prendra-t-il celle d'un ennemi secret ? Les écrivains militaires qui ont le mieux étudié cette campagne ont conçu et exprimé des doutes. Le 11 octobre, disent-ils, il se
rapproche de Leipzig, ne parle que de la nécessité de se retirer au delà de
cette ville, sur la rive gauche de l'Elster, malgré l'inconvénient de
partager la Grande Armée et le danger qu'il fera courir à Napoléon.
Ses mouvements, le 11, le 12 et le 13, paraissent incompréhensibles. On ne
parvient pas à s'expliquer pour quelles raisons Murat qui, dans la soirée du
12, a écrit à l'Empereur qu'il pouvait couvrir
Leipzig et une position en avant pendant toute la journée du 13, qu'il
donnerait à l'Empereur le temps d'arriver le 14, et de déboucher par Taucha
pour se mettre en bataille avec lui ; qui a fait commencer des
ouvrages en avant de Gossa et de Stormthal ; qui voulait avoir une seconde et
une troisième ligne en arrière de ces villages, enfin une dernière position
retranchée sur le Thornberg, s'est décidé tout d'un coup à évacuer ces
positions faciles à défendre de front et devant lesquelles l'ennemi se
resserrait, loin de chercher à étendre ses ailes ; pour quelles raisons, à
neuf heures du soir, il a donné l'ordre à Marmont de repasser sur-le-champ la
Partha, à Augereau d'aller occuper Taucha ; pourquoi il a lui-même voulu
passer la Partha et border ce ruisseau, guéable presque partout, en prenant
Leipzig pour tête de pont. Ses troupes éparpillées
n'auraient pu, disent ces écrivains, défendre la Partha. Le roi allait perdre
la ville et la grande communication de l'Armée. Il allait laisser aux corps
alliés tous les défilés ouverts pour se réunir. A la pointe du jour,
les Coalisés, s'apercevant du mouvement rétrograde
de Joachim, font avancer leur infanterie et attaquent avec énergie,
mais ils trouvent de la part des Français une résistance au moins égale. Joachim, attendant l'Empereur à chaque instant, sentit,
disent ces témoins, qu'il devait payer de sa personne pour arrêter cette
poursuite de l'ennemi qu'il avait attiré, et ils rendent justice alors
à la bravoure dont il fit preuve en menant au feu sa cavalerie. L'accusation
n'en est pas moins formelle et elle mériterait d'être examinée par des hommes
compétents. Le 16, Murat se trouve dans une position plus étrange encore. Il vient de recevoir à son quartier général le secrétaire de la légation napolitaine en Bavière, Trojano Pescara di Calvizzano, qui lui a apporté les dépêches expédiées par Cariati, du quartier général des Alliés, à Caracciolo, ministre napolitain à Munich, avec l'injonction de les faire passer au roi. L'Angleterre s'engage à faire obtenir du roi Ferdinand sa renonciation au trône de Naples, à garantir ce trône à Murat aussi bien que son indépendance ; elle consentira même à lui faire obtenir des avantages, le tout d'un commun accord avec l'Autriche, pourvu qu'il quitte l'Armée française et n'envoie pas de troupes au secours du vice-roi. Pescara remet une invitation formelle d'envoyer le plus tôt possible un individu chargé d'écouter les ouvertures et de fixer les incertitudes sur les intentions de Sa Majesté napolitaine. La marche des événements, ajoute-t-on, est tellement défavorable à la France que le roi ne saurait se dissimuler que, très incessamment, il ne dépendra plus de l'empereur d'Autriche d'arrêter l'animadversion des puissances contre le roi de Naples et de les porter à admettre les propositions tardives qui pourraient nous parvenir de la part de Sa Majesté. Murat renvoie Pescara au quartier général autrichien avec mission de déclarer en son nom qu'il va quitter l'Armée française, qu'il est prêt à signer tout ce qu'on lui propose, mais il fait des réserves au sujet du dédommagement qu'il prétend obtenir et si, en ce moment il ne formule pas ses prétentions par écrit, il en indique assez le sens pour que les Alliés sachent à quel prix il met son action effective. Pescara devra lui rapporter le plus tôt possible à Naples la réponse qu'il aura reçue. Cela dit, il sort pour se battre. Il a sous ses ordres directs le corps de La Tour-Maubourg et celui de Pajol, placés en réserve au centre, sous l'artillerie ennemie. Vers trois heures, l'Empereur décide un grand effort de cavalerie. Deux masses sont formées à gauche et à droite de la position de Wachau. A droite, Letort, avec des alternatives plus ou moins favorables, soutient la lutte jusqu'au soir. A gauche, Murat, avec les quatre divisions de La Tour-Maubourg et une division de dragons d'Espagne, tombe sur la cavalerie de Pahlen et la disperse, se jette sur l'infanterie alliée, la culbute et enlève deux batteries dont une de vingt-six pièces, bouscule la cavalerie légère de la garde russe et arrive, le sabre haut, à trois cents mètres de la butte sur laquelle se tient l'empereur Alexandre. A ce moment, prétend-on, Alexandre, qui avait dans son état-major le prince Cariati, murmura : Vraiment, notre allié cache trop bien son jeu ! Mais le terrain est détestable, les Russes redoublent leur feu ; la charge est arrêtée ; les Cosaques de la garde, escorte de l'Empereur, tombent sur les Français épuisés et les ramènent ; des batteries soudain démasquées les foudroient ; La Tour-Maubourg tombe, la jambe emportée ; il faut la grande batterie de Drouot pour couper l'élan des Russes ; Napoléon victorieux garde le champ de bataille. Le 17, Murat accompagne l'Empereur pendant toute la journée et une partie de la nuit. Le 18, de même. Le rôle de la cavalerie est médiocre, sauf pour les deux divisions du 1er corps qui, au village de Probstheyda, bousculent les cuirassiers russes et les régiments autrichiens et prussiens accourus pour les soutenir. Le 19, Murat suit l'Empereur dans sa retraite. Il a dit que, ayant reçu le 16, par Pescara, les propositions des Alliés, il se décida sur-le-champ à demander à l'Empereur de retourner à Naples. Qu'entend-il par sur-le-champ ? Sans doute une semaine. Ce fut à Erfurt, le 24, qu'il dut annoncer à l'Empereur que des lettres reçues de Naples le rappelaient impérieusement dans ses États ; au reste, il n'y rentrerait que pour mieux servir l'Empereur et, à la tête de 30.000 hommes, il viendrait se joindre à Eugène. C'est l'explication de cette phrase que, de Gotha, le 25, Napoléon écrit à l'archichancelier : Le roi de Naples est parti hier au soir pour se rendre à Naples où sa présence m'a paru nécessaire. Au reste, Murat n'a point nié que la nécessité de son retour à Naples n'eût été l'argument dont il s'était servi pour obtenir son congé de l'Empereur : Je lui montrai, dira-t-il à Mier, une décision si ferme que je lui arrachai son consentement et, sans perdre de temps, je me sauvai de crainte qu'il ne le révoquât. Nos adieux n'ont pas été trop cordiaux. Il m'a montré beaucoup d'humeur, me fit des reproches que je le quittais dans des moments si difficiles. Il fera notifier officiellement par son ministre à Vienne que, dès que les insinuations faites à Prague au prince Cariati lui étaient parvenues, il avait déclaré à l'Empereur que l'intérêt du royaume de Naples exigeait promptement sa présence, et qu'ayant fait cette déclaration à l'empereur Napoléon, il n'avait pas attendu sa réponse pour quitter l'Armée et se mettre en route pour Naples. Il n'y a point à s'arrêter aux contradictions et aux contre-vérités des deux versions, seulement à l'omission du point essentiel : les promesses faites à l'Empereur. Murat ne s'est point contenté de les faire à Erfurt de vive voix, avec une effusion convaincante, il les a renouvelées durant sa route, par écrit, avec des engagements solennels. Le document fait défaut, mais voici qui prouve son existence et établit son contenu. A son arrivée à Mayence, l'Empereur a été instruit des
bruits qui couraient dans l'Armée sur la fidélité de Murat et des propos
qu'avait recueillis, dans l'entourage même du roi, lors de son passage, le 25
octobre, le commissaire général de police, sur ses visées à la couronne
d'Italie. De plus, il a été informé que Murat avait laissé à Mayence quantité
de domestiques, les uns Français, qu'il renvoyait dans leurs foyers, les
autres Italiens, qui devaient prendre, à destination de l'Italie, la
diligence de Lyon. Il voulut s'éclairer sur ce qu'il devait penser, fit venir
Daure qu'il avait, après une enquête sérieuse sur ses actes de préfet
colonial et de commissaire ordonnateur à Saint-Domingue, rétabli dans son
grade le 49 mars 1813 et qu'il avait employé à la Grande Armée, et l'interrogea.
Voulant savoir de lui la vérité, il lui
demanda s'il avait vu le roi et les personnes qui étaient avec lui. Daure ne
savait rien, le roi ayant refusé de le recevoir et le colonel Rochambeau,
aide de camp du roi, ne lui ayant parlé que de la mort de son père, le
général, tué à Leipzig. Murat a été moins discret,
dit l'Empereur ; depuis mon arrivée à Mayence, j'ai
eu des rapports sur lui qui sont très défavorables. Il a parlé et beaucoup. Il
retourne dans son royaume avec les intentions les plus défavorables envers la
France. Il a dit qu'à son arrivée à Naples, il voulait organiser son armée,
la réunir et attendre les événements, qu'il ne voulait point se perdre avec
moi et que, si je ne faisais pas la paix, il s'allierait avec mes ennemis ;
qu'il voulait avant tout conserver son royaume. Vous qui avez été son
ministre, vous qui l'avez approché longtemps, demanda-t-il à Daure, le
croyez-vous capable d'une telle conduite ? Et comme Daure a répondu
qu'il pense que le roi fera tout au monde pour conserver son royaume : Mais enfin, a repris l'Empereur, c'est moi qui l'ai fait roi de Naples, c'est à sa femme
qu'il doit son royaume ; s'il n'avait pas été mon beau-frère, je n'aurais
jamais pensé à lui ; tous les autres maréchaux avaient autant de droits que
lui. Je ne puis croire à tant d'ingratitude de sa part... et pourtant rien n'est plus vrai, car il ne s'en est pas
gêné avec Ney. Et l'Empereur, sur l'indication qu'a donnée Daure, a
songé à envoyer à Naples Belliard, l'homme qui pourrait le mieux démêler la
fusée. Et puis il y a renoncé, il s'est rassuré : c'est donc
qu'il a reçu de Murat des assurances positives. il écrit à Eugène, de
Mayence, le 3 novembre : Mon fils, le roi de Naples me
mande qu'il sera bientôt à Bologne avec 30.000 hommes. Cette nouvelle
vous permettra de vous maintenir en communication avec Venise et donnera le
temps d'attendre toute l'armée que je forme pour reprendre le pays de Venise.
Agissez avec le roi le mieux qu'il vous sera possible ; envoyez-lui un
commissaire italien pour assurer la subsistance de ses troupes et faites-lui
toutes les prévenances possibles pour en tirer le meilleur parti. C'est une
grande consolation pour moi que, moyennant son arrivée, je n'aie plus rien à
craindre en Italie. Il a fallu que les promesses de Murat fussent bien solennelles pour que, malgré les soupçons qu'avaient donnés ses confidences, l'Empereur se départît à son égard des règles qu'il avait si énergiquement posées, qu'il consentît que le roi de Naples lui-même commandât en personne ses troupes réunies, qu'il lui livrât les places et les approvisionnements de l'Italie, qu'il enjoignît à Eugène de lui marquer toutes les prévenances possibles. Dans quels termes Murat s'était-il engagé ? Quels serments avait-il prononcés ? C'est ce qu'on ignore, mais qu'il se fût lié par des promesses sacrées, on n'en saurait douter[14]. Or, par une dépêche en chiffres, expédiée à Cariati, sans
désignation de lieu ni de date et sans signature, mais sûrement écrite vers
le même temps que la lettre à l'Empereur, Murat expose que ses premiers soins, à son arrivée à Naples, seront de
porter son armée à 80.000 hommes et qu'il ne désire rien tant que de faire
cause commune avec les puissances alliées ; qu'il doit toutefois faire
observer qu'il n'est pas seulement roi de Naples, mais roi des Deux-Siciles ;
que le royaume de Naples sans la Sicile ne lui donnerait pas, pour l'avenir,
une garantie suffisante de son existence ; qu'ainsi, quelque agréable et
précieuse que lui soit l'offre, de la part des puissances alliées, de la
garantie de la possession de Naples, il doit cependant insister sur ce que
cette garantie soit également étendue à la Sicile, ou à un équivalent de
cette île, lequel équivalent ne semble pouvoir mieux se présenter que dans le
ci-devant État du Pape ; qu'aussitôt que ce point sera éclairci, et mis en
règle, les puissances alliées le trouveront prêt à coopérer de la manière la
plus active, mais que, dans tous les cas, il doit commencer par s'assurer de
l'État du Pape, ce qu'il annonce par ces mots : mettre à couvert l'État du
Pape. En taisant valoir ces prétentions, Cariati réclame que le roi son maitre ne soit pas moins bien traité que le prince royal de Suède. Le parallèle entre Bernadotte et Murat s'impose ainsi à tous, aussi bien à Bentinck, qu'à Metternich et à Cariati. C'est un premier châtiment. Pour Murat, ce n'est point assez de trahir, il est l'apôtre de la trahison ; sur sa route, il s'efforce de faire des prosélytes : à Bâle où il passe, et où il a une entrevue avec Louis, il lui conseille de rentrer en Hollande par le secours des Alliés ; n'aura-t-il pas, de Vach, donné un avis pareil à Jérôme ? Il croirait ainsi, dans une défection collective noyer son infamie personnelle, l'abriter au moins derrière celle des frères de Napoléon. A partir de Bâle, le voyage est rude. Le roi perd au Simplon ses voitures dans la neige. Il prend un cheval pour descendre la montagne et fait une chute, mais du bon côté. Au bas du Simplon, il achète une petite voiture dans laquelle, le 31 octobre, il arrive à Milan. Il y est reçu, a-t-il dit lui-même, par un peuple en délire qui l'acclame le Sauveur de l'Italie. Sont-ce ces cris populaires qui lui montent au cerveau ? Au lieu de continuer froidement à suivre son plan, il se croit assez fort pour mettre à l'Empereur le marché à la main. Il lui écrit cette étrange lettre : Je vais tout disposer pour faire marcher 30.000 hommes, mais j'ai besoin de connaitre vos intentions d'une manière positive. Je prie Votre Majesté de me les faire connaitre sans retard. Ce n'est plus le moment de temporiser n i d'éluder les réponses. J'ai le plus grand désir de vous seconder, mais faut-il savoir comment je peux y parvenir. J'ai besoin d'avoir le commandement des États romains si je marche, et, en cas de réunion avec le vice-roi, qui commandera ? Je prie Votre Majesté de répondre de suite. Cependant, je vais mettre tout en œuvre pour mobiliser mon armée. Je serai toute ma vie, Sire, le meilleur et le plus attaché de vos amis. Le commandement qu'il exige dans les Etas romains, c'est la mise en possession, sans coup férir, de la compensation qu'il demande aux Alliés de lui garantir. La subordination d'Eugène, c'est l'Italie en son pouvoir. Si l'Empereur refuse, Murat s'est ainsi ménagé une échappatoire et une occasion de rupture ; s'il accepte, tout est préparé pour en tirer immédiatement parti. A Milan, sous prétexte que sa voiture est restée dans les neiges du Simplon, Murat évite de se rendre à Monza pour saluer la vice-reine, mais il voit Méjan, secrétaire des commandements d'Eugène, personnage singulièrement suspect, dont les relations intéressées avec certains cabinets étrangers sont aujourd'hui établies. Il voit surtout La Vauguyon, qui n'a pu manquer d'avoir part aux acclamations de son arrivée. La Vauguyon, on l'a vu[15], a été, après l'affaire Aymé, chassé de Paris, par ordre de l'Empereur, le 28 août 1811. Parti pour Naples, il a trouvé à Rome l'ordre, envoyé par Murat, de s'y arrêter et d'aller prendra le commandement de là division napolitaine en Espagne. Il a refusé, a envoyé sa démission et, à Rome, lorsque Caroline y est passée, allant en France, il a eu avec elle plusieurs entretiens. Depuis lors, point de nouvelles. On a dit qu'il était rentré capitaine au service de France, même a-t-on fixé une date : 16 février 1812. Comment, ayant quitté chef de bataillon du 7 juin 1808, serait-il rentré capitaine quatre années plus lard ? D'ailleurs où, comment, par la grâce de qui ? Sa démission de Naples a-t-elle même été acceptée ? A-t-il été rayé des contrôles ? Pas d'interruption dans les états de services. Dans une note qu'il adressera au ministre de la Guerre de France, il fixera l'année 1810 pour son passage définitif au service de Naples. Ostensiblement sacrifié par Murat, La Vauguyon n'aurait-il pas continué à être employé par lui et l'existence assez agitée et misérable qu'il a menée en Italie, n'aurait-elle point caché des pratiques secrètes près des carbonari et des francs-maçons, des patriotes italiens qu'il aurait eu mission de convertir au muralisme ? Quelle apparence que Paul-Yves-Bernard de Quelen, comte de La Vauguyon, fils de ce duc de La Vauguyon qui étalait sa vanité en cinq lignes de titres magnifiques et inusités, frère de ce prince de Carency, le moins scrupuleux des agents de Fouché, lui-même passé du service d'Espagne à celui de France et de celui de France à celui de Naples, devenu alors, en moins d'un an, de chef de bataillon, général de division et colonel-général de l'infanterie de la garde, favorisé par Murat au point que leur étrange intimité paraissait suspecte, quelle apparence qu'un tel homme, sans raison majeure, eût été brusquement illuminé par la grâce, qu'il se fût, comme écrit une de ses amies, enthousiasmé d'une pensée noble et grande : l'indépendance de l'Italie, le rétablissement des anciennes puissances et tout le pays au delà des Alpes libre enfin de lui-même comme il l'était dans les beaux jours ? On a dit qu'il ne rêvait qu'à cette grande entreprise et que ce fut d'elle d'abord qu'il entretint Joachim. Sans doute lui en parla-t-il ; reste à savoir si ce fut pour la première fois ; si ce n'était point à lui que Murat, lorsqu'il avait traversé l'Italie allant à Dresde, avait apporté tout l'or de son royaume ; si, rétabli dans une confidence qu'il n'avait peut-être jamais perdue, ce n'était pas lui qui avait été chargé d'organiser l'enthousiasme et de donner un tour favorable aux aspirations unitaires ? Nul doute en tous cas qu'il ne fût en relations politiques avec un certain nombre des généraux de l'armée italienne, qu'il ne fût l'intermédiaire entre eux et Murat, et qu'il n'en eût mis certains en relations directes avec son maître. Seulement, sur toute cette partie des conspirations, on n'a que des indices, point encore de preuves et, s'il est permis de former des conjectures, il est bien difficile d'arriver à une certitude. La Vauguyon reçoit l'ordre d'aller attendre à Rome la division napolitaine dont, au moment opportun, il prendra le commandement. Sur sa route, à Bologne, il verra, entre autres, le général Pino avec lequel il fera ses accords et qui, dit-on, lui proposera de lui livrer Mantoue. La Vauguyon est à coup sûr un instrument précieux, mais l'Empereur lui-même, sans trop y réfléchir, a mis aux mains de Murat un instrument plus précieux encore : le général italien qui jouit dans la péninsule de la plus haute réputation militaire et qui, aux yeux des mécontents, joint le prestige d'avoir été la victime de Napoléon. C'est Giuseppe Lechi. Il a joué un des premiers rôles dans la Cisalpine ; il a organisé à Dijon la légion italienne ; il a pris part à toutes les guerres ; il a commandé en 1806 l'aile gauche de l'Armée de Naples ; mais, employé en Espagne et commandant à Barcelone, il a été, en 1809, pris dans une affaire si monstrueuse que, devant un conseil de guerre, il eût certainement été condamné à mort. L'Empereur, par égard pour ses anciens services et sur l'intercession d'Eugène, s'est contenté de le faire enfermer à Vincennes et lorsque Murat, presque dès son arrivée à Dresde, le lui a demandé, il ne le lui a pas refusé : Le général Lechi est depuis longtemps en prison, a-t-il écrit à Clarke le 28 septembre ; laissez-le sortir sans décision et donnez-lui un passeport pour Naples où le roi de Naples consent à l'employer. Nous serons ainsi débarrassés d'un officier qui, d'un côté, a rendu de grands services, puisqu'il s'est déclaré le premier pour notre cause en Italie, mais qui, de l'autre, s'est couvert de crimes à Barcelone. Trois ans de prison au secret lui serviront de punition. Il faut qu'il se rende directement à Naples et qu'il ne mette pas ses pieds dans le royaume d'Italie. Lechi, par sa réputation de patriote et de militaire, par l'action qu'il exerce sur les vétérans italiens, par la haine qu'il éprouve contre l'Empereur et contre les Français, par ses sentiments unitaires dont il a prouvé la sincérité, est l'adversaire le plus redoutable pour Eugène — et c'est Napoléon qui le donne à Murat. De Milan, où il a acheté une calèche, le roi de Naples se dirige sur Florence où Elisa lui prête une voiture et où le prince Félix lui donne une chemise. En bonne sœur, Elisa expédie à Caroline un courrier qui la préviendra — et qui ramènera la voiture. Murat s'en aperçoit à Rome où il arrive le 3 novembre au soir et où il descend à un hôtel de la place d'Espagne. D'abord sa nièce, la duchesse de Carigliano — Clotilde-Jeanne Murat, fille d'André Murat, frère de Joachim, mariée, à Naples, en 1812, à Jacques-Antoine Saluzzo, duc de Carigliano — est venue au-devant de lui à la première poste ; puis, et c'est là ce qui le contrarie, Miollis se présente à son auberge et le prie de venir souper chez lui. Le roi ne conçoit pas comment son passage a été connu ; son intention, dit-il, était de passer dans Rome incognito. L'indiscrétion du courrier de la grande-duchesse l'a trahi. Cette humeur sortie, il fait bonne mine ; il annonce qu'il va revenir avec son armée et qu'il aura tôt fait de chasser les Autrichiens ; il parle de l'acharnement des combats où il s'est trouvé et du hasard miraculeux qui l'a conservé sain et sauf au milieu du général Belliard et de trois de ses officiers qui ont été blessés tous les quatre autour de lui ; il raconte qu'il a dû la vie à un de ses piqueurs, nommé Narcisse, qui a tué un Cosaque qui allait le frapper. Aussi l'a-t-il décoré de son ordre. Ce bavardage est pour Miollis et Norvins. Avec d'autres, il commence les approches contre Eugène ; il dit qu'Eugène a beaucoup baissé dans l'opinion, qu'il a perdu 30.000 hommes sans se battre et qu'il faut un autre chef pour sauver l'Italie. Puis il part : Dans la nuit du 4, il arrive à Naples[16]. La reine qui est venue l'attendre à l'avant-dernière poste, s'est lassée, est rentrée au palais où il arrive une demi-heure après elle. Cette fois, il ne saurait se plaindre de la régente. Jamais il ne s'est mieux entendu avec sa femme qu'à distance et Caroline, pour l'adresse de ses manœuvres, a mérité ses compliments. Ayant reçu du roi, le 10 octobre, l'ordre, imposé par l'Empereur, de remettre ses passeports au ministre d'Autriche, elle a fait appeler le comte Mier. Elle l'a reçu avec cette bonté et amabilité qui lui est si naturelle ; elle lui a donné à lire la lettre du roi et lui a dit qu'avant de lui faire écrire officiellement par M. de Gallo, elle avait voulu le voir, pour le prévenir et lui exprimer tous ses regrets de cette détermination forcée de son auguste époux ; qu'elle espérait que la cour de Vienne voudrait bien l'apprécier à sa juste valeur ; que l'interruption momentanée des relations officielles entre les deux cours ne devait point porter atteinte aux sentiments d'intérêt et d'amitié si heureusement établis entre les deux gouvernements, d'autant plus que le roi se refuserait constamment à l'envoi de ses troupes et que, là-dessus, il tiendrait ferme. Le même jour, Gallo a signifié officiellement à Mier la
rupture des relations ; mais, pour cela, Mier a-t-il quitté Naples ? Point du
tout ; il lui faut des sûretés pour son retour en Autriche, il faut qu'il ait
organisé son voyage, il faut qu'il ait reçu des laissez-passer français et
italien. Caroline s'oppose formellement à ce qu'il se mette en route sans avoir toutes les certitudes possibles de ne
rencontrer aucune entrave pour sa rentrée en Autriche. Cela a mené
jusqu'au 18, où Schinina, qui a fait diligence, est arrivé et a mis la
régente au fait des ouvertures dont il a été chargé pour le roi, de la
position des armées et de la défection de la Bavière. Il n'a guère eu
d'efforts à faire pour déterminer la reine à se ménager quelques
communications avec l'Autriche. Le 19 au matin, Caroline a fait venir le
comte Mier et lui a dit combien elle était touchée
des procédés amicaux et généreux de l'empereur d'Autriche à leur égard, que
la position personnelle du roi ne lui avait pas permis d'en profiter, que
l'Empereur Napoléon ne consentirait pas pour le moment à son retour dans ses
États, que, présent à l'Armée française, il ne pouvait faire aucune démarche,
ni entrer dans un arrangement qui pourrait mettre son honneur sous un faux
jour, mais qu'elle, comme régente du royaume, était autorisée par l'acte même
de la Régence, de prendre, dans des occasions et cas extraordinaires telles
déterminations et partis qu'elle trouverait convenables à la tranquillité et
à la conservation du royaume ; que, par conséquent, mettant une entière
confiance dans les promesses de l'empereur François, elle était décidée à
entrer en négociation avec l'Autriche, s'assurer de sa protection et
contribuer de toutes ses forces à l'accomplissement de ses vues. Mier,
qui était en pleine intelligence avec Schinina, s'est mis d'accord avec Gallo
qui s'est déterminé à le seconder et il a rédigé
un mémoire indicatif des propositions de l'Autriche. Durand, s'il s'étonnait que Mier prolongeât ainsi son séjour, était dupé par l'attente des sauf-conduits que lui-même était chargé de demander, et quelque peu rassuré, quant à la situation de Naples, par l'arrivée de Pérignon (22 octobre) dont, pensait-il, on n'eût point pressé la venue si l'on avait eu quelque mauvais dessein. Plus qu'à l'Autriche qu'il croyait hors du jeu, il s'était attaché à l'Angleterre et la nouvelle qu'on venait de recevoir officiellement de l'accession de la Bavière à la Coalition lui paraissait apporter un changement tout à fait désavantageux dans la situation. Les Anglais, écrivait-il le 23, depuis longtemps travaillent le pays par leur argent et par leurs intrigues et je ne voudrais pas répondre que leurs tentatives ne continuassent à s'étendre jusqu'ici. Il notait qu'un parlementaire, qu'on avait d'abord refusé d'admettre et dont on avait ensuite reçu les paquets, était porteur de lettres pour le duc de Campo-Chiaro, ministre de la Police ; il rapprochait ce fait d'un autre dont il avait eu connaissance : que Campo-Chiaro était chargé de suivre la correspondance avec l'île de Ponza ; il voyait le danger du côté des Anglais, avec qui l'on n'était encore qu'aux préliminaires et il ne le voyait pas du côté des Autrichiens avec qui le marché était conclu. Le 28 octobre, en effet, Caroline a fait appeler Nier, lui a déclaré qu'elle était fermement décidée à entrer en négociation avec l'Autriche et qu'elle profiterait de son départ pour le charger d'ouvertures pour sa cour. La position des affaires est telle qu'elle voit bien qu'il n'y a pas de temps à perdre pour prendre une résolution ; ne pouvant pas auparavant consulter le roi à cause de son grand éloignement, elle se bornera à lui communiquer ce qu'elle a décidé de faire ; mettant une entière confiance dans les vues généreuses et amicales de l'empereur François, elle se conformera entièrement aux directions qu'il lui plaira de donner ; en attendant de connaître ses intentions, elle ne fera pas sortir un homme de son armée hors du royaume, si même elle en recevait l'ordre du roi ; elle donnera des ordres pour rendre son armée mobile et la faire marcher, si telles sont les vues de l'Autriche. Le bâtiment napolitain qui conduira Mier à Trieste l'y attendra, pour le ramener ou pour rapporter les réponses. Une seule de ces démarches suffirait pour la compromettre entièrement vis-à-vis du Gouvernement français ; mais elle se remet entièrement sous la protection de l'Autriche qui ne l'abandonnera certainement pas au courroux de l'Empereur Napoléon. A sept jours de là Murat arrive. Caroline sait à merveille que, pour ne pas offusquer sa vanité et éveiller sa jalousie, elle doit se tenir dans la coulisse et se garder de paraître. Elle écrit aussitôt à plier que le roi a l'intention de faire des propositions à l'Autriche pour obtenir la garantie et l'indépendance de ses États ; et elle l'invite à ne pas parler au roi de son entretien et des arrangements pris avec elle tout doit avoir l'air de venir du roi, mais elle promet de faire faire au roi tout ce que l'Autriche exigera. Là s'avance-t-elle beaucoup. En ce qui touche la trahison vis-à-vis de Napoléon, la défection vis-à-vis de la France, le mari et la femme se sont trouvés dans une telle communion d'idées que l'un à Leipzig, l'autre à Naples, sans s'être entendus, ils ont, chacun de son côté, conclu avec l'Autriche des accords pareils ; mais, sur la suite à y donner, la divergence des opinions s'accuse entre eux dès ce moment et elle ne va point tarder à les mettre en conflit. Caroline, raisonnable, calculatrice et pondérée dans son ambition, tient à conserver ses États et, pourvu que l'Autriche les lui, garantisse tels qu'elle les possède, elle se trouvera fort satisfaite. Murat, qui a engagé les négociations par Cariati sur cette même base et qui a obtenu des Alliés qu'elle fût admise, a tout de suite élevé ses prétentions, et, aussitôt après Leipzig, comme si le moment était bien choisi, il a réclamé une compensation pour la Sicile, et il a jeté son dévolu sur les États romains. Comme s'il les possédait déjà dès son arrivée à Milan, il n'a plus trouvé qu'ils lui suffisent ; il rêve, ou on le fait rêver, à l'Italie, et il s'en voit le roi. Rivalité avec Eugène dont. il prétend se venger ; excitations des affiliés des sociétés secrètes qui, de bonne foi peut-être, s'imaginent avoir poussé par tout le royaume leurs mines souterraines ; complicité de quelques généraux italiens, qui, probablement sur de bonnes espèces, ont promis le concours de l'armée ; faiblesse de l'administration qui, dans les départements de l'Empire, ne dispose d'aucune troupe et, dans les départements du royaume, redoute les soulèvements ; mécontentements des populations qui détestent la conscription, haïssent la guerre, et sont, par les prêtres, excitées contre le geôlier du Pape, tout présente à Murat des images favorables et il s'imagine qu'il n'a qu'à tendre la main pour saisir la proie. C'en est l'ombre, el, pour cette ombre, il lâche la proie véritable. Si les Autrichiens peuvent, en échange d'une coopération dont ils s'exagèrent étrangement la valeur, consentir à lui céder Naples et à lui sacrifier ainsi, malgré les liens de parenté et d'alliance, les Bourbons qui y régnaient ; s'ils peuvent encore payer la surenchère en lui abandonnant quelque part des Etats du Pape, jamais ils ne laisseront de bon gré se constituer en Italie un Etat indépendant et fort aux dépens des princes de la Maison impériale, dont les possessions sont comme des annexes de l'empire. Par cette folie d'une ambition inconsciente de ses moyens, incapable d'en mesurer l'effort possible, par cet aveuglement d'une suffisance qui le persuade à la fois de son génie stratégique et des dispositions militaires de son peuple, par cet entraînement d'une crédulité qui lui fait accepter sans contrôle — il est vrai que le contrôle est impossible — les promesses des sociétés secrètes, Murat, sans tenir aucune certitude au sujet de Naples, ni bien moins au sujet de Rome, s'expose à perdre tout ce qu'il possède, tout ce qu'il pourrait raisonnablement acquérir, pour suivre un rêve dont le moindre raisonnement lui eût prouvé l'inanité. |
[1] Ici l'abondance de documents inédits, pièces jusqu'ici ignorées du procès à juger, m'obligera souvent à publier en entier des textes — particulièrement les lettres de Murat et de Caroline à l'Empereur — qui sans doute alourdiront le récit, mais dont il est indispensable que l'Histoire ait, à la fin, connaissance. Pour certaines pièces déjà imprimées, je pourrai être plus discret, quoiqu'il soit nécessaire que le lecteur en ait sous les yeux au moins la substance.
[2] Cette lettre falsifiée et portant la fausse date du 17 février 1814 fut communiquée par M. de Blacas à lord Castlereagh avec l'attestation certifiée d'une copie conforme, et par lord Castlereagh au Parlement d'Angleterre. Le texte a été rétabli d'après des copies anciennes.
[3] Cette lettre, qui a disparu comme la précédente des Archives françaises, a été communiquée en copie certifiée conforme, avec des altérations et des interpolations et la fausse date du 10 mars 1814, par M. de Blacas à lord Castlereagh et par celui-ci au Parlement anglais.
[4] Ce membre de phrase qui datait la lettre a été supprimé par M. de Blacas.
[5] Voyez Napoléon et sa Famille, VII.
[6] Le comte Pérignon cumule avec les traitements de maréchal, de grand-aigle, de sénateur, sa dotation de 40.000 francs et son traitement de gouverneur de Naples 100.000 francs — plus, comme un voit, les revenants-bons.
[7] La lettre publiée par Colletta, II, 149, comme écrite en février 1813, que Barras dans ses mémoires (IV, 453) donne comme très postérieure, est nécessairement apocryphe. Ce n'est pas à dire que Murat ne l'ait pas fait circuler à Naples pour attester son indépendance vis-à-vis de l'Empereur ; il est possible même qu'il l'ait écrite, mais il est certain qu'il ne l'a jamais envoyée.
[8] 16, 21, 23 avril. 18, 28, 30 juin.
[9] De même que les lettres ci-dessus indiquées adressées à Jérôme et à Joseph, celle-ci n'a pu être retrouvée dans aucun des dépôts publics. Elle a été retirée, sous le second Empire, des Archives Nationales, comme lettre de famille.
[10] Murat ne s'est jamais corrigé d'écrire : Enémis comme il prononçait. — Orthographe phonétique.
[11] Le 23 octobre, Durand, mieux informé, écrira : Je suis convaincu que la reine qui connaissait les relations avec l'Autriche n'avait aucune connaissance des faits et des essais du côté de l'Angleterre. Je pense qu'elle ne les approuverait pas.
[12] Minute retirée des Archives comme celle de la lettre du 15 juillet.
[13] Il y eut à Dresde, cela parait certain, mais on n'en a jusqu'à présent ni un récit circonstancié, ni un détail précis — et il n'en reste comme de juste aucune preuve écrite — un complot entre divers généraux pour enlever ou tuer l'Empereur. À quel moment ? C'est ce qu'on saura quelque jour — et aussi si Murat en était.
[14] Il est remarquable que trois au moins des lettres los plus importantes écrites par Murat à l'Empereur ont été trouvées dans tirs collections d'autographes. Il est à espérer que celle-ci se retrouvera peut-être aussi quelque jour.
[15] Voyez Napoléon et sa Famille, VII.
[16] Murat dira, le 12 novembre, qu'il est arrivé dans la nuit du 2 au 3. Son passage à Milan est attesté par deux lettres de lui ; son arrivée à Florence, le 2 novembre à dix heures du matin, est annoncée par le Journal de l'Arno ; son passage à Rome, le 3 à dix heures du soir, est attesté par un rapport de Norvins et une lettre de Miollis. En admettant qu'il soit parti de suite après souper, il n'a pu arriver à Naples avant le 4 au soir, le Journal de Paris du 17 donne la date du 5. — Pourtant, comme on verra, il existe une lettre de Murat datée de Portici le 3. — Est-ce un lapsus volontaire ou involontaire ?