NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME VI. — 1810-1811

 

XX. — LES TRÔNES EN PÉRIL.

 

 

I. — LE ROYAUME DE WESTPHALIE.

(Novembre 1809. — Mars 1810.)

 

Jérôme est arrivé à Paris le 3 novembre 1809, après une suite de querelles avec l'Empereur qui ont presque amené entre eux l'état de guerre ; mais, bien plus adroit et mieux pondéré que Louis, il a tout de suite pris les moyens de ramener son grand frère. Il a eu soin de montrer les empressements agréables ; il n'a témoigné aucune mauvaise humeur à propos du divorce qui lui est d'ailleurs indifférent ; il s'est entremis, aussi bien dans les négociations avec Lucien, que dans les délibérations du Conseil de famille provoqué par Louis, et Napoléon l'a trouvé si bien formé que, dans les deux occasions, il l'a chargé de porter sa parole. Prêt à prendre des arrangements sur les questions qui ont le plus ému l'Empereur, les douanes dont il a culbuté les lignes, les dotations qu'il a confisquées et ses dettes qu'il ne paye pas, il n'a pas demandé mieux que de souscrire de nouveaux engagements et, lorsqu'on lui demande pourquoi il ne remplit pas les anciens, il se rejette sur l'exiguïté de ses ressources, l'instabilité de sa position et, ce qui n'est pas pour déplaire à l'esprit ambitieux de l'Empereur, la nécessité d'agrandir son royaume, moins pour en accroître les revenus que pour le rendre plus utile à l'Empire. Il ne demande qu'à mettre sur pied une belle armée et il en donne pour preuve le code de la conscription militaire qu'il vient de décréter, à Paris même, le 16 novembre, et qui, en ses deux cent soixante-seize articles est encore bien autrement sévère que le règlement français. Qu'on lui donne des côtes et l'on verra s'il s'entend à avoir une marine, lui qui fut contre-amiral avant de commander des urinées de terre.

Il s'est donc si bien établi dans l'esprit de Napoléon, que, dès le 19 décembre, profitant du séjour à Trianon, il a obtenu gain de cause presque sur tous les points en litige : restitution de Magdebourg, consolidation de la dette provenant des contributions arriérées et paiement de cette dette en cinq années ; échange des biens formant les dotations des généraux contre d'autres propriétés ou contre des obligations de son trésor ; établissement de la ligne de douanes selon son plan, et, en même temps, on a eu l'air d'oublier qu'il eût emprunté quelque quinze cent mille francs à la caisse d'amortissement ; on n'a même pas réclamé les intérêts.

L'Empereur, portant au comble sa bienveillance, s'est déterminé, en même temps, à lui céder tout le Hanovre. Il est vrai que, tant que durera la guerre avec l'Angleterre, Jérôme devra entretenir 12.900 soldats français en plus de ceux qu'il entretient déjà, et cela en fera 24.500 ; et qu'il devra porter son contingent à 26.000 hommes, mais à ce dernier point, il n'a nulle objection, son désir étant d'abord de former une belle armée, plus nombreuse même qu'on ne la demande.

Enfin, il obtient une faveur qui ne lui est pas la moins sensible. De même que Joseph et Louis, il n'a qu'un rêve, celui d'instituer un Ordre. Or, depuis le mois d'août 1808, où il en a décrété solennellement la création, l'Ordre de la couronne de Westphalie est en sommeil ; il n'a pas reçu l'approbation de l'Empereur et il n'a pas trouvé sa forme définitive. Sans doute, depuis le mois d'août 1809, le roi a en réserve beaucoup de pièces de ruban gros bleu moiré de toutes largeurs, que lui a fournies la maison Sulzer et Compagnie, fabricants de soieries à Magdebourg ; depuis le mois de mai de la même année, Nitot travaille à des modèles de décoration dont Marinville, maitre de la garde-robe, a fourni le thème ingénieux, mais le bijoutier ne se presse point, car il sait qu'on se pressera moins encore pour le payer. On lui a commandé, dès qu'on a eu les rubans, vingt-cinq plaques, vingt-cinq grands-croix, vingt-cinq croix de commandeur et soixante-quinze de chevalier, mais il en a livré peu de chose ou rien ; Jérôme pourtant ne peut plus attendre, puisqu'il a l'agrément de l'Empereur : le 25 décembre, il prend un décret par lequel il attache à sa couronne un ordre de chevalerie qui dévouera plus particulièrement à sa personne et à l'Etat ceux qui en seront honorés et qui excitera l'émulation de tous ses sujets. Il y aura dix grands commandeurs dont trois à grandes commanderies, trente commandeurs et trois cents chevaliers ; mais, quant à l'insigne, le décret, du fait de Nitot, reste muet et c'est des rubans seulement que peut offrir Jérôme. L'Empereur s'en décore le 31 décembre, ce qui est la sanction officielle que n'ont obtenue jusqu'alors ni Louis pour son ordre de l'Union, ni Joseph pour son ordre royal d'Espagne, ni Murat pour son ordre des Deux-Siciles. Le 1er janvier Eugène, Cambacérès et Champagny paraissent aussi avec le ruban gros bleu ; et, dans peu de temps sans doute, l'Ordre sera à sa perfection, car le roi, avant de quitter Paris, commande quatre colliers de grand commandeur, trois en or, un en diamants, vingt-cinq croix de commandeur, et cent trente-cinq de chevalier ; sur quoi l'on répandra vingt cinq mille francs de poudre de diamant.

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C'est le 2 janvier, que Jérôme et Catherine retournent dans leurs Etats, emportant de Paris tout ce qu'ils y ont trouvé de joli et de rare : des mois durant, on leur enverra ce qu'ils ont ordonné à cette fois : des pièces de drap de Louviers et de Verviers, des boutons d'argent par quatre-vingt-cinq douzaines, des aiguillettes en or, des aiguillettes en argent, avec couronne et sans couronne, des pièces de cachemire blanc pour des gilets de dessous, des robes de tulle brodées à Lyon, cinquante-cinq schalls de cachemire, des meubles de Jacob, des montres de Leroy, un troupeau de mérinos de la Bergerie impériale de Rambouillet et des marbres de quoi monter un magasin : la manufacture de Carrare livrera une statue et cinquante-quatre bustes du roi, une statue et douze bustes de la reine, vingt-six bustes des membres de la Famille, trente-quatre statues d'après l'antique et divers maîtres-autels et urnes cinéraires. Pour le couronnement qui est proche, on aura une voiture, la plus belle qu'ait faite Gœtting : la caisse tout en glaces, la frise du pourtour en bronze doré, les panneaux peints de huit médaillons qui symbolisent les principales villes du royaume, le train doré en entier sur un fond rouge transparent et l'intérieur tendu de velours de soie blanc brodé d'or à bordure de soie bleu céleste. On a déjà, pour cette cérémonie, un manteau d'hermine de 13.600 francs, on achète la couronne, le sceptre et les autres accessoires, niais on a omis le principal, qui est de soumettre les costumes à l'Empereur. Il faut réparer cela ; Jérôme et Catherine se sont donc fait peindre par Kinson en grande tenue royale et tels qu'ils devront figurer. Sur l'ordre de Duroc, les portraits sont apportés aux Tuileries ; on les place dans un des salons de Sa Majesté qui les verra en déjeunant. L'Empereur en effet les examine, fait appeler Denon et ordonne que l'on change la couleur des manteaux et les dessins de broderie qui se rapprochent des attributs impériaux. Il approuve le reste, mais que reste-t-il ? Bien assez sans doute pour le couronnement qui n'aura jamais lieu, car on est au milieu de janvier et déjà les circonstances ont bien changé.

 

Jérôme, tout joyeux de sa fortune, est rentré le 6 dans sa capitale ; il s'est efforcé d'entretenir les bonnes dispositions de l'Empereur par des lettres de tendresse où il lui a raconté les péripéties de son voyage et, dès son arrivée, il se met en mesure d'en profiter : Il fait remarquer à son frère comme son royaume est vilainement découpé, à quel point les frontières en sont irrégulières, et comme il serait convenable de lui donner, outre un débouché maritime, divers territoires tels que l'évêché de Fulde. Il se croit assez bien établi dans sa faveur pour lui demander de favoriser l'échange de son grand maréchal, Meyronnet, comte de Wellingerode, fait prisonnier à Halberstadt, par le duc d'Œls, après la défense la plus obstinée et avoir reçu deux blessures[1].

Sur Meyronnet, point d'objections, bien que l'Empereur sache à quoi s'en tenir sur l'héroïsme du grand maréchal et que, s'il s'est fait deux blessures, ce n'a pu être qu'en tombant de son lit. Mais, pour le royaume, cela mérite qu'on y pense. Napoléon a réfléchi et, à la réflexion, donner le Hanovre, tout le Hanovre comme il a dit, cela fait un bien beau présent. Sans doute, il a l'idée de traiter favorablement son frère, de lui ouvrir un horizon où il puisse développer ses ambitions et mettre à l'épreuve les qualités à qui, depuis quatre ans, on a si libéralement fait crédit ; mais il a dans son caractère de mêler, même à ses générosités les plus amples, un soupçon de lésinerie, toutes les fois que, dans le premier mouvement, il ne s'est pas lié les mains par une signature. Il donne un million, mais, sous prétexte de droits de sceau, il fait verser à ses caisses cent mille francs en or. Il veut montrer ainsi qu'il sait compter, surtout que ces dotations ou ces abandons de territoire profitent à l'Empire et au système. C'est fort bien que Jérôme soit son frère, mais le Hanovre !

Donc, peu à peu, il revient, se repent et chaque repentir coûte cher au roi de Westphalie : D'abord, comme le Hanovre et Magdeburg sont des pays de cavalerie, l'Empereur y mettra, au compte du roi, six mille cavaliers au lieu de douze mille fantassins. Avec ce que coûte d'entretien un cuirassier, on ferait part large à quatre voltigeurs, mais au compte de Napoléon ce n'est que deux. Ensuite, des chicanes sur le contingent Westphalien, sur les échéances des bons représentatifs de l'arriéré de la contribution de guerre, surtout sur les domaines du Hanovre : Napoléon a disposé de la presque totalité ; ce qu'il n'a pas encore distribué, il le garde, et il entend que tous les biens provenant de ces domaines soient, pendant dix années, exempts de toute contribution. Suivant lui, il restera encore au roi, rien qu'en domaines, 641.000 francs de revenu net, mais, à la façon dont il fait ses chiffres, rien n'est moins sûr et, même en ce qui concerne la possession du territoire, quelle garantie aura Jérôme puisque l'Empereur écrit : Je ne puis donner la souveraineté du Hanovre au roi de Westphalie parce je n'ai pas cette souveraineté ; mais je puis lui céder le Hanovre et mes droits sur cette province ; c'est tout ce que je puis faire. En cas que la paix se négocie avec l'Angleterre, n'est-ce pas que, par là, tout sera remis en question ?

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Jérôme n'a rien prévu de ces réticences. Il a cru qu'il ne s'agissait que de vétilles, et il a laissé derrière lui Le Camus-Furstenstein, son ministre des Relations extérieures, avec ordre de signer tout ce qu'on lui présentera. Il a hâte de communiquer le traité aux États lesquels ne sauraient ensuite lui refuser un emprunt qu'il médite, et de profiter de la réunion du Hanovre pour fixer au moins l'époque de son couronnement qui ne saurait être indéfiniment ajourné. Le 14 janvier, La Camus signe donc avec Champagny. Mais, au dernier moment, Napoléon ne permet qu'on appelle cet accord un traité que moyennant un article qui dise que ce traité restera secret et qu'il ne pourra être imprimé que du consentement de l'Empereur : C'est le renversement de tous les calculs de Jérôme ; mais il y a mieux et il faut voir le traité même : L'Empereur a dit : Tout le Hanovre ; dans le traité, c'est le Hanovre, à l'exception de quelques territoires ayant au plus 15.000 âmes de population que Sa Majesté se réserve de désigner ultérieurement. L'Empereur a dit que la mise en possession daterait du 1er janvier ; dans le traité, elle sera effectuée avant le 1er avril ; c'est trois mois d'impositions que perd Jérôme ; enfin l'Empereur, par le traité, réserve en Hanovre, à son profit et jusqu'à concurrence de 4 559.000 francs, des domaines et des dotations, lesquels seront exempts de contributions pendant dix années ; il met à la charge de la Westphalie la dette entière du Hanovre ; il fait rétablir les donataires dépossédés dans leurs dotations jusqu'à concurrence d'un revenu annuel de 145.000 francs ; et puis : les douaniers français exerceront librement leurs fonctions dans tous les États Westphaliens ; la liste civile du royaume ne pourra, en totalité, excéder six millions ; l'arriéré des contributions de guerre de la Westphalie, arrêté à 46 millions, sera acquitté par 160 bons de 400.000 francs chacun, versés au Trésor extraordinaire, payables par dixième et portant intérêt à 5 p. 400 ; le contingent du royaume sera fixé à 26.000 hommes dont 20.000 d'infanterie, 4000 de cavalerie et 2000 d'artillerie ; et le royaume entretiendra jusqu'à la paix 18.500 hommes de troupes françaises dont 6.000 de cavalerie.

Donner et retenir ne vaut, dit-on ; l'Empereur n'est pas de cet avis. Sans doute, il donne les duchés de Brème, et de Lunebourg, les principautés de Werden et de Calemberg, les comtés de Hoya et de Diepholz, 796.000 habitants répartis sur 497.000 milles carrés, en sorte que le royaume de Westphalie, porté à une population de 2.500.000 habitants, prend rang dans la Confédération du Rhin avec la Bavière et la Saxe et acquiert des côtes maritimes entre l'Elbe et le Weser ; mais est-il possible, avec les revenus que fourniront ces nouvelles provinces, de subvenir aux charges dont elles sont grevées ? Ce qu'on appelle les domaines en Hanovre, ce ne sont pas seulement les domaines proprement dits — terres et bâtiments affermés — mais les forêts, les douanes et les postes ; le tout rapporte cinq millions ; en déduisant 4.559.000 francs, il reste au mieux 500.000 francs ; l'administration, établie sur le même pied qu'en Westphalie, coûtera deux millions de plus que le pays ne rapporte d'impositions, et l'entretien de 6.000 cavaliers français ne peut pas être compté pour moins de six millions, puisque, depuis 1808, l'entretien par la Westphalie de 12.500 fantassins a, année moyenne, exigé dix millions. C'est donc d'un déficit annuel de huit millions que l'Empereur fait présent à son frère avec le Hanovre.

Encore est-ce tout ? Que va-t-il arriver des 15000 âmes qu'il s'est réservées ? Dès le 16 janvier, il demande à Champagny en quoi consiste la partie de l'électorat de Hanovre située sur la rive droite de l'Elbe et si c'est cette partie qu'il a gardée. Or, c'est le duché de Saxe-Lauenbourg qui renferme 33.000 âmes. Il les prendra pour 15.000, sans soulte. Quant à la mise en possession du reste, on a le temps d'y penser.

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De tout cela, Jérôme ne sait rien ; il continue à attendre comme un messager du ciel, Le Camus, qui doit apporter le bienheureux traité et qui reviendra, sans nul doute, paré à la fin du grand-aigle tant de fois sollicité vainement pour lui. Le Camus n'écrit point, il ne charge d'aucune commission Marinville qui, après le départ du roi, est resté quelques jours en arrière pour presser les fournitures du couronnement. C'est donc que tout va bien et Jérôme escompte le succès en faisant une large distribution de titres aux gens de sa Cour dont le nom sent encore la roture. Il ordonne qu'on prépare des réjouissances et des fêtes ; il dresse le plan des cérémonies. Il est vrai que le général Eblé, ministre de la Guerre, l'organisateur de l'armée westphalienne, las des contrariétés qu'il reçoit, demande son congé et veut à tout prix rentrer en France ; mais le roi ne se trouble pas de si peu ; il aura de Paris d'autres généraux, il fera d'Albignac ministre de la Guerre, il élèvera d'un grade du Coudras, comte de Bernerode et Dumas de Polard et si, quinze jours plus tard, du Coudras part à son tour pour ne plus revenir, la monnaie en sera plus facile à trouver que de M. de Turenne.

A la fin, le 22 janvier, Le Camus arrive avec son traité, mais sans grand-aigle. Jérôme lui a procuré Saint-Hubert en Bavière, l'Eléphant en Danemark, l'Aigle noir en Prusse, les Séraphins en Suède, l'Aigle d'or en Wurtemberg, mais, à ces cordons, l'Empereur a négligé d'ajouter celui de la Légion : il a jugé qu'une botte à portrait entouré de brillants, suffisait amplement. Quant au traité, qu'en fera Jérôme puisqu'il doit rester secret ? Bon ou mauvais, on pouvait tirer quelque éclat de la réunion du Hanovre, mais il faut la taire ! Et, depuis le 1er janvier, les députés aux États, réunis à Cassel, attendent le bon plaisir de leur souverain, qui, de son côté, attend le bon plaisir de l'Empereur ! Et c'est à présent, ce traité, le traité mystère, dont il faudrait pleurer s'il était révélé ! A tout risque, dans son discours du trône, Jérôme en dit pourtant quelque chose : L'Empereur, mon auguste frère, désirant marquer un intérêt particulier à ce royaume qu'il a fondé, vient de lui accorder encore des avantages d'une haute importance. Lorsqu'il me sera permis de les faire connaître, mes peuples apprécieront ces nouveaux bienfaits et en préjugeront les heureuses conséquences. Grâce au vague ingénieux de cette phrase pleine de promesses, les députés se rendront peut-être plus faciles sur les emprunts à contracter, sur le vide du trésor, sur un budget où les prévisions de recettes sont de 31.100.000 francs, et les dépenses certaines de 45.820.000 : équilibre instable.

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Là est le point faible de la monarchie westphalienne, car le favoritisme, l'instabilité, la prodigalité de Jérôme qui sont en façade et qu'on voit seuls, ne doivent pas empêcher de reconnaître les progrès qu'a faits le nouvel Etat, les bienfaits qu'il a apportés aux peuples. Grâce à Siméon et aux bons ouvriers qu'il a amenés à sa suite, les principes de la Révolution ont été si largement appliqués dans le royaume, que cette agrégation d'États les plus arriérés de l'Europe, les plus durement traités par leurs maîtres, ceux où la barbarie du moyen âge s'est conservée presque intacte, a reçu en deux années les institutions de la nation la plus civilisée. Le Code Napoléon y est définitivement introduit ; les fiefs, à l'exception de ceux prêts à tomber en déshérence, sont propriétés libres ; le servage est aboli ; le mode de rachat des dîmes est décrété ; les droits féodaux sont supprimés ; le code de procédure est achevé ; la police correctionnelle administrée par des jurés, a reçu ses règlements ; le système hypothécaire est institué ; les taxes de justice sont fixées ; la liberté des cultes est reconnue ; les ponts et chaussées sont organisés et des routes se construisent partout ; les pauvres sont mis à la charge des communes ; les impôts sont distribués comme en France ; l'administration préfectorale et municipale est semblable à la française, avec une tendance à un régime plus libéral, tel qu'il résultait de la constitution de 1791. Sur ces pays où le despotisme féodal disposait de tous les biens et de toutes les fortunes a passé le grand courant des idées modernes, des idées d'équité, d'égalité, de responsabilité, de liberté individuelle, de progrès matériel et de progrès moral.

C'est cette œuvre capitale, accomplie par les légistes, qui vaudra à Jérôme l'indulgence de l'histoire, quoiqu'elle ait été sans doute un de ses moindres soucis. Il marque pourtant du bon sens quand il préside son conseil d'État et il ne s'oppose pas à appliquer à son royaume les institutions françaises, mais son esprit est ailleurs, et il se partage presque uniquement entre ses goûts de plaisir et ses idées de grandeur. Malgré sa liste civile de cinq millions qui va être portée à six, malgré le million qu'il tire du budget sous prétexte de Relations extérieures, le million qu'il prend des Domaines, les divers suppléments qu'il grappille à droite et à gauche, ses dettes personnelles montent à plus de dix millions. Dans son dernier voyage à Paris, en dehors de ce qu'il a dépensé d'argent comptant, il s'est engagé encore pour 759.462 francs ; mais il pense toujours à acheter, jamais à payer, et tout lui sert d'occasion ; dans cette petite maison qu'il a achetée, pour la reine, de Jordis, son banquier, il a déjà jeté 48.501 francs, il en jette encore 54.942 ; vienne le carnaval, il faut bien qu'on s'amuse ; bal tous les soirs : deux bals masqués et deux bals parés à la Cour, bal masqué chez Furstenstein, chez le comte de Bocholtz, chez Siméon, chez les Pappenheim, chez d'Albignac, chez le prince Repnin ; à chaque bal, le roi a son quadrille : tantôt, un jeu de piquet, ou une noce chinoise, tantôt les rivières et les villes de Westphalie dansant en ballet, Hameln et Hanovre vis-à-vis de Brunswick et Magdeburg ; un autre soir, les quatre parties du monde ; puis, les noces de Gamache ; puis, les noces de Figaro et le roi en Figaro esquissant un pas espagnol en face de Mme de Boucheporn. A ce dernier bal, le roi paye pour les costumes 8331  fr. 37 centimes, et bien mieux pour la rivière de diamants qu'il offre galamment à Madame de Launay, fille de Siméon, qui lui fait les honneurs. Pour les quadrilles à la Cour, 4.530 francs, chez Furstenstein 1.553, chez Hocholtz 6.515, autant et plus pour les trois jours gras, cela monte : on empruntera 43.000 francs à 7 p. 100 et après avoir payé la note de Legendre, le tailleur de la Cour, il restera encore quelques jérômes pour faire patienter le peintre Kinson.

 

Après les fêtes, les cérémonies ; on n'aura pas le couronnement tant qu'on n'aura pas le Hanovre, mais du moins on a l'institution de l'Ordre de la Couronne et la distribution des insignes. Cet insigne est rare et curieux, et l'on conçoit qu'il ait fallu deux années pour l'imaginer, l'exécuter et créer les distinctions précieuses et les degrés d'honneur qui séparent les diverses classes. La décoration consiste en une médaille d'or à jour que surmonte un aigle couronné empiétant un foudre. Sur le foudre est écrit : Je les unis ; au-dessous, sur un ruban émaillé de bleu, Character und Aufrichtigkeit, ce qui fait la devise de l'Ordre. Le tour de la médaille est formé par un serpent qui se mord la queue, symbole d'immortalité. Dans la partie supérieure du champ, un lion pour la liesse, un cheval pour le Brunswick ; dans la partie inférieure, entre des branches de chêne et de laurier, un lion et un aigle coupés par le milieu et réunis par une couronne. Cet insigne, les grands commandeurs le portent alternativement en écharpe, suspendu à un ruban gros bleu de quatre pouces de large, ou attaché à un collier d'or, ou figuré sur un crachat d'argent à treize rayons ; les commandeurs l'accrochent en sautoir et les chevaliers l'attachent à la boutonnière, mais ce n'est rien que cela : il faut un costume puisque Louis en a un pour son ordre de l'Union et c'est ici que la fantaisie travaille. Pour les grands commandeurs, habit de drap ventre de biche, à collet et parements bleu de ciel, broderie d'argent sur toutes les boutonnières. au collet et aux parements, aiguillettes en argent sur l'épaule droite, écharpe en ceinture, de soie blanche à torsades d'argent où pend un glaive en argent, veste et culotte blanches, bouffettes aux jarretières et aux souliers, toque à la Henri IV ; sur l'habit, décoré de la plaque, manteau de velours bleu à l'espagnole et, sur le manteau, le collier de l'Ordre. Même costume, sans le manteau, pour les commandeurs et, sans les broderies de boutonnières, pour les chevaliers. C'est la livrée de la maison de Conti que portent ainsi les dignitaires de Westphalie, mais qui le sait ? On s'imagine être troubadour ; c'est la folie de la cour de Cassel ; le parc de Napoleonshôhe est rempli de fabriques moyenâgeuses et l'on vient d'y jouer le Troubadour de Löwenbourg, opéra en deux actes, qui a obtenu un immense succès. Aussi a-t-il fallu que comme le costume, la formule du serment eût un air troubadour et c'est : Je jure d'être fidèle à l'honneur et au roi en bon et fidèle chevalier. Est-on chevalier sans avoir des armoiries ? Chacun en recevra et c'est là, pour Jérôme, quoiqu'il ait déjà fait bien des comtes et des barons et qu'il s'essaie même à faire des princes, le point de départ de la nouvelle noblesse westphalienne, à laquelle il donnera dans peu une organisation selon son rêve.

Un ordre de chevalerie n'est point solide s'il n'est pourvu d'argent : on en trouve dans les biens de l'abbaye de Quedlimbourg et de la prévôté de Magdeburg, ceux-là même que Jérôme avait jadis offerts à Lucien ; ils suffiront à payer trois pensions de 12.000 francs à trois grands-commandeurs, trente-sept de 2.000 à sept grands commandeurs et à trente commandeurs, trois cents de 150 francs à autant de chevaliers, et il y aura de plus un grand chancelier à 18.000 francs qui sera Furstenstein, un trésorier à 42000, un administrateur à 6.000 : Les militaires décorés de la médaille d'or et d'argent instituée au début de la campagne de 1809, les veuves et les enfants des chevaliers se partageront le reste : comme ce reste est néant, il faut tout de suite ajouter à la dotation les biens, domaines et revenus appartenant ci-devant à l'Ordre de Malte, mais cela ne suffit pas pour que l'on puisse donner une apparence d'existence à la Maison royale d'éducation calquée sur les Maisons-Napoléon.

Ce sont ici les préliminaires nécessaires pour la cérémonie de la distribution des insignes. Il faut à présent en faire concorder l'époque avec quelque événement mémorable, et, à défaut du couronnement, à défaut de la publication du traité, on n'a que la remise du Hanovre. Aussi Jérôme n'a-t-il qu'un but, c'est qu'elle soit faite au plus tôt : vainement, ses conseillers allemands — peu empressés à partager les places de cour et d'administration avec les gentilshommes hanovriens — lui remontrent qu'en acceptant le traité tel quel, il mène le royaume à sa ruine, que certaines clauses sont inexécutables, d'autres odieuses pour les peuples : à peine si Jérôme présente à l'Empereur de timides observations en vue d'exempter de logements militaires la ville de Hanovre qui sera une de ses capitales. Il ne peut tenir de la joie d'avoir un grand royaume et de devenir un grand monarque. Dès le retour de Furstenstein, il a, de son chef, informé le gouverneur général et l'intendant de Hanovre de l'imminence de la réunion ; le 4 février, à l'arrivée des ratifications, il a renouvelé cet avis ; aussitôt une députation lui a été adressée pour le féliciter, mais, quelque désir qu'il ait de recevoir les hommages de ses nouveaux sujets, il n'ose pas leur donner audience ; le traité n'étant pas public, ce n'est que de la remise qu'il tiendra ses droits ; je ne veux rien faire qui puisse contrarier les intentions et les mesures de Votre Majesté, écrit-il à l'Empereur, en lui annonçant que les Hanovriens sont depuis quelques jours à Cassel et qu'ils meurent d'envie de saluer leur souverain. Cette fois, il a gain de cause ; l'Empereur consent ; il fait expédier à son ministre Reinhard les pleins pouvoirs nécessaires ; ce sera donc pour le ter mars, toutefois, après que l'intendant du Domaine extraordinaire aura pris connaissance de tous les détails qui le concernent, après que Reinhard aura reçu et encaissé les 160 bons de 100.000 francs chacun pour le montant arriéré des contributions de guerre, après que le même Reinhard aura déclaré que les 18.500 hommes de troupes françaises seront entretenus par le royaume à dater du 1er mars ce qui gagne un mois — et que par le mot entretenir il faut entendre solder, habiller, nourrir et fournir de tout ces troupes comme le Trésor de France solde, nourrit et entretient les troupes françaises qui sont en Allemagne. Seulement, quand c'est le Trésor de France qui paie, la ration est fixée par les règlements ; quand ce sera le trésor de Westphalie, ce sera par l'arbitraire du commandant du corps d'armée du nord de l'Allemagne — et c'est Davout, ennemi constant de Jérôme. D'une seule modification qu'il décrète résulte une dépense supplémentaire de deux millions.

Ce n'est pas tout encore ce que dira Reinhard : il annoncera que tous les magasins, matériel d'artillerie etc., etc., appartiennent à l'Empereur ; il exigera que les biens donnés par l'Empereur et ceux restés à sa disposition soient nominalement désignés ; enfin il exceptera de la remise le duché de Saxe-Lauenbourg, non comme étant le territoire que Sa Majesté s'est réservé, mais comme devant rester provisoirement en sa possession jusqu'à ce qu'elle ait désigné ce territoire.

Jérôme s'est trop avancé pour reculer ; sans doute, dans son conseil, on lui fait observer qu'il ne touchera rien des domaines dont l'Empereur lui promettait 800.000 francs ; qu'au lieu de 15.000 sujets retenus par le traité, l'Empereur lui en prend 33.000 ; que si, par le traité, il est chargé de 18.500 hommes, l'Empereur en envoie trois ou quatre mille de plus ; que la dette du Hanovre n'est pas de un million, comme l'Empereur l'a annoncé, mais de quatorze millions ; que l'exemption de tout impôt accordée aux donataires produira un effet déplorable dans un pays où l'on a eu tant de peine à supprimer les privilèges anciens, et rétablira, en dépit de la constitution et des lois, une classe nouvelle de privilégiés, d'autant plus odieux qu'ils sont étrangers. Autour de lui, on prétend n'accepter le Hanovre que sous bénéfice d'inventaire ou, en d'autres mots, y faire une banqueroute partielle ; on projette de le laisser sous une administration séparée, afin de ne pas confondre les dettes et les charges du Hanovre avec celles de la Westphalie et de sauvegarder, là du moins, le principe essentiel de l'égalité devant l'impôt ; mais le roi va se rendre à Paris pour les noces de l'Empereur et il est tellement impatient de jouir de sa possession nouvelle et de recevoir la députation hanovrienne qu'il passe outre à toutes les représentations. Le procès-verbal de remise est signé le 11 mars : les commissaires westphaliens obtiennent seulement que Reinhard y laisse insérer deux restrictions : d'abord que les prestations et fournitures seront faites conformément aux lois, ordonnances et règlements français ; ensuite que l'article 9 du traité de Berlin du 12 avril 1808 sera applicable aux donataires, c'est-à-dire que, au cas où leurs revenus se trouveraient diminués soit par des impôts, soit par toute autre cause incombant à l'Etat, cette diminution pourra être compensée par une indemnité payée par le trésor westphalien.

Avant même que l'acte de remise fût signé, Jérôme a décrété l'érection dans sa bonne ville de Cassel, sur la Place Royale, devenue Place Napoléon, d'une statue de l'Empereur, coulée en bronze, uniquement avec le métal des mines du Harz. Cette statue devra être terminée et placée le 15 novembre 1842, anniversaire du jour où la constitution du Royaume a été signée par l'Empereur[2].

A la fin, Nitot ayant reçu un à-compte, expédie un nombre suffisant de croix de commandeur et de chevalier. Jérôme, avant son départ, peut donc procéder à. une distribution solennelle, avec discours, serments sur l'Evangile et étrenne des nouveaux costumes. La députation hanovrienne y assiste, et cela fait une cérémonie fort majestueuse.

***

Ensuite, ayant trouvé à emprunter 300.000 francs pour ses dépenses de poche, le roi rejoint la reine, partie quelques jours auparavant, et il arrive à Paris le 16 mars. La suite est imposante : rien que de la maison d'honneur, dix dames, cinq grands officiers, trois aides de camp, douze chambellans, écuyers et préfets du Palais, puis des valets à l'infini : l'hôtel Marbeuf qui a été désigné pour le roi de Westphalie ne peut contenir tout ce monde qui s'égrène à grands frais dans le faubourg Saint-Honoré. Mais l'Empereur, qui aime qu'on représente, accueille son frère à merveille ; seulement, il ne faut pas lui parler affaires, car il n'a l'esprit qu'à son mariage prochain. Jérôme doit renfoncer ses déplaisirs, et il n'en a pas que du Hanovre, mais aussi du grand-duché de Francfort, car, comme l'écrit Catherine à son père : Vous sentez que nous ne pouvons être contents de voir donnée à d'autres une portion si fort à notre convenance.

A Compiègne, c'est bien pis : d'abord l'Empereur signifie qu'il n'admet aucune des réserves que Reinhard a laissé insérer dans l'acte de remise. Ce n'est pas selon les règlements français du temps de paix que ses soldats doivent être entretenus en Westphalie, mais selon les habitudes du temps de guerre telles que les établiront les commandants de corps ; ce n'est pas une indemnité représentative de leurs contributions que recevront les donataires, c'est l'exemption totale de tout impôt. Par une note au ministre de Westphalie, il abolit donc toutes les modifications apportées au traité du 14 janvier et, laissant en suspens l'approbation de l'acte du 11 mars, il remet en question la cession même du Hanovre ; seulement la forme qu'il adopte pour cette notification est telle que Jérôme y voit une chicane, rien de plus, et, ne s'en inquiétant pas autrement, s'imagine que les choses ne manqueront pas de s'arranger.

Il est peut-être plus touché lorsque, paraissant pour la première fois à la Cour avec la décoration de son Ordre, l'Empereur lui dit qu'il le trouve fort laid et qu'il y a bien des bêtes dans cet ordre-là. Jérôme n'a d'autre ressource que de faire exécuter par Biennais un nouveau modèle moins voyant[3], de faire rentrer, pour les fondre, tous les insignes qu'il a distribués et d'en donner d'autre.

Enfin, car il y a des contrariétés de tous ordres, l'Empereur chasse tous les jours, quel que soit le temps et Catherine en est excédée.

Il y a bien mieux quand l'Impératrice est arrivée : l'Empereur se rend invisible pour toute la Famille, sauf pour la reine de Naples. Jérôme, qui voudrait obtenir quelque réponse au sujet du Hanovre, se présente trois fois pour être reçu ; à chaque coup, il est refusé. Prend-il le parti d'écrire pour demander à racheter tous les domaines en Hanovre, car, il est impossible que le Hanovre soit gouverné par les lois westphaliennes si les propriétaires sont exempts de tout impôt et s'ils sont autant de petits souverains dans le royaume ; pas de réponse. Et, au mariage, au Louvre, il y a pour Catherine l'humiliation de porter devant tout Paris le manteau de la nouvelle Impératrice ; et le lendemain, aux révérences, il y a l'affront, pour les rois et pour les reines, de les tenir debout, quatre heures durant, autour du trône, tandis que défilent et saluent toutes les autorités de l'Empire ; et, de retour à Compiègne, il y a la terrible scène que l'Empereur fait à Morio de Lisle, le grand écuyer de Westphalie, ministre de la Guerre, général de division, capitaine des gardes, quoi encore ! Morio parti de Cassel pour commander le contingent westphalien en Espagne, s'est dit malade au siège de Girone, s'est fait transporter à Perpignan, de là à Montpellier, et, de Montpellier, s'est rendu tout frais, brillant, doré et décoré à Compiègne. L'Empereur, sortant de la salle du concert, s'arrête subitement devant lui et l'interpelle. Que faites-vous ici ?J'ai accompagné le roi. — Qu'êtes-vous ?Grand écuyer. Grand écuyer, ministre, général, lieutenant général ! Qui vous a donné ces étoiles ? Où avez-vous gagné ces étoiles ?... Vous déshonorez l'épaulette... Quittez ces épaulettes !... Vous êtes un lâche. Et revenant sur lui, il lui crie encore : Quittez l'uniforme !... Vous le déshonorez !... Vous êtes un lâche !... Et ces cris d'une violence indignée cinglent plus encore Jérôme que son favori ; car c'est Jérôme qui a fait Morio général de division, lui qui, contre les ordres de Saint-Cyr qui commandait sous Girone, l'a autorisé à quitter son poste, lui qui l'a appelé à Compiègne pour grossir sa cour.

Aussi, excédé de ce voyage où il n'embourse que des rebuffades, où, comme l'écrit Catherine, il s'ensuit par les alentours des milliers de désagréments et même des impertinences, Jérôme ne cherche qu'un prétexte honnête pour retourner chez lui et sans avoir l'air de l'humeur. Dès le 12 avril, il prend ses mesures et écrit au maître de sa garde-robe : vous préviendrez les différentes personnes de ma maison qui sont encore à Paris que mon départ pour Cassel étant prochain, elles doivent autant que possible se mettre en route pour m'y précéder.

***

Tout à coup : Nous restons ici après les fêtes, écrit Catherine ; ce changement subit est la suite des bontés que l'Empereur nous a témoignées au moment de notre départ. Le roi, et moi surtout, nous y avons retrouvé un père et tous les nuages qui ont obscurci notre séjour ici se sont dissipés. En fait, l'Empereur a eu besoin de donner une compagne à Marie-Louise pour le voyage d'Anvers et il a pensé que, de toutes les femmes de la Famille, c'est Catherine qui fera le mieux. Il se rend donc tout à fait aimable pour elle, et en apparence, singulièrement facile pour les réclamations de Jérôme. Je n'ai pas de renseignements assez détaillés sur l'arriéré du Hanovre, lui écrit-il le 26 avril, avant-veille du départ ; je m'en vais m'en faire faire le rapport. Je crois qu'on demande quatorze millions ; je saurai si cette somme est régulièrement due et dans tous les cas, je suis disposé à la réduire et à traiter favorablement votre pays. J'ai accordé sur les revenus domaniaux en Hanovre la déduction de tous les produits qui étaient étrangers aux domaines. J'ai réduit les dotations assignées sur ces revenus de manière à faire disparaître le déficit. Enfin, j'ai autorisé l'intendant général de mon Domaine extraordinaire à entrer en arrangement avec votre ministre des Finances pour la vente des domaines qui m'appartiennent encore ou qui appartiendraient à des individus ayant des dotations de 4.000 francs et au-dessous. Quant aux biens qui sont actuellement en la possession des donataires, je n'y puis plus rien. J'ai donc fait en cela ce que vous désirez.

Ainsi rassérène-t-il les mines renfrognées qu'il pourrait craindre et s'assure-t-il le plus aimable et le plus gai des compagnons, jeune, alerte, brillant, d'un esprit vif qui saisit d'un coup d'œil et rend d'un trait le ridicule des êtres, d'une galanterie recherchée vis-à-vis des femmes, d'une éducation qui ne laisse rien à souhaiter, d'une magnificence bonne à montrer aux peuples et qui, si elle est onéreuse aux créanciers, ne coûte rien à l'Empereur.

A Jérôme, pour ce voyage, il faut ses trois services : au premier, deux voitures à six chevaux et un bidet de coureur, au deuxième où il va, sa voiture à huit chevaux pour la reine et lui, une calèche à quatre pour les gens, trois bidets pour les coureurs ; au troisième, une voiture à six chevaux, une à quatre et un bidet. Encore n'a-t-il emmené, dit-il, que peu de monde et mange-t-il avec l'Empereur. De ses mains, coulent les jérômes, les tabatières à portrait, les tabatières à chiffre, les croix surtout, dont chaque estafette apporte un paquet arraché au fabricant. A Bruxelles, chez J. T'Kindt, il achète pour 32 122 francs de dentelles, et puis des voitures, car elles y sont en réputation, et puis des chevaux, car il y en a qui ont du sang anglais, et puis le reste — si bien que, de Gand, tout à fait démuni, il expédie Marinville à Cassel pour vérifier toutes les caisses et, où qu'il sera, lui rapporter en lettres de change sur Paris les sommes provenant des économies réalisées sur les différents budgets jusqu'au 1er juin. Et cela presse au point qu'il est défendu au maître de la garde-robe de séjourner plus de trois fois vingt-quatre heures à Cassel.

 

Au retour à Paris, Jérôme est logé cette fois à l'hôtel du prince Eugène, rue de Lille. La maison est agréable et magnifique, et il en a l'étrenne. Chaque soir, c'est l'étourdissement des fêtes, où seul il porte l'air de s'amuser, où il paraît le plus empressé, le plus leste, le moins empêtré de sa dignité ; ainsi, à l'Hôtel de Ville, quand, avec Catherine, s'évadant par un escalier dérobé, il saute les marches de quatre en quatre comme un écolier, et, dans ses habits de satin blanc, couverts de dentelles, de perles et de diamants, sous la toque de velours noir endiamantée où ondoient des plumes blanches, il laisse la falote impression d'une princesse en travesti. Au bal Schwarzenberg, lorsque, dans la panique de l'incendie, les hommes perdent la tête plus que les femmes, il vient à la reine, l'entraîne par le jardin, lui fait escalader un mur, l'emballe dans la première voiture venue et la mène chez la grande-duchesse de Toscane. Il a de l'action, de l'entrain, autant de légèreté et de suffisance, mais il a vingt-six ans, et, depuis dix ans, quelle fortune à tourner l'esprit aux plus sages !

Depuis dix ans, sept, huit fois au moins, il a fait de ces fautes qui, à tout autre, auraient conté au moins la liberté et sans doute la vie. A lui, elles ont rapporté un trône. Un dieu, à chaque occasion où il allait se perdre, est descendu pour le sauver. Il en a pris l'habitude et s'étonne lorsque le dieu se fait attendre. En ce moment il trouve qu'il tarde ; non qu'il s'inquiète des dettes nouvelles qu'il vient, pour son compte, de faire à Paris et qui, rien que pour les échéances de 1811, montent à 1.606.328 fr. 32 centimes ; mais, de son royaume, il a de si fâcheuses nouvelles, et si pressantes, et si positives, qu'il doit bien s'alarmer, car la banqueroute lui est annoncée comme imminente. Au dire de son ministre des Finances, l'entretien des troupes françaises, auquel on ne peut parer que par des

42 NAPOLÉON ET SA FAMILLE

ressources extraordinaires, a absorbé la plus grande partie des fonds provenant de la vente des biens ecclésiastiques, dont il ne restait plus, à la fin de mai, que pour 70.000 francs environ ; en juin, on parviendra encore à y pourvoir par un emprunt de 500.000 francs, mais on n'a aucune ressource pour juillet et les mois suivants. L'Empereur, d'autre part, depuis la contestation au sujet de la remise, garde en entier les revenus du Hanovre, où, néanmoins, il a mis en subsistance, outre les 6.000 cuirassiers, des troupes qui s'accroissent chaque jour et dont il exige l'entretien. Les ministres, par tous les courriers, supplient donc le roi d'intervenir. Ainsi pressé, Jérôme sollicite très humblement que l'Empereur retire du Hanovre la grosse cavalerie et de Magdeburg une partie des troupes, mais Napoléon n'entend pas et ne veut pas entendre. Je n'ai pas besoin de vous écrire sur les affaires de Westphalie, mande-t-il à Champigny, vous connaissez mes intentions. Et c'est de n'admettre nulle autre transaction sur le traité que le rachat des dotations en Hanovre, moyennant seize millions de bons pour des biens non encore distribués et l'attribution à chaque donataire de 4.000 francs de rente, qui consentira à l'échange d'un bon de 80.000 francs. Quant au reste, Jérôme peut, quand il voudra se rendre à Saint-Cloud pour parler de ses affaires l'Empereur ne lui en laissera jamais l'occasion. Il peut demander le retour de sa division employée en Espagne et l'évacuation de son royaume par les troupes françaises, il n'obtiendra rien, car, dans les deux cas, il se heurte aux pierres angulaires du système : Faire la guerre le plus possible au moyen des auxiliaires alliés ; entretenir le plus possible les soldats français sur les royaumes alliés.

Mécontent d'un voyage qui, en somme, ne lui a valu que des déboires, et n'emportant pas même des promesses, Jérôme part de Paris dans les premiers jours de juillet, sitôt les derniers lampions éteints, et prend sa route par Bruxelles, Aix-la-Chapelle, Cologne, Limbourg, Weilbourg et Giesen, afin de voir au passage, à Aix-la-Chapelle, Madame et Pauline qui y prennent les eaux. Le 11 juillet à sept heures du soir il est à Napoléonshôhe. Rien qu'en frais de poste, il a encore, au retour, mangé 30.000 francs.

***

La situation du royaume est bien telle que ses ministres la lui ont dépeinte, et les caisses sont encore plus creuses qu'il ne pouvait le penser ; mais, avec sa légèreté native et la facilité qu'il porte à se distraire, il ne peut s'en inquiéter longtemps et sa cour moins encore. Dans cette cour où chacun doit aux tailleurs Legendre et Migeon les beaux habits qu'il a sur le corps[4], ce qui fait l'objet des conversations et des intrigues, ce sont les représentations diverses que va donner à Cassel Thérèse Bourgoin, de la Comédie-Française ; ce sont les vers anonymes — l'Epitre à Blanche — qui mystérieusement ont été déposés à toutes les portes. Blanche, c'est la Blanche Carréga qui, dès Gènes et l'an XIII, fut la maîtresse de Jérôme et qui, mariée à Laflèche, intendant de la liste civile, et baron de Keudelstein, l'est restée par intervalles ; mais elle savait utiliser ses loisirs et, dans le nombre de ses amants, comment découvrir le satiriste d'occasion ? Est-ce Maubreuil, ancien écuyer de la reine, devenu chef d'escadrons aux Chevau-légers westphaliens et repassé ensuite au service de France ? Est-ce le chambellan Norvins, ou l'ex-aide des cérémonies Boquest ? N'importe l'auteur ; Blanche est dame du Palais de la reine, le roi l'affectionne et, l'attaquer ainsi, c'est presque crime de lèse-majesté. Et puis, on a les couches de Mlle Delaitre, du Théâtre de Cassel, et de Mlle Jaegerman, du théâtre de Weimar, et l'on recherche des traits augustes sur les poupons de ces demoiselles. Quand on veut être sérieux, on cause de la fuite de Louis, où le ministre de France soupçonne la complicité de Jérôme, tandis que la reine tremble qu'on puisse penser qu'il en ait su quelque chose.

Au reste, on demeure à Napoléonshôhe vingt jours à peine : le 31, en vue d'affirmer sa souveraineté sur le Hanovre et de suppléer par une prise de possession personnelle à la mise en possession toujours pendante, Jérôme part, avec la reine et toute la Cour, pour faire son entrée solennelle dans sa seconde capitale et parcourir ses nouveaux États. Ainsi compte-t-il forcer la main à l'Empereur et le placer devant le fait accompli. Il établit son quartier général à Herrenhausen qui est à demi-lieue de Hanovre. La maison, construite en bois, tombe en ruines, mais elle est commodément distribuée, et puis, il y a la belle allée qui y conduit et qui fait une des plus belles avenues au monde, les jardins dans le goût de Versailles, l'orangerie remplie d'arbres rares et le jardin des plantes. La reine y passe seule une semaine agréable tandis que le roi parcourt ses côtes, visite ses villes, reçoit les hommages de ses peuples, et, pour prouver à ses sujets qu'il commande partout où il se trouve, passe en revue la division de cuirassiers de son auguste frère. J'ai été reçu par ces braves gens avec enthousiasme, écrit-il à l'Empereur. Je les ai fait manœuvrer. Il les souhaiterait pourtant moins nombreux et, tout en développant les projets que lui a suggérés sa rapide inspection — ainsi un canal pour rejoindre l'Elbe et le Weser, idée que reprendra Napoléon, — il glisse la demande qu'on diminue des charges qui épuisent le pays et l'empêchent de rien fournir à ses propres dépenses.

 

Cette lettre est du 16 août. Or, le 18, l'Empereur lui écrit : Je viens d'ordonner que mes troupes occupent tout le pays depuis le Holstein jusqu'à la Hollande et, dans cette mesure, se trouve compris le pays situé entre Bremen et Wilhemburg ; je vous prie d'en retirer vos troupes. Les embouchures de l'Elbe, du Weser et de la Jahde sont en ce moment l'objet de mes méditations les plus importantes : une division de mes chaloupes canonnières hollandaises va se rendre sur cette côte il est nécessaire que le pays soit entre les mains des généraux français.

Ainsi, à peine touchées, ces côtes tant désirées échappent à Jérôme, et celui qui s'en empare, le général des généraux français, c'est Davout, son ennemi, l'exécuteur le plus impitoyable des ordres de l'Empereur, d'autant plus à craindre qu'il est plus intègre, et que uniquement occupé de contenter ses troupes, de les tenir en stricte discipline et en belle condition, il exige tout ce qui leur est dû, même plus s'il faut, et ne fait nulle attention à ce que pense, dit et écrit un roi tel que Jérôme. Et, outre Davout qui va prendre son quartier général à Hanovre, il y a Daubignosc, nommé par l'Empereur commissaire impérial directeur du Domaine extraordinaire de la Couronne en Hanovre, et le premier acte de Daubignosc est de révoquer de son chef les décrets que Jérôme a pris au sujet des dotations et de la chambre des domaines.

De là, des querelles incessantes, qui, de la part du roi, motivent de continuelles plaintes : à chaque fois l'Empereur lui donne tort, et selon la lettre du traité, Jérôme a tort en effet, mais les procédés des subalternes n'en sont pas moins si offensants que sa colère s'explique.

De son côté, Napoléon s'irrite devant une résistance qui le contrarie ; de plus, la solde est en retard, et c'est ce qu'il ne tolère pas, lorsque ce sont les autres qui la paient. Le 22 août, il se plaint que ses troupes en Westphalie n'aient rien reçu pour juin, juillet et août ; le 29, il ordonne à son ministre à Cassel d'exiger par une note que la solde soit mise à jour. Cette manière est inconvenante, dit-il, et ce n'est pas ainsi qu'on tient ses traités. Jérôme a beau répondre que son trésor est vide, que les impôts ne rentrent pas, que le royaume est épuisé ; pourquoi dépense-t-il de l'argent par tous les bouts ? pourquoi a-t-il une cour si fastueuse ? pourquoi veut-il avoir une telle armée ? Jadis, l'Empereur l'a invité à l'augmenter, mais il a changé d'idée, au moins en ce moment et parce qu'il lui plaît mieux. Au reste, c'est une chicane qu'il cherche et quand, le 11 septembre, il écrit à Jérôme : De, toutes les troupes alliées, les vôtres sont celles dont je dois me méfier le plus ; non seulement elles ont déserté par bandes, en Espagne, mais elles se sont battues contre moi, ce réquisitoire n'a pour objet que d'amener cette phrase : Quant au Hanovre, je n'ai pas ratifié l'acte de cession... Je suis prêt à le reprendre et à regarder le traité comme nul puisqu'il vous parait onéreux.

***

Tel est le fond de sa pensée depuis le mois de mars. En ne ratifiant pas l'acte de cession, il a gardé prétexte pour reprendre le Hanovre qu'il se repent d'avoir donné. Seulement, il lui faut une occasion et il la cherche. Dès lors, à tout ce que pourra faire et dire Jérôme, il trouvera à critiquer, à reprendre, à s'indigner au besoin, de façon à créer des griefs dont il tire parti.

Ainsi Jérôme, revenu le 20 août à Napoléonshohe, a cru, sur les bruits qui sont répandus d'un grand mouvement de troupes dans le nord de l'Allemagne, faire un coup de partie en convoquant, près de Cassel, un camp de manœuvre de 10.000 hommes, en arrêtant tous les semestres, en poussant l'instruction de façon à présenter, au mois d'octobre, indépendamment de sa division d'Espagne, 20.000 fantassins, 3.000 cavaliers et un beau régiment d'artillerie. Le camp, c'est jouer aux soldats comme un enfant : arrêter les semestres, c'est alarmer sans raison l'Europe et quant à l'armée elle n'est bonne à rien. Jérôme répond qu'il va dissoudre le camp, qu'il va renvoyer les semestriers, mais, pour l'effectif de l'armée, il n'a fait que se conformer aux ordres de l'Empereur et il lui remet sous les yeux cette phrase d'une lettre du 30 janvier 1808 : Au lieu de vingt mille hommes que vous devez à la Confédération, ayez-en trente mille.

N'importe, c'est lui qui a tort. Pourtant, l'Empereur peut-il attendre plies de soumission et d'obéissance ? Il lui a convenu d'occuper Hanovre : Jérôme a donné immédiatement des ordres conformes au préfet et au général westphaliens. Heureux, a-t-il écrit, si je puis faire tout ce qui peut vous convenir ! Il plait au prince d'Eckmühl, sans notification préalable, d'établir des postes français depuis les frontières de Saxe jusqu'à Cuxhaven et, dans la ville même de Magdeburg, de faire inventorier toutes les marchandises et les denrées coloniales, Jérôme souffre tout, il laisse tout faire et, écrit-il, pour montrer ma soumission entière à Votre Majesté, je me borne à me plaindre à elle seule de tous les désagréments qu'on me fait essuyer, soit dans mon caractère comme roi, soit dans mon amour-propre comme prince français et frère de Votre Majesté. On veut que ses troupes évacuent le Hanovre, c'est fait. L'Empereur blâme ses dépenses particulières ? Peut-il le blâmer d'alimenter ainsi le commerce et l'industrie et doit-il ajouter foi aux calomnies qui poursuivent son frère ? Les donataires en Westphalie se plaignent des contributions qu'on leur demande ? Mais ils ne sont pas taxés au delà du huitième de leur revenu, tandis que la constitution et les traités permettraient de leur demander le cinquième : d'ailleurs, qu'on lui laisse la régie des domaines, et il versera par quartier, sous réserve d'un dixième pour frais d'administration et de change, 4.500.000 francs pour le Hanovre et six millions pour la Westphalie. L'Empereur prétend-il étendre à la Westphalie le tarif spécial dont il a frappé les marchandises coloniales qui se trouvent ou qui entreront dans le grand-duché de Berg, le Mecklembourg, le Lauenbourg et les Villes hanséatiques ? Jérôme quoiqu'il y perde 1.200.000 francs de revenu, alors que l'Empereur lui dit que cela lui donnera un produit considérable, ne balance pas à signer le décret nécessaire pour montrer à l'Empereur son soin constant de se conformer dans toutes les circonstances à ses intentions et à ses désirs, et cela va à des objets infimes, aux titres de colonels généraux que Jérôme a donnés aux commandants de sa garde : l'Empereur ne veut plus au dehors d'un titre qu'il emploie en France : soit ; en Westphalie ils s'appelleront désormais capitaines-généraux : seulement, voici la lettre par laquelle l'Empereur le 5 janvier 1808, enjoignait à son frère de nommer des colonels généraux.

Rien ne sert de le mettre ainsi en contradiction, il ne désarme pas et tout lui est occasion de quereller : au camp de Cassel, les rivalités de d'Albignac, ministre de la Guerre, avec Morio, capitaine général, commandant les manœuvres, et la démission de d'Albignac suivant de si près celle d'Eblé ; puis, les fêtes données à Bernadotte prince royal de Suède, puis celles offertes au prince royal de Wurtemberg, ses aventures avec Blanche Laflèche, qui se l'attache de façon à lui faire refuser tout mariage de son rang, ses discussions avec son père où Jérôme et Catherine prennent parti pour lui, les scandales d'une cour où il semble que l'unique occupation soit l'amour. Toutefois, malgré qu'il soit instruit au long de chaque anecdote — et cela fait des volumes de correspondance — il n'en tire pas grief ; il s'en affermit dans ses dispositions défavorables, mais il ne prend argument que de l'entretien des troupes et des biens des donataires. Ses troupes sont très mal en Westphalie ; elles sont sans solde, sans aucune douceur chez les habitants et on leur fait une diminution considérable dans les rations. C'est bien pis lorsque les ministres de Jérôme s'avisent de vouloir constater si ces soldats que le roi entretient sont présents. Vos ministres ne voient rien en grand, répond-il au roi, et, lorsque Malchus, le ministre des Finances, ose proposer, vu l'état du trésor et les quinze millions et demi que coûtent par an les troupes françaises, de payer avec des bons la solde et les masses qui montent à. 460.000 francs par mois. Cette proposition est révoltante, dit-il, et il fait écrire par Champagny : Sa Majesté, n'admet pas l'excuse tirée de la pénurie des finances. Le cabinet de Cassel doit être convaincu qu'on ne prend pas avec l'Empereur des engagements en vain. Un traité existe. Il doit être exécuté à la lettre. Ne pas l'exécuter, ce serait s'en affranchir. Or, la Westphalie doit sentir que son intérêt n'est pas de mettre la France dans le cas de considérer les traités qui la lient à elle comme rompus.

Cette note est du 19 octobre : le 20, l'Empereur écrit à Champagny : Présentez-moi un projet de note au ministre de Westphalie portant que, tant par les raisons contenues dans votre rapport que parce que la solde n'est pas payée, je déclare non avenu le traité si avantageux pour la Westphalie par lequel je lui donnais le Hanovre... Vous ajouterez que le roi pourra continuer à administrer le Hanovre, mais que je ne me tiens pas pour engagé.

A cela, que répond Jérôme ? Je prie Votre Majesté de se rappeler ce que je lui ai dit et écrit dans des temps plus heureux pour moi, que, dans toutes les circonstances, il n'y aurait aucun sacrifice qui me coutât lorsqu'il s'agirait de faire ce qui pourrait lui convenir le mieux. Ces paroles, dans la bouche d'un homme de mon caractère, ne sauraient être douteuses. S'il convient à Votre Majesté de reprendre non seulement le Hanovre, mais une partie des autres Etats qu'elle m'a donnés, quelque pénible que cela fût pour moi, elle peut être assurée que, par chaque sacrifice que je serais assez heureux de faire à Votre Majesté, j'acquitterais une partie de la dette sacrée que ses bontés m'ont imposée et que mon cœur, ni ma tête ne me feront jamais oublier.

Est-ce assez et, en acceptant ainsi sa déchéance, en se courbant devant toutes les volontés de son frère, Jérôme peut-il au moins espérer de reconquérir ses bonnes grâces ? Il a paru en roi dans le Hanovre, il y a formé les départements, organisé les administrations, il a nommé à tous les emplois, il a appelé à sa cour les gentilshommes hanovriens, il s'est chargé de tous les frais du gouvernement et de plus il entretient, depuis huit mois, six mille cuirassiers français, quoiqu'il soit privé de tous les revenus et qu'il ne jouisse même pas des domaines ; et, du jour au lendemain, il va être destitué des Etats qu'il a ambitionnés, qu'il a reçus, qu'il a cru siens. Quel échec pour son amour-propre et quelle position devant l'Europe ! Pourtant, sur tous les autres sentiments, le respect et l'affection l'emportent. Il s'incline et, devant ce geste qui a de la dignité et de la noblesse, on n'a point à chercher s'il a ou non reconnu quelle charge est le Hanovre aux conditions que l'Empereur a imposées et si les ministres allemands, fort peu empressés dès le début à partager le pouvoir avec les Hanovriens, ne l'ont pas à la fin, par leurs avis et leurs calculs, ramené à une juste appréciation des faits.

Ces ministres en effet, parallèlement aux Français qui visent au grand, qui partent d'idées générales et s'occupent de civilisation et de progrès, vont au petit et, terre à terre, s'efforcent qu'il n'en coûte pas trop cher. Avec leur tempérament, leur éducation et leurs habitudes bureaucratiques, ils étudient les textes, recherchent les économies, et tiennent strictement leurs comptes. Cela ne plaît pas à l'Empereur lorsqu'il s'agit d'argent qu'il réclame, et la querelle qu'il a faite déjà en septembre sur la prétention qu'ils ont eue de vérifier les effectifs, devient bien plus vive en novembre, lorsque les ministres s'avisent de passer une inspection et d'envoyer dans chaque cantonnement un inspecteur aux revues westphalien. C'est une offense, une insulte : La Westphalie ne cherche que de mauvaises chicanes ; c'est ainsi qu'on gâte les affaires. Mais Napoléon ne s'attarde pas sur ce terrain peu solide, tout de suite il cherche une diversion et c'est au roi qu'il s'en prend. Il ne veut pas que le roi ait des régiments de cuirassiers : cette arme est trop dispendieuse ; les chevaux du pays n'y sont pas propres ; d'ailleurs, et cela suffit, il lui convient à lui, l'Empereur, que le roi ait des lanciers, de la cavalerie légère et point de cuirassiers ; il daube sur les Westphaliens qui sont en Catalogne et qui ne servent à rien qu'à recruter les bandes ennemies ; il n'a nul besoin qu'il y ait une armée westphalienne, sur qui il ne saurait compter : au reste, dit-il, je ne prends aucun intérêt à cela pourvu qu'on tienne les engagements pris avec moi et que la solde soit payée à mes troupes, tant le présent que l'arriéré.

 

Puis un silence : Nulle réponse aux plaintes contre les généraux de Davout qui traitent la Westphalie en pays conquis, séquestrent les marchandises anglaises, dernière ressource du royaume pour payer la solde et l'entretien des troupes françaises.

 

Tout à coup le 10 décembre, sans avis préalable, Jérôme reçoit de son ministre à Paris une carte où l'Empereur a tracé ce qu'il lui convient de retrancher de la Westphalie et du Hanovre. A la Westphalie, il prend en entier le département du Weser, formé du pays d'Osnabrück, des principautés de Minden et de Kaunitz-Riettberg, des comtés de Ravensberg et Schaumbourg et du bailliage de Tedinghausen : le territoire le plus populeux et le plus riche du royaume ; au Hanovre, il prend la moitié du département de l'Aller, le département du Nord et la plus grande partie du département de l'Elbe inférieur : c'est-à-dire les embouchures des deux fleuves qui, lors du rétablissement de la paix devraient naturellement rendre le roi maitre du commerce de toute l'Allemagne.

Pour empêcher toute discussion et arrêter toute contestation, lorsque Jérôme reçoit cette carte, le fait est accompli. Le 13 décembre, le Sénat a adopté un sénatus-consulte en vertu duquel la Hollande, les Villes hanséatiques et les pays situés entre la mer du Nord et une ligne tirée depuis le confluent de la Lippe dans le Rhin jusqu'à Halteren, de Halteren à l'Ems au-dessus de Telget, de l'Ems au confluent de la Werra dans le Weser, et de Stolzenau sur le Weser à l'Elbe au-dessus du confluent de la Steckenitz, feront partie intégrante de l'Empire français. C'est le lendemain de la séance du Sénat que Champagny fait savoir à Jérôme que Sa Majesté Impériale, étant décidée à réunir à l'Empire les Villes hanséatiques, cette réunion a nécessité celle des parties du Hanovre et de la Westphalie qui doivent contribuer à rendre le territoire de ces villes contigu à l'Empire : Le Lauenbourg, les duchés de Verden et de Bremen, une partie des comtés de Hoya et de Lunebourg, l'Evêché d'Osnabrück, la portion de la principauté de Minden située à la rive gauche de la Werra et une petite partie de Ravensberg sont comprises dans les réunions ordonnées par Sa Majesté.

Comme le gouvernement westphalien n'a point exécuté les stipulations du traité relatif à la cession du Hanovre, Sa Majesté ne le regarde plus comme obligatoire pour elle. Donc, en réunissant les parties du Hanovre ci-dessus désignées l'Empereur n'a disposé que de ce qui lui appartenait. Quant aux portions de l'ancien territoire westphalien, elles sont plus que compensées par celles du Hanovre qui resteront au roi.

Sur ces deux points, Napoléon est intraitable, Champagny ayant proposé de donner quelque compensation à la Westphalie, il lui répond : Vous raisonnez toujours comme si le Hanovre appartenait au roi de Westphalie. Le Hanovre n'appartient pas au roi. Ce prince n'ayant pas exécuté le traité qu'il a fait avec moi, j'ai considéré ce traité comme non avenu. Je me regarde donc comme encore en possession du Hanovre et c'est le Hanovre seul qui doit fournir les éléments d'échange.

A ne voir que les chiffres, le raisonnement est spécieux : par le traité du 14 janvier, l'Empereur a donné à Jérôme, déduction faite des 15.000 âmes qu'il s'est réservées, 594.223 sujets : il en reprend 517.656, dont 291.000 du Hanovre et 226.656 de la Westphalie. Le roi bénéficie donc encore de 76567 habitants. Il est vrai que ces Hanovriens ne valent à aucun point de vue les Westphaliens, mais l'Empereur ne prend pas uniquement la population pour base ; il consentira à envisager le revenu, les impôts et les domaines, et à réviser le traité du 14 janvier au point de vue des obligations imposées à la Westphalie, dette du Hanovre, contributions arriérées et entretien de six mille cavaliers ; c'est là d'ailleurs le maximum de ses concessions et sa résolution est fermement arrêtée de ne pas aller au delà.

 

La nouvelle du démembrement imminent de ses Etats a frappé Jérôme comme un coup de foudre. Tout de suite, il a écrit pour solliciter en dédommagement les petits territoires étrangers enclavés dans ses Etats, tels que les souverainetés de la Lippe, d'Anhalt, les duchés de Saxe, le grand-duché de Francfort ; sans doute, il n'en sera pas moins réduit à une grande nullité, car en perdant les embouchures des rivières, il perd la seule chose qui pouvait donner de l'importance à son royaume ; mais, au moins, les apparences seront sauvées. Votre Majesté, dit-il, ne voudra pas m'humilier aux yeux de l'Europe entière jusqu'à me retirer ses bienfaits sans m'en dédommager d'une manière honorable en me rapprochant d'elle vers le Rhin et en me donnant ainsi quelques moyens d'existence politique et une limite naturelle. Mais écrire, il le sent, ne servira de rien, parler vaudra mieux ; et il prétend courir à Paris, pour prévenir la catastrophe ou, s'il ne le peut, obtenir des agrandissements vers la Saxe et le Rhin. Vainement Catherine et Le Camus s'y opposent et prêchent la résignation ; il va monter en voiture quand arrive à Cassel le Moniteur du 15 contenant le sénatus-consulte. Dès lors, il n'y a qu'à s'incliner ; mais cette annexion rappelle trop exactement celle du Brabant et de la Zélande, pour que Jérôme ne doive pas penser qu'elle est le préliminaire de sa destitution : il en pose donc nettement la question à l'Empereur. S'il convient, dit-il, aux desseins politiques de Votre Majesté de réunir la Westphalie à l'Empire comme la Hollande, je ne forme qu'un désir, c'est d'en être prévenu de suite pour ne point être exposé sans cesse à contrarier ses vues avec la meilleure volonté de m'y conformer toujours. Si, au contraire, l'Empereur entend maintenir le royaume de Westphalie, il doit rassurer le pays où la nouvelle de l'annexion a produit une impression terrible et a entièrement détruit le crédit. En ce cas, Jérôme demande des compensations, car la partie du Hanovre qui lui est abandonnée se compose aux deux tiers des stériles bruyères du Lunebourg, et les six cent mille habitants qu'on lui prend font la portion la plus riche et la plus belle de son peuple. Il réclame donc, comme il a déjà fait à la première nouvelle, tous les pays enclavés ou voisins : même quelques-uns de plus : les principautés de la Lippe, d'Anhalt, de Waldeck, de Schwartzbourg, les duchés de Saxe, le territoire d'Erfurt et le grand-duché de Francfort : c'est la confédération du Rhin à dissoudre, et quatorze princes à déposséder : deux en Lippe trois en Anhalt, un à Waldeck, deux en Schwartz-bourg, cinq en Saxe, un — même deux — à Francfort ; mais Jérôme ne doute de rien et, dans cet abîme où il est tombé, il croit encore que l'Empereur le rendra maître de l'Allemagne, alors qu'il n'entend même pas exécuter le traité en ce qui concerne Magdeburg, que son intention est de le garder avec l'artillerie, les magasins et ce qui existe et de n'en pas mettre en possession la Westphalie.

Le Camus a vainement cherché à empocher cette démarche compromettante et inutile et, autant qu'il peut, il essaie de la réparer : lorsque Reinhard vient lui communiquer officiellement la nouvelle de l'annexion et lui fait part de la mission qu'il a reçue d'entrer en arrangement au sujet de la révision du traité du 14. janvier, il répond que le roi, sans croire avoir mérité le reproche d'avoir manqué à ses engagements, se soumettra avec résignation à tout ce que Sa Majesté Impériale jugera nécessaire pour le grand ensemble de ses conceptions politiques et que, sans faire aucune demande, il s'en remettra entièrement à l'amitié et à la sagesse de son auguste frère, quant aux arrangements et indemnités que le nouvel état de choses rendrait nécessaires et désirables. Mais le ministre des Relations extérieures a beau dire, Catherine et Siméon ont beau s'employer pour calmer Jérôme et l'empêcher de se compromettre, tantôt il veut aller coûte que coûte à Paris pour plaider sa cause, tantôt il parle, tantôt il écrit, et partout son désespoir le sert mal.

Le 25 décembre, il apprend, encore par le Moniteur, que l'organisation provisoire des nouveaux départements français commencera le 1er janvier : il s'en indigne, surtout parce que l'Empereur va prendre possession avant que lui-même ait donné à ses sujets les instructions nécessaires et les ait dégagés de leur serment de fidélité. C'est là pour lui comme ce fut pour Louis, et ce rapport unique entre deux hommes si différents de tempérament, de formation intellectuelle et de santé mentale, montre assez qu'à la possession royale pas plus qu'à l'impression princière, nul cerveau ne résiste. Jérôme se croit roi et il tient bon, valable, définitif le serment qu'il s'est fait prêter. Le serment par qui les sujets étaient liés à leurs anciens maîtres ne compte pas ; mais celui qu'il a exigé d'eux, lorsque, par la contrainte, il est devenu leur roi, ne saurait impunément être enfreint. Lui seul a droit de le remettre. Il fait donc venir Reinhard ; il lui dit que, jusqu'à ce moment, il a cru de sa dignité de faire croire que tout ce qui se faisait actuellement était concerté et cependant il n'y a eu de la part de l'Empereur aucune parole pour une indemnité, pis même un avis. Sans doute, même s'il avait 400.000 hommes à ses ordres, il ne s'opposerait jamais à ce qui plairait à son auguste frère. Il l'aime et il est aimé de lui : mais, s'il se résigne, il ne peut au moins donner son consentement sans un traité, sans une indemnité, sans quelque chose qui le justifie et à l'égard de sa conscience, et à l'égard de ses sujets. Les pays désignés sont déjà occupés, il est vrai, par les troupes françaises, mais, si, sans traité ni indemnité. ils sont séparés de la Westphalie, il n'a plus qu'à se rendre à Paris et à se mettre à la disposition de l'Empereur. Comme prince français il aura un état plus heureux que comme roi, n'ayant aucune sûreté du lendemain, étant à la merci de tous les événements, ignorant si les maximes qu'il suit dans le gouvernement, si les efforts qu'il fait pour créer un esprit public en Westphalie, sont conformes aux vues de l'Empereur ; si, pour les mêmes raisons qu'on lui enlève aujourd'hui le département du Weser, on ne lui enlèvera pas demain Magdeburg ou la Westphalie entière. Il veut savoir à quoi s'en tenir et, puisqu'il ne peut se rendre en personne à Paris sans l'agrément de l'Empereur, au moins y enverra-t-il un homme de confiance, son ministre de l'Intérieur, le comte de Bülow, qui, d'accord avec Wintzingerode et Malchus, tirera au clair ce qu'on veut lui donner. Ensuite il verra ce qu'il aura à faire.

Là-dessus, comme il boude et entend le marquer, comme, en de telles circonstances, les cérémonies du jour de l'an et les compliments obligatoires lui seraient insupportables, il quitte Cassel et, avec ses intimes, une vingtaine de personnes, il va se terrer à Catharinenthal, château construit par le landgrave Frédéric, où l'on a si froid que, dans la journée, on joue au volant pour se réchauffer et où le soir, les divertissements consistent à chercher avec sa bouche une bague dans un grand plat de farine.

 

Cette retraite et ces plaisirs simples le calment un peu. D'ailleurs, de Paris, les nouvelles ne sont pas mauvaises. L'Empereur répond fort aimablement à la lettre qu'il lui a écrite pour la nouvelle année et lui souhaite d'avoir un garçon, disant que c'est le meilleur souhait qu'il puisse lui faire. De tous les côtés, on a des échos de ce que l'Empereur répète à tout venant : que ce n'est pas par mécontentement qu'il a enlevé au roi le quart de son royaume, mais que sa politique l'y a obligé. Madame et Pauline prêchent la patience, disent que tout s'arrangera, surtout qu'il ne faut pas venir à Paris à moins que l'Empereur n'y consente. Furstenstein qui n'est point sot, Catherine qu'éclaire sur les vrais intérêts de son mari l'amour qu'elle lui porte, Siméon qui est d'un sens rassis et droit, tout le monde s'emploie à convaincre Jérôme qui, déjà apaisé, comprend à merveille qu'en se butant, en protestant, en faisant des phrases belliqueuses, il n'obtiendra rien, que c'est assez de fausses démarches, et qu'il faut changer de conduite et manœuvrer par la douceur.

Dès lors, avec une habileté réelle, il saisit toutes les occasions qui se présentent, même de fautes nouvelles qu'il commet, pour affirmer sa soumission, faire éclater son dévouement, et chercher à se rendre utile. Ainsi, certains Westphaliens ont pensé qu'après les dégoûts qu'il a subis, il pourrait entrer dans leurs desseins ; un d'eux qui jouit d'une grande considération, lui demande une audience particulière et lui dit qu'il existe un moyen de réprimer les usurpations de la France par une ligue entre les cabinets qui se garantiraient réciproquement l'intégrité de leurs possessions ; aux objections de Jérôme, il répond en donnant à entendre d'abord que cette ligue est formée, ensuite, que la réussite est certaine puisque des puissances de première ligne s'en mêleraient : Jérôme écoute, joue l'irrésolu, presse son interlocuteur de questions et, aussitôt après l'avoir congédié, écrit à l'Empereur et demande des ordres. C'est peut-être un conte, mais Napoléon le prend au sérieux et ordonne de suivre l'intrigue : seulement, du récit qu'a fait Jérôme, il tire une déduction inattendue. En général, lui écrit-il, ce n'est pas la première fois que je sais, par Berlin et par d'autres villes d'Allemagne, qu'on croit que vous suivez une autre direction que celle que je vous donne, ce qui nuit à votre crédit et à vos affaires.

Ayant échoué de ce côté pour rentrer en confidence, Jérôme, par ailleurs, essaie de se reprendre : dès le retour de Catharinenthal, les bals ont recommencé : bals parés, bals masqués, bal paré à la Cour avec trois cents invités, bal masqué chez Furstenstein où le roi et la reine figurent dans un quadrille tiré des Bayadères et où le roi danse en solo un pas tyrolien avec Mme Pothau. Or, à l'un de ces bals, le Premier chambellan exige que les dames restent debout jusqu'à ce que M. le comte de Furstenstein leur ait dit de s'asseoir. On croit à un excès de zèle, mais, au bal suivant, le roi, officiellement, lui accorde le privilège d'être seul assis devant lui, disant que ayant le collier de l'Ordre, comme Grand chancelier, M. de Furstenstein est son cousin et doit être assimilé aux grands dignitaires. Comme, quelques jours auparavant, le 24 décembre, l'Empereur lui a fait savoir qu'il lui interdisait de créer des princes et des ducs, c'est une manière d'éluder la difficulté et, sans donner le titre à Le Camus, de lui en conférer les privilèges. L'Empereur tonne là-dessus contre ce petit créole que Jérôme a recruté dans son voyage d'outre-mer et pour qui il ne trouve jamais de distinctions assez voyantes ; puis, comme il est en proie à la manie d'étiquette, il fournit sur la question une consultation magistrale : Il n'y a pas d'objection, écrit-il à Champagny, à ce que le roi exige que les femmes se tiennent debout quand il danse. En général, un roi ne doit pas danser, si ce n'est en très petit comité ; cependant cet usage ne choque aucune convenance. Mais vous devez écrire à mon ministre de s'opposer à ce que le comte de Furstenstein soit appelé mon cousin et qu'il s'assoie devant le corps diplomatique et les grands de l'État. Cette prérogative ne peut appartenir à qui que ce soit en Westphalie, parce qu'elle est contraire à toute idée reçue et que je ne veux pas qu'elle existe. Personne en France ne s'assoit hormis les princes du sang. Les maréchaux ne s'assoient pas. Pour les grands dignitaires, cela tient au décorum de l'Empire. Et quels sont les grands dignitaires ? Le roi d'Espagne, le roi de Naples, le vice-roi d'Italie qui sont revêtus de ces dignités s'asseyent : il est juste que les premiers du plus grand empire du monde qui leur sont assimilés, s'asseyent : mais il est absurde de donner ce privilège dans une petite monarchie. Cela est contre l'opinion de l'Europe. Il y a dans cette conduite un peu de folie. Non content d'avoir fait déclarer par son ministre ne souffrira point ces innovations, il en écrit sévèrement lui-même à Jérôme, et celui-ci, loin de soutenir son dire comme il eût fait le mois passé, surtout s'agissant du bien-aimé Furstenstein, rejette tout sur ses préfets et ses chambellans, affirme que cela ne s'est jamais fait et ne se fera plus, qu'il n'a donné du cousin à Furstenstein que dans une lettre de chancellerie de l'Ordre ; que jamais il n'a eu assez peu de sens ni d'esprit pour ne pas sentir que, s'il eût fait comme on a dit à l'Empereur, il aurait mérité les petites maisons ; mais, de cette justification embarrassée, où les dénégations portent autant d'aveux, il passe tout de suite à une apologie d'où il espère tirer parti pour rentrer en grâce : Je le répète, Sire, je ne fais jamais un pas sans avoir Votre Majesté en vue, sans désirer de lui plaire et surtout sans ambitionner qu'elle puisse dire : jamais mon frère Jérôme ne m'a donné de chagrin. C'est bien là le fond de ma pensée, Sire, et si je me trompe, un conseil paternel de Votre Majesté est plus que suffisant, non seulement pour me faire changer, mais pour me convaincre que j'avais tort. Pourquoi donc Votre Majesté est-elle si avare de ses conseils et pourquoi suis-je le seul qui lui inspire assez peu d'intérêt pour qu'elle ne veuille pas m'écrire ce qui peut lui déplaire ? Dans les circonstances critiques où je me trouve, Votre Majesté n'a pas même daigné me dire : faites ce que je désire, cela me sera agréable. C'est par le Moniteur que j'apprends que je perds le quart de mes États, et le tiers de mes revenus, et le débouché de mes rivières, sans qu'un seul mot de Votre Majesté vienne me rassurer et me dire : c'est telle ou telle conduite que vous devez tenir. Avouez, Sire, que Votre Majesté est bien sévère pour moi qui n'ai jamais désiré et ne désirerai jamais que contribuer à son contentement.

 

Par une telle soumission, et si humble, obtient-il au moins que, par une indemnité à peu près proportionnée, l'Empereur donne un air d'échange à ce rapt d'une province ? Point. Même sur d'infimes détails il est refusé. Il a insinué qu'on pourrait compenser les 1.500.000 francs qu'il doit au Domaine extraordinaire par les 1471 608 francs de capitaux et de domaines particuliers qu'il possède dans la partie de la Westphalie réunie à l'Empire : point de réponse ; l'Empereur se contente de dire qu'il faut finir les affaires, tant pour la solde et les services de l'armée que pour les autres arrangements ; il annonce qu'un traité va avoir lieu, mais il n'en fixe pas les bases ; il ne formule aucune indication, comme s'il entendait profiter de cette situation pour tirer du pays tout ce qu'il peut, ou comme s'il voulait pousser à bout le roi lui-même. Il doit y avoir en Westphalie, écrit-il à Lacuée, plus de 18.500 hommes qui doivent y être nourris. La solde sera perçue et soldée. Ainsi, bien qu'il ait pris le quart du royaume, il maintient, dans ce qu'il laisse à son frère et il exige qu'il y entretienne, non seulement les 12.500 hommes des traités antérieurs, mais les 6.000 cuirassiers du traité de janvier 1810 et, lorsqu'il écrit : Il doit y avoir plus de 18.500 hommes, à quel chiffre mène ce plus de ?

Ce n'est que le 9 mars, — si peu avant le terme de l'Impératrice — qu'il fait connaître à Champagny les conditions qu'il impose. Il ne peut rien changer, dit-il, aux limites portées dans le sénatus-consulte ; il faudrait un nouveau sénatus-consulte qu'il ne veut pas faire : ce serait jeter une défaveur d'instabilité sur ces acquisitions. D'ailleurs, en cédant le Hanovre à la Westphalie, il donne bien plus qu'il ne prend : trois cents et quelques mille âmes, et deux cent mille milles carrés contre deux cent vingt-quatre mille âmes et soixante-seize mille milles carrés, c'est une différence énorme en faveur de la Westphalie et qui compense entièrement celle qu'il peut y avoir dans les revenus. Cependant, pour donner une nouvelle preuve de tout le bien qu'il désire au royaume de Westphalie, il consent à céder ce qui lui reste de domaines dont il n'a pas encore disposé : on dit que cela fait 224.000 francs de revenu, peut-être : mais il faut déduire les réclamations des donataires contre le roi, les domaines dans les pays détachés, les domaines de 4.000 francs et ceux de 2.000 francs de revenu non encore attribués, mais affectés, les domaines vacants par réversibilité... ce qui reste, il le donne. De plus, il se charge de la dette propre des provinces entièrement réunies à l'Empire, moyennant un partage proportionnel et une réduction de capital ; quant à la dette générale de l'Etat, il n'y entre point ; il fait don au roi de la contribution arriérée du Hanovre, mais, par compensation, l'administration de l'armée impériale sera déchargée de toutes les dettes de tous ordres qu'elles a contractées vis-à-vis du Hanovre : or l'armée doit le triple de cette contribution. Il ne consent à aucun changement pour les seize millions de bons, ils ne sont plus entre ses mains ; il ne peut se dessaisir de Magdeburg ; c'est une place d'une trop grande importance ; tout ce qu'il concède c'est de réduire les troupes françaises à 12.500 hommes et c'est que le roi rembourse les donataires de 4.000 francs en 5 p. 100 français : excellent placement, car au lieu de verser à chaque donataire 80.000 francs, il ne versera, pour chacun, au trésor français, que 64.000. Et cela soutiendra la rente qui en janvier était à 81,85 et qui est tombée à 78,25.

Telles sont les preuves de sa constante protection que l'Empereur donne à ce royaume qu'il a fondé et encore entend-il qu'on en montre de la reconnaissance. Jérôme, cependant, ne trouve dans ce traité rien dont il puisse parer sa défaite, rien qu'il puisse présenter comme un avantage ou une compensation : le temps le presse ; il prétend au moins avertir de leur sort les sujets qu'on lui arrache ; et, pour sauver la face, il lance une proclamation aux habitants du territoire westphalien réunis à L'Empire. Il leur dit que les circonstances politiques l'ayant déterminé à les céder à l'empereur des Français, il les dégage du serment de fidélité qu'ils lui ont prêté ; il les engage à porter à l'Empereur et à la France le même amour, le même dévouement et la même fidélité dont ils lui ont si souvent donné des preuves et particulièrement dans les circonstances critiques des dernières années. Cela peut être maladroit, mais cela vaut-il les critiques exaspérées qui viennent de Paris. On ne cède pas des hommes comme on cède un troupeau de moutons, ou du moins on ne le leur dit pas... Cette phrase : ayez pour l'Empereur l'amour que vous avez pour moi semble présomptueuse, et l'Empereur a lieu de se formaliser du rapprochement entre lui et le roi. On veut savoir qui a rédigé la proclamation ; on prétend en tirer des satisfactions. Lorsque, tout à l'heure, Jérôme aura imaginé de donner à ses aides de camp en mission le pouvoir de commander partout où il n'est pas et de préférence à toute autorité existante, c'est une nouvelle querelle qu'on lui cherche.

***

Puis, tout à coup, les choses se calment : est-ce la soumission déférente du roi qui, à la fin, a porté ses fruits ? Est-ce la naissance du Roi de Rome qui adoucit l'Empereur ? N'est-ce pas plutôt la certitude désormais acquise d'une guerre prochaine avec la Russie, qui à présent fait trouver fort bonne l'armée westphalienne et suggère à l'Empereur de nouveaux desseins sur son frère ? Quant à Jérôme, par cette dernière éventualité, de tels horizons d'ambition s'ouvrent devant lui que la Westphalie passe à un rang fort secondaire dans ses préoccupations. Il n'a jamais considéré son royaume comme l'établissement définitif où il est fixé pour la vie et la mort ; il n'a jamais adopté son peuple, qui au fait n'est pas un peuple, de façon qu'il vive en chacun de ses sujets, que chacun de ses sujets vive en lui, que s'accomplisse ainsi cette transsubstantiation monarchique, miracle de l'orgueil et de la fidélité, par qui les souverains et les nations ont parfois communié dans un rêve de gloire ou dans une réalité de désastre. S'il est offensé du démembrement qui lui a été imposé, c'est par rapport à lui-même. Il eût cédé telle ou telle province contre une qui fût d'un meilleur rapport ; c'est le revenu qu'il regrette, l'espèce d'hommes, la valeur des domaines, non l'âme des choses, cela qui est impondérable et divin et que tout l'or du monde ne saurait payer. Il a pu s'attacher à quelques individus qu'il a trouvés agréables ou utiles — encore qui nommer ? — pas un instant au sol, ni au peuple. Ce qui le touche dans son royaume, c'est l'argent qu'il en tire et qui fournit à son goût de dépenses ; c'est l'armée qu'il y recrute, où il voit un moyen pour acquérir de la gloire, un royaume plus vaste et encore plus de luxe et de splendeur.

Tout à ces espérances que l'Empereur lui donne lieu de former, puisque, dès le 18 mars, la protestation de l'empereur de Russie contre l'occupation du duché d'Oldenbourg venant à être connue, il lui a demandé un de ses régiments pour renforcer la garnison de Dantzick, Jérôme accepte les faits accomplis et. il passe sa mauvaise humeur sur le négociateur du traité, le comte de Bülow, à qui il cherche querelle et enlève son portefeuille. Cela permet de dire que Bülow a excédé ses pouvoirs ou qu'il en a mésusé, alors que, sans la moindre arme pour combattre, il a dû subir la contrainte de l'Empereur.

 

Resterait à chercher si, dans sa conduite vis-à-vis de Jérôme, Napoléon a obéi à quelque autre mobile, s'il a eu une arrière-pensée et si, comme l'ont cru Catherine, Jérôme lui-même et tous les hommes en place, il s'est proposé de reprendre la Westphalie entière et, après Louis, d'acculer Jérôme à une abdication. Il ne semble pas. L'Empereur a retiré le Hanovre à son frère sous le premier prétexte venu, parce qu'il avait besoin du Hanovre ; il a pris de la Westphalie ce qui lui convenait parce qu'ayant donné ce royaume, il tient qu'il en est toujours le maitre ; il n'a point averti Jérôme parce qu'il a voulu s'épargner des doléances qui l'ennuient et auxquelles il pourrait céder. Il n'a consenti à aucun dédommagement, parce que, dans l'Allemagne telle qu'il l'a faite, il n'en a, pour le moment, aucun à donner. Pour masquer, peut-être à ses propres yeux, ce que sa conduite a de dur et de despotique, il a créé des griefs ou s'est emparé en les grossissant de ceux que Jérôme lui fournissait ; mais il n'a point eu l'idée de forcer Jérôme à abdiquer, car il n'a que faire du surplus de ses États. S'il en avait besoin, il l'eût pris. Dans sa lutte actuelle contre l'Angleterre, il a voulu toutes les côtes de l'Europe ; pour sa lutte prochaine contre la Russie, il veut ces territoires où il va concentrer la plus grande partie de ses troupes et qui constitueront une base d'opérations plus rapprochée du théâtre de la guerre. Chaque département français qu'il jette ainsi en avant, Ems Supérieur, Bouches-du-Weser, Bouches-de-l'Elbe, c'est l'Empire en marche : de Munster à Lauenbourg, il gagne soixante lieues à vol d'oiseau, dix, douze étapes. Ce serait mieux sans doute si la Prusse, soumise sans doute, presque occupée, fournissait une occasion de l'annexer ; mais elle n'a garde.

Donc l'Empereur subordonne tout en ce moment à la campagne qu'il prépare ; et, comme il veut faire remuer ses pions à sa fantaisie sur les cases de son échiquier, il rend libres à son profit celles dont il a besoin, mais rien ne dit que, dans les conquêtes prochaines, dans le remaniement général de l'Europe orientale dont il envisage dès à présent la nécessité, il ne réserve pas à Jérôme une part qui le dédommagera amplement. Par la soumission déférente qu'il a montrée, Jérôme s'est acquis des droits à sa bienveillance et s'est mis sur le tableau d'avancement. C'est ainsi que l'Empereur entend le rôle des rois ses frères. De même qu'il les élève sans leur avis, il doit pouvoir les abaisser sans qu'ils y trouvent à redire. Entre ses mains, il les pétrit et les façonne sans qu'ils aient d'autre volonté que la sienne, tels des cadavres. Ce sont des instruments passifs qui n'ont le droit de déployer vis-à-vis de lui aucune initiative, ni d'opposer aucune résistance. Moyennant quoi, il leur fait encore la part belle.

 

 

 



[1] Voir Napoléon et sa famille, t. IV, p. 323.

[2] Elle doit porter cette inscription :

LA WESTPHALIE RECONNAISSANTE

A ÉRIGÉ CE MONUMENT

EN 1812

A SON FONDATEUR

NAPOLÉON PREMIER

EMPEREUR DES FRANÇAIS

ROI D'ITALIE

PROTECTEUR DE LA CONFÉDÉRATION DU RHIN

MÉDIATEUR DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE.

[3] A partir du 25 avril, c'est une couronne à huit fleurons d'or, sans absides, posée sur un bandeau émaillé bleu, sur lequel sont inscrites la devise de l'ordre et la date de sa fondation. Sur le fond de la couronne et au milieu, posent un aigle et un lion adossés et couronnés d'une même couronne ; à droite du lion est le cheval de Westphalie, à gauche, le lion de Cassel ; le tout est surmonté de l'aigle impériale couronnée et portée sur son foudre ; sur le foudre est écrit : Je les unis. L'anneau qui suspend la décoration au ruban est formé par un serpent se mordant la queue. Cela fait autant de bêtes, même une ou deux de plus, mais l'arrangement est gracieux.

[4] Les tailleurs ont présenté leur facture et le roi y a vu figurer le grand maréchal Meyronnet, le prince de Salm, le baron de Hammerstein, le baron de Boucheporn, le baron de Marinville, le comte de Holme, le comte de Furstenstein, M. de Surette, le baron de Gayl, M. Filleul, le colonel Gautier, mais il n'a payé que pour lui-même (7.116 francs) et pour Marinville (11.125 francs). N'était-ce pas Marinville qui, au compliment de Jérôme sur ses beaux habits, avait répondu : Sire, cela se doit. Le mot vaut bien 11.000 francs.