NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME VII. — 1811-1812

 

XXV. — LES PRINCES À L'EXPÉDITION DE RUSSIE.

 

 

(Juin 1812. — Janvier 1813.)

JÉRÔME. — MURAT. — EUGÈNE.

 

Dès le début de février, la Westphalie est un camp. Tout ce qui, d'Allemagne ou de France, rejoint la Grande Armée, y passe ou y stationne. Les troupes françaises s'accroissent constamment, et, si le major général persiste à envoyer dos soldats, le ministre du Trésor, malgré les promesses de l'Empereur, persiste à ne pas envoyer d'argent. Tout ce que reçoit Jérôme, c'est un quitus de 2.494.750 francs, restant dus, sur l'année 1811, pour la solde des 12.500 hommes de troupes françaises. Le pays, tout entier occupé, est exploité à miséricorde. Point de justice contre les Français. Si des rixes s'élèvent entre soldats et bourgeois, ceux-ci ont tort, quoi qu'ils aient subi ou souffert. Magdeburg est en état de siège. Les jugements rendus par la Cour criminelle westphalienne sont cassés ; il faut des commissions militaires françaises. Brunswick, où un cuirassier à été tué par un bourgeois qu'il attaquait, est, sur l'ordre de Davout, envahi par cinq mille hommes et douze cents chevaux, qui y vivent à discrétion sur les habitants. Les généraux Saint-Germain, La Ville et Bruneau ont vainement présenté des rapports contraires : Davout met la ville à exécution sur la délation d'un homme âgé, calme, dans la véracité duquel il a lieu de mettre toute confiance, et qu'il ne nomme même pas. Sur les dires du prince d'Eckmühl, l'Empereur s'enflamme, il menace d'un châtiment inédit : déclarer la ville de Brunswick hors de sa protection impériale. Il en fera un exemple si sévère que les enfants des habitants s'en souviendront encore dans cent ans.

Parti de Brunswick, il généralise : Toute insulte à ses soldats dans le territoire de la Grande Armée sera déférée à une commission militaire française.

Jérôme ne proteste plus ; il ne s'indigne pas même. Il est tout entier aux préparatifs de sa campagne, tout aux conquêtes qu'il va faire, et à la couronne qu'il ne manquera pas de recevoir. Il doit, pour représenter dignement et se mettre à l'unisson de l'Empereur, chercher de l'argent, épuiser les suprêmes ressources. L'Empereur envoie en avant une brigade de trente-cinq chevaux de selle, et, écrit Catherine, quatre cents valets de pied et domestiques de sa maison et dix à douze femmes de chambre. On raconte qu'il y a des voitures chargées d'argenterie, de vermeil, de porcelaine. On parle de cent jardiniers et de deux cents paveurs qui suivront le camp impérial. L'Empereur n'a-t-il pas dit : Si on croit que je vais faire la guerre comme autrefois, on se trompe. Je veux que mon quartier général soit comme à Paris. Et on dit que le prince de Neuchâtel aura trente fourgons pour lui seul. N'est-ce pas là un bel exemple à montrer à un roi qui déjà — la campagne de 1809 l'a prouvé n'a pas besoin d'être excité au luxe et aux prodigalités. Tout est donc en mouvement ; la Cour entière apprête des uniformes qui remplaceront les costumes civils ; tout est aide de camp, officier d'ordonnance, maréchal des logis, gouverneur des châteaux en Espagne ou en Pologne ; les brigades de selle et d'attelage s'organisent, les voitures sèchent leur vernis neuf, les revues se passent, et toujours dans la fièvre, car l'Empereur est pressé.

D'abord, c'est le 15 mars que l'armée westphalienne devra se mettre en mouvement. Elle occupera Halle et le pays de Dessau pour passer l'Elbe au pont de Dessau. Elle laissera Brunswick et Magdeburg aux troupes françaises : néanmoins, Magdeburg devant être mis en état de défense, ce sera la Westphalie qui paiera les réparations, améliorations et démolitions : il en coûtera deux millions que dépensera le Génie français ; les autorités civiles westphaliennes n'ayant rien à y voir, le prince d'Eckmühl ordonne qu'elles quittent la ville. Jérôme ne proteste pas. Il est occupé à vanter l'excellent esprit de ses troupes, leur beauté, leur nombre. Il passera l'Elbe avec dix-huit bataillons de huit cents hommes et 2.800 chevaux ; de plus, il a à Dantzick, 3.160 hommes ; c'est une armée redoutable. Si, comme Votre Majesté me l'a fait espérer, écrit-il le 25 février, j'ai un corps de Français de vingt à vingt-cinq mille hommes, je crois, que j'aurai lieu de vous convaincre que je suis digne de vous appartenir. Il se prèle à tout ; de lui-même, il demande Vandamme pour commander son armée, et Vandamme, malgré les fâcheux souvenirs qu'il a gardés de sa campagne en Silésie sous les ordres du prince, obéit aux ordres qu'il reçoit de se mettre à la disposition du roi ; pour ses divisions, l'Empereur lui impose Tharreau, au lieu de Chabert auquel il tenait ; il lui choisira un général de brigade capable pour chef d'état-major ; — après réflexion, il trouvera un brigadier trop médiocre, et nommera un divisionnaire, le comte Marchand, qui est du premier rang de ses généraux ; — il entre dans tous les détails et remanie de fond en Comble l'organisation de l'armée westphalienne pour la rendre maniable à la guerre. Jérôme n'objecte rien, semble ravi de tout et lorsque, le 8 mars, il reçoit, de l'Empereur, l'invitation de venir de sa personne à Paris, incognito et avec très peu de monde, c'est une joie délirante.

Il part aussitôt ; il emmène très peu de monde, seulement son ministre des Affaires étrangères, son grand maréchal, son premier écuyer, un médecin, un maitre d'hôtel, deux valets de chambre, un courrier et un valet de pied. Il arrive le 13, descend aux Tuileries où, avec toute sa suite, il est logé dans l'appartement du second étage, au pavillon de Flore. Il reçoit, de la liaison de l'Empereur, services de bouche, de chambre, d'écurie, point de service d'honneur, ce dont on s'excuse sur le peu de temps qu'il restera à Paris. Jamais tel accueil, même en 1807. Et, tout de suite, la grande nouvelle : Il aura le commandement en chef de l'aile droite de la Grande Armée : plus de 80.000 hommes, les Polonais (5e corps) que commande le prince Poniatowski (40.000 hommes), les Westphaliens (6e corps) que commande Vandamme (20.000), les Saxons (7e corps) que commande Reynier (24.000). C'est l'armée qui, concentrée à Varsovie, devra défendre le grand-duché du premier choc des Russes.

L'Empereur a-t-il donc tout oublié de cette campagne de 1809 où si cruellement il a repris son frère Prétend-il récompenser en lui une obéissance qu'il n'a trouvée pareille chez aucun des siens ? Ou bien, ayant formé le dessein d'un remaniement total de l'Allemagne, par quoi la Westphalie et Berg doivent disparaître, prépare-t-il, pour son frère de prédilection, un établissement nouveau, bien plus somptueux, dans la Pologne rétablie ? A la fois sans doute ces deux dernières raisons, et l'assurance qu'il a prise, une fois pour toutes, que Jérôme, étant son frère, est égal à toutes les destinées, que ses fautes de 1809 ont été péchés de jeunesse — comme tous les autres qui précèdent — et qu'il brûle de les réparer ; que ses défauts mêmes lui serviront près d'un peuple léger, dissolu et vain ; enfin, que cela l'arrange.

Dès lors, et malgré les concurrents qui se croient des droits acquis à la couronne de Pologne, Jérôme prend l'attitude du candidat de l'Empereur.

Le roi de Saxe a été appelé, par l'article V du traité de Tilsit, à posséder, en toute propriété et souveraineté, sous le titre de duché de Varsovie, les provinces qui, au 1er janvier 1772, faisaient partie de l'ancien royaume de Pologne et qui ont passé depuis, à diverses époques, sous la domination prussienne ; il a été confirmé dans cette possession par le traité de Vienne, par lequel il a acquis la Galicie occidentale, la ville de Cracovie et la moitié des salines de Wielicka qui lui rapportent chaque année plus de six millions de francs. Il est le souverain traditionnel, désigné par l'Empereur, reconnu par l'Europe : il a été pour la France depuis 1807 un allié fidèle et un auxiliaire précieux.

Le prince Poniatowski, l'homme de la nation, a, dès 1807, organisé une armée à la tête de laquelle il a brillamment combattu en 1809 et qu'il a menée alors à de nobles conquêtes. Malgré les déceptions d'une paix où il a pu trouver les intérêts de sa patrie sacrifiés par l'Empereur à la douteuse alliance des Russes, il s'est consacré à accroître les forces militaires qu'il a portées à cent mille hommes. Il serait sans contredit l'élu du peuple, si le peuple était consulté.

Murat s'imagine avoir des droits sur la Pologne, parce que, dix ans auparavant, lorsqu'il est entré en éclaireur à -Varsovie, quelques gentilshommes pressés lui ont parlé d'en être roi ; que, depuis lors, il s'habille à la polonaise, et, sous le ciel de Naples, se coiffe d'un sczapka, se vêt d'une houppelande fourrée et se chausse de bottes rouges. Malgré ses caresses aux Polonais russifiés qui ont voyagé sur ses terres, malgré ses prétentions à parler polonais et ses succès équestres, il ne compterait point si l'on ne devait penser que l'Empereur, ayant quelques projets sur Naples, devra pourvoir d'abord à établir Caroline.

Eugène encore est, dit-on, candidat, mais malgré lui. Une seule chose ne me ferait pas rire du tout, écrit-il à Lavallette : ce serait celle qui pourrait appeler stablement ma chétive personne en Pologne. On a répandu ici ce bruit et je t'assure qu'il me fait une véritable peine. A sa femme il écrit de Paris : On assure que le roi de Westphalie pourrait bien devenir roi de Pologne. Je te cite particulièrement cette nouvelle parce que tu sais combien je serai enchanté qu'il n'y ait rien qui nous concerne et que je prie le ciel qui nous a si bien placés de nous laisser ainsi tonte notre vie. Pourtant, sans qu'il ait rien fait, on pense à lui. A son arrivée sur la Vistule, il trouvera une députation de Polonais de marque, dont plusieurs ont servi sous ses ordres en Italie, qui, en le priant de plaider près de l'Empereur la cause de leur nationalité, lui exprimeront combien ils seraient heureux de voir à leur tête un guerrier aussi recommandable et un administrateur aussi éclairé ; mais, en les renvoyant à l'Empereur, Eugène les priera instamment de ne jamais prononcer son nom.

Un tel concurrent n'est point gênant, mais, au dernier plan, il y a Davout qui, ayant commandé en chef à Varsovie et y ayant vice-régné, ne peut manquer de croire qu'il doit y régner tout à fait, aussi justement que Bernadotte à Stockholm et Murat à Naples, bien plus justement que Jérôme à Cassel. Contre celui-ci, une haine méprisante qui, remontant à l'an IX, s'est manifestée à toute occasion par des éclats ; qui, depuis 1810, par suite du commandement de Davout dans le nord de l'Allemagne et du contact forcé avec la Westphalie, s'est exercée par de continuelles violences et des actes d'une âpreté tyrannique, de mortelles insultes, de sanguinaires brutalités. Cette lutte entre Davout constamment agressif, et Jérôme, réduit à se défendre par des appels à l'Empereur qui toujours lui donne tort et le rabroue ; cette lutte, constamment inégale, où le maréchal d'Empire, duc et prince, mais jacobin tant qu'il ne sera pas roi, trouve sa joie à brimer le Bonaparte qui n'a pris que la peine de naître pour être couronné, a élevé entre ces deux hommes des ressentiments qui, à la première occasion, éclateront en scandale ; tous deux à présent courent la même chance, mais ils la courent au travers des guerres où l'un est passé maître et portera sa résolution implacable et sa tenue militaire, où l'autre, enfant présomptueux et enivré, portera ses caprices, ses coups de tête, son inconscience, et sa nullité prétentieuse.

De cette rivalité, l'Empereur n'a pas l'air de prendre plus de souci que des ambitions éveillées ou des droits acquis ; seulement, il réserve la nomination officielle. Il est nécessaire, écrit-il à Berthier, le 16 mars, qu'on ignore jusqu'au dernier moment que le roi de Westphalie commandera ma droite ; mais il ne peut empêcher que ce ne soit le bruit de la Cour et de la Ville.

Jérôme obtient tout ce qu'il demande : d'un même coup, l'Empereur ratifie au titre impérial toutes les grandeurs westphaliennes : comtes de l'Empire, Le Camus, Salha et Meyronet ; barons de l'Empire, Marinville, Boucheporn, Bruguière, Ducoudras et Duchambon, toute la bande joyeuse. Il dit des choses charmantes sur le compte de la reine. Il a son frère constamment avec lui et le traite comme son fils. Jérôme est aux anges. Il comble Catherine de charmantes bagatelles qui font ses délices, mais ne l'empêchent pas de penser que Fifi, comme elle l'appelle, va courir là une grosse aventure et qu'il pourrait bien se repentir de préférer un autre royaume à celui-ci.

Quant il repart, le 21, à sept heures du matin, il est tout activité, dévouement, abnégation. De Mayence où il est le 24 à midi, il écrit comme il est heureux de l'espoir de prouver à l'Empereur combien il sent vivement toutes ses bontés. Les chemins sont magnifiques, la pluie agréable, la neige réchauffante. Son ministre de la Guerre lui annonce un déficit d'un million et demi par mois ; il n'en ordonne pas moins, pour plaire à l'Empereur, la levée de 4.000 fantassins et de 500 chevaux : cela lui fera au total 38.000 hommes et 5.500 chevaux. L'argent manque sans doute, mais il trouvera 800.000 francs pour la première mise. Il ne fera que toucher barre à Cassel pour y pourvoir au gouvernement et, le 5 avril, il sera à Glogau, prêt à entrer en campagne.

Est-ce bien du gouvernement seul que Jérôme s'occupera à Cassel ? Sans doute paraît-il très pensif depuis son retour de Paris et ne laisse-t-il rien transpirer ; mais c'est de la politique. Il songe aussi qu'à la guerre les distractions d'un certain ordre peuvent être rares et qu'on doit y pourvoir comme au reste. Ce n'est pas tout en effet qu'on ait disposé comme il convient les services de la bouche, de l'office, de l'écurie, du cabinet, et de la garde-robe ; que, pour celle-ci seule, on ait chargé sept fourgons, avec quatre valets de chambre, deux valets de garde-robe, trois valets de pied et quelques huissiers sur les sièges ; que dans les sept voitures on ait réparti, en un service complet, quatre grands uniformes des gardes du corps, dix-sept des chevau-légers, un de général de division, un des grenadiers, un des chasseurs, un de la ligne, un costume de citasse à tir, un frac brodé, un habit bourgeois, avec l'accompagnement de deux cent six culottes et pantalons en casimir, en soie noire, en peau et en drap, du même nombre de vestes de casimir et de piqué, de deux cents chemises, de trois cent dix-huit mouchoirs, de soixante paires de boites et de souliers, et du reste, de tout le reste, compris les lits avec les draps en peau de renne, en batiste et en toile, compris les caisses d'eau de Cologne, les brosses à peau, les fers à papillotes, les robes de bain, les robes de chambre, les manchettes de botte, compris, à chacun des sept services, six crachats de France, une grand'croix de la Légion et trois crachats d'Italie ; compris les quinze décorations dont le roi est titulaire : Couronne de fer, Eléphant, Séraphins, Aigle noir, Aigle rouge, Saint-André, Saint-Alexandre, Sainte-Anne, Toison d'or, Aigle d'Or, Saint-Hubert, Saxe, Deux-Siciles, blesse-Darmstadt ; compris le sabre que le Premier Consul donna à son frère au retour de Marengo ; et, dans chaque voiture, un bidet et un pot de nuit en argent ; ce n'est pas tout qu'en dehors de ses services de voiture, il trouve, dans chacune de ses huit brigades de selle, un portemanteau renfermant quarante-sept effets d'habillement et de toilette, le change le plus complet et le plus raffiné qui soit ; il faut occuper les entr'actes et trouver un délassement aux fatigues de la guerre. Le roi justement a distingué une jeune personne qu'il destine à cet emploi et dont le père porte le titre de contrôleur-économe de la Maison des Pages. Marché conclu avec la mère : durant que M. Alexandre, qu'on prétend ignorer ces turpitudes, est nommé receveur général du département de la Fulde, ce qui ne doit pas l'étonner peu, Mme Alexandre est mariée pour la forme à M. Escalon, qui est chef du premier bureau au ministère de la Guerre, et qui, au sortir de l'église, partira pour prendre possession de l'emploi lucratif de directeur des postes de l'Armée, durant que son épouse improvisée, sous les auspices de M. le baron de Marinville, chambellan et maître de la garde-robe de Sa Majesté Westphalienne, attendra à Glogau avec les sept services de voiture et les huit services de selle, qu'il plaise au roi de l'appeler.

Ces préparatifs achevés et la régence confiée à la reine, Jérôme est si empressé de rejoindre son quartier général où il trouvera, en outre, le général Marchand et les généraux employés à l'aile droite, que devançant de cinq jours l'époque fixée par l'Empereur, il se met en route pour Glogau dans la nuit du 5 au 6 avril.

Selon les ordres, il devait y être le 10 et le 12 à Kalisch. Ostensiblement, il n'aura de commandement que sur son corps d'armée, point sur les Polonais, ni les Saxons ; mais, si les Russes, déclarant la guerre, attaquent le duché, il se rendra aussitôt à Varsovie, communiquera au prince Poniatowski et au général Reynier les ordres non cachetés qu'il a en mains et prendra la direction de l'aile droite. Au cas où rien ne porterait à penser que les Russes dussent attaquer, il pourra, après avoir bien établi son contingent et avoir pourvu à son approvisionnement, se rendre très incognito à Cracovie, où il visitera la citadelle et reconnaîtra les différentes situations de la rivière, de là à Sandomir et aux mines de Wielicka. Les connaissances locales que l'on prend soi-même sont toujours bien précieuses, lui écrit l'Empereur, et il ajoute : Tâchez de bien garder l'incognito et qu'on ne sache que c'est vous qu'après que vous serez parti.

Il y a bien à dire contre cette reconnaissance opérée au travers des États d'un souverain allié, par celui qui, tout à l'heure, va commander ses troupes, et qui est destiné à prendre sa place, mais, par là le plan de l'Empereur achève de se dessiner. Jérôme ne s'arrête point aux fadaises et en adopte l'idée avec joie. Sans plus s'inquiéter de ses troupes dont les subsistances, à Kalisch, sont si peu assurées qu'elles consomment les grains de semaine et les bœufs de labour, dès qu'il a reçu la lettre de l'Empereur, il se met en route le 22 à cinq heures du matin. C'est une joyeuse partie. Le roi, pour la circonstance, s'appelle le général de division Bruyère. Furstenstein, Chabert, le prince de Salm, le baron de Sorsum ont pris l'incognito, comme si leur nom n'y suffisait pas : jusqu'à Garnier, le chirurgien qui voulait se débaptiser. Le roi l'en a dissuadé, l'histoire moderne étant, lui a-t-il dit, peu connue des Polonais. Quelques domestiques sur le siège ou courant à cheval ; point d'escorte. Le matin du 23, on arrive à Czestochowa qui passe pour une forteresse. Pour la prendre, dit le roi, je ne ferais autre chose qu'abattre l'église dans la place qui se trouverait comblée. Cela fait rire. De là à Sievers, cette terre que l'Empereur donna à Lannes, un château assez beau en apparence, mais où l'on ne trouve pas même de la bonne eau ; bien entendu, ni lits, ni vins, choses chez nous indispensables, mais ici absolument du plus inutile luxe. De Sievers à Cracovie à cheval, vingt-trois lieues en six heures, sur des chevaux tellement grands que mes pieds, écrit Jérôme, traînaient par terre, mais n'importe, c'est le cas de dire que ce n'est pas le plus mauvais qui est le plus petit. Du reste, Furstenstein, Chabert étaient si près de leur peau qu'il n'en restait plus. A Cracovie, à peine une soirée, assez pour une aventure avec une comtesse d'occasion, et, le 25, aux mines de sel dont le baron de Sorsum — Bruguière en son nom et poète comme on sait — se charge de faire une description en vers. A la sortie des mines, chute de l'incognito. Un nègre de Saint-Domingue assure avoir servi le roi dans ce lointain pays, il y a dix ans. Reconnaissance et largesses. Le 26, on repart à cheval et, à Pétrikau, Jérôme trouve un ordre de l'Empereur prescrivant la concentration immédiate sur Varsovie : il en conclut qu'il prend le commandement et, de Wolborg, avise Poniatowski, Reynier et La Tour-Maubourg. Celui-ci avec le 4e corps des réserves de cavalerie, fait aussi partie de l'aile droite.

Ce que son armée est devenue pendant qu'il courait la poste fait le moindre de ses soucis. Le 23, pourtant, Vandamme lui a écrit : Nos maux vont en augmentant ; notre position devient de plus en plus difficile ; le pays entier est dans la disette. Plus nous approchons de la Vistule et plus notre situation empire. Déjà des habitants meurent de faim, d'autres se nourrissent de glands... Il n'en a pas moins pris du bon temps, mais, à peine revenu, le goût qu'il a d'ordonner se réveille. En son absence, Marchand son chef d'état-major, a prescrit à Vandamme de cantonner, la droite à Pilawi, la gauche à Pilika, de façon à former l'extrême droite de l'armée ; le 30, contre-ordre expédié directement par Jérôme : la droite devra être à Warka, la gauche à Villanova. Vous commencerez votre mouvement le deuxième jour de mai. Vous ne devez point faire de marche forcée ; les gardes du corps et les chevau-légers lanciers dé la garde devant rester avec moi à Varsovie où je serai le 2 mai, le général Wolff recevra désormais les ordres de moi directement. Vous devez l'en prévenir... Tel est le ton : il ne souffre pas la réplique. Vandamme pourtant présente respectueusement ses observations. Selon les instructions qu'il a reçues de Marchand, la répartition des troupes a été faite, les ordres de mouvement sont expédiés, les subsistances sont assurées ; tout ce travail devient inutile et rien ne jette le découragement et la négligence parmi les troupes comme cette incertitude sur les ordres qu'elles ont à exécuter. Colère de Jérôme ; il n'admet pas qu'on discute, mais qu'on obéisse : Vandamme obéit, mais la troupe, ne recevant aucune distribution, pille le pays aux alentours.

Il y a bien un ordonnateur en chef : un sieur Dupleix qui était, à Cassel, chef de la division du matériel au ministère de la Guerre et inspecteur aux revues, mais, outre qu'il ne connaît rien au métier, il ne quitte pas le roi, il fait figure à sa cour et ignore qu'il a une armée à nourrir. Vandamme lui écrit rudement le 3 mai : Je suis étonné de ne pas vous voir encore arrivé ici... Toute l'administration reste tranquille au moment où nous sommes dans les transes les plus cruelles. Les généraux, les officiers font le métier des administrateurs et ce n'est que par des mesures illégales et souvent peu certaines qu'ils cherchent à nourrir leurs troupes. Mais Jérôme couvre Dupleix qui n'en fait ni plus ni moins ; il charge Furstenstein, son ministre des Affaires étrangères, de signifier à Vandamme qu'il trouve ses réclamations déplacées. Et, tout à l'heure, Berthier annoncera au même Vandamme l'extrême mécontentement de l'Empereur sur les excès commis par les troupes du contingent de S. M. le roi de Westphalie dans tous les lieux où elles ont passé ; tout à l'heure, l'Empereur commandera au même Vandamme de rétablir l'ordre, de faire fusiller les soldats, de renvoyer en Westphalie les officiers coupables de pillage. Qu'y pouvait Vandamme ?

Si tels sont les procédés du roi pour faire vivre les troupes, ceux qu'il emploie pour les inspecter sont de même ordre. Par une lettre du 17 mai, l'Empereur lui a reproché de n'avoir pas encore envoyé ses observations sur Modlin ; il lui a recommandé de se rendre de sa personne à Pulstuck pour voir le pays, et constater si la manutention existe encore, à Sierock pour examiner les ouvrages commencés, à Ostrolenka pour vérifier s'il y a des ponts et dans quel état sont les anciens ouvrages de campagne qui y ont été exécutés en 1807, de se remuer enfin et de se donner du mouvement ; Jérôme, alors, imagine une tournée générale dans toute l'étendue de son armée, mais il n'y donnera pas plus de deux jours et il entend revenir coucher à Varsovie. Alors, aux relais qu'il marque, on devra rassembler quarante des meilleurs chevaux de trait des environs qu'on fera demander chez les seigneurs pour être attelés et conduire les six voitures du roi ; là où il n'y aura ni seigneurs ni chevaux, on prendra, pour relayer les voitures, trente-six chevaux d'artillerie, et, pour monter les courriers ou écuyers de Sa Majesté, six chevaux de troupe ou de paysans. A chaque relai, escorte de cinquante hussards. Et ainsi, sans arrêter nulle part, Jérôme pourra dire qu'il a vu tous ses soldats.

A Varsovie, bien que s'étant logé par discrétion au palais de Brühl et non au palais du roi, Jérôme joue à la couronne comme les enfants jouent à la Madame. L'étiquette dont il s'entoure est aussi sévère qu'au palais de Cassel, et les entrées y sont aussi strictement réglées. Sa Majesté a daigné accorder les grandes entrées aux ministres polonais, au grand écuyer Alexandre Potocki, au grand porte-glaive prince Sapieha, au maréchal de la Cour Malachowski, au résident de France et au préfet du département, mais il entend qu'on profite de cette faveur. Il a annoncé qu'il tiendrait cercle et que les dames pourraient lui être présentées : il en vient quelques-unes, niais peu, et elles ne reviennent pas ; il a pensé à des bals, mais l'étiquette l'a arrêté. Il s'est rabattu sur des dîners qui sont ennuyeux, et, las alors de la société, il s'en est si bien consolé, dans un pays où la beauté des femmes n'est ni rare, ni exclusive, qu'il renvoie Mme Escalon à Cassel où on la voit revenir avec étonnement, et que les dames qui ont refusé de paraître à son cercle s'indignent sur les créatures qu'il admet à son intimité.

Des légendes se forment sur le bain de rhum qu'il prend le matin et le bain de lait qu'il prend le soir, sur l'indicible élégance de ses dessous qu'il ne met qu'une fois, sur son extraordinaire prodigalité qui, à des jours, tourne court. Ainsi s'est-il fait présenter le centenaire polonais, Narocki, qui passe pour avoir cent vingt et un ans et demi, et auquel l'Empereur a assigné en 1807 une pension de 2.000 francs : il l'a regardé, l'a fait causer, et l'a congédié sans lui rien donner.

Pour occuper les heures qu'il ne peut plus agréablement employer, le roi fait chercher M. de Pradt, l'archevêque de Malines, qui est à Varsovie comme ambassadeur de l'Empereur, et, durant de longues heures, suivant une habitude qu'il tient de famille, il se promène de long en large dans les salons, en parlant. Il parle beaucoup, et l'étrange confident qu'il a pris, harassé de fatigue après ces audiences marchées de quatre heures, le jalouse de parler plus que lui. Il se venge en écrivant : Ses causeries sont éternelles et presque toujours très vides... Grand enthousiasme pour son frère ; j'ai vu dominer en lui l'attachement pour sa femme et sa famille ; son ambition me parut ardente ; il aspirait au trône de Pologne et me disait un jour en parlant du roi de Saxe : Ce pauvre roi ! Il croit que cela est pour lui ! Il s'exprimait mal sur le compte des Polonais qu'il traitait de Gascons et de pauvres gens. Il se félicitait d'avoir fait un coup de maitre, tant la vanité s'en prend à tout, en évitant de se loger au palais du roi, dont il aurait eu dès lors l'air de prendre possession. Tout cela au fond n'est point grave. Avec un degré de légitimité de plus et un degré de puérile vanité en moins, Jérôme eût passé pour un prince distingué, mais l'idée qu'il a de lui-même gâte tout.

Lorsqu'il suspend avec de Pradt, c'est, à défaut d'interlocuteur, pour dicter, toujours en promenant, des lettres de premier mouvement où il commande, réprime, invective, de ce ton qu'il croit royal, aussi bien Vandamme que Reynier ou Poniatowski, ou Davout ou Eugène. Il se donne tort, même s'il a raison et s'attire ainsi, de Dresde, ce premier coup de fouet de l'Empereur : Je lui ai dit avant de lui donner un commandement : Si c'est comme roi que vous voulez aller à l'armée, vous pouvez rester à la maison. Pourquoi venait-il donc ? Il n'avait qu'à rester chez lui.

C'est la commission aimable qu'il charge Catherine de lui transmettre ; directement, dans ses lettres, il lui fait meilleure mine. On dirait qu'il l'attend tout à l'heure aux batailles et aux grandes opérations de guerre ; que, pour effacer le ridicule de ses façons royales, il compte sur la subite révélation d'un général actif, vigoureux, infatigable, saisissant l'esprit du plan de campagne, exécutant sa partie avec intelligence, prévoyant tout, réparant tout, prenant le métier à cœur et sentant que sa couronne est au bout de son épée. Dès son arrivée à Posen, il le tient en haleine, ne lui ménage ni les avis ni les ordres ; toutefois, dans les ordres, il laisse comme une part à la discrétion de Jérôme. Il s'exprime sous forme de conseil et de désir, comme si, par là il voulait tâter son ardeur, savoir à quel point elle est franche, et jusqu'où elle peut le porter. Je désire, lui écrit-il, que vous fassiez telle, telle reconnaissance. Jérôme ne reconnaît rien et il reste à Varsovie, donnant de là ses ordres sans s'inquiéter s'ils contredisent ou non ceux du major général.

Si agréablement qu'if soit à Varsovie, il est bien obligé à la fin d'en sortir. Le 5 juin, l'Empereur lui adresse ses instructions : Jérôme avec toute son armée s'avancera par Pultusk, Ostrolenka, Goniondz, sur Grodno ; Reynier, s'écartant seul un peu de cette direction, remontera le Bug pour donner la main aux Autrichiens. Si Jérôme apprend que Bagration remonte la rive droite du Niémen, de Grodno à Kowno, il le suivra sur la rive gauche et serrera contre le prince Eugène, qui serrera contre le gros de l'armée ; si, au contraire, Bagration se jette sur Varsovie et sur les Autrichiens, il le laissera faire, avertira Schwarzenberg afin qu'il se replie sur Varsovie et Modlin, et, quand Bagration sera bien engagé sur la droite et sur les derrières de la Grande Armée, il se rabattra sur lui et le prendra avec tout son monde, comme Mack fut pris à Ulm. L'Empereur, ainsi qu'il l'écrit le 11 juin, est en une telle manœuvre, de laisser beaucoup à l'initiative de ses lieutenants et de se fier à leurs talents. Mandez au roi, écrit-il à Berthier, que la lettre que vous lui avez écrite lui fait suffisamment connaître mes intentions, mais que nous sommes tellement éloignés que c'est aujourd'hui à lui à manœuvrer selon les circonstances dans l'esprit général de ses instructions.

Le 15, ordre de se mettre en mouvement et d'avoir son quartier général le 20 à Nowogorod : les premiers coups de fusil seront pour le 22 ou le 23.

Avant de quitter Varsovie, Jérôme prend des précautions qui font penser : il laisse au palais de Brühl Marinville, avec une garde westphalienne, pour veiller à ses affaires particulières et conserver le palais que Pradt convoite. Il lui est expressément recommandé de ne pas abandonner la possession du palais de Brühl que Sa Majesté s'est réservé en son entier jusqu'à nouvel ordre et qui contient ses effets particuliers et ses archives, comme aussi de n'en pas laisser sortir les meubles, et, dans le cas où les autorités civiles et militaires, sur son refus de rendre l'un ou l'autre, persisteraient dans leurs demandes, il est autorisé à leur communiquer la présente instruction, afin que chacun reste convaincu que telle est la volonté du roi et renonce dès lors aux prétentions qu'il aurait pu former à cet égard. Cela, qui est signé : Par ordre du roi : Le secrétaire du Cabinet : BARON DE SORSUM, implique des idées de prochain retour. En effet, soit que Jérôme soit déjà dégoûté de cette guerre qui n'est pas même commencée, soit qu'il n'ait pas rencontré chez les Polonais l'enthousiasme qu'il attendait et que le royaume lui paraisse peu désirable, il annonce, aussi bien à Catherine qu'à Siméon, que ni lui, ni l'Empereur n'y pense, et que la Westphalie rassurée peut compter sur lui.

Avant même la mise en marche, retardée par Jérôme du 15 au 18, le conflit est ouvert avec Vandamme. Jérôme a donné le commandement général de l'artillerie de l'aile droite au général Allix, directeur de l'artillerie en Westphalie. Allix, forte tête, intelligence remarquable, mais déjà cerveau détraqué, se tient seul capable de conduire des grandes opérations, et, en même temps, descend dans tous les détails, dispose de tout ce qu'il trouve sous sa main et, sans s'inquiéter des ordres, des chefs, de la hiérarchie, dès qu'il trouve des Westphaliens, s'en empare et les commande ; ce désordre compromet tout, écrit Vandamme, et, un autre jour : Je prie Votre Majesté de défendre au général Allix, commandant l'artillerie, les ponts et le génie de l'aile droite, de disposer du commandement de mon artillerie. Mais tout est bon qui vient d'Allix comme de Dupleix : Allix est en faveur. On le verra bien le 29, à la prise de Grodno, où le roi compose la colonne d'attaque du 1er régiment d'infanterie polonaise, du tee régiment de chasseurs polonais et du 12e lanciers polonais, tête de colonne du 5e corps : il en enlève le commandement à Poniatowski et aux généraux polonais et il le donne au général Allix !

C'est le 29, en dernière analyse, que l'Empereur s'attend que Jérôme sera entré à Grodno où ses ordres, en date du 21 et du 22, lui enjoignaient impérativement d'être le 25 ou le 26. De Grodno, je désire, écrit il, que le roi se rende avec la plus grande activité à la suite de l'ennemi. Je fais marcher des divisions sur la tête du général Bagration qui, je suppose, aura pris la route de Minsk. L'ennemi a bien évacué Grodno le 29, mais Jérôme n'y entre que le 30. Il s'empresse d'expédier à la reine une estafette pour lui annoncer sa glorieuse victoire et son prochain retour : J'espère qu'avant peu nous serons réunis ; c'est le but de mon bonheur. Puis il s'arrête six jours à Grodno.

Il y destitue Vandamme. Le 3 juillet, Vandamme lui a écrit : Sire, les maux du 8e corps sont à leur comble et, si Votre Majesté ne daigne pas remédier à la situation affligeante où se trouvent tous les corps, je serai obligé de la prier de me permettre de céder à un autre le commandement dont l'Empereur m'a honoré. Il est impossible de supporter plus longtemps ce qui se passe autour de moi. L'ordre a disparu ; la violence règne partout au nom de Votre Majesté ; l'on viole toutes les formes et les convenances. Polonais et Westphaliens s'en plaignent et personne ne semble en avoir averti Votre Majesté. J'y suis donc obligé autant par mon devoir que par mon attachement à votre personne. Je prie Votre Majesté de se pénétrer de notre situation : Elle y est doublement intéressée et il n'y a plus de temps à perdre. Les résultats les plus affreux ne peuvent que naître d'un désordre aussi inouï. Vandamme s'est mis en mauvaise posture en dénonçant Dupleix après Allia : crime de lèse-majesté, le roi le lui fait voir : Je reçois votre lettre d'aujourd'hui. Dans ce que vous appelez désordre, je ne vois au contraire que l'établissement régulier des mesures que j'ai prescrites... En conséquence, d'après votre lettre, comme je ne changerai rien à l'ordre établi, vous êtes autorisé à vous rendre à Varsovie où vous attendrez les ordres de Sa Majesté l'Empereur auquel j'envoie votre lettre en lui rendant compte de ce qui se passe. Vous remettrez le commandement au général Tharreau auquel je viens d'expédier l'ordre de le recevoir de vous. Pourtant, il faut donner une tournure à ce départ et cela se fait au moyen des antécédents qu'on attribue à Vandamme : J'ai été obligé, écrit Jérôme à la reine — et sans doute en écrit-il autant à l'Empereur — d'ôter à Vandamme le commandement du 8e corps ; il en faisait de toutes les couleurs, pillant, volant, donnant des soufflets, des coups de pied à tout le monde. C'est incroyable la haine que son nom inspire dans le pays. Les habitants en ont une frayeur inconcevable. Je présume que l'Empereur le renverra chez lui ou lui donnera un commandement sur les derrières.

Outre cette occupation d'arranger la vérité, et on voit qu'il y excelle, il a celle de paraître à des dîners et à des bals, et celle plus agréable sans contredit de rendre hommage à la beauté polonaise. D'ailleurs, il prétend tout mener, tout conduire, voir de haut les opérations et, non content de ses quatre corps d'armée, il entreprend sur Schwarzenberg auquel il expédie des ordres du ton royal qu'il a adopté, mais l'Autrichien répond à Marchand sur le mode ironique : Je suis charmé de voir que Sa Majesté le roi semble approuver les mouvements que j'ai fait faire à mon corps d'armée, et il ne se donne pas même la peine de cacher son dédain pour les conceptions stratégiques de Jérôme.

L'Empereur s'agace, s'énerve, et peu à peu monte le ton. Le 3 juillet, il fait écrire par le major général : L'Empereur a vu avec peine que le prince Poniatowski n'ait pas marché à la tête des troupes qui ont été à Grodno. Cela ne regardait pas le général Allix. L'intention de Sa Majesté est que chacun commande ses troupes ; en agissant différemment, on établit un esprit de jalousie qui ne peut que nuire aux opérations.

Le 4, il écrit lui-même : J'ai reçu votre courrier parti de Grodno à 4 heures du soir. Son arrivée m'a été extrêmement agréable, espérant que vous auriez envoyé au major général des nouvelles du corps de Bagration, de la direction qu'a prise le prince Poniatowski et des mouvements de la Volhynie. Quel a été mon étonnement d'apprendre que le major général n'avait reçu de vous qu'une plainte contre un général ! Je ne puis que vous témoigner mon mécontentement du peu de renseignements que je tire de vous... Il est impossible de faire la guerre ainsi : vous ne vous occupez, vous ne parlez que de babioles et je vois avec peine que tout est petitesse chez vous. Il ajoute de sa main : Vous compromettez tout le succès de la campagne de la droite. Il est impossible de faire la guerre ainsi.

Le 15, le mécontentement de l'Empereur s'est encore accru : Vous ferez connaître au roi de Westphalie, écrit-il au major général, que je suis extrêmement mécontent qu'il n'ait pas mis toutes ses troupes légères sous les ordres du prince Poniatowski aux trousses de Bagration pour harceler son corps et arrêter sa marche ; qu'arrivé le 30 à Grodno, il devait attaquer sur-le-champ l'ennemi et le poursuivre vivement. Vous lui direz qu'il est impossible de manœuvrer plus mal qu'il ne l'a fait... que, pour s'être éloigné de toutes les règles et de ses instructions, il fait que Bagration aura tout le temps de faire sa retraite et qu'il la fait à son aise... que le prince d'Eckmühl est, aujourd'hui 5, avec une partie de son corps aux environs de Wologin, mais ne sera pas assez fort pour arrêter Bagration, puisque celui-ci n'est gêné par rien. Mandez donc au roi qu'il donne ordre sur-le-champ au prince Poniatowski de partir avec sa cavalerie et tout ce qu'il aura de disponible, pour se mettre aux trousses de Bagration. Vous lui direz que tout le fruit de mes manœuvres et la plus belle occasion qui se soit présentée à la guerre ont échappé par ce singulier oubli des premières notions de la guerre.

Le 6 enfin, la mesure est comble. L'Empereur comprend qu'à laisser aller ainsi Jérôme, il ne manquera pas seulement la première partie de la campagne, mais la campagne entière ; il ordonne qu'en cas de réunion des 5e, 7e et 8e corps et du 4e des réserves de cavalerie avec le corps commandé par le prince d'Eckmühl, le commandement général soit déféré au prince d'Eckmühl comme au plus ancien général. Toutefois, tant il pousse loin les ménagements vis-à-vis de son frère, il prend des précautions : Davout tiendra cet ordre secret ; il n'en fera usage qu'en cas de réunion au corps du roi de Westphalie et si le bien du service l'exige.

Ce même jour, 6 juillet, à cinq heures du matin, le roi, fort guilleret, a quitté Grodno. Ces quelques jours n'ont fait de mal à personne, écrit-il à la reine, et le contentement qu'il éprouve ne saurait manquer d'être partagé : L'Empereur est entré à Wilna, dit-il, le même jour que je suis entré à Grodno. Ainsi, il ne pourra qu'être, je l'espère, satisfait de son aile droite.

On a vu comme il l'était. Pour innocenter Jérôme, on a écrit, en son nom, qu'un grand orage, survenu le 29 juin, avait rendu les routes impraticables, que les subsistances manquaient et que les troupes étaient fatiguées. Que Jérôme ne se souvenait-il alors de ce qu'il écrivait le 10 mai 1809 au général d'Albignac, envoyé par lui à la poursuite de Schill : Des troupes sont-elles jamais fatiguées lorsqu'il s'agit de poursuivre l'ennemi ? Le premier principe à la guerre est de toujours attaquer. Si vous et le général Gratien aviez fait douze et quinze lieues par jour au lieu de n'en faire que cinq à six, pas un homme de la troupe de Schill n'eût échappé. Sans doute ; mais alors il commandait, à présent il exécute. Si ses soldats ne peuvent marcher, comment font ceux de Bagration et de Davout ? En admettant, par impossible, qu'il eût été arrêté le 1er, le 2, même le 3, que ne marchait-il le 4, où il a mis le 5e et le 8e corps en route sur Nowogorodek ; que ne marchait-il le 5, où l'on a prétendu qu'il avait établi son quartier général à Skidel, alors que l'on a une lettre de lui datée de Grodno, le 6 à trois heures du matin ? En réalité, il a quitté Grodno le 6 à cinq heures du matin et toute l'excuse qu'il trouvait alors à ces six jours de retard, il ne la tirait ni de l'épouvantable orage, ni d'une prétendue marche rétrograde qu'il aurait dû ordonner aux troupes parties dès le ter, mais de la fatigue, des temps et des chemins affreux. Les troupes, écrivait-il, ne sont arrivées que les 1er, 2 et 3... J'ai dû leur donner le 4 pour se reposer. Le 5 on s'est mis à la poursuite de l'ennemi. Et, tant il compte sur l'indulgence habituelle de son frère, qu'il ajoute, d'un ton léger : L'avenir réparera le passé, si j'ai fait une faute.

Mais l'Empereur ne badine pas à la guerre. Il lui doit tout, mais il lui donne tout, son génie, son activité, son sommeil, ses repas, son bien-être : Rien ne compte pour lui dès qu'il est en opérations ; il traite tous les détails sérieusement ; il subordonne tout au but ; il est soldat, parle, agit, vit en soldat. Les façons de son frère, si loin des siennes, vont à l'encontre de ce qu'il tient pour le devoir nécessaire, l'obligation primordiale : celle d'être victorieux et de tout faire pour l'être, et il reprend alors Jérôme avec une sévérité qui ne lui passe plus rien. Votre Majesté, lui fait-il écrire le 7 par Berthier, parle de deux séjours à donner à ses troupes quand il s'agit d'aller à marches forcées, puisqu'on est aux mains... Sa Majesté ne trouve pas vos lettres d'un style assez militaire. Sa Majesté n'y peut puiser aucun renseignement. Pour Reynier, le roi a violé ses instructions générales ; pour Poniatowski, il ne l'a pas fait marcher ; la route qu'il a prise est mauvaise. Les deux ou trois jours que les troupes de Votre Majesté ont perdus ont peut-être sauvé Bagration.

Le 8, il écrit lui-même : Il résulte des renseignements du prince d'Eckmühl que Platow, après avoir marché sur Iwié, faisait sa retraite le 6 au soir sur Nicolaïew ; que la cavalerie ennemie qui était à Kamen paraissait également en retraite ; que, si vous aviez eu les premières notions de ce métier, vous auriez été le 3 au même lieu où vous étiez le 6, et bien des événements, résultats des calculs que j'avais faits, m'auraient fait une belle campagne. Mais vous ne savez rien, et non seulement vous ne consultez personne, niais vous vous laissez guider par de petits motifs. Croyez que tout- est à jour ; je vous rendrai justice quand vous le mériterez, mais, jusqu'à cette heure, je suis bien mécontent de tous les motifs qui vous dictent ces petites mesures. Et il conclut pourtant : Agissez vigoureusement et vivement et ne rougissez pas de consulter sur ce que vous ne savez pas. Élevez-vous à la hauteur des succès et du bien de l'armée, et étouffez toutes les petites vues secondaires.

Cette exhortation ne répare point la blessure faite à la vanité de Jérôme. Sur cette lettre, il prend son parti. En même temps que, de Bielitza, le 9, à six heures du matin, il écrit à l'Empereur : Les reproches que Votre Majesté me fait ne sont nullement mérités. Ce qui m'afflige le plus, c'est de n'avoir point, avec la meilleure volonté, rempli ses intentions, il écrit à Catherine : Les Anglais, dit-on, veulent faire une descente ; dès lors, après que j'aurai jeté Bagration de l'autre côté du Dniéper, où l'aurai battu, je pense qu'il serait possible que l'Empereur voulût m'envoyer avec mon armée, ou avec celle qui se forme contre eux, pour défendre le Hanovre et mes États.

Ainsi, le 9 juillet, Jérôme a formé sa résolution de quitter l'armée. Déjà il en a marqué des indices, à présent il la montre nettement. Las de la guerre active qu'on veut lui faire faire et des semonces qu'il s'attire en ne la faisant pas, dégoûté par avance d'un royaume qui est au bout du monde et dont on ne lui a pas même offert la couronne, il n'attend, ne cherche, ne rêve qu'un prétexte pour se retirer. Si ce n'est pas celui des Anglais, ce sera un autre, n'importe lequel.

L'Empereur, de son côté, reconnaît la faute qu'il a commise en confiant des opérations aussi intéressantes à un tel lieutenant. Il a hâte de se débarrasser de lui pour regagner le temps et l'occasion perdus. Sur sa lettre du 9, il lui répond durement le 10[1], qu'il n'a qu'à s'en aller, que lui, l'Empereur, ne met aucun obstacle à son départ.

Le 10, dans un combat près de Mir, la division Rozniecki, du corps La Tour-Maubourg, perd 500 à 600 hommes, et cela parce que Jérôme à méconnu les instructions données par l'Empereur, que le général La Tour-Maubourg ait avec lui, non seulement sa cavalerie légère, mais toute sa cavalerie et son artillerie légère. Napoléon s'indigne : Mandez au roi de Westphalie, écrit-il à Berthier, que je suis très mécontent de l'affaire du 10, qu'il a donné une mauvaise organisation à son armée ; que son armée est la seule qui ne fait pas son devoir ; que si le général La Tour-Maubourg avait été à la tête de sa division, il aurait été le maître de la conduire convenablement ; qu'il est inouï et que c'est n'avoir pas les premières notions de la guerre que de poursuivre 6.000 Cosaques et 4.000 hommes de cavalerie de ligne, c'est-à-dire 10 à 11.000 hommes de cavalerie avec une division de cavalerie légère... que, de sa personne, il devait âtre à l'avant-garde, que rien ne remplace le chef ; que ce n'est pas ainsi qu'en agissent les commandants des autres corps... Un réquisitoire, où chaque phrase nette, brève, coupante, faisant le bruit d'un battement de fer, notant comme l'aller et venue d'une dictée fiévreuse, atteint plus sûrement, plus profondément que la période de reproches injurieux, se terminant par une absolution finale — mais au moment où Jérôme reçoit cette lettre, il a trouvé le prétexte qu'il attendait et il s'est démis de son commandement.

Le 12, à deux heures, il est arrivé à Mir ; il a, sur-le-champ, porté en avant toute sa cavalerie qui, refoulant l'arrière-garde russe sur Neswij, l'a suivie et est entrée après elle. Annonçant ce mouvement à Davout, avec qui il communique pour la première fois, il a cru bon de lui suggérer ses opérations ultérieures : Si comme je n'en doute pas, mon cousin, lui a-t-il écrit de Mir, le 12, à neuf heures du soir, vous vous portez sur Bobrouisk, Bagration n'aura plus d'autre retraite que sur Pinsk et la Volhynie. Dans le premier cas, il trouvera les Autrichiens et les Saxons qui arrivent à Slonim ; dans le second, je le poursuivrai, sachant que je suis soutenu par vous, de manière à ce qu'il ne puisse échapper... Soyez persuadé, mon cousin, que des troupes sous mes ordres ne négligent ni marches, ni rien de tout ce qui peut assurer le succès des armes de l'Empereur. J'attends de vos nouvelles à Nesvij[2].

En réponse, le 14, dans l'après-midi, Jérôme reçoit cette dépêche de Davout : J'ai l'honneur de vous adresser une lettre que le major général m'a envoyée pour vous être remise, dans le cas où notre jonction aurait lieu. J'y joins copie de l'ordre qui accompagnait la lettre du major général. L'intention de Sa Majesté l'Empereur et Roi, mon maitre, a été, en me donnant la direction des troupes de Votre Majesté, qu'il y ait de l'ensemble dans les opérations contre l'ennemi. Les sentiments qui nous animent pour votre auguste frère, mon maitre, et le respect que j'ai pour Votre Majesté, doivent garantir l'Empereur qu'il y aura le plus grand concert dans les opérations contre ses ennemis. Suivent les ordres, courtoisement énoncés, mais formels.

Loin d'adoucir, cette lettre aggrave l'ordre donné par l'Empereur ; aussi Jérôme bondit au coup de fouet ; il écrit directement à son frère une dépêche assez calme où il lui annonce que c'est sans aucune espèce d'humeur contre ce qu'il éprouve qu'il a pris la résolution de ne servir sous les ordres d'aucun autre, que l'altercation qu'il a eue précédemment avec le prince d'Eckmühl a été rendue trop publique pour que sa position ne fût pas humiliante s'il servait sous lui, que les intérêts de l'Empereur pourraient en souffrir, qu'il lui demande donc la permission de se retirer. Il fait l'apologie de sa conduite, rejette les fautes sur Davout qui a fait manquer la campagne, reconnaît à peine qu'il a perdu un jour ou deux à Grodno, encore par des motifs qu'il faudrait être sur les lieux pour justement apprécier, s'enorgueillit d'avoir depuis bien réparé cette faute, et termine par un couplet d'amour : Que la volonté de Votre Majesté soit faite ! Je n'en murmure pas ; je désire seulement qu'elle soit bien persuadée que rien n'ébranlera jamais mon amour pour elle, ni les vœux que je ferai toujours pour sa prospérité. Mais, avec Berthier, il est plus franc : Je ne puis voir dans cette disposition, écrit-il, qu'un manque total de confiance de la part de l'Empereur, une volonté bien ferme de Sa Majesté de m'humilier, surtout après ce qui s'est passé entre le prince d'Eckmühl et moi. Je supplie Sa Majesté de daigner approuver que je me retire, j'ai la conviction qu'on appréciera un jour celui que gratuitement elle déshonore aujourd'hui. Je fais connaître aux différents généraux sous mon commandement que, d'après les ordres de l'Empereur qui m'appellent sur un autre point, ils sont désormais sous le commandement du prince d'Eckmühl... S'il doit y avoir une bataille... j'y assisterai comme volontaire, ne conservant avec moi que ma garde qui ne fait point partie du contingent de 25000 hommes que doit fournir la Westphalie et reviendrai ici pour attendre les intentions de l'Empereur. Je vous avoue, mon cousin, que ce n'est point à de pareils traitements que je m'étais attendu, mais, enfin, puisque ma destinée veut que je sois toujours méconnu et affligé par l'être auquel je suis le plus attaché, que sa volonté soit faite !

En même temps, lettre à Davout, très simple, annonçant seulement qu'il se démet du commandement, qu'il ne conserve avec lui que sa garde et que, s'il y a une bataille d'ici à trois jours, il y assistera pour son propre compte. Le général Marchand attendra à Neswij les ordres de Davout.

C'est pourquoi, arrêtant la poursuite, retenant ses corps d'armée, il envoie à Davout, sans les ouvrir, sans les communiquer à Marchand, les dépêches qu'il reçoit du major général. Il a dit qu'il attendrait à Nesvij les ordres de l'Empereur, que, s'il y avait bataille d'ici à trois jours, il y serait et, s'il séjourne le 15 à Nesvij, c'est bien malgré lui, parce qu'il faut cette journée pour assembler sa garde. Sa résolution est si bien prise que vainement le général Chabert, son capitaine des Gardes, et le général Allix le supplient, dans une lettre concertée, de revenir sur sa décision. Il en a fait part à la reine : D'ailleurs, lui a-t-il écrit, la première opération de la campagne est finie et grandement finie ; l'ennemi est coupé de tous les côtés, la Pologne est entièrement évacuée et il faudra bien que les Russes fassent ce que veut l'Empereur.

Le 16, avec toute sa garde, il commence sa marche rétrograde[3], le 17, il reçoit à Turczec une lettre de l'Empereur en réponse à celle qu'il lui a adressée le 14[4], et il répond : J'ai quitté Nesvij ayant été prévenu que les Autrichiens allaient y arriver ; c'est le prétexte ; il ajoute : La manière dont j'ai reçu l'ordre d'être sous le commandement du prince d'Eckmühl sans en avoir été prévenu ni par Votre Majesté, ni par le prince de Neuchâtel, la lettre dure que Votre Majesté m'a écrite en date du 10, dans laquelle elle me disait que je n'avais qu'à m'en aller, qu'elle ne mettait pas d'obstacle à mon départ, l'extrême inimitié que le prince d'Eckmühl m'a toujours portée, le mésentendu qui avait existé entre ce prince et moi avant l'arrivée de Votre Majesté à l'armée et enfin le malheur que j'avais de ne m'attirer que des reproches et de ne jamais réussir à contenter Votre Majesté, malgré ma bonne volonté, tout m'a fait croire qu'elle voulait que je quittasse mon commandement comme elle semblait me le dire dans sa lettre du 10.

Voilà la vérité qui se fait jour : Jérôme commence à s'apercevoir de la faute qu'il a commise : Dieu m'est témoin, Sire, écrit-il, que jamais une mauvaise idée n'est entrée dans mon âme et que vous et l'honneur avez toujours été mes seuls guides. Actuellement, il dépend de Votre Majesté d'achever de me perdre ou de me sauver, puisque, ayant remis le commandement depuis trois jours, ayant fait avec ma garde des marches rétrogrades et annoncé que Votre Majesté m'appelait sur un autre point, je rie puis retourner. Votre Majesté pourrait, la retraite du prince Bagration s'effectuant sur Mozouir, me donner un commandement sur les côtes en cas de descente des Anglais et de mouvement dans cette partie, ou enfin toute autre destination qu'il lui plaira. J'espère que, dans une circonstance comme celle-ci, d'où dépend le sort de toute ma vie, elle ne m'abandonnera pas.

L'Empereur ne peut croire que Jérôme, sur la lettre qu'il lui a écrite le 16, ne soit pas revenu de son coup de tête, n'ait pas repris son commandement, car, le 18 et le 20, il lui adresse trois dépêches de service. Davout, de son côté, a compris en recevant la réponse du roi en date du 14, qu'il avait été maladroit et blessant et qu'il s'était trop pressé ; il a tenté l'impossible pour le faire revenir : La manière, lui a-t-il écrit le15 à quatre heures de l'après-midi, dont Votre Majesté prend les ordres de l'Empereur compromet essentiellement son service. Comment Votre Majesté veut-elle que je donne des ordres à si grande distance lorsque mes communications sont si longues et si incertaines ?... Je conjure Votre Majesté, pour le service de son auguste frère, Sa Majesté Impériale et Royale, mon auguste maître, de continuer à diriger ses quatre corps d'armée et, entrant dans tous les détails, il a exposé à Jérôme, avec des ménagements infinis, le plan qui résulte des ordres généraux de l'Empereur.

Mais Jérôme était déjà à Turczec lorsqu'il a reçu cette lettre : il a répondu : Attaché à l'Empereur par les liens de la reconnaissance, encore plus que par ceux du sang et du devoir, je me fais un bonheur de servir sous ses ordres et j'ai fait tout ce qui dépendait de moi pour satisfaire Sa Majesté ; mais, dans ma position, soit comme commandant de l'aile droite, soit autrement, il était aisé de prévoir que je ne me mettrais sous le commandement de qui que ce soit, excepté l'Empereur. Sa Majesté, qui sait si bien apprécier les hommes, vous accorde une confiance que vos talents et vos services justifient, mais, comme je vous le disais, mon cousin, que ce soit vous ou un autre, la question restant toujours la même, je n'ai pu faire que ce que j'ai fait.

Les lettres que Davout lui a adressées le 16, plus pressantes encore ne pouvaient produire aucun effet puisque Jérôme continuant sa marche rétrograde, s'éloignait rapidement du théâtre des opérations. Il était de plus en plus inquiet pourtant, cherchait à se raffermir contre le mécontentement que l'Empereur témoignait à présent par un obstiné silence, en écrivant à sa femme de verbeuses apologies. Il n'avait aucun tort ; l'Empereur les avait tous ; mais il lui convenait à lui de garder le silence. L'essentiel en ce moment, écrivait-il, ce que l'Empereur désire le plus, c'est qu'il n'y ait pas le moindre éclat et que cela paraisse une chose simple ; d'ailleurs, rien ne l'est effectivement davantage : on veut que je serve, moi qui commande la droite, sous les ordres d'un maréchal ; je ne le veux, ni ne le peux vouloir, voilà tout ; je me retire, c'est tout simple. Aussi bien, ajoutait-il, son armée seule a eu quelques engagements ; elle a seule arrêté l'ennemi ; il ne s'est pas tiré un coup de fusil depuis son départ et les premières opérations sont terminées.

Cela lui plaît à dire : c'est le 28, de Byalistok, qu'il écrit à Catherine et le 23 — peut-il l'ignorer ? — Davout a livré sous Mohilew à Bagration un combat qui, pour glorieux qu'il fut, n'a point été décisif parce que les corps de la droite, immobilisés durant cinq jours, faute d'ordres, au milieu d'opérations qui pour être fructueuses devaient être constamment actives, n'y ont pris aucune part.

Jérôme fait donc du bruit pour se donner du cœur, mais il ne sait quelle conduite tenir, n'ayant reçu de l'Empereur aucune réponse à sa lettre suppliante du 17. Désespéré, il lui a envoyé Bruguière baron de Sorsum, son secrétaire du cabinet, mais Bruguière, soit qu'il ait été mal accueilli, soit qu'il ne se soucie pas de rendre à son maître la réponse verbale qui lui a été faite, reste en arrière ; c'est un courrier qui, à travers tous les hasards, après avoir été obligé de se cacher vingt-quatre heures dans les marais, apporte enfin à Jérôme, rentré à Varsovie, une lettre de l'Empereur en date du 31[5].

Que dit cette lettre ? Jérôme s'empresse d'annoncer à la reine qu'elle est très satisfaisante. Sa Majesté, écrit-il, parait s'être convaincue que je ne pouvais faire autrement, m'engage à retourner dans mes États avec mes gardes du corps, mais met pour condition que rien ne transpirera, et que je dirai, et tu dois dire toi-même, que ma santé n'a pu supporter le climat. Ce sera là son thème. Le courrier qui a déterminé son départ accéléré de Varsovie lui a porté l'assurance qu'il est au mieux avec l'Empereur et bientôt on en verra des preuves. On ne les verra jamais : L'Empereur n'a consenti ni à confier un commandement d'armée à l'ancien commandant de l'Aile droite, ni à simuler à contretemps des inquiétudes sur une descente anglaise. Ceux qui sont revenus avec Jérôme, qui tous le blâment et cherchent à se disculper d'y avoir influé en quoi que ce soit, connaissent le contenu de cette lettre par laquelle il dit avoir reçu de si heureuses assurances et ils n'ont point d'illusion. A défaut de la lettre de l'Empereur, l'on a d'ailleurs la version officielle, diplomatique et peu véridique, telle que le duc de Bassano l'a adressée de Vilna au baron Reinhard, ce même jour 31 juillet : par les faussetés qu'elle contient, elle prouve que si l'Empereur n'a point condescendu à ce que sollicitait son frère, il a pris tout de même quelque soin de le ménager. Le roi, écrit Maret, a eu des torts qui le mettent dans une position très pénible. Lorsque son armée s'est trouvée réunie à celle du prince d'Eckmühl, ainsi que l'armée polonaise, le maréchal Davout a eu le commandement de toutes les forces qui se trouvaient ainsi rassemblées. Une armée de 120.000 hommes exigeait un chef d'une grande expérience et tous les avantages de cette nature appartenaient certainement au prince d'Eckmühl. Le roi a aussitôt déclaré que, s'il n'avait pas le commandement, il se retirerait. Les représentations de Sa Majesté qui n'aurait pu céder à des considérations et à des affections particulières sans exposer de grands intérêts, n'ont pas produit d'effet. Le roi a oublié que, lorsqu'il demanda à servir, il fut bien entendu qu'il ne serait pas roi à l'armée et il a persisté à l'être. Il va partir et il a dû recevoir à Varsovie l'ordre de retourner à Cassel.

Le second séjour à Varsovie, au milieu des angoisses de l'attente, a été singulièrement moins agréable que le premier. Il a fallu disputer à de Pradt la possession du palais de Brühl. Les Polonais, voyant la disgrâce du roi, se sont permis des médisances de toute sorte et ont plaisanté à l'envi sur la dysenterie dont on le disait atteint. L'insolence était poussée au point d'envoyer un commissaire dans les écuries où étaient ses chevaux pour chercher s'il se s'en trouvait pas qui appartinssent à des Polonais. Il est vrai que, dans les entours de Jérôme, on savait user du droit de réquisition. Ainsi, Marinville, chargé de ramener à Cassel la voiture de voyage de Sa Majesté, le fourgon de la garde-robe, un vélocifère et une calèche, pour quoi il faudrait, par poste, trente quatre chevaux et dix postillons, coûtant ensemble 34 thalers 46 groschen, fait tout ce retour en frappant de réquisition des paysans auxquels, par poste, il donne généreusement trois thalers de pourboire, et tout le voyage lui revient à 103 thalers. Cela est peu royal.

Bien que l'Empereur lui ait retenu sa garde qui est combattante et ne lui ait laissé emmener que ses gardes du corps qui sont de parade, Jérôme est satisfait ; comme il l'écrit de Lissa le 7 août ; à la reine, en lui envoyant son itinéraire, Tout est très bien arrangé. Il sait en vérité se contenter de peu.

 

Pour le luxe et le raffinement, pour l'éclat qu'il donne à sa suite, pour l'étiquette dont il s'entoure, Murat égale Jérôme ; mais, si l'un traîne après lui une cour où les favoris cherchent leurs aises, haïssent les coups et ont bien moins souci de l'honneur de leur maître que de son humeur, l'autre chevauche en tête d'une troupe qui, pour être galante et parée, n'en est pas moins militaire, qui se plaît au fort du feu et où, pour faire le coup de sabre, chacun est prêt ; du chef au dernier goujat.

Murat pourtant n'a garde d'oublier qu'il est roi. Au chef d'état-major, le général comte Belliard que l'Empereur a eu l'extrême bonté de lui accorder, ce dont il le remercie bien, et qu'il tutoie encore à des jours par vieille habitude, il a daigné accorder les honneurs des grandes entrées. M. le général Belliard, a-t-il ordonné, jouira pendant tout le temps qu'il sera attaché à la personne royale de tous les honneurs et prérogatives dont jouissent les officiers militaires et civils de la maison du roi. Quant à cette maison, le service en est réglé par le capitaine des Gardes Déry, faisant fonctions de grand maréchal, et par le grand écuyer. Ils prennent chaque fois, à cet effet, les ordres du roi. Un chambellan annonce et introduit toutes les personnes que le roi admet dans son salon et présente directement à Sa Majesté toutes les dépêches qui parviennent de l'Empereur, mais ce chambellan est l'aide de camp de jour, et il n'en doit pas moins comme les autres accompagner Sa Majesté toutes les fois qu'elle monte à cheval. A cet effet, chaque aide de camp emmène au moins six chevaux de selle de son rang et trois chevaux de domestiques. Le roi, dans chacune de ses brigades de selle, en a huit de son rang et les veut parfaits : n'en trouvant point à son goût à Paris, il charge Belliard, qui est déjà à Marienwerder, d'en rechercher qui puissent lui plaire chez tous les officiers généraux de sa connaissance. A l'instar de ce qui se passe à l'État-major de l'Empereur, Messieurs les aides de camp reçoivent les ordres du roi le chapeau bas ou la main au schako, et les rendent de même à messieurs les généraux auxquels ils sont adressés, tant ils sont tenus au respect pour la parole royale dont ils sont dépositaires ; ils doivent toujours être uniformément habillés et par conséquent convenir entre eux la veille de l'uniforme qu'ils devront porter le lendemain, car si, pour cette campagne, le roi a renoncé à faire porter à ses aides de camp français les couleurs de sa livrée qu'il prétendait leur imposer en 1807, il n'en hait pas moins la bigarrure dans son État-major ; qui est immense ; car, officiers d'ordonnance, écuyers, pages, tout marche et fait figure de soldat.

Grand luxe de table, deux services de bouche et le fameux Laguépière avec toute sa suite, engagé à Paris pour la durée de la guerre. Je ne voudrais pas, écrit Murat à Belliard, me coucher sans souper, comme cela m'est souvent arrivé dans la dernière campagne. Trois tables donc : la table du roi, la table du service d'honneur, tenue par le grand maréchal, où mangent tous les officiers civils et militaires de la maison, le secrétaire intime Lechat, et le médecin, et une troisième table, tenue par le maréchal des logis du Palais, où mangent les trois autres secrétaires : Plichon, de Coussy et Petetin, les pages et l'écuyer commandant l'escorte ; partout la cuisine si bonne et les vivres si abondants que c'est fête de venir en ordonnance au quartier du roi. Le nombre est immense des domestiques, valets de chambre italiens et français, valets de pied, cochers, courriers, palefreniers, mais, sous la direction de Lechat, intendant avant d'être secrétaire intime, il y a le plus d'ordre et le moins de gaspillage possible. Le roi, a-t-on raconté, a amené en Russie un fourgon énorme rempli de parfums et de bouteilles d'odeurs, de pots de pommade, de sachets et de cosmétiques : n'était-ce pas de quoi réhabiliter les hommes musqués qui passaient jusque-là pour femmelettes ? Il a porté des costumes qui semblent imaginés plutôt pour la comédie que pour la bataille ; ainsi se présente-t-il coiffé, sur ses cheveux longs bouclés, d'un grand chapeau à trois cornes, bordé d'un large galon d'or, piqué d'un plumet blanc que surmonte une aigrette blanche très haute entourée d'autres panaches ; serré dans une tunique bleu ciel, brodée d'or à larges brandebourgs que traversent deux grands cordons au moins et sur laquelle est passée une polonaise de velours écarlate, chamarrée d'or et garnie de fourrures ; culotté d'un pantalon cramoisi à la polonaise galonné d'or ; chaussé de bottes jaunes ; mais il ne se tire pas un coup de fusil qu'il n'y soit. Sa bravoure est à ce point légendaire dans les deux armées que, lorsqu'il arrive sur la ligne des tirailleurs, le combat cesse pour un moment et, des deux côtés, on lui rend les honneurs militaires. Il ne met point de fanfaronnade à se porter toujours où le feu est le plus vif : Monsieur, crie-t-il avec son accent gascon à un officier d'ordonnance qui vient lui porter un ordre, Monsieur, rétirez-vous, je vais vous faire touer. Quant à être tué lui-même, il n'y pense pas.

De Paris qu'il a quitté le 12 mai à 11 heures du matin, heureux de pouvoir trouver bientôt l'occasion de donner à l'Empereur des preuves de son inviolable attachement, Murat est venu en droiture à Cassel, où, en l'absence des souverains, il a fait un tour à Napoléonshôhe. De là à Berlin où il s'est trouvé le 18, et à Posen d'où il a écrit à l'Empereur le 25 : J'attends les ordres de Votre Majesté avec la plus grande impatience, et le 26 : Je profite du passage de M. le comte de Narbonne, aide de camp de Votre Majesté pour la remercier de la bonté qu'elle a eue de m'écrire. A Dantzick, où il se retrouve avec l'Empereur, il se croit en une telle passe de faveur qu'il n'hésite point à solliciter deux grâces qui lui ont jusque-là été constamment refusées : d'abord le retour à Naples des restes de la division napolitaine employée en Espagne, puis, surtout, le rappel du Corps d'observation de l'Italie méridionale. Je ne pense pas, écrit-il, que Votre Majesté puisse avoir aujourd'hui le même motif qu'elle crut avoir il y a un an lorsqu'elle forma un Corps d'observation sur Naples. Votre Majesté s'est privée depuis un an des services de cette division qui n'en a rendu aucun à mon royaume, tandis que, placée dans les Etats Romains, elle aurait empêché la réunion des brigands et aurait eu le même effet sur le royaume de Naples et les Anglais en Sicile. Sire, le cas est encore aujourd'hui le même ; on m'annonce qu'une forte comitive de brigands désole les frontières de vos Etats Romains. Pourquoi ne pas y envoyer le corps du général Grenier ?... Alors, mon trésor serait soulagé, les hommes de la nouvelle levée seraient promptement organisés, habillés et armés et le royaume ne s'apercevrait pas du départ du contingent ni de celui de l'Armée d'occupation. Et, à ce départ, Murat, avec des formes, subordonne la nouvelle levée que l'Empereur a demandée.

Sinon tout de suite, au moins dans les deux mois, il obtient satisfaction sur les deux points, de façon que l'Empereur renonce à la fois aux deux sûretés qu'il avait prises : active par la présence du Corps d'observation, passive par le maintien de la division napolitaine en Espagne. Il rend à Murat son entière liberté ; il le met hors de sa main à Naples, tant il sait avoir besoin de lui en Russie[6].

Il n'a point tort : Murat est le plus admirable soldat, le plus étonnant entraîneur d'hommes, l'officier de cavalerie qui, sur le terrain, a le coup d'œil le plus juste et l'action la plus prompte, une forme d'audace qui n'est qu'à lui, une désinvolture devant la mort, une aisance à l'affronter qui la rendent négligeable pour ceux qu'il emmène après lui. On dirait que, sur le champ de bataille, il joue avec les régiments ; il les masse, les disperse, les reforme à son gré ; il les saisit comme dans sa main, s'en fait une arme que, telle qu'une épée, il dirige au point qu'il faut ; il multiplie de tous les côtés les charges isolées ; le moment venu, il rafle tout, le condense, l'agglomère, en fait une baliste dont les coups sont irrésistibles et, en tête, cravache en main, joyeux et comme divinisé, il se jette sur les carrés ennemis qu'il étripe et qu'il broie. C'est un être à part, tout d'instinct ; ici l'éducation ne pèserait pas, ne servirait de rien, nuirait plutôt. Il est né tel et, chez ce Cadurcien, n'est-ce pas que s'est éveillé le génie d'ancêtres Sarrazins à qui son nom fait penser ? L'expérience a pu lui enseigner le maniement des grandes masses, mais, dès son premier commandement, il avait cette faculté d'improviser les ressources, cet art de multiplier les combattants, cette opportunité pour profiter de l'ébranlement de l'adversaire, cette lucidité pour saisir le moindre avantage et ce calme dans une apparente furie, qui laisse sa tête froide au milieu des cris, des fracas, des morts, des fumées d'apothéose.

Tant que Murat tient l'agressive, il est unique ; dans la défensive, il est mou et plat. Il perd ses moyens, se décourage, n'oppose à la mauvaise fortune ni résistance, ni ténacité ; admirable pour les reconnaissances offensives, il se garde mal et prête aux surprises. Il ne sait point le métier, ne l'a jamais su, est incapable de l'apprendre et a la prétention de le connaître. Il excelle à faire tuer les hommes, mais il ne s'occupe pas de les faire vivre. On devrait l'apporter sur le champ de bataille et l'y lâcher ; il serait alors sans pair ; mais quand on ne combat pas, quel chef ! Les hommes et les chevaux sont de chair, ils ont des besoins de repos, de sommeil et de nourriture. Ils ne peuvent sans crever, aller toujours, par tous les temps, sur tous les terrains. De cela, Murat n'a cure, non plus que de l'ordre des marches ou des campements. Il va, donc on peut aller. Dans une campagne courte où il dispose d'effectifs médiocres qui se renouvellent, se succèdent ou se remplacent, il éreinte les cavaliers qui le suivent, mais il produit l'effet qu'il cherche. Dans une campagne longue, à extrême distance des dépôts qui ne peuvent rien fournir, disposant de la cavalerie tout entière, d'une masse immense, mais acquise, qui ne se recrutera point, où tout homme tombé, tout cheval crevé manquera toujours, Murat, en un temps très bref, voit fondre les régiments, les brigades, les divisions, les corps d'armée, s'étonne, n'y remédie point et bientôt ne commande plus rien. Il a soixante chevaux qu'il éreinte, qu'est-ce des hommes qui n'ont qu'un cheval et qui, ce cheval tombé, sont perdus comme soldats, si même ils survivent ?

Mais il ne pense pas un instant qu'il ait à ménager qui que ce soit, ni quoi que ce soit : quatre corps d'armée, douze divisions, trente-six mille chevaux, c'est la plus étonnante masse de cavalerie qu'on ait vue dans les guerres modernes ; il la sen t sous ses ordres ; il en est grisé ; il la tient inépuisable, irrésistible. Il la lance sur le moindre rideau de Cosaques, la garde toute en colonne pour être prête à des événements qui ne se produisent pas, l'éreinte par des marches mal réglées, des arrêts, des reprises, des à-coup de tout instant. Les chevaux vivent de ce qu'ils trouvent, du seigle vert sur pied ou du chaume des maisons. Dès le 29 juin, un orage en a jeté bas des milliers. Depuis lors, on avance sur des cadavres. Après la fausse manœuvre de Wilna, Murat prend sa revanche à Ostrowno ; à Witepsk, il se lance si loin dans la mêlée que son piqueur le sauve en abattant le bras d'un Russe levé sur sa tête. Déjà et d'on n'est qu'au début de la campagne, la grosse cavalerie est réduite d'un tiers, la cavalerie légère de moitié. Puis, la marche sur Smolensk, les combats contre la division Nemeroffskoi, la bataille de Smolensk — et l'altercation fameuse entre Murat et Davout, celui-ci accusant celui-là de détruire comme à plaisir la cavalerie, de tenir des hommes à cheval seize heures par jour sans débrider, de ne savoir pas la conduire, de faire le métier de batteur d'estrade contre des Cosaques qui se moquent de lui. Quand on arrive à Borodino, il est grand temps : La pluie, tombant sans discontinuer, a transformé les routes en marais boueux ; les chevaux étiques ont peine à porter leurs cavaliers éreintés, l'artillerie reste embourbée, tout a un air déjà de misère et de souffrance : Mais, au coup de clairon de la proclamation de l'Empereur, chacun est debout, alerte et les yeux brillants : Vous direz : J'étais de cette grande bataille sous les murs de Moscou ! Grande, certes ; et Murat s'y prodigue. Tour à tour fantassin et cavalier, tantôt chargeant à pied, l'épée en main, à la tête de la division Razout ou, au milieu des carrés de Friant tenant tête aux attaques furieuses des cuirassiers russes ; tantôt, à l'acte suprême, dirigeant l'immense et généreux effort du deuxième corps de cavalerie sur la grande redoute, il est partout invulnérable, héroïque et luxueux, pareil, dans cette tuerie, à un paladin des vieux âges, à l'un de ces mamelouks qu'il vainquit, à l'un de tes rois maures aux armes étincelantes et au chatoyant costume dont il descend peut-être.

Mais quand, hors de Moscou, l'Empereur l'envoie battre les environs et tenir l'ennemi à distance, Mural, auquel manque Belliard blessé, choisit à Winkowo la position la plus défectueuse. Il a trente mille hommes, 187 bouches à feu sous ses ordres ; mais il est découragé, attristé, las de la guerre. Jamais, écrit-il, je ne fus plus dégoûté. Je suis fatigué de courir de grange en grange et de mourir de faim. A un officier envoyé par l'Empereur, il dit avec son accent gascon : Dites à l'Empereur que j'ai conduit glorieusement l'avant-garde dé l'armée française au delà dé Moscou, mais jé m'ennuie, entendez-vous bien, jé m'ennuie. Jé veux aller à Naples m'occuper dé mes sujets. Il compte si bien qu'il va partir qu'il a annoncé son retour à Naples pour les premiers jours d'octobre ; d'une semaine à l'autre, presque d'un jour à l'autre, aussi bien Caroline que Campo-Chiaro et Mosbourg s'attendent à le voir paraître. Mais l'Empereur ne le lâche pas, ne lui permet pas même, par crainte de troubler les fallacieuses négociations dont les Russes l'amusent, de changer la déplorable assiette de son campement. Aussi prompt à désespérer qu'à prendre de la superbe, Murat se désole, mais, par crainte de se compromettre, ne révèle point les dangers qu'il fait courir à l'armée entière. Ma position est affreuse, écrit-il le 10 octobre à Belliard, toute l'armée ennemie est devant moi ; les troupes de l'avant-garde sont réduites à rien ; elles souffrent de la faim et il n'est plus possible d'aller fourrager sans courir le risque d'être pris. Il n'y a pas de jour que je ne perde de cette manière deux cents hommes. Comment cela finira-t-il ? J'ai peur de dire la vérité à l'Empereur, je lui ferais de la peine. N'y aura-t-il pas là des personnes, toutes officieuses, pour empoisonner mes rapports ? Ma foi ! tant pis, l'avenir ne prouvera que trop que j'avais raison.

Cela ne l'engage point à se garder mieux. Le 18, à la pointe du jour, Sébastiani, surpris en plein sommeil, perd toute son artillerie ; le défilé, unique pour la retraite, est enlevé par Platow et ses cosaques. Murat est coupé ; mais, éveillé brusquement, il saute sur un cheval, ramasse les Carabiniers, marche aux Cosaques qu'il culbute et se fait passage, risquant la mort de si près que son capitaine des Gardes, le général Déry, est tué à ses côtés. Il rejoint l'Empereur, laissant trente-six pièces de canon aux mains de l'ennemi. La cavalerie ne se relève point du coup et la retraite l'achève. Des quatre corps de la réserve, il reste 1.200 sabres le 9 novembre, 400 le 26, à la Berezina. Murat ne commande rien, pas même cet escadron sacré qui ne fut jamais formé. Il voyage dans la voiture de l'Empereur, se louant, à chaque lettre qu'il écrit à sa fille, des bontés que Napoléon lui témoigne, exagérant la gratitude comme s'il attendait que le cabinet noir lui en fit honneur près du maître. Son découragement est absolu ; tout ressort semble brisé en lui ; c'est un pauvre homme pleurard qui se lamente sur lui-même, sa chère femme, ses chers enfants, sa santé, ses misères. Le 3 décembre, de Molodetchno où le spectre de la Grande Armée, reparaissant après deux mois, retrouve l'Europe et la France, il écrit à sa fille : Tu vois par la date de ma lettre que je me suis rapproché de deux cents lieues, mais que je suis loin encore ! Il y a bien longtemps que je ne t'avais écrit. Nous marchons continuellement. Je suis bien maigri, je suis bien fatigué, je suis cependant bien, mais je suis malheureux loin de ma bonne famille... Quand vous reverrai-je, mes bons amis !

A Molodetchno, où toutes les estafettes ont dû s'arrêter, l'Empereur a trouvé la nouvelle de la tentative de Malet. Il a compris à la première lecture, dans les phrases embarrassées de Cambacérès, quels dangers ont couru cet échafaudage si péniblement élevé depuis dix ans à coup de victoires, cette dynastie qu'il crut affermie à jamais par la naissance du Roi de Rome. Cette ridicule bonace d'une nuit l'a ébranlé des fondements au faite, en a brûlé les amarres, disjoint les boulons, montré la ruine précoce. Hors lui, il n'y avait donc rien et tout ce qu'il avait cru instituer était néant. Pas plus qu'au moment de la Machine infernale, de la conspiration de Georges, ou de l'expédition d'Espagne, malgré le Consulat à vie, l'Empire héréditaire, le mariage autrichien et la venue du Roi de Rome, l'Empire n'était solide. Lui disparaissant, tout s'écroule. A cela, un seul remède, lui : partir, traverser l'Europe comme une flèche, devancer les mauvaises nouvelles qui, en Allemagne ou en France, pourraient faire éclater d'autres complots, gagner de vitesse les messagers qui porteraient les ordres aux sociétés secrètes et apparaître vivant aux Tuileries.

Mais à ce troupeau qui fut la Grande Armée il doit laisser un chef. Qui La hiérarchie qu'il a créée l'étreint : Ce n'est pas au plus digne, au plus capable, au plus tenace qu'il est contraint d'abandonner le commandement, mais au plus qualifié. Le roi prime le vice-roi, qui prime le prince, qui prime les maréchaux. Murat ne peut servir sous Eugène, moins encore sous Berthier et Davout, et Napoléon croit avoir affaire de Murat. Mais Murat est déprimé, bien plus encore au moral qu'au physique. Il faudrait un homme qui arrêtât cette foule débandée, qui en réorganisât les éléments, qui y rétablit la discipline, qui y trouvât des ressources, qui y éveillât l'esprit de résistance, qui, en gagnant du temps, en menaçant de retours imprévus les Russes aussi épuisés que leurs adversaires, en maintenant en Pologne un mur d'airain, empêchât l'incendie de gagner l'Allemagne, la défection d'entraîner le corps prussien à gauche, le corps autrichien à droite, seules forces qui se fussent ménagées et restassent actives, et qui fournît ainsi à l'Empereur les heures qu'il lui faut pour lever, former et amener sur le terrain des troupes neuves.

Murat n'a rien de cela ; il pense à retourner à Naples, à y établir son indépendance, à y nouer d'utiles amitiés. Il se soucie bien de la Grande Armée et de ce qu'il adviendra d'elle ! Mais Murat est roi, donc il est le chef. Napoléon croit au prestige d'une telle couronne qu'il vient de fondre, comme un statuaire adore la divinité du fétiche qu'il vient de tailler. Ce n'est plus Murat : c'est Joachim Napoléon Ier. On ne discute pas les rois.

Mais les rois se font payer. Pour rester à l'armée, Murat veut du comptant : le 3 décembre, il écrit à l'Empereur qui vient de décider son départ : Je renouvelle à Votre Majesté ma prière pour la levée du séquestre apposé sur les biens farnésiens ou pour obtenir la principauté de Ponte-Corvo en indemnité.

Je demande aussi à Votre Majesté le rappel de M. Durant et M. le maréchal Pérignon pour le remplacer.

Votre Majesté me rendrait aussi le plus grand service en me permettant d'employer une vingtaine de licences absolument conformes à celles qu'elle délivre en France pour pouvoir procurer à Naples du sucre et du café dont la pénurie est extrême et pour nous débarrasser de nos huiles qui pourrissent dans nos puits. Ma demande se trouve parfaitement d'accord avec le système continental adopté par Votre Majesté.

Je viens d'ordonner la levée de la réserve de 8.000 hommes de 1812. Cette levée va me coûter énormément. Cependant, comme je crois cette mesure plus urgente que les constructions navales, Votre Majesté voudrait-elle permettre qu'on les pousse avec moins de vigueur, car je crois, dans ce moment-ci, plus utile de former des troupes que de construire des vaisseaux qui ne pourront vous rendre de services que dans quelques années. D'ailleurs on serait toujours à temps de reprendre les constructions avec toute l'activité possible.

Votre Majesté me rendrait un grand service si elle voulait nommer maitre des requêtes, préfet ou enfin donner une bonne place à M. Lafond, mon neveu, auditeur depuis sept ans.

Ainsi, l'heure où l'Empereur fait appel à son dévouement pour le salut de l'Armée et de l'Empire, c'est l'heure que choisit Murat pour exiger toutes sortes de faveurs, immenses ou infimes, en échange de ses problématiques services. Jusqu'au dernier moment, il quémande ; à Smorgoni, le 5 décembre, au moment où l'Empereur monte en voiture, il lui fait signer ce décret : La principauté de Pontecorvo est donnée à notre très cher neveu, le prince Lucien, fils de notre très cher frère le roi de Naples, aux mêmes clauses et conditions qu'elle était possédée par le dernier prince de Pontecorvo.

Murat s'est fait payer : que donne-t-il en retour ?

L'Empereur, en partant, a précisé ses plans dans deux lettres au major général et dans une instruction. Celle-ci est formelle : Rallier l'armée à Wilna, tenir cette ville et prendre ses quartiers d'hiver, les Autrichiens sur le Niémen, couvrant Brezesc, Grodno, Varsovie ; l'armée sur Wilna et Kowno. En cas que l'armée ennemie marche et qu'on ne croie pas pouvoir tenir en deçà du Niémen, la droite couvrant Varsovie et, s'il se peut Grodno ; le reste de l'armée en ligne derrière le Niémen, gardant, comme tête de pont, Kowno.

Murat arrive le 8 à Wilna sans avoir donné aucun ordre. Il est à ce point démoralisé qu'il semble avoir perdu la faculté de penser, de raisonner, d'agir. A Maret, venu pour lui transmettre les instructions de l'Empereur et lui exposer les ressources immenses que renferme Wilna, il répond uniquement : Non ! Non ! Je ne me ferai pas prendre dans ce pot de chambre ! A Berthier, qui demande des ordres : Vous savez mieux que moi ce qu'il faut faire, donnez les ordres vous-même. Et il se chauffe, mange et dort. Le lendemain, il écrit à sa fille : Désormais, il n'y aura plus de bonheur pour moi qu'auprès de la reine et de mes chers et bons enfants. Il ne s'occupe de rien. Les hommes désarmés, mourant de faim et de froid, se pressent en foule devant ces magasins où sont amassées quatre millions de rations de farine, quatre millions de rations de viande, neuf millions de rations de vin et d'eau-de-vie, des légumes, des fourrages, des vêtements, des équipements à proportion, trente-quatre mille fusils et un arsenal immense. Pas un ordre pour laisser piller ces richesses si on ne peut les distribuer, pour les brûler même, si c'est le seul moyen de les sauver de l'ennemi. Des cosaques paraissent, on bat la grenadière, et Murat affolé s'échappe de son palais, fend la foule, s'esquive à pied, s'arrête seulement à une portée de fusil du faubourg, dans un café, sur la route de Kowno.

Dans cette fuite, car désormais ce n'est plus une retraite, Murat tient la tête et entraîne la déroute ; c'est à cela que lui sert son commandement. Le 11, tandis que la Garde et les maréchaux s'arrêtent à sept heures du soir à Rumsziki, il pousse de sa royale personne jusqu'à Kowno où il arrive à minuit. Là il donne des ordres, non pas pour défendre Kowno, les magasins et le trésor qui s'y trouvent, mais pour abandonner le terrain jusqu'à Tilsit où on se ralliera : puis, changeant d'avis, c'est un point plus éloigné encore, Gumbinen, qu'il indique. De Wirballen, où il arrive le 15 au soir, il écrit le 16 à l'Empereur que tout va de mal en pis, qu'il est dans l'impossibilité de conserver son commandement, qu'il le passera au vice-roi plus exercé que lui dans l'Administration, que lui-même sera plus utile à Naples ou à Paris ; que, s'il n'a pas de réponse dans quinze jours, il se mettra en route.

Par le même courrier — l'officier d'ordonnance de l'Empereur Athalin — Berthier envoie à l'Empereur cette note chiffrée : Le roi de Naples est le premier homme sur le champ de bataille pour exécuter les ordres d'un général en chef. Le roi de Naples est l'homme le plus incapable de commander en chef sous tous les rapports. Il faut le remplacer de suite. Le vice roi est... plein de force et de santé, le duc d'Elchingen et le maréchal Gouvion-Saint-Cyr ont sa confiance.

Le 17, de Stallupönen, nouvelle lettre de Murat : il proteste contre les ordres qui le maintiennent à l'armée. Rien au monde ne l'y fera rester. La tâche d'un grand commandement est au-dessus de ses forces. Il a assez fait pour témoigner à l'Empereur son dévouement ; il reviendra quand il s'agira de combattre ; mais il ne saurait rester quand il ne s'agit plus que d'organiser et d'administrer et quand le soin de ses États et le vœu de ses sujets le rappellent au milieu d'eux.

C'est comme l'exorde du discours qu'il va tenir le lendemain 18, devant les commandants de corps d'armée qu'il a réunis en une sorte de conseil de guerre. Il s'écrie qu'il n'est plus possible de servir un insensé ; qu'il n'y a plus de salut dans sa cause ; qu'aucun prince de l'Europe ne croit plus à ses paroles ni à ses traités. Il se désespère d'avoir rejeté les propositions des Anglais. Sans cela, ajoute-t-il, il serait encore un grand roi tel que l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse[7].

Un cri de Davout l'interrompt. Le roi de Prusse, l'empereur d'Autriche, lui repart-il brusquement, sont princes par la grâce de Dieu, du temps et de l'habitude des peuples ; mais vous, vous n'êtes roi que par la grâce de Napoléon et du sang français. Vous ne pouvez l'être que par Napoléon et en restant uni à la France. C'est une noire ingratitude qui vous aveugle. Et, aussitôt, il lui déclare qu'il va le dénoncer à l'Empereur. Les autres chefs se taisent, tandis que Murat décontenancé, répond qu'il est roi de Naples comme François est empereur d'Autriche et qu'il peut faire ce qu'il veut.

Berthier, toujours prudent, ne rend pas compte de cette scène à l'Empereur ; il lui écrit seulement : Il y a beaucoup d'incertitude dans les pensées du roi et je m'en réfère plus que jamais, sur la situation des choses, à la note chiffrée que j'ai adressée à Votre Majesté par M. Athalin.

L'éclat du discours de Gumbinen était-il irréfléchi et impulsif ou se rattachait-il à un complot que fit échouer la vigoureuse réplique de Davout ?

Dès le 14 décembre, Murat a autorisé Schwarzenberg à se retirer de Slonim sur Byalistock ; vers le 21, il approuvera la cessation des hostilités entre Russes et Autrichiens et l'armistice secret par suite duquel les uns doivent manœuvrer contre les autres, sans jamais en venir aux mains, ceux-ci abandonnant à ceux-là le territoire du Duché de Varsovie. A la même époque, d'un point qui reste à déterminer, Murat a expédié à Vienne le prince Cariati son aide-de-camp de confiance et le duc Caraffa de Noja qui, par leurs parentés autrichiennes, sont certains de trouver toutes portes ouvertes. Cariati, qui jouera le rôle majeur dans l'entente de Murat avec l'Autriche, ne quittera Vienne pour Naples que le 28 janvier et il emportera alors quelque chose de mieux que des politesses. Dès 1821, un historien singulièrement bien informé à pu écrire que, dès lors, le roi de Naples était d'accord avec l'Autriche depuis plusieurs mois.

D'autre part, Murat se tenait en rapport avec les Russes : L'Empereur l'a su ; il lui écrit de Paris le 19 décembre : Les Russes se vantent de toutes les entrevues que vous avez eues aux avant-postes. Ils ont l'impudence de déclarer que tout cela était pour endormir et pour tromper. Durant écrira, le 9 février, sur les cajoleries des Russes et des Anglais qui recherchaient le roi à l'Armée ; mais, de ce côté, rien de sérieux, qui aille au fond, tandis que l'intrigue avec l'Autriche est le pivot de la défection et pourrait se rattacher à une autre intrigue, française celle-là.

N'a-t-on pas le droit de se demander si Murat, de complicité ou non avec quelques généraux, n'a pas cru qu'il trouverait, chez la plupart, un écho contre la tyrannie de l'Empereur ; que, étant d'accord avec Schwarzenberg, peut-être même avec les Russes, il entraînerait les chefs de l'armée à conclure contre Napoléon un armistice qui le mettrait, lui Murat, en posture de remplacer son beau-frère, de réaliser à la fin, du consentement de l'Europe, ce rêve qui le hantait depuis si longtemps ?

Ce serait là l'unique explication logique du discours de Gumbinen et de la coïncidence de ce discours avec les autorisations données à Schwarzenberg, dont l'authenticité, affirmée dès 1824 par Ségur, n'a pas été démentie.

Ayant échoué dans sa tentative, Murat part en poste pour Königsberg où, le 19, il établit son quartier général. De là lui qui, le 16, a annoncé à l'Empereur sa résolution d'abandonner le commandement, il écrit à Belliard : Tout le monde demande à quitter l'armée ; je suis indigné de cet état de démoralisation. Si cet état de choses continue, on ne peut prévoir où le mal s'arrêtera. Parlez aux officiers généraux de cavalerie ; parlez-leur de leur gloire ; rappelez-leur les journées de Wertingen, de Prentzlow, de Lubeck, d'Eylau et de la Moskowa. La cavalerie pourrait-elle plus longtemps fuir devant de misérables cosaques qu'elle a menés tambour battant pendant près de trois cents lieues ! Cela est fort bien, mais en même temps il écrit à sa fille : Qu'il sera beau, qu'il sera doux pour mon cœur le jour où je reverrai ma charmante famille ! Oh ! plus jamais je ne veux m'en séparer. Ni la gloire, ni aucune autre jouissance ne pourront jamais remplacer celle que je trouve auprès d'elle ! Et, le même jour, il annonce à l'Empereur que les débris de l'armée étant à prendre des quartiers d'hiver, il va retourner voir sa femme et ses enfants. J'attendais ce moment, écrit-il, parce que je puis m'absenter sans inconvénient.

L'Empereur n'a point répondu à ces demandes et à ces mises en demeure. Il semble croire que cet accès de découragement passera. Il voit avec bien de la peine le froid extrême qu'il fait encore du côté de Königsberg ; il lui tarde de connaître la situation exacte de l'armée ; mais — au moins dans les lettres que l'on a — nulle allusion au départ annoncé. De Königsberg pourtant, Murat s'est retiré le 2 janvier sur Elbing et, de là le 4, bien que la défection du corps prussien de York, commencée le 26, accomplie le 30 décembre, ait porté à la cause française un coup qui doit retentir dans toute l'Allemagne, il écrit à l'Empereur : Sire, il ne me convient de rester à l'armée que lorsque vous commandez. Le roi de Naples ne saurait prendre sur lui de la commander qu'avec la plénitude de liberté et de pouvoir indispensables à tout général en chef. Trois jours plus tard, ce ne sont plus ses ennemis qu'il met en cause, c'est la jaunisse menaçante[8].

Le 15 enfin, de Posen, il écrit à l'Empereur : Sire, quoique j'aie écrit à Votre Majesté que je ne pouvais conserver le commandement de la Grande Armée, je n'aurais cependant pas pris le parti de m'en éloigner sans l'état de maladie où je me trouve réduit depuis cinq ou six jours, état qui m'empêche absolument de m'occuper d'affaires. Dans cet état de choses, je me suis vu forcé d'écrire les deux lettres dont j'envoie copie ci-joint à Votre Majesté. Je me flatte qu'elle rend assez de justice à mes sentiments pour elle pour croire à la douleur que j'éprouve de cesser un moment de la servir, mais j'espère que quelques mois de séjour dans le bienfaisant climat de Naples me permettront de venir reprendre au printemps prochain mon ancien commandement. Et en post-scriptum, de sa main : J'ai la fièvre et un commencement de jaunisse bien prononcée.

Les lettres dont il joint les copies sont adressées à Eugène et à Berthier. A celui-ci, il annonce simplement la transmission du commandement ; à celui-là son cher neveu, il écrit : J'ai conservé le commandement de la Grande Armée tant que je l'ai pu ; aujourd'hui ma santé nie force de l'abandonner et je suis certain d'avoir rempli les intentions de l'Empereur et justifié l'attente de l'armée en le remettant à Votre Altesse Impériale et Royale.

Berthier et Daru le supplient vainement d'attendre les ordres de l'Empereur ; tout ce qu'ils gagnent, c'est qu'il retarde son départ jusqu'à l'arrivée du vice-roi ; Dans la soirée du 17, accompagné du général Rossetti, son aide de camp, il monte en voiture. Il a dit à Eugène et à Berthier qu'il allait se reposer chez le roi de Westphalie, et il va d'une course jusqu'à Naples, ce qui, comme écrit Eugène, n'est pas mal pour un malade.

 

Eugène a refusé de recevoir le commandement des mains de Murat. L'Empereur seul relève d'un tel commandement ; seul il le transmet. En partant comme il fait, Murat, tout roi qu'il est, déserte. En vertu de quel droit remettrait-il son commandement à Eugène ? Mais Eugène, sinon comme vice-roi, au moins comme lieutenant de l'Empereur, assume le commandement vacant sur les instances de Berthier : J'ai décidé le vice-roi à prendre provisoirement le commandement, écrit le 16 le major-général ; je l'ai assuré de mon zèle, malgré l'état souffrant dans lequel je suis. Votre Majesté sentira combien il est important qu'elle organise sa Grande Armée, qu'elle nomme par décret son lieutenant-général. Je ne me permets aucune réflexion sur la conduite du roi. Le 17, Eugène écrit très simplement à l'Empereur : N'ayant ici aucun maréchal d'Empire et me trouvant le seul lieutenant de Votre Majesté, j'ai pris provisoirement le centre du commandement jusqu'à ce que Votre Majesté ait bien voulu nommer un général en chef. Sans autre préambule, il entre au vif de son rapport militaire.

Point de récriminations, ni d'apologie. Pourtant, nul plus qu'Eugène n'eût eu le droit de parler. Il n'ignorait rien de la haine que Murat nourrissait contre lui et qui croissait chaque jour, à proportion que l'un faisait mieux son devoir et que l'autre y faillait davantage. Il avait même pris ses précautions et, le 5 décembre, lorsque l'Empereur allait quitter Smorgoni, il lui avait écrit : Sire, j'ai dévoué ma vie au service de Votre Majesté ; il me serait pénible de n'être plus employé que pour la gloire d'un autre prince, surtout d'après les sentiments de cette personne à mon égard, sentiments que Votre Majesté connaît aussi bien que moi. J'ose donc demander un ordre pour retourner en Italie à l'époque qu'elle jugera le plus convenable. Dans le cas où Votre Majesté me laisserait à l'armée, j'y resterai tant qu'il lui plaira et je n'en continuerai pas moins à la servir avec le même zèle et le même dévouement. Napoléon, par une prévision qui témoigne peu sans doute en faveur de Murat, lui a répondu seulement : Mon cher fils, faites votre devoir et reposez-vous sur moi. Je suis le même pour vous et sais bien ce qu'il vous faut ; ne doutez jamais de mes sentiments paternels.

Eugène donc est resté à l'armée et, tel sous Murat que sous l'Empereur, mais contraint avec celui-là pour qui l'armée ne semblait plus exister, de prendre des responsabilités que celui-ci savait lui épargner, il a fait son devoir à l'ordinaire. Car Eugène est l'homme du devoir ; il en est presque le pédant ; l'on chercherait en vain, jusqu'à cette époque, dans l'armure qu'il s'est forgée, une fente par où passe un peu d'humanité : c'est le prince Grandison. Nul doute que cette règle morale qu'il s'est tracée et qu'il a eu la ténacité de suivre, ne l'ait au moral constamment grandi ; mais n'a-t-il pas été porté par elle à d'étranges démarches ? La reconnaissance qui l'attache à Napoléon lui a fait accepter depuis trois ans, d'une âme qui semble égale, des corvées et des humiliations qui à tout autre eussent été insoutenables. Il a dû préparer et décider sa mère au divorce et solliciter du Sénat l'acte qui a dissous le mariage impérial ; déchu du rang de fils adoptif, il a dû infliger à sa femme, si orgueilleuse et si fière d'être une Wittelsbach, de marcher la dernière de la Famille dans les cortèges impériaux ; détrôné d'Italie, avant d'en avoir été roi, il a dû accepter, en manière d'échange, l'éventuelle succession du grand-duché de Francfort ; des promesses qui solennellement lui avaient été faites, qui avaient retenti aussi bien à la cour de Bavière que devant les Chambres italiennes, nulle n'a été tenue ; et pourtant, chaque fois qu'une faute s'est produite et qu'il a fallu aussitôt la réparer, Napoléon a disposé d'Eugène et il l'a trouvé prêt.

Eugène n'a point de génie ; il n'a guère d'esprit argent comptant ; mais il a de l'intelligence, de l'application et de la gravité. Il est bon fils, bon frère, bon époux, bon père, bon soldat : il a des vertus. Entrant en campagne, il ne traîne après lui ni maîtresses, ni favoris, ni fourgons de parfumerie, mais des chariots construits par l'habile mécanicien Maëlzel pour le transport des blessés et des malades et des voitures qui, par un ingénieux mécanisme, font, en roulant, office de moulins à blé. Dans sa suite, il n'a de non combattants, outre ses secrétaires Méjan et Soulange-Bodin, qu'un peintre bavarois, Albrechh Adam ; grâce auquel la campagne de Russie sera fixée en de probes et intéressantes lithographies. L'Allemagne a déteint sur lui bien plus que l'Italie. D'Auguste, qu'il admire comme princesse, autant qu'il l'aime comme femme, il a pris des mœurs allemandes, aussi bien dans le caractère et les habitudes que dans la façon de penser et de servir. Elles viennent s'adjoindre en lui au pédantisme qu'il tient de son père et qui se sent si bien dans ses proclamations, presque semblables par la longueur des phrases et l'arrangement des mots, à celles du général Beauharnais. En affaires, il a, de l'éducation donnée par Napoléon, retenu des méthodes et reçu une forme qui tait illusion, mais de lui-même, ce qu'il écrit est honnête, juste et plat. A la guerre, nul élève plus appliqué, mais toujours un écolier. Jamais il ne passera maître, et ne sera lui-même ; il restera toujours sur les bancs ; il redoute les réprimandes qu'il reçoit avec une soumission entière ; il se réjouit plus des éloges qu'on lui donne que des actes par quoi il les a mérités. Il n'a pas un but qu'il se fixe et qu'il s'efforce d'atteindre. Il marche à l'objectif qu'on lui marque, par les chemins qu'on lui a enseignés. En exécutant une opération, il a toujours l'air de faire un pensum qu'il remettra à corriger ; mais, au pensum, il n'omet pas une virgule, et tout ce qu'il a pu y apporter d'application et de soin, il l'y a mis.

Dès les Premiers jours de la campagne, il a reçu pour mission de réparer les fautes de Jérôme, du moins de le tenter ; mais il était placé trop loin de Davout et il a échoué. A la Moskowa, où son rôle a été des plus honorables, il a rempli avec une extrême précision les instructions de l'Empereur ; à Malolaroslavetz, avec 20.000 hommes contre près de 80.000, il a mérité à la fois les louanges dé Napoléon et les acclamations de ses troupes ; dans la retraite, il a été admirable à Wiasma et à Krasnoë ; partout il a montré une égalité de courage, une indifférence aux souffrances physiques, une sérénité d'âme, une constance d'énergie qui lui vaudront plus tard cette parole de Napoléon : Nous avons tous commis des fautes : Eugène est le seul qui n'en ait pas fait.

L'Empereur, sur la nouvelle du départ de Murat, lui a écrit : Mon fils, prenez le commandement de la Grande Armée : je suis fâché de ne pas vous l'avoir laissé à mon départ ; je me flatte que vous seriez revenu plus doucement et que je n'aurais pas éprouvé d'aussi immenses pertes. Le mal passé est sans remède ; mais il y a le présent et l'avenir. C'est un répit seulement que les Russes, épuisés eux aussi, laissent aux misérables débris de l'armée. D'un jour à l'autre, la campagne peut se rouvrir ; sur quoi compter pour faire face à l'ennemi, à présent que Prussiens, Autrichiens, Polonais même ouvrent l'Allemagne à l'invasion ? Dans l'immense tâche qu'assume Napoléon, la part qui revient à Eugène est effrayante : grouper, classer, organiser, utiliser ces fuyards innommables que Murat lui laisse ; au milieu des inquiétudes de plus en plus vives que cause la rumeur prochaine de la révolte allemande, donner apparence d'armée à ces éléments épars dont les chefs, presque sans exception, tentent à chaque instant de s'évader vers Paris ; surveiller les Autrichiens qui se dérobent à tous les ordres et qui vaudraient presque mieux ennemis déclarés qu'alliés aussi peu sûrs ; échapper aux Russes qui, rétablis quelque peu de leur terrible campagne par les renforts qu'ils reçoivent, enivrés de leur haine contre la France et de l'orgueil de lui avoir résisté, prononcent leur marche en avant pour la délivrance de l'Europe ; reculer de place en place devant eux, de Posen (12 février) à Francfort et à la ligne de l'Oder ; puis à Berlin (22 février), à Schönberg (27 février), à Wittenberg (6 mars), à Leipzig (9 mars). Au début, il a à peine 17.000 hommes plus ou moins en état de faire la campagne, le reste se rétablissant dans les places. Il doit en jeter 5.000 dans Thorn ; reste à 12.000, et à peine un millier de chevaux : encore, dans sa retraite, à Zirke, perd-il les escadrons lithuaniens qui sont aux ordres du prince Giedroycz. Peu à peu, en reculant, il ramasse quelques bataillons, il est rejoint par la division Grenier formée du Corps d'observation de l'Italie méridionale ; à Leipzig, il commande à 50.000 hommes et il manœuvre sur Magdeburg pour donner à l'Empereur le temps d'arriver (21 mars). Malgré le demi-échec du combat de Möckern, il remplit son but, gagne presqu'un mois et, le 1er mai, rejoint l'Empereur à Wessenfels. Le 2, c'est Lutzen, où, avec ses troupes, il prend à la victoire une part décisive. Le 8, à la tête de l'avant-garde, il entre à Dresde où l'Empereur, inquiet des menées de Murat et des Autrichiens en Italie lui ordonne de gagner sur le champ Milan.

Est-ce de tels services que l'Empereur a prétendu récompenser lorsque, en faveur de la fille aînée du prince vice-roi, la princesse de Bologne, Joséphine-Maximilienne-Eugénie-Napoléon, il a érigé en duché, sous le nom de Galliera, le palais de Bologne et la terre de Galliera appartenant au Domaine privé, et devant rendre 200.000 livres de rente ? En vérité il a d'ordinaire la générosité plus opportune et plus large.

 

 

 



[1] Cette lettre du 10 juillet, aussi bien que celles du 16 et du 31 du même mois, n'a pu être retrouvée dans aucun dépôt public. Mais l'existence de la lettre du 10 est attestée par la lettre de Jérôme, en date du 11, qui en rapporte certains passages.

[2] Les Mémoires du Roi Jérôme datent faussement du 13 et de Nesvij, cette lettre dont ils donnent seulement l'analyse et le commentaire. Les biographies de Davout sont muettes sur l'incident comme sur un incident antérieur que j'ai vainement cherché à relever, mais qui fut de moindre conséquence : la Correspondance du maréchal Davout date du 25 juillet l'accusé de réception de l'ordre de l'Empereur en date du 6, que le maréchal a communiqué à Jérôme le 14 au plus tard. Tout ce détail n'a pu être utilement débrouillé que par la publication de L. G. F. Campagne de Russie 4812, Paris 1900, in-8°.

[3] Il peut paraître inutile dans l'état actuel de la documentation d'insister sur les contradictions qui s'élèvent entre les Mémoires pour servir la campagne de 1812 en Russie, publiés par M. du Casse sous l'inspiration du Roi Jérôme et les Mémoires du Roi Jérôme publiés sous l'inspiration et avec la constante surveillance du Prince Napoléon. Ceux-ci (V. 419) réduisent à néant la version accréditée par ceux-là (p. 189) d'une réponse de Jérôme à Davout, différente de celle donnée ci-dessus d'après L. G. F. Campagne de Russie p. 480 et d'une seconde lettre de Davout plus inconvenante encore que la première, qui aurait achevé de déterminer Jérôme à partir. On verra plus loin que Davout, tout au contraire, a fait, pour retenir Jérôme, des efforts qui ont dû singulièrement lui coûter.

[4] Cette lettre de l'Empereur n'a été retrouvée dans aucun des dépôts des Archives d'État.

[5] Cette lettre n'a pu être retrouvée dans aucun des dépôts d'État, non plus que la lettre de Jérôme portée par Bruguière, à laquelle elle répondait.

[6] J'ai insisté sur l'ensemble des preuves qui montrent, avant le passage de Napoléon à Dantzick, l'entière réconciliation avec Murat, parce qu'ainsi se trouve détruite la confiance qu'il convient de prendre aux Souvenirs inédits de Caulaincourt. Communiqués d'abord à M. Thiers, puis à M. Vandal, ils ont induit l'un et l'autre à raconter une scène qui se serait passée à Dantzick où, pour la première fois. Murat aurait revu l'Empereur. Le duc de Vicence y prête à Napoléon une attitude qu'il ne put matériellement prendre, mais pourquoi cette invention ? Sans doute, s'il n'y a point d'autre intérêt, car les textes continuent à être jalousement dissimulés, pour jeter des doutes sur le caractère de l'Empereur. Le rôle que M. de Caulaincourt a joué à Paris à la fin de 1811 est à jour par la publication du tome III des Archives Nesselrode ; son rôle lors de l'armistice de Plessvitz est à jour par les publications de M. Bailleu (Archives du Congrès diplomatique de la Haye) et de M. de Martens (Recueil des Traités et conventions de la Russie, t. XIV). Son rôle lors du Congrès de Châtillon et du Traité de Fontainebleau peut être deviné, grâce aux pièces publiées par M. de Marteux, mais, en présence de la confiance qu'ont prises à ces mémoires des historiens aussi avertis, il convient, chaque fois qu'un des morceaux communiqués se trouve contredit d'une façon évidente par les faits, de le signaler, ne serait-ce que pour mettre en garde sur les autres assertions d'un personnage qui, dit M. de Martens (XIV, 180) fournit à l'empereur Alexandre la preuve très précieuse d'un fait incontestable : savoir qu'il pouvait compter sur la trahison dans le camp de Napoléon.

[7] Une autre version ajoute : Il cita avec éloges Bernadotte et critiqua amèrement les procédés de Napoléon envers Louis roi de Hollande.

[8] Pour innocenter Murat, pour excuser cette désertion par la spontanéité d'une décision prise ab irato, la plupart des historiens de l'Empire ont accrédité la version suivante : Au moment où il traversait Marienverder pour se rendre à Posen une lettre de Naples vint bouleverser toutes les résolutions. L'impression en fut violente ; à mesure qu'il la lisait, la bile se mêlait à son sang avec une telle promptitude qu'on le retrouva quelques instants après avec une jaunisse complète. Par malheur, cette version se trouve contredite par cette lettre datée du 7 janvier, d'Elbing que Murat ne quitta que le 11. Sa résolution remontait au 16 décembre et elle avait été signifiée assez de fois pour qu'on n'en pût pas douter : il avait donc pris tout le temps pour la former avant de l'exécuter.