NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME VIII. — 1812-1813

 

XXVII. — LA CHUTE DU GRAND EMPIRE.

 

 

(Décembre 1812. - 14 novembre 1813.)

Retour de Russie. — L'Empereur aux Tuileries. — L'affaire Malet et la question dynastique. — Quel remède ? — Au milieu de sa lièvre de travail, l'Empereur croit le trouver : Régence de Marie-Louise ; Sacre de Marie-Louise et du Roi de Rome par le Pape ; Association du Roi de Rome à l'Empire. — Vis-à-vis du Pape, difficultés qui paraissent insurmontables sans renoncer au grand dessein ; il y renonce. — Pour la Régence, difficultés présentées par la Constitution, surtout par les droits de Joseph à exercer la Régence.

JOSEPH. — HORTENSE. — CATHERINE. — JÉRÔME. — JOSEPH. — JÉRÔME.

 

Le 18 décembre 1812, à onze heures et demie du soir, l'Empereur, toujours roulant depuis Smorgoni, arrive à l'improviste aux Tuileries. Dans cette traversée de l'Allemagne, sans croire aussi imminents les dangers qu'il court, sans savoir qu'un complot a été formé pour l'enlever au passage et le supprimer, il a forcé de vitesse et s'est déguisé sous un faux nom. De tous les désastres qu'il connaît ou qu'il pressent, qu'il laisse en arrière ou au-devant desquels il court, celui qui atteint le plus profondément son orgueil, et qui le laisse le plus incertain sur les moyens de le réparer, c'est le désastre dynastique. Il ne comprend pas. Son étonnement naïf frappe les observateurs. Alors, nul n'a songé qu'il y avait un Roi de Rome ? Alors, à ceux qui répandaient que l'Empereur était mort, nul, dignitaire, ministre, préfet, n'a répondu que c'était un mensonge, que l'Empereur ne meurt pas, qu'il vit dans son fils et que rien n'est changé dans l'Empire, hormis un chiffre après le nom du souverain. De Malet, Napoléon veut tout savoir, mais, sans doute, trop de gens sont intéressés à ne point livrer les ressorts secrets, à ne point révéler les alliances avec les royalistes prisonniers ou libres. Ou ne sait rien, ou l'on ne veut rien dire. Les complices échappent ; reste à châtier les comparses et les dupes : Frochot, préfet de la Seine, sera destitué ; Boutereu, bachelier en droit, condamné à mort par la Commission militaire, sera exécuté le 30 janvier 1813, dans la plaine de Grenelle. A quoi bon ? Ce n'est pas ce sang-là qui cimentera la dynastie.

A ce mal qu'il n'a pas prévu, il faut un remède héroïque, et ce remède, il faut le découvrir et l'appliquer en même temps que faire face à tout, produire des moyens pour résister à la Russie victorieuse, peut-être à l'Europe soulevée. Alors, tandis qu'emporté par une .fureur de travail, telle qu'il ne l'éprouva peut-être à aucune époque de sa vie, multipliant les conseils spéciaux pour remettre l'ordre en chaque partie et les faisant durer jusqu'à six heures du soir, présidant chaque semaine le conseil des ministres et, l'appelant à délibérer aussi bien sur les mesuras de défense nationale que sur les points les plus délicats de la politique intérieure, dirigeant le Conseil d'État et y suivant les dispositions législatives que les circonstances imposent, voyant chaque jour tous les ministres et recevant leur portefeuille, dictant cent lettres par vingt-quatre heures, signant dix décrets, révisant tous les comptes arriérés, mettant au courant la besogne de six mois par un coup de collier qui, regardé dans ses effets, donne la' sensation directe de l'immensité de ses ressources et de la puissance de son cerveau, trouvant du temps encore pour chasser — car on a dit qu'il était malade et c'est la meilleure façon de démentir, — pour passer des revues, pour visiter le Salon, pour aller au spectacle, pour tenir sa cour, pour recevoir des députations, pour haranguer les Grands Corps de l'État : dans ce vertige d'affaires, de représentation, même de plaisirs, il porte le dessein qui seul, de son estime, peut consolider la dynastie et en assurer la perpétuation ; il le rumine et le digère ; il en pose un à un les jalons, car l'entreprise est singulièrement difficile et, pour l'accomplir, le temps est strictement mesuré.

Il faut qu'avant l'ouverture de la campagne prochaine, le Pape réconcilié soit venu à Paris couronner Marie-Louise comme impératrice, le Roi de Rome connue empereur associé à l'Empire. À l'Impératrice couronnée, l'Empereur remettra, durant la guerre, la régence de l'Empire. S'il meurt, la Régence, durant la minorité de l'Empereur, continuera ainsi, sans contestation, à être exercée par elle.

 

De la sorte, croit-il parer aux deux périls qui menacent la dynastie :

À l'intérieur, car la religion est pour lui le ressort suprême de gouvernement et, contre l'Empereur sacré par le Pape, lever la main est léser la majesté divine et humaine ; Napoléon II associé à l'Empire, mis ainsi en possession de la couronne du vivant de son père, ne peut plus être oublié ou passé sous silence comme fut le Roi de Rome. Les Grands Corps de l'État, les citoyens et les soldats lui auront prêté serment. Par quelque cérémonie dont il ne sera pas difficile de tracer le touchant appareil et les pompes nationales, les imaginations auront été frappées et le prestige s'imposera à Napoléon II. Si Napoléon Ier meurt, la transmission de la Couronne s'opérera ainsi naturellement.

A l'extérieur, car Marie-Louise d'Autriche étant régente de l'Empire, les souverains européens ne pourront plus former contre la dynastie, contre la personne même du souverain mineur les objections qu'ils dirigeaient contre Napoléon ; ce ne sera plus le soldat couronné de la Révolution victorieuse qu'ils rencontreront, ce sera une femme, leur égale et leur pareille, fille des Césars, à demi Bourbon, à demi Lorraine, dont ils ne pourraient renverser le trône sans ébranler les leurs ; ce sera un enfant qui joindra à l'investiture divine l'investiture nationale, et aux veines duquel coule le sang de sa mire, leur propre sang. Pour traiter, quels avantages ! Il ne serait plus question du Grand Empire ; la Régente n'aurait plus à défendre que la France, et, là où Napoléon est contraint de ne rien céder, elle, pour son fils, aura les mains libres.

 

Mais un tel projet n'est pas sans soulever des difficultés à : vis-à-vis du Pape, pour obtenir qu'il couronne la mère et l'enfant, il faut que Napoléon renonce, au moins pour l'instant, au plan gigantesque qu'il a développé depuis 1805 ; il faut qu'il fasse toutes les concessions compatibles avec l'exercice d'un gouvernement laïque, qui, quoique respectant et honorant l'Église catholique et ses ministres, ne saurait admettre l'ingérence cléricale. Pour un avantage immédiat, si grand soit-il, Napoléon n'est point homme à livrer quoi que ce soit du domaine protégé à si grand peine par les rois, les évêques et les docteurs français contre la marée montante de l'ultramontanisme. Il prétend garder intangible le corps des doctrines gallicanes, base essentielle de la religion catholique, telle qu'elle a pu être acceptée en France par les gouvernements et telle qu'elle a été professée par les peuples, digue nécessaire dont l'écroulement laisserait le champ libre aux aspirations théocratiques, aux cultes superstitieux, aux dogmes féministes et assurerait la prépotence des Congrégations romaines. De même, les règlements sur la police des Cultes, que l'autorité séculière revendiqua et exerça constamment le droit d'édicter et qui sont la condition de l'existence légale des Églises et de leurs ministres[1]. Sur ces points essentiels, l'Empereur ne cédera point : on en a pour preuves les notes qu'il dicte le 26 janvier et le 17 février, eu Conseil des ministres, alors qu'il croit le Concordat conclu, sur la nature et le mode des -relations qui pourront avoir lieu en France entre le Pape et les évêques ou les fidèles, mais, sur les autres points, il est disposé à tout accorder et, en particulier, il se rend facile en ce qui touche le temporel, qui fut l'objet unique de ses dissentiments avec le Saint-Siège.

Pour ce qui est de la Régence, les choses semblent se présenter plus simplement. Sans doute, à prendre les Constitutions de l'Empire, les femmes en sont exclues (art. XVIII, § 2) ; si la Régence n'est déférée de droit au prince le plus proche en degré, dans l'ordre de l'hérédité, avant vingt-cinq ans accomplis, qu'à défaut d'une désignation de la part de l'Empereur, ce droit de désignation est restreint aux princes français, ou, à leur défaut, aux titulaires des grandes dignités de l'Empire ; mais, malgré les inconvénients qui s'attachent à l'instabilité des lois constitutionnelles, surtout lorsqu'elles ont, comme le Sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII, été présentées à l'acceptation du peuple, on peut soutenir qu'un Sénatus-consulte peut légalement modifier ces articles de la Constitution. Que le Sénat se rende docile, nul n'en doute, mais que penseront et que diront les princes qui se trouveront ainsi dépouillés d'un de leurs droits essentiels ? Que dira surtout Joseph qui, le premier, au cas où la Régence s'ouvrirait, est appelé à l'exercer.

***

Dès son arrivée, l'Empereur s'est occupé de l'Espagne, dont les affaires exigent que, dans un sens ou l'autre, il prenne un parti immédiat. Après la défaite des Arapiles et l'évacuation de l'Andalousie, après la campagne manquée par Joseph, en présence de l'insurrection luttant à égalité, sur le territoire de l'Armée du Nord, avec les troupes de Caffarelli, insultant les frontières de France et menaçant toutes les communications, devant cet étrange résultat de six années de guerre perpétuelle : les six années employées dans la Péninsule réduites aux places qu'elles occupent et n'ayant pas même obtenu la sécurité de leurs quartiers d'hiver, faut-il espérer qu'on rétablira les affaires, que, pour la troisième fois, on conquerra l'Espagne, alors que la France, presque désarmée, va être obligée, en Allemagne, de faire face à l'Angleterre enfin délivrée de ses terreurs, à la. Russie enivrée de sa victoire, à la Prusse exaspérée de l'occupation française, à la Suède affolée de jouer un rôle, à l'Autriche qui prépare sa défection prochaine, aux États de la Confédération qu'entraine l'universelle révolte contre l'hégémonie napoléonienne.

Le moment n'est-il pas venu d'en finir avec cette aventure néfaste où l'Empereur a été attiré par les facilités rencontrées d'abord chez un peuple dont on ignorait le caractère elles ressources ; par l'obligation de briser dans le gouvernement une inimitié qui se faisait jour au premier bruit d'un échec qu'auraient subi les armes françaises ; par l'ignominie d'une race royale dont les disputes révélaient l'ineptie, les hontes elles crimes ; par la tradition historique qui voulait en Espagne une alliée fidèle ; par l'esprit familial enfin qui, à la Maison de Bourbon partout où elle avait régné, substituait la Maison de Napoléon. Que toutes ces causes eussent concouru à attirer, à engager, à retenir l'Empereur ; ensuite, lorsqu'il avait compris la faute et qu'il en avait jugé les suites, que l'autorité de Joseph dans la Famille, le prestige de son droit d'ainesse, la violence de ses déclamations, la crainte de ses révoltes et de ses intrigues, la conscience qu'on l'avait embarqué dans une affaire malencontreuse, l'obligation de lui offrir un dédommagement au moins égal, qu'on ne savait où prendre, eussent contraint Napoléon à renoncer en 1809, en 1810, en 1811, en 1812, à l'unique solution qui pût, sinon rétablir la paix avec l'Espagne, du moins libérer la France de l'occupation de l'Espagne, mettre un terme à des dépenses d'hommes et d'argent qui l'avaient épuisée sans le moindre profit, soit : l'Empereur, alors partout victorieux sur le continent, pouvait s'obstiner par amour-propre dans une guerre de luxe, si onéreuse qu'elle fût. Même pouvait-il trouver des arguments qui lui fissent illusion : à la fin, les révoltés se lasseraient ; et puis, comment retirer ses armées devant les armées anglaises et reconnaître ainsi la supériorité, même sur terre, de l'ennemie traditionnelle ? Mais, à présent, cent mille vieux soldats n'étaient pas négligeables et les cent millions qu'il en coûtait par année avaient ailleurs leur emploi. Il était trop tard pour renvoyer Ferdinand VII en Espagne et cette solution, pratique en 1809, cessait d'offrir les mêmes avantages dès qu'une armée anglaise pouvait déboucher des Pyrénées, mais là on l'arrêterait par une guerre de chicane et les Espagnols, redoutables sur leur territoire où ils se rendaient insaisissables, ne lui seraient en France d'aucun secours. D'ailleurs, l'Empereur pouvait espérer que le prince des Asturies s'engagerait dans l'alliance française, y demeurerait fidèle et s'opposerait aux Anglais. Sans doute, en traitant avec Ferdinand, l'Empereur n'aurait tenu compte ni de la Majesté des Cortès de Cadix, érigés en gouvernement absolu, ni de l'Altesse de la Régence devenue leur instrument servile, mais l'idée de négocier avec de telles assemblées n'entrait pas dans son esprit. Il conclurait avec Ferdinand et tout serait dit.

Tel était le parti que lui proposait le duc de Bassano ; mais, outre qu'il se résignait difficilement à avouer l'échec de sa politique en Espagne, et qu'il se sentait singulièrement faible vis-à-vis les colères de Joseph, il ne pouvait, a-t-il dit lui-même, se résoudre à renoncer aux grands résultats qu'il avait droit d'attendre de ses immenses sacrifices depuis 1809.

Raisons bonnes à montrer de Sainte-Hélène. Il en était une meilleure que Napoléon n'a point dite alors et qu'il n'a pu dire : la raison dynastique. Dès qu'il pensait à déférer la Régence à l'Impératrice, en vue de se concilier l'Autriche et, dans le cas où il disparaitrait, à assurer à son fils la médiation de l'empereur François, il ne pouvait rappeler en France le roi d'Espagne découronné qui s'empresserait alors de réclamer ses prérogatives de prince français. Si Joseph ne devenait pas régent de plein droit, il ne pouvait être écarté sans un scandale. Il était le prince le plus proche en degré dans l'ordre de l'hérédité ; il n'avait point démérité et il était titulaire de la première des grandes dignités de l'Empire : il réunissait donc toutes les conditions prévues par l'article XIX du Sénatus-consulte organique.

Pour justifier d'une façon au moins apparente, l'abrogation du § 2 de l'article XVIII qui excluait les femmes de la Régence, l'Empereur n'avait d'autre argument que l'absence des princes français susceptibles d'exercer la Régence et l'option par eux de trônes étrangers.

S'il passait outre, s'il réformait l'article XVIII de la Constitution tout en rappelant Joseph, il pouvait l'écarter de la Régence, mais non pas du Conseil de Régence composé des titulaires des grandes dignités de l'Empire. Il avait à craindre es lors, et il craignait en effet, des intrigues et une opposition qui eussent rendu impossible l'exercice du gouvernement par l'Impératrice et qui eussent renversé toutes les combinaisons qu'il avait échafaudées dans l'éventualité de sa mort.

 

Pour écarter joseph, à la fois de la Régence et du Conseil de Régence, un seul parti restait à prendre : Le maintenir coûte que coûte en Espagne. De la reconquérir pour lui ou de lui donner les moyens de la reconquérir, il n'y avait pas à y penser. Tout manquait, les hommes et l'argent. Si peu d'argent qu'on envoyât, c'était trop quand la France avait besoin de toutes ses ressources, et, en y laissant seulement les hommes qui y étaient, on privait la nation des éléments les meilleurs dont elle pût se servir pour constituer et encadrer une armée nouvelle, à présent que la Grande Armée de Russie avait disparu. On ne pouvait attendre en Espagne aucun résultat favorable, puisqu'on ne pouvait se flatter de faire mieux, avec des troupes diminuées et mal soldées, qu'on n'avait fait avec des troupes plus nombreuses et mieux payées, mais la question de ce qu'on ferait n'était là que subsidiaire, l'unique était que Joseph ne rentrât pas en France.

Qu'ensuite, pour colorer à ses propres yeux la détermination que lui inspiraient à la fois sa confiance en l'Impératrice autrichienne et sa passion pour son fils, Napoléon se nattai qu'un retour de fortune lui permettrait de reprendre et de terminer à sa guise les affaires d'Espagne ; qu'il prétendît encore, en maintenant ainsi une sorte d'occupation française dans certains royaumes de la Péninsule, s'assurer, lors des négociations avec l'Europe, une matière de transaction ou d'échange, cela peut être, mais toute discussion au sujet des mobiles est oiseuse devant deux dates : la lettre qu'il adresse à Clarke, première manifestation de sa volonté au sujet du maintien de Joseph en Espagne est du 3 janvier, et c'est le 5 qu'il appelle le Conseil privé ù délibérer sur la régence de l'Impératrice.

 

Reste à savoir ce qu'on fera en Espagne. Voici ce que l'Empereur ordonne à Clarke : Faites connaître au roi, en lui écrivant en chiffres, que, dans les circonstances actuelles, je pense qu'il doit placer son quartier général à Valladolid, que le Vingt-neuvième, Bulletin lui aura fait connaître l'état des affaires du Nord qui exigent nos soins et nos efforts ; qu'il peut bien faire occuper Madrid par une extrémité de la ligne, mais que son quartier général doit être à Valladolid et qu'il doit s'appliquer à profiter de l'inaction des Anglais pour pacifier la Navarre, la Biscaye et la province de Santander.

Ainsi — et cela résulte des développements d'ailleurs médiocres que Clarke donne à la pensée de Napoléon, — l'Empereur reste au jeu, mais il restreint sa mise ; il se borne à présent au nord de la Péninsule ; il entend nettoyer ces provinces, peut-être pour en préparer l'annexion, peut être pour se ménager un objet d'échange, à coup sûr pour maintenir libres ses lignes de communication dans le cas où un échec survenu en Allemagne le contraindrait à rappeler comme suprême ressource les armées employées en Espagne. La concentration sur Valladolid où sera transporté le quartier du roi diminue le rayon d'action de l'armée, prépare l'évacuation, fournit une base d'opération plus solide que Madrid, au cas que les Anglais entrent en mouvement, menace les cantonnements ennemis et, par là empêche Wellington de faire des détachements qui insulteraient les frontières ou les côtes.

L'Empereur, couvrant d'un prétexte militaire des mesures qui, en réalité, annoncent le prochain départ, laisse à Joseph la satisfaction de conserver sa capitale ; à la vérité, selon ses ordres, Madrid doit être occupé par une extrémité de la ligne, mais c'est ouvrir la porte à toutes les fantaisies du roi d'Espagne, devenu l'arbitre de la situation et rendu plus puissant qu'il n'a jamais été.

En effet, Napoléon, dès qu'il s'est arrêté à l'idée de maintenir Joseph en Espagne, a été entrainé à toutes sortes de conséquences : il ne peut enlever à Joseph, si déplorable chef qu'il se soit montré, le commandement supérieur des années ; il ne peut laisser à la tête de l'Armée du Midi le duc de Dalmatie, à la tête de l'Année du Nord le général Caffarelli. Contre Soult, Joseph a formé de tels griefs que tout serait à craindre si ces deux hommes restaient en présence. Pourtant, Soult est la seule tête militaire qu'il y ait en Espagne. Napoléon le sait ; il le dit, il a pleine conscience de la faute qu'il commet ; il sait qu'en rappelant Soult, il livre désormais l'année entière aux imaginations dynastiques et stratégiques de son frère quant à Caffarelli, si l'éloignement a rendu les altercations moins vives, les plaintes de Joseph contre les refus d'obéissance du général de l'Armée du Nord et son insistance à réclamer sur lui le commandement direct ont étrangement tendu la situation ; dis que les Armées du Portugal, du Midi et du Centre vont se trouver en contact direct avec l'Année du Nord, il parait bien difficile que celle-ci aussi, bien qu'avant une destination spéciale, ne soit pas, au moins pour la forme, mise sous le commandement du roi. Le 3 janvier, l'Empereur ordonne donc à Clarke d'envoyer au duc de Dalmatie par estafette extraordinaire, un congé pour revenir à Paris. Ce n'est pas une disgrâce qu'il lui inflige ; il laisse dans le doute s'il le rappelle sur la demande qu'a faite le roi d'Espagne ou sur la demande qu'a formée Soult lui-même ; et il lui réserve à l'Armée d'Allemagne un poste qui implique la plus haute confiance. Quant à Caffarelli, qu'il rappelle près de sa personne, il va le charger, durant son absence, de la garde de l'Impératrice et du Roi de Rome : nulle assurance meilleure qu'il n'a pas démérité. Par ces deux actes, il montre à quel point il désapprouve l'attitude de Joseph et quelle contrainte il subit, mais il cède.

Ainsi Joseph n'aura plus à craindre aucune contradiction et les armées françaises seront livrées à son bon plaisir et à celui de Jourdan, toujours empressé à prévenir les ordres du roi, fussent-ils les plus contraires aux premières notions stratégiques, aux intérêts du soldat, aux volontés de l'Empereur et aux exigences de la défense nationale. Gazan qui succède à Soult à l'Armée du Midi est un homme déjà mûr, plié dès l'enfance à l'obéissance passive, bon divisionnaire, mais incapable d'une vue d'ensemble et à ce point timoré qu'il ne bougera pas un homme sans l'ordre du roi ; Reille, suspect connue aide de camp de l'Empereur, préposé par une désignation expresse de l'Empereur à l'Armée de Portugal où joseph avait placé d'Erlon, démuni peu à peu de la plupart de ses divisions en faveur de l'Armée du Nord, ne sera ni écouté, ni même entendu quand il fournira une opinion militaire ; Drouet d'Erlon, auquel Joseph donne l'Avinée du Centre au défaut de l'Armée de Portugal, doit trop au roi qui, en toute occasion, l'a ménagé pour l'opposer à Soult, et il a formé avec lui trop de liens obscurs, pour que, même fût-il d'esprit supérieur, il ait une influence.

Seul, le nouveau commandant de l'Armée du Nord, le général Clausel, pourrait tenir tête au roi et peut-être imposer une opinion. Par sa retraite après les Arapiles, il a acquis une renommée qui ne peut être contestée ; il a le caracti.re vigoureux, la tête carrée, l'esprit net. Mais la réputation dont il jouit dans l'année n'est pas pour plaire à Joseph. De plus, il tient de l'Empereur une mission expresse qui le rend (le fait indépendant, bien qu'il reste nominalement subordonné. Il est chargé de mettre fin dans les provinces du Nord à une insurrection qui, sous les ordres de Mina et de Longa, a pris une l'orme militaire, affronte à nombre égal de combattants les troupes françaises, interrompt toute communication avec l'Empire et parfois même en insulte les frontières. Dès la retraite de Russie, l'Empereur s'était, assez inquiété de cet état de choses pour donner l'ordre précis de renforcer la défense sur les Pyrénées ; à présent, du moins tant que l'armée anglaise n'entrera pas en mouvement, il subordonne toutes les opérations au rétablissement et à la sûreté des communications : Clausel a donc son entière liberté d'action, et il doit recevoir, des armées qui sont sous le commandement de Joseph, tous les renforts qu'il jugera nécessaires.

De là pour le roi, si jaloux de toutes les autorités, en même temps que si incapable de les exercer, une perpétuelle inquiétude, des récriminations quotidiennes et un prétexte pour justifier toutes ses fautes.

Si Joseph avait eu quelque sens d'une situation déjà singulièrement compromise, ce n'eût pas été des ordres donnés à Clausel qu'il se fût plaint, car leur exécution pouvait seule assurer la retraite et le salut de l'armée, son salut à lui-même ; c'eût été de l'étrange abandon où l'Empereur allait le laisser. Pas d'argent pour solder les troupes, pas de renforts, au contraire un continuel écoulement vers la France d'officiers et de sous-officiers rappelés pour constituer des cadres à la Grande Armée d'Allemagne, des régiments squelettes où l'esprit de corps n'existe plus, où il n'y a plus ni discipline, ni goût de servir, ni volonté de combattre, mais partout, du haut en bas, le découragement, le malaise, la méfiance. Point d'approbation à ses règlements d'administration, à ses arrêtés sur la formation d'un grand État-Major. L'Empereur se désintéresse et n'écrit pas. On dirait qu'il se propose de ne prendre aucun engagement, de ne faire aucune promesse, de n'aliéner en rien sa liberté. Toutes ses instructions passeront par Clarke qui continuera les mêmes rapports qu'il a eus avec l'Armée d'Espagne et mettra dans le Moniteur ce qu'il jugera convenable. Et Clarke, bas courtisan, transmet les ordres de l'Empereur en une forme molle, veule, presque adulatrice, du moins conciliante, telle qu'il n'ordonne jamais et, que où l'Empereur a écrit commandement, il transmet conseil... Joseph est donc livré à lui-même. Il a pour le guider, en ce rôle de général en chef d'une armée de cent mille hommes, ses inspirations royales, son génie militaire, et la sénilité complaisante de Jourdan. Les optimistes même sont convaincus du désastre prochain — mais Joseph n'est pas rentré en France !

***

L'Empereur pourtant a suivi son plan et pour le réaliser, il est allé trouver le Pape à Fontainebleau. Pour que ce voyage portât ses fruits, c'est-à-dire que la paix fût rétablie dans l'Église et que le couronnement fut acquis à l'Impératrice et au Roi de Rome, il fallait que les deux parties contractantes fussent de bonne foi et qu'elles cherchassent le bien avec une sincérité égale ; cela eut lieu lorsque le Pape et l'Empereur traitèrent tête à tête, cela manqua lorsque Pie VII appela les cardinaux italiens à examiner le pacte qu'il avait discuté en pleine liberté et signé en pleine indépendance. Les Français n'étaient pas de force et Fesch, rappelé de sou exil de Lyon, envoyé par l'Empereur à Fontainebleau, ne savait pas même surprendre ce qu'on y tramait et avertir du danger.

Napoléon, confiant en une parole sacrée, faisait ses préparatifs ; il annonçait publiquement le Couronnement. ; il entrait en marché pour le château de Crachamp qui devait, en Avignon, servir d'habitation provisoire au Pape ; il pensait à faire entrer les biens des Congrégations et des Confréries des États romains dans la dotation qu'on ferait au Pape ; il prenait des mesures pour régler les rapports entre le chef de l'Église, et les évêques, les prêtres et les fidèles de l'Empire ; il s'inquiétait de nommer un commissaire chargé près de Sa Sainteté de la correspondance pour les affaires ecclésiastiques ; il balançait même entre un prêtre et un laïque, mais celui-ci au moins maître des requêtes en son Conseil d'État ; il ordonnait au ministre des Cultes de lui apporter le travail pour les nominations à tous les évêchés de France vacants ; il acceptait, donc avec franchise la situation et il multipliait les preuves de sa sincérité, quelle que fût d'ailleurs son impatience légitime de voir s'accomplir, le plus tôt possible, les cérémonies auxquelles il attachait de si grandes espérances.

***

Au travers de ces négociations, de ces inquiétudes, de ces préparatifs de guerre poussés avec une hâte fébrile, la vie de Cour a continué, mais, seule de la Famille, Hortense y prend part, Madame apparaissant seulement à quelques dîners et se renfermant de plus en plus dans son palais, Pauline toujours absente et pérégrinant dans le Midi, Julie à peine visible aux cérémonies d'obligation et d'Ordinaire cachée derrière un épais rideau de Clary, d'Antoine, de Ricard, de Guay, au Luxembourg ou à Mortefontaine.

Hortense, au contraire, ne manque ni un cercle, ni une fête. A la fin de novembre, sur le bruit que l'Empereur resterait à Varsovie et y ferait venir l'Impératrice, elle craignait un hiver qui fût d'un triste affreux ; à présent, c'est une autre tristesse et pire, mais elle n'a plus à redouter la première. Malgré ma pauvre santé, on me parle déjà de recevoir, écrit-elle ; si cela convient à l'Empereur, sûrement je le ferai, mais je tarde autant que possible pour en être sûre et me reposer. Elle n'a pas longtemps à douter ; presque aussitôt elle est saisie dans l'engrenage et c'est quelquefois, comme le 1er janvier, de neuf heures du matin à neuf heures du soir qu'elle est prise, changeant quatre fois de toilette, allant deux fois aux Tuileries, une à Malmaison, courant, sans poser, toujours debout, en représentation, moule de fatigue. Vent ou pluie, glace ou neige, elle est aux cérémonies, poitrine nue, coiffée en diamants, accompagnant l'Impératrice. Un gros rhume la sauve de la chasse à Grosbois, par suite du voyage de Fontainebleau, fatal aux bronches délicates et dont toutes les femmes reviennent gelées connue d'une retraite de Russie ; mais, le 19 février, la voici en habit de cour de crêpe rose, brodé en plein d'hortensias d'argent, garni, sur la robe et la queue, de roses et de pensées, hortensias de diamants dans les cheveux, montant avec l'Impératrice dans la voiture à huit glaces qu'on ne ferme pas d'un côté, et le cortège s'en vient au pas du Carrousel au Palais du Corps Législatif. Par bonheur, ce jour-là le thermomètre qui, à six heures, marquait sept degrés au-dessous de zéro, monte à quatorze sur les midi.

L'Empereur veut qu'on aille et on va ; l'Empereur veut qu'on danse et la reine, chaque semaine, donne à danser ; mais elle ne raye pas de ses listes les éclopés de Russie et cela fait des danseurs à bras en écharpe et rhème à jambe de bois, ce qui attriste. Au bal masqué que l'Empereur donne aux Tuileries, il commande le même quadrille de Péruviens que la reine menait le carnaval précédent, mais la liste en est funèbre, tant il y a de Péruviens disparus, de Péruviennes et de Prêtresses endeuillées. De celles-ci, il faut en remplacer onze par onze volontaires qu'on fait répéter et qu'on habille en sauvagesses, toujours par ordre. Le 19 mars, au second bal, Hortense conduit avec plus d'entrain une mascarade de Suisses et de Suissesses — souvenir de son voyage à Prégny qui a le plus vif succès. Elle-même, la voici, la taille serrée dans un corset de velours nacarat, décoré à plusieurs rangs de dentelle d'or et de point d'Espagne, guimpe et manches en percale d'Écosse plissée à très petits plis ; la jupe de taffetas bleu Marie-Louise, montée sur un jupon de velours nacarat, coupée d'un tablier de mousseline ; au col et aux bras, collier et bracelets de velours et d'or ; sur la tête, un chapeau de paille chargé d'une demi-guirlande de fleurs et de nœuds de velours en diadème. Les couleurs des autres costumes alternent, bleu et rouge, rouge et noir ; cela est seyant, printanier, répand comme une bonne odeur de foins nouveaux, fournit à Hortense elle-même l'illusion qu'elle aime les champs.

Ils lui seraient bons en effet, ou tout le moins une vie unie et calme conviendrait mieux aux névralgies fiévreuses qui la torturent à heure fixe : la promenade au Bois de Boulogne avec ses enfants, Malmaison très souvent, le soir quelques personnes d'esprit avec qui, dans le salon de la rue Cerutti, elle cause, chante, dessine, joue au billard ; voilà ce qui lui plaît, mais elle doit bien payer les grâces qu'elle sollicite constamment et qu'elle obtient sans cesse. Elle est insatiable, et comme elle réitère ses demandes avec un entêtement que rien ne trouble, elle finit presque toujours par réussir.

Dès les premiers jours, le 5 janvier, étant présente à une conversation de l'Empereur avec Fontaine, elle saisit l'occasion pour demander un palais pour son fils, le grand-duc de Berg : l'Empereur promet l'hôtel de Bénévent, rue de Varennes, racheté par lui, pour deux millions, au prince vice-grand-électeur le 30 octobre 1811. Elle a déjà enlevé six à sept recettes générales pour servir de prébendes à des gens de sa maison, de dots à des nièces ou des protégées de Mme Campan, elle en souhaite une de plus pour marier Mlle Cochelet à M. Decazes ; le projet n'aboutit pas, heureusement pour M. Decazes, mais ce n'est pas la faute de la reine. Elle est plus heureuse pour M. de Mailly-Couronnel, mari d'une gouvernante de ses fils ; elle obtient pour lui promesse d'une place ; quelle, elle ne sait pas : la première bonne sinécure qui viendra à vaquer, car, du mérite et de l'aptitude professionnelle de son protégé, elle ne s'inquiète point et elle entend qu'à son profit les ministres violent toutes les règles. La place qui vaque est celle d'inspecteur général des Haras et Hortense court chez le ministre des Finances qui, dans son rapport, en date du 14 janvier, écrit : S. M. la reine Hortense m'a fait l'honneur de me dire que Sa Majesté m'ordonne de lui présenter pour candidat M. de Mailly-Couronnel. Mais la faveur est vraiment trop forte et l'Empereur, qui a seulement promis une place, en octroie une bien moindre : de lui-même, il rave dans un décret présenté à sa signature le nom du sieur Verpy, promu d'inspecteur, Conservateur des Forêts à la résidence de Carlstadt (Illyrie) et y substitue le nom de Malli[2]. De même, la reine obtient elle, une place de dame dignitaire à la Maison impériale, Napoléon de Saint-Denis pour Une Mme Angelet, sa protégée, — et ce presque malgré la surintendante. Il y a pis. Elle s'interpose, lorsque Mme Moreau arrive d'Amérique pour qu'on ne la repousse pas de Bordeaux et qu'on la laisse débarquer. Elle allègue les anciennes liaisons de société et les rivalités passées et elle obtient de l'Empereur cette singulière faveur. Or, c'est le moment où Moreau prend du service en Russie et rédige cette proclamation aux soldats français qui fournit le thème de toutes les trahisons par qui la France sera livrée.

La reine s'intéresse aussi à l'armée ; Flahaut, nommé général de brigade le 4 décembre 1812, la veille du départ de Smorgoni, reçoit, le 26 janvier 1813, les aiguillettes d'aide de camp de l'Empereur. Malgré le désintéressement qu'on se plaît, lui reconnaître, Hortense, on le voit, savait demander, mais ces grâces ne s'obtenaient que par l'assiduité d'une présence continuelle.

***

Le Concordat est à vau-l'eau ; Pie VII a renié sa signature, les cardinaux romains ont triomphé. Le couronnement est abandonné. L'Empereur a échoué dans la partie la plus importante du plan qu'il avait conçu. Reste la Régence autrichienne, devant laquelle, nième s'il eu avait l'idée, Napoléon ne pourrait reculer, puisque, se fiant à la parole du Pape, il a fait rendre, le 3 février, un sénatus-consulte qui l'engage et l'oblige. Le 7 mars, il parti pour Trianon avec l'Impératrice et le Roi de Rome — et Hortense est du voyage. Le temps est particulièrement pluvieux et froid ; il fait à midi +4 le 10, +4 le 11, +1,5 le 12, +0,1 le 13, +2,4 le 14 ; mais ainsi pense-t-il supprimer les commentaires, ainsi se soustrait-il lui-même à l'espèce de confusion qu'il éprouve de son dessein avorté. Une vie claustrale ; parfois la chasse, qu'on suit en calèche découverte ; pour le liner, souvent l'Impératrice et la reine attendent de six à huit heures que l'Empereur interrompe son travail. À neuf heures, il emmène sa femme avec lui se coucher. Pour se distraire, Hortense lit ou dessine avec sa dame de service, Mme de Broc. On peut penser que parfois elle trouve mieux, M. de Flahaut ayant été, hors tour, nommé du voyage.

***

Dans cette vie où le calme apparent et l'ennui réel dissimulent mal la déception et l'inquiétude, tombe soudain une nouvelle qui n'est pas pour rendre plus sereine l'humeur de Napoléon. Catherine de Westphalie est arrivée en France. C'est l'aveu que, en Allemagne, la domination française est menacée, que les bruits de défaite qu'on met tant de soin à démentir, sont véridiques, que ce sera à la frontière même qu'il faudra combattre, puisque Jérôme ne pense pas la reine en sûreté à Cassel.

Le 11, Cousin de Marinville, chambellan du roi, qui est à Paris pour les affaires de son maître, vient trouver à Trianon le duc de Frioul. Il a reçu, par le baron de Sorsum, secrétaire du roi, l'ordre de lui faire part que la reine de Westphalie devant arriver à Paris avec sa maison et toute sa garde-robe, le roi désire qu'elle descende et loge à l'hôtel du cardinal Fesch qui a bien voulu le lui offrir. La reine, ajoute-t-il, ayant avec elle sa maison et tous ses effets, ainsi que des voitures pour elle et pour toute sa suite, le roi a pensé qu'il serait plus convenable qu'elle logeât en son particulier pour éviter l'embarras qu'elle pourrait occasionner dans un des palais de l'Empereur. Et il communique en même temps la liste des personnes qui auront l'honneur d'accompagner Sa Majesté ; ce sont la comtesse de Bocholtz, grande maîtresse, les comtesses de Pappenheim, d'Oberg, de Furstenstein et la princesse de Hesse-Philipstaht, dames du Palais, le comte de Busch, chevalier d'honneur, le comte d'Oberg, premier écuyer, les deux Boucheporn, un maréchal de la Cour, l'autre préfet du Palais, puis deux tectrices, un médecin, un secrétaire des commandements et une quarantaine de personnes de service.

L'Empereur est surpris à cette nouvelle dont il prévoit immédiatement les conséquences : Sans doute savait-il que le roi désirait envoyer Catherine en France, mais il croyait avoir pris ses précautions et signifié ses volontés de façon que cette arrivée intempestive fût au moins retardée jusqu'au moment où les événements de guerre rendraient impossible le séjour de la reine à Cassel.

Le 18 janvier, le roi s'était ouvert confidentiellement à Reinhard, lui disant son désir que la reine allât à Paris ; lui-même se sentirait plus libre et pourrait se porter partout où les circonstances l'exigeraient avec toutes ses troupes, dont, sans cela, il faudrait toujours qu'une partie restât à la garde de la reine. Mais, avant tout, il souhaitait que la reine ne se doutât pas qu'elle pût courir un danger, car elle voudrait rester. Il avait donc demandé que ce fût l'Empereur qui invitât directement Catherine à venir à Paris. L'annonce, pour le premier dimanche de mars, du couronnement du Roi de Rome lui paraissait fournir une occasion tout à fait favorable. La reine partirait aussitôt que l'Empereur l'aurait permis ; elle logerait au palais du cardinal Fesch ou à celui de Madame et passerait ainsi les moments de la crise. Reinhard avait transmis cette conversation, mais n'avait été chargé d'aucune réponse. Le 21 février, le roi était revenu à la charge et avait demandé à Reinhard de solliciter l'autorisation de Sa Majesté : il paraissait alors résolu à attendre cette autorisation avant de prendre sa dernière résolution, mais, au moins, désirait-il qu'on se pressât, car si la reine ne devait pas aller à Paris, il était déterminé à l'envoyer à Stuttgard. Si singulière que cette hâte dut paraître, l'Empereur avait donné, le 2 mars, une autorisation, mais conditionnelle. Aussitôt, avait-il écrit, que l'empereur Alexandre ou le général Koutousoff seraient entrés soit à Berlin, soit à Dresde, vous feriez partir la reine, par Wesel et l'enverriez à Paris, mais pas avant.

Jérôme n'avait tenu aucun compte de cette restriction : de longue date, il avait préparé la reine à ce départ. Le 20 janvier, il lui racontait le couronnement prochain, lui faisait espérer qu'elle y serait invitée, qu'elle y viendrait avec lui. Catherine en était transportée de joie ; j'aime Paris à la folie, écrivait-elle dans son journal. Puis, il lui glissait que le mieux serait qu'allant à Paris elle y restât ; et elle notait alors, dans sa docilité exemplaire : Si la guerre continuait et que j'aille à Paris pour les fêtes, l'intention du roi serait de m'y laisser. Le théâtre de la guerre, selon toutes les probabilités, serait un peu trop rapproché de nos foyers et le roi doit naturellement défendre son royaume jusqu'à la dernii.re goutte de son sang. Enfin, sur la lettre de l'Empereur du 2 mars, il lui a dit que l'Empereur désire qu'elle quitte Cassel au moment même où les Russes entreront à Berlin ; il le lui a fait écrire au roi de Wurtemberg ; il a pris toutes les mesures pour son départ, son installation dans l'hôtel de la rue du Mont-Blanc ; le 7, il a expédié à cet effet à Paris un de ses préfets du Palais, et le 8, il a annoncé dans le Moniteur westphalien que la reine partait pour Paris sur l'invitation de Sa Majesté Impériale. C'est ainsi que Reinhard a appris le voyage, mais il n'a plus eu d'objections à y faire, le roi ayant pris sur lui d'écrire le 9 à l'Empereur que, le 4 au soir, l'ennemi était entré en force à Berlin.

Le 10, à deux heures de l'après-midi, accompagnée par son mari jusqu'à Wabern, la reine a pris la route de Wetzlar, puis elle a suivi par Bonn, Aix-la-Chapelle et Bruxelles pour éviter de se trouver au milieu d'une armée de cent mille hommes qui passe maintenant sur la route de Francfort. Partout son passage a fait la plus triste impression. Les nouvellistes disent qu'elle craignait les incursions des cosaques et qu'elle serait bientôt suivie de son auguste époux, écrit entre autres le préfet de la Roër.

Averti ainsi, le 11 seulement, l'Empereur est en face d'un fait accompli : Est-il donc vrai que l'empereur Alexandre ou Koutouza soient entrés à Berlin ? Cassel est-il menacé ? Le royaume est-il en perdition ? Rien de cela, mais Jérôme a maintenant une maîtresse, dont la déclaration n'est qu'affaire de temps et qui porte ses ambitions bien plus haut et bien plus loin que ces passantes dont on contentait les appétits avec quelques poignées d'or ou de diamants.

La comtesse de Löwenstein-Wertheim, née comtesse de Pückler et Limburg, est une femme d'une trentaine d'années, de race de dynastes par elle-même et par son mari, mais fort pauvre, étant de branche cadette, qui, déjà mère de trois enfants, est venue en 1808 de Wurtemberg lorsqu'on a formé la cour westphalienne. Distinguée par Jérôme, puis délaissée, revenue en faveur par un travail souterrain où elle a déployé des qualités manœuvrières de premier ordre, elle sort de l'ombre avec une soif de pouvoir et une ardeur d'ambition qui, pour des raisons peut-être lointaines, car elle fut de la cour de Stuttgard, l'ont jetée dans une lutte directe contre la reine. Elle s'est rendue toute puissante dans sa maison et n'y a toléré que des gens à elle. Elle a fait chasser le comte Gilsa, chevalier d'honneur, qu'elle a remplacé par le baron de Busch-Münch, lieutenant aux Gardes du Corps ; elle a fait donner la charge de premier écuyer à une autre de ses créatures, le baron d'Oberg, chambellan ordinaire. Elle a soumis la reine à un espionnage continuel qui s'exerce sur ses actes, ses paroles, ses correspondances. Catherine a bien été obligée de s'en apercevoir, car on né ménageait même pas les apparences : Ce que vous me mandez de la lettre que vous avez reçue ouverte ne m'étonne pas, écrivait-elle son père ; apparemment qu'on suppose ma correspondance digne d'être connue du public ou renfermant quelques aventures faites pour piquer la curiosité : le fait est qu'il m'arrive très souvent de recevoir des lettres, même de l'Impératrice de France, tout ouvertes et sans qu'on ait pris la moindre précaution pour le dissimuler.

Le pouvoir de Mme de Löwenstein sur Jérôme est devenu tel qu'elle l'a engagé dans des démarches, auxquelles il était difficile qu'on se méprît. Elle a voulu être princesse, et Jérôme a sollicité du roi de Bavière, et il a obtenu, le 19 novembre 1812, que le titre comtal porté par le beau-père de Mme de Löwenstein, senior de sa maison, fût érigé en titre princier ; il s'est employé pour faire reconnaître ce titre par le grand-duc de Hesse (17 décembre 1812) et il est parvenu à le faire réériger par son propre beau-père, le roi de Wurtemberg, le 21 février 1813 mais la dame ne se contentait point si facilement.

A présent, enceinte de trois mois d'un enfant dont tout Cassel nommait le père, elle voulu éloigner la reine pour rendre la place libre, s'établir en maîtresse, en attendant qu'elle amenât Jérôme au scandale d'un double divorce et d'un nouveau mariage. Et Jérôme lui a obéi en ordonnant que Catherine partit.

L'Empereur ne sait rien encore de ces histoires, dont Reinhard jusqu'ici a parlé à peine. Il ne peut imaginer que, dans une circonstance aussi grave, l'influence d'une maîtresse ait pu déterminer un voyage qui jettera le trouble partout, accréditera toutes les mauvaises nouvelles ; l'arrivée de la reine sera remarquée et commentée, les visites d'usage et de déférence qu'elle ne pourra se dispenser de recevoir, fourniront encore des occasions de parler. Elle ne doit pas entrer à Paris. Donc, il envoie à sa rencontre M. de Canouville, maréchal des logis du Palais (le frère du Canouville de Pauline), pour la prier de descendre au palais de Compiègne. Canouville fait diligence, la trouve à Péronne, lui donne connaissance de ses ordres, et l'amène le 15, vers les sept heures du soir, à Compiègne, où le général comte Delaborde, gouverneur, a été envoyé pour la recevoir et pour tout disposer, et où le comte de Ségur, grand maître des Cérémonies, vient, de la part de l'Empereur, pour la complimenter. Elle occupe le double appartement de prince qu'elle a habité dans ses précédents voyages.

Ces honneurs ne voilent pas plus à ses yeux le dégoût qu'elle reçoit qu'ils ne la font passer sur le déplaisir qu'elle éprouve. Le 17, elle adresse à l'Empereur, par son chevalier d'honneur, une lettre où, avec toutes les démonstrations du respect et de l'affection, elle réclame les égards qui lui ont manqué et auxquels elle prétend : D'après une de vos lettres, Sire, écrit-elle, je dois quitter Cassel au moment où les Russes devaient entrer à Dresde ou à Berlin. ils sont dans cette dernière ville du 4 de ce mois et ce n'est que le 10 que j'ai pu me déterminer, moins pour ma sûreté personnelle que pour laisser au roi la disposition de toutes les troupes dont il eût fallu laisser une partie à Cassel pour ma garde, à le quitter dans un moment aussi pénible... J'ai donc cru devoir sacrifier mon désir de vivre et de mourir auprès du roi à sa tranquillité personnelle, aux intentions de Votre Majesté qui avait déterminé d'une manière précise le moment où je devais quitter Cassel. Accablée d'inquiétudes pour un être qui m'est aussi clair que le roi, c'est dans les bras de sa famille, de Votre Majesté elle-même que j'honore comme un père, que je suis venue me jeter avec une pleine confiance, espérant y trouver une ample consolation. J'ai tâché de rendre ce voyage en quelque sorte utile au roi, en amenant avec moi des personnes des plus illustres familles de la Westphalie et du Hanovre qui sont autant de garanties de la bonne volonté qui les anime encore. Et maintenant, Sire, il ne me reste plus d'appui, plus de ressource, de consolation contre la chance des événements que l'attachement et la tendresse de la famille du roi. En même temps, elle écrit à Jérôme et au roi de Wurtemberg pour leur faire part de sa déconvenue : Le roi, dit-elle à son père, sera encore plus sensible que moi à la petite épreuve par laquelle on nie fait passer avant d'arriver à l'Élysée et c'est à moi à lui adoucir la chose le mieux possible.

Napoléon, au reçu de la lettre de Catherine, bien qu'il ne comprenne rien encore au mystère de son départ, sent à quel point il serait injuste s'il la rendait responsable de faits qu'elle a subis et dont elle souffre. Il se justifie devant elle. de ses prétendues rigueurs ; il lui en explique la nécessité ; il répare autant qu'il peut, sans se contredire formellement, les torts qu'il a paru se donner : Ma sœur, écrit-il, j'apprends avec plaisir votre arrivée à Compiègne. J'avais pensé que le roi ne vous ferait partir que dans le cas où le gros de l'armée ennemie serait arrivé à Berlin ou à Dresde. Je lui avais exprimé mon opinion de la manière la plus positive, en lui disant que ce n'était que dans le cas où l'empereur Alexandre ou le général en chef Koutousoff serait entré à Berlin, mais il vous a fait partir lorsque la cavalerie seulement y était arrivée. Quelques jours de retard auraient été utiles parce que cela a été un objet d'inquiétude pour la 32e division militaire, et même ici, à Paris. J'ai pensé que, dans les circonstances, il 'était préférable que Votre Majesté restât à Compiègne ; n'ayant pas encore annoncé son voyage à Paris, elle ne doit pas s'y rendre. Je comptais aller moi-même à Compiègne sous peu de jours, mais ce voyage ayant été retardé, je ne vois pas d'inconvénient à ce que vous laissiez votre maison à Compiègne et que vous veniez ici avec une partie de votre service d'honneur. Que Votre Majesté, ne doute pas de tout le plaisir que j'aurai à la voir et de tous les sentiments que je lui porte.

Si sèche que fût l'invitation, dès le lendemain 18, la reine, accompagnée de sa grande maîtresse, de son chevalier d'honneur et de son premier écuyer, s'est empressée de venir à Trianon, où elle est tombée dans cette vie de travail, de tristesse et d'attente qui devait lui sembler si nouvelle. Elle a été d'ailleurs fort bien accueillie par l'Empereur et l'Impératrice qui semblent vouloir lui faire oublier le court, mais assez désagréable séjour de Compiègne. On lui a donné un appartement dans l'aile de Trianon-sous-Bois ; sa grande maîtresse et ses officiers ont reçu les prérogatives dont jouissent les personnes du voyage, mais, reste à régler où elle ira en quittant Trianon, car elle ne veut à aucun prix retourner à Compiègne, et de quoi elle vivra. L'Empereur décide le premier point : il met à la disposition de la reine le palais de Meudon tout meublé, avec la porcelaine, le linge et la batterie de cuisine qui s'y trouvent, pour que son séjour, dit le Journal des Voyages, soit plus près de celui de Leurs Majestés qui doivent se rendre à Saint-Cloud ; il lui assigne, pour sa garde, un poste de l'infanterie de la Garde casernée à Sèvres et ordonne au gouverneur de prendre ses ordres en tout.

L'on peut croire au premier moment, lorsque Catherine quitte Trianon pour Meudon, le 23 dans la matinée, qu'elle est satisfaite : Le château de Meudon, écrit-elle à son père le 24, est très beau : il appartient au Roi de Rome et vient d'être récemment arrangé. Je suis maintenant très contente de me trouver tranquille et de pouvoir soigner ma santé qui a besoin de repos ; mais cela est pour la poste. Lorsqu'elle écrira librement, elle dira que, par grâce spéciale, l'Empereur l'a confinée à Meudon qui, par sa position élevée et isolée, devient, dès qu'il fait froid, un séjour inhabitable.

Reste à chercher les moyens de vivre, même à Meudon, car si, presque à chaque courrier, le roi a écrit ou fait écrire que à Paris la reine vivra en son particulier et que tout a été prévu pour elle et pour le personnel de sa maison, il semble en effet n'avoir rien oublié, hormis l'argent ; comme de juste, c'est l'Empereur que Catherine requiert d'en fournir.

C'est impossible au roi de m'envoyer des fonds, écrit-elle. Les rentrées ne se font pins, vu le nombre de troupes qui occupent notre territoire ; le peu de ressources qui restent au roi est employé à solder les troupes qu'il a mises il la disposition de Votre Majesté ; ni lui ni moi ne voulons faire des dettes ; il ne me reste donc qu'à attendre, Sire, ce que vous voudrez bien faire pour un frère et une sœur qui vous ont prouvé leur entier dévouement et leur parfaite confiance. Ce ne peut être moins que l'apanage conservé au roi d'Espagne : un million par année ; il est vrai que, en montant au trône de Westphalie, Jérôme a fait générosité, en faveur de Madame, du million que lui donnait alors l'Empereur, mais Catherine n'entre pas dans ces raisons. Même un million est-il assez ? La reine, après avoir tiré argument de ce motif qui existe pour elle dans toute sa rigueur, allègue l'augmentation considérable des dépenses imposées par le séjour de Meudon, que les vues politiques ont sans doute nécessité, et elle ajoute que, telle modérée que soit cette dépense, elle se voit aujourd'hui dans l'impossibilité d'y faire face. — J'ose espérer être suffisamment connue de Votre Majesté, dit-elle en terminant, pour qu'elle doive concevoir combien il en coûte à mon caractère de solliciter des bontés de ce genre. L'Empereur ne répond pas : sans doute, la situation est attendrissante, mais Jérôme a seul décidé le départ de la reine, il a déclaré qu'à Paris elle vivrait à son compte ; il a pris le 2 avril une décision par laquelle il a établi, en la personne de son intendant particulier à Paris, un administrateur central qui donnera les fonds aux chefs de service de la maison de la reine d'après une base déterminée pour la dépense de chaque jour et qui enverra ensuite les comptes à Cassel pour y être apurés par le grand maréchal et le grand écuyer dans la comptabilité desquels ils doivent rentrer ; le roi ne manquera donc pas d'envoyer de l'argent. Mais Catherine, bien qu'ici elle se soit trop pressée, est dans son rôle. L'Empereur, à son compte, est obligé de la recevoir à Paris, de lui assigner au moins un million par année et d'entretenir sa cour. Il ne peut faire moins pour la femme de son frère, et tout ce qu'il dirait d'ailleurs pour expliquer qu'il ne le peut pas, ne servirait de rien.

***

L'affaire de Catherine réglée mal que bien, et l'on ne saurait dire au contentement de la principale intéressée, il faut à la fin rentrer à Paris, avouer la déception et installer la Régence. Le 30 mars, le jour même de son retour, l'Empereur annonce à la députation du Corps législatif l'ajournement sine die du couronnement : Aussitôt, dit-il, que les soins de la guerre nous laisseront un moment de loisir, nous vous rappellerons dans cette capitale, ainsi que les notables de notre empire, pour assister au couronnement de l'Impératrice, notre bien aimée épouse, et du prince héréditaire Roi de Rome, notre très cher fils. Cela ne trompe personne ; guère plus la Régence. Napoléon seul croit encore, ou affecte de croire que, pour l'Autriche, elle comptera. Il garde encore quelque illusion sur l'attitude que prendra l'Autriche. Surtout il pense que, si lui-même disparaît, l'empereur François, en présence de sa fille et de son petit-fils, arrêtera son hostilité, leur deviendra un protecteur, les maintiendra en possession, non pas du Grand Empire, mais du territoire de l'ancienne France. Seulement, puisque, à présent, la Régence ne s'adresse plus qu'à l'Autriche, puisque, au refus du Pape, l'on ne saurait y donner une consécration solennelle ; religieuse et nationale, puisque, sur le peuple, l'effet est manqué, c'est à petit bruit, presque clandestinement que s'opère l'investiture de Marie-Louise ; pas même aux Tuileries, où il faudrait l'assistance de la Cour, des :Grands Corps de l'État, quelque chose des pompés qu'exige un tel cadre, mais dans une maison presque privée, où les salons sont fait pour une société, non pour une cour, où il n'y a point de gâterie pour étaler les cortèges, point de place pour aligner des soldats, point de chapelle pour prêter des serments. Au lieu des ombres des rois, de tous les rois depuis les Valois, ce sont les ombres assez mal famées du comte d'Évreux et de Mme de Pompadour, de MM. de Marigny et de Beaujon qui accueillent dans cette maison, hier encore un lieu de plaisirs payant, l'Impératrice Marie-Louise accompagnée de la reine Hortense et de la reine de Westphalie. Eh l'on s'asseoit sur les meubles de Murat qu'occupaient tout à l'heure les familiers de Joséphine.

Cette cérémonie manque de prestige, et que ce soit Napoléon qui l'ait réglée, lui si amoureux d'étiquette, si flatté en sa latinité profonde par l'éclat des costumes, l'ordre des défilés, la richesse des décors, cela dit plus sur son découragement que toutes les paroles. Et il ne rentre pas même aux Tuileries ; de l'Élysée, le 7 avril, il vient à Saint-Cloud où il s'occupe des sûretés qu'on prendra en son absence, des postes, des gardes, de la police et de la défense. Il enlève toute autorité au chevalier d'honneur, Beauharnais ; confie sa femme et son fils uniquement au général Caffarelli, son ancien aide de camp. L'attentat de Malet a porté ses enseignements. Le 15, sans rentrer à Paris, peut-être encore dupe de Schwarzenberg qu'il vient de voir, il part pour Mayence.

Là les voiles commencent à se déchirer. Il ne doit plus compter sur l'alliance et la coopération de l'Autriche, mais, en forçant de victoires, ne peut-il pas au moins gagner sa neutralité ? Puis, en entraînant après lui ses conscrits, en se jetant, sous prétexte de les animer, au plus fort du feu, un boulet ne simplifiera-t-il pas la situation, ne permettra-t-il pas à la Régente et à son conseil, où la seule tête est Talleyrand, de traiter, moyennant l'abandon, qu'il ne peut faire, lui, du Grand Empire et de l'Italie, moyennant le détrônement, qu'il ne peut signer, de ses frères et de sa sœur ? Lutzen, Bautzen, Wurtchen, des victoires où pour les achever, manque la cavalerie d'Espagne, où, pour les rendre décisives, manquent les 100.000 hommes, rançon de la Régence !

Ce n'est pas Austerlitz, et Metternich n'est pas Haugwitz. II tient sa revanche, mais, pour la prendre entière, pour replonger Bonaparte au néant, pour exercer sur la France vaincue et démembrée sa rage d'aristocrate, point si sot que de négliger une chance, de presser un mouvement, de déclarer sa haine avant l'heure. D'ailleurs, de cet empereur plébéien qui a les mains autrement larges que les Légitimes, n'y a-t-il plus rien à tirer ? Au moins fera-t-il-monter l'enchère des Anglais, et pour être héritier désigné à la principauté d'Ochsenhausen en Souabe, aux seigneuries de Spurkenburg et Rüdesheim au Rhin, aux comtés de Königsmarck, Amons-Marken-Grün et Miltigau en Bohème, on n'est pas moins sensible aux profits. Metternich accule Napoléon à une comédie de négociations, où il exigera, sous couleur de conclure la paix, un certain nombre de sacrifices ; si Napoléon y accède, et qu'il ait contenté l'Autriche, ce sera l'Angleterre, puis la Russie, puis la Prusse qui élèvera à chaque fois des exigences nouvelles. Napoléon est pris dans l'engrenage : ou il se soumettra à toutes les conditions que chacun de ses ennemis pose aujourd'hui, à toutes celles que chacun d'eux posera demain, ou il rompra brusquement. Alors on l'écrasera. Mais on aura atteint son prestige en le montrant réductible, impatient de la paix, découragé de la guerre ; on aura gagné le temps qu'il faut pour achever la mobilisation autrichienne et recevoir les renforts russes et prussiens ; pour préparer les défections militaires qui elles aussi ne se déclareront qu'a l'heure la plus néfaste, dans la circonstance la plus aggravante ; pour pratiquer à la cour de Napoléon, dans son gouvernement, dans son armée même, des intelligences utiles et des complicités souhaitables. On aura ainsi mis de son côté ce qu'on appelle le bon droit et rejeté sur l'Empereur la responsabilité de la guerre.

Et Napoléon, qui, malgré les illusions qu'il se fait et que certains nourrissent, pressent le péril, est acculé à cette prétendue négociation, à cette prétendue médiation de l'Autriche, à cette paix prétendue. L'armistice est signé le 4 juin ; il doit durer deux mois : c'est k ternie que Schwarzenberg a fixé pour que l'Autriche soit prête à entrer en ligne.

Comme si ce n'était pas assez de la Russie, de la Suède, de la Prusse, de l'Angleterre, conjurées contre lui et de l'Autriche faisant le jeu, comme si c'était peu que ses armées d'Allemagne à réorganiser, à réarmer et à instruire, ses armées d'Italie à former de toutes pièces, ses places à mettre en défense, l'Empire entier à gouverner, les embûches des négociateurs alliés à éventer, les agissements de Murat à surveiller, il a ses frères !

***

Le 24 juin, de Brunswick, Jérôme lui a écrit : Je serai le 20 à Halle, sur les frontières de la Saxe et à quelques lieues de Leipsick ; je me regarderais comme infiniment heureux si Votre Majesté, cédant à l'extrême désir que j'ai de la voir, me permettait d'aller à Dresde lui faire ma cour, né fût-ce que pour vingt-quatre heures. Le 17, l'Empereur a répondu qu'il ne voyait pas de difficulté à ce que Jérôme vînt. Il faut arriver à une explication : Depuis que le roi a quitté comme il a fait la Grande Armée de Russie, Napoléon n'a pas voulu le voir et-ce ne sont pourtant pas les sollicitations qui ont manqué.

 

Dès l'arrivée de l'Empereur à Paris, Jérôme a envoyé tout exprès Marinville qui a eu l'honneur : d'être présenté le 1er janvier — en habit habillé, non en costume de chambellan westphalien ; Marinville a été bien accueilli par Duroc lui a tiré de lui des renseignements sur la situation en Westphalie, les moyens de réparer le déficit de l'armée, la vente à bas prix des domaines, le reliquat qui en subsiste, mais qui, sur le voyage du roi, s'est contenté de dire d'abord que l'Empereur ne paraissait pas très disposé à voir le roi en ce moment, et qui, à une autre audience, a dit qu'il en avait parlé deux fois à l'Empereur, lequel n'avait pas voulu s'expliquer et, à la fin, en avait parlé de lui-même comme d'une chose qui n'était guère praticable en ce moment.

Jérôme donc, sur la lettre qu'il a reçue de son frère, a renoncé pour le moment- au voyage ; mais, sur la nouvelle que le couronnement de l'Impératrice et du Roi, de Rome était fixé au 1er mars, il s'est cru certain d'y être invité ; la rupture du Concordat et l'ajournement indéfini du Couronnement ayant dissipé cette illusion, Jérôme, le 17 février, a employé le ministre de France pour solliciter qu'il lui fût permis de se rendre à Paris avec un seul aide de camp et seulement pour vingt-quatre heures. — Je prendrais si bien mes mesures, disait-il, qu'on ne s'apercevrait pas de mon absence. Refus encore et péremptoire : le roi devait rester à son poste et y faire son métier. Nouvelles sollicitations le 22 et le 28 avril, et même réponse, mais plus apaisée et moins nette : ce n'est plus qu'une question d'opportunité. A la fin, Napoléon s'est rendu. En admettant Jérôme en-Sa présence, il pardonne la désertion de Russie et il rend cette grâce officielle. Sans doute encore bien des griefs contre son frère, mais il doit reconnaître que, depuis quelques mois, le roi a tout fait pour se rendre un allié utile et qu'il vient en outre de subir des épreuves dont on peut lui tenir compte. D'ailleurs cette situation ne saurait se prolonger indéfiniment et la femme ayant été reçue, il n'y a point de raison pour exclure le mari.

Qu'a fait pourtant .Jérôme depuis le mois de décembre ?

Dès qu'il a connu les désastres de Russie, il a déployé un zèle méritoire pour reformer son armée qui, après la retraite, ne comptait plus que 280 officiers et 2.000 soldats, sans un cheval, un caisson, un canon, un fusil ! De 1808 à 1812, il avait appelé par la conscription 36.000 hommes : 6.000 avaient formé la division d'Espagne anéantie, sauf quelques cadres reparus au début de 1813 ; 25.000 étaient sortis du royaume pour la campagne de 1812 : il en restait environ 1.500 hommes, enfermés à Dantzig où ils avaient retrouvé les dépôts de la brigade Dauloup-Verdun et formé le 1er régiment de home et moins de mille enfermés à Custrin, la plupart incapables d'un service et supposés former les 4e et 5e de ligne. Dès la fin de 1812, Jérôme a reformé les fusiliers de la reine (garde) à deux bataillons et le 9e de ligne ; en janvier 1813, les bataillons des grenadiers et chasseurs de la garde, cinq régiments de ligne portant les numéros 2, 3, 6, 7 et 8, trois bataillons d'infanterie légère, un régiment de chevau-légers de la garde à quatre escadrons, deux régiments de hussards et deux de cuirassiers ; il n'avait pas de fusils : l'Empereur l'a autorisé a en tirer 4.000 des manufactures de Mutzig ; il n'avait pas de canons : Allix a trouvé les moyens d'en fondre et d'en forer, et a fourni quarante pièces attelées.

Il a donc été en droit d'écrire à l'Empereur le 16 janvier : Je fais des efforts inouïs afin de pouvoir, dans quelques mois, présenter à Votre Majesté une belle armée de 18.000 hommes et 2.000 chevaux. Je vends le reste de mes domaines... enfin je porte à l'exécution de toutes ces mesures un zèle dont un frère et un prince français sont seuls capables.

Mais, si l'Empereur tenait aux hommes et demandait que le contingent westphalien se retrouvât au complet, il ne s'attachait pas moins aux moyens de faire vivre l'armée française dans la campagne qu'il allait entreprendre en Allemagne. Tous les immenses magasins qu'il avait formés en Pologne, en Lithuanie et en Prusse étant détruits, pris, ou employés comme réserves de siège, il avait à en établir de nouveaux à proximité.de la frontière. Ces magasins, qu'il prétendait obtenir des États confédérés sans délier sa bourse, il ne pouvait demander qu'on les remplit que sous le prétexte d'assurer la défense des places fortes : Magdeburg, bien que constamment occupé par les Français, qui seuls y étaient martres, n'en faisait pas moins partie du territoire westphalien : c'était donc à Jérôme d'approvisionner Magdeburg. On lui avait demandé de le faire pour 15.000 hommes durant trois mois : il y avait accédé et il y employait les ressources d'un dernier emprunt qu'il venait d'ouvrir. L'Empereur, brusquement, modifia les chiffres, les tripla tout net et exigea l'approvisionnement pour 20.000 hommes pendant six mois : Je ne puis, répondit Jérôme, que rendre compte à Votre Majesté que je n'ai aucun moyen de satisfaire à sa demande. On peut, en traitant la Westphalie comme un pays ennemi et en frappant des réquisitions, rassembler des vivres, mais, alors, les contributions ne rentreront plus, l'armée ne pourra être réorganisée et l'esprit public qui me donne tant de peine maintenir se perdra entièrement. Tout ce qu'il pouvait, c'était se charger de l'approvisionnement moyennant quatre millions ; encore, dans un post-scriptum, s'enhardissait-il à produire une balance de compte d'où résultait, au profit de la Westphalie, une créance de 1.846.604 francs.

Il s'attendait à une réponse assez dure de l'Empereur, et il eût-pu le craindre d'autant plus que, à ce moment même, l'Empereur ordonnait à Lacuée de former à- Magdeburg un magasin contenant 150.000 quintaux de farine, 6.000 quintaux de légumes secs, et 6.000.000 de boisseaux d'avoine qui devaient être fournis par la Westphalie ; mais, outre que l'Empereur tenait fort à la belle division westphalienne, bien armée et bien équipée, que dès lors Jérôme disait prête, outre qu'il comptait bien que le pays un peu poussé aurait, dès le mois de mars réorganisé l'armée entière et fourni son contingent complet de 20.000 fantassins, 2.500 cavaliers et cinquante pièces attelées, il avait des ménagements à garder à l'égard de Jérôme, s'il voulait obtenir que celui-ci abandonnât le commandement de ses troupes aux généraux français. Il avait destiné le contingent westphalien à compléter le Corps d'observation de l'Elbe et, dès le 20 janvier, il avait ordonné à Lauriston, qui avait le commandement de ce corps, de passer à Cassel à son retour de Hambourg et d'y voir toutes les troupes que le roi avaient organisées, et qui devaient former la 5e division et compléter l'effectif de son corps à 40.000 hommes. Mais il se doutait bien que Jérôme ne céderait pas volontiers l'unique moyen qu'il eût de se réhabiliter.

En effet, ce même jour, 20 janvier, comme s'il avait pressenti le coup qui le menaçait, Jérôme avait remis à Reinhard une lettre où il demandait à l'Empereur le commandement entre l'Elbe et le Rhin, seul moyen assuré, disait-il, de garantir son royaume de toute insurrection ; d'utiliser et de régulariser toutes les ressources qu'il offrait, et, la reine allant à Paris, de disposer immédiatement de toutes les troupes westphaliennes. Dans ce cas, il se porterait de suite en avant avec dix à douze mille hommes, toute sa garde comprise ; il s'enfermerait au besoin dans Magdeburg.

Averti par les expériences de 1807 et de 1809, l'Empereur était décidé à ne confier à Jérôme aucun commandement important, mais il ne pouvait le signifier, sous peine de renoncer aux 20.000 hommes que la Westphalie devait fournir. Il devait donc, sur la question du commandement, gagner du temps, et pourtant il n'en avait pas à perdre pour approvisionner Magdeburg. Il sentait fort bien que Jérôme ferait tous les sacrifices pour réorganiser son armée, parce que ses goûts l'y portaient, qu'il en brait une puissance effective, et qu'il se flattait d'obtenir, grâce à elle, un grand commandement sur les troupes françaises, mais qu'il était bien moins disposé à employer ses ressources pour approvisionner Magdeburg dont les magasins ne serviraient qu'à l'armée française de campagne, sans aucun profit pour ses propres intérêts. L'Empereur tenait aux deux termes : il voulait les hommes — sans qu'ils fussent commandés par le roi ; et il voulait les approvisionnements, — sans qu'il eût à les payer. Eu ce qui touchait l'armée qui, à présent, était levée et s'organisait, il laissait dans le vague la question du commandement, ce qui permettait à Jérôme de prendre des espérances, et, afin d'obtenir l'approvisionnement comme il le comprenait, il faisait des concessions, telles que de reconnaître la dette de la France vis-à-vis de la Westphalie ; avec une habileté de prestidigitateur, il jonglait avec les chiffres, retournait les nombres, affirmait que tout ce qu'il en faisait était pour être agréable à son frère et qu'il diminuait ce qu'en fait il aggravait : Ainsi de 1.350.000 rations qu'il demandait d'abord, était-il monté à 3.600.000 et prétendait-il à présent qu'on fit à Magdeburg l'approvisionnement nécessaire pour 15.000 hommes et 2.000 chevaux- durant une année, ce qui représentait la consommation de 200.000 hommes et 20.000 chevaux durant un mois. Il ne pouvait vraiment exiger intégralement du roi cet immense magasin sur la destination duquel- on ne pouvait se méprendre. Aussi consentait-il prendre à son compte l'approvisionnement de six mois, — c'est-à-dire à promettre de le payer, la Westphalie n'en devant pas moins fournir la totalité, au besoin par voie de réquisition : les denrées une fois reçues, l'Empereur en rembourserait sa part. Or, à la façon dont il payait les dettes qu'il avait contractées en Westphalie pour l'entretien des troupes françaises, le roi avait le droit de réfléchir.

Exemple : Le ministre de l'Administration de la Guerre, arguant de ce que ces dettes étaient en partie étrangères à son administration, n'en retenait que la portion qui la concernait et exigeait, pour ordonnancer la liquidation, des comptes détaillés de toutes les sommes dues par la France à la Westphalie et par la Westphalie à la France or, c'était pour la dixième fois que ces comptes étaient fournis ; l'apurement avait été fait par chacun des départements compétents, mais, à chaque fois qu'il s'agissait d'ordonnancer, un ministre soulevait, en ce qui le concernait, une chicane nouvelle. Même lorsque l'Empereur paraissait avoir donné des ordres, le ministre du Trésor alléguait l'omission d'une formalité et n'envoyait pas les fonds. Ainsi, le 11 avril, l'Empereur accorde 500.000 francs en or, dont Jérôme remercie le 15, en disant pourtant que c'est bien loin de ses besoins. Le même jour, Bassano écrit que Mollien, auquel il a demandé les fonds, a répondu que l'Empereur n'avait pas statué sur un rapport présenté à ce sujet. Le 3 mai, Jérôme n'a encore rien reçu et, à ses plaintes, l'Empereur répond qu'il ne comprend rien à ce retard, que la somme est comprise dans la distribution de mars, que, pour la réclamer, le roi n'a qu'à envoyer un courrier au ministre des Relations extérieures. Le 13, l'Empereur en écrit lui-même à Bassano ; enfin, le 4 juin, le roi annonce qu'il a touché 250.000 francs, soit la moitié de ce qui lui a été garanti le 11 avril.

Pour Magdeburg, l'Empereur avait adopté le bon système. Il prenait ce qui lui convenait et renvoyait les factures au roi de Westphalie : ainsi, par décret ; a-t-il ordonné qu'on démolit les faubourgs et a-t-il chargé le roi de dédommager les habitants. Avec quoi ? Mais peu lui importe si le roi paiera ou non, il va à son but qui est de rendre la campagne prochaine le moins onéreuse possible pour la France et de ménager ses sujets, dussent les sujets de son frère en pâtir. Et de même qu'il a montré, pour les chiffres à escamoter, une habileté sans pareille, il fait preuve, pour l'abondance et la subtilité des : raisonnements, d'une fertilité sans égale : Qu'on me cite un exemple, depuis que le monde est monde, écrit-il, d'une armée qui ait pu être approvisionnée autrement que par des magasins réunis de longue main, ou par des réquisitions sur les pays à défaut de magasins. En cas d'urgence, ces magasins sont toujours formés par réquisition, car alors les prix seraient portés par la concurrence à une élévation qui serait hors de toute proportion avec la valeur des denrées. Et il multiplie les exemples : C'est par réquisition qu'il a approvisionné les places d'Italie en 1809, c'est par réquisition que, en France même, il a fait vivre la Grande Armée lorsqu'il l'a portée du Camp de Boulogne sur le Rhin. Sans doute, mais, alors, il payait comptant les réquisitions, et, à présent, s'il promet qu'il paiera, c'est avec des restrictions qui font penser, car le duc de Bassano déclare volontiers que la totalité de l'approvisionnement incombe à la Westphalie.

Jérôme s'est donc tenu en droit de demander un secours d'argent, de solliciter une avance de quatre millions pour payer à proportion qu'on livrera. Car, s'il frappe des réquisitions sans les payer, il renonce à percevoir des impositions et il n'a plus à compter sur son armée qu'il a eu tant de mal à lever, et qui n'est encore ni habillée, ni armée.

Mais Napoléon a la fièvre. Le grand joueur va, engager sa suprême partie et il prétend la gagner. Dans son activité prodigieuse, il crée des ressources, il mobilise des forces, il brise les obstacles ou les tourne, il persuade, il prie, il ordonne, il emploie tous les moyens pour convaincre comme il est nécessaire que chacun se dévoue à l'œuvre commune : Je suis obligé, écrit-il à Jérôme, de faire fortifier Magdeburg à mes dépens, de l'armer à mes dépens et de lutter constamment contre les autorités westphaliennes pour toutes les mesures qui n'ont pour objet que d'assurer la défense de la ville et du pays. A quoi donc vous sert-votre esprit, puisque vous voyez si mal ? Et pourquoi mettre votre vanité à contrarier ceux qui vous défendent, lorsque c'est surtout à votre royaume que l'ennemi en veut le plus ? Pour de l'argent, il en donnera-à s'il en avait : Vous croyez, dit-il, qu'il y a des milliards disponibles, alors que, si vous preniez la plume en ce moment, vous verriez combien trois cent mille hommes que j'ai en Espagne, combien toutes les troupes que je lève cette année et les cent mille chevaux que j'équipe en ce moment me content d'argent. Et la conclusion, l'unique, c'est ce mot qu'il écrit à Bassano : Qu'ils comprennent donc qu'il faut laisser là tous ces chiffres et cule, lorsque le feu est à la maison, il faut d'abord l'éteindre.

Sans doute ; mais si, en France, bien des gens déjà ne pensent point comme lui, combien plus en Westphalie ? Combien, qui ne sont retenus ni par le patriotisme, ni par le loyalisme, qui, tout au contraire, mettent leur patriotisme à n'être point francisés et leur loyalisme à regretter leurs anciens souverains, trouvent excessifs les sacrifices qu'on leur impose et, poussés au désespoir par la ruine, s'affilient aux sociétés secrètes qui organisent les rébellions futures en promettant l'indépendance de la nation et l'expulsion des Français. Jérôme qui, par intermittences, ne se fait pas d'illusions, annonce encore, le 10 février, un mécontentement universel qui se traduira quelque jour par des coups de fusil, et ce n'est pas le don qu'il a fait à l'Université de Gœttingue de son buste colossal en plâtre, précurseur d'un monument plus durable, qui, malgré les remercîments empressés du chevalier de Hugo, protecteur, modifiera les dispositions des étudiants, devenus les directeurs occultes du mouvement.

 

Le départ de la reine a été singulièrement hâtif ; il a été amené par des considérations qui n'avaient rien de politique, mais ensuite les événements se sont précipités avec une rapidité qui a dépassé toute prévision et ils ont pris une gravité à laquelle Jérôme lui-même était bien loin de s'attendre. Quant à l'Empereur, comme il s'était plu à grossir dans son esprit les éléments de résistance dont disposait Eugène, comme il avait résolu que les Russes, aussi éprouvés que les Français, n'étaient pas en état de fouiner des attaques sérieuses, il faisait fond sur les forces que Jérôme se vantait de devoir réunir, sans vouloir réfléchir que, recrutées par force, mal encadrées, peu babillées et rial années, n'ayant aucun esprit militaire et moins encore de dévouement au souverain, elles n'existaient que sur le papier. Jérôme avait annoncé 20.000 hommes ; mais, seulement à la fin de mars, il pourrait faire marcher quatre bataillons et douze canons, dans le courant d'avril, quatre autres bataillons et deux régiments de hussards. Si, par un prodige de l'activité de Sabla et d'Allix, il avait devancé ces ternies et, dès le 24 mars, s'il avait proposé de mener à Brunswick et de porter au besoin sur l'Elbe, dans la première semaine d'avril, dix bataillons, deux mille cavaliers bien montés et vingt-quatre pièces de canon, cela ferait des hommes, mais ces lion-unes se battraient-ils ?

Or, on était aux prises.

L'aile droite des Russes était commandée par le général Wittgenstein, et, à l'extrémité de cette aile droite, manœuvrait en partisan Czernitcheff, ayant le colonel prussien Tettenborn pour commander ses éclaireurs et Dörnberg, l'ancien colonel des chasseurs de la garde westphalienne[3], promu général par Alexandre, pour diriger son-service d'espionnage. Czernitcheff, débordant constamment la gauche des Français, avait obligé Eugène à se retirer de l'Oder sur Berlin et de Berlin sur Magdeburg ; dès que Berlin avait été évacué, il avait continué sur le bas Elbe ; il avait paru aux portes de Hambourg que, le 12 mars, lui avait abandonné Carra Saint-Cyr, faisant sa retraite sur Brême où il s'était réuni à Morand, l'ancien commandant de la Corse. Morand, qui n'avait avec lui que mille fantassins, quatre canons et un piquet de cavalerie, avait été attaqué à Luneburg par quatre mille hommes ; il avait été tué et sa troupe, réduite de moitié, avait dû capituler (2 avril). Davout avait repris Luneburg, nettoyé la rive droite de l'Elbe des partisans ennemis ; mais Wittgenstein, entrant en action avec le gros de son corps, avait menacé de tourner Magdeburg. Eugène avait fait face et livré combat à Mockern, après quoi, ne voulant pas engager une affaire générale, il s'était retiré. Malgré des épisodes isolés, souvent avantageux Pour les Français, tout le nord de la Westphalie était en butte aux partisans. Dörnberg, qui tenait sa revanche, passant et repassant l'Elbe, lançant ses cosaques à la volée, battu à chaque rencontre, mais remordant après chaque défaite, répandait partout ses émissaires, accréditait ses succès, provoquait la fermentation chez les étudiants, la désertion dans les troupes, la panique chez les Français. A Napoléonshôhe et à Cassel, des piquets entiers de garde désertaient avec armes et bagages.

Dans cette crise, Jérôme se montre à son avantage. On avait annoncé (29 mars) qu'il allait partir et déjà les Français s'apprêtaient à le précéder. La plupart mettaient leurs richesses en sûreté. Bon nombre d'employés se séparaient de leur famille et la renvoyaient en France ; même les membres du Corps diplomatique faisaient leurs malles. Jérôme ayant déclaré qu'il resterait, tout est à peu près rentré dans l'ordre. Il y avait, autour de Cassel, presque équipés, le 8e de ligne, le régiment des fusiliers de la reine, les 2e et 4e bataillons d'infanterie légère, les chevau-légers. de la garde et les deux régiments' de hussards. Le roi a envoyé à Heiligenstadt, pour garder les défilés du Harz, le général de Hammerstein, son premier aide de camp — promu par l'Empereur officier de la Légion le 7 mars — avec les fusiliers, le 4e Léger, les hussards et douze pièces de canon. De sa personne, il est allé le 4 avril à Gœttingue faire manœuvrer ces troupes. Bien qu'il n'eût guère d'illusion, il a eu le 11, à Napoléonshôhe, spectacle, souper et une cour nombreuse, mais le lendemain 12, apprenant que le duc de Valmy, envoyait quatre bataillons à Wetzlar sur les confins de la Westphalie et du grand-duché de Berg, il a prié Reinhard de demander au maréchal d'en envoyer deux autres à Marbourg. Il n'avait plus en effet à Cassel que cinq bataillons d'infanterie, sept cents chevaux et dix-huit pièces de canon et rien de cela n'était sûr. Mais Kellermann avait trop à faire dans le moment pour se démunir ; il ne répondit pas.

Sur la nouvelle officielle que l'Empereur arriverait le 15, à Mayence, la population civile s'est un peu calmée ; mais l'ennemi a continué d'avancer. Le 15, le général Wolff, capitaine des gardes, envoyé en reconnaissance à Nordhausen par le général de Hammerstein, a perdu un escadron tué ou pris et a fait sa retraite à grand'peine. Les fantassins désertaient par centaines, de Magdeburg et du camp de Cassel, comme de la division active. Les Cosaques ont passé l'Aller et sont venus insulter Hanovre. Le général Bourcier, qui y commande le grand dépôt de cavalerie, en prépare le départ. Le général Maurin évacué Celle. Le 16, Reinhard, surtout, dans la vue, dit-il, d'arrêter la désertion dans les troupes westphaliennes, a pris sur lui de renouveler sa requête au duc de Valmy et de lui demander deus bons bataillons de troupes françaises des anciens départements.

Jérôme, auquel il a fait part le 17 de sa démarche, a répondu d'abord qu'il n'a pas d'ordres à donner et qu'il ne peut avouer qu'il se défie de ses propres troupes ; mais, les nouvelles devenant plus mauvaises et Hammerstein annonçant qu'une de ses compagnies avait été enlevée, il s'est décidé à écrire lui-même au duc de Valmy pour lui demander de diriger sur Cassel six des bataillons qui étaient à Giessen (entre Wetzlar et Marbourg), car, disait-il, mes troupes sont toutes composées de recrues et je ne sais à quel point elles tiendraient si elles étaient seules. Il a rendu compte à l'Empereur dont il attendait l'arrivée à Mayence comme l'unique chance de salut qui restât, sinon pour lui, au moins pour sa capitale.

A Cassel, en effet, la panique était au comble. Tous ceux qui pouvaient se procurer des chevaux partaient ; c'était un roulement incessant de voitures : le peuple s'émouvait, les bruits les plus saugrenus avaient cours ; on prétendait que Napoléonshôhe était miné et allait sauter. Les habitants s'enfuyaient et répandaient la terreur dans la ville. Le roi lui-même pensait au départ.

Le 18, à deux heures du matin, on a appris enfin que l'Empereur était arrivé à Mayence, mais, en même temps, Hammerstein a fait savoir qu'il craignait d'être attaqué et d'être obligé de se retirer sur Witzenhausen, à huit lieues de Cassel. Il n'avait que les chevau-légers qui tinssent, les autres troupes restaient en arrière ou se débandaient. Jérôme a écrit au général français commandant à Giessen, et l'a invité à diriger sur Cassel, à marches forcées, six bataillons pleur couvrir ce point important pour toutes les opérations de l'Armée de l'Elbe et toutes les opérations de l'Empereur. Et il a ajouté : Je prends sur moi, vis-à-vis de Sa Majesté Impériale, toute la responsabilité qui pourrait peser sur vous. Je lui rends compte de l'ordre que je prends sur moi de vous donner. A deux heures, les nouvelles sont encore pires. Le colonel Mauvillon, commandant le département du Harz, accourt annoncer que Hammerstein a été tourné, que ses troupes ne tiennent pas, qu'il est en pleine retraite sur Witzenhausen, que, dans la nuit, l'ennemi sera vraisemblablement à cinq ou six lieues de Cassel. Sans vérifier, Jérôme, qui pense de plus en plus au départ, expédie à l'Empereur un nouveau courrier et demande à Reinhard d'envoyer M. de Malartic, secrétaire de la légation, d'abord à Giessen pour presser la marche des renforts, ensuite à Mayence pour rendre compte à l'Empereur. Quant à lui, il va faire un choix parmi les hommes qu'il croira le plus capables de se maintenir encore, et, à la dernière extrémité, il se retirera sur Marbourg, allant à la rencontre des troupes qui viendront de Giessen.

Jérôme, ayant pris la résolution de rester, montre dès lors, dit Reinhard, le plus noble courage. D'ailleurs, la terreur s'est calmée ; la nouvelle apportée par Mauvillon était fausse. Le général de Hammerstein n'avait pas quitté Heiligenstadt. L'Empereur a écrit le 18 une lettre annonçant qu'il a donné l'ordre au général Teste, commandant la i division du Ge corps, de se porter sur Marbourg. Cette division, il est vrai, n'a encore que deux bataillons, mais l'Empereur joindra quatre bataillons polonais du général Dombrowski. Seulement, les Polonais, ayant besoin de se remettre, ne viendront pas et les deux bataillons de Teste n'arriveront que le 21 au plus tôt :

Peu importe, l'Empereur a fait mieux ; dès qu'il a été informé (le 19 à deux heures après midi), il a donné ses ordres directement au duc d'Istrie : Il paraît, lui a-t-il écrit, qu'il n'y a là que des partisans, mais agissez de manière à dégager Cassel. Les mouvements de la Grande Armée ont déterminé Czernitcheff à se retirer ; Hammerstein, quittant sa‘ position de Heiligenstadt, où il n'a pas été attaqué, a chassé l'ennemi de Duderstadt et l'a rejeté sur Nordhausen. Tout danger a donc été écarté pour le moment, mais l'alerte a été chaude et Jérôme a sévi : il a destitué k colonel Mauvillon qui a apporté la fausse nouvelle ; il a destitué le capitaine de gendarmerie Caussidières qui a abandonné son poste ; il a fait arrêter les deux Bulow, l'un, le baron, préfet du Harz, l'autre, le comte, ancien ministre, mauvais homme, dangereux, intrigant et ennemi du système, dont on a saisi les papiers. Jérôme aurait été bien plus loin, s'il avait osé.

 

L'Empereur, qui était tenté de penser que ces ennemis si redoutables étaient des fantômes n'avait point pris en considération la bonne attitude que, somme toute, Jérôme avait gardée, prévenu qu'il était par Reinhard de chacune de ses défaillances. Seulement, il avait tiré occasion de cette alerte pour rappeler à son frère ses anciens conseils et se plaindre qu'ils n'eussent pas été suivis : Vous devez bien sentir dans ce moment, lui a-t-il écrit, ce que j'ai toujours senti pour vous, l'inconvénient de ne pas avoir à Cassel une garde de quatre mille Français, qu'il vous eût été si facile de former comme ont fait le roi d'Espagne et le roi de Naples. Il s'est attaché à cette idée, comme si les hommes eussent abondé tellement en France qu'il pût en détourner quelques milliers pour la garde d'un roi étranger. Profitez de cette circonstance, a-t-il écrit à Reinhard, pour faire comprendre au roi combien sa situation est fausse ; que si, dans ce moment, il avait une garde de six cents cavaliers français, de trois mille fantassins et une ou Lieux compagnies d'artillerie française, il serait maitre de son royaume et à l'abri de tout. Le roi d'Espagne et le roi de Naples n'y ont pas manqué. Moi-même, dans mou royaume d'Italie, j'ai eu une garde française jusqu'au moment où l'esprit de l'armée italienne est devenu si bon que cette précaution s'est trouvée inutile et d'ailleurs je ne demeurais pas dans le royaume. Le gouvernement du roi est contesté par les anciens souverains et même n'a jamais été reconnu par une des puissances prépondérantes, l'Angleterre. Comment, dans cette situation, n'avoir pas adopté le parti que je lui avais conseillé, et qui était si politique, de se composer une garde sûre et qui ne pût jamais le trahir ? Je pense que cela est facile à réparer aussitôt que faire se pourra, mais il y aura eu un temps précieux de perdu. Si cela avait été fait il y a trois ans, la garde westphalienne serait superbe au lieu qu'aujourd'hui elle ne pourra se composer que de conscrits...

L'Empereur calculait trop bien pour donner quatre mille Français sans rien recevoir en échange. S'il voulait pour son frère une garde qui, étant française et commandée par des Français, resterait toujours à sa disposition, s'il trouvait dans cette création des garanties de sécurité qui n'étaient pas discutables, — car, avant six mois, ce seront quelques escadrons de cette garde toute neuve qui sauveront à Jérôme l'honneur et la liberté, — il entendait prendre dans sa main, incorporer et disperser dans la Grande Armée les régiments westphaliens, qui, ainsi encadrés, feraient meilleure figure et rendraient plus de services que s'ils restaient réunis. Ce n'était pas que, malgré les exemples de York et de Tettenborn, il redoutait encore les défections en masse, mais il craignait les désertions individuelles. Il savait que Jérôme opposerait à un tel système toute la résistance possible, mais il déployait pour le réaliser une habileté incomparable.

Jérôme ne désirait rien tant que le voir, l'attendrir, se faire pardonner, obtenir un commandement, solliciter son agrément pour les projets qu'on lui avait mis en tête. L'Empereur le traînerait jusqu'à ce qu'il eût employé toute l'armée westphalienne et Jérôme jusque là n'oserait rien dire.

Ainsi, Jérôme a demandé à venir le voir à Erfurt ; il lui a répondu : Je vous verrai avec plaisir dès que votre présence ne sera plus nécessaire à Cassel. Je pense que, dans ce moment, il pourrait y avoir de l'inconvénient à ce que vous quittiez cette ville, mais, aussitôt que l'ennemi sera rejeté sur la rive droite de la Saale, et que la rive gauche sera entièrement libre de partis ennemis, je vous verrai avec grand plaisir[4].

Il a attiré à lui, pour la disperser dans les places de l'Elbe et dans le corps du duc de Bellune, la division active du général de Hammerstein, mais, en même temps, il a envoyé à Cassel le général Teste que sa division devait suivre et qui pourvoirait à la défense du royaume. C'est un bon officier, a-t-il écrit ; seulement ses troupes ne devaient arriver qu'en mai.

Vous pourrez, a-t-il dit à Jérôme, lui compléter une division avec vos troupes. Cela fait, il n'a eu garde d'enlever à Jérôme tout espoir qu'il lui confierait un commandement : Si vous n'êtes pas inquiété du côté de Weser, lui a-t-il écrit le 26, approchez-vous d'Artern, avec votre cavalerie, votre infanterie, votre artillerie et la division Teste... et commandez vous-même ce corps. C'était un moyen sans doute de pousser Jérôme aux derniers efforts ; mais il ne restait à Cassel que deux bataillons de la garde ; tout ce qui se trouvait de soldats dans le royaume (2e de ligne, 1er et 3e bataillons légers et 600 cuirassiers) eût formé à peine une brigade ; et avec quoi voulait-il que Jérôme composât un corps d'armée ? D'ailleurs, vu les circonstances présentes et la fermentation des esprits, il y aurait du danger, a écrit Jérôme ; à ce que je m'éloigne de ma capitale avec toutes mes troupes. Je pense que la sûreté de Cassel et de la plus grande partie du royaume serait très compromise si je n'étais à portée de donner, à chaque instant mes ordres.

Mais, comme il n'avait pas perdu de vue son but, il demandait à l'Empereur, s'il y avait bataille de ce côté-ci de l'Elbe, la permission d'y aller de sa personne, ce qui aurait beaucoup moins d'inconvénient, son absence ne devant être que de peu de jours. Refusé cela aussi, bien que Cassel ne fût guère loin de Lutzen.

Alors Jérôme, que la brutalité et la violence de Davout à Hanovre avaient exaspéré au point qu'il déclarât que de pareils procédés pourraient le conduire à prendre un parti extrême ; que le refus de l'Empereur de lui rendre sa division active, qui n'était nullement organisée pour aller bien loin, avait plongé dans une sorte de désespoir, s'était retiré à Napoléonshôhe dans un de ces accès de dégoût où, se livrant à l'apathie, il cherchait des distractions, écrit Reinhard, dans des plaisirs dont le secret n'est pas assez gardé pour ne pas faire une fâcheuse impression dans le public.

Au fait, était-ce sa faute ? On le forçait à rester oisif ; on brisait tous les ressorts qu'il avait lui-même préparés et qu'il pensait mettre en jeu. Dès lors il s'occupait comme il pouvait, il écrivait pour le Moniteur Westphalien des articles sur les actrices et sur l'opéra nouveau ; il avait chaque semaine, à Napoléonshôhe, un voyage, six personnes d'ordinaire, invitées du dimanche au dimanche ; les maris sans leurs femmes, les femmes sans leurs maris. Il avait ordonné un costume pour les hommes uniforme bleu brodé en argent, pantalon bleu, bottes à l'écuyère. Pour les femmes, l'uniforme était moins compliqué, mais plus seyant. Lever royal à dix heures, déjeuner à onze, promenade devant le château, dîner à six heures et demie, rien de recherché dans les plats ni les vins ; après dîner, whist ; à neuf heures petit concert ou spectacle ; à dix coucher. Les voyageurs s'amusaient entre eux, s'ils pouvaient. Ils voyaient, à peine le roi qui déjeunait et dînait avec la princesse de Löwenstein, — laquelle étant dans le huitième mois de sa grossesse avait cessé de paraître à la Cour. Cette dame, écrit Reinhard, par beaucoup d'esprit de conduite, s'est fait une existence à part qui ressemble un peu à celle d'une favorite en titre. Pour s'égayer, Jérôme faisait appeler certains soirs Mme Escalon qui suppléait la princesse, mais il manquait d'entrain.

 

Et revoici les Cosaques : vers le 10 mai, on a signalé des partis rôdant autour de Celle et l'on a annoncé un débarquement de neuf cents Anglais à Cuxhaven ; le 23, à Könnern, six lieues de Halle, le général Poinsot qui conduisait, de Hanovre à Leipzig, huit à neuf cents cavaliers, a été attaqué par un corps nombreux de hussards, de uhlans et de cosaques ; il a été fait prisonnier et sa colonne a été presque entièrement détruite ; le 29, à Halberstadt, un bataillon provisoire de six cents Français, escortant un parc de quatorze pièces et un grand convoi d'habillement destiné à la Grande Armée, a été enlevé par Czernitcheff, à la tête de trois mille Russes et Prussiens ; Czernitcheff est entré dans la ville, l'a bouleversée, a pillé les caisses, pris le général westphalien d'Ochs avec sa compagnie de gendarmerie, et a paru s'établir en force.

Or, cette fameuse division Teste qui devait se réunir à Cassel pour la défense du royaume, qui devait se composer de seize bataillons, et qui n'en avait jamais eu que quatre (2.500 hommes), avait reçu de l'Empereur l'ordre de quitter Cassel, et elle était en route. Des vagues troupes nationales qui se trouvaient encore dans le royaume (2e de ligne, ar et 3e légers), le général Allix, récemment nommé gouverneur de Cassel, avait formé un petit corps qu'il avait envoyé garder les délités du Harz, sous le commandement de Hammerstein, revenu de la Grande Armée après l'émiettement de sa division. Cassel n'avait pour défenseurs que les gardes du Corps (200 hommes) et les deux bataillons de grenadiers et chasseurs de la garde (600 hommes).

Pendant que Teste, à peine convalescent d'une grave maladie, courait, avec cinq cents cuirassiers que le roi lui avait fournis, sur les traces de ses quatre bataillons, Jérôme avait pris sur lui de demander au général Dombrowski, qui était à Hersfeld avec ses Polonais, de lui envoyer cieux bataillons : seulement, ayant l'expérience que ses requêtes étaient plutôt mal accueillies, c'était un ordre qu'il avait donné : D'après les instructions que j'ai reçues de S. M. l'Empereur, avait-il écrit, et il avait ajouté : Je désire que de votre personne, vous passiez par Cassel pour que je puisse vous donner les instructions convenables aux circonstances... Les Polonais ont obéi et sont venus à Cassel ; Teste, qui a rejoint ses quatre bataillons, est rentré au même moment dans Halberstadt, que Czernitcheff, point si sot que d'attendre les Français, a évacué pour se porter, par Halle, sur Leipzig où se trouvait le corps en formation du duc de Padoue.

L'alerte était donc passée ; elle pouvait même servir d'argument à Jérôme auquel, le 30 mai, l'Empereur avait demandé d'envoyer à Dresde le reste de son contingent, qu'il comptait (7 juin) incorporer dans le 11e Corps. Elle lui permettait de dire véridiquement qu'il était désolant de voir son pays ravagé et parcouru en tous sens par des partis ennemis, pendant que cinq de ses bataillons et huit de ses escadrons étaient à garder la capitale du roi de Saxe ; elle lui permettait d'écrire, comme il faisait le 4 juin : Si l'Empereur ordonne que le peu de troupes que j'ai encore avec moi soit mis en marche, je remplirai ses intentions, mais alors, je vous le demande, qui gardera la Westphalie et même la capitale ? Mais Jérôme avait trop pris ses avantages et il avait oublié l'imprudence qu'il avait commise en usurpant le nom de l'Empereur. Il n'avait eu garde d'en rendre compte, mais Dombrowski en avait fait son rapport.

L'Empereur y a vu un attentat contre lui-même, une entreprise sur son autorité et, le 10 juin, il a écrit à Jérôme une terrible lettre : Je vois avec le plus grand étonnement, dans une lettre que vous écrivez au général Dombrowski, pour changer la marche de ce général, que vous disiez que c'est par mon ordre et d'après mes instructions et qu'ainsi vous manquiez à vous et à moi. Cette conduite, que je ne veux pas caractériser, a trop d'inconvénients pour que je la souffre. La première fois que vous vous permettrez une telle supposition, je mettrai à l'ordre du jour de l'Armée que l'on ne doit faire aucune attention à ce que vous écrivez. Ce n'est pas que je ne trouve naturel que, dans les circonstances, comme vous l'avez fait avec le général Teste, vous priiez les commandants de changer de route, mais, ce qui est contre le bien et l'honneur de mon service, c'est que vous disiez que c'est en mon nom et que, par là vous annuliez mes ordres, Avec cette méthode vous pourriez déranger la marche de rues armées. C'est un véritable faux que tout autre ne se permettrait pas.

Jérôme, avec son inconscience et sa légèreté habituelles, avait cru prendre le bon moyen d'être secouru et avait couru au plus pressé : Je me déterminai, écrit à l'Empereur, à prescrire au général Dombrowski au nom de Votre Majesté, car sans cela il n'eût pas obéi. Et cette phrase suffisait à le condamner. Mais, ensuite, il développait les conséquences, il noyait la forme qui lui était seule reprochée dans le fond qui le justifiait ; il faisait son acte de contrition : Je prie Votre Majesté d'être convaincue qu'à l'avenir je m'abstiendrai de tout ordre semblable, mais il laissait sentir à l'Empereur, non sans une certaine ironie, qu'il appartenait de le protéger à ceux qui l'avaient démuni de tous ses soldats.

Et l'Empereur qui ne s'était peut-être autant courroucé que pour dissimuler la mauvaise humeur qu'il avait prise en constatant que les Cosaques n'étaient pas des fantômes, est revenu sur la dureté de sa première lettre, au point de presque s'excuser : Je ne trouve pas mauvais, il s'en faut, a-t-il écrit, que, dans les circonstances où vous vous trouviez, vous ayez écrit au général Dombrowski et l'ayez détourné de sa route. Vous l'avez fait pour le général Teste et je l'ai trouvé fort bien, et je le trouverai bien également dans toutes les circonstances, puisque vous agissez en connaissance de cause, mais, dans aucun cas, je ne saurais trouver bien que vous avez donné un ordre en mon nom. Et pour achever d'adoucir l'excessif du reproche, il a consenti à la fin que Jérôme vînt le trouver à Dresde.

 

Cependant, a-t-il dit, pour éviter tout cérémonial à la cour de Saxe, il faut y venir incognito. Cela ne fait pas l'affaire de Jérôme qui, d'Halberstadt où il est venu en tournée d'inspection, répond le 19 qu'il envoie en avant son maréchal de la Cour qui s'entendra avec le duc de Vicence sur tout ce qu'il aura à faire en arrivant et qui, en informant le roi de Saxe de sa prochaine venue le priera de vouloir bien permettre qu'il garde l'incognito jusqu'à Dresde. Moins Jérôme est roi, plus il exige d'honneurs et moins il badine sur l'étiquette. Ayant, tant fait que d'accorder l'entrevue, l'Empereur passe sur les formes.

 

Donc, le 21, à onze heures du soir, Jérôme arrive et il vient directement chez l'Empereur qui est déjà endormi et qu'on ne réveille pas ; le 22, à neuf heures du matin, il est enfin reçu et, dès lors, il se trouve, durant une semaine, associé à cette vie de cour qui, au lendemain de batailles heureuses, mais non décisives, à la veille de la défection de l'Autriche et durant que, de tous côtés, le cercle des ennemis se resserre, s'agite dans cette ville heureuse, si jolie, si joyeuse, presque italienne par ses palais et par la bonne humeur de son peuple, presque suisse par la splendeur des paysages et par l'agrément de son site, ville où nul n'a passé sans en garder un souvenir presque attendri et où il semblait jadis aux Français qu'ils retrouvaient un peu de la patrie. Princes et, princesses à l'infini, tous Saxons, il est vrai : Auguste, Antoine, Frédéric, Maximilien, Clément, Amélie, Marie-Amie, Thérèse, Marie, Elisabeth, mais qui, agrémentés de quelque Weimar et de quelque Darmstadt venus sur le tard, donnent l'illusion, combien vaine ! qu'on est retourné d'une année en arrière, que, comme l'an passé, les empereurs et les rois vont affluer, s'empressant à ramasser un regard, à mendier une parole, à s'enorgueillir d'une bourrade. De nouveau, en effet, voici M. de Metternich, mais c'est un autre Metternich que celui qui, aux Tuileries, se gorgeait de pierreries et que Napoléon, l'ayant si chèrement pavé, croyait avoir acheté. Napoléon a-t-il hésité à employer les grands moyens, ou bien, comme l'a dit Fouché, a-t-il été mal servi par Bassano qui n'a pas osé offrir la grosse somme, répugnant à traiter un prince d'empire comme un, valet ? Metternich est-il encore achetable par Napoléon ? Certes, jadis, il a pris l'argent ; il le prendrait encore, mais sans rien livrer en échange. Ce n'est pas seulement l'archiduchesse prostituée au Corse, l'Autriche trois fois humiliée, l'empire germanique aboli qu'il venge d'un seul coup, c'est la France révolutionnaire qu'il écrase et c'est sa caste qu'il restaure. Alors, c'est cette scène avec l'Empereur, ces huit heures de colloque tête à tête, avec le roi de Saxe attendant dans le premier salon.

De la politique, de la défection autrichienne, l'Empereur parle peu à son frère, qui paraît se renseigner surtout près de Fouché. Comme un courtisan, Jérôme accueille et enregistre des bruits ; fort petit garçon devant le maître, attendant au salon de service durant qu'il déjeune, transporté d'être invité, lorsqu'il dîne tête à tête avec le prince de Neuchâtel, de le suivre au spectacle où la Comédie-Française appelée de Paris joue Les Héritiers ou La Jeunesse de Henri V.

Bien plus que Jérôme, Metternich occupe l'Empereur. Néanmoins, Napoléon sauve son frère de la plus lourde faute qu'il puisse commettre en lui interdisant, sous peine d'une rupture entière, de répudier la reine et d'épouser la princesse de Li5wenstein. Libre à lui d'imposer tel nom qu'il lui plaira, même le nom de ce château de Schönfeld où, l'aimée précédente, il célébrait par une fête prestigieuse l'anniversaire de son mariage, à l'enfant que va lui donner la favorite, à cette Pauline qui, soixante, années plus tard, mourra en odeur de sainteté, au couvent des Oiseaux, sous le nom de mère Marie de la Croix, mais, au divorce, l'Empereur met son veto, et, tout enflammé qu'il est, Jérôme se soumet. De même subit-il la garde française. L'Empereur impose cette mesure qui lui paraît indispensable, car, dit-il, le roi n'a personne autour de lui et son pays peut être agité de manière qu'il ne s'y trouve pas en sûreté.

Pour le reste, rien, point de commandement, point d'armée westphalienne, des promesses de secours, mais tout cela rapidement et à la volée. Il a autre chose à penser que la Westphalie quand, le 1er juillet, après le lever, il congédie son frère qui, dépité, retourne dans ses États — les États de Czernitcheff plutôt.

***

La veille, le 30, de deux heures et demie à six heures et demie, l'Empereur a eu avec Metternich un dernier entretien qui ne lui a guère laissé de doutes sur les dispositions de l'Autriche. Pour essayer encore de la retenir, il a accepté sa médiation pour la paix générale ou continentale. Un congrès se réunira à Prague sous cette médiation et l'Empereur a consenti que les délégués des insurgés espagnols y parussent. A sept heures, il est monté à cheval, a fait le tour de la ville au galop, comme si, par la violence de l'exercice, il voulait s'empêcher de penser. A neuf heures, il est rentré pour dîner.

Le 1er, au matin, par des lettres du général Foy et du général Lhuillier en date du 22 juin, que Clarke a transmises de Paris, le 27 à deux heures du matin, il apprend que le 21, l'armée commandée par Joseph a été battue par les Anglais à Vitoria, presque à la frontière, qu'elle a perdu ses canons et ses bagages, qu'on ne sait trop ce qu'est devenu le roi, pourtant que certaines divisions tiennent bon, que les soldats se sont bien battus, qu'ils paraissent disposés à se battre encore, mais que le temps presse. Pas de détails : rien de Joseph, rien de Jourdan. Joseph s'est donné garde d'écrire, même au ministre de la Guerre avec lequel il est en froid. Il est vrai qu'il a trouvé le loisir d'écrire à sa femme pour lui demander de l'argent dont il a besoin et lui annoncer qu'il viendra à Mortefontaine en droiture. Quant à l'armée, qu'elle se débrouille ! lui n'en prend nul souci. A présent qu'il a perdu la partie, par la faute de tout le monde hors la sienne, il se lève du jeu et s'en va revoir ses terres de France : preuve surérogatoire de sa modestie et de son abnégation dont il ne manquera point de tirer gloire dans ses apologies.

 

Au surplus, depuis le début de cette fatale année 1813, Joseph a donné la mesure exacte de son caractère et de ses talents et si, à Paris, il eût pu nuire à la dynastie et offusquer la Régente, le mal qu'en Espagne il a fait à la France et à l'Empereur a été incalculable.

Il était rentré à Madrid le 3 décembre 1812, après cette piteuse campagne dont il continuait à jeter l'insuccès sur le duc de Dalmatie. Il était déterminé à rester à Madrid, quelles que fussent les raisons stratégiques qui dussent l'appeler ailleurs, d'abord, a dit un de ses courtisans, parce qu'il était persuadé que le siège de son gouvernement, maintenu dans la capitale, lui assurait toujours une influence politique qu'il devait ménager ; ensuite, parce que, dans cette ville attristée, dans ce palais désert, malgré l'abandon des courtisans, la misère des fonctionnaires, l'indiscipline des troupes, l'épuisement des finances, il trouvait quand même son plaisir à jouer au roi ; enfin, ajoutait-on à mi-voix, parce que la capitale, si vide fût-elle, lui offrait encore des agréments que la guerre la plus paresseusement menée ne lui permettrait pas de rencontrer tous les soirs. Comme roi catholique, il continuait en effet à porter ses hommages à la marquise de Monte-Hermoso, mais, comme prince français, il ne laissait pas de trouver des agréments à la conversation d'une jeune Française, femme d'un administrateur des vivres.

Ces distractions avaient pour effet de le rendre indifférent au moins à la misère des armées, auxquelles le Trésor impérial devait, le ter janvier 1813, cinquante-trois millions d'arriéré de solde et pour lesquelles Clarke essayait, à ce moment même, d'obtenir un acompte de 12.600.000 francs que Mollien disputait en désespéré. Sans s'inquiéter un instant des officiers et des soldats dont la détresse faisait peine, le roi avait pris un arrêté fixant les arrondissements que les armées françaises devraient occuper, et, dans chacun, il remettait à un préfet espagnol, aux ordres de son gouvernement, la levée des contributions et leur répartition, suivant les budgets qu'il devait arrêter lui-même et qui devaient comprendre exclusivement les dépenses relatives aux subsistances, aux hôpitaux, aux transports militaires, à l'artillerie et au génie, le surplus des fonds devant être versé à la caisse royale. Les généraux en chef avaient protesté et, de leur autorité, avaient rétabli l'administration militaire française, demandant qu'au moins un tel règlement, en contradiction formelle avec les ordres de l'Empereur, fût mis sous ses yeux et reçût son approbation.

Joseph en avait pris encore plus d'humeur contre les Français ; le 6 janvier, il avait reçu à Madrid le Vingt-neuvième Bulletin qui annonçait pour l'avenir d'insurmontables difficultés. Les Français avaient été atterrés du désastre de leurs frères d'armes, les Espagnols s'étaient convaincus de la chute prochaine du système ; Joseph n'avait en rien modifié ses plans, n'avait pas même compris que, l'Empereur étant obligé de réserver toutes ses ressources pour la campagne prochaine, la nécessité s'imposait de concentrer l'armée et de prendre une position militaire ; seulement son caractère s'était aigri au point de se rendre insoutenable à ceux qui l'entouraient.

Joseph n'avait jamais souffert de personne la contradiction, et ses colères étaient redoutables. Mais, dans la vie courante, il était jusque-là facile, et, pour s'éviter la fatigue de penser, il suivait volontiers les avis, surtout de ceux qui, ayant lié leur fortune à la sienne, s'étant compromis par des actes qui avaient déplu à l'Empereur, lui paraissaient ses créatures et ne pouvaient, à son compte, trouver à vivre sans lui : tels Miot qu'il avait fait surintendant de sa maison, Faipoult qu'il avait nommé directeur du Trésor, Jourdan surtout. Or, au début de 1813, Jourdan, sous prétexte de maladie, a remis de sa propre autorité ses fonctions de chef d'État-Major général au général Daultanne ; Miot a quitté spontanément la place de surintendant général ; le peu de gens qui restent aspirent à partir. Quiconque approche Joseph subit des scènes qui n'encouragent point à le servir, dans un moment oh le dévouement est assurément désintéressé. Avec Soult, la guerre de plume continue, mais au ton qu'a pris Joseph, on doit penser qu'il ne souffrira plus aucune contradiction : On dirait, à la marche que l'on suit à l'Armée du Midi, lui a-t-il écrit le 20 décembre, que vous ne connaissez pas mon autorité sur toutes les branches du service des armées françaises en Espagne et que je n'en suis pas réellement le général en chef. On ne rend pas les comptes que' l'on me doit, ni aux officiers commandant en chef le génie, l'artillerie, ni à l'ordonnateur, faisant fonction d'intendant général, que j'ai cru devoir placer près de moi, non pour la forme, mais pour les besoins réels du service... Une telle conduite peut compromettre les armées françaises. Il est dans ma volonté que vous fassiez connaître mon autorité dans toute son étendue. C'est à vous de juger si, en cherchant à y mettre des limites, vous voulez vous charger de la responsabilité des événements...

De cette soumission exigée à un règlement que l'Empereur n'a pas approuvé et qui bouleverse l'organisation particulière de chacune des armées telle qu'elle a été réglée par l'Empereur, Joseph est passé à la prétention d'empêcher les généraux en chef, et Soult en particulier, de correspondre avec le ministre de la Guerre et de lui adresser des rapports. Il s'en est pris en même temps à Clarke : Si les agents que le maréchal envoie fréquemment à Paris n'étaient pas accueillis, lui a-t-il écrit, et si Votre Excellence signifiait au duc de Dalmatie que l'Empereur ne m'a pas conféré ce commandement pour la forme et que c'est à moi qu'il doit adresser ses rapports puisqu'il est sous mes ordres, sans doute il finirait par reconnaître mon autorité et par obéir, et je n'éprouverais pas les difficultés qu'il m'oppose à chaque instant.

A l'Empereur dont il n'avait pas eu de nouvelles ; depuis son départ de Paris, il a écrit le 22 décembre : Il m'est de toute impossibilité de servir avec M. le duc de Dalmatie ; il ne voit que l'Andalousie, il est habitué au commandement absolu ; je dis plus : il a aussi peu de véritable décision à la guerre que de bonne foi dans le reste de sa conduite. Si j'avais eu la persévérance de le renvoyer en France, lorsqu'il eut le front de se présenter devant moi dans le royaume de Valence, il est probable que Wellington aurait laissé aux Arapiles la moitié de son monde. Si le colonel Desprès est arrivé près de Votre Majesté, je ne dois rien ajouter sur cet article parce que Votre Majesté connaît déjà les raisons qui ne me permettent pas d'avoir aucun rapport avec cet officiel.

Le 8 janvier, ayant depuis l'avant-veille le Vingt-neuvième Bulletin et jugeant que l'Empereur s'était rapproché de la France, il lui a écrit pour le prier de trouver bon qu'il se rendit auprès de lui, ne fût-ce que pour vingt-quatre heures ; et, ce n'était pas pour lui parler des désastres de Russie ou de la défense nationale et des sacrifices qu'elle devait imposer à lui, roi d'Espagne, c'était pour lui parler de Soult. Si Votre Majesté est encore loin de la France, ajoutait-il, je ne puis que lui répéter le contenu de mes dépêches dont ont été porteurs MM. le colonel Desprès et le général Barrois : 1° l'impossibilité absolue où je suis d'avoir des rapports avec M. le duc de Dalmatie ; je demande son remplacement ; 2° les secours que Votre Majesté Impériale peut nous faire passer en argent et en munitions ; 3° ses ordres pour la campagne prochaine.

Ainsi, l'objet principal, unique peut-on dire, de ses inquiétudes, c'était Soult. Il faisait passer le rappel de Soult même avant les secours d'argent, qui lui tenaient si fort au cœur. Quant à un plan pour la campagne prochaine, il y tenait peu. Il savait à merveille, par les rapports du général commandant en chef l'Armée du Nord, que les circonstances exigeaient impérieusement que, dans cette partie, toutes les troupes disponibles fussent immédiatement dirigées pour mener des opérations rapides et combinées et il était de plus en plus ferme sur la résolution de rester de sa personne à Madrid et d'y maintenir la plus grande partie des armées.

Avec Clarke, la polémique s'était élevée. Se conformant aux ordres de l'Empereur, Clarke avait traité légèrement l'intrigue de Soult et avait engagé Joseph à la patience. A la distance où l'Empereur se trouve de la capitale, avait-il écrit, il est des choses sur lesquelles la politique force à fermer les yeux, au moins momentanément. Si la conduite du duc de Dalmatie est équivoque et cauteleuse, si ses démarches présentent le même aspect que celles qu'il parait avoir faites et qui ont précédé l'abandon du Portugal après la prise d'Oporto, il viendra un moment où l'Empereur pourra l'en punir s'il le juge convenable. Et peut-être est-il moins dangereux où il est qu'il ne le serait ici où quelques factieux ont pu, du sein même des prisons qui les renfermaient, méditer en l'absence de l'Empereur, une révolution contre l'Empereur et sa dynastie et presque l'exécuter les 2 et 3 octobre dernier. Je pense donc, Sire, qu'il est prudent de ne pas pousser à bout le due de Dalmatie, tout en contrariant sous main les démarches ambitieuses qu'il pourrait tenter et s'assurant de la fidélité des principaux officiers de l'Armée du Midi envers l'Empereur et même de ceux des Espagnols qu'il traine à sa suite. L'arme du ridicule, qu'il est facile de manier en cette occasion, suffira, ce me semble, pour déjouer ses funestes projets, s'ils existent, et le ramener à son devoir, sauf à faire prendre par la suite des précautions pour qu'il ne s'en écarte jamais. Telle était bien la façon dont Napoléon eût, après l'affaire Malot, envisagé la question et il l'avait traitée, encore bien plus légèrement lorsqu'il avait comparé, devant le colonel Desprès, les torts réciproques de Joseph et de Soult : mais le roi n'agréait pas plus les arguments tirés des intérêts dynastiques et des dangers que Soult leur ferait courir qu'il n'admettait qu'on tardât à exécuter ses ordres.

De plus, Clarke s'était permis de trouver mauvais que le roi eût, de son chef, destitué et remplacé le général Souham pourvu de lettres de service du ministre de la Guerre. Il faut, avait écrit, Clarke, que de puissants motifs aient déterminé Votre Majesté à déplacer un officier général français, appelé, par l'ordre d'un ministre de l'Empereur, au commandement d'une de ses armées. Elle est priée de me faire connaitre les plaintes qu'elle a reçues sur le général Souham, car, s'il était permis de penser qu'en désignant le comte d'Erlon, elle n'a écouté qu'un sentiment de préférence pour cet officier général, il serait de mon devoir de représenter à Votre Majesté que cet acte d'autorité aurait excédé les bornes de celle que lui a donnée sur l'armée française en Espagne le titre de général en chef. Et, du même coup, il avait informé le roi que l'Empereur ayant, de son propre mouvement, nommé le général Reille au commandement de l'Armée de Portugal, le comte d'Erlon devait remettre un commandement dont l'Empereur avait disposé en faveur d'un officier de son choix.

Joseph ainsi se trouvait doublement mortifié, et sa colère en était redoublée. Négligeant l'article de Soult, sur lequel il sentait que, avec le ministre de la Guerre, il n'aurait pas raison, il s'étendait sur l'article de Souham, discutait les lettres de service comme le mérite de ce général et l'appréciation que Clarke en avait faite, et puis il ajoutait : Je vous déclare qu'après avoir ordonné les mouvements de la Castille et de l'Andalousie, de Valence et du Tage, après avoir abandonné ma capitale, chassé les Anglais par l'effet de la réunion des, armées sans l'ordre d'aucun ministre, il ne me serait pas venu dans la tête que je dusse hésiter dans un arrangement de détail dont pouvait cependant dépendre le sort de l'armée. Mes instructions, monsieur le duc, sont de faire pour le mieux ; lorsque j'en aurai d'autres, je les suivrai. Je n'ai jamais eu besoin d'apprendre ce que je devais à un ministre de l'Empereur, mais j'avais lieu d'espérer que vous, monsieur le due, vous n'auriez pas oublié ce que vous me devez.

A tel point sa vanité était montée qu'il se tenait pour un grand général, que les déplorables retraites imposées par les événements lui paraissaient des mouvements stratégiques qu'il avait ordonnés, que sa ridicule campagne prenait à ses yeux des airs triomphaux, et que la contradiction du ministre lui devenait une insulte dont il était justement offensé.

 

Telle était donc la situation lorsqu'il avait appris, d'une façon certaine, l'arrivée de l'Empereur à Paris. Il s'était empressé, le 1er février, d'appeler de Clarke à Napoléon : surtout, il entendait être délivré de Soult ; il était résolu à le renvoyer en France ; il voulait aller à Paris de sa personne pour apprendre à l'Empereur bien des choses qui le détermineraient à des réflexions qui tourneraient à sa gloire et au bonheur de son empire. Il requérait contre Soult, cet homme méprisable, cet homme pervers, qui devait être venu à bout de faire parvenir au duc de Feltre le duplicata de la lettre infinie dont le colonel Desprès avait été porteur. Il plaidait pour lui-même, il expliquait, en intervertissant les dates et en travestissant les faits, pourquoi il avait nommé d'Erlon à l'Armée de Portugal ; pourquoi il avait donné le commandement général à Soult, un homme d'aussi mauvaise foi, sur l'honneur duquel on ne pouvait compter, qui n'avait pas de vrai courage lorsqu'il fallait attaquer l'ennemi, et il concluait par ces accusations dont sa haine contre Soult ne pouvait excuser la gravité, puisqu'en même temps, il n'apportait aucune preuve. Le duc de Dalmatie, Sire, a beaucoup de talents, pour fasciner les yeux des gens qui le voient agir loin de l'ennemi ; il a beaucoup de mouvement dans la tête, beaucoup de fertilité pour l'intrigue ; c'est un homme dangereux, c'est un homme qui, dans des événements donnés, monterait à l'échafaud croyant sincèrement monter au trône, parce qu'il n'a aucune détermination dans un moment décisif, mais il a tout ce qu'il faut pour agiter, pour tout brouiller. Sire, je vous écris ici pour l'intérêt de votre dynastie comme je vous parlerais. Le duc de Dalmatie est un homme dangereux ; je suis même tenté de soupçonner aujourd'hui que, dans la lettre qu'il a écrite au ministre de la Guerre le 12 août et que j'ai envoyée à Votre Majesté par le colonel Desprès, il y avait des motifs plus coupables et plus profonds encore que je ne pensais alors. Je crus alors que, se sentant coupable de désobéissance pour n'être pas venu au secours du Nord, il n'avait inventé son infâme lettre que pour se rendre excusable par ces motifs : il ne s'était pas pressé d'obéir parce qu'il doutait des intentions de celui qui lui avait donné l'ordre ! Aujourd'hui, Sire, que les événements survenus à Paris éveillent tous les soupçons, ne serait-il pas possible de penser qu'il travaillait dans le même sens ? Le bruit de votre mort a été souvent semé à Cadix et dans les camps de l'insurrection espagnole ; la tête du duc de Dalmatie s'exalte facilement et facilement son aine s'ouvre, même à la guerre, aux projets les plus chimériques ; n'aurait-il pas voulu d'avance détruire en moi l'homme qui, dans le plus funeste des événements, doit couvrir de son corps votre fils, mourir avant lui ou le porter sur son trône et perpétuer votre nom et votre ouvrage en combattant les factieux de toutes les classes ? Et, dans le fait, pourquoi le duc de Dalmatie n'aurait-il pas écrit directement à Votre Majesté dans un cas aussi extraordinaire ? Pourquoi pas chargé un officier d'une lettre aussi importante ? Pourquoi en a-t-il envoyé plusieurs copies ? Pourquoi a-t-il mis dans la confidence six généraux ?...

Ainsi, pour se défaire de Soult, mentor gênant, critique redoutable et, à l'occasion, successeur désigné, il n'hésitait pas à l'accuser de complicité avec Malet. Par là il visait son frère au point qu'il savait le plus sensible, l'intérêt dynastique, et il mettait sa signature royale au bas d'un rapport que le plus bas policier n'eût point endossé. Seulement, s'il était en vendetta contre Soult, il n'avait point jugé à propos de le lui déclarer : car, l'Empereur ayant rappelé le duc de Dalmatie, pour de tout autres motifs que ceux allégués par Joseph, lorsque le maréchal passa le 2 mars à Madrid, suivi d'un grand nombre de fourgons portant des objets précieux qu'il rapportait d'Andalousie, le roi lui lit bonne mine et presque accueil.

Cette querelle contre Soult et subsidiairement avec Clarke avait absorbé entièrement le roi : de plan de campagne, de projets d'opérations, il n'en avait pas d'autres que de conserver son quartier général dans la Castille, c'est-à-dire de continuer à résider à Madrid. Depuis le 23 décembre, il s'était endormi sur la conception que voici : Sans négliger les principaux points de la côte et les plus rapprochés des frontières de France, avait-il écrit alors, on doit réunir autant que possible les troupes au centre de l'Espagne et les tenir prêtes à se porter partout où leur présence sera nécessaire. Conséquence : Il a renoncé, quant à présent, au projet de secourir l'Armée de Valence et à celui de porter du secours dans le Nord, en même temps qu'il s'est tenu prêt à marcher à la rencontre de l'armée anglaise. Les communications étaient presque interrompues avec la France ; il fallait un régiment pour escorter une lettre, encore, souvent, la lettre n'arrivait pas ; les rapports de Reille, que le roi avait en mains depuis le 22 décembre, ne pouvaient lui laisser aucun doute sur la situation déplorable des provinces du Nord, — sur la nécessité d'y envoyer des renforts et, tout le moins, de s'en rapprocher ; mais Joseph avait interdit qu'on bougeât un homme, le général Caffarelli ne lui ayant adressé aucun rapport et ne lui ayant point fait demander du secours, il a dû supposer qu'il était en état de tout réparer.

Quel but poursuivait-il ? Punir Caffarelli de ne point s'être rangé à ses ordres, quitte à sacrifier, pour cette misérable vengeance, des milliers de Français et à compromettre Farinée tout entière, ou bien s'isoler de plus en plus au milieu de la Péninsule, loin des ordres de Paris, pour faire à sa tête, éviter les instructions qui contredisaient ses plans et jouer au maitre ? D'autres hypothèses plus graves se lèvent dans l'esprit que Joseph n'eût point hésité à formuler, mais qu'on ne saurait jusqu'ici appuyer de preuves. On ne peut se dissimuler, a écrit Jourdan avec son habituelle mansuétude pour Joseph, qu'il n'aurait pas dû attendre les ordres de Paris pour rétablir les communications et connaitre l'état des affaires dans le Nord. S'il eût transféré son quartier général à Valladolid et fait refluer des troupes vers ces provinces dès le mois de janvier, on aurait pu disperser avant l'ouverture de la campagne les bandes qui les désolaient[5].

 

Joseph n'avait point prévenu les ordres de Paris, mais ces ordres, en date du 4 janvier, lorsqu'ils étaient arrivés à Madrid, après quarante jours de route, le 14 février, avaient-ils du moins été exécutés ? Certes, Joseph s'était réjoui d'être confirmé dans son commandement en chef, d'être débarrassé de Soult et de Caffarelli, mais il s'était bien donné garde de réfléchir à la situation générale de l'Empire, à sa propre situation qui en était la conséquence ; on dirait qu'il force d'avoir été comblé par une fortune dont il n'a mérité par nul effort les extraordinaires faveurs, cet homme vit dans l'irréel ; il est incapable d'imaginer que cela peut ne pas durer toujours, que son frère peut être malheureux, qu'il peut être matériellement empêché de le tirer de presse, de lui fournir des hommes, des chevaux, de l'argent ; Napoléon, qui a été doté d'une baguette de magicien, doit remettre toutes choses en état, n'a qu'à frapper pour trouver ce qu'il faut et pour accomplir ce qui convient. Cette conception est enfantine ; elle diffère tellement des imaginations normales des adultes qu'elle semble incroyable ; seule pourtant, elle explique la conduite de Joseph.

Si, jusqu'ici, il pouvait alléguer un plan militaire, si inepte fût-il, différent de celui de Jourdan, il ne pouvait plus, à présent, prétendre qu'il ignorât les intentions de l'Empereur ; sans doute Clarke les avait édulcorées, mais c'est qu'il ne se souciait pas que le frère de Sa Majesté Impériale déclarât de nouveau qu'on lui, avait manqué et qu'il craignait justement d'avoir à porter la peine de tels reproches ; mais enfin l'ordre était là L'Empereur commandait que Joseph portât immédiatement son quartier général à Valladolid, évacuât la Castille, concentrât l'armée en pourvoyant avant tout à la sûreté du Nord.

Par chaque courrier, désormais, les ordres sont renouvelés et précisés. L'Empereur, impatient d'être obéi, accable Clarke de ses lettres. Donnez ordre sur ordre au roi d'Espagne de revenir à Valladolid, écrit-il le 24 janvier. Réitérez les ordres au roi d'Espagne de porter son quartier général à Valladolid, de n'occuper Madrid que par l'extrémité de la ligne et de faire refluer des forces considérables dans le Nord et en Aragon afin de soumettre le nord de l'Espagne, écrit-il le 18 janvier ; pareilles injonctions le 3 et le 7 février ; le 10, il écrit : Il est convenable que vous fassiez connaître au roi d'Espagne, en chiffres et par quadruplicata, que je vois avec la plus grande peine qu'il ait perdu deux mois aussi importants que décembre et janvier où les Anglais étaient dans l'impossibilité de rien faire et qu'il n'ait pas profité de cette circonstance pour pacifier la Navarre, la Biscaye et l'Aragon.... Comment n'a-t-il pas maintenu ses communications et comment, après avoir eu connais-sauce du Vingt-neuvième Bulletin, n'a-t-il pas senti la nécessité d'être promptement en communication avec la France ? Il n'y a pas un moment à perdre : Que le roi se rende à Valladolid en faisant occuper Madrid et Valence par son extrême gauche. Écrivez-lui que le temps perdu est irrémédiable, que les affaires tourneront mal si, promptement, il ne met pas plus d'activité et de mouvement dans la direction des affaires. Et il revient sur son idée, il la reprend, il la commente, tant il sent la nécessité et l'urgence de ramener l'armée vers les frontières.

En deux mois et demi les ordres ont été réitérés au moins dix fois à Joseph, autant de fois à Jourdan. A la fin l'Empereur, sachant que Joseph n'a rien fait pour secourir Clausel dont, le 14 janvier, il lui a annoncé la nomination à l'Armée du Nord, se détermine à expédier directement à Reille l'ordre de mettre une de ses divisions à la disposition de son collègue.

 

Joseph a reçu le 14 février — il faut admettre cette date, si tardive qu'elle paraisse — l'ordre de porter son quartier général à Valladolid. Il a annoncé le 23 qu'il allait obéir, et que, de sa personne, il quitterait Madrid le 1er mars. Le 2 mars, de Madrid qu'il n'a point quitté, se prévalant de l'autorité militaire de Soult qu'il venait de recevoir ce Soult dangereux, infâme, sur l'honneur duquel on ne pouvait compter, il écrit à l'Empereur pour protester contre l'évacuation qu'on lui impose de sa capitale : M. le duc de Dalmatie pense que si je quitte Madrid de ma personne, je porte un coup fatal à l'opinion ; que l'ennemi n'est pas en état d'entrer en opération avant six semaines ; que les Armées du Midi et du Portugal pourraient arrêter l'ennemi en se réunissant dans la province d'Avila et ayant derrière elles l'Armée du Centre en réserve. Il est certain que le jour où j'aurai quitté Madrid spontanément, j'aurai renoncé à l'Espagne et que l'opinion, encore flottante, se tournera tout entière contre nous ; il est certain aussi que M. le général Reille se refuse à reconnaître môn autorité dans les provinces qui avaient été érigées en gouvernements militaires, s'appuyant sur une lettre du ministre de la Guerre de Votre Majesté en date du 20 juillet. J'avais pris toutes les mesures de gouvernement pour administrer le pays occupé par les trois années... Mais je ne puis rien si une lettre de Paris, de six mois de date, peut m'être opposée et tout arrêter ; si je n'ai pas même l'autorité d'un général en chef ; si Votre Majesté Impériale ne fait pas écrire directement que je dois être obéi en tout et pour tout, par ses armées et par leurs chefs. Si Votre Majesté ordonne à ses armées de se retirer sur le Duero et de quitter Madrid, il est hors de doute que le commandement sera mieux entre les mains d'un général qu'aux miennes.

Joseph, en flagrant délit de désobéissance depuis dix-sept jours, réclamant que les armées françaises et leurs chefs lui obéissent en tout et pour tout, c'était à coup sûr un spectacle peu banal. Que l'Empereur le prit au mot ; qu'il mit à la tête des armées d'Espagne, Soult, Reille, Clausel, n'importe qui, le premier soldat venu, et le désastre était évité ; mais Joseph rentrait en France, il redevenait prince français, il réclamait sa place au Conseil de Régence. L'Empereur ne voulait point l'admettre. Il ne céda point pourtant sur Valladolid et ce fut Joseph qui s'y résigna, car sa menace d'abdication ou de démission n'avait été, cette fois comme les autres, qu'un procédé d'intimidation, et, si fragile que fût son trône, si piètre que fût sa cour, si contestée que fût autorité, il tenait trop à paraître roi pour se dépouiller volontairement de sa couronne et de son manteau.

 

S'il quitta Madrid, pressé qu'il était chaque jour par les lettres de Clarke et par les nouvelles du Nord, ce ne fut d'ailleurs que le 17 mars, un grand mois après en avoir reçu l'ordre. Comme il lui fallait un prétexte, ce fut l'obligation de faire rentrer les divisions de l'Armée du Midi qu'il avait dispersées jusqu'aux extrémités des provinces de la Manche et de Cuença. J'aurais pu à la vérité arriver beaucoup plus tôt à Valladolid avec mon quartier général, écrivait-il le 2 mai, mais je n'ai pas cru que ma présence pût y être de quelque utilité tant que les troupes n'étaient pas en mesure de filer sur le nord de l'Espagne et j'ai pensé au contraire qu'il était plus convenable de me tenir rapproché du gros de l'armée, tant qu'il v aurait à craindre que l'ennemi ne saisit l'instant de notre mouvement pour tenter quelque chose.

En fait, Joseph qui continuait à jouer au roi et qui n'avait nullement renoncé à régner sur l'Espagne, avait quitté Madrid en annonçant à ses sujets qu'il allait prendre le commandement de ses armées, pour en 'diriger les opérations actives ; mais il avait laissé dans sa capitale la plus grande partie des administrations publiques ; pour garder sa capitale, il y avait immobilisé la division Leval, et, à proximité, il avait cantonné presque toute l'Armée du Midi. Rien n'était plus contraire à l'esprit des instructions de l'Empereur, mais Joseph avait la lettre pour lui. L'Empereur avait prescrit que Madrid fût occupé par l'extrémité de la ligne, par un camp volant, avait-il dit plus tard. Mais, pour qui voulait s'y tromper, l'extrémité de la ligne signifiait aussi bien vingt mille hommes que cinq cents. A la vérité, dès le 29 janvier, Clarke avait précisé le peu d'importance qu'avait Madrid aux yeux de l'Empereur ; le 23 avril, à la réception des lettres en date du 23 mars, où le roi insistait sur la nécessité de couvrir Madrid et sur le danger d'avoir à l'évacuer si l'ennemi prononçait son mouvement. Clarke avait encore écrit. à Jourdain : Sa Majesté Catholique parait se croire obligée, par les ordres de l'Empereur, à se maintenir à Madrid et à n'abandonner cette ville qu'à la dernière extrémité... Cependant... l'Empereur, en ordonnant que Madrid soit occupé par l'extrémité de la ligne et par un camp volant, a, par ces expressions mêmes, indiqué sa pensée et subordonné l'occupation de cette ville à toutes les chances inséparables de la situation d'un poste avancé. Mais Joseph n'en voulait pas moins que Madrid fût le poste essentiel ; il y maintint donc la division Le val jusqu'au 26 mai, en sorte que, pour la soutenir les armées impériales étaient disséminées sur toute la surface de l'Espagne, lorsque les Anglo-Espagnols étaient en pleine marelle et avaient pris l'initiative des opérations.

 

A Valladolid, où son arrivée, le 23 mars, avait attiré les ministres, les officiers civils de sa maison royale, quantité d'employés et une foule d'autres personnages avec leurs familles, Joseph allait-il au moins faire preuve de quelque énergie et de quelque activité pour aider Clausel à écraser l'insurrection dans le Nord avant l'ouverture de la campagne contre les Anglais ? Comme il était dominé par l'idée que l'Empereur, quelque jour, traiterait avec l'Angleterre en restituant l'Espagne, moins les provinces de l'Èbre, à Ferdinand VII, il ne prenait point souci que ces provinces fussent en révolte : Ce n'était point contre lui, mais contre l'Empereur et les Français. Qu'on le laissât faire, lui, et la pacification ne serait qu'une question de jours. Ainsi écrivait-il à Clarke le 23 mars : La force ne pacifiera pas le Nord. Mina fuira devant la force et reviendra lorsque le pays sera abandonné par les divisions de l'Armée de Portugal. La population est exaspérée ; l'opinion a commencé le. mal ; l'opinion seule peut le réparer. Tant que ces peuples ne seront pas convaincus qu'ils sont et doivent rester Espagnols, tant qu'ils ne seront pas gouvernés par l'autorité nationale que l'Empereur m'a transmise après les traités de Bayonne, ces pays seront des foyers toujours croissants de troubles et de guerres... Il me semble, concluait-il, que si l'on rassure les principaux habitants sur le sort de leur pays ; si l'on met à ma disposition la moitié des troupes qu'on veut y employer ; si je suis libre d'administrer ce pays comme je l'entends ; si je suis libre de renvoyer en France tout officier dont j'aurai eu à me plaindre et de conduire cette guerre intérieure comme je l'entends, je pacifierai bientôt ce pays comme je pacifiai le royaume de Naples ; avec les mêmes moyens, j'obtiendrai les mêmes résultats.

C'est pourquoi il n'envoyait pas de renforts à l'Armée du Nord, attendant qu'il lui fût permis d'expérimenter ses méthodes napolitaines ; c'est pourquoi il s'efforçait de détourner du Nord les troupes que l'Empereur y envoyait, décidé qu'il était à préférer dans ces provinces l'insurrection espagnole à la pacification française. Mina, écrivait-il le 2 mai, domine en Navarre et en Biscaye plus par l'opinion que par la force, et, tant qu'on n'agira pas sur l'esprit des habitants de ces provinces par des moyens propres à faire cesser les inquiétudes qu'ils ont conçues sur le sort de leur pays, on ne pourra les soumettre par la force des armes.

Telle était la conviction de Joseph que les Espagnols n'étaient empêchés de se rallier à lui que par la présence des Français, telle était sa forme de penser vis-à-vis des généraux ou des soldats français qu'ils n'étaient bons qu'à servir d'auxiliaires à ses Espagnols et qu'ils devaient leur être subordonnés. Exalté par la victoire qu'il avait remportée sur Soult et sur Caffarelli, par l'obéissance passive qu'il avait obtenue de Drouet d'Erlon, devenu par lui commandant de sou armée du Centre, et de Gazan, général de l'Armée du Midi, si timoré que, pour les mouvements de constances, il se tenait obligé de venir en personne troupes le plus impérieusement exigés par les circonstances, il se tenait obligé de venir en personne solliciter les ordres du roi, Joseph s'était convaincu qu'il n'aurait eu qu'à parler pour plier Clausel et Reille au règlement qu'il avait édicté le 22 novembre et par lequel il les mettait aux ordres des autorités espagnoles. Or, Clausel l'ignorait purement et simplement et Reille ne se soumettait pas davantage, puisque, adoptant un arrêté de son prédécesseur Drouet : qui rétablissait l'administration française dans les gouvernements de Salamanque et de Valladolid, il avait, pour simplifier et centraliser le service, réuni les deux gouvernements en un seul, sous ses ordres directs.

Le roi avait protesté ; les généraux avaient réclamé. La cause avait été portée devant l'Empereur auquel Clarke avait exposé, le 45 mars, que l'arrêté du roi, mettant, à la tête des services, des généraux ou des administrateurs espagnols ou censés tels, il en résulterait que les agents français rendraient compte à des Espagnols et que l'ordre administratif établi par l'Empereur Se trouverait détruit. L'Empereur, sans s'arrêter aux détails, avait répondu le 29 en enjoignant à Clarke de faire connaître au roi d'Espagne que toute l'Armée d'Espagne devait vivre dans le pays ; que ce principe n'avait d'autre exception que les vingt-quatre millions qu'il lui accordait pour acompte sur la solde, que l'Armée de Catalogne était comprise dans ces vingt-quatre millions ; Clarke, en transmettant ces dispositions au roi et aux généraux en chef des Armées de Portugal et du Midi, avait fait observer à l'Empereur que ceux-ci n'y verraient pas l'obligation de se conformer à l'arrêté royal du 22 novembre. Ce point de difficulté, avait-il écrit, est essentiel à résoudre, car afflue général en chef est' dans l'opinion que son devoir est de continuer à administrer les provinces occupées par l'armée qu'il commande et d'en réserver tous les produits pour elle exclusivement, puisque la totalité de ces produits est au-dessous de ses besoins. Le roi, de son côté, se plaint de la résistance des généraux en ce qui a rapport à son arrêté et, en demandant que Votre Majesté veuille bien en approuver les dispositions, le roi désire d'être autorisé à renvoyer hors d'Espagne tout individu qui se montrera récalcitrant.

Sans attendre une solution que l'Empereur n'avait pu matériellement donner, Joseph : était revenu le 1er avril à la charge ; il avait demandé d'un ton comminatoire pourquoi l'Empereur n'avait pas approuvé son règlement. Il n'y a pas de commandement, avait-il écrit, sans l'unité dans l'administration... Je ne suis point obéi et je ne puis point l'être puisque le duc de Dalmatie a donné l'exemple... Je n'ai aucune lettre qui m'annonce qu'il a été écrit de Paris par vous aux généraux commandant en chef les Armées du Midi, du Portugal et du Nord qu'ils devaient m'obéir en tout et pour tout ; et, après avoir énuméré les refus qu'opposaient à ses' agents les commissaires ordonnateurs de chaque armée et les généraux en chef, il ajoutait : Comment puis-je me faire obéir par les généraux commandant des armées qui ont élevé des prétentions contre un règlement qui a quatre mois de date ; qui sont armés de vos lettres, monsieur le duc ; qui m'opposent toujours celle du 20 juillet ; à qui je ne sache pas que vous ayez donné des ordres contraires ; à qui vous dites littéralement dans vos dernières instructions : Vous vous conformerez aux ordres que le roi jugera à propos de vous transmettre en tout ce qui ne serait pas contraire à ceux que je cous aurais transmis directement au nom de l'Empereur ; lorsque ces généraux ont seuls la force en main et qu'eux seuls peuvent se faire obéir ? J'avais déterminé qu'une division de l'Armée de Portugal et le duc de Santa-Fé se rendraient à Burgos, afin d'y réunir tous les vivres possibles, d'y former d'immenses magasins, d'y fabriquer beaucoup de biscuit, d'y recueillir tous les malheureux Espagnols qui, forcés de se retirer avec les armées de leurs provinces, encombrent les quartiers généraux, y meurent de faim, détruisent par l'exemple de leur misère toute la force morale en notre faveur. J'ai dû céder aux représentations du général Clausel, lorsque je l'ai vu appuyé par votre dernière lettre ; je me suis contenté de lui demander positivement de donner des ordres pour qu'on forme des magasins de grands approvisionnements à Burgos.

Celte lettre avait été immédiatement transmise par Clarke à l'Empereur, déjà à -Mayence, et elle avait motivé de la part de Napoléon cette décision, formelle dans les termes, inapplicable dans les faits : Répondez au roi d'Espagne que je lui ai donné le commandement en chef de mon armée ; que je suis surpris, après cela, des plaintes perpétuelles qu'il fait de ne pas être obéi ; que cela vient de ce qu'il confond le roi d'Espagne et le commandant en chef de mon armée ; que je n'entends pas que mes armées dépendent jamais des ministres espagnols à qui j'ai droit de ne pas nie fier et. qui sont fort indifférents sur le sort de mes soldats ; que les ordres qu'il donnera aux généraux et aux officiers de nies armées seront exécutés ponctuellement, s'ils sont transmis par le maréchal Jourdan, pour les opérations militaires, et par l'ordonnateur Mathieu-Faviers, pour les affaires administratives, mais que le ministre O'Farril, ni tout autre, ne doit être employé dans ces relations et que mon intention n'est pas que mes troupes puissent dépendre e-ri quelque façon de l'administration espagnole.

Cette dernière phrase corrigeait, dans une mesure, les affirmations du début, mais l'Empereur, excédé des réclamations de Joseph et saisissant seulement ce qui était relatif au duc de Santa-Fé, avait outré sa pensée, en ce qui touchait au moins les Armées du Portugal et du Midi. Quant à l'Armée du Nord, Clarke n'avait pas hésité à la distinguer. Il avait écrit à Jourdan que le général Clausel avait dû craindre un moment de voir ses ressources administratives rétrécies et circonscrites par les dispositions nouvelles de Sa Majesté Catholique qui semblaient avoir pour objet d'assigner aux armées qui se rapprochent du Duero un emplacement et une délimitation territoriale aux dépens de l'Armée du Nord. Ces dispositions, déclarait-il, eussent été peu conformes aux intentions de l'Empereur... l'Empereur n'étant pas disposé à faire des changements de quelque importance dans la situation territoriale des armées d'Espagne.

Joseph qui, le 2 mai, venait, encore de réclamer l'approbation des dispositions qu'il avait prises pour concentrer le plus possible entre ses mains lé Commandement et l'administration, avait, le 9 mai, profité de la réponse de l'Empereur, pour avertir les généraux en chef que l'administration espagnole allait être chargée, dans tout le territoire des trois Armées du Midi, du Centre et du Portugal, de l'assiette, de la répartition et du recouvrement des contributions ; que tous les produits seraient mis à la disposition de l'ordonnateur en chef Mathieu-Faviers pour les besoins des troupes impériales, à la seule exception d'un million de francs par mois que le roi se réservait pour les besoins de son gouvernement et de sa maison militaire et civile. Ainsi se trouvait tourné l'ordre de l'Empereur. L'ordonnateur français devait bien distribuer des fonds, mais ceux : là seulement qu'il plairait aux Espagnols de lui remettre et, sur ces Espagnols, il n'avait ni autorité ni contrôle. C'était réduire les armées françaises à un rôle de mercenaires — qu'on ne paierait pas. Aux représentations de Reille, Joseph avait répondu que l'Empereur avait approuvé qu'il réglât les choses de la manière qu'il jugerait le plus convenable, et, pour en finir une bonne fois avec l'administration française, il avait expressément ordonné aux auditeurs du Conseil d'État faisant fonctions d'intendants, aux receveurs et aux payeurs de se tendre tous à Bayonne pour y recevoir les ordres du ministre de la Guerre.

 

Déjà au début de mai, il s'était débarrassé de l'ambassadeur de France, qui pourtant n'était pas tin surveillant bien gênant : Sur un article de la Gazette d'Alicante rapportant une prétendue lettre que La Forest aurait adressée de Valence, le 21 octobre 1812, au ministre des Relations extérieures, au sujet d'une conversation qu'il aurait eue avec Azanza pour l'engager à entrer dans les vues de l'Empereur, et à ménager l'annexion de l'Espagne jusqu'au Duero, Joseph avait chargé son ministre des Affaires étrangères d'une démarche officielle près de l'ambassadeur et d'une demande d'explications. La Forest, si inattendue et si contraire aux Usages diplomatiques que fût une telle prétention, avait consenti à prouver que cette lettre était supposée : il avait accumulé les éléments de démonstration pour souligner l'absurdité de cette accusation La lettre, avait-il dit, est adressée à M. le duc de Cadore qui avait remis le portefeuille le 16 avril 1811 ; elle n'a point de numéro ; elle n'est point chiffrée ; aucun courrier n'a été intercepté durant le séjour Valence de l'ambassadeur qui, à la date de la lettre, était dangereusement malade et attendait un congé qu'il avait demandé ; la supposition, qui résultait des faits matériels, ressortait aussi bien de la forme et de l'esprit de la dépêche. Enfin, dans cette rapsodie, disait La Forest, on n'a pas su imiter aussi adroitement mon style qu'on avait imité celui de Votre Excellence dans les lettres qu'on lui a attribuées il y a deux ans et qu'elle a été aussi dans le cas de démentir. L'allusion était sanglante, puisque ces lettres d'Azanza, écrites de Fontainebleau et où l'Empereur était si maltraité, étaient, malgré les démentis de leur auteur, parfaitement authentiques. Joseph eût trouvé indigne de sa majesté de présenter des excuses ; La Forest ne pouvait rester à Valladolid et continuer des rapports avec le ministre du roi après une telle insulte. Il avait pris congé, et, le 2 mai, il était parti pour la France.

Ainsi Joseph réalisait, à la dernière heure il est vrai de son règne éphémère, l'objet qu'il s'était proposé de tout temps : se délivrer des surveillants français, s'établir en roi dans son royaume, et subordonner les soldats impériaux à son administration espagnole. Comme il lui fallait un prétexte, il avait allégué les besoins des Espagnols réfugiés qu'il eût été prudent, avoue Jourdan, de faire filer sur Bayonne, mais dont le départ eût indiqué trop clairement qu'on avait perdu l'espoir de se soutenir en Espagne. Joseph avait donc écrit le 30 mai : Le Trésor de France n'envoyant que deux millions par mois, il est évident qu'il faut bien que le pays occupé par l'armée fournisse aux besoins de tous les services ; mais, comme ceux des armées, quoique incommensurablement plus grands, ne sont pas les seuls, il faut bien aussi trouver les moyens de faire vivre chacun ou renoncer aux services qu'on ne peut pas payer.

Il importait, en effet, à Joseph de conserver son administration tout entière, prête à reprendre possession de l'Espagne, car l'Espagne allait se donner à lui. Il écrivait à Clarke au début d'avril : Le maréchal Jourdan vous envoie exactement les nouvelles du Midi. Elles sont on ne peut pas plus favorables. Le parti anglais a eu le dessous ; les troupes de l'Insurrection se désorganisent et, pour peu que les affaires générales de l'Europe le permettent, je ne doute pas que, dans l'année courante, nos affaires ne prennent, dans la Péninsule, un aspect plus favorable que dans celle qui vient de s'écouler. Il avait appris l'arrivée de Wellington à Cadix, les décrets par lesquels les Cortès et la Régence lui avaient déféré, avec le titre de généralissime, le commandement de toutes les armées espagnoles, le mécontentement qu'en avaient éprouvé les généraux, la résistance de certains, de Ballesteros surtout, sa destitution et sa déportation à Ceuta, enfin les indices d'un prochain soulèvement contre les Anglais. Il avait annoncé à Jourdan que plusieurs généraux lui avaient fait proposer de passer son service, avec huit à dix mille hommes de l'armée de Ballesteros, sous la seule condition qu'ils ne fussent pas commandés par des généraux français ; il avait reçu d'un colonel commandant un corps dans l'armée de Galice, les mêmes propositions sous les mêmes restrictions. Nul doute qu'ils n'y vinssent tous — ou presque tous — pourvu que l'Empereur fit connaître que les Espagnols conserveraient leur indépendance et l'intégrité de leur territoire.

On peut juger à quel point les espérances de Joseph étaient montées par la lettre que Clarke écrivait à l'Empereur le 4 juin : Si les chefs des insurgés ou au moins les principaux les amenaient sous les drapeaux du roi Joseph, cette démarche, ne fût-ale que partielle, jetterait une telle défiance parmi ce qui resterait de rebelles qu'elle entraînerait, ce me semble, la soumission totale de l'Espagne. Telles étaient les illusions dont Clarke, après Jourdan, se rendait l'interprète. Joseph s'était empressé d'envoyer aux insurgés de la Manche un de ses aides de camp espagnols, le général Virnès ; celui-ci put à peine arriver jusqu'à Madrid : les Anglais en pleine opération lui avaient barré la route.

 

Après cinq mois d'inaction, Joseph était donc surpris par les Anglais en plein éparpillement, sans lignes de communication et sans ligne de retraite. On a vu que, pour des illusions politiques, il s'était refusé à' faire, en Navarre et en Biscaye, l'opération de police si nécessaire et si urgente qui seule pouvait les lui assurer. Mais, comme il a cherché des excuses dans.. des ordres de l'Empereur contradictoires aux siens, comme il s'est efforcé de rejeter sur l'Empereur la responsabilité d'une défaite qu'il avait rendue inévitable, il faut reprendre par le menu, et préciser par des dates, les instructions de l'Empereur et la manière dont Joseph les a exécutées.

Dès le 3 janvier, l'Empereur avait écrit à Clarke : Le roi doit s'appliquer à profiter de l'inaction des Anglais pour pacifier la Navarre, la Biscaye et la province de Santander ; le 4, Clarke avait transmis ces ordres ça insistant sur la nécessité de pourvoir avant tout à la sûreté du Nord et d'employer tous les moyens pour aider Caffarelli. Le 14, cédant aux récriminations de Joseph, l'Empereur, pour lui rendre l'exécution de ses ordres plus agréables, lui avait fait annoncer par Clarke le rappel de Caffarelli et son remplacement par Clausel. Ce général, qui a commandé l'Armée de Portugal dans des circonstances très critiques, écrivait le Ministre, a déployé à cette époque beaucoup de fermeté, de sagesse et d'expérience de la guerre ; en obtenant la confiance de l'armée, il a obtenu celle de l'Empereur qui lui en donne aujourd’hui un témoignage dont j'espère que Votre Majesté aura lieu d'être satisfaite. En même temps il avait réitéré à Joseph l'ordre d'aider Clausel avec tous les moyens de l'Armée de Portugal.

Les communications étant toujours interrompues, l'Empereur, le 24 janvier, avait enjoint à Clarke de transmettre directement à Reille l'ordre de secourir Clausel. Réitérez l'ordre au général Reille, avait-il écrit, de faire passer la plus grande- partie de ses troupes sur la Navarre, et la Biscaye pour pacifier le Nord. Pour ménager Joseph, Clarke, averti d'être prudent, n'avait pas transmis l'ordre directement à Reille, et il avait écrit au roi le 29 : La nécessité de pacifier les provinces du Nord a tellement attiré l'attention de l'Empereur que Sa Majesté Impériale m'a réitéré quatre fois successivement l'ordre exprès de renouveler encore l'expression de ses  tentions que j'ai déjà adressée à Votre Majesté par ma lettre du 4 janvier pour l'engager... à concentrer ses forces de manière à pouvoir envoyer des troupes de l'Armée de Portugal vers le Nord, en Navarre et eh Biscaye, afin de délivrer ces provinces et d'y rétablir la tranquillité. Mêmes ordres le 31. Le 3 février, aucun résultat n'étant acquis, Clarke s'était déterminé à adresser à Joseph l'ordre formel d'envoyer une division en Navarre. Le 7, l'Empereur avait insisté ; le 10, il avait enjoint au ministre de la Guerre de faire connaître au roi, en chiffres et par quadruplicata, qu'il voyait avec la plus grande peine qu'il eût perdu deux mois aussi importants que décembre et janvier où les Anglais étaient dans l'impossibilité de rien faire et qu'il n'eût pas profité de cette circonstance pour pacifier la Navarre, la Biscaye et l'Aragon. — Là nonchalance de la direction dés affaires en Espagne est inconcevable, ajoutait-il, et, par trois fois, il insistait sur la nécessité d'envoyer des renforts à Clausel. Le 19, Clarke avait écrit fort vivement à Reille au sujet de son insouciance pour le rétablissement des communications. Vingt-sept courriers se trouvaient arrêtés sur divers points de la route entre la frontière et Madrid. Le 23, nouveaux ordres de l'Empereur ; le 26, Clarke a écrit à Jourdan : Les obstacles que mes dépêches pour Madrid ont éprouvées pour arriver à leur destination ont produit les résultats les plus fâcheux. Il était de toute importance, au commencement de janvier, que l'Armée du Nord fût secourue dans les opérations contre les bandes et que l'Armée de Portugal détachât une ou deux divisions pour l'appuyer. Ces renforts ont en vain été demandés au général Reille par le général Caffarelli.

Les ordres, qui venaient encore d'être renouvelés le 1er mars, n'ayant reçu à cette date aucun commencement d'exécution, Clarke avait, le 12, écrit à Joseph, par ordre de l'Empereur, pour lui notifier qu'il expédiait à Reille des ordres directs ; mais il l'avait fait avec des ménagements qui prouvaient à quel point il craignait l'hostilité du roi : L'Empereur, extrêmement mécontent de cet étal de choses, écrivait-il, renouvelle sans cesse l'injonction la plus précise de le faire cesser et j'ignore encore en ce moment si les mouvements prescrits se préparent et s'exécutent, mais je vois toujours davantage que si des ordres relatifs à cette mesure doivent partir de Madrid, cela entraînerait une grande perte de temps. Il devient donc tout à fait indispensable de s'écarter un moment de la voie ordinaire et des dispositions par lesquelles tout devrait émaner de Votre Majesté, au moins en ce qui concerne le Nord et l'Armée de Portugal. Je prends pour cet effet le parti d'adresser directement aux généraux commandants de ces armées, les ordres d'exécution qui, dans d'autres circonstances, devraient émaner de Votre Majesté et j'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté copie des lettres que j'ai écrites au général Reille et au général Clausel pour déterminer enfin l'arrivée des renforts absolument nécessaires pour soumettre l'Aragon, la Navarre et la Biscaye. De ce fait, la 2e division de l'Armée de Portugal avait été envoyée en Navarre, où d'ailleurs elle avait éprouvé, durant sa marche, un échec qui prouvait à la fois l'aguerrissement des bandes et l'urgence des renforts.

Mais, du fait de Joseph, à la date du 18 mars, rien n'était commencé pour l'exécution des ordres de l'Empereur ; on en a l'aveu dans le passage d'une.-lettre de Joseph qui montre tout l'homme : Le général Caffarelli m'écrit quelquefois et ses lettres sont celles d'un homme qui conserve pour moi de l'attachement et de l'affection, mais nullement les rapports officiels et obligés d'un subordonné. Aujourd'hui que l'Empereur veut que je me mêle des affaires du Nord, je suis prêt. Les mouvements militaires sont près d'être achevés.

Ainsi, parce qu'il considérait Caffarelli comme indépendant de son commandement, il le laissait écraser ; il interdisait à Reille de le secourir : il l'ignorait.

Quant aux mouvements militaires près d'être achevés, ils avaient consisté, comme il l'écrivait le 25 mars, à disposer ses troupes ainsi qu'il suit : L'Armée du Midi à Madrid, Avila, Salamanque, Toro et Zamora ; l'Armée du Centre à Ségovie et la partie de la province de Valladolid sur la rive gauche du Duero ; l'Armée du Portugal à Rio-Secco et Palencia. Il était si loin encore d'envoyer-alors le moindre secours à l'Armée du Nord qu'il ajoutait : Si les lettres de Paris ou du général Clausel me portent à envoyer l'Armée de Portugal dans le nord, de toute nécessité je serai obligé d'abandonner Madrid et de me concentrer sur le Duero.

Aussi, reculait-il le plus qu'il le pouvait et n'ayant plus à alléguer que Caffarelli était hors de son commandement, en usait-il tout de même à l'égard de Clausel. Le but unique était de conserver Madrid et tout y était subordonné, même alors que, contraint et forcé par les ordres de l'Empereur, Joseph avait bien dû se démunir de quelques régiments en faveur de l'Armée du Nord.

Ç'avait été seulement le 10 avril que, une partie de l'Armée du Midi étant arrivée à Salamanque, la 4e division de l'Armée du Portugal avait reçu l'ordre de.se mettre en route pour l'Armée du Nord. — Si, après l'arrivée de cette division, écrivait Joseph à Clarke, vous jugez, monsieur le duc, qu'il soit instant que l'exécution des premières dispositions de l'Empereur ait lieu promptement, il sera bon : que vous vouliez bien en renouveler l'ordre direct au général Clausel. Cette ironie était de bon goût, surtout si l'on pense qu'il s'agissait de l'armée de Clausel compromise, de Français assassinés par milliers, de tout ce qu'il y avait de Français dans la Péninsule acculés à un inévitable désastre. Et c'était quatre-vingt-seize purs après l'émission des ordres de l'Empereur, cinquante-six jours après leur réception, que le roi catholique se déterminait à en commencer l'exécution.

Par contre, de bandes réunies dans la province de Madrid et paraissant menacer cette capitale, ordre au comte d'Erlon de s'y porter rapidement avec trois divisions de son armée et les corps de la garde espagnole cantonnés à portée de son quartier général. Ainsi, l'Armée du Centre tout entière quittait ses positions, et revenait en arrière pour appuyer la division Leval dont la position ne laissait pas d'être inquiétante, mais qui n'avait rien à faire que d'évacuer Madrid. A la date du 26 avril, Joseph écrivait : Les divisions qui sont à Madrid ont rejeté les bandes au delà du Tage et dans la province de Guadalajara. Il laissait ainsi échapper la vérité ; il avouait que plusieurs divisions étaient retournées sur Madrid contre les ordres exprès de l'Empereur, alors que, en dépit de ces mêmes ordres, Clausel attendait toujours des renforts pour attaquer les bandes de Mina devenues des corps d'armée et qui exigeaient des corps d'armée pour les combattre.

Ç'avait été le 6 mai que Joseph avait annoncé à Clarke les dispositions qu'il disait avoir prises pour rapprocher du général Clausel le reste de l'Armée de Portugal. Il était impossible sans doute, écrivait-il, de faire plus pour l'Armée du Nord. En admettant, ce qui n'était pas, que, à ce moment, les divisions de l'Armée de Portugal fussent rendues sur le terrain où elles devaient opérer, Clausel eût eu sept jours devant lui pour exterminer Mina, — car le 13 mai Wellington était entré en action.

 

Jourdan, l'homme de Joseph, son avocat et son complice, a avoué lui-même qu'il eût fallu envoyer de suite dans le Nord la totalité de l'Armée de Portugal, mais alors, écrit-il, on aurait dû faire passer de la province de Ségovie dans celles de Valladolid et de Palencia toute l'Armée du Centre, ce qui eût rendu indispensable l'évacuation de Madrid. Le roi ne crut pas devoir prendre ce parti, dans la crainte de déplaire à l'Empereur qui avait ordonné de continuer à occuper la capitale ; d'ailleurs il se serait privé des droits d'entrée qu'on y percevait, seule ressource qui lui restait pour acquitter les dépenses de son quartier général, et il eût attiré à Valladolid une foule de magistrats, d'employés et de familles espagnoles qu'il n'avait aucun moyen de faire subsister.

Malgré les contre-vérités qu'il énonce, et qui se trouvent infirmées par les lettres de l'Empereur et par celles de Clarke, Jourdan porte contre Joseph l'arrêt le plus terrible lorsque, après avoir énoncé que ce fut au commencement de mai que le roi mit l'Armée de Portugal à même, de porter secours à l'Armée du Nord, il conclut : Peut-être que, avec du temps et beaucoup de persévérance, on serait parvenu, sinon à pacifier entièrement ces provinces, du moins à désorganiser les bandes principales qui les infestaient, mais bientôt les opérations furent suspendues par les événements.

Donc si, depuis le début de février où Joseph avait reçu les ordres de l'Empereur, les renforts avaient été fournis à l'Armée du Nord, celle-ci eût accompli sa mission en temps utile ; par suite des retards prémédités que Joseph avait apportés, l'Armée du Nord renforcée des divisions de l'Armée du Portugal n'avait pu entrer en action qu'au moment où toutes les forces françaises auraient dû être concentrées pour répondre à l'attaque des Anglais, et elle ne pouvait interrompre brusquement ses opérations sans s'exposer à de véritables désastres et sans livrer toutes les communications avec la France.

 

Joseph était si plein d'illusions et si bien nourri de chimères au sujet de sa popularité et de la prochaine soumission de l'Espagne, ne s'était même pas étonné d'être si mal informé des desseins et des préparatifs de Wellington. Sans doute avait-il pensé que le général anglais prenait le temps comme il le prenait lui-même et ne se souciait pas plus que lui de faire campagne. Quant à l'État-Major général, s'il était exact qu'il donnât tout ses soins à la partie secrète et qu'il prodiguât l'argent pour ce service, c'était en pure perte. On fut toujours, a écrit Jourdan, dans l'impossibilité de se procurer des renseignements un peu exacts sur l'armée anglo-portugaise ; les rapports qu'on recevait étaient si contradictoires qu'au lieu de donner des éclaircissements. ils augmentaient les inquiétudes, tandis que Wellington connaissait très exactement la force et l'emplacement des corps qui lui- étaient opposés et recevait à point nommé avis de tous leurs mouvements. Il avait donc saisi, pour entrer en campagne, le moment où Joseph, ayant remis enfin à Clausel les six divisions de l'Armée du Portugal, continuant d'aventurer à Madrid la division Leval et ayant dispersé l'Armée du Midi pour relier, mal que bien, Madrid à Valladolid, avait réduit ses forces de près de 30.000 hommes et avait éparpillé sur un immense territoire les 46.000 hommes qui lui restaient. Wellington avait réparé les routes ; il avait assemblé d'immenses magasins à Ciudad Rodrigo et le 13 mai, il avait commencé son mouvement. Joseph, semble-t-il, n'en avait point été informé avant le 20 mai. Au moins avait-il attendu jusque là pour présenter à Clarke le plan qu'il avait jugé à propos d'adopter. Écartant d'abord l'idée d'arrêter l'ennemi sur la Tormès et le Duero, ce qui eût été s'exposer à une affaire générale ; écartant ensuite l'idée de rappeler immédiatement à lui les six divisions de l'Armée du Portugal, il s'était arrêté à se retirer sur la rive droite du Duero, à céder à l'ennemi assez de terrain pour retrouver les six divisions de l'Armée du Portugal vers Burgos, où une bataille perdue par l'ennemi pourrait avoir pour lui les plus funestes conséquences, puisqu'il se trouvait très éloigné du Portugal.

N'ayant point d'instruction, disait-il, qui détermine d'une manière précise quel est celui des trois partis que je dois prendre, je me détermine pour le troisième. Joseph commençait ainsi à jeter la responsabilité sur l'Empereur dont, depuis six mois, il méconnaissait les ordres. De même, prenait-il la voie de Paris pour demander au ministre qu'il prescrivit au général Clausel de lui renvoyer sur le Duero les troupes de l'Armée de Portugal dont il n'aurait pas un extrême besoin. C'était pour donner une leçon à Clarke, quitte à ce que la leçon coûtât cher à l'armée française.

Lui-même, quoiqu'il eût appris le 23, à n'en pas douter, que l'armée anglaise était en pleine marche sur Salamanque et que l'armée espagnole de Galice s'avançait sur Astorga et Léon, il avait attendu trois jours, jusqu'au 26, pour ordonner à Gazan de rappeler de Madrid la division Leval. Celle-ci devait se trouver un moment très compromise par l'immense convoi d'évacuation qu'elle traînait à sa suite et qui comprenait tous les Espagnols au service de Joseph, que celui-ci avait maintenus à Madrid jusqu'à la dernière heure.

Joseph ne manqua pas de tenter ensuite de rendre Gazan responsable de ce retard, de dire que Gazan ne devait pas prendre ses ordres, comme si Gazan eût été autorisé à évacuer de son chef une ville à la possession de laquelle les opérations des quatre armées avaient été subordonnées depuis huit mois. Mais c'était là le procédé habituel : toutes les fautes que commettait Joseph devaient trouver un auteur responsable.

 

Tout mouvement avait été arrêté pour attendre la division Leval et surtout les Espagnols de tout âge et de tout sexe dont elle escortait les milliers de voitures. Il avait fallu que le général Reille, à la tête de toute la cavalerie de l'Armée de Portugal, protégeât l'évacuation. La division Villate, de l'Armée du Midi, occupait Salamanque et elle avait reçu de Joseph l'ordre d'y rester jusqu'au dernier moment pour soutenir la division Leval. Par un coup de fortune, Villate fut avisé à temps que Wellington marchait avec 23.000 hommes pour l'envelopper. N'ayant pas à compter sur la division de dragons du général Tilly, il se mit en retraite, suivi par 4.000 cavaliers anglais que ses fantassins .reçurent sur leurs baïonnettes et qu'ils forcèrent à abandonner la poursuite. Villate, qui avait perdu quatre cents hommes en grande partie asphyxiés par une chaleur épouvantable, était impardonnable ; il aurait dû se retirer lorsqu'il avait été instruit de l'approche de forces bien supérieures, et il avait soutenu mal à propos un combat dont le résultat avait été à son désavantage ; tel avait été le remerciement de Joseph. Au reste, tout le monde à ses yeux était coupable, Gazan de n'avoir pas fait marcher sa cavalerie au secours de Villate, Villate de s'être battu, et Leval même de, n'être pas encore arrivé avec ses fourgons d'Espagnols.

Le 27, Joseph s'était déterminé à demander directement à Clausel de lui rendre tes troupes de l'Armée de Portugal : encore l'avait-il fait sous une forme qui n'était nullement impérative : Si lorsque cette lettre vous parviendra, vos opérations sont assez avancées pour que vous puissiez, sans en compromettre l'issue, renvoyer les troupes de l'Armée du Portugal, vous devez sentir de quelle importance est leur retour ici. Ce n'était là rien moins qu'un ordre ; l'exécution de la disposition, indiquée, non prescrite, était subordonnée à des conditions précises et Clausel était d'autant plus obligé d'en tenir compte qu'elles se rapportaient plus strictement à la mission qu'il avait reçue de l'Empereur lui-même.

Tel avait été pourtant le premier symptôme d'inquiétude qu'eût montré Joseph. Comme il espérait toujours l'arrivée du convoi de Madrid, il avait encore attendu quatre jours pour, faire partir de Valladolid le premier convoi des employés et des réfugiés espagnols, ceux qui l'avaient suivi lorsqu'il avait quitté sa capitale ; encore, lorsque, le 31, il s'était déterminé à en donner l'ordre, n'avait-il dirigé ce convoi ni sur la France, ni même sur la frontière de France, mais sur Burgos, point essentiel, où l'Empereur, par  toutes ses lettres, avait ordonné qu'on réunît des approvisionnements, qu'on exécutât des travaux, afin de mettre la place en état de résister mieux encore que l'année précédente où, devant cette bicoque, l'héroïque Dubreton avait arrêté durant trente-quatre jours l'armée anglaise et Wellington. Placer ce formidable convoi civil en subsistance à Burgos, c'était épuiser tous les magasins qu'on aurait-pu y former ; mais Joseph ne s'arrêtait, pas à cette idée : Burgos était de son royaume ; en y envoyant ses employés, il ne renonçait pas à l'Espagne.

Ce convoi n'avait pu partir de Valladolid que le 2 juin à trois heures du matin. Le roi l'avait suivi le même jour à trois heures de l'après-midi. A son avis, la position du Duero était intenable. La cavalerie de l'Armée du Midi étant route employée pour protéger la retraite de la division Leval et du- convoi de Madrid, partout, dans les rencontres préliminaires, les postes français s'étaient trouvés, vis-à-vis des agresseurs, dans un état d'infériorité numérique qui les avait fait écraser : Au gué d'Almandra, cent dragons du 16e, chargés par six escadrons, avaient perdu le tiers de leur effectif ; en arrière de Toro, le général Digeon, assailli par une masse de cavalerie, avait perdu cent cinquante hommes ; Reille, lui-même, ayant poussé jusqu'à Benavante avec la cavalerie de l'Armée du Portugal, avait subi des pertes et avait dû se replier sur Rio-Seco. Et le convoi de Madrid n'arrivait pas. On l'attendit à Cigalès le 2, le 3 et le 4. Il arriva enfin dans la soirée du 4 et Joseph ordonna qu'il continuât sans débrider sur Burgos, avec le grand parc qui se composait de canons et de voitures par milliers. C'était de quoi vider d'un seul coup les magasins de Burgos. Quatre mille hommes de l'Armée du Portugal avaient encore été détachés pour l'escorte.

Comme on se trouvait trop affaibli, on renonça à tenir sur le Carion où l'État-Major avait, d'abord décidé de livrer bataille ; on continua la retraite ; le 7, on prit position en arrière de Puiserga, sur les hauteurs ; la position était excellente ; on pouvait espérer s'y maintenir plusieurs jours ; mais les généraux représentèrent que les vivres étaient consommés et que le pain manquait. Sans tirer un coup de fusil, l'armée se replia sur Burgos elle devait trouver des vivres et faire tête aux Anglais. Le 9, on arriva à Burgos. Pas de vivres : les magasins avaient été ouverts aux réfugiés des deux convois : ordre du roi.

De Burgos, on fit partir les convois espagnols, on leur donna pour escorte la division Lamartinière — plus de 7.000 hommes. Mais on ne les dirigea pas sur la France : on leur donna l'ordre de s'arrêter à Vitoria où l'on espérait que la prochaine arrivée de Clausel permettrait de reprendre l'offensive. Pour porter avec sûreté à Clausel cet ordre de rejoindre l'armée, on détacha, le 9, 1.500 hommes. Puis on tourna trois jours autour de Burgos pour reconnaître et choisir une position. Cela fait, on se décida à évacuer la place. Le 12, le roi fit appeler par un de ses pages le général Rex, commandant le 5e gouvernement, et lui donna directement l'ordre de partir pour Vitoria. Bey protesta, demanda à rester au moins jusqu'à l'entière évacuation de la place. Joseph répondit que c'était inutile, que Jourdan donnerait tous les ordres. Vainement, Rey se rendit chez Jourdan, avec le commandant Pinot, du génie, pour lui communiquer les observations de celui-ci relatives aux bombes qui se trouvaient au fort et que l'artillerie se proposait de faire éclater. Jourdan ne voulut rien entendre et ordonna au général de partir. Et le lendemain, 13, lorsqu'on fit sauter la citadelle, les éclats des obus qu'on avait oublié de nover, tuèrent trois officiers et vingt hussards du 3e, anéantirent un bataillon du 3e léger, tuèrent ou blessèrent nombre d'officiers qui se trouvaient encore dans la ville et quantité d'habitants.

La retraite continua, attristée par ce désastre, embarrassée par une artillerie hors de toute proportion avec le nombre des troupes, par les nombreux équipages obstruant les routes et entravant les manœuvres. A Pancorvo, où l'on arriva, le 15, Gazan et d'Erlon insistèrent pour qu'on attendit l'ennemi, qu'on défendît les défilés, disant que la position compensait et au delà l'infériorité des forces. C'était celle que Clausel avait prise l'année précédente, après les Arapiles, mais il n'y avait plus de Burgos. Jourdan, par contre, soutint que Wellington n'attaquerait pas de front la position, qu'il la tournerait, s'emparerait de la route de Vitoria, et couperait les communications avec la France ; Joseph décida : on quitta Pancorvo comme on avait fait Burgos. Une attaque de trois divisions anglaises contre l'Armée de Portugal, qui, trop faible pour résister, avait dû se retirer avec perte, accéléra encore la retraite. Vainement, Reille proposa de se rapprocher de la Navarre en marchant par la rive droite de l'Ebre. Joseph refusa : c'était abandonner la grande communication avec la France, livrer à l'ennemi l'immense convoi des Espagnols qui suivaient sa fortune et tout le matériel provenant des évacuations de Madrid, Burgos et autres villes, enfin exposer le général Clausel à qui il avait ordonné de venir le joindre à trouver les Anglais à Vitoria au lieu des Français. De toutes Ces raisons, une seule était valable aux yeux de Joseph : celle du convoi n'abandonna donc les deux rives de l'Ebre et ordonna la retraite sur Vitoria.

Le 19 juin, après avoir passé la Zadora, l'armée prit position sur les hauteurs en avant de Vitoria, à cheval sur la grand'route. Le roi, qui savait retrouver la marquise de Monte-Hermoso, alla coucher en ville et y reçut des lettres de Clausel, datées de Pampelune le 15, où il accusait réception de l'ordre du roi en date du 9, et annonçait qu'il allait interrompre la chasse qu'on donnait de toutes parts aux insurgés et porter les troupes de l'Armée de Portugal vers Burgos. Il s'excusait, vu les circonstances, de ne pouvoir y joindre que 4.000 hommes de l'Armée du Nord.

Joseph décida donc qu'on séjournerait à Vitoria, où les deux immenses convois d'Espagnols étaient arrivés le 18 : La journée du 20 se passa dans certitude et l'inaction. Le maréchal Jourdan, mécontent et malade, resta enfermé ; le roi ne se montra pas davantage. Le roi se proposait, a dit Jourdan, de reconnaître et de parcourir les positions prises par l'armée, la veille, à la nuit, mais le maréchal, ayant été retenu au lit par un accès de fièvre, la reconnaissance fut remise au lendemain.

Un des convois d'Espagnols partit dans la journée, et la division Maucune fut détachée pour l'escorter. L'autre resta : La marquise en faisait partie et ; au témoignage de Miot lui-même, le roi ne voulait se séparer d'elle que le plus tard possible. La ville était donc encombrée de voitures et d'équipages. Le train de grosse artillerie provenant des places évacuées, était répandu autour de la place et obstruait la route de France, unique retraite en cas de revers, car nul n'avait songé à occuper, ni même à reconnaitre la route par Salvatiera et Pampelune. Aucune disposition ne fut prise, aucun ordre ne fut donné.

Ce n'était point faute qu'on se disputât : dans l'armée, la plupart des généraux et des jeunes officiers s'indignaient que 70.000 Français eussent, sans coup férir, livré l'Espagne aux Anglais et se révoltaient à la pensée d'abandonner sans même combattre pour l'honneur des armes, une conquête qui avait coûté si cher. L'Armée du Midi, qu'avait consternée le départ de Soult, qui n'avait pris aucune confiance dans Gazan, s'attendait à un désastre, mais n'en était pas moins excédée de la pusillanimité du général en chef. Jourdan n'était point pour livrer bataille, mais il ne pouvait nier que, si l'armée rentrait en France, on mettrait dans le plus grand danger Clausel, auquel le roi avait fixé Vitoria pour point de rendez-vous et auquel il venait d'envoyer des émissaires pour presser sa marche. Joseph, parce que cela l'arrangeait, se disait convaincu que Wellington n'attaquerait pas avant le 22 et qu'alors Clausel serait arrivé. Au reste, il n'y avait aucun plan arrêté soit pour la défense, soit pour la retraite, comma devait l'écrire à Clarke son aide de camp, le major Baltazard, chargé plus tard d'une enquête. Joseph comptait seulement faire filer ses bagages le 21 et attendre Clausel jusqu'au 22. Il l'avait dit : la révélation des délibérations du conseil de guerre par un des officiers espagnols joséphistes détermina Wellington à précipiter son attaque.

Un mouvement prononcé par les Anglais le 20, à cinq heures du soir, sur les troupes postées en avant de la route de Bilbao à Vitoria eût dû éclairer les plus- optimistes sur la journée du lendemain. Elle ne détermina pas même le départ immédiat du second convoi et de la grosse artillerie. Par crainte d'une marche de nuit, on attendit jusqu'à deux heures du matin. Sur l'ordre du roi, on employa aux -voitures du convoi la plupart des attelages et, faute de chevaux, le train d'artillerie resta sur place.

Le 21, à quatre heures du matin, le roi monta à cheval et, accompagné du maréchal Jourdan, il sortit de Vitoria. C'était, tout à la fois, pour reconnaître le terrain, déterminer les positions de combat, placer les troupes, donner les instructions aux généraux d'armées, prendre des mesures défensives pour attendre Foy amenant les 12.000 hommes détachés de l'Armée du Portugal et Clausel amenant l'Armée du Nord. Mais, au moment où, sur les conseils Ale Jourdan, le roi s'avisait de changer son ordre de bataille que le hasard seul avait formé, l'officier envoyé près du général Gazan pour lui dire de se rendre près du roi, rapporta qu'il ne pouvait s'éloigner de ses troupes qui étaient au moment d'être attaquées. On s'en tint donc à ce qui avait été fait, c'est-à-dire rien. Bien qu'on fût prévenu, on ne rompit même pas les ponts sur la Zadora, par lesquels les Anglais purent déboucher sans difficulté pour accabler l'aile droite.

A huit heures .du matin, la bataille était engagée, et Joseph, errant avec son état-major somptueux du centre à la gauche et de la gauche au centre, se trouva le témoin, d'ailleurs inerte, des attaques successives, auxquelles, malgré la bravoure déployée par les Français, la gauche d'abord, puis le centre, durent céder. Alors, sans donner aucun ordre, il quitta le champ de bataille, toujours escorté de Jourdan, tourna Vitoria et arriva sur la route de France. Elle était, ainsi que toute la plaine, à perte de vue, remplie par le grand pare d'artillerie ; les caissons, les fourgons de la Trésorerie, les équipages du roi, des généraux, des chefs d'administration, les voitures de bagages. Dans la crainte d'être coupé par l'ennemi de la route directe sur le Guipuzcoa, le roi délibéra et se détermina à prendre la route par Salvatiera et Pampelune. Mais où était cette route ? Où commençait-elle ? Comment la rejoindre ? Nul n'en savait rien. A la fin, un employé de la Maison du roi, originaire de Vitoria, s'offrit pour servir de guide, et l'on se mit : en marche à travers champs. A ce moment, deux escadrons.de hussards hanovriens qui avaient passé dans l'intérieur des lignes par la route de Saragosse, descendaient au galop dans la plaine au nord de Vittoria ; les soldats d'escorte aux voitures quittaient leurs rangs, les conducteurs d'artillerie coupaient les traits, tout fuyait dans une panique folle : les Anglais s'arrêtèrent devant cet immense butin : le roi était sauvé. Il en coûta 150 canons, 400 caissons avec 14.000 gargousses et environ 2.000.000 de cartouches, le Trésor de l'armée : vingt-cinq millions, le Trésor particulier du roi : chiffre inconnu, quinze cents voitures de bagages contenant les richesses des généraux, des officiers, des employés civils, des Espagnols joséphistes ; le pillage de l'Espagne durant cinq années ; tout cela changeait de mains, passait aux Anglais, — même les femmes de tout ce monde ; mais ils se vantèrent de leurs égards vis-à-vis des ladies de Joseph et ils en tirèrent des estampes.

 Au galop, à travers champs, pour se mettre à l'abri des hussards, le roi a fui. Un Espagnol de son parti a  été frappé d'une balle et est tombé à ses pieds, criant : Muero por mi Rey ! Par bonheur, les chevau-légers de la garde royale, que commande le général Jamin, surviennent, se mettent en bataille, chargent les Anglais. Dégagé, peut-être averti par Jamin, Joseph se souvient alors que l'Année du Portugal continue à tenir devant l'ennemi. A sept heures du soir, trois heures après qu'il a quitté le champ de bataille, il fait dire au général Reille de faire sa retraite et de se tirer d'affaire comme il pourra.

 Puis, il continue sur Salvatiera, obligé à tout instant de mettre pied à terre dans ce terrain coupé de marais et de fossés si pressé qu'il ne prend pas le temps de retourner pour faire relever son confident, Miot, à demi écrasé sous son cheval. A onze heures  du soir, il arrive aux portes de Salvatiera où Miot, sauvé par un hasard, se trouve en même temps. Il y a en ville une garnison française. Le roi demande à souper et se met à table avec Miot, O'Farril et le comte d'Erlon. Survient Jourdan : Eh bien ! dit-il, on a voulu donner une bataille et la voilà perdue. Il se met à table et il n'est plus question de rien.

Le lendemain 22, par un temps affreux et des chemins défoncés, le roi va coucher à Echarri Aranas ; le 23 vers rejoint à Irurzun la grand'route de Tolosa à Pampelune ; il s'arrête le temps de donner à Reille l'ordre, aussitôt révoqué, de se rendre à Tolosa pour se réunir au général Foy et à l'Armée du Nord et défendre ce débouché sur le territoire français. Il n'a pas le loisir d'écrire à l'Empereur, mais il écrit longuement à Julie, qui prend les eaux à Vichy : L'armée, lui dit-il, a été attaquée avant d'avoir pu être rejointe par les troupes de l'Armée de Portugal qui sont sous les ordres du général Clausel, après avoir été affaiblie par le départ de deux immenses convois auxquels il a fallu donner des escortes. Il parle de l'acharnement de la bataille, annonce que la perte est égale en morts et en blessés ; il rejette sur les chemins la prise des équipages et de l'artillerie, comme il rejette sur l'Armée de Portugal le désastre même. Si l'Empereur est de retour, ajoute-t-il, dis-lui qu'après avoir établi sur la frontière les armées et rallié celles du Nord et d'Aragon, je me rendrai à Mortefontaine où je pense que j'aurais dû me retirer depuis l'affaire de Salamanque, comme je te l'écrivis alors. Écris-moi la réponse de l'Empereur ; quelle qu'elle soit, je suis décidé à me rendre chez moi, ne pouvant faire aucun bien ici. Nicolas Clary lui enverra 100.000 francs à Bayonne, car son trésor est perdu et son trésorier Thibaut tué. Et il termine : Je ne veux pas descendre à Paris, mais à Mortefontaine, que tu y sois ou que tu sois encore aux eaux.

N'écrivant pas à l'Empereur, il daigne annoncer à Clarke la défaite — et de quel ton ! Le maréchal Jourdan vous rend compte de la malheureuse journée du 21 où l'armée française, attaquée dans sa position par des forces doubles des siennes, après avoir fait éprouver à l'ennemi autant de mal qu'elle en a reçu, a dû opérer sa retraite sur Salvatiera. Dans cette journée, je pense que la perte des deux armées, en tués et en blessés, se compense, mais nous avons dû laisser presque toute l'artillerie et les équipages de tous genres ; les attelages seulement ont été sauvés. Et, après avoir annoncé qu'il vient de donner l'ordre.

Reille de se diriger sur Tolosa, et qu'il se rend de sa personne à Pampelune pour se mettre en communication avec Clausel et Suchet, il ajoute : L'armée n'a ni pain, ni artillerie. La perte en hommes n'est pas immense ; mais il faut beaucoup d'efforts pour remonter son artillerie : elle a sauvé ses attelages. Il est instant que l'Empereur s'occupe de ses armées d'Espagne : elles manquent de tout...

 

Ainsi Joseph passe la main. La sécheresse de cœur, l'égoïsme, la' vanité, la sottise, l'inconscience paraissent là sans se farder. Il ne mentionne même pas qu'il révoque l'ordre donné à Reille, en sorte que le général Foy, avec les divisions de l'Armée du Portugal qu'il amenait à Vitoria, se trouve jeté au milieu des ennemis triomphants, sans ordres du major général, sans nouvelles du roi, sans secours de qui que ce soit ; mais Foy, qui n'a appris la, défaite que par des fuyards rencontrés, soutient le 22, à Mondragone, un combat victorieux contre des Espagnols en nombre double de ses soldats ; renforcé de petites garnisons et de troupes égarées qui, faute d'ordre, ne savaient. où se retirer, il forme une masse de 16.000 baïonnettes et de 400 sabres, protège le second convoi, sauve la division Maucune qui l'escorte et, le 25, à Tolosa, tient tête à deux divisions anglo-portugaises que Wellington a détachées contre lui ; il les bat et achève sa retraite, ayant tué à l'ennemi 1.400 hommes et n'en ayant perdu que sept cents.

Clausel, à qui Joseph impute sa défaite, en était resté aux ordres du 9 juin qu'il avait reçus le 15. Ces ordres n'avaient rien d'impératif et fixaient un point de réunion vers Burgos. Il y avait répondu comme on a vu et avait marché sur Logroño ; mais aucun des émissaires que le roi lui avait envoyés pour le presser et l'amener à Vitoria, n'était arrivé jusqu'à lui. Il avait donc erré sur de faux avis et des indices contradictoires durant la journée du 20 et n'était arrivé à portée de Vitoria que le 21 au soir. Il y avait appris par hasard que l'année se retirait sur Salvatiera, avait rétrogradé d'abord sur Logroño où il espérait trouver des ordres et, enfin, par nue suite de marches hardies et heureuses, il avait gagné, sans être entamé, Saragosse d'abord, puis Jaën.

Joseph, durant ce temps, sans s'inquiéter davantage de ce qu'il avait laissé derrière lui, est parti d'Irurzun pour coucher à Pampelune où il a passé la journée du 24 ; l'ennemi, s'étant montré près de la place, a tiré quelques coups de canon sur un détachement laissé dehors, mais, n'ayant pas les moyens d'entamer un siège, s'est arrêté devant les murs. Le 24 à minuit, Joseph est reparti, il a couché le 25 à Lanz, a passé le 26 dans la vallée de Bastan et a couché à Elizondo ; le 27 il est arrivé à Fera, dernier village d'Espagne sur cette frontière des Pyrénées ; de là il a écrit à Clarke. Ç'a, été pour accuser Clausel, pour déclarer que les trois armées sont en ligne sur la frontière, que leurs pertes en hommes ne dépassent pas celles de l'ennemi, que la retraite s'est exécutée heureusement.

Ce n'est que le lendemain, 28 juin, de Saint-Jean de Luz où il est heureusement arrivé, qu'il se décide enfin à écrire à l'Empereur : Votre Majesté ayant sous les yeux les lettres et rapports qui ont été remis par le maréchal Jourdan et par moi à son ministre de la Guerre, je ne fatiguerai lias l'attention de Votre Majesté par des détails qu'elle connaît ; mais il est de mon devoir de l'entretenir de l'avenir et de ne pas lui dissimuler le mal, tel est son exorde, d'où il passe à un réquisitoire en règle contre Clausel, avant d'étaler une apologie verbeuse de lui-même. Il sent fort bien que l'un des points où il est le moins excusable — en admettant qu'il ait à s'excuser de quoi que ce soit c'est l'emploi qu'il a fait de la journée du 20 : aussi, multiplie-t-il les détails sur les ordres qu'il a donnés et les gens qu'il a vus : il a vu l'ordonnateur en chef, il a vu le général d'Aboville ; il a écrit au général Gazan, il a envoyé un aide de camp au général Tirlet, tout cela pour faire partir la grosse artillerie. Là comme dans son récit de la bataille ou de la retraite, il accumule les contre-vérités, ou plutôt, lorsque les choses ont réussi, il s'en attribue le mérite et, lorsqu'elles ont mal tourné, il en charge les autres : mais lui a tout prévu, tout préparé, tout ordonné. Ainsi est-ce lui qui a sauvé le convoi et, si l'artillerie n'a point été toute sauvée, c'est que le général Gazait a méconnu ses ordres ; ainsi avait-il, en ordonnant la retraite, indiqué la grande communication de France ; il est vrai qu'y ayant trouvé l'ennemi évidemment supérieur de plus du double, il n'a eu d'autre ressource que la route de Salvatiera, mais il n'a pas manqué de le faire savoir ; Reille a tenu sur la route de France et, avec la division Lamartinière, a. sauvé l'armée ; mais c'est Joseph qui le lui a prescrit et ses ordres ont été ponctuellement exécutés. D'ailleurs, avec la modestie qui sied, il rend justice à sa propre bravoure : , dit-il, s'engagea un combat assez opiniâtre. Je m'y portai de ma personne. En vérité !

Mais ce sont ses conclusions qu'il faut retenir : Je fais approvisionner et armer Saint-Sébastien qui n'était pus en étal. Bayonne aussi est en mauvais état : on s'occupe de son armement et de son approvisionnement. Il importe que Votre Majesté ordonne des envois de fonds pour faire face à tant de besoins ; qu'elle envoie des cadres et des conscrits et quelques généraux étrangers à la guerre d'Espagne, qui portent ici l'esprit et la confiance de Votre Majesté et qui aient été témoins des événements du Nord. Quant à moi, Sire, dans de telles circonstances et quand il s'agit de défendre la France, je n'ai qu'un regret, celui de ne pouvoir davantage et de n'avoir pas une plus grande masse de lumières et d'expérience militaire à offrir à Votre Majesté.

 

Entre la lettre écrite d'Irurzun à Julie et celle-ci à l'Empereur, la contradiction est flagrante. Tout à l'heure, semble-t-il, il était décidé à s'en aller à Mortefontaine et rien ne pouvait le retenir. A présent, il parait avoir repris confiance en ses talents, et, les armées ayant été tirées de presse .par leurs chefs respectifs, il coufique à les commander. Et la lettre qu'il écrit le 29 à Clarke prouve bien que telle est son intention. Cette lettre n'est qu'une diatribe contre tout le monde, mais surtout contre Clausel, contre Clarke, contre l'Empereur : c'est Clausel, dont la retraite en 1812 n'a rien qui la recommande, qui a négligé de réparer, d'armer et d'approvisionner Burgos ; d'ailleurs, il n'a eu aucun succès contre Mina. La guerre ne pouvait se terminer qu'en chassant les Anglais et en s'emparant de l'esprit de la population par des concessions faites à l'opinion nationale ; mais, pour battre les Anglais, il fallait que les armées restassent réunies, qu'elles fussent reposées et complétées ; au lieu de cela, on les a épuisées à poursuivre Mina et ses bandes. Déjà cela est pour Clarke, mais le voici en cause directement ainsi que l'Empereur : On n'a pas approuvé l'État-major général qu'il avait formé ; on n'a pas approuvé ses règlements ; la correspondance directe de Paris avec les généraux en chef des trois armées a continué à empêcher l'ensemble et l'unité indispensables pour un succès, et puis, tant la colère le gagne : Vous me forcez, monsieur le duc, écrit-il, à revenir sur ces faits parce que vos dépêches m'y ramènent sans cesse, dans un moment où, entouré de soucis de tous les genres, j'aurais besoin de ramasser toutes les forces de mon âme pour ne penser qu'aux moyens d'arrêter la marche de l'ennemi et de défendre les frontières de la France menacées sur tous les points. Et c'est comme général en chef qu'il se plaint de l'indiscipline des troupes, du manque d'unité dans le commandement, du départ de la cavalerie presque entière, du rappel d'un grand nombre de généraux. En prendrait-il tant de souci s'il allait rentrer chez lui ?

 

Le lendemain, il est vrai, on pourrait croire que le vent a tourné. Il se détermine à expédier Miot au quartier général de l'Empereur, en prenant route par Vichy, où est la reine. Il charge Miot, en même temps, d'une mission verbale — car Miot confiait le fond de son cœur et les moindres détails politiques, militaires et domestiques, — et de lettres qui ont Un aspect de testament royal dont Napoléon doit être naturellement l'exécuteur : Pour Miot, confirmation du titre napolitain de comte de Mélito ; pour les réfugiés espagnols, de l'argent ; pour la garde royale composée aujourd'hui de plus d'officiers et de sous-officiers que de soldats, pour la division espagnole et pour les officiers espagnols sans troupe, une solde qui ne peut être payée à présent que par le Trésor impérial, pour les Français à son service la confirmation des grades qu'il leur a conférés et des emplois ; ce n'est rien moins que cinq généraux de division : Merlin, Blaniac, Strolz, Bedon, Bigarré, et six généraux de brigade : Jamin, Tascher, Guye, Leonpitaine, Expert et Hugo. A en croire Miot, l'expédition pour l'Empereur était composée uniquement de ces lettres et d'une dépêche dont le texte se retrouvait presque entièrement dans la lettre adressée le 29 au duc de Feltre.

Ce n'était donc ni une abdication comme roi, ni une démission comme général en chef : d'un côté comme de l'autre, Joseph maintenait ses prétentions, vis-à-vis de l'Empereur comme vis-à-vis de Clarke. Était-il sincère en leur écrivant comme il faisait ; l'était-il lorsqu'il écrivait tout le contraire à Julie ? Se donnait-il le beau rôle vis-à-vis de l'Empereur en offrant ses services ? Jouait-il le désintéressement et la modestie en parlant de retraite à sa femme ? Cet homme est assez compliqué pour avoir le goût de tromper tout le monde. Je ne pense pas, écrivait-il à Julie, que les affaires d'Espagne puissent se rétablir autrement que par la paix générale. Je suis resté ici parce que la frontière est menacée, mais, d'es que cette première frayeur sera dissipée et que la défensive sera bien assurée, ma présence étant inutile, je désire nie retirer soit à Mortefontaine, soit dans le Midi ; je suppose que l'on formera ici deux armées, qui devront avoir deux chefs différents ; je ne crois pas que j'aie rien à faire, dès que la première impression sera passée et que l'Empereur aura pris ses mesures. N'est-ce pas qu'on est tenté de penser, que, s'il n'y avait qu'une armée, Joseph accepterait de la commander ? L'Empereur, dit-il, me trouvera toujours s'il a besoin de moi et s'il est vrai qu'il ne lui reste plus rien de fraternel dans pour moi, je le forcerai à ne pas rougir d'un frère qui s'est montré impassible dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.

Ce qui seulement le ferait réfléchir avant d'accepter, c'est que ses anciennes douleurs l'empêchent de monter à cheval, c'est qu'il est ici avec une maison qui lui conte encore 300.000 francs par mois et qu'il n'a pas le sol pour la payer. Pas le sol est beaucoup dire : s'il a perdu des diamants, il en a conservé assez pour couvrir Nicolas Clary des avances qu'il serait dans le cas de lui faire ; s'il a perdu son argent comptant avec Thibaut massacré sur sa caisse par les Anglais, il a sou argenterie et elle est fastueuse. D'ailleurs, il compte bien n'avoir pas à toucher à ces ressources personnelles : s'il reste à l'armée, ses talents valent bien qu'on l'entretienne, et s'il se retire à Mortefontaine, il y vivra avec son traitement de France, et si l'Empereur veut mettre à sa disposition quelques centaines de mille francs, il pourra renvoyer tout son monde avec une légère gratification ; ici, comme de juste, couplet sentimental, pastoral et philosophique : Il préfère et il a toujours préféré la vie privée aux grandeurs et aux agitations politiques.... Après tant d'orages, l'idée du calme lui donne quelque soulagement et il ne pense pas sans plaisir qu'il pourra s'occuper de ses. enfants pendant le peu de temps qui lui reste à les voir avant leur établissement.

Ainsi, de quelque façon que les choses tournent, s'est-il préparé une attitude. C'est lui qui, à un frère ingrat, qui n'a plus rien de fraternel, offre une collaboration dont la valeur est méconnue. Tel est, parait-il, le thème en faveur.

Lorsque, le 7 juillet, à trois heures après midi, Miot arrive à Vichy, ayant, depuis le Pr au soir, couru jour et nuit, Julie croit d'abord qu'il vient lui annoncer la mort de son mari, et elle est fort enrayée. Rassurée sur une vie si chère, elle se remet, écoute tous les détails de la bataille et de la fuite, parait fort opposée à la mission que Miot doit remplir au quartier général, lui disant que l'Empereur trouverait très mauvais qu'elle n'eût pas été remise à un militaire, à un homme du métier, que Miot serait mal reçu, si on le recevait, et qu'on ne l'écouterait pas. L'Empereur, ajoute-t-elle, n'est plus tel que vous l'avez connu autrefois ; il ne conserve plus de souvenir de ses premières affections ; il veut que tout plie devant sa volonté. La princesse de Suède, qui a accompagné sa sœur à Vichy, comme partout, appuie les déclamations de la reine et Miot ne s'étonne rhème pas de cette accusation de tyrannie., portée à Vichy, par la femme et la belle-sœur de Bernadotte, au lendemain de Vitoria, à la veille de Leipzig.

Le 8, au montent où, après des entretiens avec Jaucourt, son ancien collègue au Tribunat qui, comme premier chambellan de Joseph, est de service près de la reine, Miot est décidé à partir à tout risque pour remplir sa mission, arrive un major d'infanterie, M. de Querolles, apportant une lettre du ministre de la Guerre. L'Empereur, par un excès d'égards, dont, comme on voit, Julie lui tenait compte, a voulu qu'elle fut informée la première des mesures qu'il a et prendre pour réparer, dans la mesure du possible, le désastre dont Joseph est l'auteur principal. Miot n'avait plus qu'il retourner près du roi, ce qu'il fit.

 

L'Empereur, dès le 1er juillet, aussitôt qu'il avait reçu par la lettre de Clarke la nouvelle de la défaite, a en effet pris ses résolutions : Ordre à Soult, qui était sans commandement au quartier général, de partir le jour même, avant dix heures du soir, de voyager incognito, de descendre à Paris où il serait chez le ministre de la Guerre, de conférer avec l'archichancelier et, douze heures après, de repartir pour aller prendre le commandement des armées en Espagne avec le litre de lieutenant-général de l'Empereur, commandant ses armées en Espagne et en Portugal. Le duc de Dalmatie sera porteur d'une lettre pour le roi qu'il ne remettra qu'autant qu'il serait impossible de faire autrement, l'ampliation du décret et une lettre du ministre devant suffire. Dans cette lettre, le ministre écrira au roi de remettre le commandement au duc de Dalmatie et de placer sous ses ordres ses gardes et toutes ses troupes espagnoles.

L'Empereur, au reste, n'ayant aucun rapport de Joseph, a dû, dans l'ignorance où il était des mouvements de l'armée, envisager plusieurs hypothèses. Si le roi avait repris l'avantage et qu'on eût réoccupé Vitoria, on mettra vis-à-vis de lui d'autant plus de ménagement. Le sénateur Rœderer, ou tout autre ayant sa confiance, pourra Fui être envoyé pour lui faire sentir que, d'après l'opinion qu'il a de ses talents militaires, l'Empereur a été obligé par les circonstances de donner le commandement de l'armée à un général ayant sa confiance ; en ce cas, Joseph restera de sa personne, à Vitoria, Burgos ou Pampelune. Si l'échec n'a pas été réparé, demeure à Pampelune, Saint-Sébastien ou Bayonne, et qu'il y attende les ordres de l'Empereur. Il ne devra point passer la Loire sans cet ordre, mais enfin, s'il l'avait passée, il devra se rendre dans le plus grand incognito à Mortefontaine, d'où il sera convenable que ni lui, ni aucun officier de sa maison ne vienne à Paris inquiéter l'administration de la Régence. Interdiction de venir à Paris, interdiction à tout grand dignitaire, ministre, sénateur ou conseiller d'État de le voir jusqu'à ce que l'empereur lui ait fait connaitre ses intentions. — Vous devez, écrit l'Empereur à Cambacérès, employer la force, s'il est nécessaire, pour l'exécution de mes ordres. Mais ce ne sera qu'à la dernière extrémité. D'abord, on enverra à Joseph quelqu'un dont il a l'habitude pour lui faire connaître les intentions de l'Empereur. Puis, toute communication qui lui sera faite le sera par le ministre de la Guerre, non par le ministre de la Police : Veillez, écrit l'Empereur, à ce que le ministre de la Police ne se mêle de rien que de surveiller, et à ce que le ministre de la Guerre n'écrive au roi d'Espagne que ce que les circonstances exigent qu'il sache, enfin à ce que tout se passe avec le plus de modération possible.

En juillet comme en janvier, la préoccupation majeure de Napoléon est, après l'armée, au sort de laquelle il croit avoir pourvu en y envoyant Soult, — peut-être au même degré que l'armée — la Régence. Il ne veut pas que Marie-Louise soit troublée par l'arrivée de Joseph, ni dans l'exercice de son autorité, ni même dans sa tranquillité. Toutes les mesures que prend Napoléon au sujet de la personne de Joseph ont ce but essentiel. Mon intention, écrit-il à Clarke, est que vous ne parliez pas de tout cela à l'Impératrice. Rien ne sera mis dans les journaux et on doit ignorer où il se trouve. En un mot, je désire que vous preniez tous les moyens pour l'empêcher de venir à Paris, mais que, s'il venait à Mortefontaine, il ne vit. ni l'Impératrice ni personne. Mêmes ordres à Savary, en lui recommandant les ménagements quoique en y mettant la rigueur convenable. Et telle est son inquiétude que, deux heures après avoir écrit à Cambacérès, il écrit de nouveau, et c'est pour lui ordonner d'envoyer à Joseph quelqu'un à qui l'archichancelier ne devra pas dissimuler que, le mauvais esprit que le roi a montré en Espagne, l'Empereur craindrait que sa présence ne jetât le trouble relativement à la Régence.

Dans cette conduite de l'Empereur vis-à-vis de son frère, on a vu de la rigueur : il est permis de trouver que la mansuétude est au contraire excessive. Mieux instruit, sachant que le commandant en chef de ses armées a fui sans regarder derrière lui, abandonnant ses troupes, perdant tout son matériel, — et pour quel, motif ? — Napoléon eût dû traduire Joseph devant un conseil de guerre ou devant la Haute cour impériale, et faire un exemple. Il ordonne l'internement de Joseph, dans le Midi de préférence, à Mortefontaine si on ne peut faire autrement, mais ce n'est point pour punir le général, c'est pour paralyser le factieux. Ce n'est ni un châtiment, ni une vengeance, c'est une précaution.

 

Quant à la défaite, Napoléon, a-t-on dit, s'en prit à tout le monde au lieu de s'en prendre à lui-même[6]. C'est bien à lui-même qu'il s'en prenait. Toutes les sottises qui ont eu lieu en Espagne, écrivait-il à Clarke le 1er juillet, sont venues de la complaisance mal entendue que j'ai eue pour le roi qui, non seulement ne sait pas commander une armée, mais encore ne sait pas assez se rendre justice pour en laisser le commandement à un militaire.

Telle sera constamment sa forme de penser dès qu'il comprendra quelque chose aux affaires d'Espagne, car comme il écrit le 3 juillet : Je ne sais si c'est une bataille que nous avons perdue, quelles sont les troupes qui s'y trouvaient, ni où se trouvent aujourd'hui le roi et l'armée. Réfléchissant, il ajoute : Il faut avouer qu'il est difficile de comprendre de tels événements avec une armée comme celle d'Espagne. On ne peut les attribuer qu'à l'excessive ineptie du roi et de Jourdan. Mais, cela dit, il se réserve, il ne veut se prononcer qu'après avoir lu les rapports. C'est là qu'il écrit à tous ses ministres : J'attends avec impatience des renseignements sur l'Armée d'Espagne.

A Paris, Cambacérès et Clarke qui savent par expérience qu'entre les deux frères les brouilles ne sont jamais de longue durée et qu'il est préférable de ne point y être mêlé, ont combiné leurs efforts pour adoucir, dans la mesure du possible, au moins par des formes bien choisies, les ordres qu'il ne leur est pas permis d'éluder. Cambacérès a convoqué aussitôt Rœderer et l'a invité à partir sur-le-champ : Rœderer préparera le roi à remettre sans éclat le commandement des armées au duc de Dalmatie, à demeurer, si les circonstances le permettent, à Pampelune ou à Saint-Sébastien, et, en tout cas, à ne pas dépasser Bayonne. Rœderer devancera d'une heure ou deux le chef de bataillon Verdun qui remettra au roi une lettre du ministre de la Guerre. Cette lettre, la plus modérée, la plus adulatrice même, contraste étrangement avec celles que Clarke adressait récemment à Joseph, et l'on peut bien penser qu'elle a été dictée par l'archichancelier. Clarke écrit donc : En apprenant ces nouvelles, l'Empereur a pensé qu'il serait impolitique et fâcheux, pour un prince de son sang, de continuer à être en quelque sorte responsable aux yeux de la Fiance des événements que la bataille du 21 juin peut amener à sa suite ; Sa Majesté a cru qu'il convenait, à la gloire de Votre Majesté, à l'intérêt de la Famille impériale et à la circonstance actuelle, de confier le commandement de ses armées en Espagne et sur les Pyrénées ; à un maréchal d'Empire qu'elle a revêtu de la qualité de son lieutenant général. En approfondissant les motifs de l'Empereur, Votre Majesté ne manquera pas sans Joule d'apercevoir que le premier de tous prend sa source dans l'attachement réfléchi de l'Empereur pour son auguste frère. Alors seulement, Clarke lâche le nom de Soult : il sait trop quel effet il produira sur Joseph ; mais ce n'est pas tout : il doit signifier l'internement. Il écrit donc : Les grands intérêts qui se balancent dans le Nord et l'extrême influence que le retour de Votre Majesté au centre de l'Empire ne. manquerait pas d'avoir sur l'opinion de l'Europe et sur celle de la France en particulier, ont porté l'Empereur à m'ordonner de mander à Notre Majesté que son désir et son intention formels sont que Votre Majesté reste, soit à Pampelune, soit à Saint-Sébastien, ou se rende à Bayonne. Voilà l'arrêt terrible rendu : Clarke a beau dire ensuite que nul en France n'aura connaissance ni des événements du 21, ni de la décision de l'Empereur ; il a beau écrire : Cette détermination dont je ne fais part qu'à Votre Majesté seule peut d'autant plus facilement paraître le résultat de sa propre volonté, que je présume d'ailleurs d'accord avec celle de l'Empereur, que tout le monde et M. le duc de Dalmatie lui-même ignorent ce que j'ai l'honneur de mander à Votre Majesté à ce sujet de la part de l'Empereur ; cet internement spontané n'a rien qui doive agréer il Joseph, d'autant qu'ensuite les circonstances et les aggravations en sont précisées : Interdiction de venir dans l'intérieur ou à Paris sous quelque prétexte que ce soit ; ordre de s'arrêter à Bayonne au cas qu'il y soit arrivé ; injonction de placer sous les ordres du duc de Dalmatie la garde et toutes les troupes espagnoles ; défense à tout officier civil ou militaire de la Maison royale et à tout réfugié espagnol de passer la Garonne ; réunion dès réfugiés à Auch et dans quelques villes que le ministre désignera, et, comme terminaison, Clarke dont on sent l'embarras, met cette phrase sotte. En finissant, Sire, je regarde comme un devoir de l'emploi qui m'est confié de dire à Votre Majesté que c'est avec plaisir que j'aperçois, dans la teneur des ordres que l'Empereur m'a transmis, que, les vicissitudes de la fortune imposant à votre auguste frère la nécessité d'adopter des mesures que Sa Majesté n'a pu concerter avec vous, Sire, ces vicissitudes n'altèrent ni les égards, ni les sentiments d'affection de l'Empereur pour Votre Majesté.

Vis-à-vis de Julie que l'Empereur l'avait chargé de prévenir, Clarke a employé presque les mêmes termes. Vous irez vous-même chez la reine, avait écrit Napoléon. Il la croyait à Paris et comptait sur son intervention pour calmer Joseph ; mais Julie étant à Vichy, Clarke lui a dépêché un officier qui n'a pu arriver que le 8. Même si Julie écrivait immédiatement, sa lettre ne parviendrait à Joseph qu'après la venue de Rœderer, du colonel Verdun et même de Soult, La bonne intention de l'Empereur en est perdue.

 

Si l'on en juge par le ton des dépêches expédiées par Joseph depuis le 1er juillet, le choc sera rude. Il parle d'un ton de maitre, il prend des arrêtés qu'il rend exécutoires dans la 1r division militaire, étendant ainsi, de son chef, son commandement sur Blaye et sur Bordeaux ; il démunit Bayonne au profit de Pampelune, il réclame des fonds, il dispute avec Clarke sur sa défaite, dont il charge Clausel ; il se refuse à entreprendre des opérations offensives ; il fait solder par les payeurs français sa garde, sa division espagnole, les officiers français ou espagnols à son service, de préférence aux officiers et aux soldats français ; et puis, le ton monte et s'exaspère. Je pense, monsieur le duc, écrit-il à Clarke le 6 juillet, avoir fait assez preuve d'énergie et d'activité depuis que je suis en Espagne pour n'avoir laissé à personne le droit de nie recommander d'en avoir. Si tous les fonctionnaires publics, obligés par leur état d'avoir une opinion sur les affaires de la Péninsule, eussent dit et agi avec la même énergie que je l'ai fait depuis cinq ans, la France aurait aujourd'hui dans l'Espagne une alliée fidèle et je serais sur la frontière, non pour défendre la France contre l'Espagne et l'Angleterre, mais pour combattre l'Angleterre avec, les ressources de l'Espagne et servir la France contre sa vieille ennemie, et, en lui donnant mes soldats et mon sang, lui rendre tout ce que je lui dois. Il n'en a pas été ainsi. Je puis supporter le malheur, monsieur le duc, mais non les reproches indirects. Et il annonce que l'ennemi étant en pleine marche sur Saint-Jean-Pied-de-Port, il va s'y rendre, résolu à le combattre et à tout- mettre en œuvre pour sauver Pampelune.

Par malheur, Joseph a encore une fois été dupe de son ignorance militaire, et, tandis qu'il dirigeait le gros de ses troupes sur Saint-Jean-Pied-de-Port, et qu'il se rendait de sa personne à Espelete, Gazan, à Maya, a été attaqué par trois ou quatre divisions anglaises. Joseph a rappelé alors tontes ses troupes on marche et est venu s'établir à Saint-Pé. De là le 7, il a expédié à l'Empereur le marquis d'Almenara pour présenter les réclamations des nombreux et intéressants Espagnols qui ont suivi le mouvement des armées et qui, maintenant en France, ne peuvent retourner en Espagne qu'au moment où nos affaires seront rétablies ; — preuve qu'il ne renonce nullement à sa couronne — le 10, il a adressé à son frère un réquisitoire en règle contre Clausel qui continue à s'isoler des armées dont il fait partie, contre Suchet, qui tient plus à la conservation de Valence qu'à celle des armées de l'Empereur et à la défense des frontières de la France contre Clarke surtout, qui ne donne aucune direction, qui a séparé le général Clausel du reste de Farinée et n'a rien fait pour le forcer à s'y réunir ; qui ne veut pas croire que, à Vitoria, lui, le roi, n'avait que 35.000 combattants contre 70 à 80.000 ; qui nie que les ennemis soient les plus forts, qui, enfin, par les ordres qu'il a donnés aux divisions de l'Armée du Portugal, est la cause directe de la retraite jusqu'à Vitoria où, pour les attendre, l'armée a éprouvé une perte immense en matériel d'artillerie et où elle eût pu titre détruite par cette perte. Mais grâce à lui, Joseph, l'armée s'est rétablie, elle s'est reprise, elle a son artillerie, et, rejointe par Clausel, elle sera plus forte de 25.000 hommes qu'à Vitoria.

 

Joseph est monté au Capitole : à ce moment arrive Rœderer. Sa mission est à peu près sans objet, tout le inonde, au quartier général, sachant la nomination du due de Dalmatie, annoncée à l'ordonnateur en chef par une lettre de Lacuée qu'a apportée l'estafette. Et tout le monde l'approuve, même le roi qui n'en parait point affligé, ni même étonné[7]. Joseph commence pourtant une sorte l'apologie, où il entremêle l'aveu qu'il ne croyait pas l'art de la guerre si difficile et manquait de plusieurs connaissances nécessaires.

Survient Verdun, avec la lettre de Clarke, qu'il remet au roi. Joseph prend la lettre, fait signe à l'officier de se retirer, puis, seul avec Rœderer, il décachi2te le pli, lit, la dépêche deux fois, y tient longtemps ses yeux attachés sans rien lire, comme s'il préparait le parti qu'il allait prendre ; puis la passe à Rœderer, qui, après l'avoir lue, dit qu'elle ne contient en substance que ce qu'il avait mission d'annoncer, mais qu'elle s'adresse plutôt, au roi, lieutenant de l'Empereur, tandis que lui était chargé de parler au frère de l'Empereur. Là-dessus, Joseph éclate. Il dit que le maréchal Soult, qui avait osé l'accuser d'être d'intelligence avec l'Angleterre, avait évidemment réussi à accréditer ses calomnies et qu'il venait pour l'arrêter ; que l'ordre de rester à Pampelune ou Saint-Sébastien ou Bayonne, et surtout l'ordre de remettre le commandement de sa garde espagnole le constituaient déjà prisonnier du maréchal Soult ; que si l'Empereur n'avait voulu que son abdication de la couronne d'Espagne, il n'avait pas de raisons pour l'empêcher de revenir paisiblement à Mortefontaine ; que son seul désir était de vivre en particulier avec la reine et ses enfants, étant désabusé de toutes les grandeurs, n'aspirant qu'à la retraite et à l'obscurité, étant prêt à se démettre même de ses droits et places attachés à son titre de prince français, si l'Empereur le désirait. Il ajoutait qu'assurément il ne craignait pas de soumettre sa conduite à l'examen des juges les plus sévères, qu'il demandait même qu'on lui fit son procès, mais qu'il ne pouvait soutenir l'idée d'être le prisonnier de Soult. Quand il 'y revenait, il était hors de lui.

Rœderer, si maltraité par le roi qui parut voir dans sa mission tout ce qu'on peut imaginer de plus odieux, laissa passer l'accès et reprit son raisonnement ; il avait fort bien démêlé que d'abord, Joseph se tenait pour roi et prétendait rester roi. Ce fut donc sur ce point qu'il insista, au risque de provoquer dans l'avenir des scènes bien autrement graves. Rien ne paraissait annoncer, lui dit-il, que l'intention de l'Empereur fût de le dépouiller de la couronne d'Espagne ; l'ordre de ne pas s'éloigner de l'Espagne lui semblait au contraire annoncer que l'Empereur ne voulait pas qu'on crût qu'il y renonçait et qu'il avait disposé de la couronne en faveur d'un autre que le roi ; si l'Empereur lui avait ordonné de se rendre à Mortefontaine au lieu de rester à Bayonne, ses soupçons seraient moins dénués de fondement, mais, en le fixant à la portée de l'Espagne, l'Empereur le traitait en roi d'Espagne ; cette proximité pouvait être bonne pour entretenir, dans l'intérieur du pays, les bonnes dispositions des. partisans que le roi croyait y avoir, etc. Quant à la garde espagnole, Rœderer se portait fort que le maréchal Soult donnerait au roi tous les détachements qu'il souhaiterait pour fournir des vedettes, des postes et des escortes, et, si l'Empereur l'avait mise sous les ordres du maréchal, c'est qu'elle était une force utile à l'armée.

Peu à peu, Joseph s'était calmé. Il dit à la fin qu'il était prêt à faire tout ce que l'Empereur désirerait, à lui remettre quand il le voudrait, et le commandement de l'armée, et la couronne d'Espagne, et toutes ses prérogatives de prince français, à lui remettre le soin de sa destinée tout entière. J'avais appris sans humeur, continua-t-il, la nomination du maréchal ; vous m'avez vu en parler fort tranquillement jusqu'à cette lettre du ministre de la Guerre qui m'a fait supposer l'intention de me détrôner. Il admet donc qu'il cède le commandement et il s'en explique ; puis, il revient à Soult pour s'emporter de nouveau, mais c'est le dernier éclat. Il s'apaise, parle d'aller à Barèges ou à Bagnères, d'acheter ou de louer une terre aux environs de Bayonne pour y passer l'été avec sa famille. On lui a indiqué la terre de Poyanne qui est à Mme de Montmorency et l'idée lui en sourit. Sur ces rêves champêtres il congédie Rœderer.

Le lendemain 12, à onze heures du matin, Rœderer revient à Saint-Pé. Le roi paraît calmé ; il a mis à l'ordre de l'armée la nomination du duc de Dalmatie ; il a écrit à l'Empereur qu'il lui est pénible de ne pas aller embrasser ses enfants après tant de traverses, qu'il se fait un devoir d'attendre les nouveaux ordres de l'Empereur, quels qu'ils soient ; que les vifs et pénibles embarras de sa position sont augmentés par la prolongation de son séjour dans un pays où tant de malheureux l'entourent. Il cause longuement avec Rœderer qu'il veut accréditer comme son chargé d'affaires près de l'Empereur, et auquel il développe ses projets. Ensuite, déjeuner de Sa Majesté auquel Rœderer assiste avec quelques ministres espagnols. Reprise, après, du monologue : sur la nullité de Jourdan, l'indiscipline des généraux, les retards de Clausel. A présent, Joseph a hâte d'en finir, .de recevoir Soult, de s'en aller à Bayonne où il lui aurait été agréable que l'Empereur lui, eût fait offrir le château de Marras. À trois heures et demie, on annonce le duc de Dalmatie. Le roi l'accueille au mieux et met la garde royale à sa disposition.

Cette garde — trois bataillons d'infanterie (1.200 hommes) un régiment de chevau-légers (500 hommes, 300 chevaux), une compagnie de gendarmerie (50 hommes montés), deux compagnies d'artillerie à pied et à cheval et deux du train — est toute française. Son organisation date de Naples où des compagnies d'élite de divers régiments ont, par ordre de l'Empereur, concouru à la former ; depuis son passage en Espagne, elle a reçu un bataillon de la 4e légion de Réserve et des cavaliers pris dans les dépôts de l'armée ; elle s'est partout bien conduite, a un esprit excellent, mais n'aspire qu'à rentrer au service de France et mettrait son ambition suprême à être agrégée à la Garde impériale.

Après que le maréchal, d'autant plus satisfait de la réception qui lui a été faite qu'il s'y attendait moins, a regagné Rayonne, le roi vient avec sa cour s'établir hors ville, au Saint-Esprit. Bayonne ne sera donc pas une prison. A la maison désignée pour son habitation, vedettes des chevau-légers, poste des grenadiers de la garde royale. Cela est bien, Sa Majesté daigne témoigner sa satisfaction. Les autorités viennent lui présenter leurs hommages ; les municipaux du Saint-Esprit font valoir leurs sacrifices et demandent que le roi les mette aux pieds de l'Empereur : Il n'y a rien dans cet hommage pour le roi d'Espagne, dit Joseph à Rœderer, mais il montre que c'est une grande chose d'être le frère de l'Empereur. Il fallait le maire du Saint-Esprit pour le lui apprendre.

Au commissaire général de police, Joseph demande de prendre des informations sur les moyens de se loger avec quelque commodité et agrément dans le département des Landes ou celui du Gers, car, en attendant les ordres de l'Empereur, il désire rester le moins possible à Bayonne qui est en état de siège et le centre des opérations, où il est entouré de malheureux Espagnols qu'il ne peut secourir et de gens qu'il est forcé de congédier.

Après, dans de longs entretiens avec Rœderer, il met en état toutes les demandes qu'il veut faire porter à l'Empereur : Tl protestait, il proteste encore qu'il est prêt à abdiquer aussi bien la couronne l'Espagne que les droits de prince français, mais il est aussi véridique dans un cas que dans l'autre. Il se donne même les airs du désintéressement et il se rend facile, parce que, dans ce moment, redoutant davantage les résolutions extrêmes de l'Empereur et n'attendant rien que de lui, il joue son jeu, et, connaissant son frère comme il fait, il sait le meilleur moyen de le prendre, qui est de paraître se plier aveuglément à ses convenances et de courir au-devant de ses désirs. Saisissant l'idée que lui a présentée Rœderer et dont il s'empare d'autant plus vite qu'elle est la sienne, il part de la supposition qu'il convient à l'Empereur de faire à son égard des arrangements propres à écarter l'idée qu'il ait renoncé à la conquête de l'Espagne et qu'il lui ait donné une autre destination que celle de roi d'Espagne. Rœderer demandera donc : que l'Empereur lui continue le prêt mensuel de 500.000 francs, moyennant quoi il paiera le détachement de trente à quarante hommes de sa garde qui l'accompagnera, ses officiers militaires et civils, ses ministres, et les réfugiés civils. De la sorte, si la royauté se trouvait quelque temps sans territoire, au moins elle ne paraîtrait pas être absolument sans sujets ; ensuite, que la solde de la garde, de la division espagnole et-des officiers espagnols sans troupe, soit faite, en son nom, par un payeur espagnol ; que la division espagnole soit recrutée dans les dépôts de prisonniers espagnols ; qu'il soit formé, avec les autres prisonniers, des corps nouveaux qu'on emploiera en Italie et qui seront soldés, en son nom, par le Trésor français, Sa Majesté Catholique s'engageant à en rendre le montant à Sa Majesté Impériale lorsque l'Espagne sera remise sous son autorité.

Cette soumission absolue couvre donc exactement comme un Stuart ou un Bourbon, il joue au roi légitime, en Espagne ; à présent, c'est en France que, les mêmes prétentions que Joseph a constamment mises en avant depuis 1808 ; mais, alors, au moins était-il en Espagne ; à présent, c'est en France que, comme un Stuart ou un Bourbon, il joue au roi légitime, à la tête des quelques malheureux qu'il a entraînés dans son désastre.

 

Rœderer étant reparti pour Paris dans la nuit du 13 au 14 juillet, Joseph, le 14, profite des cinq à six cent mille francs, qui viennent d'arriver de Valence et dont il s'est emparé, pour reformer sa maison militaire et distribuer un mois de solde à sa garde ; dans la journée, il expédie son écuyer Miot en reconnaissance au château de Poyanne. C'est, dans la Chalosse, à égale distance de Dax, Saint-Sever et Tartas, une terre qui est venue à la marquise de Montmorency-Laval, de sa mère, qui était née Baylens-Poyanne, et où elle a fait récemment toutes les réparations convenables ; mais, le 15, tandis que le colonel Miot dresse de la terre une sorte d'inventaire par faits et articles, le commissaire général de police Devilliers voit, à neuf heures du matin, arriver le médecin du roi, Paroisse, qui demande un passeport pour le roi sous le nom de général Palacios, pour huit valets de chambre, pour deux personnes non dénommées que le roi paraissait être dans l'intention de s'attacher et sur lesquelles il n'était pas encore fixé et pour lui-même, Paroisse... Devilliers remet Paroisse à une heure de là et se rend chez le maréchal Soult qui s'étonne que Joseph quitte Bayonne dont il s'est engagé à ne pas s'éloigner et qui demande aussitôt ses chevaux pour se rendre chez lui : mais Devilliers, rentré à son bureau, y apprend de Paroisse que Sa Majesté est déjà en route et qu'elle est partie pour Barèges[8]. Devilliers répond par les dangers que présente Barèges qui ferait le but d'une excursion heureuse pour les insurgés, et il envoie, après le roi, Paroisse, qui espère le rejoindre à Orthez où il devait lui apporter les passeports. Des estafettes sont expédiées par le maréchal pour reconnaître la route qu'a prise le roi, et comme il s'est répandu à Bayonne qu'il est parti pour Mortefontaine ou pour le quartier général, la police fait dire qu'il s'agit d'une partie de campagne pour visiter les bords de l'Adour et les gaves de Pau et d'Oloron.

A Biaudos, Joseph a rencontré Miot de Mélito revenant de Vichy. Il lui a montré comme était profond son mécontentement ; il a fait éclater sans contrainte devant lui la fureur qu'il avait dissimulée devant Rœderer et surtout devant le maréchal. Comme l'avait prévu Paroisse, il s'est arrêté pour attendre ses passeports à Puyoo ; entre Peyrehorade et Orthez. Rejoint là par son médecin, il se décide, après une conférence agitée, à expédier à Soult son premier aide de camp, le général Desprès, qui arrive à Bayonne le 16, à une heure du matin.

Le maréchal répond à Desprès que, comme lieutenant général de l'Empereur, chargé de veiller à la sûreté des frontières et de la personne du roi, il ne peut déférer à sa volonté de se rendre à Barèges. Sans se prévaloir formellement des pouvoirs qu'il a reçus de l'Empereur, il fait pourtant sentir qu'il les possède et il exige de Desprès la promesse de l'instruire de la résidence où le roi entendra se fixer, d'après ce dernier entretien.

Desprès retourne auprès du roi qui est interloqué et consterné. Depuis le 13, il avait arrêté de se soustraire à la surveillance de Soult et à la résidence de Bayonne, puisque, à cette date, il écrivait à la reine : Je compte aller prendre les eaux de Bagnères où j'attendrai de tes nouvelles ; je viendrai te rejoindre à Mortefontaine. Il était convaincu que nul ne serait assez osé pour l'empêcher de faire à sa guise, et il constatait à présent qu'il devait compter avec l'Empereur. De Puyoo, le 16, il écrit à Napoléon une lettre qu'il date du 15 et du Saint-Esprit : Je comptais aller aux eaux de Bagnères, mais il paraît que l'on craint le mouvement de quelques bandes sur cette frontière et j'y renonce. Je cherche une maison de campagne où je puisse attendre le résultat du voyage de M. Rœderer. Si je n'avais pas craint de contrarier Votre Majesté Impériale, je me serais rendu aux eaux du Mont-Dore qui me sont conseillées pour une maladie grave dont il m'importe de dissiper les premiers symptômes. J'attends impatiemment la décision de Votre Majesté.

Soult et Devilliers sont convaincus qu'il va rentrer au Saint-Esprit. Il n'a garde : il reste à l'auberge de Puyoo, d'où, le 17, il prend la route de Dax ; à Dax, il arrête pour voir le général Darricau, qui, blessé à Vitoria, a été transporté chez lui, et, de là il gagne. Poyanne, où il arrive à quatre heures. Au mépris du décret du 22 juin et de la décision impériale du 12 septembre 1811, Sa Majesté Catholique, vêtue de l'uniforme espagnol, la cocarde espagnole au chapeau, roule en voiture à huit chevaux. Elle a une suite de plus de cent personnes, cinq fois autant de chevaux et de mulets : Paroisse, son médecin, Presle, son secrétaire, les généraux Desprès, Expert, Bigarré, Lucotte, Santiago, Strolz, Rastignac, Virnès, le duc de Cotadilla, capitaine général de la garde espagnole, puis les aides de camp des aides de camp, les adjudants du Palais, les chambellans, les aumôniers, les employés de la secrétairerie d'État et des ministères ; tout un inonde, de quoi administrer un royaume et diriger deux années.

A Poyanne, le roi, fou de jardins et de bâtisses, comme il fut toujours, ne parle que d'acquisitions, d'embellissements, de chasse et de pèche ; il veut acheter toutes les maisons de campagne aux environs, bâtir un rendez-vous de pêche sur l'Adour, déterminer les cantons pour la citasse au tiré et ceux pour la citasse à courre ; il médite de détourner les chemins qui traversent la propriété et s'inquiète de tout ce qui peut lui rendre la vie agréable et facile.

 

Il n'a pas le temps de prendre le goût de cette terre qu'heureusement il n'a point encore achetée. Clarke vient, de lui expédier l'autorisation de se retirer sans bruit et incognito à Mortefontaine. Dès le 11 juillet, l'Empereur a écrit en effet : Je comprends que le due de Dalmatie verrait avec peine le roi rester à Bayonne. Je suis d'avis que le meilleur parti est que ce prince se retire sans délai à Mortefontaine dans le plus grand incognito et sans que personne s'en aperçoive. Bien là pour être agréable ù Joseph, mais à Soult ; au contraire : Je suis aussi surpris qu'indigné, écrit-il, de n'avoir aucun renseignement sur la situation de mes armées en Espagne. J'ignore encore pourquoi on ne s'est pas lié avec le général Clausel ; j'ignore la perle qu'on a faite en hommes ; je n'ai pas reçu le récit de la bataille. Il a ordonné que Jourdan fût suspendu de sa dignité et exilé dans ses terres, sans traitement, jusqu'à ce qu'il eût rendu ses comptes de la campagne ; ce ne sera que sur une intervention assez courageuse de Clarke, qu'il se déterminera à lui accorder sa retraite et qu'il n'en soit plus question. Mais, à Joseph, dont Jourdan n'a été le plus souvent que le prête-nom inquiet et mécontent, point de grâce. L'Empereur a été exaspéré par la lettre que Clarke a écrite au roi, les compliments, les flatteries, l'espèce de justification des sévérités commandées. Je puis, écrit-il à Cambacérès, garder le ménagement de ne pas mettre le public dans la confidence de mon extrême mécontentement ; mais il est ridicule et déplacé que ce prince n'apprenne pas clairement que c'est à lui que j'attribue la faute de ce qui s'est passé depuis cinq ans en Espagne. Il n'a montré ni talents militaires, ni soins administratifs. Je désire donc que vous fassiez connaître au ministre qu'il faut que ce prince ne s'aveugle pas sur ma façon de penser à son égard ; il ne savait pas commander et il eu le grand tort à mes veux de ne pas laisser commander ceux qui pouvaient.

Lorsque, le 20 juillet, à Dresde, il a reçu la lettre où Joseph accuse le ministre de la Guerre et tout le monde, la faute de tout est à lui, écrit l'Empereur. La relation des Anglais montre assez avec quelle ineptie cette armée a été conduite, il n'y en a pas d'exemple dans le monde. Sans doute, le roi n'est pas militaire, mais il est responsable de son immoralité, et la plus grande immoralité, c'est de faire un métier qu'on ne sait pas. S'il manquait à l'armée un homme, c'était un général, et s'il y avait un homme de trop, c'était le roi.

Si fort pourtant que l'Empereur soit irrité, si profonde que soit la blessure, car les malheurs d'Espagne sont d'autant plus grands qu'ils sont ridicules, il ne songe point, comme on a dit, à décliner la responsabilité qui lui incombe, et, si cruel que l'aveu doive être à son orgueil, il le fait. En dernière analyse, écrit-il à Savary, je ne me dissimule pas que c'est ma faute. Si, comme j'en ai eu l'idée à mon départ de Paris, j'avais envoyé le duc de Dalmatie à Valladolid pour prendre le commandement, cela ne serait pas arrivé, et il écrit à Cambacérès : Je ne veux plus exposer mes affaires par ménagement pour des imbéciles qui ne sont ni militaires, ni politiques, ni administrateurs. S'il disait vrai, que de regrets il s'épargnerait, encore !

L'Empereur à consenti que Joseph se rendit à Mortefontaine, mais sous des conditions expresses : il gardera le plus complet incognito ; nul ne devra le voir, ni l'archichancelier, ni aucun ministre, ni le président du Sénat, ni les ministres d'État, ni les présidents de section. Il pourra recevoir sa femme, Madame, sa famille, quelques Espagnols de son intimité, Rœderer, sans que cela puisse être remarqué. Interdiction de venir à Paris ou Même d'en approcher. S'il venait à Paris ou à Saint-Cloud, écrit l'Empereur à Savary, vous feriez en sorte de le faire arrêter et il faut qu'il ne l'ignore pas ; c'est que, ajoute-t-il, si vous mettiez ici de la faiblesse ou que vous ne fassiez pas connaître mes intentions, le roi recevrait, deviendrait un centre d'intrigues... Il n'y a absolument que cela qui puisse le contraindre.

C'est en édulcorant fortement les ordres de l'Empereur, en leur prêtant des airs de niaiserie sentimentale que Clarke a transmis à Joseph l'autorisation de rentrer à Mortefontaine ; le commissaire général de police a délivré les passeports sous le nom de comte de Survilliers ; la plupart des officiers français de la maison royale ont déclaré qu'ils se retiraient à Pau, à Orthez ou à Toulouse pour y attendre les dispositions du ministre de la Guerre : ce sera, d'après lés ordres de l'Empereur, la proposition de rentrer au service dans le grade qu'ils avaient en le quittant, mais avec la certitude d'un avancement immédiat. Des Espagnols attachés à la personne du roi, quelques-uns, dans les premiers jours, et au milieu de la confusion, ont obtenu des passeports pour Paris. Le roi n'en retient que trois, dont le marquis de Casa-Calvo, premier chambellan et le duc de Cotadilla, capitaine des gardes.

Le 24, en même temps que la marquise de Monte-Hermoso part de Bordeaux où elle est arrivée le 2, le roi, avant réformé les trois quarts de sa maison et fait les plus belles libéralités de ses chevaux, de ses mules, etc., quitte Poyanne à cinq heures du matin, car il ne veut ni recevoir, ni faire d'adieux. A cheval, avec Miot de Mélito et Paroisse, il gagne Campagne sur la route de Mont-de-Marsan, où il prend la poste ; il traverse Bordeaux, où il est reconnu au passage par des Espagnols, et, arrivé aux bords de la rivière, il se dérobe aux vivats de la multitude en se jetant dans un bateau qui le mène à la Bastide, durant qu'on embarque sa voiture sur le bac. De là par Périgueux, Limoges et Orléans, il fait route, précédé d'un seul courrier, jusqu'à la Croix de Berny. Malgré la défense qui lui a été faite d'entrer à Paris, il veut éviter le détour et traite avec le maître de poste qui le conduit directement à Saint-Denis ; sans relayer ; le 30 juillet, à cinq heures du matin, il est à Mortefontaine.

***

Vitoria n'a point déterminé l'échec des négociations avec l'Europe ; elles n'ont été qu'un leurre tendu à Napoléon ; mais l'anéantissement des armées d'Espagne, dont on se plaît à répandre le bruit, encourage les alliés à pousser leur pointe. L'Empereur ne sait pas tout le profit qu'ils ont tiré de l'armistice, mais ce qu'il voit suffit. Bernadotte et Moreau, des rangs de l'ennemi, provoquent la défection et la guerre civile ; d'autres, leurs complices, ont, dès la première rencontre avec les plénipotentiaires russes, indiqué les points vulnérables de l'armée et livré contre elle un plan d'attaque ; travaillant l'opinion, sous prétexte que seuls ils veulent résolument la paix et que seuls ils sont capables de l'imposer à l'Empereur, ils préparent des intrigues dont la marelle est encore obscure, mais dont on sait au moins la terminaison et dont on connaît le salaire ; dans l'armée, des prétentions s'accusent, des indisciplines se font jour, des révoltes se préparent, — même, dit-on, un complot dont le secret n'est pas encore trouvé, mais que tous les contemporains signalent ; à l'intérieur, les royalistes s'agitent et organisent les réfractaires ; les associations prétendues religieuses s'étendent, échangent des correspondances et font circuler des nouvelles ; dans le Midi déjà des agents s'offrent à Wellington et entourent l'armée d'un réseau d'espions ; en Allemagne, si les princes de la Confédération du Rhin n'ont pas encore prononcé leur défection, leurs généraux ont fait marché de leur trahison et n'attendent qu'un mot d'ordre pour l'exécuter. L'Allemagne entière va tourner contre la France.

Napoléon voit l'abîme où, l'épée en main, il va se jeter pour périr ou vaincre. Il veut, avant de s'y précipiter, donner à Marie-Louise ses instructions suprêmes. Il l'appelle à Mayence où il se rend. Rien n'est changé à l'air de son visage, à l'autorité de sa parole, à la tenue de sa cour ; il projette, décide, ordonne, comme si les jours devaient suivre les jours et que, dans le palais de l'Ordre Teutonique, il fût assuré de jouir, l'an prochain, des embellissements qu'il a commandés, du Grand Appartement qu'il fait décorer et des cuisines nouvelles qui n'empuantiront plus sa chambre à coucher. Rien ne parait des émotions qu'il éprouve, car il n'a pas d'illusion et il sait compter : l'Autriche contre lui, c'est tôt ou tard la défaite, il moins d'un retour de chance auquel il ne croit plus guère. Et il veut préparer à ce qu'elle doit regarder comme un attentat contre elle, cette fille d'Autriche qui partage son trône.

Et puis, Marie-Louise partie pour inaugurer à Cherbourg ce port d'où il comptait précipiter ses flottes sur l'Angleterre, il entre dans la fournaise. Les hostilités ont, de fait, repris le 14 août, où, au mépris de la foi jurée, les Coalisés ont occupé Breslau. Que leur importe ? Armistices, capitulations, rien ne compte : contre l'ennemi de l'Europe, toute arme est loyale, tout parjure justifié. Ne sont-ils pas les envoyés du Dieu vengeur, les représentants du droit divin ? Breslau annonce Dresde et Dantzig.

Le 23 août, Oudinot est défait à Gross-Beeren et à Ahrensdorf ; le 21, à Dresde, l'Empereur lui-même l'emporte, mais son corps qu'il malmène n'a plus la même résistance et refuse le service. Est-ce cette indisposition, une confusion d'ordres, un excès de zèle ? Macdonald est battu à la Katzback, Vandamme, battu et pris à Kulm, Ney battu à Dennewitz. Partout où l'Empereur commande, victoire, partout où ses lieutenants commandent, défaite. Le cercle pourtant se rétrécit, les chasseurs s'enhardissent, la curée approche. Le 16 octobre, à Wachau, il triomphe encore ; le 18, c'est Leipzig.

***

A Leipzig, la suprématie française s'est écroulée, non vaincue, mais livrée. A ceux qui, sur le champ de bataille, au fort du feu, ont tourné leurs armes contre leurs compagnons et les ont assassinés, les oligarques ont pu décerner des, couronnes, mais quiconque porte, dans une âme de soldat, le sentiment de l'honneur, les flétrit et les méprise. Ainsi fait pour les régiments de son armée, Frédéric, roi de Wurtemberg. Mais le fait est acquis, le mouvement est si fort qu'il entraîne tout, et d'abord ce branlant royaume de Westphalie qui, depuis mars, ne se soutient que par des hasards.

 

Jérôme, en quittant Dresde le 1er juillet, n'avait guère lieu d'être satisfait. Refusé pour sou divorce, repoussé pour son projet de mariage, n'ayant obtenu aucune modération aux réquisitions qu'exercé Le Marrois, le nouveau gouverneur de Magdeburg et qui vont à 1.500.000 francs par mois, obligé de subir une garde française qui ne sera point à lui, car ni officiers ni soldats ne lui prêteront serment, il prévoyait que Napoléon en tirerait argument pour lui prendre le peu de soldats westphaliens qui lui restaient. Encore, s'il lui était permis de réunir les régiments qu'il avait dû livrer à l'Empereur et qui étaient à présent dispersés dans toute l'armée française, cela formerait, avec quelques régiments français, un assez joli corps d'armée à la tête duquel un roi pourrait paraître sans déchoir. Avec le 2e de ligne qu'il avait à Cassel, le 3e lui sortirait de Magdeburg, le 8° qui reviendrait de l'année, les quatre bataillons d'infanterie légère, la brigade des hussards, la brigade de cuirassiers, et sa garde, grenadiers, chasseurs, fusiliers et chevau-légers, il ferait figure de souverain, surtout si l'Empereur lui donnait une vingtaine de bataillons.

Mais cette demande, présentée par Berthier, n'a été accueillie par l'Empereur que sous des conditions qui devaient être intolérables à l'orgueil de Jérôme. Répondez au roi de Westphalie, a écrit l'Empereur, que jamais il n'aura aucun commandement dans l'année française si : 1° il ne fait pas connaître qu'il désapprouve la conduite qu'il a tenue l'année passée en quittant l'armée sans ma permission et qu'il en est fâché ; 2° si, en prenant du service dans mon armée, il ne se soumet pas à tous les maréchaux commandants de corps d'armée que je n'aurais pas spécialement mis sous ses ordres, ne devant avoir d'autre grade dans mon armée que celui de général de division et ne devant commander de droit, en cas de circonstances imprévues, qu'à des généraux de division ; que ce qui vient de se passer en Espagne fait connaître de plus en plus l'importance de se tenir à ces principes ; que la guerre est un métier, qu'il faut l'apprendre, que le roi ne peut pas commander, parce qu'il n'a jamais vu de bataille ; que le roi d'Espagne, à qui j'ai fait dans le temps de semblables observations, en est aux regrets et aux larmes de ne les avoir pas comprises...

Jamais Jérôme ne se pliera à ces exigences ; jamais, à ce prix, il n'acceptera un commandement ; mais, de plus en plus, l'Empereur insiste pour lui donner une garde française et cela double l'injure. Les ministres westphaliens, que le roi pousse et soutient en sous-main, élèvent chaque jour des difficultés nouvelles. Selon les projets de l'Empereur, cette garde devrait comporter un régiment de hussards, à quatre escadrons, au complet de 1.000 hommes, un régiment d'infanterie légère à deux bataillons, chacun à six compagnies de 140 hommes, avec, une compagnie d'artillerie à pied et deux pièces de canon et le cadre d'une compagnie à cheval ; enfin, elle devrait être complétée par un escadron de deux cent cinquante gardes du corps devant faire le service concurremment avec les Westphaliens. L'Empereur presse Clarke pour trouver les hommes ; il fait écrire lettre sur lettre par Maret pour que Furstenstein signe la convention. A la fin, après un mois perdu, le 31 juillet, vu toutes les difficultés qui ont lieu, il s'arrête à donner un ordre du jour, un ordre étant un acte de général en chef, et la Westphalie et le roi même faisant partie de son armée ; mais il s'est restreint au régiment de hussards que, le 3 août, Jérôme crée, par décret royal, au complet de 51 officiers et de 1.159 hommes. L'uniforme sera pantalon bleu westphalien, dolman écarlate, pelisse bleue à fourrure blanche, ceinture, schabraque, sabretache et schako écarlates, plumet blanc, buffleteries et parements jaunes. Dès le 1er août, l'Empereur a nommé le colonel, Joseph-Antoine Brincard, chevalier de l'Empire, sous-lieutenant du 10 mai 1792, homme d'énergie qui a fait toutes les campagnes et qui, depuis 1809, est major du 9e dragons. La troupe est recrutée, vaille que vaille, de détachements fournis par vingt-quatre régiments de cavalerie légère. Pour le régiment d'infanterie légère qui devra être créé ensuite, l'Empereur fait envoyer, des dépôts de Hanau et de Francfort, cinq cents hommes, venus là de tous les coins du monde, puisque, parmi deux cents isolés, on trouve jusqu'à des marins italiens. Mais le temps presse. Le 11 ou le 12, l'armistice va être dénoncé et l'Autriche, sans doute, déclarera la guerre. J'ai fait ce qui était possible pour tout concilier, écrit l'Empereur à Jérôme, mais les prétentions de l'Autriche étaient telles qu'elle se croyait en mesure de tout reprendre, même la Confédération du Rhin et Venise.

La formation du régiment de hussards devient donc de plus en plus urgente. Il est important pour Cassel que le roi ait le régiment dans sa main, écrit l'Empereur à Clarke le 12 août, et il expédie ordre sur ordre pour qu'on se dépêche, comme s'il avait deviné ce qui allait arriver.

 

Les hostilités reprennent le 17, et, dans la nuit du 22 au 23, à Zittau, au débouché des montagnes de Bohême, le 1er et le 2e Hussards westphaliens, commandés par le colonel baron de Hammerstein et par le major de Pentz, passent à l'ennemi, officiers en tête, avec chevaux, armes et bagages. Jérôme ne veut voir là qu'une conspiration isolée contre sa personne ; il fait arrêter à Cassel son premier aide de camp, le général de Hammerstein, frère du colonel, qu'il soupçonne d'être le chef du complot et l'envoie à Mayence ; il met aux arrêts dans leurs maisons les frères et beaux-frères du général ; il s'ingénie, avec son directeur de police, à suivre des trames mystérieuses qui se rattachent à des intrigues de cour.

Napoléon voit bien plus juste : c'est la Westphalie qui s'effondre. Il n'y a plus à compter sur aucun soldat, westphalien. Donc, ordre de faire mettre pied à terre aux autres régiments westphaliens qui sont à l'armée et de prendre leurs chevaux ; ordre de cesser toute levée de troupes : c'est en donner à l'ennemi ; ordre d'envoyer tout ce qu'il y a de cavaliers dans le royaume à Magdeburg, où Le Marrois les désarmera et donnera leurs chevaux à des hommes du dépôt. Il ne faut pas vous dissimuler, écrit l'Empereur à Jérôme, que, dans la situation actuelle des choses, vous ne pouvez vous fier à aucun Westphalien.

 

Cassel se trouve donc entièrement démuni, car les hussards, qui rejoignent par petits paquets, ne sont ni organisés ni habillés, et l'Empereur pourtant n'admet pas qu'aucune troupe française y soit appelée. La petite division formée à Minden sous les ordres du général Lemoine doit y rester, pour couvrir Wesel et Magdeburg ; lorsque, sur la demande du roi, Reinhard invite Lemoine à se porter à côté de Cassel, l'Empereur lui fait écrire par Maret qu'il désapprouve cette démarche. Les circonstances, dit-il, n'exigent pas un pareil mouvement. Le général a ses instructions ; il faut, dans votre correspondance avec lui, vous borner à l'instruire de l'état des choses et des nouvelles qui vous parviennent. Reinhard, ainsi semoncé, ne se hasarde plus à écrire aux généraux, lorsque, vers la mi-septembre, les nouvelles deviennent tout à fait inquiétantes seulement, comme il pense que, si Cassel est menacé, les conditions de défense seront pires encore qu'au mois d'avril, il représente au roi qu'il faudra se retirer quand le péril sera imminent et certain. Mais, dit le roi, d'un ton assez délibéré, si je faisais comme les petits princes, si je restais ? Mon intention est de rester. Mais, répond Reinhard, Votre Majesté s'exposerait... — Sans doute, dit le roi, il faudrait que l'ennemi le voulût.

Qu'y avait-il là ? Par quelque canal ignoré, par quelque Westphalien passé à l'ennemi, par quelque femme allemande, des ouvertures avaient-elles été faites à Jérôme ? Avait-il été pressenti ? Il est impossible de ne pas rapprocher cette parole, qui lui est échappée, de la lettre très respectueuse et très digne que devait, quinze jours plus tard, lui adresser Czernitcheff : Dans cette lettre écrite, non par le chef des Cosaques, mais par l'ancien diplomate, il exposait au roi qu'il n'y avait pas de raison pour que le cousin de  l'empereur de Russie, le gendre du roi de Wurtemberg, quittât ses États ; que les Alliés faisaient avant tout la guerre à l'empereur Napoléon et aux Français ; que si la Westphalie se retirait de la querelle les troupes alliées respecteraient un pays allemand et, dans son roi, un allié et un parent de son souverain. On ajoute que Jérôme n'attacha à cette lettre qu'une très médiocre attention, qu'il fit répondre par un aide de camp que, roi par les victoires de la France et pour la France ; le frère de l'Empereur ne saurait se maintenir sous le coup de ses revers, mais n'est-ce pas trop que la lettre ait pu être écrite, que Czernitcheff ait pu croire que ses propositions pouvaient être accueillies ?

Sans aller jusqu'à penser que Jérôme ait entamé une négociation, ne peut-on admettre, étant donnés son caractère et son goût d'opposition et de paroles, qu'il s'est laissé aller, avec des Allemands ou des Allemandes de son entourage, même avec des Français mariés à des Allemandes — et il n'en manque pas, à commencer par Furstenstein, marié à une Hardenberg ; nièce du principal ministre du roi de Prusse — à des discours où il a exhalé ses plaintes de l'abandon où le laissait son frère, où il a envisagé l'accueil qu'il pouvait recevoir des coalisés, où il s'est pré-alu de ses alliances de famille ? n'aura-t-il pas toléré qu'on discutât la question devant lui, bien qu'il n'eût jamais réalisé le projet d'une défection, et, pour embarrasser et taquiner Reinhard dont il connaissait la mauvaise volonté, n'aura-t-il pas lâché devant lui un tel propos pour qu'il fût rapporté et que l'Empereur averti se déterminât enfin à lui porter secours ?

Aussi bien, cela, pas plus qu'autre chose, ne devait servir de rien. Si positifs que fussent les renseignements qu'il faisait passer par Reinhard, si pressantes que fussent les lettres qu'il écrivait lui-même au major général, Jérôme se heurtait à l'obstination de l'Empereur à n'y pas croire. Tous les rapports qu'il a sont controuvés, répondait Napoléon. Il doit se méfier de ces rapports... Tous les renseignements qu'il a reçus sont exagérés et ordre était donné de ne point s'inquiéter de ce qu'il pourrait écrire.

 

Une première fois, Cassel a été sauvé par le hasard. Thielman et Platow, qui poussaient sur la communication de Cassel à Leipzig, sont entrés le 18 septembre à Mersebourg dont ils ont pris la garnison, mais, le 24, Thielman a été battu par Lefebvre-Desnoëttes et a dit se retirer ; cela est un coup de chance qui, cette fois, ne se renouvellera pas : Cassel va être attaqué de deux côtés à la fois par des colonnes mobiles qu'a expressément dirigées sur la Westphalie S. A. R. le prince de Suède, en gratitude du lion accueil qu'il reçut à Napoléonshôhe et des chevaux qu'il s'y fit donner.

L'une de ces colonnes, avant-garde du général Walmöden — trois régiments d'infanterie russe, huit cents chevaux et douze canons — passe l'Elbe à Dömitz le 9 septembre, soulève les districts du Bas-Elbe, oblige à la retraite les troupes que, sous le général Lepêcheux, Davout a, de Hambourg, envoyées contre elle, bat à Wilhemstadt une division du général Le Marrois détachée de Magdeburg, et, le 24, est à Brunswick où Jérôme a, en tout, deux compagnies de chasseurs de sa garde et deux compagnies du contingent de Waldeck. Le général de Klosterlein, commandant la division, essaie vainement de se retirer sur Wolfenbuttel ; ses quatre compagnies sont faites prisonnières.

Au Nord, Jérôme est donc entièrement découvert ; vers l'Est, à la colonne de Czernitcheff — 4.000 cosaques et dragons avec dix canons, selon les uns, 4.000 cavaliers et 2.000 chasseurs avec douze canons selon Jérôme — il oppose, à Munden (à quatre lieues de Cassel, au confluent de la Fulde et de la Werra) quatre compagnies de chasseurs-garde et 200 hussards-Jérôme Napoléon, au total 552 hommes, sous le général de Zandt ; vers Heiligenstadt, au débouché des défilés, le 3e bataillon d'infanterie légère et les deux régiments de cuirassiers, au total 1.100 hommes, sous le général Bastineller. Il lui reste à Cassel ses gardes du corps (130 hommes), son bataillon de grenadiers (500 hommes) et la portion principale des hussards équipés et montés (400 hommes). — Au total un millier d'hommes, dont la moitié rien moins que sûre et l'autre sans expérience et sans uniforme.

Comme le général Lemoine a été appelé avec sa division pour couvrir Magdeburg, que le général Laubardière, qui a remplacé Lemoine nominalement, n'a que des forces insignifiantes, qu'Augereau, avec le corps qui a été formé à Wurtzbourg, a été chargé de couvrir les derrières de la Grande Armée, Jérôme n'aurait à espérer aucun secours, n'était une colonne de marche de 3.000 fantassins et de cinq à six cents chevaux, qui, sous les ordres du général Rigaud, s'apprête à escorter jusqu'à Erfurt un convoi de munitions et attend pour partir les ordres du duc de Valmy. Le 25, le roi écrit à Kellermann pour lui demander de mettre cette colonne en route et de la diriger sur Cassel au lieu d'Erfurt.

Czernitcheff a marché le 24 à Eisleben, le 25 à Rosla ; le 26, pour éviter Bastineller, il s'est jeté de côté et, par Sondershaüsen, il est arrivé le même soir à Mulhausen, trouvant partout des guides complaisants. Sur la nouvelle de l'arrivée des Russes à Mulhausen, le roi donne à Bastineller l'ordre de se replier pour couvrir la grand'route de Francfort ; mais l'ennemi déborde Bastineller et fait filer sur Cassel huit cents cavaliers et quatre canons : ordre à Bastineller de rentrer immédiatement à Cassel ; courrier sur courrier au duc de Valmy ; panique à la cour et dans la ville.

Le 28, à quatre heures du matin, un gendarme arrive, annonçant que les Cosaques sont à Helsa, première poste sur la route de Cassel à Eisenach et qu'ils viennent d'enlever un courrier. Aussitôt, un exprès est 'expédié par Reniflard à Hédouville, ministre à Francfort ; un à Augereau que Jérôme croit toujours à Wurtzbourg ; un à Kellermann. On n'a de nouvelles ni de Zandt, ni de Bastineller. Il va donc falloir partir. Le roi fait charger les équipages, nomme Allix commandant en chef et lui confie la défense. Une reconnaissance de vingt-cinq hussards et de deux compagnies de chasseurs, hasardée dans le brouillard, est ramenée assez rudement sur la porte de Leipzig qui ferme le faubourg au delà de la Fulde. Deux canons qui y sont placés arrêtent l'ennemi assez de temps pour qu'on barricade le pont, mais c'est une demi-heure. Les Russes avancent, s'emparent du faubourg, ouvrent la prison d'État, mettent en liberté les prisonniers. Pour défendre le pont, on n'a que des hussards non équipés, ne sachant pas monter à cheval auxquels on a distribué des fusils, mais qui tiennent.

Le roi, cependant, a déjeuné de bon appétit. Il monte à cheval et, à huit heures, sur la place du Vieux Château, il annonce le départ. Un convoi, avec les Favorites, les bagages du roi qu'escortent des hussards, puis la file immense des voitures des Français cm-ployés, a pris la route de Hollande qui est libre, par Werbourg, Kleinenberg, Paderborn et Munster. Un autre convoi suivra le roi : une voiture du corps, trois ou quatre autres, le reste canons et caissons sous une escorte de hussards. On vient annoncer que quatre cents Cosaques ont passé la Fulde à gué et viennent sur la porte et la route de Francfort. Jérôme à cheval sort de la ville par cette porte, avec ses généraux et ses ministres, laissant à Allix, pour défendre Cassel, deux compagnies d'infanterie de sa garde et les hussards non montés. Lui-même emmène ses gardes du corps, les deux escadrons de hussards et le bataillon de grenadiers. Les grenadiers longent la rivière pour occuper le gué, tandis que le second escadron de hussards charge les Cosaques en tête et que les gardes du corps les tournent sur leur droite. Au gué, qu'ils regagnent en hâte, les Cosaques sont reçus par le feu des grenadiers ; et, là-dessus, le gros de l'ennemi qui occupait le faubourg, craignant d'être pris à clos, si les Westphaliens passaient le gué à leur tour, cesse le feu contre le pont et va s'établir à une demi-lieue de la ville.

Il n'y avait qu'à pousser. Jérôme est bien loin de vouloir le faire, étant convaincu que cette avant-garde allait être fortement soutenue ; il ne veut pas davantage rentrer à Cassel, quoique Allix, considérant la partie comme gagnée, lui ait envoyé une estafette pour l'engager à rebrousser chemin ; il s'arrête seulement, de dix heures à trois heures, à peu de distance de la ville, espérant constamment voir paraitre les colonnes de Zandt et de Bastineller ; à trois heures, sur un bruit que les Cosaques, longeant la Fulde, peuvent arriver avant lui ü Wabern, et lui couper la route par laquelle il espère la colonne de secours du général Rigaud, il part et va d'un trait jusqu'à Jesberg où, à dix heures du soir, il reçoit une lettre de Kellermann, lui répondant qu'il ne saurait, sans un ordre de l'Empereur, détourner la colonne du général Rigaud.

Jérôme alors ne s'arrête même pas à Marbourg , dit-il, l'esprit est trop mauvais et où la défection se mettrait parmi le peu de troupes qui lui restent. Par une étrange contradiction, il y laisse pourtant ses troupes, avec le général Danloup-Verdun, chargé d'arrêter la colonne, de rallier Bastineller, de recevoir les renforts français et, s'il est possible, de rétrograder sur Cassel ; quant à lui, il sort du royaume, et va coucher à Wetzlar, d'où il gagnera Coblentz, mais il ne passera pas le Rhin avant de connaître les intentions de l'Empereur.

Bastineller ne sera pas d'un grand secours ; arrivé le 28 au soir, avec sa troupe, à quatre lieues de Cassel, il lui reste au matin huit cuirassiers et la moitié des officiers du 3e léger, avec quoi il arrive à Hersfeld. : tout son inonde a déserté. Quant à Zandt, il rentre dans Cassel, le 20 au matin, avec ses deux cents hussards et une centaine de chasseurs à pied de la garde royale, lesquels 'se débandent à l'arrivée en ville.

C'est donc avec les hussards seuls, les deux cents de Zandt et les non montés qu'on lui a laissés, qu'Allix doit défendre Cassel. Il ramène le pont de bateaux, barricade solidement le pont de pierre, place les Westphaliens qui lui restent aux points les moins menacés, réserve les hussards pour l'attaque principale et attend, espérant que Kellermann va enfin le délivrer.

Czernitcheff, qui a perdu la journée du 29 à chercher Bastineller dont les troupes se sont débandées, revient le 30 à midi devant Cassel, avec sa troupe, grossie de trois cents déserteurs westphaliens et armée d'une dizaine de canons qu'il a glanés. Il canonne la ville, fait enlever la porte de Leipzig par le colonel Benckendorff, et, étant pressé, car lui aussi craint l'arrivée de Kellermann, à deux heures, il envoie à Allix tin parlementaire avec des conditions singulièrement favorables, rien moins que la libre sortie avec armes et bagages.

Malgré les soldats débandés, emplissant la ville, entourant son hôtel et réclamant la reddition, refuse de capituler. Le combat continue jusqu'à sept heures, point très vif de la part des Russes, assez pour que les hussards aient perdu six officiers tués ou blessés et près de la moitié de leur effectif. Allix a fait tout ce qu'exigeait l'honneur, même un peu plus. Pourtant, lorsque, à sept heures, Czernitcheff envoie un nouveau parlementaire, Allix ne signerait pas encore la capitulation, si une émeute n'éclatait et si la populace muée à la soldatesque n'envahissait son hôtel. Il signe, mais, par l'article premier, il sortira avec armes et bagages, sauf les canons ; il emmène les militaires français et Westphaliens, le corps diplomatique elles individus de la classe civile. Le 2, il arrive à Marbourg avec son convoi.

Czernitcheff, qui, dès le 30, a fait son entrée à Cassel, prend possession de la Westphalie, déclare que, de l'autorité du prince royal de Suède, le royaume a cessé d'exister, forme, de courtisans et d'employés de Jérôme, une Commission de gouvernement, s'empare des caisses publiques, requiert quantité de chevaux ; dans le palais, il se fait la main avec les objets à sa convenance, mais en laissant à la place de chacun une pancarte : Pris par le général Czernitcheff. Dans les écuries royales, il lève deux ou trois vieilles calèches, des selles, des harnais, une vingtaine de chevaux malades, ce que Jérôme a dû laisser. D'ailleurs, de la part de ses troupes, nul désordre : aucun soldat russe ne peut entrer en ville sans une permission spéciale.

La populace n'est point aussi retenue : elle pille un nombre de maisons publiques et particulières ; les ouvriers employés à la fabrique d'étoffes de laine mérinos que Jérôme a fondée, qu'il entretient, et qu'il a mise sous la direction du sieur Armélier, saccagent les machines et détruisent les bâtiments. Un bourgeois casse le nez et le bras de la statue en marbre de l'Empereur. Pourtant, pas d'excès sur les personnes. Des Françaises restées, comme M et Mme Ulliac, ne sont pas molestées. Au fond, plus de peur que de mal.

Le 3, Czernitcheff, qui a atteint son but et n'entend pas se compromettre, file prudemment et évacue la ville. A Marbourg, en effet, le duc de Valmy a fait arriver le même jour un bataillon du 127e et un du 128e qui y rallient environ mille Westphaliens, d'ont les 500 hussards Jérôme-Napoléon. Il y joint un bataillon du 51e, un du 55e, le bataillon de Marche de la Garde impériale et 1.200 cavaliers tirés du grand dépôt d'Hanau. C'est dix fois ce qu'il faut. Le général Rigaud commande cette division et Allix, en qualité de lieutenant du roi, s'apprête à reprendre possession de Cassel.

Jérôme a atteint le Rhin le 30 : sans valet de chambre, ni cuisinier, sans chemise, ni bottes, il est allé se loger au château de Montabauer, à quelques lieues de Coblentz, sur la rive droite, et, de là il a adressé un de ses pages au duc de Valmy, le sommant, sous sa responsabilité, de lui envoyer quatre mille hommes environ pour qu'il puisse se porter sur Cassel.

Kellermann n'a pas attendu cet étrange message et les forces qu'il a envoyées mettent Je roi de Westphalie, comme écrit le commissaire général de police Berckheim, à même d'occuper une partie de son royaume et de se reporter sur Marbourg ; ce qui est urgent pour prévenir une insurrection dans l'ancienne Hesse ; mais Jérôme, sorti du guêpier, n'a nulle envie d'y rentrer[9]. Le 3, quittant le château de Montabauer, où il est depuis le 30, mais où, se fiant à sen incognito, il imagine probablement qu'on a ignoré son séjour, il vient tout franchement s'établir à Coblentz. J'ai pensé, écrira-t-il à Clarke le 4, que cette ville étant tout à fait dégarnie de troupes, ma présence pourrait y être utile. En effet, délogeant de la préfecture le baron Doazan préfet de Rhin-et-Moselle, il s'y installe et, pour lui tenir compagnie, arrivent de Münster la princesse de Löwenstein, la comtesse de la Ville-sur-Illon, la comtesse de Furstenstein et Mme Chabert qui dînent avec lui et égaient ses soirées. Il y restera jusqu'à ce que le duc de Valmy ait mis à sa disposition des troupes suffisantes pour arrêter les progrès de l'ennemi et ceux de l'insurrection dans son royaume.

Ayant pris le parti de taire sa fuite et sa villégiature de Montabauer qu'il croit qu'on ignore, il est pleinement en droit de récriminer. Votre Majesté, écrit-il à l'Empereur, sait mieux que personne que j'ai prévu ce qui arrive et que, à plusieurs reprises, je lui ai proposé, pour éviter ces malheurs, de me laisser dix à douze bataillons à Cassel. C'était moins pour mes intérêts que je faisais cette demande que pour ceux de Votre Majesté.

Toutefois, étant seul à parler, car l'Empereur ne répond pas, il s'arrête. Napoléon a bien son opinion faite ; on s'est laissé effrayer, écrit-il à Murat, mais il ne peut se dissimuler que cette fois, tous les torts ne sont pas du côté de Jérôme et qu'une bonne part lui incombe. Il cédera donc sur la question des troupes et, en ce moment où il a tant besoin de tout ce qu'il a de soldats, il laissera en Westphalie les deux divisions Préval et Rigaud. Seulement il n'a point dit encore qu'il en donne le commandement, au roi qui entend l'avoir, car, écrit Jérôme : Si je n'ai pas de troupes, il vaut mieux que je reste à Coblentz ou à Marbourg, sans retourner à Cassel pour m'exposer à en partir encore.

 

Outre ces motifs, outre le dégoût qu'il a pris de son royaume, et l'agrément qu'il trouve à la société qu'il a réunie à la préfecture, Jérôme se propose un autre but en restant à Coblentz. Allix marche sur Cassel ; il y rentrera le 7 sans coup férir et Jérôme, connue il l'écrit le 9 à la reine, retarde son départ pour donner à Allix le temps de faire les exemples de sévérité nécessaires.

On a affirmé, il est vrai, par la suite, au nom de Jérôme, que le général Allix avait déployé un luxe de rigueurs tout à l'ait intempestives et qui, heureusement, se réduisirent à des démonstrations purement comminatoires ; et que Jérôme n'avait donné aucun ordre pour la répression ; le système du général Allix était, a-t-on écrit, que, dans la journée du 30 septembre, il n'avait cédé, en rendant Cassel, qu'à un soulèvement de la population. Dès lors, il y avait des traîtres, des coupables qu'il fallait rechercher et punir... Le roi le laissa faire d'abord, croyant, selon l'expression de Reinhard, couvrir tout par son droit de grâce. A la fin pourtant, il disgracia Allix.

Rien n'est moins exact que ces assertions qui ont eu pour objet de présenter un Jérôme débonnaire et clément, démocrate et désabusé.

Voici la lettre que, de Coblentz, le 8 octobre, le roi de Westphalie écrivait à son lieutenant, le général Allix : Au reçu de la présente, vous enverrez un détachement au village de Dörnberg ; derrière Napoléonshôhe, et vous ferez connaître aux habitants que si, quarante-boit heures après, ils n'ont point livré tous les gens qui ont pris les armes et tiré sur les personnes de ma maison et de mon armée, leur village sera brûlé de fond en comble ; vous exécuterez cet ordre dans toute sa rigueur.

Vous ferez arrêter et pendre, sur la place Royale, ceux qui ont insulté la statue de l'Empereur, ainsi que le nommé Steitz, ancien concierge du château de Napoléonshôhe, qui, étant concierge du château de Corvey, a quitté son poste et a, sous prétexte de reprendre ses fonctions au château de Napoléonshôhe, conduit les paysans qui ont pillé les dépendances du château.

Vous ferez mettre en prison les cieux frères Gilsa dont l'un était maréchal des logis du, Palais et l'autre officier dans les hussards.

Je veux que tous les effets pillés ou volés dans les casernes ou les magasins soient retrouvés et mis en place à mon retour.

Vous aurez bien soin de défendre à tous conseillers d'État, officiers de ma maison ou autres personnes qui ont quitté leur décoration de la reprendre.

J'entends que vous ne fassiez aucune attention aux criailleries des vieilles têtes qui ne manqueront pas de vous entourer ; je veux que vous agissiez, bien entendu que vous laisserez chaque ministre agir comme à l'ordinaire pour l'administration de leur département dont vous ne devez point vous mêler.

Je serai sous très peu de temps à Cassel.

 

La sévérité du roi n'était pas armée seulement contre les émeutiers : elle s'exerçait, écrit Malartic à Reinhard, lequel n'avait pas suivi, le roi et était resté à sa terre de Falkenlust, près de Brühl, envers beaucoup.de ses serviteurs : le prince de Hesse, le comte de Hardenberg, M. de Schultz, M. Le Camus, le général Bastineller, et surtout contre les membres du Comité provisoire nommé, au départ et avec l'assentiment de Czernitcheff, pour exercer les attributions de l'autorité souveraine. Dès son arrivée, Allix les avait destitués, fait arrêter et mettre au Castel. S'il n'alla pas plus loin, ce ne fut pas faute d'excitations venues de Coblentz, du cabinet même-du roi. On lui insinuait de faire un grand exemple sur un ou deux des membres les plus influents de la ci-devant Commission de gouvernement. Allix a refusé par une  lettre si peu protocolaire que son oncle Duviquet, qui se trouvait avec lui, S'en empara, la jeta au feu et le força à en écrire une plus convenable, quoique tout aussi nette.

Bien en prit à Allix d'être honnête homme et, quoique braque, d'avoir eu, cette fois, le sens des proportions. Le vent avait tourné et on le sentit bien lorsque le roi, ayant à la fin, le 13, après quantité de faux départs, quitté la préfecture de Coblentz, fut venu s'établir à Marbourg. Ceux qui étaient en cause étaient les parents, les alliés ou les amis de Le Camus-Furstenstein et si Jérôme, qui, comme on a vu, se plaisait, en paroles au moins, à jouer au despote et au justicier, avait eu d'abord la velléité de se rendre terriblement sévère — par la main et sous le nom d'Allix, — il n'était point homme à supporter longtemps la mauvaise humeur de son favori. Celui-ci boudait visiblement, à cause des disgrâces que le roi avait fait éprouver à son frère et à la famille de sa femme. Il prenait même la liberté de contredire et d'aller quelquefois en voiture lorsque le roi voulait impitoyablement qu'il allât à cheval. Le roi le caressait en l'agaçant. Pendant les repas, il lui lançait des boulettes de pain. Il l'appelait traître et perfide. Enfin, la paix a été faite. Peu s'en fallut que ce ne fût sur le dos d'Allix, auquel on ordonnait à présent de n'avoir pas mis en prison ceux que, hier, on lui insinuait de déférer à une commission militaire.

De Marbourg, le 15 à huit heures du matin, le roi lui écrit : Je reçois votre lettre d'hier ; si je n'avais égard à vos bonnes intentions, je croirais qu'il y a de la folie à me l'avoir écrite.

Je vous ai ordonné de ne point faire enfermer le comte de Hardenberg[10] et le baron de Schultz, ou, s'ils étaient renfermés, de les faire mettre en liberté ; je trouve extraordinaire, pour ne pas me servir d'un autre terme, que vous n'ayez pas exécuté mes ordres, vous voudrez bien vous y conformer sur-le-champ.

Je vous ai témoigné mon mécontentement sur ce que vous vous étiez permis d'occuper un de mes ministères[11]. Je vous ai ordonné de l'évacuer et vous n'avez pas obéi. Vous voudrez bien exécuter mon ordre une heure après la réception de cette lettre. Il serait assez extraordinaire qu'un de mes ministres ne pût rentrer chez lui.

Je vous le répète : Si je n'avais égard à vos bonnes intentions, je ferais un exemple de votre désobéissance.

Vos fonctions de lieutenant sont finies du moment que je suis rentré dans mes États. Il serait assez plaisant que je ne fusse pas maître chez moi...

Je serai probablement dans la soirée à Cassel ou demain dans la matinée.

 

Le voilà le tyran, d'autant plus rude à ses serviteurs qu'il est plus faible devant ses favoris, couvrant par la grosse voix qu'il fait et les airs de despote qu'il prend, les capitulations continuelles de sa volonté, rejetant sur ses subordonnés la responsabilité d'ordres qu'il les sommait tout à l'heure d'avoir à remplir et qu'il leur reprocherait à présent d'avoir exécutés. Pas bien méchant pourtant. Il a, après ces apparences de colère qui sont d'un enfant gâté — combien gâté ! — des retours gentils, des largesses qui semblent demander pardon, car, ayant, dans la journée, marché jusqu'à Wabern, à une poste de Cassel, il confère de là à Allix le titre de comte de Freudenthal, de la terre qu'il lui a donnée l'année précédente ; et, comme s'il était confus de sa faiblesse médiocrement royale à l'égard d'individus que leur position sociale rendait le plus coupables, mais que l'alliance de Le Camus faisait intangibles, il écrit à Allix : Je vous ai fait connaître que rien n'interromprait les opérations que vous avez commencées. Je laisserai punir les plus coupables ; et je ferai grâce à ceux qui seront le moins. Seulement, il ne veut pas se priver de rentrer à Cassel pour laisser Allix terminer à son compte les opérations de sévérité nécessaires : Il serait plus qu'extraordinaire, écrit-il, que je m'arrêtasse à quatre lieues de ma capitale, car, si je veux faire grâce aux innocents, je ne crains pas de punir les coupables. En attendant, il donnera une leçon sévère à ses peuples rien que par l'ordre et la marche de son -cortège, ce qui devient pour lui la grande affaire.

J'entrerai demain, à deux heures, à Cassel, écrit-il ; je ne veux ni harangue, ni réception autre que celle que je vais vous prescrire.

Vous rassemblerez toutes les troupes sur la place des États : c'est là que je me rendrai pour en passer la revue.

Vous viendrez à ma rencontre avec tout l'état-major et les gardes d'honneur jusqu'à l'Allée des Peupliers.

J'entrerai dans la ville à cheval. La compagnie des cuirassiers qui est avec moi formera l'avant-garde ; les gardes d'honneur seront en bataille sur la droite et suivront immédiatement les gardes du corps. Vous, avec votre état-major, vous me précéderez immédiatement.

Je ne veux pas de maire qui me présente les clefs, ni de gouverneur qui me présente les autorités. J'ajourne la députation de la ville jusqu'à ce que je connaisse plus positivement la conduite que ses membres ont tenue. Entendez-vous avec le gouverneur pour que tout soit fait, convenablement.

 

Ce roi jouant aux soldats de plomb, puis au cortège, comme les enfants à la visite, point méchant-au fond, mais outrecuidant et pénétré de son génie, eut le goût toujours de donner des leçons, d'apprendre à chacun son métier : aux marins, la navigation ; aux soldats la guerre, aux juristes les lois, à tous la politesse et, en post-scriptum, il dit à Allix, général depuis quatorze anis et homme d'âge : Je suis loin de douter de votre fidélité et de votre attachement à ma personne ; j'y compte dans toutes les circonstances. Quand, vous manquez, cc n'est que par les formes, jamais par le fond, mais, dans ce monde, les formes font la moitié de la besogne. Vous feriez donc très bien, pour vos propres intérêts, d'ajouter à votre esprit éclairé et à votre caractère des formes qui ne gâteraient rien et qui vous manquent totalement. Je ne me plains ni de ce que vous faites ; ni de ce que vous dites, mais je me plains de la manière dont vous le faites et dont vous le dites. Vous devez voir dans les conseils que je vous donne l'intérêt que je vous porte et l'estime dans laquelle je vous tiens.

Cela est subtil et l'esprit n'y manque point, moins encore cette assurance qui est venue à Jérôme de se sentir prince, mais comme on souhaiterait que, dans sa conduite, il eût profité des leçons qu'il donne !

 

Le roi entre à Cassel ; le soir, la ville est illuminée ; le 18, Reinhard rejoint son poste et alors, entre lui et Allix, une lutte s'engage, tristement instructive : Reinhard, ministre de l'Empereur, mais Allemand par naissance, par esprit, par éducation, par mariage, plein d'une étrange mansuétude pour quiconque est ennemi de la France, s'attaque au général Allix qui, Français de race et de cœur, prétend, selon son devoir, châtier les Westphaliens qui ont pactisé avec l'étranger et inspirer une salutaire terreur à ceux qui seraient tentés de les imiter. Chacun d'eux se dispute le roi. Jérôme, s'il a fait mettre en liberté Hardenberg et Schultz, n'en a pas moins prononcé l'exil contre les premiers dignitaires qui ont cessé de porter son ordre et ne l'ont pas suivi dans sa retraite ; il a ordonné qu'on traduisit devant une commission militaire les membres de la Commission de gouvernement instituée par Czernitcheff ; ce sont, écrit Reinhard, les hommes les plus estimables, fonctionnaires du roi, se dévouant pour la circonstance, mais absolument incapables d'en sentir les difficultés et commettant des fautes graves de forme qu'on convertit en actes de lèse-majesté[12].

Jérôme a bien l'intention de faire grâce, mais il veut qu'ils soient condamnés à mort Allix insiste pour que justice soit faite et allègue les déclarations formelles du roi. Reinhard n'a point d'arguments sérieux à présenter, mais il joue du dégoût que le roi a pris de la Westphalie, de l'ennui qu'il éprouve car les darnes sont restées à Coblentz — du regret qu'il a d'être revenu, du dédain qu'il porte à ces 8.000 Français qu'on lui donne à commander.

Voilà un beau commandement pour un roi ! Aussi, malgré que Clarke ait écrit que les troupes françaises doivent être sous les ordres immédiats du roi, Jérôme a, de nouveau, nommé Allix son lieutenant avec commandement sur tous les Français. Pour lui, si l'ennemi marche ou si les troupes qui sont à Cassel reçoivent l'ordre de marcher ailleurs, il se retirera d'un pays mûri partout pour la révolte. Et ce n'est pas Reinhard qui le retiendra : outre qu'il est mû par une question de sentiment pour obtenir la grâce des hommes respectables, ses compatriotes, il redoute l'effet que cette procédure peut produire sur un peuple exaspéré et les dangers que les Français peuvent courir dans le cas d'une seconde retraite ; sans doute aussi, les représailles contre ceux qui, comme lui, sont propriétaires sur la rive droite du Rhin. Et se fondant sur de telles raisons qui doivent trouver bien des avocats à la Cour, déclare-t-il qu'Allix sacrifie à un amour-propre irrité la sûreté du roi et les ressources les plus précieuses pour la Grande Armée.

L'Allemand qu'est Reinhard, ministre de l'Empereur des Français, a gain de cause contre le Français qu'est Allix, ministre du roi de Westphalie. Plusieurs mesures violentes sont rapportées ; Allix, auquel, sur l'ordre revu de Clarke, Jérôme a retiré le commandement des troupes françaises, reçoit sa démission et rentre en France, avec la conscience d'avoir fait son devoir à Cassel, comme il va tout à l'heure le faire à Sens.

 

Les journées s'écoulent à Cassel dans une étrange oisiveté. Les 8.000 hommes qui ont été détournés de la Grande Armée, paralysés par la présence du roi et le devoir de garder sa personne et sa capitale, sont distribués par le général Rigaud, auquel le roi en a donné le commandement sous ses ordres, en colonnes mobiles, en gardes pour les palais, en garnison pour Cassel. L'ennemi est devant Minden ; les Cosaques infestent la rive droite de la Werra et, la nuit, poussent des reconnaissances à quelques portées de fusil de la ville ; on parle d'un corps de 10.000 hommes qui se dirigerait sur Cassel ; les contributions ne rentrent plus ; les préfets n'osent même pas donner des nouvelles des mouvements de l'ennemi. Chacun, convaincu de la proximité du désastre, n'en attend que l'annonce pour prendre son parti.

Le 24 arrive le colonel Lallemand, de l'état-major du roi. Il a laissé le 18 l'Empereur sortant de Leipzig avec la Garde ; il à assisté à une partie de la retraite ; à Gotha, il a eu grand peine à se dérober aux Cosaques. D'abord, le roi écrit qu'il attendra les ordres de l'Empereur avant de se retirer à Marbourg ; toutefois avec cette réserve qu'il prévoit qu'il sera forcé de le faire plus tôt. En effet le lendemain-25, sans avoir rien reçu de l'Empereur, ni même de Murat qu'il sait arrivé à Vach et auquel il a demandé ce qui en est et s'il doit se replier, Jérôme, soit à cause des inconvénients de la guerre, soit à cause des embarras de l'administration auxquels il ne peut remédier, se décide à partir. Mais cette retraite doit être militaire ; il faut qu'on pense qu'elle a été périlleuse. Ce ne sera donc pas la route de poste que prendra le roi, mais la route directe de Cologne ou Düsseldorf par les montagnes, passant à Arolsen, Paderborn et Lippstadt, et il ira à cheval avec ses troupes. D'ailleurs, la route de poste est si bien libre qu'il engage Reinhard à la prendre et comme elle traverse Waldeck, il le charge de dire au prince de Waldeck qu'il désire être reçu sans cérémonie et, de pouvoir être à Axolsen comme chez lui — à quoi le prince Georges n'a garde de faire des objections.

 

Le 26, à Cassel, on prétend entendre le canon ; le roi, qui dit avoir reçu-de Sébastiani, par Wolff, son capitaine des gardes, l'avis qu'il ne devait pas perdre de temps pour faire son mouvement de retraite, monte à cheval à six heures du soir et prend la tête des troupes françaises qu'il a désignées pour l'escorter : un bataillon du 51e, le bataillon de marche de la Garde, un demi-régiment de gardes d'honneur, une compagnie de cuirassiers et une de dragons, à quoi s'ajoutent environ cent gardes du corps westphaliens. Pour donner l'illusion qu'il court de grands risques et la prendre peut-être lui-même, il engage son escorte dans des chemins impraticables, avec des marches-de neuf à dix lieues, éreintant son infanterie si bien que, à Hagen, où il arrive le 30, après étapes à Arolsen, Bridsow, Arensberg et Iserlohn, elle ne peut suivre.

A Cassel, durant ce temps, tout est tranquille. L'on n'a point de nouvelles de l'ennemi. Toutefois le roi a voulu se persuader que le général Rigaud avait évacué la ville. Sa Majesté craint qu'il se soit trop pressé ! Sans doute il s'en faut que, comme l'annonce le Journal de Paris, sur la foi d'une correspondance datée du 29 octobre, l'on n'y songe qu'à Euphrosine, opéra de M. Méhul qui fut représenté ces derniers temps, au théâtre de la ville, et le théâtre de la Cour semble bien avoir fait relâche après la Princesse de Cachemire, opéra de M. Blangini, où l'on a admiré surtout la gondole dans laquelle la princesse traverse la mer et une belle vue de la ville de Cachemire. Mais Rigaud est à son poste et il y reste.

Le roi, qui est toujours commandant en chef des 8000 hommes dont il a sollicité le secours et réclamé le commandement et dont il a distrait son escorte, arrive le 1er novembre à Cologne, bien portant et avec une grande dose de courage et d'espérance. Je t'avais dit, écrit-il il la reine, qu'avec les troupes que j'avais, j'étais sûr de faire ma retraite en bon ordre, c'est ce qui m'est arrivé, j'ai mis sept jours et je n'ai rien perdu de nies équipages. Dans le contentement de soi où il est, il licencie les gardes du corps qui l'ont suivi depuis Cassel ; il leur reprend leurs chevaux, leurs équipements, leurs uniformes et les renvoie nus, sans un sol de gratification. Les agents français en sont indignés.

Quant à lui, il attend la nouvelle de l'arrivée de l'Empereur à Mayence pour se rendre auprès de lui. Le 2, avant vu M. de Rumigny, secrétaire du cabinet de l'Empereur, qui lui a appris que l'Empereur va partir pour Paris, il montre un grand désir de le suivre, dès que le duc de Tarente aura pris le commandement sur toute la ligne du Rhin, depuis Mayence jusqu'à Wesel. Mais le 3, arrive à Cologne le duc Charles de Plaisance apportant pour le roi une lettre de l'Empereur.

 

Cette lettre doit être terrible[13]. On ne peut juger de ce qu'elle renfermait que par les instructions adressées le lendemain par Bassano à Reinhard, les violences de forme disparaissent, où les considérants sont supprimés, où la discussion est abolie comme l'invective, mais où les mesures imposées partent assez haut pour qu'on puisse juger quelles ont dix être les expressions de l'Empereur. L'intention de l'Empereur, écrit le duc de Bassano, est que le roi s'établisse dans un château des départements de la Sarre, de la Roër ou du Rhin-et-Moselle et qu'il y fasse venir la reine. Les dispositions de Sa Majesté à cet égard sont précises et elle désire que le roi ne s'en 'écarte point. Elles sont déterminées par des considérations telles que, si le roi ne s'y conformait pas, l'Empereur serait obligé de prendre, même envers sa personne, des mesures pour en assurer l'exécution. Sa Majesté juge convenable que vous vous expliquiez avec le roi à ce sujet... Le but sera rempli si le roi est bien persuadé des intentions bien positives de l'Empereur.

L'Empereur a été également mécontent de ce que le roi a fait et de ce qu'il n'a pas voulu faire. Il ne veut pas donner à Paris et à la France le spectacle d'un roi détrôné qui, dans son malheur, pas la consolation d'avoir laissé des amis dans le pays qu'il a gouverné. Il ne permet pas au roi de venir à Mayence. Le roi n'ayant jamais voulu suivre les conseils de l'Empereur, ni faire aucune des choses qui importaient si essentiellement â son intérêt et à celui de sa couronné, ses entrevues avec Sa Majesté ne sauraient, d'après de telles dispositions qu'être pénibles et sans objet...

Ce qu'il y a de mieux dans, des circonstances présentes, c'est que ni le roi, ni la reine ne fassent parler d'eux. Moins ils feront de bruit, mieux cela vaudra. Le roi est à sa place dans un département voisin de ses États. Il serait par exemple d'une manière, très convenable au château de Brühl. La manière d'être la plus simple et l'attitude la plus modeste sont les convenances impérieuses du moment. Sa Majesté fait sans doute une grande différence entre le roi de Westphalie et le roi d'Espagne ; cependant, elle a voulu que ce dernier ne vînt pas à Paris, restât à Mortefontaine, n'y vît ni les ministres, ni les sénateurs, ni aucun des fonctionnaires publics et se tînt dans l'incognito le plus complet.

Sa Majesté m'a ordonné d'entrer avec vous dans ces détails pour votre gouverne : Elle a pour but que le roi sache bien à quels désagréments il s'exposerait en s'écartant de ses volontés. Usez du reste de ces communications avec prudence et pour prévenir des fautes contre lesquelles Sa Majesté devrait sévir, mais ayez soin de n'aigrir ni humilier personne.

Reinhard croit avoir réussi à convaincre 16 roi qui paraît prendre son parti, cause avec le préfet, élit qu'il se décide pour Aix-la-Chapelle, parle d'y passer deux ou trois jours, annonce ensuite qu'il y restera trois semaines ou un mois, envoie l'ordre qu'on y loue pour lui la plus belle maison et, le 5 novembre, à neuf heures du matin ; quitte Cologne pour s'y rendre.

 

L'Empereur cependant, rentré à Paris après la terrible leçon donnée à Hanau aux Bavarois, a nettement jugé la situation. Les prestiges que la fortune avait présentés à ses yeux se sont dissipés : Voyant les choses telles qu'elles sont et luttant à présent, non plus pour le rêve d'une monarchie universelle, mais pour la réalité de cette France qu'il ne veut laisser ni diminuée, ni humiliée, qu'il prétend au moins transmettre à son fils telle que Consul il l'a reçue, il a pris son parti. Le Grand Empire n'existe plus, c'est la France qu'il faut défendre, dit-il le 14 novembre aux sénateurs, après avoir reçu et rendu les paroles officielles.

Sans doute, le Grand Empire est écroulé, les royaumes napoléoniens ont disparu ; mais restent les rois.

 

 

 



[1] V. L'Impératrice Marie-Louise, éd. in-8°, p. 249 et suivantes. — Napoléon et son fils, éd. in-8°, p. 241 et suivantes.

[2] Il conviendrait qu'on comparât ces faits au récit qu'a donné M. le comte de Mailly-Couronnel dans un livre qui, pour avoir reçu déjà des démentis éclatants, n'est point davantage véridique sur les points qui n'ont pas été jusqu'ici contestés.

[3] V. Napoléon et sa famille, IV.

[4] Il est impossible de ne pas remarquer avec quel acharnement le ministre de France à Cassel et Reinhard poursuivent Jérôme à toute occasion. Le mari, sans aller jusqu'à imaginer les faits, les tourne le plus qu'il peut à la confusion du roi ; mais en cela peut-être exerce-t-il un droit de critique qu'il tient de ses fonctions. Mais la femme allègue des faits qu'elle sait faux et les écrit à tous ses correspondants d'Allemagne — à des correspondants résidant dans les parties de l'Allemagne occupées par l'ennemi. Ainsi écrit-elle à la date du 28 avril : Napoléon et mon mari ne vont pas à Erfurt : Napoléon, qui n'a pas revu son frère depuis la campagne dernière, a désapprouvé ce projet et lui a interdit par lettre d'y donner suite... On disait tout haut qu'Erfurt était un prétexte et que Sa Majesté quittait sa capitale sans esprit de retour. Ne pas oublier que Reinhard, ainsi que sa femme, Mlle Reimarus, étaient Allemands, avaient tous leurs intérêts en Allemagne et pensèrent, à chaque crise, à se retirer en Allemagne.

[5] Je dois signaler ici que la partie texte des Mémoires du roi Joseph, publiés par M. Du Casse, n'est en ce qui concerne l'Espagne, que la copie des mémoires du maréchal Jourdan. M. Thiers qui avait eu ces mémoires manuscrits entre les mains en avait déjà fait la remarque ; mais il s'était contenté d'une collation superficielle ; il n'avait pas vu que M. De Casse avait coupé, avec une médiocre préoccupation de la suite des faits et de l'enchainement des idées, tout ce qui portait critique ou accusation contre Joseph. C'est là un procédé qui mérite d'être signalé. Il est heureux que le vicomte de Grouchy, en publiant le texte intégral des Mémoires militaires de Jourdan, ait permis de rectifier M. Du Casse et ceux qui l'avaient employé.

[6] M. Thiers, qui avait eu communication des papiers du roi Joseph et d'apologies dont M. Du Casse même n'a point osé faire état, a entièrement faussé toute cette partie d'histoire. Au sujet de Joseph, il a des louanges qui surprennent. Il affirme à toute page la raison, le bon sens de Joseph ; il supprime les prétentions, il justifie les inepties. Ici surtout, les contre-vérités mériteraient d'être relevées, parce qu'elles lui ont été fournies ou suggérées par les descendants du roi Joseph. — Ainsi, dit-il que Clarke adressait à Joseph les lettres les plus affectueuses, alors qu'on a vu à quel ton, dès le mois de février, était montée la correspondance. — Il dit que Clarke avait eu du courage, après le désastre, de Vitoria, d'écrire à Joseph qu'il aurait dû avoir 90.000 hommes ; Clarke était pourtant en droit de l'écrire, puisque l'ordonnateur en chef accusait 90.000 rationnaires : le ministre de la Guerre devait-il penser que Joseph faisait distribuer sur les magasins Français 15.000 rations à des Espagnols ? Il faudrait un volume entier pour établir à quel degré l'on a pu fausser l'histoire, au profit de Joseph et contre l'Empereur.

[7] On n'a cette entrevue que par le rapport adressé par Rœderer à l'Empereur ; et ce rapport, loin d'être vif, pictural, sincère, comme tant de conversations rapportées par Rœderer, est plat, sans couleur, falsifié, comme on en a la preuve par les lettres même que Rœderer écrit à Cambacérès.

[8] Le roi dit Bagnères, Devilliers dit Barèges : peu importe, c'est la même route, et, qu'il aille à Barèges ou à Bagnères, Joseph n'en fausse pas moins sa parole.

[9] Jérôme, dans une lettre à Clarke du 4 octobre, par une confusion fort habile des dates et des faits ; veut faire entendre qu'il a quitté son royaume an dernier moment, qu'il est resté sur la frontière, jusqu'au 3, que ce jour-là seulement il est arrivé à Coblentz. De là, dans cette lettre, quantité d'assertions nécessairement controuvées. Ainsi dira-t-il : J'ordonnai au général Verdun de prendre le commandement de ses forces et de se porter sur Marbourg, où il attendrait mes ordres ; je résolus de me porter de ma personne sur Wetzlar, mais, le 2, tous les rapports que je reçus me confirmèrent dans la pensée que les forcés que voulait m'envoyer le duc de Valmy m'arriveraient trop tard et ne seraient plus suffisantes pour arrêter le progrès du mal... Le 3, la confirmation de ces fâcheuses nouvelles, le manque absolu de troupes et la fâcheuse situation dans laquelle je me trouvais depuis mon départ de Cassel, m'ont fait prendre la résolution de me rendre à Coblentz avec le peu de monde qui m'était resté fidèle.

[10] Beau-père de Le Camus-Furstenstein.

[11] Celui des Relations extérieures, l'hôtel d'Allix ayant été pillé et saccagé lors de la capitulation.

[12] Il est impossible de ne point remarquer que M. Reinhard qui, avant six mois suivra de point en point l'exemple de ces fonctionnaires westphaliens, fait ici par avarice son apologie.

[13] Elle a disparu des Archives Nationales de même que les lettres écrites au moment du départ de Russie, etc.