I. — LOUIS À PARIS. (1er décembre - 6 avril 1810.)Au même moment où, à l'une des extrémités de l'Europe, ces événements s'accomplissent et où, pour ne point obéir aux ordres de l'Empereur, un de ses frères s'exile ainsi volontairement ; à l'autre extrémité, un autre de ses frères, roi celui-là est contraint d'abdiquer sa couronne et se soustrait par la fuite à la domination impériale. Avec des circonstances différentes, qui tiennent au caractère de Louis et à sa position particulière vis-à-vis de Napoléon, le fond de la querelle présente des analogies d'autant plus curieuses que toute idée d'un concert entre Louis et Lucien doit être écartée : elles résultent uniquement de l'exercice par l'Empereur de procédés semblables. Toutefois, en l'un des cas, il a affaire à un homme qui est habitué d'enfance à voir chacun de sa famille céder à son prestige, dans l'autre, à un malade qui n'a jamais su lui résister en face. De là dans l'affaire de Lucien, des lignes qui seraient parfaitement nettes sans les cachotteries et les ingérences de Fesch et de Madame ; et, dans l'affaire de Louis, des confusions continuelles, des dessous à l'infini, une duplicité qui surprend, l'obligation de débrouiller un écheveau à ce point emmêlé qu'on ne saurait, pour suivre le fil, apporter trop d'exactitude et d'attention. ***On a vu dans quelles circonstances Louis est arrivé à Paris le 1er décembre 1809[1]. Avant de se déterminer au départ, il a délibéré avec ses ministres : Deux partis se présentaient, a-t-il écrit plus tard, ou jouer en désespéré et travailler à la défense légitime de la Hollande contre la puissance qui avait fait trembler l'Autriche, la Russie et l'Angleterre, presque détruit la Prusse en un jour, et cela sans espoir de succès ; ou tâcher de prolonger une existence pénible en se pliant encore à la nécessité. Il a écrit ailleurs : Il fallait s'allier à l'Angleterre et jouer en désespéré pour que l'existence de la Hollande se terminât glorieusement, ou bien il fallait se résigner à tout ce qui pourrait arriver et gagner du temps. C'est le second parti qu'il a adopté, soit que la faiblesse de son caractère l'ait fait reculer devant une résolution énergique, soit qu'il n'eût pas pris à temps ses précautions avec l'Angleterre et que les négociations qu'on peut croire qu'il a tenté d'entamer, n'eussent point encore donné de résultats. Toutefois, avant de quitter Amsterdam, il prétend se mettre en garde contre des surprises qu'il redoute. En confiant à ses ministres, l'administration du royaume durant son absence, il leur donne, sous forme de décret, des instructions qu'il s'efforce de rendre précises et circonstanciées, mais qui, s'il les entend lui-même, doivent être pour eux singulièrement difficiles à interpréter : au cas, dit-il, où l'on voudrait introduire des troupes étrangères dans le royaume, saris un ordre spécial de ma part, le Conseil devra protester de la manière la plus formelle... et, en cas qu'on voulût entrer malgré sa protestation, le Conseil devra se conduire de la manière la plus propre à ménager nos intérêts et à éviter tout ce qui pourrait compromettre l'indépendance de notre royaume de quelque manière et sous quelque forme que ce soit. Ainsi, le Conseil ne devra, sous aucun prétexte que ce puisse être, admettre des troupes étrangères dans aucune place forte du royaume, mais il protestera, et il demandera et attendra les ordres du roi : toutefois, il se tiendra à des mesures purement défensives sans se permettre des mesures hostiles. Celles-ci ne sont autorisées (pie pour empêcher l'occupation de la capitale, encore sous une forme si peu militaire qu'elles en deviennent puériles. Il est d'ailleurs interdit de rien changer aux emplacements de l'armée, ce qui rend toutes les recommandations illusoires. Louis se défie à tel point de lui-même, de sa volonté, de la résistance qu'il est capable d'opposer à l'Empereur, qu'il convient de signes secrets pour valider ou invalider les ordres qu'il enverra à ses ministres. Sera non avenu tout ordre qu'il n'aura pas signé de son nom en hollandais — Lodewijk — précédé de quelques mots en hollandais et accompagné de la devise autographe : Dœ wel en zie niet om. A son ministre Van der Heim, auquel il laisse la présidence du Conseil, il adresse des instructions encore plus amples où il prévoit tous les cas qui peuvent se produire et y donne des solutions à sa guise. Ainsi, à ceux qui pourraient tenter de pénétrer par force dans Amsterdam et les lignes, on signifiera, dit-il, qu'ils seront responsables des conséquences, et ou leur fera connaître que je ne le veux point, qu'on en ait la certitude, et des ordres que j'ai donnés à cet égard. Et il souligne. ***Dans ces conditions, étant donné l'état d'inquiétude où il vit, prévoyant on ne sait quelles contraintes, quelles violences, quelles tortures, préparant ainsi des alibis à sa faiblesse et préméditant des excuses à ses défaillances, pourquoi désire-t-il venir à Paris ? Pourquoi sollicite-t-il d'y venir ? Est-ce uniquement dans le but d'obtenir de l'Empereur des concessions qu'il estime d'avance si peu probables qu'il n'agirait pas autrement s'il allait se rendre à son pire ennemi ? Non, s'il n'avait que ce mobile, il se garderait bien de quitter ses Etats, mais c'est que, si l'amour de la Hollande tient une grande place dans son esprit, la haine contre Hortense n'y est guère moins forte et que, instruit des projets de divorce, il espère obtenir de l'Empereur, lui aussi, l'autorisation de divorcer, ou du moins, puisque le divorce n'est point admis pour les princes impériaux par le Statut de famille, de se séparer à jamais de sa femme. Pour marquer que tel est son dessein, il fait préparer ses appartements à l'hôtel de son ambassadeur et il en avertit Jérôme qui est déjà rendu à Paris ; Jérôme prend les ordres de l'Empereur et, pour éviter un scandale, il expédie aussitôt à Louis, par un courrier qui l'atteint après Pont-Sainte-Maxence, l'invitation impériale de descendre à l'hôtel de la rue Cerutti où loge la reine. Sur cette lettre, Louis renonce à son premier projet et, par une apparente concession qui aggrave l'offense, il se fait conduire chez sa mère, à l'hôtel de Brienne. Il y arrive le 1er décembre. Comme sa suite se compose de son ministre des Affaires Étrangères, Roëll, de sept officiers, trois maîtres d'hôtel, trois cuisiniers, cinq valets de chambre et six valets de pied, Madame, quoiqu'elle ne résiste point à prendre ainsi ouvertement parti contre sa belle-fille, ne peut loger chez elle ces vingt-quatre personnes. Elle fait donner aux grands officiers les chambres de ses domestiques ; les autres serviteurs se dispersent dans les auberges du voisinage, mais le roi, qui d'ailleurs porte partout avec lui son mobilier de chambre à coucher, se trouve fort à son gré, étant séparé de sa femme par la Seine. Il vient aux Tuileries où sa première entrevue avec son frère est du genre amical ; il assiste ensuite, à Malmaison, à la fête que Joséphine offre au roi de Saxe et prend sa place à l'ordinaire. La reine, qui a mieux que lui le sentiment des convenances et qui évite avec soin de se donner des torts, lui fait la première visite, accompagnée de son chevalier d'honneur et de la seule dame hollandaise qu'elle ait à Paris, Mme Harel. Louis reçoit les corps constitués qu'il ne trouve ni assez empressés, ni assez nombreux ; il échange les politesses obligées avec les souverains étrangers et avec les membres la Famille. Par ceux-ci qui, la plupart, ont pris parti pour lui, des avertissements lui arrivent. Julie lui dit : Si vous craignez l'incorporation, vous ayez bien mal fait de venir ici. Il s'en met d'autant mieux sur ses gardes. Au reste, il n'en a que faire : dès la seconde audience qu'il a aux Tuileries, l'Empereur lui expose franchement ses projets : Il veut l'annexion de la Hollande ; il offre à Louis, soit de vivre comme prince français en France ou ailleurs, soit de recevoir un autre royaume en Allemagne. Reste la façon dont se fera l'annexion : par son abdication ou par une déclaration de guerre ? En ce dernier cas, nul ménagement. Et, Fontanes étant présent, sans s'occuper de lui, l'Empereur dit : La Hollande est entièrement une colonie anglaise et plus ennemie de la France que l'Angleterre elle-même... Je veux manger la Hollande ! Cela n'est encore que du particulier, mais, à l'ouverture du Corps législatif, l'Empereur va manifester ses desseins. Louis n'en soupçonne rien ; en sortant du cabinet de l'Empereur, il rencontre Ségur, le grand maitre des Cérémonies, qui lui dit d'un air assez embarrassé : Votre Majesté ne veut donc pas être de la cérémonie. — Pour refuser, répond-il, il faudrait au moins être engagé et je vous préviens que je n'en sais quelque chose que par ce que j'ai ouï-dire. Ne recevant pas d'invitation pour accompagner l'Empereur en sa qualité de prince français et de grand dignitaire, il pense aller dans la tribune avec les rois de Saxe et de Bavière, mais il est heureusement averti par plusieurs de la Famille, auxquels l'Empereur a lu son discours, qu'il y sera fortement question de la Hollande. Il reste donc chez lui et fait bien, car quelle serait son altitude lorsque l'Empereur prononce cet arrêt qui semble sans appel : La Hollande placée entre l'Angleterre et la France en est également froissée. Elle est le débouché des principales artères de mon empire ; des changements deviennent nécessaires ; la sûreté de mes frontières et l'intérêt bien entendu de mon empire l'exigent impérieusement. Le 3, Louis n'assiste ni au Te Deum, ni au Banquet des Tuileries, mais, le 4, il se rend au bal et au Banquet de l'Hôtel de Ville. Le 5, il n une nouvelle audience de l'Empereur qui lui signifie qu'il ait à abdiquer et que quarante mille soldats français ont ordre d'entrer en Hollande pour en opérer la réunion au Grand-Empire. Atterré, il ne répond rien, mais, le 6, dès le matin, il fait demander au ministre des Relations extérieures de se-rendre chez lui et il a avec lui un long entretien. Il est dans un abattement voisin du désespoir. Ce n'est pas la perte de son trône qu'il déplore : il y a subi tous les soucis, toutes les inquiétudes, sans parler de l'isolement, du mauvais climat, des atteintes à sa santé ; il en descendrait volontiers, pourvu que l'Empereur y place soit la reine, soit toute autre personne investie de sa confiance. C'est uniquement dans l'intérêt de la France, dans l'intérêt de l'Empereur qu'il demande la conservation de l'indépendance nominale qui a été laissée à la Hollande. Les Hollandais ont fait et feront tous les sacrifices pour la conserver, tandis que l'annexion exciterait un mécontentement général. Sans doute, on se soumettrait à la force ; mais ce serait l'exode des capitaux, la suppression de toute industrie et la France serait la première à en pâtir. Au prix de tout son sang, il voudrait détourner tant de maux : il offre donc, si l'Empereur consent qu'il règne encore, toute garantie que la Hollande marchera dorénavant dans le système de la France ; il propose de céder toute la rive gauche de la Meuse, se bornant à espérer que l'Empereur lui donnera en Allemagne une compensation telle que le grand-duché de Berg. Que l'Empereur mette près de lui un agent chargé de l'avertir de tous les actes de son administration qui seraient contraires au système, il se conformera scrupuleusement à ses indications. Il annulera toutes les modifications qu'il a apportées au tarif des douanes ; il rapportera ses décrets sur la noblesse, tous les décrets qui ont pu déplaire à l'Empereur ; sauf la banqueroute et la conscription, il est prêt à tout accepter. Au reste, il va rédiger en forme ses propositions qui seront remises par son ministre des Affaires étrangères et son ambassadeur, et il supplie que l'Empereur n'adopte aucun parti avant de les avoir reçues. Il se fait toutefois peu d'illusions. Ce même jour, il écrit à ses ministres : Le moment est très critique pour votre chère patrie... Le procès est presque perdu ; cependant, j'ignore encore si, au moyen de grands sacrifices, on ne saurait pas conserver notre existence... Tout n'est pas encore fini, mais c'est presque désespéré. Je n'en dis pas davantage, je suis trop oppressé. Plaignez votre pays, mais plaignez aussi ma bizarre et cruelle destinée. Par cette lettre, il annonce encore que, à moins qu'il en soit empêché par la force, il viendra être témoin d'un événement qui fera le malheur du triste reste de sa vie. C'est là vis-à-vis de l'Empereur, sa meilleure carte ; car c'est ce scandale que Napoléon veut éviter à tout prix ; il n'a appelé sou frère à Paris qu'afin d'éviter un conflit entre Louis et les troupes d'invasion, et de légitimer l'annexion par une abdication qu'il se croyait sûr d'imposer. Le retour de Louis en Hollande est le seul argument, la seule menace qui, dans une mesure, puisse le faire reculer. Aussi Louis la tient en réserve et, pour le montent, ne montre rien qui puisse la faire pressentir, car, pour la mettre à exécution, il sent Lien qu'il devra s'évader. échapper à une surveillance qui, encore occulte, n'en est pas moins active. Il fait donc aussi bon visage qu'il peut et dissimule, attendant que quelque circonstance le tire de presse et espérant que ses propositions finiront par être agréées. Il a fort à faire, car les attaques se multiplient : le 14, au Corps législatif, le ministre de l'Intérieur, dans l'Exposé de la situation de l'Empire, développe d'une façon cruelle le passage du discours de l'Empereur : La Hollande, dit-il, n'est réellement qu'une partie de la France ; ce pays peut se définir en disant qu'il est l'alluvion du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut, c'est-à-dire des grandes artères de l'Empire. La nullité de ses douanes, les dispositions de ses agents et l'esprit de ses habitants qui tend toujours à un commerce frauduleux avec l'Angleterre, tout a fait un devoir de lui interdire le commerce du Rhin et du Weser. Froissée ainsi entre la France et l'Angleterre, la Hollande est privée et des avantages contraires à notre système général, auxquels elle doit renoncer et de ceux dont elle pourrait jouir : il est temps que tout rentre dans l'ordre naturel. Eh bien ! dit
l'Empereur à Louis, le lendemain, vous avez lu le
discours de mon ministre de l'Intérieur. Vous n'y aurez trouvé autre chose
que dans le mien du 3 de ce mois. — Pardonnez,
Sire, répond Louis, j'y trouve que la
Hollande n'est réellement qu'une partie de la France ; d'après cela et ce qui
suit, surtout d'après l'expression que tout doit rentrer dans l'ordre
naturel, je vois que le sort de la Hollande est décidé. — Ecoutez, interrompt Napoléon ; j'avais cru d'abord ne prendre que ce qui est situé sur la
rive gauche de la Meuse, mais, en y réfléchissant, je vois que cela
n'arrangerait pas nos affaires ; je ne pourrais jamais vous laisser
tranquille, car, tôt ou tard, je veux la réunion. Aussi vaut-il mieux que je
la fasse maintenant. J'ai besoin d'une grande côte pour faire la guerre à
l'Angleterre, je la veux, par conséquent, jusqu'au Weser. — Pourquoi pas jusqu'à l'Elbe ? dit Louis ; pourquoi ne pas vous rendre maitre de Hambourg ? — Je n'ai pas besoin de tout cela, répond l'Empereur.
Le ministre de France sera en réalité président du
sénat et cela suffit pour atteindre le but. La condamnation semble formelle et pourtant, dans ce que sou frère vient de dire, Louis, habitué à ses finesses, dénude que ce n'est point sans dessein qu'il a Liché l'idée de la rive gauche de la Meuse : sans doute, il y a porté tout de suite des correctifs, il a affirmé la nécessité de la réunion, mais c'est présenter le pire, pour paraitre ensuite accorder une grâce. On pourra, si l'on joue bien, le contenter avec cela. Seulement, devant Napoléon, Louis a gardé cette idée pour lui, et, plus il a affecté de calme, plus il a dissimulé ses sensations, plus, en sortant de l'audience, ses nerfs sont agités ; le soir, quand il écrit à ses ministres, sa lettre est indéchiffrable. Pourtant, il est trop ému pour avoir la patience de se servir d'une autre main. Il voit que l'Empereur veut au moins le Brabant et la Zélande sans donner rien en échange ; s'il obtenait le grand-duché de Berg, il se résignerait, mais, sans compensation, il ne cédera pas la moindre partie du territoire. Il craint qu'on fasse avancer les troupes, qu'on l'empêche lui -même de se rendre à Amsterdam. Toutefois, dit-il à ses ministres, investis de ma confiance, de la plus grande partie de mon pouvoir, vous devez agir pour moi comme votre conscience vous dira que je devrais me conduire pour l'honneur et la conservation de votre pars si j'étais présent. Cela est peu clair : d'ordre positif, un seul, celui d'éloigner d'Amsterdam les 3e et 4e compagnies des gardes du corps, composées de Français. Est-ce, de sa part, une malice à l'égard de ses ministres ? Les prépare-t-il ainsi à l'abandon qu'il fera de la rive gauche de la Meuse ? Espère-t-il encore emporter le grand-duché dévolu à son fils et pense-t-il qu'en déclarant qu'il ne cédera rien sans compensation, il se met à l'aise vis-à-vis de son serment constitutionnel de maintenir l'intégrité du royaume ? Celte rive gauche de la Meuse, c'est lui qui l'a offerte à Champagny et, lorsqu'il lui semble que l'Empereur l'accepte, comment, vis-à-vis de ses ministres, veut-il se montrer intraitable ? De fait, il n'est sincère vis-à-vis de personne, peut-être même pas vis-à-vis de lui-même ; il veut se couvrir à ses propres yeux, comme aux yeux des Hollandais, et, au lieu d'avouer le désastre, il croit opportun de finasser. ***Aussi bien, ce jour est le 15 décembre. Louis vient d'assister à la cérémonie du divorce. Il avait voulu d'abord, a-t-il écrit, y refuser son consentement qui en vérité était surérogatoire, mais, ensuite, fort à tort, il y a vu un pont pour lui-même. Il a donc tout écouté et signé sans observation et, lorsque l'Empereur se rend à Trianon, il l'y suit et y séjourne. Sans doute compte-t-il y obtenir cette compensation de Berg dont il est si avide, mais surtout il espère y avancer l'affaire de sa séparation. C'est d'une simple formalité qu'il s'agit. L'Empereur, reconquis par sa famille, délivré des Beauharnais, divorcé de Joséphine, ne peut faire moins que lui donner raison. Madame en est certaine et, par avance, en a envoyé la bonne nouvelle à Lucien. Pauline en est ravie, les autres attendent. Si Louis appliquait aux choses extérieures un peu de cette attention qu'il concentre sur lui-même, il comprendrait que le moment est mal choisi. Outre qu'il se montre peu généreux en accablant une femme déjà si éprouvée, comment ne sent-il pas que l'Empereur a inspiré la lettre qu'il a reçue de Jérôme à Pont-Sainte-Maxence, comme la visite qu'il a eue d'Hortense à l'hôtel de Brienne ; que, par ces deux actes significatifs, Napoléon a marqué ses intentions et que ce n'est pas dans le temps où il doit tant à Hortense qu'il prendra parti contre elle ? Ne vient-il pas de lui donner une preuve formelle de sa bienveillance en la nommant, le 16 décembre, princesse protectrice des Maisons-Napoléon ? Mais Louis ne sait rien voir ; et le 17, de Trianon même, il adresse à l'Empereur cette lettre : Sire, je supplie votre Majesté d'approuver ma séparation avec la reine, ma femme. Je propose de lui céder, pour ce qui lui est nécessaire, l'hôtel qu'elle habite et 500.000 francs annuels sur ma liste civile. Je demande de votre justice de conserver mon fils aine auprès de moi et que la reine conserve le plus jeune. Je vois. dans le Statut de famille, que le Conseil de famille est nécessaire. Je supplie Voire Majesté de daigner donner ses ordres au prince archichancelier. Nul motif allégué, nul grief formulé : c'est une chose toute unie qu'il demande, un enregistrement, non un débat. Durant quatre jours, l'Empereur laisse la lettre sans réponse. On peut croire qu'il n'est pas sans faire parler, sans parler lui-même à Louis, mais il n'a rien gagné et, le 21, il inscrit sur la requête : Renvoyé au prince archichancelier par ordre de l'Empereur. Le 22, il donne ses ordres à Cambacérès ; celui-ci convoquera, pour le dimanche 21, à quatre heures du soir, dans la Salle du trône, au palais des Tuileries, le Conseil de famille qu'il est chargé de présider, et qui, aux termes de l'article XXXIV du Statut de famille, se composera d'un prince de la Famille désigné par l'Empereur — ce sera le roi de Westphalie — de celui des princes grands dignitaires qui a le premier rang d'ancienneté — on prend Murat — du doyen des maréchaux d'Empire — l'Empereur nomme le duc de Conegliano — du chancelier du Sénat (Laplace) et du président de la Cour de Cassation (Muraire). Le grand juge, ministre de la Justice, Régnier, duc de Massa, remplira les fonctions de ministère public et le secrétaire de l'État de la Famille impériale, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, tiendra la plume. Le 23, l'archichancelier écrit à la reine de Hollande pour demander à être admis à l'entretenir, à lui communiquer la lettre du roi et à recevoir ses observations. Hortense, qui est à Malmaison, lui fait répondre, par le comte de Ségur, qu'elle sera à Paris le 24, à cinq heures du soir, et qu'elle le recevra alors. C'est une habileté qui ne peut manquer de lui avoir été inspirée : ainsi défère-t-elle aux injonctions du conseil ; et, la séance étant pour quatre heures — ce qu'elle ne peut ignorer — elle aura esquivé de prendre position, soit pour accuser son mari, soit pour se justifier elle-même, pour accéder à la demande de Louis, ou pour y défendre. Si elle produisait une justification, ce ne serait qu'en exposant ses griefs et en acquiesçant à la demande de séparation, ce qui lui ferait tout perdre ; si elle s'opposait à la séparation, que pourrait-elle faire, sinon réintégrer le domicile conjugal et obliger Louis à la recevoir, ce qu'elle prétend éviter à tout prix ? Elle garde donc le bon rôle en s'en remettant à la volonté de l'Empereur, qui d'ailleurs, selon l'article VIII du Statut, reste maitre de la décision. Les intérêts qu'Hortense a à ménager sont si complexes et si contradictoires qu'elle ne saurait adopter une conduite meilleure. Quoi qu'elle en dise, elle se plaît, sinon à être reine de Hollande, du moins à être reine tout court, à en porter le titre et à en recevoir les honneurs ; elle ne veut point, surtout en ce moment, en perdre la dignité et donner aux Bonaparte cette nouvelle victoire. En même temps, elle hait la Hollande et prétend n'y point retourner ; elle a l'horreur du mari qu'on lui a imposé et elle ne consent pas à vivre avec lui ; mais, de ce mari, elle a deux enfants qu'il est eu droit de réclamer et qu'elle entend conserver. Si elle échangerait volontiers l'hôtel de la rue Cerutti qui appartient à ce mari, pour un des palais du faubourg Saint-Honoré qui donnent sur les Champs-Élysées, elle n'a nulle envie d'abandonner Saint-Leu où elle a pris ses habitudes et où elle se plaît. Louis qui est tout à la Hollande peut faire fi de ces attaches ; Hortense qui a su en faire un des agréments de sa vie, sent combien sont forts et résistants ces liens que tresse la communauté d'intérêts et de fortune, et, qui, à défaut de la sympathie, en dépit même des contrariétés de caractères, arrêtent tant de ménages désunis lors d'une définitive rupture. Vu l'abstention d'Hortense, le Conseil de famille n'a à délibérer que sur une seule pièce, la demande de Louis. Jérôme qui prend le premier la parole, a déjà comme on l'a vu, témoigné à son frère qu'il était nettement hostile à une séparation. On peut croire qu'il est encore l'interprète de l'Empereur lorsqu'il dit : Pour donner un avis sur la demande du roi de Hollande, il faudrait connaître ses motifs et il ne les a pas exposés. Le Conseil ne peut donc en ce moment émettre une opinion sur une détermination dont les causes ne sont pas indiquées. Mais, quels que puissent être ces motifs, je ne crois pas qu'ils puissent suffire à justifier l'idée de séparation. L'esprit du Statut de famille me semble être surtout de donner à la femme, dans la possibilité d'une séparation, une garantie contre des actes violents ou offensants de la part de son mari. Dans la circonstance présente, au contraire, c'est l'époux qui réclame la séparation ; l'épouse parait y consentir seulement. L'époux n'a pas d'intérêt individuel à obtenir la séparation. Elle ne ferait qu'assurer une habitation distincte à chacun des époux : ils peuvent l'avoir sans autre formalité que leurs volontés réciproques. La dissolution de la communauté ne peut avoir lieu, puisque, malgré la séparation, les conventions matrimoniales subsistent, selon l'article XXXIV du Statut de famille. La séparation de corps pouvant cesser par la volonté commune des époux, ils peuvent se rapprocher, et des enfants peuvent naître encore. Ainsi, l'époux est sans intérêt personnel, mais l'intérêt commun de la dynastie et de la Famille s'oppose à la réalisation de son projet. Il compromet dans l'opinion le respect que les peuples doivent toujours conserver pour les souverains et que toute division dans les familles altère toujours. Il appelle les regards des sujets sur l'intérieur des palais des princes, sur leurs rapports de famille, et un grand intérêt politique peut seul justifier une pareille détermination. Il n'en existe aucun. Il en existe un contraire. Il faut donc d'abord que Sa Majesté le roi de Hollande fasse connaître les raisons de sa demande pour que le Conseil puisse émettre son avis ; secondement, que des membres du Conseil représentent à Sa Majesté tous les motifs qui doivent la porter à se désister d'un projet qui, sans changer avantageusement pour elle sa situation présente, compromet les intérêts de sa famille et de la dynastie dont il est membre. On croit entendre l'Empereur et, en effet, c'est lui qui parle. Murat s'empresse d'insister sur les inconvénients qui résulteraient de la séparation pour la Famille impériale ; Régnier, qui parle ensuite comme ministère public, conclut à des démarches préalables non seulement à tout avis, mais même à la communication officielle à la reine de la demande du roi, et, de ces démarches, seront chargés les rois de Westphalie et de Naples. Tel est l'avis unanime du Conseil, adopté sous le bon plaisir de Sa Majesté. C'est donc pour Louis l'avortement d'un dessein longuement médité, où il a attaché ses espérances de bonheur futur, et pour lequel il croyait n'avoir à redouter aucune contradiction : Sans doute, peut-il reprendre son instance et énumérer des griefs — mais quels ? Il n'en a point de formels qu'il puisse invoquer et c'est là sans doute la meilleure apologie qu'on puisse — encore à cette date — présenter de la conduite d'Hortense. Louis ne veut et ne peut parler que d'une incompatibilité d'humeur réciproque, mais l'initiative qu'il a prise, en demandant la séparation à fin moment où il était peu généreux de le faire, constitue une injure qui, à elle seule, justifie le domicile particulier de l'épouse. L'Empereur, par une lettre qu'il fait écrire officiellement par Duroc, le 31 décembre, à l'issue du Conseil de famille, autorise la reine de Hollande à rester à Paris : Elle aura pour habitations l'hôtel de la rue Cerutti et le château de Saint-Leu ; elle recevra, par an, un million de pension pour son entretien, et c'est à elle qu'est confiée la garde des jeunes princes. L'échec de Louis est donc complet : À une telle démarche, il a perdu ses propriétés particulières, la garde de ses enfants, une rente d'un million, et cette autorité maritale dont il avait été si jaloux. ***
Au moins, ses affaires hollandaises ont-elles pris meilleure tournure ? Le 17 décembre, en même temps qu'il adressait à l'Empereur sa requête en séparation, il lui a remis cette lettre qui, après l'offre qu'il a faite lui-même à Champagny, les paroles de, Empereur au Corps législatif, le discours du ministre de l'Intérieur, Ce que Napoléon lui a dit le lb, semble incompréhensible et marque du délire : Sire, je supplie Votre Majesté Impériale de daigner oublier toutes les fautes qu'on a commises en Hollande et de recevoir la promesse que, si elle veut faire un autre essai, elle n'aura pas à s'en repentir. Je lui promets de faire exécuter strictement toutes les mesures de douanes que Votre Majesté jugera à propos d'adopter en France, et de faire en sorte que les sujets de griefs que Votre Majesté peut avoir contre ce pays et contre moi ne se renouvellent plus. Je lui demande de vouloir, avant mon retour, lever la défense existante du commerce, lui promettant d'avance toutes les garanties que Votre Majesté Impériale peut désirer, si ma parole ne suffit point. Sire, la situation de la Hollande peut s'expliquer en deux mots : Elle ne peut exister physiquement ni moralement sans un gouvernement à part et sans sa dette, quelque énorme qu'elle soit. Mais, si Votre Majesté Impériale croit nécessaire de réunir à la France File de Walcheren, à cause de Flessingue, je prie Votre Majesté Impériale de me faire connaître ses intentions. Je m'empresserai de donner les ordres et les instructions nécessaires pour l'échange de cette île contre toute autre partie de territoire, soit dans le grand-duché de Berg, soit dans la Westphalie, qu'il plaira à Votre Majesté de déterminer. Je finis, Sire, par assurer Votre Majesté qu'aussitôt mon retour en Hollande, je mettrai tous mes soins et toute l'activité possible afin que Votre Majesté puisse être plus contente et plus satisfaite de la conduite et de l'esprit de la Hollande et de son gouvernement. Votre Majesté acquerrait de plus
grandes sûretés et exciterait la reconnaissance de tous les Hollandais si
elle voulait prendre ce pays plus directement sous sa protection en
l'admettant dans la Confédération du Rhin. Ainsi, lorsqu'il sait que l'Empereur se contentera à grand'peine de la rive gauche de la Meuse, il se croit fort généreux en abandonnant l'île de Walcheren que Napoléon a déjà virtuellement annexée à l'Empire. Il proteste de sa soumission entière et absolue et, pour en donner la preuve, deux jours plus tard, le 19, il vient à Paris, il se met secrètement en relations avec le colonel Gorgoli, aide de camp de l'Empereur de Russie, et il lui confie pour sou maître une lettre où il demande pour la Hollande, la bienveillance, l'amitié et l'appui toute puissant de Sa Majesté Impériale. — Placée à l'entrée d'une mer fermée chaque année par les glaces et en dehors de cette mer, la Hollande, dit-il, est l'entrepôt naturel pour le commerce du Nord et intéresse doublement Votre Majesté, depuis que ses frontières se sont étendues en Pologne ; mais ce n'est pas tout, et la perte de la Hollande entrainerait le bouleversement de toutes les relations commerciales et achèverait l'indépendance de l'Angleterre envers le continent ; je pense même qu'il est du premier intérêt des puissances continentales de conserver la Hollande pour leur utilité et leurs besoins communs. Sans doute, à ce moment encore, la Russie passe pour l'alliée de la France ; mais qu'un frère de l'Empereur, vassal et sujet de l'Empire, aille supplier un souverain étranger de lui accorder son puissant et généreux appui contre l'Empereur même, n'est-ce pas une démarche qui, à l'heure surtout où elle est tentée, permet tous les soupçons et ouvre toutes les hypothèses ? Heureusement pour Louis, l'Empereur n'a pas alors connaissance qu'il ait recherché le Colonel Gorgoli. Comme pour l'affaire de la séparation, c'est le 21 seulement qu'il donne réponse à sa lettre du 17. S'il commence par rappeler le passé, par énumérer ses griefs, par relater les mesures qu'il a dû prendre, ce n'est pas par un vain besoin de récriminer. Dans mon discours au Corps législatif, dit-il, j'ai laissé entrevoir mon mécontentement et je ne vous cacherai pas que mon intention est de réunir la Hollande à la France comme complément de territoire, comme le coup le plus funeste que je puisse porter à l'Angleterre et comme me délivrant des perpétuelles insultes que les meneurs de votre cabinet ne cessent de me faire ; mais pour le moment, il peut se contenter avec la rive gauche du Rhin. — Louis avait offert la rive gauche de la Meuse et par là il perd encore Nimègue — pourvu que Louis, comme il l'a proposé, empêche tout commerce de la Hollande avec l'Angleterre, qu'il ait des finances, une flotte, une armée, qu'il rétablisse la constitution en abolissant sa noblesse, qu'il réforme ses maréchaux, grade qui n'est qu'une caricature et qui est incompatible avec une puissance du second ordre, enfin qu'il fasse saisir les entrepôts de denrées coloniales et tout ce qui est arrivé sur les bâtiments américains qui sont entrés dans ses ports. Mon opinion, ajoute Napoléon, est que Votre Majesté prend des engagements qu'elle ne pourra pas tenir et que la réunion de la Hollande n'est que différée ; mais enfin, comme il n'a pas plus d'intérêt à réunir à la France les pays de la rive droite du Rhin qu'il n'en a à y réunir le grand-duché de Berg et les Villes hanséatiques, il laissera à la Hollande cette rive droite et il lèvera les prohibitions ordonnées à ses douanes, toutefois que les traités existants et qui seront renouvelés seront exécutés. Et, se résumant, il pose en cinq articles ses conditions : 1° Interdiction de tout commerce
et de toute communication avec l'Angleterre. 2° Une flotte de quatorze
vaisseaux de ligne, de sept frégates et de sept bricks ou corvettes armés et
équipés ; 3° Une armée de 25.000 hommes ; 4° Suppression des maréchaux ; 5° Destruction de tous les faux privilèges de la noblesse contraires à la Constitution. Sur ces bases, Louis peut faire négocier avec le duc de
Cadore, par l'entremise de son ministre, la cession de la rive gauche du Rhin
; mais, prononce l'Empereur, Votre Majesté peut être
certaine qu'au premier paquebot, au premier bâtiment qui sera introduit en
Hollande, je rétablirai la défense des douanes ; que, à la première insulte
qui sera faite à mou pavillon, je ferai saisir à main année et pendre au
grand mat l'officier hollandais qui se permettra d'insulter mon aigle. Votre
Majesté trouvera en moi un frère, si je trouve en elle un Français, mais, si
elle oublie les sentiments qui l'attachent à la commune patrie, elle ne
trouvera pas mauvais que j'oublie ceux que la nature a placés entre nous. L'annexion pure et simple n'est-elle pas préférable à une telle vassalité ? Un fantôme d'indépendance vaut-il d'être payé de tels sacrifices ? on peut en discuter, mais Louis n'en doute point. L'Empereur, sans doute, n'a mis en avant de telles exigences qu'avec la conviction que son frère ne s'y soumettra pas, qu'il se résoudra à abdiquer, qu'il le fera à Paris et que, dès lors, l'occupation et l'annexion s'accompliront sans bruit et sans scandale ; mais Louis consent à tout. Eh bien ! dit-il à l'Empereur qu'il est revenu trouver à Trianon le 23, il n'y a plus qu'à négocier ; je donnerai mes instructions à mon ambassadeur et je retournerai avec ceux qui m'ont accompagné et mon fils aîné eu Hollande. C'est là maintenant son objectif unique : sortir du guêpier, et, d'après sa lettre à
l'empereur de Russie, préliminaire sans doute d'autres démarches, soit
tentées, soit rêvées, il est aisé d'en saisir la raison, mais l'Empereur ne
s'y laisse pas prendre. Comment, dit-il à Louis,
vous voudriez retourner en Hollande avant d'avoir
arrangé vos affaires ? Sans doute pour y lever contre moi l'étendard de la révolte
! Cela ne se fera pas. Votre fils, je l'ai mis sous la surveillance de la
police et, par conséquent, tous les moyens que vous pourriez prendre pour
l'emmener avec vous seront inutiles. Quant à vous, j'ai également pris mes
mesures pour que vous ne puissiez pas partir, mais, comme il serait possible
que vous trouvassiez les moyens de les éluder, je vous déclare que, lorsque
votre arrivée d'ici à la première station en Hollande me sera connue, la
réunion sera aussitôt irrévocablement décrétée. Si vous ne voulez que
consulter la nation, que ne faites-vous venir ici trente de vos notables
comme je vous l'ai déjà dit ? — Que ne me
placez-vous vous-même sous la surveillance de votre police, répond
Louis ? Il n'y a encore que cela qui manque.
— Vous le serez comme tout autre quand je
l'ordonnerai, conclut l'Empereur et, de la menace à l'exécution, le
pas sans doute est déjà franchi. Eu tout cas, mieux que par des mesures de
police, Louis est retenu en France par le décret suspendu sur la Hollande. ***C'est sur les bases que l'Empereur a fixées par sa lettre du 21 que Roëll, le ministre des Affaires étrangères de Hollande, ouvre des négociations ; mais, après avoir accepté l'ensemble de ces conditions alors qu'elles lui ont été présentées comme un ultimatum, Louis essaie de revenir sur chacune d'elles, d'obtenir des amendements, de formuler des objections de principes, et de se défendre comme s'il s'agissait d'un traité à discuter entre deux puissances d'égale force. Ainsi. il consent à céder le Brabant et la Zélande, à l'exception du petit pays d'Altena qu'il dit indispensable à la Hollande pour le service des eaux, mais il s'attache désespérément à un dédommagement territorial par quoi, aux yeux de ses sujets, de l'Europe et de lui-même, il couvrira sa défaite : Aussitôt, écrit Roëll à Champagny, que Votre Excellence voudra me faire connaître les dédommagements qu'on pourrait accorder au roi, Sa Majesté s'empressera d'accéder à la volonté de l'Empereur son frère. Sur le point principal, il remet donc tout en question et, de fait, il revient sur l'acquiescement qu'il a donné. De même fait-il sur tous les autres : l'Empereur a demandé quatorze vaisseaux, sept frégates et sept bricks : Louis propose cent chaloupes canonnières ou six vaisseaux du premier rang ; l'Empereur a demandé une armée de vingt-cinq mille hommes ; Louis propose qu'une division française de huit mille hommes, toujours présents et tenus au complet, soit employée à garder les côtes insalubres ; l'Empereur a demandé la suppression des maréchaux ; Louis proposé qu'au moins le titre soit conservé leur vie durant à ceux qui en sont revêtus. Sur chaque article, il élève une discussion qui ne saurait avoir une utilité et qui, en compliquant la négociation, en exigeant des écritures et en occasionnant des retards, mécontente l'Empereur. Il ne pourrait avoir une chance de l'adoucir qu'en lui cédant sur-le-champ, sans discuter, avec l'apparence de la bonne grâce et l'extérieur de la bonne foi, en le prenant au mot en quelque sorte, car, à chaque instant, Napoléon peut revenir sur ce qu'il appelle ses concessions — et qui l'est en effet, étant donné son état d'esprit. Chaque jour amène un incident qui provoque ses colères ; chaque jour, il donne la preuve qu'il se repent de n'avoir pas suivi sa première idée et prononcé l'annexion pure et simple. Et, non content de discuter chaque article, Louis prend des mesures de défense : il écrit à ses ministres que, en vue de l'entrée possible, sur le territoire hollandais, des troupes françaises, ils doivent désigner des officiers supérieurs de la plus grande confiance et intelligence pour stationner dans les endroits les plus proches des frontières et arrêter les Français par tous les moyens de persuasion jusqu'au retour du courrier qui lui sera expédié ; on ne résistera pas de vive force, mais on remettra des protestations en forme ; les administrations resteront, mais elles ne fourniront rien qu'à la dernière extrémité ; la garde et le cinquième régiment d'infanterie, avec les autres troupes sûres, seront dirigés sur Amsterdam et y seront cantonnés ; dès que les Français auront pénétré, on prendra toutes les mesures pour la sûreté de la Banque, même, s'il le faut, en réalisant l'argent, son intention étant, dans ce cas que, s'il est impossible de la dissoudre, elle soit mise au moins hors de toute atteinte, c'est-à-dire qu'elle soit évacuée en Angleterre. Telles sont ses intentions et, néanmoins, le 1er janvier 1810, il est, à dix heures précises, en grand costume complet, dans la Salle du trône, aux Tuileries ; il présente à l'Empereur ses hommages et ses vœux et il assiste à toutes les cérémonies. Napoléon lui avant parlé avec bienveillance, il croit de nouveau avoir tout gagné et, le 4, il le prie d'ajourner la cession du Brabant, contre lequel on ne veut lui donner aucun dédommagement convenable. Or, sans cela rien ne peut subsister. Il demande la permission de partir ; il reviendra pour l'époque du mariage ; jusque-là il supplie l'Empereur de suspendre ses projets : Si j'ai, dit-il, le bonheur de contenter Votre Majesté dans cet intervalle, Votre Majesté accordera l'existence et une protection raisonnable à la Hollande : sinon, elle sera la maitresse, alors comme aujourd'hui, d'en ordonner. Je suis sûr de réussir dans cet intervalle, si Votre Majesté veut m'accorder un autre ambassadeur. Il revient à offrir, avec l'île de Walcheren, dont, par ordre de l'Empereur, le général Gilly a proclamé. le 27 décembre, la réunion à l'Empire, l'île du Sud-Beverland, mais il implore de la générosité de son frère quelque dédommagement, par exemple une petite portion du territoire de Clèves et de Berg... et il conclut : Puisse Votre Majesté, en faveur d'un frère qui l'aimerait bien peu et lui serait bien peu dévoué s'il ne l'était pas plus que Votre Majesté ne le pense, éloigner la débâcle que la réunion de la Hollande occasionnerait et terminer la position pénible dans laquelle je suis. Ainsi, il ne tient plus compte, ni de ce qu'il a offert le 6 décembre, ni de ce que l'Empereur a imposé le 21, ni de ce qu'il a lui-même accepté le 23 : toutes ces paroles, tous ces écrits sont non avenus ; cela n'est pas, ne peut pas être et s'est effacé de sa mémoire comme un mauvais rêve. L'Empereur ne peut manquer d'être touché, de revenir, de lui laisser son trône et d'autoriser son départ. Pourquoi ? Parce que cela lui convient ainsi et, dans son cerveau malade, cette lubie prend les apparences de la réalité. Pure illusion : l'Empereur ne cède rien, au contraire. II a mis en pleine exécution, sans rien imprimer et sans éclat, les ordres qu'il a donnés pour la réunion de Walcheren, à Gaudin, à Clarke, et à Lauriston ; il envoie Oudinot à Anvers pour prendre le commandement d'une Armée du Nord, qui va occuper le Brabant et la Zélande, et en prendre possession sans traité, puisque Louis refuse d'en signer la cession. A son frère, il répond simplement : Je n'agrée rien de ce que Votre Majesté me propose ; je m'en réfère à la lettre que je lui ai écrite (6 janvier). ***Cette éventualité, désormais imminente, de l'entrée en action de l'Armée du Nord devrait déterminer Louis à signer sans retard ; mais il n'y pense point : ce à quoi il pense, c'est à organiser une résistance passive, au sujet de laquelle il multiplie à ses ministres les recommandations et les dissertations : qu'on ferme les portes, qu'on lève les ponts, qu'on fasse rentrer les garnisons jusqu'au retour du courrier qui lui sera expédié. Aucune partie, aucune ville, aucun individu, dit-il, ne peut cesser d'être Hollandais ni être dégagé de ses obligations envers moi ; quelque part que je sois, je suis toujours roi de Hollande ; je ne puis cesser de l'être que par une abdication ou par une cession entière du pays, ce qui ne sera pas ; même mort, il y a un roi de Hollande, puisqu'il y a un prince royal, et, jusqu'à ce que les Anglais, qui sont en ce moment le seul pays ennemi, se soient emparés du pays et que, par un traité de paix, toutes les autres puissances du continent aient reconnu la dislocation de la Hollande, elle ne peut cesser d'exister, fût-elle occupée par cent mille hommes. Et il défend qu'aucun fonctionnaire quitte son poste, qu'aucun Hollandais accepte aucune mission des envahisseurs. Nul, écrit-il en le soulignant trois fois, ne peut vous dégager de votre serment à votre pays et à moi, que moi. Il voit l'Empereur le 8, après le lever. Napoléon voudrait que son frère se rendit, que les choses au moins se passassent en douceur, sans verser de sang, ce qui ferait scandale, comme une opération de police, non comme une opération de guerre. Il revient sur l'idée qu'il a suggérée le 21 décembre, de convoquer à Paris une trentaine de notables, mais Louis se souvient de Bayonne et des Cortès d'Espagne. Bon, si c'est en Hollande et le Corps législatif hollandais. Cela, il le propose à l'Empereur : A la fin de la semaine, écrit-il, j'aurai la réponse et, dès à présent, je donnerai les instructions à mon ambassadeur pour commencer les négociations avec M. le duc de Cadore dans la ferme persuasion que Votre Majesté, trouvant bientôt du changement et étant plus contente du royaume et de moi, elle accordera alors des dédommagements d'un autre côté. S'il se rend ainsi facile et si, le 8, il accepte de nouveau ce qu'il refusait le c'est d'abord que, en face, il ne sait pas résister à l'Empereur ; c'est surtout que, dans cette même audience, il a cru saisir une échappatoire, tout le moins un moyen d'atermoyer, de prendre un peu d'air et de se procurer des appuis. L'Empereur, en conversant, a émis une idée dont tout de suite Louis s'est emparé. Il n'a d'intérêt, a-t-il dit, à l'annexion de la Hollande qu'a cause de la lutte contre les Anglais ; si la paix maritime était conclue, il laisserait la Hollande indépendante. Aussitôt rentré, Louis écrit à ses ministres : Il ne nous reste qu'un espoir, c'est que la paix maritime se négocie ; cela seul peut détourner le péril imminent... Il est possible que leur intérêt porte les Anglais à éviter un coup qui peut leur être aussi funeste... Ses ministres devront donc écrire an gouvernement anglais et il leur laisse le soin de développer cette idée avec toute l'énergie qui sera nécessaire. Faites la démarche de vous-mêmes, ajoute-t-il, sans que j'y sois nullement mentionné ; mais il n'y a pas de temps à perdre. On enverra donc en Angleterre quelqu'un du commerce, sûr et discret, qui viendra retrouver le roi à Paris avec la réponse. Tout cela doit être fait très vite ; Louis voudrait que ce fût sur l'heure, tant il s'accroche à l'idée qu'ainsi il empêchera l'occupation imminente. L'Empereur est moins pressé ; s'il admet que son frère mette
à exécution une idée qui vient de lui et qu'il ne saurait renier, il veut que
ce soit dans les formes, car de tels documents restent, on les imprime et il
ne faut pas qu'ils prêtent à des interprétations. Louis a préparé la lettre
que ses ministres doivent écrire au marquis de Wellesley ; les termes n'en conviennent
pas. Cette lettre ne contient pas les motifs de la réunion
et les inconvénients qu'elle aura pour l'Angleterre (12 janvier). Louis répond qu'il ne demande
pas mieux que d'y mettre quelque chose de plus fort
; même, si le duc de Cador veut la faire lui-même et
la lui faire parvenir, ce sera le mieux ; mais, pour donner à la négociation
toute l'activité possible, il faut, écrit-il à Champagny, qu'il retourne lui
même en Hollande pour assembler le Corps législatif
et le Conseil d'État, tous les ministres, en lui disant tout ce qui sera dans
la lettre et qu'il ne sent que trop bien depuis six semaines : Il est indispensable
qu'il retourne le plus promptement possible, sans cela le désordre va devenir
extrême. Il a cru voir s'ouvrir la porte et elle reste close. Quatre jours passent sans qu'il ait réponse de Champagny : le 16, il n'y tient plus et il s'adresse à l'Empereur : il a, dit-il, les meilleures nouvelles d'Angleterre ; jamais, depuis longtemps, il ne s'est trouvé un moment, plus favorable pour la paix maritime ; le marquis de Wellesley, pourvu que l'on fût raisonnable de l'autre côté, l'on s'entendrait sûrement. Il a donc rédigé un nouveau projet de lettre où l'Empereur fera tous les changements qu'il voudra ; mais tout ce début n'est qu'un exorde : Sire, dit-il ensuite, je supplie Votre Majesté de me permettre en attendant de retourner en Hollande. Les embarras y sont au comble. Je mettrai tous mes soins à mieux satisfaire Votre Majesté peut-être serai-je plus heureux. On ne se fait point d'idée en Hollande de la véritable situation du pays. Mon retour sans avoir rien terminé peut sent produire l'effet que Votre Majesté désire en faveur de la paix maritime. Votre Majesté est trop juste pour nie refuser d'exercer nies fonctions jusqu'à la fin et, si je dois descendre du trône, de le faire avec la forme et de la manière qui convient à votre nom et au titre de roi. Je prie Votre Majesté de prendre en considération ma demande, et, après en avoir reconnu la justice, de déterminer elle-même le jour de mon départ et de me permettre de lui dire qu'ayant dû être de retour le 15 décembre, il y a plus d'un mois que tout est en stagnation. Le lendemain 17, par son ministre des Relations
extérieures, l'Empereur fait connaître au roi qu'il
n'approuve point le projet de dépêche au ministre des Affaires étrangères
d'Angleterre et qu'il n'approuve pas non plus qu'il retourne en Hollande.
Cela, dit-il, serait contraire aux
circonstances actuelles. Il communique d'ailleurs, en projets, les
pièces, rédigées dans son cabinet qui devront servir à la négociation avec
l'Angleterre, c'est-à-dire la note à remettre par Champagny au ministre des
Affaires étrangères de Hollande, le procès-verbal de la délibération à prendre
par le conseil des ministres de Hollande, la lettre du président de ce
conseil au président du conseil d'Angleterre. De quel intérêt ces pièces peuvent-elles être à présent pour Louis qui, dans cette ouverture, a vu un moyen de salut pour l'intégralité de ses Etats et surtout son retour infaillible dans sa capitale ? Les circonstances actuelles dont parle l'Empereur, c'est l'entrée de Oudinot sur le territoire hollandais et, à défaut du traité de cession que Louis s'est obstiné à ne point signer, la prise de possession effective. Le 14, d'Anvers, Oudinot a averti le gouverneur de Berg-op-Zoom que Sa Majesté l'Empereur et Roi, son souverain, lui ordonnait de prendre possession de la ville de Berg-op-Zoom en son nom. Pareille sommation au gouverneur de Breda. Conformément aux ordres de Louis, les gouverneurs ont rentré leur garnison, levé leurs ponts, fermé leurs portes et ont expédié un courrier à leur souverain. Le 17 au soir, l'Empereur qui croit que les ordres donnés
à Oudinot sont exécutés, voit Louis et lui dit légèrement que cette occupation n'est autre chose qu'une occupation
militaire et une suite d'ordres déjà antérieurement donnés, mais restés
jusqu'ici sans exécution. Le 18, par un courrier d'Oudinot, il apprend l'échec de la combinaison qui rappelle à tant d'égards celle qu'il a employée jadis à l'égard de l'Espagne : la résistance passive qu'opposent les gouverneurs Hollandais déconcerte ses mesures. Sans savoir encore si elle ne se transformera pas en résistance active — ce qui serait un terrible scandale — il veut à tout prix la faire cesser et, la prenant comme un affront qui est fait à ses troupes, il pense, par des menaces, obliger Louis à la lever. Vous vous rendrez chez le roi, écrit-il à Clarke, pour lui faire connaître due, s'il n'y remédie pas, je ferai marcher mes troupes sur Amsterdam et que je déclarerai la réunion de la Hollande à la France. Vous lui direz que mes troupes venaient occuper militairement ces places et que je suis le maitre de les faire entrer dans Berg-op-Zoom et Breda qui ont toujours été dans les mains de mes armées ; que c'est à lui à prescrire des mesures, sans quoi il sera responsable du sang qui coulera. Louis, sans attendre la visite de Clarke, a su par ailleurs la colère de l'Empereur et les ordres qu'il a donnés. Il essaie de se justifier. Par le courrier que les gouverneurs de Berg-op-Zoom et de Breda lui ont adressé, il a eu copie des sommations d'Oudinot. Elles portent prise de possession et non pas occupation militaire. Il le fait valoir et, s'il donne ordre aux gouverneurs de recevoir et d'accueillir les troupes envoyées d'Anvers, au moins demande-t-il qu'on ne prenne point possession d'une manière illégale. Il prétend faire constater, en même temps d'une manière officielle, s'il est libre ou non. Ne pouvant dans ces circonstances, écrit-il à l'Empereur, demeurer plus longtemps absent de mon royaume, je prie Votre Majesté de trouver bon que je m'y rende le plus tût possible. Le même jour, il fait passer par son ministre des Affaires étrangères au ministre des Relations extérieures de l'Empire une note en forme sur la nécessité de son retour con Hollande. Après qu'il a écrit et envoyé cette lettre et cette note, il reçoit de Clarke une communication qui, sans doute, a été rédigée par l'Empereur, mais dont le ton comminatoire, étant donné qu'elle est signée du ministre de la Guerre de l'Empire, est d'une inconvenance qui choque : Sa Majesté l'Empereur et Roi a vu avec déplaisir que les commandants de Berg-op-Zoom et Breda se fussent permis d'en refuser l'entrée à ses troupes de l'Armée du Nord. En agissant ainsi, ils ont manqué à l'obéissance qu'ils doivent à un maréchal de l'Empire, commandant les forces françaises et hollandaises entre l'Escaut et la Meuse. L'Empereur a appris cette conduite avec d'autant plus de peine que cet événement avait été prévu et que le gouverneur hollandais, en défendant de laisser entrer les troupes dans Berg-op-Zoom et dans Breda, a prescrit, par cela même, de faire un affront gratuit et sans motifs aux armes de l'Empereur. L'Empereur a ordonné que les pays entre l'Escaut et la Meuse fussent occupés militairement par le maréchal duc de Reggio et de faire passer par les armes quiconque y apporterait la moindre opposition. Ces mesures étant la conséquence nécessaire des ordres donnés à ce maréchal, je n'avais pas à en prévenir Votre Majesté. Ce qui s'est passé à Berg-op-Zoom et à Breda m'impose le devoir de l'avertir que, s'il est un moyen de faire sortir la Hollande de sa situation fâcheuse, ce ne peut être qu'en fléchissant l'Empereur et non en entreprenant vainement de lui résister. Si quelqu'un conseille à Votre Majesté de jeter à la France le gant du défi, il est à la fois son ennemi personnel et celui de la Hollande, puisque la moindre apparence d'une nouvelle résistance ne peut manquer de lui devenir funeste... Aucun des pays du Grand-Empire ou de la Grande Confédération ne peut pas sans crime refuser l'entrée de son territoire aux troupes de l'Empereur... L'occasion semblerait bonne pour s'indigner, rompre la négociation et protester, pièces en main, contre un tel acte d'accusation, mais il faut compter avec le caractère de Louis. Il plaide les circonstances atténuantes et il essaie de se justifier. Monsieur le duc de Feltre,
écrit-il, j'ai expédie l'ordre de recevoir à Breda
et à Berg-op-Zoom les troupes qu'on y envoie d'Anvers. Ce n'est pas ma faute
si je n'ai été instruit de l'intention de l'Empereur que par la demande de
prendre possession de ces deux places. Sans m'arrêter à la manière dont vous êtes
chargé de me prévenir de l'intention de l'Empereur que ses troupes occupent
le pays entre l'Escaut et la Meuse, je vais donner l'ordre qu'on les y
reçoive, mais vous êtes trop juste pour ne pas observer qu'un subordonné ne
doit obéir qu'à son chef immédiat et que, même parmi les troupes sous ses
ordres, un maréchal ne peut donner d'ordres à ses subordonnés que par le
canal de leurs chefs. Mes places fortes et villes sont incontestablement sous
mes ordres, et je ne crois pas être sous ceux d'un maréchal. Cela dit, il revient à son projet de départ qui occupe toute sa pensée : Je pars, écrit-il, avec de justes chagrins, mais fermement décidé à faire tout ce qui sera dans mon pouvoir pour concilier mes devoirs envers mon peuple avec mes sentiments envers l'Empereur et à le contenter, s'il m'est possible. J'ai lu avec la plus grande
surprise le mot de gant de défi... ajoute-t-il. Cette raillerie est bien cruelle. Peut-être mon frère me
rendra-t-il justice un jour et regrettera-t-il de ne pas avoir empêché tout
ce que souffre un frère qui serait méprisable à ses yeux s'il pouvait oublier
ses premiers devoirs. En adressant à l'Empereur cette lettre qu'il vient de recevoir, Clarke lui apprend que l'annonce du départ du roi n'est pas une vaine menace : il l'a fixé au lendemain et les ordres sont donnés à l'écuyer. Le soir, il y a cercle aux Tuileries : Louis s'y rend et l'Empereur, dans une colère qu'il éprouve peut-être — car il se sent dans son tort — l'accueille par ces mots : Le maréchal Oudinot est un imbécile ; il aurait dû prendre les villes d'assaut et pendre les commandants, mais je les pendrai moi-même à présent. — S'il s'agit de pendre quelqu'un, c'est moi, répond Louis ; c'est par mes ordres qu'ils ont agi. — Et pourquoi leur avez-vous donné l'ordre de ne pas ouvrir les portes sans un ordre de votre part ? — Parce que c'était à moi qu'il fallait s'adresser si l'on voulait mettre des troupes dans la ville et non pas à nies sous-ordres ; d'ailleurs, je veux éviter de paraître de moitié avec vous. — Vous avez donc agi tout à fait contre votre intention, dit l'Empereur, car, si les troupes y étaient entrées sans que vous en eussiez été informé, personne n'aurait cru que c'était de votre aveu, tandis qu'à présent que vous donnez vous-même l'ordre de les admettre, tout le monde en Hollande s'en prendra à vous. — Point du tout, réplique Louis, car, en laissant entrer vos troupes franchement, sans discussion, c'eut été une reconnaissance tacite de la prise de possession en votre nom ; tandis qu'à présent, il est sûr qu'elles n'ont été admises que comme garnison et pour faire occupation militaire. — Vous auriez donc peut-être mieux aimé ne pas les recevoir, dit l'Empereur. Certainement. — Et pourquoi ? — Pour ne pas exposer mes sujets à ce que vous les fassiez tirer de leurs maisons, comme vous l'avez fait il y a deux ans avec deux habitants de Breda, qui, tout innocents qu'ils fussent, ont été enfermés des mois entiers dans les prisons de la France. L'Empereur, ne trouvant pas de répartie, conclut brutalement : Je vous ai déjà répété plusieurs fois que mon intention est que vous abdiquiez. Je vous le répète encore. Redevenez prince français et vous aurez une vie agréable, sans soucis. — Vous pouvez me faire descendre du trône, répond Louis, je n'ai pas les moyens de m'y opposer, mais, n'étant plus roi de Hollande, jamais vous ne saliriez me contraindre à rester prince français. C'est là l'ultimatum qu'il pose et jusqu'ici, si bizarre que semble sa conduite, ne semble-t-il pas que, sur un point au moins, il a gardé l'avantage ? N'a-t-il pas virtuellement obligé l'Empereur à désavouer Oudinot, à renoncer à la prise de possession pure et simple, à arguer uniquement de son droit de chef militaire de la Confédération ? Mais il ne garde pas longtemps ce succès et, d'abord, à son départ auquel il tient tant, l'Empereur met un veto décisif : Faites connaître au roi, écrit-il le 19 à Champagny, qu'il ne peut pas s'en aller, que cela contrarierait la marche des affaires, qu'on croirait la crise passée, que, s'il s'en allait, je réunirais le pays. Louis ne se le tient pas pour dit et veut avoir la certitude qu'il est prisonnier. Il tente quelques courses à Neuilly et à Saint-Leu et, à chaque fois, il constate qu'il est suivi à distance par des gendarmes d'élite, que, à Paris même, des gendarmes observent l'hôtel de Brienne et surveillent ses démarches. fin autre voudrait faire publiquement constater que, par ordre de l'Empereur, des gendarmes ont mis la main sur un prince français, connétable de l'Empire, et il le crierait à l'Europe. Lui, flans l'état de santé où il est, dans l'incertitude où s'agite son esprit, n'ose on ne petit prendre un parti : ni tenter à tout risque une évasion, ni provoquer une arrestation. Espérant on ne sait quoi, il reste et il attend. ***Pour expliquer la conduite de l'Empereur, l'hypothèse pourrait se présenter qu'il cherche surtout, dans ses rigueurs à l'égard de Louis, un moyen d'intimider l'Angleterre et d'accréditer l'opinion que, si elle ne cède point, la réunion est inévitable. Oit le voit eu effet, dans ce même temps, s'appliquer aux notes qui doivent être censées venir de Hollande, les retoucher plusieurs fois, les envoyer à son ministre pour qu'il y travaille, répéter qu'elles doivent être faites de concert avec le roi et paraître y attacher une importance de premier ordre. Est-ce donc pie cette négociation soit sérieuse et que Napoléon s'abuse de l'espoir de réussir ? Est-ce donc que, souhaitant réellement la paix avec l'Angleterre, il ne prodigue ses menaces coutre la hollande et ne leur donne un commencement d'exécution qu'en vue de déterminer les ministres anglais à des pourparlers sérieux ? On a pu le penser et en faire même un thème d'histoire. Faut-il voir au contraire dans les démarches auxquelles la Hollande est autorisée une tentative dont l'Empereur sait d'avance que l'échec est certain, un prétexte qu'il se donne pour justifier l'annexion, un leurre qu'il offre à Louis pour le déterminer à abdiquer ? Nulle conclusion à tirer du soin qu'il porte à rédiger les pièces de la négociation. Ne voudra-t-il pas quelque jour les rendre publiques ? Nul indice à saisir plus tard dans les intrigues de Fouché et d'Ouvrard, dans la mission que confiera à celui-ci le ministre de la Police. Est-il rien là plus pie dans la mission Labouchère, des formes que, général, consul, empereur, Napoléon emploie lorsque, effectivement et sincèrement, il veut traiter ? Pendant qu'il donne cours à l'apparente négociation, il multiplie à l'égard de la Hollande, les mesures d'hostilité et il se met, virtuellement en possession des territoires qu'il s'est attribués. Si toutes ces mesures étaient patentes, on pourrait alléguer qu'elles ont pour objet de concourir à l'effet d'intimidation qu'il se propose, par ses notes, d'exercer sur les Anglais ; mais les plus graves sont tenues soigneusement secrètes et, durant que les comparses s'agitent, qu'on rédige des dépêches, qu'on les corrige, qu'on les remet au net, les troupes marchent et l'occupation s'effectue. De là deux séries d'actes, d'ordre étrangement divers, qui s'enchevêtrent, se contredisent, s'annulent en apparence, qui peut-être concourent au même but par des voies inattendues, et dont il faut rendre compte avec précision si l'on prétend essayer d'éclaircir ce qui se passe dans son esprit à l'égard de Louis. Le 20 janvier, — et c'est le lendemain du jour où, en même temps, il a défendu à son frère de partir et où il a donné des ordres pour la rédaction des notes à présenter aux Anglais — le 20 donc, il rend un décret par lequel, voulant pourvoir à la sûreté des frontières du nord de l'Empire et mettre à l'abri de tout événement les chantiers et arsenal d'Anvers, il ordonne la formation d'une Armée du Brabant. — Tous les pays entre la Meuse, l'Escaut et l'Océan, formeront le territoire de cette armée ; toutes les troupes françaises et alliées de terre et de mer qui se trouvent dans cet arrondissement feront partie de l'Armée du Brabant. C'est un mode inédit d'incorporation, le plus bref et le plus brutal, hors de toutes les formes coutumières du droit des gens, et ce décret, qui porte la date du 20, a été mis en exécution le 14 ; c'est le plus étonnant abus de la force, dès qu'on admet, comme Louis, que la Hollande a été constituée en royaume indépendant par une suite de traités solennels, qu'elle a été reconnue comme tel par toutes les puissances d'Europe, qu'elle n'est ni une dépendance, ni une province de l'Empire. Encore prendrait-on plus de formes dans un ancien département français et faudrait-il un prétexte pour y déclarer — comme fait le décret — toutes les places en état de siège, afin d'y proclamer la loi martiale. Si c'est là encore une mesure d'intimidation à l'égard de l'Angleterre, l'Empereur ne doit-il pas trouver naturel, même désirer, que les Hollandais en témoignent leur mécontentement. Pourquoi s'indigne-t-il qu'ils ne fassent pas belle mine à si mauvais jeu, qu'ils manquent d'égards, de sourires, de gentillesses pour l'homme qui, après avoir conçu et exposé le premier le projet d'incorporer à l'Empire la Zélande et le Brabant[2], semble s'être donné pour tache d'aigrir l'Empereur contre son frère, d'exaspérer le roi et ses ministres contre la France et d'amener la disparition du royaume et l'abolition de la nationalité hollandaise ? Pour montrer aux Anglais comme les Hollandais seraient mécontents d'être annexés, Napoléon ne devrait-il pas faire valoir le mécontentement qu'ils témoignent des rapports et des menées de son ambassadeur La Rochefoucauld ? Or, le 21, il écrit à Champagny : Passez une note au ministère de Hollande pour se plaindre de Vidame conduite qu'on tient envers le sieur La Rochefoucauld, qu'il parait qu'on persiste à recevoir des bâtiments américains en Hollande, qu'il est cependant évident que les Américains qui viennent en Hollande sont des Anglais, puisque les vrais Américains sont sous l'embargo. Cela n'est pas fait pour être montré et porte en soi sa signification ; c'est un nouveau grief qu'il crée pour légitimer les agressions futures. Le 24 janvier, après seize jours de méditations, de retouches, de renvoi de l'un à l'autre, la pièce essentielle de la négociation anglaise est enfin mise au point : c'est la note qui, remise par Champagny à Roëll doit motiver la délibération des ministres de Hollande et leur lettre au conseil des ministres d'Angleterre, Étrange délai dans une telle affaire et combien peu dans les habitudes de Napoléon ! Après avoir exposé les déterminations auxquelles la situation de l'Europe oblige l'Empereur, le ministre ajoute : Si ces déterminations sont de nature à contrarier le vœu des Hollandais, l'Empereur en est fâché sans doute, mais l'impitoyable destinée qui préside aux destinées du monde et qui veut que les hommes soient entraînés par les événements, oblige Sa Majesté de suivre d'un pas ferme les mesures dont la nécessité lui est démontrée, sans se laisser détourner par des considérations secondaires. C'est pourquoi, continue la note, Sa Majesté Impériale se propose : 1° de rappeler auprès d'elle le prince de son sang qu'elle a placé sur le trône de Hollande ; 2° de faire occuper tous les débouchés de la Hollande et tous ses ports par les troupes françaises ainsi qu'ils l'ont été depuis la conquête faite par la France en 1794, jusqu'au moment où Sa Majesté Impériale espéra tout concilier en élevant le trône de Hollande ; 3° d'employer tous les moyens sans se laisser arrêter par aucune considération pour faire rentrer la Hollande dans le système du continent et pour arracher définitivement ses ports et côtes à l'administration qui a rendu les ports de la Hollande les principaux entrepôts et la plupart des négociants Hollandais les fauteurs et les agents du commerce de l'Angleterre. Si c'est là une apparence, une comédie à l'usage de l'Angleterre, il faut avouer que l'Empereur a excellé à y donner l'air de la vérité ; il ne manque, après ces considérants, que le décret de réunion, mais il semble que Louis, dans le secret de sa pensée, ne réalise point que telle est la résolution arrêtée par l'Empereur et qu'il exécutera tôt ou tard. Peut-être se berce-t-il encore de l'illusion que les menaces de son frère, passant par-dessus sa tête, s'adressent surtout aux Anglais. Au moins vit-il dans la confiance que le statu quo sera maintenu jusqu'à ce qu'on ait une réponse d'Angleterre. C'est pourquoi, en transmettant le 25, la note de Champagny, à ses ministres, il leur écrit : Le sort de la Hollande dépend du ministère anglais. Il leur ordonne d'envoyer quelqu'un en Angleterre pour indiquer où en sont les choses : L'Empereur, dit-il, ne demande pas la démarche, mais il ne s'y oppose pas ; et il ajoute : La perte de la Hollande est certaine sans une prompte paix ou tout au moins sans un changement prompt dans le système de l'Angleterre. Le 27, il y insiste de nouveau, disant qu'il faut éviter tout prétexte que les Français se croient autorisés à traiter la Hollande en pays ennemi, que cette recommandation doit s'entendre même pour Amsterdam, que pourtant. il faut empêcher tous les militaires étrangers de se mêler à l'administration civile, qu'aucun employé ne doit quitter son poste, qu'aucun Hollandais ne doit, quelque chose qui arrive, se considérer comme séparé de la Hollande et prêter serment. Accroché désespérément à l'épave qu'il a arrachée à son frère, il semble croire qu'il peut encore tout sauver, même le Brabant et la Zélande, pourvu que, jusqu'à la conclusion de cette paix qu'il rêve entre l'Empire et l'Angleterre, il n'ait fait aucun abandon authentique et que nul de ses sujets n'ait donné prétexte à transformer l'occupation militaire, à laquelle, devant sa résistance passive, l'Empereur a dû se restreindre, en une prise de possession civile. Mais l'Empereur sent bien où tend son frère, et, ce même jour 27, il donne ordre au duc de Reggio de lancer une proclamation où il annoncera qu'il prend possession militaire des pays situés entre la Meuse et l'Escaut, que les troupes hollandaises passent sous ses ordres et que les places sont en état de siège, ce qui fait cesser les autorités civiles : cela n'est qu'un préliminaire. Vous ferez connaître au maréchal Oudinot, écrit-il à Clarke, que mon intention est, eu réalité, de faire prendre possession militaire et, après, possession civile ; mais que l'on ne doit pas prendre possession civile avant mon ordre ; que j'ai irrévocablement arrêté dans ma pensée la réunion du pays entre la Meuse et l'Escaut, mais que, jusqu'à cette heure, il doit se borner à en prendre possession militaire entière et absolue. Il faut pourtant un prétexte pour motiver cette prise de possession militaire et pour justifier, dans l'avenir, la prise de possession civile. Il convient aussi qu'à la fin, l'Empereur se décide à notifier à Louis le sort qu'il lui fait. Donc, le soir de ce même jour, le 27, avant minuit, Champagny enverra chercher le ministre des Affaires étrangères de Hollande ; il lui dira que les troupes impériales sont entrées à Breda et à Berg-op-Zoom, mais que les autorités se sont mal comportées, ce qui a obligé l'Empereur à prendre des mesures de rigueur ; il lui dira que les troupes hollandaises font des mouvements vers la Hollande, qu'on a l'air de prendre une position hostile, que l'Empereur vient de donner des ordres pour faire venir à marches forcées, de Düsseldorf et de Hambourg, les troupes qu'il y a. Reste à connaître quelle est la pensée du roi. Le roi sera responsable du sang répandu et ce malheur ne tardera pas à arriver. Après avoir reçu les dépêches du duc de Reggio, l'Empereur a donné l'ordre à son ministre de la Guerre de les communiquer au roi ; il a créé une Armée du Brabant et il a mis les troupes hollandaises sous les ordres de ce maréchal. Si le roi veut éviter des malheurs et l'effusion du sang, il doit, sur-le-champ, envoyer l'ordre à ses troupes de quitter la position hostile qu'elles prennent ; le premier militaire ou bourgeois des pays situés entre la Meuse et l'Escaut qui opposera la force à la force sera passé par les armes et le roi sera responsable des malheurs qui en résulteront pour la Hollande. Tel est le thème que, le 28, Clarke développe dans une lettre qu'il adresse à Louis. Ainsi, c'est le 28 que, pour la première fois, on lui fait part du décret du 20 janvier qui prononce la formation d'une Armée du Brabant ; mais comme, le 11, le chef de cette armée a sommé Breda et Berg-op-Zoom, on allègue un décret antérieur, qu'on date du 9, par lequel deux départements du royaume sont compris dans l'arrondissement de l'Armée du Brabant — laquelle n'a eu d'existence officielle que le 20 — et toutes les places sont mises en état de siège. Louis n'y comprend rien — et cela se conçoit, Il voit pourtant que, en le dépouillant, on veut rejeter sur lui les responsabilités. Il n'a été prévenu de rien, dit-il. Il a donné l'ordre que les troupes impériales fussent reçues en garnison ; à présent, on prend possession et l'Empereur l'a assuré directement qu'il n'avait pas cette intention. Il ne veut, il ne peut consentir à la prise de possession qu'après un traité négocié. Ces communications qui lui arrivent d'une façon si insolite finissent même par lasser sa patience : Il demande comment il se fait que Clarke corresponde directement avec lui. Qu'a à faire, s'écrie-t-il, le roi de Hollande, avec le ministre de la Guerre de l'Empereur. Mais cette colère est brève ; tout de suite il retombe dans les digressions et les suppositions ; il pose des questions, il explique pourquoi il voudrait partir, il termine presque par des effusions. A l'Empereur, il écrit longuement, essayant encore une
fois des supplications fraternelles. On dit que je
veux m'opposer aux volontés de Votre Majesté ; on me rend responsable de tous
les événements et malheurs qui peuvent arriver en Hollande ; on m'empêche en
même temps de m'y rendre ; j'ignore tout ce qui se passe sur les frontières
du royaume ; dans cette cruelle situation, j'implore la bonté de Votre
Majesté ; n'y a-t-il pas aucun moyen de la fléchir ? Il dit son
humiliation, sa douleur, son amertume, si son frère l'oblige à descendre du
trône sur lequel il l'a placé lui-même. Il est roi depuis quatre années ; il
a près de lui des ministres accrédités par tous les souverains ; il ne peut
donc sortir de cette situation que par un acte solennel, en présence de la
nation. Par suite, son retour en Hollande est indispensable ; en Hollande
seulement, il pourra prendre des arrangements ; en Hollande seulement, il
pourra délier les Hollandais du serment qu'ils lui ont prêté : autrement,
quoi qu'il arrive, il reste le roi de Hollande et, après lui, le prince royal
est le roi. Cette opposition entre le devoir et la
force serait, dit-il, une source continuelle
d'affreux malheurs. Le calme avec lequel il raisonne sur sa chute si
peu méritée doit prouver à l'Empereur qu'il n'est ni ambitieux, ni hypocrite,
mais il serait bien méprisable s'il ignorait totalement ses devoirs ; si,
avec une santé qui ne lui permet pas d'espérer de longs jours, il pouvait
sortir du rang où il est sans les plus vifs chagrins, la plus profonde
affliction et la résolution inébranlable de vivre, si cela doit arriver,
comme simple particulier, dans l'endroit que l'Empereur lui désignera. Il a
désiré être de la Confédération du Rhin afin d'avoir des relations précises
avec l'Empereur, mais avant été élevé et reconnu roi, il n'a pu chercher à connaitre
ses devoirs sans connaitre en même temps ses droits et l'Empereur doit au
moins lui rendre cette justice qu'il a fait céder ceux-ci aux premiers jusqu'à
la dernière extrémité. Si Votre Majesté,
dit-il, avait donné aux rois le rang d'électeurs, et
qu'elle se fût établie empereur de tous les Etats alliés, comme votre frère,
j'eusse été un des premiers à m'y soumettre de bonne grâce, mais, dans le
vague de l'incertitude des relations des différents pays entre eux, à la tête
d'une nation composée d'hommes qui préfèrent leur indépendance à la vie, je
ne puis que lutter sans cesse entre mes sentiments et mon devoir envers la
Hollande. La conclusion de ce long mémoire est la demande que
l'Empereur lui permette au moins de vivre retiré jusqu'à ce qu'il ait décidé
du sort de la Hollande. Ainsi, par une saute inattendue, après avoir tout préparé pour la résistance, après s'être assuré la première manche et avoir obligé Napoléon à changer ses batteries, il cède devant des menaces nouvelles que l'Empereur serait bien embarrassé de mettre à exécution, car, de fusiller des hommes qui, sur l'ordre de leur souverain, défendent leur territoire contre une armée qui l'envahit sans déclaration de guerre, cela se dit, cela se fait même, mais la conscience universelle se soulève contre celui qui l'a ordonné. Mais Louis ne met pas son frère dans l'alternative de reculer devant l'exécution de ses menaces, ou, en les accomplissant, de se rendre volontairement odieux. Le 29, il envoie à ses troupes, entre la Meuse et l'Escaut, l'ordre, — revêtu de la fatidique signature hollandaise précédée des mots hollandais qui doivent en assurer l'exécution — de se ranger sous les ordres du duc de Reggio ; le 1er février, après la publication dans le Moniteur du 31, des notes de l'Empereur sur le discours d'ouverture du Parlement anglais[3], il annonce à ses ministres qu'il ne peut retourner pour le moment en Hollande et que le sort du royaume dépend uniquement du bon vouloir de l'Angleterre ; enfin, quoiqu'il ait solennellement déclaré qu'il ne pouvait ni ne voulait ouvrir quelque négociation que ce fût hors de son royaume, il saisit avec empressement la première occasion qui lui est offerte d'entrer en arrangement. ***Le 3 février, malgré qu'il ait dit qu'il vivrait retiré jusqu'à ce due l'Empereur eût décidé du sort de la Hollande, il est venu aux Tuileries et il a subi une scène à laquelle il n'a point résisté : son frère lui a reproché de lui créer des difficultés et d'avoir un mauvais cœur : sur le moment, il n'a rien répondu, mais, le lendemain, il écrit : Je ne suis pas aussi insensible que Votre Majesté le croit ; je ne désire qu'une chose vivement, c'est de me justifier dans l'esprit de mon frère. Il n'y a point en d'Empire d'Occident jusqu'ici ; il va y en avoir un bientôt vraisemblablement. Alors, Sire, Votre Majesté sera bien sûre que je ne pourrai plus me tromper ni vous indisposer. Veuillez considérer que j'étais sans expérience dans un pays difficile, vivant au jour te jour. Permettez-moi, puisque je suis au moment de perdre tout à fait votre amitié et voire soutien, de conjurer Votre Majesté de tout oublier. Je vous promets de suivre fidèlement tous les engagements que vous m'imposerez ; je vous donne ma parole d'honneur de les suivre fidèlement et loyalement dès que je m'y serai engagé. Je supplie aussi Votre Majesté de m'ôter tout à fait le souci du Blocus, en adoptant toutes les mesures propres à lui donner une certitude complète et parfaite aussi longtemps qu'il durera. Après cela, Sire, que Votre Majesté attende pour me perdre entièrement ou pour me cendre son amitié ou au moins son estime, à juger rua conduite suivante. Je puis avoir manqué de prévoyance et de politique, mais, Sire, je n'ai jamais voulu ni pu vouloir me séparer des miens, oublier que je dois tout à mon frère et, plus que les autres, la reconnaissance pour les soins constants qu'il a pris de mon enfance. La peine que j'ai pu éprouver d'en avoir été méconnu peut m'avoir rendu morose, triste, malheureux ; je puis même être exagéré, bizarre ; mais je n'ai jamais été, Votre Majesté peut en être convaincu, ni tartufe, ni traître. Je veux convenir avoir tous les défauts, hormis ces vices odieux. Il est donc sons l'impression de cet attendrissement que lui ont causé le rappel des souvenirs d'enfance et les reproches de Napoléon, quand Fouché — ce même jour, le 4 février — se présente à l'hôtel de Brienne. C'est Fouché, à présent, qui est chargé de traiter avec lui, de lui faire connaître les volontés de l'Empereur, de rapporter sa décision. Ainsi, selon les heures, c'est tantôt son ministre des Relations extérieures, tantôt son ministre de la Guerre, tantôt son ministre de la Police que Napoléon emploie à ces besognes, comme s'il ne voulait à chacun n'en livrer qu'une partie et qu'il crut que la suite et l'ensemble échapperaient plus facilement à l'histoire. Tout à l'heure. il avait enjoint à Louis de ne correspondre qu'avec Champagny ; après, il lui a — et en quels termes ! — transmis ses ordres par Clarke ; maintenant, c'est le tour de Fouché, plus habile, plus insinuant, qui ne vent que servir les intérêts du roi et assurer sa tranquillité, son bonheur, l'existence même de la Hollande. Après un long entretien, Fouché précise dans une note les engagements que Louis peut prendre d'après les bases posées par l'Empereur le 21 décembre : Abandon du Brabant et de la Zélande ; adoption de tous les moyens que l'on pourra prescrire pour la stricte application des décrets sur le Blocus ; établissement de douaniers français ; exécution du Blocus confiée par l'Empereur à ses propres troupes lesquelles pourront être placées momentanément sur les côtes, par exemple, entre l'Ems et la Jahde, jusqu'au moment où le gouvernement anglais aura rapporté l'arrêt du Conseil de 1807 ; demande de licences pour commencer ; levée de l'interdiction du commerce par la France ; garantie de l'intégrité du reste de la Hollande ; réduction des contingents à proportion des facultés du royaume. Si Louis obtient ces conditions, où il n'est plus question ni de la flotte de vingt-huit navires, ni de l'armée de 25.000 hommes. il gagnera sensiblement sur ce que l'Empereur a exigé d'abord ; et l'on peut croire qu'il va en être ainsi : en effet, la note rédigée par Fouché, où Louis a proposé quelques amendements littéraires pour éviter tout ce qui serait vague, est soumise, le 5, à l'Empereur qui en accepte la plupart des termes, substituant seulement à la cession précise de la Zélande et du Brabant, celle des parties du royaume qui pourraient être utiles au grand intérêt de l'Empire. On peut croire qu'on est à la fin d'accord, et, pour donner des preuves de sa bonne volonté, Louis, sans plus attendre, abolit la dignité de maréchal de Hollande, et propose au Corps législatif le rapport de la loi du 22 mars 1800 par laquelle a été instituée une noblesse constitutionnelle. Cela fait, il espère qu'au moins l'on va arrêter les troupes en marche. Le 5, il le demande à Fouché, il le demande à l'Empereur. Or, le 6, Napoléon ordonne à Clarke que l'Armée du Brabant occupe la Hollande jusqu'au Rhin dit Wahal, en partant du fort de Schenken, passant sous les murs de Nimègue, Bommel et Norkum, traversant le Biesboch, le Hollandsch-Diep, le Volkrak et arrivant jusqu'à la mer par le canal qui sépare l'ile de Schouwen de celle de Goëre ; — la Meuse est donc franchie, et, outre le Brabant et la Zélande, c'est une partie de la Gueldre que l'Empereur s'attribue ; — le 7, il ordonne que deux divisions du 4e corps de l'Armée d'Allemagne et deux brigades de cavalerie légère se rendent à Nimègue (chef-lieu du troisième quartier du département de Gueldre) avec leurs Etats-majors, parcs et administration. Les autres troupes sont en pleine marche, et, sous prétexte d'empêcher la contrebande et de s'établir sur les côtes, elles se répandent sur le pays entier : la capitale male est menacée d'une occupation militaire. Louis en est averti : il y voit sa déchéance inévitable et, changeant brusquement d'attitude devant une mauvaise foi qui justifierait les résolutions les plus extrêmes, il écrit à ses ministres une lettre[4] où, révoquant ses ordres antérieurs de ne point faire résistance à Amsterdam, il déclare qu'après l'expérience de ce qui s'est passé à Breda et à Berg-op-Zoom, il a pris le parti de ne plus s'opposer à ce qu'on défende la capitale contre toute entrée de troupes étrangères, si c'est l'opinion des ministres que la défense doit se faire. Il abandonne per conséquent ce point important à leur examen et à leur décision sans vouloir la limiter en aucune manière. Deux jours après, de plus en plus énervé et inquiet, il expédie à Amsterdam son aide de camp, le comte de Bylandt, pour porter au général Krayenhoff, ministre de la Guerre, l'ordre verbal de tout préparer pour la défense de la capitale. Puis, il tombe malade, n'écrit plus, ne répond plus, ne donne point d'ordres, sauf qu'il envoie le général Suden renouveler ceux qu'il a transmis par Bylandt. Sa maladie, est-ce, comme des médecins le disent, une fièvre nerveuse occasionnée en partie par la température, surtout par les soucis ? Faut-il croire qu'elle est, sinon simulée, au moins mise au pire, afin de constituer une sorte d'alibi dans le cas où des événements que Louis a prévus viendraient à s'accomplir ? Convient-il de tirer indice de l'omission de la date sur la lettre qu'il écrit à ses ministres — lui si méticuleux ! — et de l'envoi d'ordres purement verbaux ? Espère-t-il que Napoléon, le sachant malade, viendra le voir et s'attendrira' ? Toutes ces hypothèses sont possibles, car, au moins un de ses médecins, et le plus renommé, ne croit pas à la gravité du mal et, dans ses notes, le traite légèrement. Etant donnés le caractère de Louis, la peur qu'il a de son frère, l'effroi qu'il éprouve à prendre une résolution, sa façon d'esquiver les responsabilités, on serait tenté de prononcer. Aux Tuileries, on ne s'explique point ce brusque silence
succédant à cette abondance de communications. L'Empereur envoie à l'hôtel de
Brienne Fouché qui, n'ayant pu être
reçu, écrit à Louis pour le prier d'envoyer son ministre des Affaires
étrangères à Champagny pour négocier sur les bases admises par l'Empereur. Je suis convaincu, écrit-il, que cette négociation aura définitivement une issue très
satisfaisante pour le cœur de Votre Majesté et pour le Lieu de son royaume
qui ne peut avoir d'autres prospérités que celles qui se lient à l'intérêt du
Grand Empire. L'Empereur, auquel Fouché a rendu compte de l'inutilité
de sa visite, dorme l'ordre à Champagny de faire chercher Roëll, de lui faire
connaître que le roi a eu divers entretiens avec le ministre de la Police
d'où résultent un certain nombre de points qu'on peul regarder comme acquis,
savoir : cession de la rive gauche du Rhin, interruption des communications
avec l'Angleterre, navigation permise seulement avec les licences de
l'Empereur, jugement par l'Empereur des prises faites dans les eaux hollandaises,
remise des côtes aux douaniers et aux soldats français, escadre sous voiles
dans le Texel ; si telles sont les intentions du roi, le ministre est
autorisé à traiter sur ces bases ; mais il n'y a pas
un moment à perdre, les 20.000 soldats et les 30.000 gardes nationaux
d'Oudinot, les 20.000 hommes du 4e corps causent de
grandes dépenses. On ne peut pas rester dans cette incertitude.
D'ailleurs, l'Empereur ne se départira d'aucune des conditions qu'il a
posées. Il autorisera seulement Champagny à baisser, durant la négociation,
de 18..000à 6.1100 hommes, le corps français destiné à la garde des côtes. Roëll, vu l'état de son maître, ne peut, dit-il, donner de réponse ; il supplie seulement que les troupes françaises n'avancent pas sur le territoire hollandais avant qu'on ait pris des arrangements ; le 14, pour obtenir quelques adoucissements, il fait valoir la maladie de Louis, le délire qui a saisi le roi, la nuit précédente, lorsqu'il a appris l'occupation et la mise en état de siège de la ville la plus ancienne de son royaume ; il essaie de porter des plaintes des excès commis par les troupes françaises, des arrestations de magistrats, des visites domiciliaires, de la saisie des fonds du trésor ; il ne gagne rien. L'Empereur ne croit pas à la maladie de Louis, soit qu'il
ait été renseigné par ses médecins, soit qu'il connaisse les tours de son
frère. Point de visite, donc point d'attendrissement. S'il se décide, à la
fin, à paraitre à l'hôtel de Brienne parce que, sur le bruit répandu, tous
les souverains alliés, présents à Paris, sont venus s'informer ou visiter le
malade, c'est une arrivée inopinée, l'escalier grimpé lestement, l'entrée
brusque dans la chambre à coucher, un : Eh
bien ! tu es malade, tu as de l'humeur lancé en sarcasme,
quelques réponses de Louis sur sa santé à peine écoutées et, pour adieu : Il faut t'égayer, sortir et t'amuser : moi je vais à la
chasse ! Pas un mot d'affaires. C'est à Roëll qu'il s'en prend, puisque Louis ne peut rien entendre : Dites au ministre de Hollande, écrit-il à Champagny, que la réponse d'Angleterre devrait être arrivée ; que je n'entends cependant parler de rien ; que, si l'on veut prendre un engagement, il faut le faire sans délai parce que d'un moment à l'antre, je prendrai le décret de réunion. Remettez-moi un projet de traité avec la Hollande. On le leur donnera à signer et, au cas qu'ils ne veuillent pas, je déclarerai la réunion. Louis, soit qu'il soit guéri, soit qu'il ne trouve plus d'intérêt, après la courte visite de l'Empereur, à prolonger sa maladie et que, l'explosion ne s'étant pas produite en Hollande, il croie, comme les faibles, qu'elle ne se produira point ou que son frère en tous cas ne pourra la lui attribuer, sort à la fin de ce long silence et recommence, le 19, à s'occuper officiellement des affaires. Il reçoit de Roëll communication des cinq points de l'ultimatum impérial, et, le 20, il écrit à Champagny qu'il se soumet à tout. Pourtant il se permet deux observations : il consent que l'Empereur place des troupes où il voudra, réserve faite de la résidence du gouvernement, mais il ne peul ni nourrir. ni entretenir ces troupes ; il chicane ensuite sur une question de limites, comme s'il prétendait gagner du temps, alors que chaque heure qui s'écoule rend plus urgent le danger qui le menace. En vain Champagny qui, bien disposé à son égard, prend à cœur de l'avertir, le conjure-t-il de ne pas permettre qu'aucun délai soit apporté à la conclusion d'un acte auquel la Hollande devra la conservation de son indépendance et le bonheur d'être toujours gouvernée par son roi, il n'est pas un article du projet préparé par le ministre des Relations extérieures qui ne soit de sa part l'objet d'amendements. Ce n'est rien encore : Aux quatorze articles du projet franc ais il prétend en ajouter neuf ; il discute les mots quand ce ne peut être les idées ; il invoque des précédents ; il modifie les expressions ; il s'ingénie à des tours de phrase, comme s'il ne s'était pas placé lui-même sur le cratère d'un volcan et que l'éruption qu'il a provoquée ne dût jamais arriver. Espère-t-il quelque chose de l'Angleterre ? Croit-il que Labouchère, envoyé par ses ministres, va revenir portant le rameau d'olivier, avant trouvé moyen de satisfaire à la fois l'Empereur et l'oligarchie britannique' ? Ou bien cède-t-il à un morbide entêtement. Devant l'obligation de prendre une résolution ferme, sa volonté flottante le trahit-elle ? Entre le danger que court sa couronne, les scrupules de sa conscience, le souci de prouver la droiture de ses intentions, la crainte qu'on ne l'accuse de n'avoir pas, jusqu'à la limite du possible, défendu l'indépendance de son peuple, il hésite, il tergiverse et il se perd. Sur ses ordres écrits du 6 février, sur ses ordres verbaux et réitérés du 8 et du 13 (?), ses ministres, constitués en conseil extraordinaire sons l'étrange nom de Junte, avec adjonction du président du Corps législatif, du bourgmestre d'Amsterdam et de quelques notables, se sont efforcés de mettre la capitale en état de défense ; ils ont arrêté fin plan l'inonda-lions, ont tracé des lignes qu'on creuse pendant la nuit et qu'on garnit de canons amenés de Delft, ; ils ont passé des marchés d'approvisionnement et ils ramènent et concentrent les troupes. La Rochefoucauld n'a pu manquer d'être averti de ces mouvements le 19, il passe une première note aux ministres ; le 27, il les met en demeure d'interrompre leurs préparatifs, en les rendant individuellement et collectivement responsables de toutes les suites que leur conduite pourrait avoir, ainsi que des malheurs dont la hollande serait infailliblement la victime. Les ministres intimidés arrêtent l'exécution des travaux et des mesures militaires, répondent à la Rochefoucauld qu'ils prendront les ordres du roi et envoient en effet un courrier pour les demander et porter copie de la note de l'ambassadeur de France. Le 2 mars, Louis, qui n'a pas encore reçu cette dépêche,
mais qui en a une antérieure on ses ministres demandent qu'il s'explique
définitivement sur la défense d'Amsterdam, leur a écrit ces phrases où se
peint tout son caractère : Je désire qu'on ait
l'air de se défendre en cas de nécessité et qu'à cet effet, l'on prenne
quelques mesures qui entrainent le moins de frais ; mais, lorsque la chose en
viendra au point de les mettre à exécution, c'est-à-dire, lorsque le cas
existera que les troupes françaises voudront entrer dans la ville, mon
intention est qu'on renonce à toute défense et qu'on les laisse entrer comme
troupes amies et alliées. Ceci n'empêche pas qu'on ne doive tâcher d'engager
éventuellement le commandant des troupes françaises à se désister de son
projet ou du moins à ne pas insister sur l'entrée de ses troupes avant qu'on
n'ait pu m'envoyer un courrier pour prendre mes ordres. Il faudra représenter
de la manière la plus énergique que, sans nies ordres, vous ne pouvez faire
entrer des troupes quelconques dans la résidence du gouvernement. Il faut à
cet égard déployer la plus grande opiniâtreté et ne céder qu'il la dernière
extrémité. Ainsi, après les ordres formels qu'il a donnés, mais qu'il se réserve de nier, car il estime qu'ils n'ont pu laisser de traces accusatrices, il prétend instituer un état mixte entre la résistance et la soumission, quelque chose qui aura l'air d'une défense, mais qui n'en sera pas une et qui contera peu. Et, en même temps, il se trouve découvert par la réponse que ses ministres ont, en bonne foi, faite à l'ambassadeur de France : c'est lui qui a donné les ordres et c'est à lui qu'ils s'adressent pour les révoquer. Le 3, l'Empereur a reçu les dépêches de La Rochefoucauld. Aussitôt, il ordonne à Fouché de se rendre chez le roi et de lui en donner part. Ce prince est-il devenu fou, dit-il ? Sil n'y avait que la lettre de M. La Rochefoucauld, j'en rirais et je nie contenterais de trouver la chose absurde ; mais je n'en puis dire autant après la réponse du ministère hollandais. Vous lui direz qu'il a voulu perdre son royaume et que je ne ferai jamais d'arrangements qui feraient croire à ces gens-la qu'ils m'ont imposé. Vous lui demanderez si c'est par son ordre que ses ministres ont agi ou si c'est de leur chef, et vous lui déclarerez que, si c'est de leur chef, je les ferai arrêter et leur ferai couper la tête à tous. S'ils ont agi par ordre du roi, que dois-je penser de ce prince et comment après cela peut-il vouloir commander mes troupes[5] puisqu'il parjure ses serments ? Et il vent des témoins à cette conférence où il fait appeler Verhuel, l'ambassadeur de Hollande et Roëll, le ministre des Affaires étrangères : il défend à Fouché de se dessaisir des pièces qu'il lui confie et il lui ordonne de venir tout de suite après lui rendre compte. Pour se tirer de presse, Louis n'hésite pas. Il mit tout
sur ses ministres : leur tête est en jeu, tant pis ! Il expédiera cette nuit
même un courrier portant la destitution des ministres Mollerus et Krayenhoff
: Ce sont les seuls, écrit-il à l'Empereur, qui ont été cause des préparatifs et de la note dont Votre
Majesté a parlé : Si elle veut la destitution de quelque autre, je suis prêt
à obéir à sa volonté dès qu'elle me sera connue. Avec ses ministres, il est moins à l'aise pour leur écrire qu'ils ont agi sans le consulter, mais il leur reproche d'avoir répondu à l'ambassadeur de France qu'on allait suspendre l'armement d'Amsterdam parce qu'on avait entamé des négociations. Toute défense, leur écrit-il, n'aurait servi qu'à précipiter la ruine de la Hollande et surtout d'Amsterdam, et jamais on n'aurait dû dire, surtout dans une note officielle, que l'on pouvait être dans le cas, dans l'intention et dans la possibilité de se défendre contre la France. Cette malheureuse note a failli tout à fait gâter nos affaires et je ne suis pas même sûr de ce qui en arrivera. Ainsi, qui est coupable ? — Les Ministres. Où est la faute ? — Dans la note. Cela est simple. On ne saurait se tirer du jeu à meilleur compte. D'ailleurs, pour réparer la bévue et donner satisfaction à l'Empereur, Louis ne se contente pas de renvoyer Mollerus et Krayenhoff, il ordonne de suspendre tons les travaux, de supporter toutes les charges, d'ouvrir toutes les portes. Napoléon est-il dupe ? On le croirait. On fait des folies en Hollande, dit-il le 4, à l'audience diplomatique, à Verhuel et à Roëll. — Sire, répond Verhuel, je l'ai appris avec beaucoup de peine, mais j'espère que Votre Majesté sera bien persuadée que le roi n'y est pour rien. — Je n'y conçois rien, répond l'Empereur, mais certainement on se fait beaucoup de tort par là Je n'y conçois rien ! C'est le mot en effet, lorsqu'on prétend débrouiller cet écheveau de résolutions confuses qui se croisent se contrarient, se détruisent ; car tout ce qui s'est produit par les ordres de Louis à Amsterdam, et la menace de mort pendante toujours sur la tête de ses ministres, ne l'empêchent point chaque jour, deux fois, trois fois par jour, d'écrire des lettres, de passer des notes, de rédiger des volumes, où il discute chaque paragraphe de chaque article du traité, où il s'épuise à imaginer des formes nouvelles pour représenter des amendements dix fois rejetés. Je n'admets aucune des objections du roi, prononce l'Empereur. N'importe ! Avec des supplications, des protestations, Louis s'obstine et se cramponne. Je suis votre frère, j'ai votre nom ! crie-t-il. Si l'Empereur refuse définitivement telle ou telle concession, qu'on laisse au moins, implore-t-il, la chose indécise dans le traité, et que le public n'en sache rien ! Des articles secrets tant qu'on voudra, 'nais qu'on lui laisse au moins l'apparence de la royauté. Et les jours passent ainsi et s'ajoutent aux jours. Comme s'il se plaisait à faire naître des crises nouvelles. Louis a envoyé à ses ministres le 21 février, l'ordre de convoquer le Conseil d'Etat et le Corps législatif et de leur donner officiellement connaissance de lettres où, énumérant les sacrifices qu'on demande à la hollande, il se plaint des duretés dont on l'accable, des accusations injustes qu'on porte contre lui, parle de son dévouement à son peuple et annonce la négociation avec l'Angleterre. La publication de ces lettres devra être suivie du texte de la note de Champagne à noël' en date du 21 janvier. L'effet de ses ordres se faisant attendre, Louis les renouvelle le mars, en exprimant son étonnement et son mécontentement qu'ils ne soient pas exécutés. Ils le sont depuis la veille où le Journal hollandais a publié les trois pièces. Le 8, l'Empereur en est avisé : Envoyez chercher le ministre de Hollande, écrit-il à Champagny, montrez lui les dépêches ci-jointes et demandez-lui quelle satisfaction le roi a à me donner de ces ministres brouillons. Quel est le but du roi en écrivant de telles lettres ? Quel a été le but de ceux qui les ont fait mettre dans les journaux ? Si le roi veut se conduire ainsi, à quoi sert de faire un traité qui ne durera pas vingt-quatre heures ? car, à la première impertinence de ce genre, je m'emparerai de la Hollande et, il vaut mieux en finir tout de suite. Louis n'a pas plus de peine cette fois que la précédente à protester que ses ministres sont les seuls coupables et que ses lettres, tout à fait confidentielles, n'étaient point faites pour être publiées. L'Empereur veut le croire et passe. ***N'est-ce pas là un changement d'attitude qui étonne ? Sans doute, en décembre, même en janvier. Napoléon n'eut pas manqué de profiter des deux occasions que Louis lui a ainsi fournies et de prononcer la réunion. Est-il donc homme, après avoir projeté, résolu, annoncé l'annexion de la Hollande entière à se contenter d'un lambeau et à se satisfaire avec deux départements. Certes, quand il exigeait l'abdication de Louis, quand il combinait ces étranges fourberies pour se mettre en possession des places fortes de la Meuse, quand il n'attendait qu'un prétexte pour changer encore une fois le titre de l'Armée du Brabant et en faire l'Armée de Hollande, quand il mettait Louis sous la main de la police et l'entourait d'une attentive surveillance, on n'eût guère pu penser qu'il s'arrêterait au Wahal, qu'il laisserait son frère une ombre de trône, à la Hollande un fantôme d'indépendance. Quoi ! il s'est apaisé si vite avec le renvoi de deux ministres, quand il demandait leurs têtes ; il n'a pas lamie, en cette dernière occasion, exigé une satisfaction quelconque Ses desseins ont-ils si peu de fixité qu'il les abandonne — et devant quoi ? Devant une résistance incohérente, presque enfantine, devant de médiocres mensonges, que la moindre attention suffit à déconcerter, devant des arguments de juriste qui ne tiennent pas contre une menace d'exécution, devant des scrupules de légalité que son esprit ne saurait concevoir ? S'il s'arrête, c'est que le moment est passé où il pouvait compter qu'il opérerait la réunion sans inconvénients graves. Comment, à présent, ferait-il marcher des troupes, s'exposerait-il à un conflit sanglant, déclarerait-il la guerre à son frère, même le dépouillerait-il, quand son mariage s'apprête, que le contrat en est signé, que les fêtes se préparent et que toute la Famille invitée y doit assister ? Louis, redevenu prince français à la fin de décembre ou dans le courant de janvier, aurait eu le loisir de s'apaiser, de reprendre sa place près du trône et aurait figuré comme ses frères ; mais, par sa conduite qui paraissait si déraisonnable, si peu suivie, si dénuée de générosité et de franchise, il a gagné du temps, et le temps, qui ne semblait pouvoir lui apporter que des désagréments pires, lui apporte le salut — du moins un répit qui aujourd'hui parait tel. Il n'a point abdiqué, il n'a rien signé, il s'est obstiné si bien à garder sa couronne qu'à présent, si elle lui était arrachée, l'Empereur s'exposerait à ce que ses frères et beaux-frères, se solidarisant avec Louis, désertent le cortège où déjà il leur plaît si peu que leurs femmes figurent en porteuses de manteau. Et Madame, et Pauline, n'est-ce donc rien qui compte ? Depuis trois mois elles s'efforcent de calmer le débat et d'apaiser l'Empereur ; elles n'ont pas manqué de prendre parti pour Louis, et Napoléon ne tient pas à les blesser au vif, de façon que chacune avec son tempérament s'insurge contre la fiancée Autrichienne. Il veut la Famille tout entière groupée autour de lui et lui faisant cortège ; il y veut Louis, et comme Louis n'a pas consenti à cesser d'être roi, il doit bien le prendre tel qu'il est. D'ailleurs, n'a-t-il pas un autre motif ? Si, tout de suite après le divorce, il s'est ingénié à témoigner à Hortense de la gratitude et de la tendresse, s'il a imaginé alors qu'il conserverait avec Joséphine et sa fille la même intimité, qu'il ne serait obligé de rien sacrifier des affections auxquelles, durant, quatorze années, il a habitué son cœur, depuis qu'il réalise le nouveau mariage, les choses lui apparaissent sous un jour tout différent. Il ne veut plus de Joséphine ni à Paris ni même à Malmaison ; il est gêné, par ce voisinage ; il le sent incommode et inconvenant. Il craint — si même quelque Autrichien ne le lui a insinué — que cette proximité ne soit pénible à celle qui va venir. Il est tout à elle, tout à la joie orgueilleuse de ses noces nouvelles. Sous prétexte de duché de Navarre et d'augmentation ale douaire, il exile Joséphine en Normandie ; quant à Hortense. comme elle est reine et comme elle est sa belle-sœur, il ne peut l'écarter des cérémonies du mariage où elle se trouvera mêlée et confondue avec les autres princesses, mais, par la suite, que faire d'elle ? Depuis deux ans, elle vit à Paris, à Saint-Leu ou à Saint-Cloud ; elle est de tous les petits voyages, de toutes les fêtes, grandes ou petites, de la Cour. L'Empereur ne peut, sans cruauté et sans injustice, l'obliger à un exil, l'envoyer rejoindre sa mère ou la contraindre, en avril, à quelque cure d'eaux thermales. Un seul moyen : c'est qu'elle retourne en Hollande avec Louis ; mais, pour cela, il faut que Louis y retourne et qu'il ait gardé sa couronne. Alors, on pourra, au nombre des conditions du traité, lui imposer, sinon de se réconcilier avec Hortense, au moins de l'accepter sous le toit de son palais et de ne point lui rendre la vie insupportable. Nul de ces motifs, les seuls qui l'aient, pour le moment, déterminé à ajourner l'exécution de ses desseins, ne parait à coup sûr dans la lettre qu'il écrit à son frère le 13 mars ; il lui dit seulement : Toutes les raisons politiques voulaient que je réunisse la Hollande à la France. La mauvaise conduite des hommes qui appartiennent à l'administration m'en faisait une loi ; mais je vois que cela vous fait tant de peine que, pour la première fois, je fais ployer ma politique au désir de vous être agréable. Toutefois, partez bien de l'idée qu'il faut que les principes de votre administration changent et que, au premier sujet de plaintes que vous me donnerez, je ferai ce que je ne fais pas aujourd'hui... Il faut à l'avenir, que toute votre conduite tende à inculquer dans l'esprit des Hollandais l'amitié de la France et non à leur présenter des tableaux propres à exciter leur inimitié et à fomenter leur haine nationale. Je n'aurais pas pris le Brabant et j'aurais augmenté la Hollande de plusieurs initiions d'habitants si vous aviez tenu la conduite que j'avais le droit d'attendre de mon frère et d'un prince français. Mais le passé est sans remède ; que ce qui est arrivé vous serve de leçon pour l'avenir ! ***La Hollande subsistera donc, mais amputée, et, de plus, l'Empereur n'abandonne aucune des conditions qu'il a posées dans le projet de traité ; seulement consent-il aux modifications de style que le roi a demandées, et permet-il que les articles qui coûtent le plus à son orgueil fassent l'objet d'un instrument secret et séparé : ainsi, le commandement des troupes françaises et hollandaises par un général français ; ainsi, la saisie dans les rades de Hollande et le jugement par l'Empereur des bâtiments contrebandiers : ainsi, la confiscation de toutes les marchandises anglaises et coloniales ; de plus, on y stipulera le rappel des ministres de Hollande à Pétersbourg et à Vienne. le renvoi des ministres qui ont, voulu, à l'instigation des Anglais, défendre Amsterdam et provoquer la haine de la France. Enfin, le roi s'abstiendra dans ses discours et actes publics de tout ce qui tendrait à ranimer des haines et à favoriser les passions de la faction anglaise contre la France, car la Hollande ne doit que de la reconnaissance à la France qui l'avait conquise et qui cependant lui laisse son indépendance. Louis, dans ce premier moment, parait pénétré de gratitude. Il n'aurait pas survécu à un si grand malheur. Tout ce que l'Empereur demande, il le fera sans arrière-pensée, espérant concilier ainsi à ses sujets l'estime et la bienveillance de son auguste frère et mériter des augmentations et des dédommagements qui mettront son pays en état de subsister. Content, dit-il, du sort que Votre Majesté m'a donné, mes vœux comme le but de toutes mes actions sont de consolider mon gouvernement, de laisser à mes enfants un héritage assuré et d'être utile à mon frère et à mon pays, comme cela est en mon pouvoir, c'est-à-dire en faisant de la Hollande une amie et une alliée constante, fidèle à toute épreuve et soumise à jamais à une branche de votre famille et à votre nom. Et ce sont des protestations de dévouement et de tendresse au milieu desquelles se glisse timidement la prière que La Rochefoucauld soit déplacé : ce sont des allusions à la joie universelle qui, du moins, ne sera pas troublée par le deuil d'un peuple et à laquelle il lui sera permis de prendre part. Est-il de bonne foi ? Peut-être. Sorti à peine du gouffre où il a cru périr, il ne sent pas les blessures qu'il s'est faites en y tombant et il est tout à la joie de vivre encore. Pourtant, ce traité qu'il semble considérer connue inespéré, ce traité qui, à son compte, sauve la Hollande, parce qu'il lui sauve sa couronne, il suffit de le regarder pour y voir la mise en interdit de la nation, livrée pieds et poings liés à la légalité française. Il porte l'interdiction de tout commerce quelconque entre les ports de la Hollande et les ports de l'Angleterre ; l'établissement d'un corps de 18.000hommes, dont 6.000 Français et 12.000 Hollandais, à toutes les embouchures de rivières, avec des employés des douanes françaises pour veiller à l'exécution de cette interdiction — les troupes entretenues nourries et habillées par le gouvernement hollandais ; — il porte que toute prise faite, sur les rotes de Hollande, par les bâtiments de guerre ou corsaires français sur des bâtiments contrevenants, sera déclarée valable et qu'en cas de doute, la difficulté ne pourra être jugée que par l'Empereur. Il porte la cession du Brabant, de la Zélande et de partie de la Gueldre jusqu'au Wahal, chacune de ces provinces libre de toute dette qui n'aura pas été contractée pour son intérêt particulier, consentie par son administration et hypothéquée sur son sol ; il porte que le roi s'engage à avoir en rade, le 1er juillet, une escadre de neuf vaisseaux, six frégates et cent chaloupes canonnières, armée, approvisionnée et prête à mettre à la voile ; il porte que toute marchandise de fabrique anglaise est prohibée en Hollande, que toute marchandise venue par des bâtiments américains, entrés dans les ports de Hollande depuis le 1er janvier 1809, sera séquestrée et appartiendra à la France ; que des moyens de police seront pris pour surveiller et arrêter quiconque s'occupera de contrebande, qu'aucun magasin d'objets prohibés en France ne pourra être établi dans un rayon de quatre lieues des douanes françaises et qu'en cas de contravention, un pareil magasin sera saisi même sur territoire hollandais : en échange de quoi, l'Empereur lèvera le décret sur les prohibitions qui ferme les barrières des frontières entre la France et la Hollande. Tel est le traité qui, avec le terrible protocole séparé, est signé le 16 mars, au nom de l'Empereur, par Champagny, au nom du roi, par Verhuel devenu, de maréchal, amiral de Hollande. Le 19, l'Empereur donne sa ratification, avant de partir pour Compiègne où il va attendre l'Impératrice. ***Louis, qui n'a pas encore ratifié le traité, est du voyage, ainsi que la reine. A peine arrivé, il s'étonne que leurs deux appartements soient aussi rapprochés ; il en prend des soupçons et s'indigne c'est un coup monté pour le réconcilier avec sa femme. D'autant plus s'enfonce-t-il dans cette idée que Napoléon lui insinue qu'Hortense devra l'accompagner en Hollande. Comment s'y résout-il après la demande en séparation qu'il a formée et dans les termes où il est avec la reine ? Il a insinué plus tard que ce fut sur les instances de celle-ci, vu la position désagréable où elle se trouvait à Paris, et après une déclaration aux deux familles et surtout au prince Eugène et à sa sœur, comme à toutes les personnes attachées à sa maison, que sa femme, se trouvant encore reconnue reine de Hollande, il ne pouvait lui refuser le séjour de ce pays, mais que ce n'était qu'à la condition expresse que cette condescendance ne changerait et ne nuirait en rien à l'état de séparation dans lequel ils étaient depuis deux ans. Cette fois de plus, Louis s'est mis en contradiction avec la vérité ; le retour d'Hortense, s'il n'a point été une condition exprimée dans le traité, n'en a pas moins été imposé par l'Empereur à son frère. C'est au sortir d'une conversation avec l'Empereur que Louis a envoyé chercher sa femme sur les onze heures du soir ; elle est rentrée chez elle à minuit en versant un torrent de larmes, disant aux personnes qui étaient attachées à sa maison qu'elle était forcée de quitter Paris et de suivre son mari en Hollande. Ce n'est point d'Hortense qu'est venue l'initiative, moins encore de Louis, donc de l'Empereur, mais Louis, tel qu'est son caractère, ne saurait reconnaître que l'Empereur a influé sur son ménage. D'ailleurs, s'il accède à la proposition[6], il prend des précautions et avec la reine et avec Eugène. En récompense, l'Empereur le délègue le 28 pour aller au-devant de Marie-Louise. Il accepte avec empressement et, malgré ses rhumatismes, il se rend sous la pluie à Soissons. où l'entrevue doit avoir lieu avec le cérémonial exact que Louis XV ordonna pour recevoir la dauphine. Mais, durant que, à deux lieues de là il inspecte les trois tentes avec leurs rampes d'accès et leurs barrières, l'Empereur, parti de Compiègne sent avec Murat, brûle Soissons et, à cinq lierres au delà à Courcelles, monte dans la voiture de l'Impératrice. Au retour, il traverse seulement la ville où Louis, revenu à la Sénatorerie, n'a loisir que de présenter ses hommages à sa belle-sœur et de lui baiser la main. Il lui réservait pourtant une ode pindarique : l'hymen d'Alcide, qui n'eût point manqué de lui paraître plaisante : Dans la gaité, dans l'abondance Je vois alors nos campagnards, Je vois pleins de reconnaissance Chanter, danser jusqu'aux vieillards. Il revient à Compiègne songeant à ses rimes et se rend assidu à toutes les cérémonies, car il aime aussi les cortèges et a la rage des costumes. Sans doute a-t-il gardé quelque espoir d'obtenir, durant son séjour, sinon des adoucissements, au moins cette compensation territoriale qui lui lient si fort au cœur, car, jusqu'ici, il n'a rien ratifié ; mais il n'a pas occasion d'en parler ou il est refusé, et il doit se résigner à donner sa ratification : Il le fait seulement à Paris, le 31, en ajoutant cette réserve : Promettons qu'il sera observé par tous les moyens en notre pouvoir. Il faut maintenant, aux yeux de ses sujets, parer quelque
peu ce traité, le justifier au moins, expliquer les quelques
sacrifices indispensables annoncés le 20 mars dans la Gazette de
Leyde. Ce n'est pas assez pour cela du décret déliant du serment de
fidélité les habitants des pays cédés qui passent sous la domination de la
France ; Louis voudrait leur parler pour la dernière fois et dire aux
Hollandais des phrases Lien senties. Il a rédigé deux projets de proclamation
qu'il soumet à l'Empereur : le moment est mal choisi puisque c'est la veille
du mariage civil ; aussi Napoléon ne répond que le 3 et c'est pour interdire
toute manifestation : un message au Corps législatif suffira, encore ne
devra-t-il pas être imprimé. Tout le monde connait
la situation de la Hollande. Que le roi dise que
l'indépendance de la Hollande ne peut exister qu'autant qu'elle ne sera pas
incompatible avec les intérêts de la France ; qu'on ne saurait se dissimuler
que la Hollande est située aux débouchés de la France et que, si l'on ne
prend pas à tâche d'éviter tout ce qui peut contrarier le système de la
France, la perle de l'indépendance de la Hollande pourrait en être la suite ;
que l'Empereur, se croyant contrarié par la Hollande dans ses mesures de
blocus avait résolu de la réunir à la France, et que le traité est le
meilleur qu'on puisse faire. Voilà le thème : Louis préfère s'abstenir ; il
trouve que de telles paroles seraient peu séantes dans sa bouche royale et il
n'est point pressé de les prononcer. Il l'est par contre de retourner dans
ses Etats maintenant qu'il a sa levée d'écrou. et. sans demander sa part des fêtes
qui suivront le mariage, il s'esquive dès que la porte est ouverte. Le b
avril, il reçoit à Saint-Cloud son audience de congé. Sa Majesté l'Empereur des Français et roi d'Italie, accepte de la
manière la plus gracieuse la décoration de l'ordre royal de l'Union. Depuis
trois ans, Napoléon le refuse ; c'est donc un agrément qu'il donne à son
frère. D'ailleurs, il est plein de cordialité. Il
tient à la main un couteau représentant sa statuette, avec une combinaison de
lames et de pièces accessoires. Il le donne à Louis qui hésite à le prendre,
disant que cela coupe l'amitié : Bah, dit-il, cela ne coupe que le
pain. Le 6, après un séjour forcé de près de quatre mois, Louis, par Bruxelles et Aix-la-Chapelle, regagne ses Etats, sans traverser les provinces cédées : Le 11, à cinq heures du matin, il rentre à Amsterdam où il a interdit toute manifestation — ce qui du reste est superflu. ***Ce serait rendre un compte inexact de Louis durant ces quatre mois, que le montrer uniquement occupé de la Hollande. Malgré ses inquiétudes, ses conférences et ses écritures, il a trouvé grandement le temps de s'occuper de lui-même d'abord et de sa santé. Ses médecins ordinaires l'ont accompagné, mais il n'est point homme à se contenter d'eux, et dès qu'il en aperçoit un nouveau, il court le consulter : c'est le sorcier qui doit le guérir. Chez Madame, il en a un sous la main, Bouvier, qui est en réputation et qui a la confiance de sa maîtresse, même de Pauline qui, en telle matière, est aussi versatile qu'en d'autres. Il demande à Bouvier de l'observer minutieusement, de tenir registre de tous les symptômes qu'il éprouve, en sorte que son avis soit raisonné et sérieux. Il lui raconte les traitements qu'il a suivis, les remèdes qu'il a pris, lui confesse, dans le plus intime détail, tous les accidents de son existence. Bouvier dira ensuite s'il est bon de continuer les cautères ou s'il faut revenir aux moxas, aux cures solaires et aux bains de tripes. Cela n'est point une petite affaire, car Louis n'omet pas un seul incident de digestion ou de sommeil et il excelle à détailler ses sensations. Après sa santé, occupation majeure, il a ses fils, ou plutôt son fils. Mine de Bouliers, la gouvernante, amène Napoléon-Louis presque tous les deux jours et, chaque semaine, elle le laisse an père une journée entière. Louis aime cet enfant ; il l'aime avec sa nature méticuleuse et pédante, avec ses idées qu'il croit arrêtées et qui sont perpétuellement mobiles, mais il l'aime. Même, il se plait à organiser pour lui de petites fêtes et rien, dit Bouvier, ne semble avoir mieux réussi à le soulager que de voir ce qu'il a de plus cher s'amusant de bonheur et de toutes ses forces. Mais, du plaisir, il faut passer au sérieux. Louis trouve son fils mal élevé et il forme des plans pour son éducation : dès ce montent, il pense à l'enlever à Mme de Bouliers et à le pourvoir d'un gouverneur : même, son choix est fait et il porte signification. C'est à M. de Bonald que Louis Bonaparte, le fils du greffier des Etats de Corse, veut confier l'héritier de son trône. Cela, non sur une réputation vague, sur nue indication de M. de Fontanes, parce que M. de Bonald, homme de bonne maison, ci-devant émigré, collaborateur de Fontanes au Mercure, a été, par le grand maitre de l'Université impériale, proposé à l'Empereur comme conseiller de l'Université aux appointements annuels de dix mille francs ; mais parce que Louis a lu, étudié et admiré les livres de M. de Bonald, parce qu'il partage et qu'il professe les doctrines théocratiques que M. de Bonald a exposées, dès 1796, dans sa Théorie du pouvoir religieux et monarchique et qu'il a complétées, en 1802, par sa Législation primitive. Déjà Louis, dans diverses lettres à son frère, a risqué des allusions à un droit supérieur, et il a indiqué que Dieu pouvait bien avoir influé sur sa couronne ; mais cela a été dit timidement. tandis que s'adresser à M. de Bonald pour lui confier son fils, c'est une profession de foi. Une telle démarche, outre la vue qu'elle apporte sur ses façons de penser, montre à quel point, dans les petites comme les grandes choses, Louis se met en opposition et en lutte avec Napoléon. Aux termes du Statut de famille, l'éducation des princes. nés dans l'ordre de l'hérédité, appartient à l'Empereur qui les fait élever ensemble, par les meules officiers, soit dans son palais, soit dans un palais voisin à l'âge de sept ans, les fils des princes français appelés à un trône étranger doivent être renvoyés eu France pour recevoir l'éducation commune. Or. Napoléon-Louis, rainé des fils de Louis, est né le 11 octobre 1804 ; il passera dans les mains de l'Empereur le 11 octobre 1811 : c'est donc pour quinze mois au plus que Louis, s'il a l'intention de se conformer au Statut, recherche, comme gouverneur des cinq ans de son fils, l'auteur de la Législation primitive. Trouve-t-on trace d'un si bref engagement dans la lettre
que, deux mois plus tard, il écrira à M. de Bonald : Monsieur,
lui dira-t-il, je suis presque toujours malade.
Quoique jeune, j'ai des occupations presque au-dessus de mes forces ; et le
seul but d'une vie laborieuse et pénible est pour moi d'être utile à un pays
qui m'a été confié, de laisser à mon fils aîné une carrière plus paisible et
plus heureuse à parcourir. C'est en lui que se concentrent toutes mes
affections et toutes mes inquiétudes... Il a
cinq ans et demi. Doué d'une intelligence supérieure à son âge, il aurait
besoin de passer sous la direction de son père et de quitter les dames qui
ont pris soin de lui jusqu'ici... Il est
confié à une dame très respectable que j'aime et j'estime[7], mais malheureusement je m'aperçois qu'il a besoin et un
besoin pressant d'être dirigé par un homme. Ce ne sont plus de petits soins
qu'il lui faut uniquement, mais une bonne et sage éducation... Je voudrais qu'il reçût non seulement l'éducation des
hommes, mais celle des choses. Après avoir cherché beaucoup, j'ai réfléchi, monsieur, que sans vous connaître autrement, vous êtes un des hommes que j'estime le plus ; j'ai reconnu que vos principes étaient conformes aux miens. Vous me pardonnerez donc si, ayant à choisir quelqu'un à qui je désire confier plus que nia vie, je m'adresse à vous. C'est le cas de bien choisir... Si l'on vous parle de ce pays et
de moi, nos malheurs nous donneront sans doute des torts que nous sommes loin
de mériter. On vous dira peut-être que je n'aime que la Hollande, que je ne
suis plus Français ; remettez votre jugement sur tout cela, je vous prie...
Attaché de cœur et d'affection à un pays dans lequel
je suis venu malgré moi, j'ai tout sacrifié pour remplir des devoirs
difficiles, mais mon cœur palpite toujours pour la France. Je ne puis que
gémir en voyant menacé de son incorporation un pays dont le climat me détruit
chaque jour[8]. Ainsi Louis écrit à Bonald : J'ai reconnu que vos principes étaient conformes aux miens. Ainsi, à cet inconnu, il dit son animadversion contre l'Empereur et contre Hortense ; il le prend pour confident sans l'avoir jamais vu et sur ses livres — ainsi que tout jeune, il a pris Bernardin-de-Saint-Pierre... Pour des considérations personnelles, à ce qu'on dit, M. de Bonald n'accepta pas la place ; il suffit qu'elle ait été offerte. Un plan d'éducation pour son fils qui a cinq ans et demi, cela est prématuré, mais des plans, c'est Louis tout entier : les plans l'agitent bien autrement que leur exécution et il lui suffit d'avoir tracé un plan sur le papier pour qu'il s'imagine avoir fondé les institutions, accompli les réformes, assuré à jamais la perpétuité de ses œuvres : de partout, à tout le monde, il demande des plans : à Fontanes, un plan pour la réforme de l'instruction publique en Hollande et la création d'une université royale, à Muraire un plan pour la réforme de la magistrature et la création d'Une cour de cassation ; à Locré, un plan d'ensemble sur l'organisation départementale et communale ; c'est tonte la face de son royaume qu'il prétend changer. En même temps, il pense à perpétuer la gloire de son règne par des monuments, et, pour trouver de bons modèles, il visite en détail tous ceux que son frère a érigés, et il témoigne, par des présents, sa satisfaction aux architectes ; mais la plus désirable des illustrations lui semble encore celle que donnent les poètes et les gens de lettres. Etant du métier, il se pique de s'y connaître ; il veut savoir tontes les nouvelles de l'Académie, il recherche les candidats et les accueille : Baour-Lormian et Campenon ont ses suffrages. Aux hommages de livres ou de brochures, il répond par des tabatières ou des montres et, dès lors, ne chôme point de dédicaces dont il est tout. Lorsqu'il aura regagné ses Etats, ce sera là le fond de la correspondance qu'entretiendra avec lui son secrétaire de cabinet, M. Decazes, confident intime qui s'exerce dès lors, avec ce maître capricieux, à deviner et à flatter les fantaisies royales. Du monde et de la Cour, il voit peu de gens : il est assidu, quoiqu'il en ait, aux cérémonies habituelles des Tuileries, mais c'est sans agrément. Il n'attire point les ministres, sauf Fouché ; il ne va dans aucun lieu public, dans aucun spectacle, jamais chez Caroline, rarement chez Jérôme. C'est avec Madame, Fesch et Pauline qu'il se plan ; quelquefois avec Julie. Il donne chez Madame des concerts de musique religieuse que dirige Platitude, son maitre de Chapelle, mais où il choisit chaque morceau. Dans cet intérieur de l'hôtel de Brienne, il voit beaucoup de prêtres et, par eux, l'on peut croire qu'il s'établit en une sorte de correspondance avec le Pape ; au moins lui rait-il témoigner ses sentiments de liliale vénération. Peut-être, dès lors, ainsi qu'il a dit, pose-t-il les premiers jalons de la demande en annulation de mariage qu'il présentera par la suite. Il est Lien plus éveillé qu'on ne pourrait penser sur tout ce qui touche ù la politique générale et aux intérêts de la Famille : ainsi prend-il sa part dans les démêlés de l'Empereur avec Lucien et donne-t-il des consultations où il invite Lucien à céder et lui en prouve la nécessité : c'est le moment où, pour sa part, il lutte le plus désespérément : l'on croirait à une contradiction de plus, mais c'est que, dés qu'il n'est plus personnellement en jeu, dés qu'il ne s'agit plus de lui-même, ni d'Hortense, ni de la Hollande, son jugement est sain, ses conseils sont avisés, il n'est plus le même homme. Le cas n'est pas rare et voilà longtemps que les aliénistes l'ont reconnu. |
[1] Voir Napoléon et sa famille, IV, 355 et 495.
[2] Voir Napoléon et sa famille, IV, 339.
[3] La note K : La Hollande surtout a nui à l'effet des mesures qui doivent tirer leur force de leur ensemble : elle a trahi la cause commune. Elle a reçu votre commerce sous un pavillon américain, désavoué par les États-Unis eux-mêmes ou tout autre masque : mais elle ne le recevra plus. Vos ordres du Conseil de 1807 exigent l'occupation des côtes et des ports de la Hollande par des douaniers et des troupes auxquels on puisse se fier, et cela va avoir lieu. Et comme un des résultats de la première et de la deuxième coalition a été d'étendre les côtes de la France jusqu'à l'Escaut, le résultat de vos ordres du Conseil de 1807 sera d'étendre les côtes de la France jusqu'à l'Elbe.
[4] Cette lettre n'est pas datée : mais Louis y communique le projet de traité et demande l'opinion de ses ministres : elle est donc postérieure au 5 février : Louis est tombé malade le 10 de façon à ne plus pouvoir s'occuper d'affaires ni en écrire, ce qui est confirmé par l'absence de toute lettre de lui entre le 9 et le 19 : donc, cette lettre a été écrite du 6 au 9 février.
[5] Louis demandait que les troupes françaises qui occuperaient les côtes fussent mises au moins nominalement sous ses ordres.
[6] La date est difficile à fixer : toutefois, il est impossible que la scène ne se soit pas passée à Compiègne entre le 23 et le 26 mars.
[7] Madame de Boubers.
[8] Je n'ai de cette lettre que des fragments ; mais malgré les regrettables lacunes, je publie ce que j'en ai trouvé, car tel quel c'est un document majeur sur la psychologie de Louis.