NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME VI. — 1810-1811

 

XX. — LES TRÔNES EN PÉRIL.

 

 

(Juin 1809 — 19 Mars 1811).

Les cas de Lucien et de Louis sont-ils sans corrélation ? — Comparaison. — La lutte de Lucien et celle de Louis. — Désavantages de Louis. — Les Royaumes feudataires jusqu'en 1810. — Depuis le divorce. — La destitution d'Eugène. — Comparaison avec celle de Louis. — Rapprochement entre les trois cas. — Ces cas sont-ils isolés ?

I. - LE ROYAUME DE WESTPHALIE. — II. - LE ROYAUME D'ESPAGNE. — III. - LE ROYAUME DE NAPLES. — CONCLUSION.

 

Il pourrait sembler que les circonstances qui ont amené le départ de Lucien et l'abdication de Louis sont exceptionnelles et qu'elles demeurent propres à l'un comme à l'autre. Dans les deux cas, que voit-on ? Napoléon, dans l'exaltation de son vouloir et dans l'orgueil de son pouvoir, prétend imposer à Lucien de répudier sa femme, à Louis de régner selon ses ordres. Les caractères différents amènent des évolutions diverses : Lucien, dès le début, pose des conditions dont rien ne le fait fléchir, convaincu que son frère finira par lui céder, et qu'il aura gain de cause dans cette lutte qu'il a engagée depuis sept ans ; il confond les ambitions qu'il forme ou qu'on lui suggère avec ce qu'il tient pour le devoir conjugal et paternel. Il prétend imposer la femme qu'il aime et les enfants qu'il a eus d'elle à cet empire qui, à son compte, ne peut se passer de lui ; il veut l'hérédité impériale pour ses fils, légitimes ou légitimés, peu importe, puisqu'ils sont de lui ; l'Empereur refuse, et c'est là toute la querelle. Mais ces deux êtres, inégaux à coup sûr de génie, sont égaux par l'orgueil. Aucun d'eux ne cédera, et, à la façon corse, ils se font des finesses. Napoléon menace Lucien de le chasser ou de l'emprisonner ; Lucien menace Napoléon de partir. Ni l'un ni l'autre n'a l'intention de réaliser ses menaces. Même lorsque Lucien se détermine à s'embarquer, c'est avec la conviction que son frère le rappellera, trop heureux de lui offrir à la fin ce qu'il lui a constamment refusé. La lutte ici a de la grandeur et les deux athlètes sont de taille. De fait, malgré ses couronnes, ses trésors, ses armées, c'est Napoléon qui est vaincu et c'est Lucien qui a pris le beau rôle. Rien ne l'a ébranlé, rien ne l'a modifié, et, seul, dressant le front contre le maitre du Tonnerre, il a mis en échec celui qui fait trembler l'Europe.

 

Louis au contraire n'a su ni résister, ni se rendre, ni s'attacher fermement à un dessein, ni profiter des avantages qu'il eût trouvés à l'abandonner. Il est un pauvre être, douloureux et mélancolique, qui, lorsqu'il forme un projet, même généreux, est incapable de ne pas le gâter dans l'exécution, qui, lorsqu'il conçoit un plan, même grandiose, ne peut se tenir, par les petitesses qu'il y mêle, d'en faire un enfantillage. Il est un malade, dont le cerveau, de longue date avarié, est incapable de retenir une volonté, de suivre une ligne d'action, de garder une direction. Il ne parvient pas à formuler nettement sa pensée, parce que jamais il ne conçoit une idée nette. Il reste à travers tout le pouacre consciencieux qu'a dit Napoléon. Mais cette conscience, à la fin, produit les mêmes effets que, chez Lucien, la volonté. Un jour arrive où il se bute, où il part lui aussi et s'évade du Grand Empire comme d'une prison. Toutefois, même après cet éclat, comme s'il avait peur d'avoir agi et s'en repentait, il ne coupe pas les câbles, il proteste qu'il veut revenir ; puis, le délire l'emportant, il se drape dans sa majesté déchue et se donne des airs de légitime : ainsi parlaient le chevalier de Saint-Georges et le comte de Lille, ainsi parle le comte de Gottorp.

 

Lucien maintient sa querelle avec Napoléon dans des termes tout humains : Louis y mêle Dieu dont il tient ses droits, oubliant que son frère y fut pour quelque chose. Jusqu'à un moment, il se plaint que l'Empereur l'ait contraint à monter sur un trône ; mais, dès qu'il y est monté, dit-il, il a contracté des droits et des devoirs ; peu à peu, l'Empereur s'estompe, il finit par disparaître. Reste le trône : comme il faut bien que Louis s'avoue qu'il ne le tient pas de Charles Bonaparte, c'est de Dieu et du peuple ; encore un peu, ce sera Dieu, tout seul. C'est qu'il est l'obligé de l'Empereur, que cette obligation lui pèse et il préfère la reporter à Dieu qui est plus loin. Reconnaître qu'il doit à son frère tout ce qu'il est, c'est s'obliger à suivre les directions qu'il donne, à lui obéir en ce qu'il commande, tout le moins à se tenir engagé dans sa politique de façon à ne pouvoir en séparer ses desseins. C'est ainsi que Napoléon l'a compris. Il voudrait que Louis acceptât ou quittât sa royauté, comme s'il s'agissait d'un commandement militaire ou d'un grand gouvernement, qu'il subit, sans se réjouir ou se plaindre, les accroissements ou les diminutions de territoire, qu'il se tint uniquement attaché à la gloire de l'Empereur et aux intérêts de l'Empire et qu'il ne s'émancipât jamais à penser qu'il pût hors de l'Empereur, chef de la Confédération, affecter une personnalité propre et une vie indépendante. Cette contradiction entre les idées de Napoléon et celles de Louis devait amener et amène la crise de 1810.

 

Mais si telle a été, dès l'institution des royaumes feudataires la pensée directrice de Napoléon, au moins, dans la pratique, a-t-il, jusqu'à l'époque du divorce, admis certains tempéraments et laissé aux souverains qu'il avait institués une apparence d'autonomie : sans doute, il a exigé qu'ils imposassent à leurs Etats l'organisation administrative, militaire et civile du Grand Empire ; sans doute, pour chacun d'eux, il a eu toute prête une constitution dont il s'est réservé de surveiller l'application et qui est le pacte juré entre eux, leurs peuples et l'Empire, mais, une fois qu'il a eu disposé en leur faveur des royaumes, des principautés et des provinces sur qui il a établi leur souveraineté, il s'est considéré comme engagé vis-à-vis d'eux ; il ne les a pas changés de trône sans les consulter et sans prendre leur assentiment, il n'a touché à leurs Etats que pour les agrandir ; il n'a point morcelé ces Etats à sa fantaisie ; il n'en a pas annexé des provinces à son empire par un simple décret. Son système justement a consisté, en ce temps, à contenir l'Empire dans ses limites naturelles, à créer, hors de ces limites, des centres d'action, rattachés par des liens étroits à sa personne, mais relativement indépendants de son empire, où il pût, selon les besoins de sa politique, modérer ou activer la transformation de la société ancienne — féodale ou autocratique — en une société moderne, conçue selon les principes de la Révolution. Dans ces États satellites, en laissant aux souverains une autonomie nominale, il ménageait les transitions et se déchargeait sur ses lieutenants à la fois des soucis d'un gouvernement trop étendu, des difficultés d'une assimilation trop hâtive et des périls des résistances locales. L'esprit de famille le dominant alors, il a concilié avec ce système la nécessité qu'il s'est imposée de procurer à chacun de ses frères un établissement souverain, et de substituer les Bonapartes aux Bourbons sur tous les trônes que ceux-ci avaient occupés. Môme, ces trônes étant tous remplis, il a étendu son action à une partie de l'Allemagne. Mais la Confédération du Rhin ressemble à la Ligue du Rhin ; mais, si l'Italie entière est devenue napoléonienne, n'a-t-elle pas, presque dans les mêmes conditions, été bourbonienne ; mais, si l'Espagne a été donnée à Joseph, ne l'a-t-elle pas été à Philippe V ? Sans doute, il y a peu de rapports entre le Pacte de famille de 1761 et le Statut de famille de 1806, mais, tout au moins, l'apparence a été, dans une mesure, sauvegardée, cette politique peut passer pour être dans la tradition de la France, et si l'on ne peut douter que l'Empereur ne soit, par rapport aux rois ses frères, un suzerain exigeant, on peut penser qu'il ne traite pas leurs peuples en maitre absolu.

 

A dater du divorce, tout au contraire, il n'existe plus aucune garantie, ni pour les rois que Napoléon a institués, ni pour les Etats qu'il a créés, ni pour les peuples qu'il a agglomérés, dont il a respecté ou même constitué la nationalité. Les rois sont révocables ad nutum ; les États disparaissent sur un signe ; les peuples sont morcelables à l'infini, sans qu'on tienne compte un instant de leurs goûts, de leurs traditions, ou de leur langage. Non seulement Napoléon ne prend pas garde que l'Empire trop étendu ne recevra plus avec la même facilité l'impulsion du pouvoir central, que la lenteur dans la transmission des ordres amènera dans l'application de l'inopportunité, dans l'exécution des revers et peut-être des désastres ; que les ressorts trop tendus ne fourniront plus le même jeu et que, la suppression des initiatives entraînant l'abolition des responsabilités, chaque agent, en présence d'un événement imprévu, se couvrira en demandant des instructions, de sorte que lui seul devra à la fois tout prévoir, tout penser, tout décider, presque agir pour tous. Peu lui importe. Mécontent de la façon dont gouverne quiconque n'est pas lui, il n'admet plus d'autre volonté que la sienne ; il ne tolère plus d'agents de transmission qui modèrent les transitions, informent des difficultés, pensent et agissent au besoin d'eux-mêmes ; il ne veut que des exécuteurs impassibles, des automates dont il met seul en marche le mécanisme, qui obéissent aveuglément et militairement aux ordres donnés.

Le système de famille a fait faillite ; la Famille même, telle qu'il l'a entendue, a presque disparu de son esprit ; il s'en détache au moins chaque jour davantage et en prend moins de souci ; les dons qu'il a faits si généreusement jusqu'ici, il les regrette, et il les tient pris sur la famille qu'il va se créer, qui va réellement sortir de lui et pour qui l'Europe n'est pas assez. Lui seul suffit pour régir le monde et, après lui, quel piètre héritage laisserait-il. à sa postérité s'il ne pouvait partager ce médiocre monde entre ses fils ? Il ne voit plus en ses frères des collaborateurs qui concourent, en un rang subordonné, à des desseins communs, et qu'il dirige autant par l'affection fraternelle que par l'autorité impériale, mais des sujets auxquels il expédie des injonctions et qui, s'ils hésitent à obéir, ne sont plus que des révoltés. Bien mieux, il voit en eux des usurpateurs auxquels à tout instant il est disposé à rogner la part que lui-même leur a faite et qu'il trouve à présent trop grosse.

 

Le premier symptôme de ce nouvel état d'esprit, c'est, tout de suite après le divorce, la destitution d'Eugène de la couronne d'Italie. Ce sera bien assez que le grand-duché de Francfort pour celui qu'il a jadis adopté comme son fils.

Eugène n'est que vice-roi et c'est l'avenir qu'il lui prend ; Louis est roi et c'est le présent qu'il lui ravit. A son compte, nulle difficulté. Infirme au moral comme au physique, Louis cédera sans plus de peine qu'Eugène ; mais il s'obstine, il s'acharne à sa couronne ; sous peine de scandale en un moment inopportun, Napoléon doit lui céder ; mais, après le mariage, il reprend son dessein, et, Louis ayant abdiqué, celui que Napoléon dépossède, c'est l'héritier présomptif du trône impérial, le fils à la fois de son frère bien-aimé et de sa fille adoptive, pour qui c'est assez du grand-duché de Berg auquel n'est pas même attachée une des grandes dignités de l'Empire.

 

Si le cas d'Eugène était isolé, on pourrait dire qu'il s'applique à lui parce qu'il est Beauharnais et non Bonaparte, vice-roi et non roi, et que malgré les promesses les plus solennelles pour l'avenir, il n'a pas été mis effectivement en possession de la souveraineté présente ; si les deux cas de Lucien et de Louis venaient seulement s'y joindre on pourrait discuter encore ; on pourrait prétendre que le rapprochement tient surtout à une coïncidence de date, qu'il n'est point de rapport de Mine Jouberthou à Amsterdam, que les torts des uns ont amené la colère de l'autre et que, à tout prendre et tout examiner, on ne sait à qui donner raison. Mais si, en ce qui touche Louis, on peut différer sur les circonstances contingentes qui ont amené la crise définitive, l'histoire des préliminaires du traité du 16 mars est plus instructive, en ce qui concerne l'Empereur, que celle de l'abdication, et la contrainte exercée sur Louis pour qu'il renonce à sa couronne, puis à ses deux provinces, est identique à la contrainte exercée sur Lucien pour qu'il abandonne sa femme. Identité du point de départ qui est de n'admettre aucune résistance à sa volonté, identité de procédé d'exécution qui est la menace à tous ses degrés, portée au point que la réalisation en parait imminente, voilà les traits communs entre le cas de Louis et celui de Lucien, et, entre le cas d'Eugène et celui de Louis, l'expropriation du trône donné ou promis sans autre cause que le bon plaisir, et l'expectative ou la promesse d'une compensation, non seulement étrangement inférieure à l'objet de l'échange, mais dérisoire par rapport à lui. — Et faut-il dire : Echange ?

Entre les trois cas, s'établissent donc des rapprochements qu'on ne saurait méconnaître et qui témoignent, sinon d'un plan nouveau, — car on ne saurait trouver ici un système — au moins d'un développement anormal et exagéré de la personnalité, d'une opinion de soi à ce point exaltée que Napoléon, se tenant seul infaillible, ne connaît pas plus de borne à sa volonté qu'il ne connaît de limite à son empire. Il n'est plus qu'un maître absolu, qui, rompant le pacte fédératif qu'il a lui-même institué, dispose des provinces, démembre les royaumes ou, s'il lui plaît mieux, efface leur nom de la carte d'Europe, et ce n'est pas seulement à Ratisbonne pour Fesch, à Milan pour Eugène, à Amsterdam pour Louis, c'est aussi à Cassel pour Jérôme, à Madrid pour Joseph, à Naples pour Murat.