Les tomes VII et VIII de Napoléon et sa famille, qui se succéderont rapidement, forment la cinquième partie de ce livre qui en aura six. Trois années ont passé depuis que j'ai publié la quatrième. Je les ai employées d'abord à exposer l'action prépondérante sur les décisions de l'Empereur, à dater de 1810, de l'amour paternel en sa forme dynastique[1], et j'ai ainsi exploré à nouveau le terrain que j'avais reconnu ci-devant, en y étudiant l'influence de l'amour conjugal[2]. Puis, j'ai recueilli les informations complémentaires qu'une double expérience m'avait poussé à rechercher. Je ne dis pas qu'il n'y a pas encore beaucoup à trouver ; je suis convaincu que, sur quantité de points encore obscurs, la lumière se fera quelque jour, mais je crois avoir épuisé les sources où je pouvais accéder ; et je n'ai pas la prétention d'atteindre celles qui demeurent obstinément mystérieuses. Elles ne sont pas si bien cachées qu'il n'en suinte quelques gouttes ; le hasard, d'ailleurs, sur lequel il faut grandement compter, m'a souvent favorisé : d'heureuses trouvailles, de bienveillantes communications, l'entrée dans mes mains des documents qu'avait assemblés, durant une vie entière de labeur obstiné, mon vieil ami, le comte de Martel, m'ont permis d'aborder, sans trop d'inquiétudes sur les conclusions que je soumets au lecteur, la partie la plus douloureuse de mon travail, celle où il est le plus difficile sans doute et le plus grave de trouver et de dire la vérité. Je tente de présenter la part qui incombe à l'esprit de famille dans les événements qui ont déterminé l'écroulement de la plus haute fortune que jamais l'humanité ait vu s'élever, dans la chute de l'homme le mieux doué par la nature, le mieux servi par le destin que l'Histoire ait encore vu 'mitre. Je crois cette part déterminante, non que je me dissimule l'importance d'autres causes, mais celles-ci sont hors de la volonté de Napoléon, tandis que celle-là résulte d'un plan de conduite qu'il a arrêté, dérive de la conception qu'il appliqua au gouvernement du Grand-Empire. J'envisage moins, dans le tome VII, l'action exercée par Napoléon sur les siens que l'action exercée par les siens sur son œuvre. Ce n'est plus à présent Napoléon qui élève ses frères ou les dégrade, ce sont eux qui se rendent les artisans de sa décadence ; ce n'est plus lui qui leur impose ses lois, ce sont eux qui, consciemment ou non, par leurs fautes ou par leurs crimes, préparent sa déchéance. Leurs actes son t le plus souvent accomplis hors de son contrôle, hors de son autorité, hors de sa volonté ; mais ils le sont en vertu de la délégation qu'il accorda, des pouvoirs qu'il fournit, du système qu'il établit. Par là, ils se lient d'une façon si étroite à sa conception de gouvernement, que, s'il n'est point historiquement responsable de la plupart, il a dû en porter la peine. D'ailleurs, en bien des cas, il a conservé une forme d'action lointaine qui a influé gravement sur les événements. Les instruments qu'il a choisis et employés. étaient mauvais ; il les a rendus pires par sa contradiction ou par sa faiblesse. De là, deux parts à faire, d'autant plus délicates à distribuer que, après la mort de Napoléon, chacun de ses frères s'est efforcé de se disculper, a publié ou inspiré des apologies dont le but était de rejeter sur l'Empereur seul leur commun désastre, de justifier leur conduite à ses dépens et d'acquérir ainsi un renom d'intelligence, de loyauté, de libéralisme dont ils pussent user à l'occasion pour lui succéder. Pour être complète, la recherche des responsabilités exigerait des développements qui, quelque étendus qu'ils soient, paraîtront toujours insuffisants à ceux qui ont pris le parti de se méprendre sur l'objet que je poursuis. Ce n'est nullement d'écrire l'histoire de chacun des États napoléoniens ; un tel cadre excède mes forces ; il ne saurait être rempli que par des monographies successives dont les éléments devront être recueillis par de longs séjours dans les neuf ou dix capitales de ces royaumes fugitifs. Encore est-il douteux que rois ou princes n'aient point, en partant, emporté leurs papiers les plus secrets. Je me restreins — je l'ai dit déjà dans chacun des avant-propos de ces volumes, et j'ai le regret de constater une fois de plus que je n'ai point été entendu—je me restreins à fournir, de l'état d'esprit de Napoléon à l'égard des siens, et réciproquement, des siens à l'égard de lui, un résumé documenté par l'exposé de leur conduite et de leurs actes. Qu'on cesse donc de chercher ici ce que je n'ai nulle prétention d'y mettre : l'histoire de l'Espagne ou de Naples, de la Hollande ou du grand-duché de Berg[3]. Qu'on y cherche seulement le sujet que j'ai prétendu traiter : Madame, Joseph, Louis, Lucien, Jérôme, Fesch, Elisa, Pauline, Caroline dans leurs rapports avec Napoléon : les manifestations de leurs opinions, le détail de leurs caractères, la façon dont ils présentent leurs actes à l'Empereur et la façon dont l'Empereur les apprécie. Je n'ai point affaire de leur façon de gouverner, pas plus que des Hollandais, des Napolitains ou des Espagnols, mais de Napoléon et de Napoléon seul. De même, je ne raconte pas les campagnes de Russie ou d'Espagne, de Saxe ou de France. Je ne retiens que les épisodes qui, dans le rapport étroit que j'ai indiqué, projettent une clarté sur le caractère, la conduite, la responsabilité des uns et des autres. Pareillement pour les négociations où je laisse de côté tout ce qui n'importe pas directement à mon sujet. Même ainsi délimitée, la tâche est immense ; je ne puis mener à terme cette enquête qu'en présentant la troupe de mes acteurs sur un théâtre dont les dessous aient été solidement établis, dont la machinerie me soit familière et dont je connaisse tous les portants ; sur les scènes principales qui s'y jouent je n'ai point à m'étendre ; je rends compte d'une petite pièce qui s'entremêle à la grande et de scènes presque accessoires. Pourtant mes personnages passent à des minutes au premier plan, ils influent même sur le dénouement, mais ils n'en sont pas moins secondaires et leurs caractères, tout curieux qu'ils me paraissent, ne se dessinent presque jamais en beauté ou en héroïsme. Par bonheur, Napoléon domine le drame entier ; lui seul en mène ou en subit les péripéties ; il suffit à le rendre le plus passionnant qu'ait acclamé l'humanité, et c'est assez que la figuration de mes personnages y ajoute l'occasion de quelques répliques pour qu'une sorte d'intérêt se répande sur eux. Le but de ces études est d'apprendre à connaître et s'il se peut de faire connaître Napoléon : Si haut qu'il soit placé par rapport à ses frères et à ses sœurs, du fait de l'étendue et de la puissance de son cerveau, du fait de la surprenante réunion de ses facultés de penser et d'agir, ce n'est pas impunément qu'il a reçu, avec le même sang, le même atavisme et un tempérament analogue, qu'il a subi dans l'enfance une éducation pareille, et qu'il a contracté des habitudes semblables. De certains aspects que présentent les siens ou leurs descendants, il est loisible de tirer des indices sur des expressions physiques ou morales qui, chez Napoléon, demeuraient inexplicables : grossies, tournées presque à la caricature tant elles prennent d'importance chez les êtres du second plan, ces formes sont révélatrices, chez le Héros, de nuances de caractère, de gestes familiers, de façons coutumières de concevoir et d'exprimer la pensée. Elles expliquent et commentent des façons d'envisager les événements ; elles attestent une sorte de superstition commune ; elles déterminent le point où les défauts de la race se subliment et tournent au génie. J'ai donc recueilli précieusement ces notes qui relèvent plus de la psychologie que de l'histoire. Mais où commence celle-ci et où s'arrête celle-là ? Le dispersement en 1812 des Napoléonides sur l'Europe entière, de Moscou à Worcester et à Madrid, m'interdisait de chercher, dans le tome VII, un lien entre leurs actes et d'en faire un récit chronologiquement suivi : j'ai dû présenter les personnages l'un après l'autre, par périodes successives, et, pour plus de clarté, j'ai été contraint à des répétitions inévitables, étant donnée cette naïveté de composition primaire. Tout autre plan eût entraîné des confusions périlleuses ; déjà, malgré que j'aie multiplié les dates, je crains que le lecteur ne soit dérouté par ces retours obligés : mais comment procéder autrement lorsqu'il s'agit de rechercher les sentiments de douze personnages, habitant douze villes différentes, n'entretenant à ce moment que des relations accidentelles, suivant chacun leur vie sans s'inquiéter trop des autres, et ne gardant une sorte d'unité que par Napoléon, le nom qu'ils lui empruntent et les ordres qu'ils reçoivent de lui ? Pour les critiques qu'on m'a faites, je ne m'arrêterai point à y répondre : comme elles se sont répétées semblables à chacun des volumes que je publie, je compte bien qu'elles se renouvelleront aujourd'hui ; et, comme elles se sont rendues plus acerbes depuis que l'Académie m'a faille suprême honneur de m'accueillir, qu'elles s'efforceront d'être davantage blessantes. On me reprochera comme d'ordinaire de ne pas livrer mes sources — toutes mes sources. Pas si sot ! Un de mes livres, Napoléon inconnu, publié selon ce mode prétendu scientifique, a été contrefait ou démarqué cinq fois en moins de dix années : l'expérience m'a suffi. Libre à qui voudra de m'accuser d'avoir imaginé les lettres que je cite et les faits que je raconte : le jour où on en viendra là, je saurai me défendre. Quant aux plagiaires, je sais fort bien qu'ils n'arrêteront pas leur petit commerce : faute de pouvoir s'approprier les références à des livres ou des documents qu'ils n'ont jamais vus, ils ne citeront rien, ce qui sera plus simple : même, comme certains, tenteront-ils contre moi, afin de dérouter, de grotesques prises à partie où ils chicaneront sur un texte qu'ils m'auront emprunté — sans le comprendre. Peu m'importe. Au point juste où leur manque le fil conducteur de mes livres, les leurs s'effondrent. Qu'on les couronne ensuite, je n'y vois nul inconvénient. Pour le moment, et dans l'état actuel des connaissances et de la documentation abordable, mes livres ont approché d'assez près la vérité pour que, depuis dix ans, on n'y ait guère ajouté et que la plupart des contradictions que j'ai subies n'aient convaincu ni ceux qui étudient la même époque, ni moi-même. Ce n'est pas — Dieu m'en garde — que j'aie conçu la stupide vanité d'avoir rien tenté qui soit définitif. Nos histoires, moins belles certes, sont pareilles aux Dames que chantaient Villon, et leur visage est bien plus fugitif encore. A peine sont-elles nées qu'elles sont vieilles ; à peine ont-elles paru qu'elles sont mortes. Comme tant d'autres, les miennes passeront, mais ce qui ne passera point, c'est le goût de trouver dans l'histoire la vérité humaine, de vouloir aux êtres non une cuirasse mais un cœur, de rendre compte des événements par leurs causes, des sentiments et des passions par leur expression, d'égaler, sinon de préférer au document dit d'État, officiel et menteur, le document intime, réservé et véridique. Ce sera assez pour mon œuvre si j'ai contribué à une telle évolution de l'Histoire. Je sais fort bien d'ailleurs que, à ceux qui, dans une certaine école, attaquent mes livres, comme à ceux qui, dans certains journaux, citent à l'ordinaire mon nom comme preuve des choix déplorables que fait l'Académie, les faits que j'établis importent aussi peu que la façon dont je les raconte. Ce qui importe, c'est la Doctrine, la bonne Doctrine. Quant à la vérité, qu'est-ce que c'est que la vérité en histoire ? Est-ce que cela compte ? Est-ce que cela existe ? «Il est des documents dont il faut savoir ne pas se servir », a dit quelqu'un d'autorisé. La République a institué une Commission centrale d'histoire de la Révolution dont le président imprimait dernièrement cette phrase : C'est avec son autorité de Consul que le premier Bonaparte a fait Brumaire[4]. Nul ne fera au normalien qu'est ce président, l'injure de penser que cette contre-vérité historique lui soit échappée par ignorance : il a voulu l'écrire pour appuyer sa démonstration et grossir, bien ou mal, sa thèse d'un argument. Voilà la bonne Doctrine. Comme rien ne saurait m'engager à la suivre, je me trouve fort honoré d'être particulièrement attaqué par ceux-là dont il est le chef reconnu, et qui, s'établissant en Tribunal révolutionnaire, traduisent à leur barre et condamnent par fournées, au nom de la Science, les historiens, dont les livres les gênent, dont les idées leur déplaisent, et dont ils haïssent les convictions. S'il leur faut mes aveux pour achever leur réquisitoire, je suis tout prêt à les verser à leur dossier. Français, patriote, militariste, je vivrais mille vies que, à défaut de servir autrement la France, je les emploierais à exalter son nom, à étudier les hommes qui l'ont faite grande, à proposer leurs vies comme modèles, à recueillir et à répandre tout ce que je pourrais de leurs actions et de leurs pensées ; j'enseignerais comme se sont sacrifiés pour elle les petits et les pauvres, les volontaires de 91 et les gardes nationaux de 1814, les francs-archers de Bouvines et les soldats de Denain ; j'irais aux victoires 'pour les glorifier, j'irais aux désastres pour en dévoiler les causes et en démasquer les auteurs ; je confondrais dans une même apothéose quiconque, en versant son sang, a témoigné pour la Patrie et si j'avais, à quelques enfants, transmis ce flambeau de passion que j'ai reçu des ancêtres, je m'étendrais, satisfait de mon œuvre, dans la fosse qu'on creusera pour moi dans la terre natale. Et si, d'un jeune homme ou d'un enfant, j'avais, par l'exemple de Napoléon, ouvert l'âme prédestinée et géniale aux ambitions salutaires et aux résolutions décisives, quel orgueil j'en prendrais. Ah ! qu'il vienne donc enfin le Libérateur ! Que dans l'orgie parlementaire à quoi Circé préside, où les porcs, vautrés dans la fange de leurs lois, se disputent, de leurs groins sanglants, les lambeaux pantelants de la chair divine, qu'on entende sonner comme un glas le pas du convive redouté ! Que, devant lui, les portes trois fois verrouillées tombent et s'écroulent sous l'irrésistible poussée du vent du large ; que, dans l'effarement et la fuite des pourceaux repus, il entre, qu'il aille droit à Circé, et, sans parler, d'un geste expiatoire et divin, qu'il plonge jusqu'à la garde sa courte épée dans la gorge de la Magicienne scélérate. F. M. Clos des Fées, novembre 1905. |
[1] Napoléon et son fils.
[2] L'impératrice Marie-Louise.
[3] Un mot à ce sujet : J'ai été attaqué avec une étrange violence par un jeune employé des Archives nationales, à propos de ce que j'ai écrit sur Murat dans le grand-duché de Berg. J'ai été accusé d'avoir confondu les époques, estropié les noms, presque d'avoir imaginé ce que je rapportais. Or tous les faits que j'ai cités se trouvent relatés aux dates que j'ai indiquées et dans l'ordre que j'ai suivi par les journaux contemporains. Les journaux étant tous officieux et n'insérant — on l'a dit assez — que les nouvelles qui agréaient à l'Empereur, j'ai estimé que j'avais plus d'intérêt à relever ce que l'Empereur et Murat voulaient qu'on sût du grand-duché de Berg, qu'à rechercher ce qui s'y était réellement passé, car j'avoue que je prends à Berg en soi un intérêt médiocre. Mon jeune critique ne pense pas de même el, après avoir affirmé, dans une réunion où l'un de ses amis discourait contre mes livres, que j'étais, en ce qui touche Berg, d'une nullité regrettable, il m'a fait l'honneur de le répéter dans une des notes de la thèse qu'il a soutenue en Sorbonne. Cela prouve qu'il n'a dépouillé ni le Journal de l'Empire, ni le Journal de Paris, ni la Gazette de France, ni même le Moniteur universel. La jeunesse est un beau défaut, mais, pour démontrer qu'elle s'accommode de présomption, il était superflu d'aller si loin.
[4] Article de M. Jaurès, L'humanité du 7 août 1905.