(27 mai 1808 — 9 novembre 1810.) L'Empereur se tient fermement aux propositions qu'il a faites à Lucien à Mantoue. — Contre-propositions de Joseph à Lucien en mai 1808. — Ne pouvant arracher Naples à Murat, Joseph lui donne des désagréments. — Lucien eût-il alors accepté une vice-royauté — Opinion qu'il a de lui-même. — II est le protecteur de la Famille. — Menace qu'il fait de s'embarquer. — Il demande des passeports au ministre anglais en Sardaigne. — Il n'a nulle intention d'en user. — Il croit devenir roi de Naples. — Lettre à Pie VII et réponse. Velléités sur la Toscane. — Elisa et Lucien en Toscane. — Lettres d'Elisa. — La Toscane réunie à l'Empire. — Madame demande Lolotte. — Pourquoi ? — Lucien ajourne. — Son séjour à Florence. — Nouvelle menace de départ. — Hiver de 1808-1809 à Canino. — Saison aux Bains de Lucques. Retour à Tusculum, à Rome, et à Canino (octobre 1809). — Embarras d'argent. — Arrivée d'un émissaire de Madame. Elle demande Lolotte et Lili. — Lucien envoie à Paris Campi et Boyer. — Fesch parle d'un arrangement. — Négociations et discussion. — Jérôme chargé de régler les affaires. — Conversation de Jérôme avec Campi et Boyer. — Résultat nul. — Ce que pense Lucien. — La nouvelle du divorce (décembre 1809). — Après bien des refus, il consent au départ de Lolotte. — Par ces retards, échec du projet de mariage. — L'arrangement avec Lucien revient au premier plan. — Effort général de la famille. — Lettre de Madame. — Lucien convaincu que l'Empereur reconnait son mariage, fait des démarches positives. — Il demande à venir à Paris. — Audience donnée par l'Empereur à Campi (3 février 1810). — Ultimatum de Napoléon. — Campi part pour chercher Lolotte. Campi à Canino. — Conversations de Lucien. — Il refuse de se soumettre. — Il partira. — Proposition nouvelle. — Campi et Alexandrine. — Lettre d'Alexandrine à l'Empereur. Voyage de Lolotte. — Son arrivée à Paris. — Audience de l'Empereur à Campi (9 mars). — Conversation avec Madame, Fesch et Louis. — Unanimité de la famille pour le divorce de Lucien. — Lettres à Lucien. — Lettre de Madame à Alexandrine. — Lolotte présentée à l'Empereur. — Réponse de Lucien. — Conversation de Campi avec Madame (26 mars). — Dernière audience de l'Empereur à Campi (10 avril). Campi repart à Canino (12 avril). — Il échoue. — Préparatifs de départ de Lucien. — Double jeu de l'Empereur et de Lucien. — Lucien rappelle Lolotte. — Ce qui est arrivé de Lolotte à Paris. — Campi chargé de ramener Lolotte et de rapporter les passeports. — Renvoi de Lolotte (4 juin). — Lucien cherche de l'argent. — Derniers préparatifs. — Bruit que répand Lucien de son passage en Corse. — Mission de Tavera à Cagliari. — Le ministre d'Angleterre en Sardaigne refuse des passeports. — Murat fournit un navire américain. — Nouvel émissaire envoyé à Cagliari. — Embarquement sur l'Hercule. — Départ de Lucien (7 août). — La suite. — Tempête. — Relâche à Cagliari. — Négociations avec Hill, avec Sir Robert Adair. — Lucien demande à être reçu à Plymouth. — Il n'y sera reçu que comme prisonnier de guerre. — En attendant la réponse du gouvernement anglais, Lucien demande à rester à Cagliari. — Refus des autorités sardes. Lucien menacé d'être envoyé à Malte, écrit à l'Empereur (15 août). — Lucien se débat contre Malte. — Il est contraint de s'y rendre (22 août). — Arrivée à Malte. — Lettre de Lucien à la reine Marie-Caroline. — Altercation avec le gouverneur. — Séjour de Lucien à Malte. — Arrivée à Malte de la frégate qui doit transporter Lucien en Angleterre. — Lucien refuse de partir. — Il finit par s'embarquer (20 novembre). — Arrivée à Plymouth (12 décembre). — Commentaires des journaux anglais. — Etat d'esprit de l'Empereur. — Premier indice qu'il a eu du départ de Lucien — Ordres donnés à Miollis. — Quand ils arrivent. — Interrogatoire des gens de Lucien. Murat et l'Hercule. — Mesures à prendre contre Lucien. — Premier projet de sénatus-consulte (18 septembre). — Deuxième projet. — Cambacérès consul. — Projet de lettre au président du Sénat. — Lettre publique (25 septembre). — Lettre secrète déposée aux archives du Sénat. — Radiation de Lucien du Sénat, du Grand Conseil de la Légion et de l'Institut. — L'Empereur apprend que Lucien est prisonnier à Malte. — Amnistie pour les comparses. — Regrets de l'Empereur. Seul, Lucien n'a point assisté au mariage et pourtant il n'a point tenu à Napoléon qu'il n'y vint et que, la réconciliation accomplie, il ne reçût un grand établissement, mais l'Empereur s'est heurté comme toujours à l'obstination de son frère et les conséquences, cette fois, doivent être bien plus graves puisque la rupture définitive va s'en suivre. Depuis 1803, Lucien se berce d'illusions que chacun des membres de sa famille s'est plu à entretenir et Napoléon, de son côté, est arrêté à ne point dépasser les concessions suprêmes qu'il a faites lors de l'entrevue de Mantoue. Hors de lui pourtant, des négociations ont couru ; les frères et les sœurs, spéculant sur leur désir de faire rentrer Lucien dans le système, ont fait des promesses et ont imaginé des combinaisons que Lucien croit autorisées et qui, à chaque fois, ont accru sa vanité, ses prétentions et sa résistance. Lorsque, le 27 mai 1808, allant de Naples où il régnait, à Bayonne où l'attendait une autre couronne, Joseph, à Bologne, a proposé à Lucien le choix entre le trône de Portugal, celui des Deux-Siciles, la vice-royauté d'Espagne ou celle des Indes, nul doute qu'il ne se soit avancé au delà des intentions de l'Empereur. Napoléon lui a écrit : Vous verrez seulement le Sénateur ; sachez quelle est sa dernière résolution ; mais Joseph compte que, arrivant à Bayonne porteur d'un traité de réconciliation, Napoléon sera trop heureux d'ouvrir la main. S'il avait été plus diligent, peut-être eût-il arraché à Murat la couronne promise, même déjà donnée, mais, par ses retards, il la lui assure ; tout au plus, par les difficultés qu'il lui oppose, par les constitutions qu'il octroie à son ci-devant royaume, par les croix de Naples qu'il distribue à ses fidèles, par les domaines et l'argent de Naples dont il fait largesse à ses courtisans, peut-il témoigner avec quel déplaisir il cède la place à son beau-frère ; et aussi suffit-il des despotiques exigences du traité de Bayonne, surtout en ce qui concerne les biens personnels des Mural, pour prouver quelle mauvaise volonté il a inspirée à l'Empereur. Mais cette médiocre vengeance n'a point pour effet d'attirer sur Lucien une vice-royauté de Naples ou d'Espagne ; car, quant aux Indes, qui n'existeront pour Joseph que sur les mappemondes, il n'est plus temps de les offrir. Un soldat intrépide, tel que Linières, n'a pu, malgré son prestige, conserver ou conquérir Buenos-Ayres à la dynastie Napoléonienne, qu'irait y faire Lucien ? En admettant — et rien n'était moins sûr — que l'Empereur eût donné sans conditions son agrément à quelqu'une de ces combinaisons, Joseph était-il certain que Lucien lui-même y consentît ? Telle était sa tournure d'esprit qu'en acceptant un trône, il estimait faire une grâce à sa famille et que, le recevant de Napoléon, c'est Napoléon qu'il obligeait. Outre que Napoléon lui devait tout, puisqu'il lui devait le succès de Brumaire, il lui devait par surcroît le Consulat à vie, le Concordat et la Légion d'Honneur ; il avait encore à apprendre de lui à gouverner, car lui seul s'y entendait. Quant à la Famille, c'est lui qui la sauverait, c'est autour de lui qu'elle devait se rallier, le jour prochain où l'Empereur périrait. Ce n'était donc pas son intérêt à lui, mais à elle, qu'ii menât un grand Etat. Mais il n'était pas décidé, il se réservait, il se refusait, il planait, il entendait qu'on le suppliât et que ce fût lui qui fît les conditions. Comme conclusion à la longue audience que, à Bologne, il donne à un affidé de Jérôme, il lui dit : J'ai laissé un de mes courriers à Joseph ; il me l'expédiera aussitôt qu'il y aura quelque chose de décidé : cependant, de toutes les manières, je m'embarquerai toujours, parce que je prévois que l'Empereur fera beaucoup de difficultés avant de se décider à conserver l'intégrité de ce beau pays (l'Espagne). Je ne crois pas qu'il conserve intact un si beau royaume. Cela n'entre pas dans son système politique et je ne veux rien accepter que je ne voie un but et un résultat de famille qui puisse nous mettre à l'abri de tout et dans la possibilité de nous soutenir réciproquement s'il y avait lieu. Et il termine : Mon bâtiment est prêt à Livourne ; j'ai dit au roi d'Espagne que ma dernière résolution était de m'embarquer si tôt que l'embargo serait levé. Pour attester que ce n'est point là une menace vaine, sitôt revenu de Bologne à Florence, le 30 mai, il écrit au ministre d'Angleterre à Cagliari qu'étant sur le point de s'embarquer avec sa famille pour aller s'établir aux États-Unis, il le prie de vouloir bien lui adresser des passeports afin que la marine de Sa Majesté Britannique ne s'oppose pas à son passage à New-York. Je prie Votre Excellence, ajoute-il, de bien vouloir remettre la réponse au porteur de la présente et d'agréer d'avance ma reconnaissance et mon désir de pouvoir la lui communiquer quelque part. Le ministre d'Angleterre, M. William Hill, ne manque pas
cette occasion d'aggraver la désunion des Bonaparte ; sans consulter son
gouvernement, il expédie à Lucien les passeports demandés. Lucien d'ailleurs
n'a nulle intention d'en user. Il lui suffit d'avoir fait cette démarche,
dont il ne lui déplairait pas flue la nouvelle filtrât jusqu'à Bayonne ; du
même coup, il s'est donné la satisfaction de voir comme les Anglais le
prisent et le comptent, quelles facilités il trouvera, s'il lui plaît à la
fin de passer chez eux. Il est si fort convaincu d'ailleurs que le trône de
Naples va lui échoir que à Van Dedem van Gelder, ministre accrédité par Louis
près de Joseph, qui, en se rendant à son poste, s'est arrêté pour le voir, il
en parle avec franchise, lui disant combien il le reverra avec plaisir si la chose réussit. Sa
femme ne se possède pas de joie quoi qu'elle fasse tout au monde pour cacher
son ambition et pour comprimer ses mouvements secrets. Ainsi, Lucien attend un courrier qui lui apportera une couronne et, en même temps, il demande des passeports au ministre d'Angleterre ; mais il trouve sans doute encore la situation trop simple : car, par sa femme, il fait écrire au Pape : Alexandrine annonce à Pie VII que le Sénateur est obligé de s'éloigner de Rome pour faire un long voyage. Fait-elle allusion à un projet de départ outre-mer ? Est-ce à ce moment qu'elle sollicite des lettres pour les souverains ennemis de l'Empereur ? Se plaint-elle de la tyrannie qui les opprime en même temps que le successeur des Apôtres ? En tout cas, le 4 juin, Pie VII répond de sa main à Alexandrine en recherchant les expressions les plus tendres d'affection paternelle, et en envoyant une bénédiction spéciale à Jeanne, sa filleule, cette chère petite enfant, dit-il, qui porte le nom qui nous est si cher, de notre défunte mère. Est-ce assez de fils croisés s'entremêlant ? La Toscane n'a-t-elle pas éveillé aussi bien les convoitises de Lucien que celles d'Elisa, et, dans le désordre de cette ambition tumultueuse qui aspire à tout et ne se pose sur rien, la perspective de succéder aux Médicis le laisse-t-elle indifférent ? A Florence, où il s'est installé après sa course à Bologne, il est trop près de Lucques et de Marlia pour ne pas échanger des communications avec sa sœur. L'intimité ne peut s'établir entre eux comme au début du Consulat, mais ils ont gardé de l'attrait Fun pour l'autre et bien des souvenirs les lient. Nul dans la Famille ne reste aussi certain qu'Elisa du génie de Lucien et, si les ambitions qu'elle porte depuis quatre ans se trouvent contrariées par les projets qu'elle prête à son frère, elle ne doute pas qu'un entretien cordial ne suffise à les accorder ; seulement, à chaque rencontre qu'elle propose, Lucien se dérobe. Pendant qu'ils se font des finesses, l'Empereur, par le Sénatus-consulte du 11 mai, dispose de Parme et de la Toscane, mais c'est pour lui-même : Voilà la Toscane réunie et me voilà au milieu de la France, écrit Elisa à Lucien, le 14 juin. Écris-moi, fais-moi part de les arrangements. Je sais bien que tu attends le courrier de Bayonne, mais j'aurai le temps de te voir avant son retour. Vainement lui demande-t-elle de venir à Marlia ou à Livourne, Lucien, ombrageux à son ordinaire, prétend que, parce qu'il est l'aîné, sa sœur fasse les premiers pas, qu'elle vienne le trouver à Florence ; si elle ne vient pas, c'est qu'elle le dédaigne, car lui n'est pas prince. Tu l'es de fait comme moi, répond-elle, quoique tu ne le sois pas de nom. Si ton excuse est dans ton tige que tu trouves si fort à propos pour excuser ta paresse, je te dirai que je suis femme et que, dans tous les pays, les hommes ont fait les avances ; et elle ajoute en nouvelles : Joseph est roi d'Espagne ; ton courrier tarde bien. Je te désire un royaume. Je suppose qu'alors tu ferais des avances, malgré ma jeunesse. ***Ce n'est point une couronne qu'apporte le courrier, mais une lettre où Madame (6 juillet) rouvre la question, posée dans l'entrevue de Mantoue, du voyage de Charlotte à Paris, et, sans explications, donne des espérances pour son établissement. Quel est donc ce prétendant pour Lolotte ? Pas le prince des Asturies sans doute car, après sa révolte contre son père, son voyage à Bayonne et son départ à Valençay, il n'est plus du jeu, et pourtant, c'est un grand prince. N'est-ce pas le temps où les bruits de divorce ont, grâce à Fouché, pris l'aspect d'un mouvement d'opinion, et Madame, spontanément ou sur quelque avis, ne veut-elle pas avoir sa petite-fille toute prête, pour offrir à Napoléon, le moment venu, le seul parti qui convienne à la Famille ? Rien ne presse ; Lucien ne se décide point à envoyer Lolotte sans avoir touché des arrhes, et, se trouvant bien à Florence où on lui a montré beaucoup d'égards et où il trouve des distractions à son goût, il s'y établit en Mécène. C'est le meilleur rôle qu'il y puisse jouer, car ceux qu'il remplissait à Rome sont distribués. La société, où Mme d'Albany donne le ton, ne se plierait point aux usages que Madame Lucien avait imposés aux Romains : ne se levant pour personne, ne reconduisant personne et ne couvrant même point sa superbe d'excuses et de prétextes tels que jadis Mme de Montesson. Qu'aurait à faire d'elle la veuve du Prétendant, qui se laisse à l'occasion donner de la Majesté et qui se tient pour reine à Florence à défaut de rétro de Londres. Aussi, c'est un dédain de souveraine que Mme d'Albany écrit : La femme a de beaux restes : quoiqu'on la dise jeune encore, elle est forte, et, dans ce pays, cela n'a pas un grand mérite ; on aime les femmes minces et sveltes... et puis une potée d'enfants. Le monde officiel, courtois et même empressé à l'arrivée, a procuré des palais de ville et offert des maisons de campagne, mais le conseiller d'État Dauchy, qui a la première autorité, n'est pas reçu à sa première visite, l'est seulement quelques instants à la seconde. Menou, gouverneur général, est moins bien traité encore. On se le tient pour dit, et seuls fréquentent chez Lucien quelques fonctionnaires subalternes qui font les commissions et s'efforcent en complaisances. Quant au peuple, soit esprit d'opposition, soif désir de plaire à l'homme qui demain peut lui être un maître, soit besoin instinctif de prodiguer son enthousiasme, il accueille avec des applaudissements le général Boyer, lorsqu'il parait pour la première fois au théâtre. Lucien n'y revient pas ; car il ne veut pas donner de prétextes pour qu'on le prie d'aller ailleurs ; mais il est libéral, il fait beaucoup de charités ; il dote des filles pauvres rencontrées au hasard des promenades ; il est sentimental et populaire ; cela change de la morgue espagnole et rappelle la maison de Lorraine : aussi le peuple se plairait-il à l'avoir pour gouvernant. Avec les artistes bien mieux : Lucien entre en marché pour
acheter et restaurer la maison de Michel-Ange ; il commande à Marin son
buste, les médaillons de ses enfants, un tombeau pour le petit garçon qu'il a
perdu, une statue de la Mélancolie pour le cénotaphe qu'il veut ériger
à sa première femme ; à Milhomme, un buste de Pie VII et une statue de Psyché
qui ne fut pas jugée indigne du Louvre ; il se fait peindre, en grand et en
petit, au moins quatre fois par Fabre ; il fait reproduire par Volpini, en
gravures au trait, les tableaux et les statues de sa galerie ; il veut les
portraits de tous les siens en camées, par Sentarelli, chacun à vingt-cinq
louis de façon et cinq louis pour la pierre ; il pousse sa pointe aux
tableaux anciens et, non content de ceux qu'il trouve en Toscane, il en
demande à Lucques : un surtout, un tableau du Fraie qui était aux Dominicains,
au premier autel, an temps où Cochin fit son voyage d'Italie, et où l'on voit le Père Éternel avec ces mots Alpha et Omega,
en bas plusieurs apôtres ou saints, une sainte Lucie et une autre sainte
religieuse. Elisa, qui se pique de s'y connaître, l'a pris dans son
palais, mais cela n'arrête point Lucien, qui le lui demande. Quant au tableau de le Frate, lui répond-elle, je te dirai avec regret qu'il est impossible que je le
cède jamais à personne. Le pays a une vénération pour ce tableau. C'est la
chose la plus rare à Lucques. L'Empereur, à Venise, m'a dit qu'on lui en
avait parlé et qu'il fallait l'envoyer à Paris et faire un change. Je m'y
suis opposée par les mêmes motifs. J'ai même balancé à le faire transporter
au palais. Je ne le regarde pas comme ma propriété, mais comme celle de la
ville. Il faut bien que Lucien se rende à ces raisons, si misérables
qu'il les trouve ; mais, en compensation, Elisa devra lui donner une ou deux
soirées pour entendre le deuxième et le troisième chant de Charlemagne.
Elle s'y soumet de bonne grâce. Je t'engage à
persévérer, lui écrit-elle, se sera un monument digne de toi. Tu n'auras pas
été oisif et on verra qu'au lieu de t'occuper de politique, tu ne penses qu'à
la poésie. Mais ces soirées qu'elle a promises ne se passent pas sans
trouble. C'est au moment où Caroline traverse l'Italie, se rendant dans ses
Etats de Naples, qu'Elisa, venant à Florence pour la rencontrer, doit les
donner à Lucien. Or Lucien ne veut pas voir Caroline.
Elisa craint de se compromettre ; elle redoute les rapports de sa sœur : Quel bonheur pour elle si elle pouvait m'accuser ! Elle
ira donc, à dix heures du soir, se promener suries remparts, derrière la maison
de Lucien et, alors, on verra d'entrer chez lui sans
qu'on la voie. — Tu sens bien, écrit-elle,
que ce qui m'empêche de faire une démarche publique
envers Alexandrine n'a d'autre motif que ma position qui ne me permet pas de
donner tort à Sa Majesté. Ainsi sa femme est toujours au ban de la Famille ; cela peut-il se supporter ? Lucien, qu'a exaspéré l'échec de ses prétentions sur Naples, se détermine (septembre) à écrire à sa mère pour la charger de présenter à l'Empereur une demande nouvelle de passeports pour les Etats-Unis. Mais l'Empereur va partir pour Erfurt ; Madame s'excuse de n'avoir pu lui parler avant son départ ; elle ne croit pas d'ailleurs que la requête eût été accueillie. Elle conjure Lucien de ne pas y donner suite, s'il ne veut pas avoir sa mort à se reprocher ; elle lui conseille d'attendre des temps meilleurs et, jusque-là, de rester en Toscane. Lucien se rend d'autant plus facilement à ces raisons qu'il n'a nulle envie de réaliser ses menaces (30 septembre). Puisque tu es disposé à suivre mon conseil, lui écrit sa mère, je crois que le meilleur parti à prendre, est celui de te retirer à Pise, comme toi-même l'indiques... D'aller dans d'antres terres, cela rie me parait, pas bon. Rien qu'elles soient limitrophes de la Toscane, elles sont toujours dans les États du Pape. ***Lucien n'en vient pas moins s'installer à Canino, qui est à vingt-cinq lieues de Rome et à six de Viterbe. La maison seigneuriale, formée des restes de l'ancien château, est petite, négligée, sans aucune distribution, mais on la met en état de servir d'abri provisoire à la famille et on loge la suite dans les maisons du bourg. Comme étendue au moins le domaine est beau, et Lucien tout de suite se prend de passion pour le transformer. Il vent en doubler le revenu et sève une affaire grandiose ; il remet les forges en activité ; il construit des granges et des communs ; il dispose en ferme Musignano, un ancien couvent des Templiers. Dès le matin, en carmagnole de grosse laine, en souliers ferrés, il parcourt ses terres, tirant aux oiseaux, surveillant ses ouvriers, projetant des embellissements. Le soir, il fait ses comptes et, quand il pleut, il travaille à son poème. En fouillant la terre pour la cultiver, il trouve une autre récolte : le sol recouvre au moins trois civilisations disparues, et, dès les premières recherches, des statues, des thermes, des théâtres, des villes apparaissent. Plus tard, ce sera mieux, et, par centaines, sortiront des vases étrusques, des plus rares et des plus beaux, sur qui Lucien bâtira tout un rêve d'histoire. Il est satisfait. — du moins le dit-il. Nous sommes ici fort tranquilles, écrit-il à sa mère. Dans ce petit village, je m'occupe de mes terres. Ma femme, dans deux mois, augmentera ma famille d'un septième enfant et j'espère que ti7it ou tard, mon frère me rendra justice. Le 3 novembre, en effet, Alexandrine accouche d'un fils qui reçoit les noms de Paul-Marie, en l'honneur du pape Paul III (Alexandre Farnèse) qu'on prétend être né, en 1468, dans ce même château de Canino. L'hiver passe ainsi. Il y a les envois des artistes, peintres, sculpteurs, graveurs, sur qui Lucien exerce tour à tour sa curiosité et ses critiques ; il y a les lectures, car pour rendre son poème plus épique encore, Lucien se nourrit du Saint-Louis du Père Lemoyne et, pour y donner la couleur locale, des Faits et gestes de Charlemagne par Turpin, chronique. Au printemps, qui vient tôt, il y a les joies champêtres, les goûters sur l'herbe et les fêtes villageoises ; mais l'été approche et il faut songer à remonter vers le Nord. Elisa qui, depuis le 3 mars 1809, a réalisé son rêve et qui est établie en grande-duchesse au Pitti et dans les palais toscans, en écrit à son frère avec sollicitude. Le mauvais air ne te forcera-t-il pas à quitter ta campagne ? Dans ce cas-là ne veux-tu pas retourner en Toscane ? Puis-je te faire chercher une maison ? Donne-moi tes ordres, mon ami, je serais si heureuse de le savoir près de moi, et à portée de t'aller voir. Toutefois, il ne saurait être question de Florence et, aux bains de Lucques, il est fâcheux que la maison de la princesse ne soit pas habitable ; mais, du palais, on fournira tous les meubles qui manqueront à la maison Bonvisi où Lucien sera à merveille. Il y verra le prince Félix qui viendra, s'il peut, passer une quinzaine et sa nièce, qui prendra les eaux. Durant ce temps, à Canino, on réparera le château tout à neuf ; on construira à force, on démolira des maisons qui bouchent la vue ; on rebâtira l'hospice ; on dotera le bourg d'une porte monumentale et d'un lavoir public. En cinq mois, il faut que tout soit terminé : aussi, double salaire aux ouvriers qu'on appelle de tous les coins de l'Italie et dont on paie le voyage. Et, pour la mise en état du domaine, c'est pareille activité : il y faut trente charrues, deux cents bœufs, des milliers de bête à laine. On y cultivera le coton et Lucien fait venir exprès des paysans de Calabre. Pour les fonderies et les forges, il faut des ingénieurs, des charpentiers, des artisans dans tous les genres qui arrivent de Corse et de France ; il faut une flottille même, car c'est de l'île d'Elbe qu'on fera venir le minerai. Cet immense établissement indiquerait chez tout autre des vues d'avenir arrêtées ; Lucien pourtant, parait s'en occuper bien moins que de l'enlèvement du Pape et des vicissitudes de son voyage. Malgré le bruit tout proche du canon qui, à Essling et à Wagram, décide le sort de l'Europe, ce sont des nouvelles de Pie VII bien plus que de la Grande Armée qu'il attend d'Elisa. Sans demander permission, il quitte les bains de Lucques, s'en vient pour plusieurs mois à Tusculum et à Rome, regagne Canino seulement à la fin d'octobre. Si, par la suite, il doit tirer grand parti des travaux qu'il a faits, il y a mis beaucoup d'argent et, comme il est gêné, il songe à faire rentrer une créance sur les Santa-Cruz qui date de son ambassade d'Espagne. Cela est peu galant pour la marquise, mais il faut vivre : d'ailleurs, autant qu'il en profite, car, les Santa-Cruz tenant pour Ferdinand VII, ont leurs biens sous séquestre. Lucien en écrit donc à Joseph, mais Joseph n'y peut rien ; l'Empereur s'est réservé en France, en Italie et en Espagne, les biens des grands qui, après avoir prêté serment à Bayonne, ont faussé leur parole. C'est donc à l'Empereur qu'il faut parler et, le 15 novembre, Lucien en charge Madame. Mais il s'agit de bien autre chose. ***A ce moment précis, arrive à Canino, expédié par Madame. Fesch et Pauline, sur la certitude désormais acquise du divorce, Campi, l'ancien secrétaire général du Liamone, qui a été avec Lucien au ministère de l'Intérieur, à l'ambassade de Madrid et qui est mêlé en confident intime à tontes les affaires de la Famille. Campi apporte la prière que Lucien expédie sans retard à Paris ses deux filles du premier lit, Lolotte et Lili. — C'est ainsi qu'on appelle uniquement dans la Famille et les entours, Charlotte et Christine-Egypta. — On tient surtout à Lolotte qui va sur ses quinze ans. Dans sa lettre. le cardinal, avec son adresse accoutumée, a fait allusion à la pension que l'Empereur vient d'accorder à miss Patterson. Cela suffit pour que Lucien se cabre et prenne l'éveil. Je vous prie de m'expliquer, répond-il le 6 décembre, quel arrangement on fait avec la première femme de Jérôme et qu'est-ce que cela a de commun avec la mienne, car cette phrase de votre lettre n'est pas rassurante. De Lolotte pas un mot. Madame, Pauline et le cardinal attendent pourtant avec la plus grande impatience. Lucien plus aucun motif de ne pas envoyer Lolotte ; l'Empereur va divorcer, Louis va se séparer ; c'est fini de Joséphine et des Beauharnais. La Famille a reconquis l'Empereur dont les sentiments sont déjà tout autres que jusques ici. Madame supplie Lucien d'en profiter (12 décembre), mais il a fait son plan et ii n'entend donner ses filles que contre des avantages assurés et sérieux. Le 18 décembre, deux de ses envoyés se présentent à Paris chez Madame : Campi, revenu de Canino, et Boyer, le frère de la première Mme Lucien, resté près du Sénateur comme secrétaire intime, confident et factotum. Madame a le cardinal près d'elle, et le premier mot qu'elle dit est : Pourquoi n'a-t-il pas envoyé Lolotte ? — Lolotte serait arrivée, répond Boyer, si M. Lucien n'avait craint de déplaire à l'Empereur. Vous aviez demandé Lolotte et Lili. Ce n'est pas une raison pour ne pas envoyer Lolotte, dit Madame ; elle prend les lettres que Lucien adresse à Jérôme et à Pauline, disant qu'elle se charge de les envoyer, et laisse la parole à Fesch : Je pense, dit-il, qu'il faudrait s'occuper à la fois de Lolotte et de Lucien. L'événement qui vient d'arriver était désiré par Lucien, c'est le moment de parler d'un arrangement. Boyer et Campi répondent qu'à leur départ de Canino, Lucien n'avait pas connaissance du divorce ; que si, à présent, on lui parle d'arrangement pour lui, il croira que l'on ne veut plus s'occuper de sa Lolotte ; Fesch insiste : Il ne s'agit pas de Lolotte : Lucien a dit plusieurs fois : Quand l'Empereur divorcera, je verrai ce que j'aurai à faire. Cela signifie beaucoup. — Monseigneur, dit Boyer, entend-il que M. Lucien fasse divorce ? — Je ne vous parle pas de divorce, répond Fesch, mais d'un arrangement. — M. Lucien, remarque Campi, ne pourra pas croire que sa famille désire un arrangement si l'on s'exprime toujours en ternies obscurs. — Il aurait tort, dit Fesch ; nous parlons assez clairement. — Que voulait donc dire votre Eminence, demande Boyer, en écrivant à M. Lucien que la première femme et l'enfant du roi Jérôme venaient en Europe ? — Lucien n'a pas voulu me comprendre, répond Fesch ; j'ai voulu lui dire que l'Empereur voulait être bien avec tous ses frères. — Lucien ne pouvait donner ce sens à votre lettre, interrompt Madame. — Mais enfin, reprend Fesch, Lucien, sans faire divorce, pourrait vivre séparé de sa femme ; elle aurait des titres, des rentes ; les enfants seraient bien traités, rien ne leur manquerait. — Vous voudriez donc que tous les enfants de Lucien fussent bâtards, s'écrie Madame, et, s'adressant à Boyer : Croyez-vous que Lucien consentirait à se séparer de sa femme ? Je n'entends pas qu'il fasse divorce ni qu'il abandonne ses enfants. — M. Lucien, déclare Boyer, m'a chargé de vous dire que, si jamais il renonçait à la vie privée, ce serait un sacrifice qu'il ferait pour prouver son attachement à la Famille, mais que les liens qu'il avait formés étaient indissolubles jusqu'à la mort. Sur ce mot, la conférence est rompue ; Madame congédie les deux envoyés et leur dit qu'elle leur fera savoir quand ils devront revenir. Près de dix jours se passent sans que Madame ose rapporter à l'Empereur ce que lui on t transmis les messagers de Lucien. Elle charge seulement Pauline de lui montrer la lettre au sujet de Lolotte. L'Empereur en paraît content. Le 26, après le dîner de famille, elle se décide à l'entretenir du voyage et du gouvernement de Rome, mais elle parle surtout de ses intérêts particuliers, de la manière dont elle est traitée, de l'unique million qu'elle reçoit, de l'entretien de Lolotte qui sera très coûteux — sur quoi elle insiste. L'Empereur ne lui répond pas, appelle Jérôme qu'il prend à part et le charge de régler ces affaires. Le 27, Jérôme convoque les deux émissaires. Je suis autorisé, leur dit-il, à terminer tout ce qui regarde Lucien. Tout ce que je
ferai sera approuvé, mais je ne voudrais pas faire de démarches inutiles.
Vous connaissez les sentiments de Lucien ; quelles sont les bases d'après
lesquelles on pourrait s'occuper d'un arrangement ? Campi répond que
Lucien n'a pas prévu qu'on leur en parlerait, qu'ils n'ont pas
d'instructions, qu'ils sont venus seulement pour demander à Madame si Lucien
ne déplairait pas à l'Empereur en envoyant Lolotte sans Lili. L'affaire de Lolotte est finie, interrompt Jérôme. L'Empereur consent qu'elle vienne sans Lili, je suis fâché
qu'elle ne soit pas ici. Maman aurait dû vous renvoyer le lendemain de votre
arrivée pour retourner la chercher. Il demande combien il leur faut de
jours pour être de retour avec elle. — Vingt jours, lui répond-on. — C'est bien, fait-il, mais
revenons à Lucien. L'Empereur veut qu'on termine. Lucien ne peut pas vivre en
particulier. S'il le croit, il est dans l'erreur. S'il nous aime, il doit
désirer un arrangement. Qu'en pensez-vous. — M.
Lucien, répond Boyer, m'a chargé de dire à
Madame que, si jamais il faisait le sacrifice te sa vie privée, ce ne serait
que pour prouver son dévouement à la personne de l'Empereur et à toute sa
famille. — A la bonne heure !
fait Jérôme. Mais il faut s'entendre : Lucien a des
enfants de sa seconde femme : un de ces enfants est né hors le mariage. Il
n'est pas légitime. Nous ne pouvons donc pas le reconnaître. Ce serait
reconnaître tons les enfants naturels que nous avons eus. Lucien sait que cet
enfant n'a aucun droit à la couronne de France. Comme Boyer et Campi
répondent que M. Lucien ne s'est jamais expliqué avec eux sur un point aussi
important : S'il était question d'une autre couronne,
reprend Jérôme, la succession serait réglée comme Lucien
voudrait, mais pour celle de France, il faut bien se convaincre que Lucien
n'y a aucun droit. Je suis le meilleur ami de Lucien ; je me sacrifierais
pour lui, mais je ne consentirai jamais à reconnaître un enfant qui n'est pas
légitime. Quant aux autres enfants, il n'y aura aucune difficulté. Puisque
vous ne connaissez point les sentiments de Lucien sur ce point, conclut-il,
je ne puis donc pas m'occuper d'un arrangement. Dès lors, la conférence tourne court. Campi réplique
vainement que l'arrangement aura lieu dès que l'Empereur le voudra, qu'il
faudrait seulement que Lucien connût directement et positivement les
intentions de l'Empereur ; que, si Jérôme veut écrire, foyer partira sur
l'heure et reviendra avec la réponse. Jérôme tergiverse et cherche une
échappatoire : Pour écrire, dit-il, il faut que je prenne les ordres de l'Empereur. Je ne veux
pas faire comme d'autres qui, au lieu de travailler à l'union de la Famille,
perdent leur temps en bouderies. Mais la correspondance est un moyen si lent
! J'en voudrais un plus prompt. On lui propose un rendez-vous, une
entrevue. Cela n'est pas si aisé, répond-il. Je vais partir pour Cassel ; je verrai. Je suis fâché que
Lucien ne vous ait pas donné des instructions. Puis, des recommandations
de secret absolu : Nous avons des ennemis qui
craignent le rapprochement. Encore des allusions mystérieuses, et, en
les congédiant, l'assurance qu'il verra l'Empereur dans la journée. Il le
voit peut-être, mais il ne fait rien dire. ***Durant ce temps, que pense Lucien ? La nouvelle du divorce impérial l'a surpris et il s'est plaint à Elisa qu'elle ne l'eût pas averti, alors que l'envoi de Campi eût dû lui faire tout pressentir. Les avis d'ailleurs ne lui ont pas manqué. Par Girardin, il en a reçu de Joseph. Il en reçoit de directs d'Elisa qui lui écrit : Jusqu'ici, rien ne peut me faire soupçonner quelle sera la nouvelle épouse de l'Empereur ; si mes vœux étaient exaucés, ce choix mettrait fin à une division bien pénible pour mon cœur. Il en reçoit de plus précis encore de Madame et, ce qui semble décisif, de Fouché, son ancien ennemi, réconcilié avec lui grâce à des intermédiaires complaisants. Elisa, à qui Madame a écrit en détail sous le couvert d'un banquier, revient à la charge, s'adresse, comme il fallait, non au mari, mais à la femme, laquelle accorde le voyage de ses belles-filles. Mais qu'on ne croie pas au moins qu'elle y ait contribué. Vous connaissez Lucien, écrit-elle à Elisa. La conduite qu'il doit tenir n'est jamais influencée par personne. Ce qui regarde ses enfants l'intéresse trop vivement pour qu'il ne se conforme pas à tout ce qui peut leur être avantageux. Quant à moi, je trouve le bonheur et la considération dans l'obscurité où je compte toujours vivre ainsi que mes propres enfants ; je fais toutefois une différence entre eux et Charlotte et Christine. Lucien sait depuis longtemps que je suis toujours prête à sacrifier le bonheur que j'ai à leur servir de mère au désir de leur prospérité future. Il semble donc que sur ce point du moins l'on soit d'accord, mais, par les retards que Lucien a portés au départ de sa fille, et par l'empressement que l'Autriche a mis à s'offrir, le projet de mariage, où la Famille avait placé ses espérances, devient irréalisable. La question du voyage de Lolotte passe donc au second plan et la plus grave, celle de l'arrangement, revient au premier : soit que, dans la Famille, on se fasse des illusions sur la fermeté des résolutions de l'Empereur, soit qu'on s'imagine que Lucien, s'il se compromet, ne pourra plus se dédire, comme sur un mot d'ordre, on tente de tous côtés l'assaut. J'ai parlé à l'Empereur, écrit Pauline à Lucien le 2 janvier 1810 ; maman s'est chargée de te rendre compte de ce qu'il a dit... Il paraît désirer savoir ce que tu veux, afin de terminer et de te voir réuni à nous : ce serait pour nous un grand bonheur. Madame écrit en effet, mais c'est sans rien préciser, sans entrer dans aucun détail au sujet d'Alexandrine et des enfants, en affirmant seulement que l'Empereur désire l'arrangement et fera tout pour le rendre possible. Lucien, convaincu qu'il a triomphé et que Napoléon reconnaît son mariage, répond par des démarches positives : il écrit à Madame pour attester le désir qu'il a de servir l'Empereur ; il écrit à l'Empereur même pour lui demander l'autorisation de venir à Paris sous prétexte d'y conduire sa fille ; enfin, pour régler les détails de sa venue, il adresse ses instructions à Campi qu'il accrédite comme ambassadeur. Le 3 février, l'Empereur fait appeler Campi. Lucien désire venir à Paris, lui dit-il. S'il est décidé à s'arranger, je le verrai avec plaisir.
S'il entend me contrarier, qu'il ne vienne pas. Il prend connaissance
de la lettre que Campi a reçue de Lucien. Entendez-vous
bien cela ? dit-il, je ne vois pas en lui
aucune disposition à s'arranger. Campi allègue la lettre écrite à
Madame. Il m'en écrit aussi une remplie de phrases,
dit l'Empereur. Il n'est plus temps de faire des
phrases. Je ne veux pas reconnaître une femme qui s'est introduite dans ma
famille malgré moi. Lucien m'a toujours trompé. Il avait promis à Joseph, et
vous le savez, de ne jamais prendre pour femme Mme Jouberthou... J'ai des reproches à me faire, celui d'avoir reconnu son
premier mariage et de n'avoir pas fait arrêter Mme Jouberthou. Mais Christine
avait de bonnes qualités, les temps étaient différents ; aujourd'hui,
empereur des Français, dictant la loi à des rois, céderai-je à cette femme ?
Je n'ai jamais reçu d'elle un acte de soumission. — Elle n'a pas osé écrire à Votre Majesté, interrompt
Campi. — Je connais sa conduite,
continue-t-il. Ma politique ne peut pas changer. Si
elle aime Lucien, si elle aime ses enfants, elle engagera elle-même Lucien à
faire divorce. — Le roi Jérôme et Madame mère
m'avaient dit que Votre Majesté n'exigeait plus le divorce, dit Campi.
— Je veux bien, répond l'Empereur, mais qu'arriverait-il : Je n'ai pas reconnu, je ne dois
pas reconnaître ce mariage. Je ne pourrai donc rien faire pour les enfants.
S'il y a divorce, les enfants sont reconnus. Il n'y en a qu'un qui soit le
fruit d'un adultère. — Le premier mari était
mort quatorze mois avant la naissance de l'enfant, fait observer
Campi. — C'est une chose à vérifier, dit
l'Empereur. Il est né avant le mariage ; cela est
contraire à nos mœurs. Au reste, ajoute-t-il, je ne veux plus que Lucien ait
aucun prétexte. Je me chargerai aussi de celui-là. Je ferai pour tous les
enfants de Lucien des sénatus-consultes particuliers. M'entendez-vous ? Ne
suis-je pas le maître d'appeler à mon héritage qui bon me semble ? Je n'étais
qu'un simple particulier, je me suis fait un empire, je veux le conserver.
Mes démarches sont le résultat de mes calculs. Les oppositions de ma famille
ne me feront pas changer mon système. Voyez, je vous parle de sang-froid et à
cœur ouvert. Si Lucien ne s'arrange pas dans cette circonstance, il n'en
trouvera plus. — Votre Majesté, dit
Campi, devrait permettre à M. Lucien de venir à
Paris pour lui faire connaître directement sa volonté. — Non ! répond l'Empereur. Je
me rappelle l'entrevue de Mantoue. Il osa me dire alors qu'il n'aimait pas
les Français ; ce propos m'indigna. Il pouvait le tenir avec Joseph, entre
eux, mais non é l'empereur des Français. Celui qui n'aime pas les Français
est mon ennemi : il peut aller rejoindre les Anglais. — Votre Majesté n'a pas de meilleur ami que Lucien,
dit Campi. — Il est mon ami ! Qu'il m'aide donc à
gouverner le vaisseau ! s'écrie l'Empereur. Il est mon ami ! Qu'a-t-il fait
jusqu'à ce jour ? L'ai-je vu à Eylau, à Austerlitz ? J'étais sur le champ de
bataille : sa famille était exposée à tous les périls et Lucien allait
coucher avec sa femme ! N'était-ce pas à lui à gouverner en mon absence ?
M'obliger à confier les rênes du gouvernement à Cambacérès, à donner des
royaumes à des étrangers ! — Si Votre
Majesté ne veut pas que M. Lucien vienne à Paris, insinue Campi, elle pourrait lui écrire et je porterai ses ordres. Je
crains que M. Lucien n'attribue à mon zèle pour lui les paroles que je viens
d'entendre. — Je ne puis pas écrire,
déclare l'Empereur. Lucien vous croira, vous êtes
ami de Lucien ; vous n'avez aucun intérêt à lui cacher la vérité. Dites-lui
que, lorsqu'il s'agit des intérêts du monde, on doit renoncer aux affections
de famille. Ce sont des sacrifices nécessaires. Voyez l'Impératrice : depuis
longtemps, je vivais avec elle ; j'étais habitué ; je l'aimais ; à mon âge
déjà je ne devais plus penser à une autre femme. Ma position m'a prescrit de
me séparer d'elle ; je l'ai fait. Lucien est la cause de ce divorce. Son entêtement
m'a fait penser à l'avenir : j'ai conçu l'espoir de laisser des héritiers qui
ne troublent pas mon héritage. Je n'ai consulté que le bonheur de mon peuple.
L'Impératrice a été la victime de ma politique. Comme telle j'en aurai soin.
Je n'abandonne jamais les victimes de ma politique. Voyez la première femme
de Jérôme : Elle a été trompée, elle me l'a écrit ; je lui donne vingt mille
écus et je lui ferai oublier son malheur. Si Lucien divorce, je ne vois plus
dans sa femme qu'une victime de mon système et je ne pense plus qu'à lui
faire du bien. Je ne vous dis pas tout ce que je ferai. Préfère-t-elle s'en
aller en Amérique ? Je lui donnerai les moyens de s'y rendre et d'y vivre
honorablement. Veut-elle rester à Rome ? J'y consens. Je lui accorderai tout
ce qui pourra rendre son existence heureuse. Lucien dit qu'elle est bonne
mère : je le saurai bientôt. Que Lucien réfléchisse bien :
A-t-il l'intention de quitter sa femme ? Qu'il vienne avec tous ses enfants ;
j'oublie ses torts, et je le place à son rang. Préfère-t-il sa femme au
bonheur de ses enfants, à la paix de la Famille, aux grands projets que j'ai
conçus ? Il n'est plus mon frère, je ne veux plus entendre parler de lui ;
qu'il s'en aille en Amérique. Je lui ferai préparer un vaisseau à Naples ; il
ne sera plus question de lui. Autrement, qu'il s'attende à être arrêté avec
sa femme et ses enfants et à mourir clans une prison. Quand j'aurai pris une
mesure de rigueur, il n'y aura plus de remède. On dira que c'est un acte de
despotisme, de tyrannie ; on dira ce qu'on voudra. L'Europe applaudira ; je
n'aurai pas de reproche à me faire. J'ai sur ma famille droit de vie et de
mort. J'exercerai ce droit quand ma politique l'exigera. Lucien, Louis,
Fesch, maman ne me changeront pas. Je n'ai pour amis que ceux qui ne
s'opposent point à mon système. Qui sont ceux qui se disent les amis de
Lucien ? Tous mes ennemis, les partisans des Bourbons ! Le faubourg
Saint-Germain fait son éloge, quelle honte ! Lucien se dit mon frère et il
est loué par mes plus grands ennemis ! Campi laisse passer l'orage et, seulement alors, dit que les ennemis de l'Empereur sont ceux de M. Lucien et de toute sa famille. Je sais bien que ce n'est pas sa faute, reprend l'Empereur, mais il n'est pas moins vrai que, par sa conduite, il a donné lieu à tout ce que disent nies ennemis. S'il avait envie de s'arranger, il se conduirait autrement. Que pensait-il en me marquant le désir de venir à Paris ? Il voulait, répond Campi, offrir ses services à Votre Majesté et mettre sous votre protection sa femme et ses enfants. — Non ! dit l'Empereur ; s'il n'a pas l'intention de quitter sa femme, il est inutile qu'il vienne à Paris. A quoi cela servirait-il ? Il s'irriterait ; il ferait des phrases ; il parlerait d'affections de famille et tiendrait quelque propos comme à Mantoue. Je serais obligé de le faire arrêter. Je ne veux pas ce scandale. Si Lucien persiste dans sou aveuglement, je m'en consolerai. Dans une famille, il y a toujours une mauvaise tête. Nous sommes huit ; il y en aura un de moins. Quand je serai obligé de le sacrifier, je le ferai sans la moindre difficulté. On dit que, depuis qu'il est retiré, il s'est livré à l'étude ; il doit donc connaître l'histoire de ceux qui, comme moi, ont fondé des empires. Lucien veut vivre en philosophe et il n'a pas d'argent. Il n'aura pas un sol de moi tant qu'il ne sera pas mon frère ; je ne dois pas me trahir moi-même. Je vous ai dit de grandes vérités,
dit l'Empereur comme conclusion, car, dès lors, il ne fait que répéter les
anciens arguments et, selon son habitude, revenir eu d'autres ternies sur les
idées qu'il a exposées ; il parle de la négociation qu'il a jadis confiée, à
Talleyrand, de celle toute récente dont il a chargé Jérôme. Toutefois, Campi
lui disant. D'après ce que j'entends, M. Lucien ne
pourrait pas rester à Canino ? il répond : Qu'il
y reste s'il veut, mais qu'il s'attende à y être arrêté, d'un moment à
l'autre. Je ne dis pas que ce sera dans un mois, dans un an, ce sera quand je
le jugerai nécessaire. Quant à Lolotte, Campi devra la ramener. Lucien
a mal fait de ne pas l'envoyer l'année dernière ou quand l'Empereur est
rentré d'Allemagne. Qu'il l'envoie ! Il a choisi un mauvais moment, mais
n'importe. D'après la lettre de Lucien, Lolotte doit être en route ; il ne
convient pas qu'elle retourne sur ses pas, ni qu'elle s'arrête. Partez avec Mme Gasson, dit-il à Campi ; allez chercher Lolotte et revenez avec elle. Remettez-la à
Madame ; elle me la présentera. — Puis-je
assurer M. Lucien, demande Campi, que Votre
Majesté prendra soin de Lolotte ? — Si Lucien
prend son rang, répond l'Empereur, Lolotte sera ce qu'elle doit être. S'il ne
s'arrange pas, elle sera bien traitée. Je ne vous dis pas que, dans ce
dernier cas, je ferai pour elle ce que je ferais dans le premier. Campi
explique que, s'il fait cette question, c'est que Madame lui a dit
l'avant-veille : Dans l'état où je me trouve avec
l'Empereur, que ferais-je donc de Lolotte si elle arrive ? — Maman vous a dit cela ? dit l'Empereur contrarié ; maman fera son devoir. Elle prendra soin de sa petite-fille.
Toujours son avarice ! Allez, dites à Lucien ce que vous avez entendu. Tâchez
de le joindre avant qu'il arrive à Turin. A votre retour, je saurai si je
dois le traiter en frère ou en ennemi. ***Campi part donc de Paris avec cette Mme Gasson, une fille d'André Boyer, nièce par suite de la première femme de Lucien, sans doute sa filleule, car elle se nomme Christine, qui, en 1808, étant dans la maison de Lucien a été mariée par lui à Florence, à M. Georges Casson, chargé alors d'organiser les Droits réunis en Toscane. Ce M. Gasson, fréquentant chez Lucien, marié par lui, devenu son neveu par alliance, a été, l'année suivante, son commissionnaire obligeant pour tous les envois d'objets d'art, et Mme Gasson, une des nombreuses petites parentes qui servaient de comparses à Canino, comme jadis à Tusculum et au Palais Nuñez, est restée d'intime confidence. Les deux voyageurs, selon les ordres de l'Empereur font diligence, mais ils ne rencontrent Lucien ni à Turin, ni sur la route. Quoiqu'il ait écrit, il n'a pas bougé de Canino. Ils l'y rejoignent à la mi-février et, avec une exactitude minutieuse — car il a soin de tout écrire après chaque conférence — Campi lui rapporte les entretiens qu'il a eus avec Madame et avec l'Empereur. Je suis bien malheureux, dit Lucien. Maman m'a donc trompé en m'écrivant que l'Empereur n'exigeait plus le divorce. L'ordre que vous me portez détruit toutes mes espérances. Cet ordre me rappelle l'entrevue de Mantoue. L'Empereur me dit alors qu'il y aurait un moment où je ne pourrais plus vivre en Europe. Je sens moi-même que ce moment est arrivé. Je suis affligé de ne pouvoir faire le sacrifice que me demande l'Empereur. Je ne puis, sans me déshonorer, faire divorce avec une femme qui m'a donné quatre enfants. Je partirai pour l'Amérique. La grâce que je demande est que ce départ se fasse sans éclat et sans l'apparence d'un congé. L'Empereur dit qu'il fera préparer un vaisseau à Naples ; je désire que ce vaisseau vienne à Civita-Vecchia. Là je m'embarquerai sans bruit dès que vous m'apporterez des passeports. Je ne voudrais pas être obligé de traverser les Etats de Murat au moment où je dois quitter l'Europe. Mais quels sont mes moyens d'existence ? Je n'en ai aucun hors d'Europe. D'après l'invitation de Madame, j'ai placé en terres tout ce qui me restait. Si l'Empereur veut se charger de nies biens et me faire une pension, je me croirai heureux. Pensionné par l'Empereur, on ne dirait pas que ce voyage est forcé ; l'on ne se permettrait pas des propos contre l'Empereur et, en Amérique même, je serais sous sa protection. Il parle alors de ses ennemis qui, dit-il, sont les ennemis de l'Empereur, de l'espoir qu'il conserve d'envoyer un jour ses enfants pour le servir. Pour les filles du premier mariage, ajoute-t-il, il n'est pas juste qu'elles partagent mon exil. Lolotte ira avec vous et, lorsque vous m'apporterez les passeports, je vous remettrai Lili. Je compte sur les bontés de l'Empereur pour ces enfants j'espère qu'elles se rendront dignes de sa protection. Il semble qu'il ait tout dit, mais le départ et l'entier renoncement lui content au point que, sous une forme déguisée, il ouvre une proposition nouvelle : On me reproche, dit-il, de n'avoir pas offert mes services à l'Empereur. On n'a pas réfléchi qu'ayant eu le malheur de lui déplaire, mes offres auraient été rejetées. D'ailleurs, qu'aurais-je l'ait sur un champ de bataille, je n'ai aucun talent militaire. Dans l'administration j'aurais peut-être servi mon frère utilement. Pourquoi ne m'est-il pas permis de lui prouver mon dévouement dans une place non héréditaire, dans laquelle mua femme et mes enfants ne seraient pour rien' S'il ne s'agit que d'amour-propre, il n'y a pas de sacrifice que je ne sois prêt à faire pour lui. Puis, comme s'il ne pouvait croire au strict dilemme où
l'enferme l'Empereur, il se fait répéter les paroles dont. Campi est portent.
Je partirai, conclut-il, puisque l'Empereur le veut. Ne parlez à maman de mon
départ que lorsqu'il sera effectué. Je ne veux pas que, par ses prières, elle
suspende plus longtemps les ordres de l'Empereur. Dans l'impossibilité où je
me trouve d'entrer dans le système de l'Empereur à la condition requise, mon
départ pour l'Amérique est le moindre mal qui puisse m'arriver. Si l'Empereur
refuse de m'accorder la pension que je demande, plutôt comme une faveur que
comme prix des biens que je mettrai à sa disposition, je serai malheureux,
mais j'obéirai. Dans ce cas, vous vous chargerez de mes biens et vous
m'enverrez tous les ans ce que vous pourrez. Du côté de Lucien, Campi a donc échoué, car la dernière proposition, celle de la place non héréditaire, ne peut agréer à Napoléon, mais, du côté d'Alexandrine, quelle réponse ya-t-il recevoir ? Car, il en a fait mystère à Lucien, mais il e été chargé par l'Empereur d'éprouver si cette femme aime vraiment son mari et ses enfants. Il lui offrira donc, en échange de son divorce, ce qu'elle voudra, presque une couronne, le duché de Parme en quasi souveraineté, et il profite pour le faire d'un moment où Lucien s'est absenté. Alexandrine pourrait répondre verbalement à cette proposition verbale ; mais elle se croit des lettres, elle a la manie des écritures et des prétentions au bel esprit. — On jugera ce qu'elles valent si jamais ses mémoires sont publiés. — Il faut donc qu'elle écrive à l'Empereur. Elle s'excuse d'abord d'avoir reçu les communications de Campi.
Lucien aurait le droit de l'accuser de trahison
envers lui s'il avait la moindre connaissance du motif secret de sa mission
apparente, car, pour la première fois de sa vie, elle lui a fait un secret
d'une chose dont elle redoute les conséquences ; c'est donc avec une agitation presque fiévreuse, dans la crainte d'un
retour inopiné qu'elle trace ces lignes. Ah ! Sire, quelle peut être, ou plutôt ne pas être, ma réponse à Votre Majesté ? M'est-il permis d'espérer lui dire la vérité sans lui déplaire, sans l'offenser peut-être ? Ah ! Sire, je le répète, daignez me lire avec indulgence. Commençant par remercier très humblement Notre Majesté des regrets qu'elle a l'extrême bonté de me témoigner de ne pas me traiter à l'égal de ses autres belles-sœurs par des raisons à elles connues de hante politique, je ne puis que me résigner, tout en me rendant la justice que je n'ai pas donné lieu à la moindre exception flétrissante et que la seule calomnie a pu me noircir aux veux de Votre Majesté. Encore est-il vrai et généralement connu qu'on n'a taché de porter atteinte à ma réputation que depuis que j'ai eu le bonheur ou le malheur de paraitre aux yeux de votre frère digne de son estime assez pour qu'il me choisit pour sa femme et qu'on a pu dès lors me supposer l'objet de la haine de Votre Majesté. Si l'on ne m'a point abusée, Sire, un tel rapprochement en faveur de ma conduite et de mon caractère a été fait par Votre Majesté elle-même. Daignez encore, Sire, avec la même justice, avec la même bonté, agréer, en même temps que l'expression de ma reconnaissance, celle de mes sincères regrets de ne pouvoir me conformer à ce que Votre Majesté appelle des nécessités politiques. Qu'il me soit permis d'ajouter,
Sire, tout en sentant la valeur de ce que vous voudriez faire pour moi, que,
si j'avais un jour la force de penser, ainsi que Votre Majesté s'en exprime,
que les devoirs et les vertus de la vie privée, même dans le cœur d'une
femme, doivent céder le pas aux devoirs et aux vertus de la vie publique de
son pays, je ne voudrais pas me laisser paver la pratique de tels devoirs et
de telles vertus. Un entier désintéressement à cet égard serait seul digue de
moi et si, mettant à part tontes les considérations de cette politique, à
laquelle, je l'avoue, mon esprit n'atteint pas, je pouvais me décider à faire
l'immense sacrifice du bonheur et de l'honneur d'être la compagne chérie d'un
homme tel que votre frère Lucien, Dieu seul pourrait m'en dédommager dans le
ciel. Ici-bas, un tel dédommagement n'est pas même au pouvoir du puissant
Empereur auquel j'ai l'honneur de m'adresser en ce moment. Non ! Sire ! le
duché de Parme, toute autre souveraineté, tout avantage terrestre quelconque
qui ne ferait que mettre en évidence l'excès de la noire ingratitude dont je
paierais l'amour, l'estime et la confiance du plus généreux des hommes ne
pourraient être pour moi d'aucune compensation, car je n'étoufferais pas la
voix de ma conscience et Lucien lui-même souffrirait moins de notre
séparation que de l'idée du supplice des remords auxquels il me croirait
justement en proie. Sire, je me jette à vos pieds ; il est aussi impossible que je me sépare secrètement de Lucien que lui-même me quitte publiquement. Nous sommes l'un à l'autre à la vie, à la mort. Il ne me reste plus qu'a implorer pour la première fois la seule faveur que Lucien ait jamais sollicitée de Votre Majesté. Sire, permettez-nous de vivre paisiblement dans quelque coin de votre empire. Nos enfants que nous élevons dans l'amour et l'admiration de Votre Majesté, satisferont peut-être un jour cette dette politique que notre honneur et plus encore le leur ne nous permet pas d'acquitter dans les limites que Votre Majesté croit devoir nous prescrire aujourd'hui. Sire, permettez-moi cette ambition pour nos enfants. Faites-moi la grâce d'espérer que vous voudrez bien oublier un jour que leur mère dans sa jeunesse, a été assez infortunée pour ne pas être agréable à Votre Majesté. Ainsi, c'est la déclaration de guerre, ou plutôt, tant elle croit au prestige de son style, tour à tour ironique, agressif et suppliant, c'est le va-tout Alexandrine est si bien accoutumée à exercer sa domination sur Lucien que, si Napoléon s'inclinait à son tour devant son caractère, son génie littéraire et sa beauté, elle n'en serait pas surprise. N'a-t-elle pas écrit que, si l'Empereur la persécute, c'est qu'elle ne lui a point cédé et, à la façon dont elle dresse son piédestal, ne sent-on pas quelle habitude elle a prise des louanges, dans quelle opinion elle vit d'elle-même et de quelle adoration elle est entourée. Dans les notes qu'il a écrites pour ses mémoires, Lucien à qui Alexandrine a montré sa lettre après le départ de Campi, la déclare de tous points admirable[1]. ***A la fin de février la petite caravane s'est mise en route : Lolotte, bien gardée par Campi et Mme Gasson, arrive le 8 mars à Paris. Aussitôt que sa toilette le permettra, écrit le même jour Madame à Lucien, je la mènerai chez l'Empereur et je suis persuadée d'avance qu'elle sera bien reçue. Je t'en informerai le lendemain. Fasse le ciel que j'aie à t'annoncer en même temps la seule chose qui manque à mon bonheur, votre réconciliation. Dès le 9, Campi est reçu par l'Empereur : Il lui remet la
lettre de Madame Lucien. Cette femme m'écrit,
dit l'Empereur ; il en est temps. Je ne lui en veux
pas ; je n'ai contre elle que ma politique. Et Lucien ? Campi remet
une lettre où Lucien repousse la proposition du divorce. Eh bien ! dit l'Empereur, nos
affaires sont terminées. Pourquoi donc maman et Fesch sont-ils venus me dire
que Lucien aurait le divorce ? — Sire,
répond Campi, je n'entends rien à ce langage ;
Madame-mère et le cardinal m'ont dit à mon arrivée que Votre Majesté
n'exigeait plus le divorce. Je savais le contraire. C'est ainsi que depuis un
an, M. Lucien est trompé par ses parents eux-mêmes. — Mes parents ont donc trompé Lucien et moi, conclut
l'Empereur. Dès que l'on m'a parlé de l'arrivée de
Lolotte, je me suis douté que Lucien n'avait pas envie de s'arranger. Il
serait venu. Ce cardinal embrouille tout. Il m'a parlé de séparation ; qu'entendait-il
? Est-ce une séparation semblable à celle que je viens de faire ? Je n'en
vois pas d'autre : c'est le divorce. Le ciel peut tomber, je ne changerai
pas. J'ai tenu ce langage dans tous les temps. La femme de Lucien ne peut pas
être ma belle-sœur. Je vous l'ai dit avant votre départ, je vous le répète. Puis, plus de deux heures durant, d'un ton familier et
amical, il interroge Campi sur ce qu'il a dit à Lucien ; il se fait rendre
compte de tout, et, à des moments, tranquillement, comme s'il s'agissait d'un
sujet qui nu' lui tint plus au cœur, sur lequel l'inflexible destinée eût
prononcé, il expose philosophiquement la situation : Lucien,
dit-il, raisonne comme dans les temps de la
Révolution. Il ne sait pas qu'étant le chef de la Famille impériale, j'ai seul
le droit d'élever qui bon me semble ; que je n'ai de parents que ceux que je
reconnais ; qu'il ne peut lui-même faire partie de ma famille que lorsque je
lui aurai assigné son rang par un sénatus-consulte ; que si l'on
reconnaissait, dans cette famille, un autre chef, un autre père que moi, ce
serait à Joseph à régner et non à moi et que tons les parents qui sont en
Corse seraient princes de droit. Si je devais reconnaître tous les
Bocognanesi et les Taveracci qui se disent mes parents, il faudrait que la
France portât le deuil tous les jours. Où est donc l'esprit de Lucien ?
Qu'est-ce que je lui demande ? Ce n'est pas la nullité du mariage, c'est le
divorce. Par le fait même du divorce, ses enfants sont reconnus. Il croit se
déshonorer à faire divorce ; se déshonorer à faire le bonheur de ses enfants
! à rentrer dans le sein de sa famille ! Je crois au contraire qu'il se
déshonore à persister dans son entêtement. Son amour-propre l'aveugle au
point d'oublier ce qu'il a promis. Il a promis à Mantoue de faire divorce ;
il voulait un exemple, je le lui ai donné. Pourquoi ne tient-il pas sa
promesse ? Craint-il qu'après le divorce, je n'exige un mariage, comme dit
maman ? Quel est mon intérêt pour qu'il se remarie ? J'espère avoir des
enfants. Fesch dit que Lucien pourrait faire divorce devant l'officier de
l'état-civil et non devant l'Eglise. Il m'importe peu que l'Eglise approuve
ou non ce divorce. Si Lucien est décidé à faire divorce devant l'officier
civil, qu'il vienne, tout s'arrangera. Lucien ne voit pas qu'il est dans
une fausse position ; il ne voit pas même que, si sa femme venait à mourir
sans avoir fait divorce, tous ses enfants seraient bâtards. Il préfère
l'Amérique : qu'il y aille ! Au lieu de le protéger, je le maudirai. Il ne
pourra pas même voir mon ministre aux Etats-Unis. Je le ferai condamner. Il a
dit à Mantoue qu'il n'aimait pas les Français. Il n'en faut pas davantage au
Sénat pour le condamner à la déportation. D'ailleurs, Lucien se fera prendre
par les Anglais. Il se calme : Reconnaissez-vous Lucien ? demande-t-il à Campi, et comme Campi répond qu'il ne le connait plus, qu'il lui avait supposé assez d'ambition pour faire le sacrifice que l'Empereur lui demandait, mais qu'à présent il a constaté qu'il aimerait mieux qu'on lui parlât de mort que de divorce. L'ambition est une passion généreuse, dit l'Empereur. Lucien n'est pas susceptible d'une telle passion. Donnez-lui cinq ou six cent mille francs de rente et il sera l'homme le plus heureux du monde. Que voulez-vous faire d'un tel homme ? Il ne me coûterait rien de lui donner un million. Il n'aura pas le sol. Puis, il questionne sur la femme ; il veut savoir ce qu'elle est et ce qu'elle vaut. Cette femme est malheureuse, dit-il ; Lucien n'a ni amour ni religion. Il n'a que de la fierté. Qu'il continue ! Qu'il attende les secours de Joseph, de Louis et de Jérôme ! Et comme Campi me qu'il reçoive rien de ses frères. Il a reçu, dit l'Empereur. On a cessé de lui donner parce qu'on s'est aperçu que cela me déplaisait. Mes parents ont toujours entretenu l'entêtement de Lucien et, pendant que j'étais à Boulogne, ils allaient rendre visite à sa femme. S'ils avaient fait comme moi, Lucien ne serait pas dans l'état où il est. Campi aborde à la fin la question des passeports :
L'Empereur en accordera-t-il pour l'Amérique ? Dans le
temps, répond Napoléon, il en a demandé aux
Anglais. Qu'il leur fasse la même demande. Je connais sa correspondance avec
mes ennemis. D'ailleurs, vous savez que je ne signe pas les passeports. Qu'il
s'adresse au ministre ; on suivra la marche ordinaire. — Mais, observe Campi, s'il
s'adresse au ministre, son départ fera du bruit et c'est ce qu'il voulait
éviter. — Qu'il s'arrange ! répond
l'Empereur, je ne me mêle pas de son départ. Pour ne
plus avoir à m'occuper de lui, je le retirerai probablement bientôt de la
liste des sénateurs. — Puis-je assurer à M.
Lucien, demande Campi, que lorsque le moment
de la disgrâce sera arrivé, il sera averti ? — Je ne promets pas cela, répond l'Empereur, et, tournant court,
il passe aux occupations de Lucien, ce qu'il fait à Canino, ses travaux
agricoles, son poème, puis Canine même, — le plus
vilain pays de l'Italie, lui dit Campi — l'esprit public dans les États
roumains, et comme Campi raconte que le bruit courait à son départ qu'un
grand personnage les gouvernerait et qu'on désignait Lucien. Et Lucien est indifférent à tout cela ? fait-il. Campi
profite de cette ouverture pour glisser la proposition nouvelle : Je lui ai entendu dire plusieurs fois : Pourquoi ne
m'est-il pas permis de servir mon frère dans une place non héréditaire ? S'il
ne s'agissait que d'amour-propre, je ferais tous les sacrifices pour prouver
mon attachement à mon frère et à mon souverain. Mais Napoléon rejette
bien loin toute idée de ce genre. Comment ! il
voudrait rester au-dessous de ses beaux-frères ! Il ne sait ce qu'il dit !
Il ne s'y arrête pas et, enfin, vient à Lolotte : Comment est-elle ? A-t-elle
de l'instruction ? A-t-elle un bon caractère ? Sait-elle quelque chose des
querelles de famille ? Je la verrai ce soir,
conclut-il ; maman doit me la présenter. Je n'ai pas
encore déterminé ce que je ferai pour elle. — Elle
est nièce de Votre Majesté, fait Campi ; le
premier mariage a été reconnu. — Oui,
répond-il, mais, lorsque j'ai reconnu ce mariage, je
n'étais pas empereur. Lolotte ne sera princesse que lorsque je l'aurai
déclarée telle. Si Lucien ne s'arrange pas, je ne pourrai pas donner un roi à
Lolotte. Le père s'est imaginé probablement qu'à l'arrivée de sa fille,
j'aurais changé de langage, il s'est trompé. La branche de Lucien sera
séparée à jamais. Ce ne sera pas sans exemple dans l'histoire. Campi
demande encore si, au moment où Lucien quittera Canino, Lili devra venir à
Paris. — Lucien fera comme il voudra ; si
lui-même doit retourner à Canino pour parler à Lucien : — Il n'est pas nécessaire ; écrivez-lui. Et il le
congédie. En sortant des Tuileries. Campi s'empresse de se rendre à
l'hôtel de Brienne : Là un coup de théâtre. Madame, jusque-là si ardente à la
défense de Lucien, est toute retournée, et Fesch, et Pauline, et la Famille
entière. Campi croit être en droit de se plaindre que Madame ait dit à
l'Empereur que Lucien consentait au divorce alors qu'il a été envoyé pour
dire tout le contraire. Nous avions parlé, Fesch et
moi, de séparation, répond Madame, mais nous
nous sommes aperçus qu'il a toujours pris la séparation pour le divorce,
puisqu'il a répondu qu'il entendait une séparation comme celle qu'il avait
faite avec l'Impératrice. Au reste, ajoute-t-elle, j'ai été contente de tout ce qu'il a dit. Le cardinal l'a
prié de n'exiger que le divorce civil sans que l'Eglise s'en mêle et
l'Empereur y a consenti. Ainsi, Lucien n'a plus de raison pour refuser ce que
demande l'Empereur. — Mais, dit Campi,
la prière du cardinal me parait peu importante ;
l'Eglise ne fait ni mariage ni divorce. — Vous
vous trompez, répond Madame ; c'est beaucoup.
D'ailleurs, l'Empereur reconnaît les enfants. Cette seule considération
suffit pour que Lucien vienne décidé à faire ce que l'Empereur demande. Qu'il
vienne avant le Mariage ; toute la Famille va être réunie ; le moment ne peut
pas être plus favorable.... L'Empereur,
continue-t-elle, est de bonne foi. Il n'exigera
jamais que Lucien se remarie ; il m'a dit que, si Lucien a un royaume, il
sera maitre d'appeler auprès de lui qui bon lui semblera. Je suis sûre que si
Lucien fait divorce, il aura tout ce qu'il voudra, et, s'il ne le fait pas,
il est perdu pour toujours. Qu'il vienne incognito, qu'il se rende chez moi,
nous irons aux Tuileries et, s'il n'est pas content de ce que l'Empereur veut
faire pour lui, il s'en retournera ; mais il faut qu'il vienne avec la résolution
de dire à l'Empereur : Sire, puisque vous reconnaissez mes enfants, faites
de moi ce que voulez. Si Lucien ne profite pas de cette circonstance, je
croirai moi-même qu'il est devenu l'ennemi de la Famille ou qu'il a perdu la tête. Campi, de l'appartement de Madame, monte chez Louis, en qui
il croit trouver un allié. J'écris une longue lettre
à Lucien, lui dit Louis ; je lui dis tout ce
que je pense sur le divorce demandé par l'Empereur. — Votre Majesté fait bien, répond Campi ; M. Lucien a eu bien de la peine à croire que vous lui
conseilliez le divorce. Toutes vos lettres contenaient un avis contraire.
— Ceci est vrai, dit Louis ; mais il n'avait pas été question de reconnaître les
enfants ; on voulait la nullité du mariage ; c'était déclarer les enfants
bâtards. Aujourd'hui, l'Empereur demande le divorce ; par ce divorce, le
mariage est reconnu ; les enfants sont légitimes ; je ne vois plus de raison
pour résister à l'Empereur. La politique, continue-t-il, a commandé à l'Empereur de faire divorce parce qu'il
n'avait pas d'enfants ; la politique et la raison commandent à Lucien de
faite divorce pour faire reconnaître ses enfants. Ce divorce est en même
temps un acte de soumission qu'il fait à son souverain ; il n'y a pas là de
déshonneur, tous les amis applaudiront. Je suis le plus maltraité, vous le
savez, mais je ne lois pas cacher la vérité à Lucien. Nous, membres de la
Famille impériale, nous sommes moins libres que des particuliers. Les
particuliers sont protégés par le Code civil ; ce code n'existe pas pour nous
; il y en a un qui nous soumet entièrement à l'Empereur. C'est notre
destinée, il faut la suivre. Quelle est dans ce moment la position de Lucien
? Il n'y a pour lui, ni Code civil ni code de famille. Il n'a pas même la
liberté de quitter l'Europe sans devenir l'ennemi de son souverain et de sa
patrie. Que doit-il faire ? Se réunir à sa famille, entrer dans le système de
l'Empereur. Je suis sûr que l'Empereur désire que le moment du Mariage soit
celui de la réunion de la Famille, mais je suis sûr aussi que ce désir ne le
portera jamais à reconnaître la femme de Lucien. Il s'est expliqué trop
clairement sur ce point. Il faut donc que Lucien, pour le bonheur de ses
enfants, pour le bonheur de tous, fasse le sacrifice qu'on lui demande. Il ne
peut pas raisonner comme on raisonnait il y a dix ans : les temps sont
changés. Il est trop éloigné pour voir les choses telles qu'elles sont. Qu'il
pense que ce n'est pas l'Empereur qui a besoin de Lucien ; l'Empereur n'a
besoin de personne ; mais, nous tous, nous avons besoin de l'Empereur et de
Lucien. Lucien croit peut-être qu'il y a de la gloire à résister à l'Empereur
: c'est la gloire de nos ennemis ; notre gloire à nous, c'est d'être réunis.
Je désire sincèrement que Lucien partage ces sentiments : je lui écris dans
ce sens et j'espère l'embrasser bientôt. Lucien pourrait être ici pour le
mariage de l'Empereur. Ayant recueilli ce discours, étonnant dans la bouche du roi de Hollande, où l'on n'entendrait rien si l'on ne savait que, sagace pour tout ce qui est des autres, Louis n'a l'entendement troublé que lorsqu'il s'agit de. Campi n'a plus dans la Famille à espérer aucun appui. Madame. Fesch, Louis, Pauline lui remettent leurs lettres ; il les expédie a Lucien par le courrier qu'il a amené de Canino. Il résulte du volume que je vous envoie, lui écrit-il : 1° Que vous ne pouvez pas vivre en Europe sans entrer dans le système de l'Empereur ; 2° Que vous ne pouvez pas passer en Amérique sans encourir la peine de la déportation. J'aurais bien des passeports si vous les demandiez, ou si je les demandais pour vous, mais l'éclat qu'on donnerait à votre demande serait votre condamnation. Quel parti prendrez-vous ? Je n'en sais rien. Mon second entretien a été plus loin que le premier. L'Empereur veut absolument vous placer auprès de lui ou vous perdre. Je suis convaincu de cette vérité. Votre maman et le cardinal, qui, jusqu'à présent, vous ont écrit d'une manière bonne, ne parlent plus que dans le sens de l'Empereur. Le roi Louis semble se faire son procès. Ils ne voient tous de salut, pour eux et pour vous, que dans une entière soumission à la volonté de l'Empereur... Décidez-vous le plus tôt possible et d'une manière loyale. Le courrier ne porte pas seulement des lettres à Lucien, il en porte aussi à sa femme. Madame écrit à Alexandrine et son intervention doit paraître d'autant plus décisive qu'elle-même, jadis, a vu et reçu Mme Lucien, qu'elle a vécu près d'elle, qu'elle s'est exilée à cause d'elle, qu'elle a été marraine d'une de ses filles et que, depuis neuf années, elle la soutient seule. Si Madame, à présent, déclare que le seul parti à prendre est celui du divorce, on peut la croire. Sans doute, une telle contradiction est pénible à exposer, mais, à force de simplicité et de dignité, on a sauvé ce que la situation a d'anormal et de cruel : Vous savez, écrit Madame, tous les malheurs que votre mariage avec Lucien a attirés sur notre famille et devez juger qu'ils sont à l'excès par la démarche que je vous propose de faire. L'Empereur veut votre divorce : Il dépend de vous de décider Lucien à le faire et, dans le cas où il s'y refuserait, de le demander vous-même. C'est le moyen d'éviter la disgrâce qui le menace, ainsi que vos enfants et tout ce qui vous appartient. Si vous le faites, au contraire, vous ferez le bonheur de votre mari et celui de vos enfants... Ne balancez pas entre une vie remplie d'amertume et de chagrin à laquelle vous devez vous attendre, si vous vous obstinez, et la perspective d'un avenir heureux ; à la fin, vos enfants seront reconnus par l'Empereur et pourront succéder à des couronnes... Enfin, si vous avez quelque considération pour une mère qui a su, en tout temps, faire des sacrifices pour ses enfants, vous le ferez aussi pour moi et je vous assure que je ne l'oublierai de ma vie. Escomptant une réponse qu'elle espère conforme à ses désirs, Madame, le soir même, présente Lolotte à l'Empereur. La petite fait bon effet, paraît suffisamment assurée, quoique respectueuse. Physiquement, elle est agréable et promet d'être belle, elle a le type des Bonaparte et cela plaît ; elle s'en aperçoit et en prend confiance. Mais l'Empereur, en ce qui la concerne, a subordonné ses décisions définitives à la soumission de Lucien ; il la reçoit seulement comme fille de son frère, sans lui faire donner de la princesse. Madame se conforme à cet exemple venu de haut, mais Louis ne veut pas attendre et, dès le matin, il a ordonné à toute sa maison de regarder Lolotte comme une princesse et de lui donner le nom de Madame. Les étrangers font de male et Lucien qui l'apprend. en tire à la fois une satisfaction paternelle et une assurance pour lui-même : désormais il adresse ses lettres à la Princesse Lolotte. Ce que Lucien croit une première victoire l'encourage à persévérer dans sa résistance. Le 29 mars, Campi reçoit sa réponse. L'Empereur est alors à Compiègne, tout aux préparatifs et aux joies du second mariage. Il y est entouré de sa famille entière et de toute sa cour. Lucien, y arrivant, eût été reçu par Louis. Jérôme, Pauline comme un sauveur : Elisa que sa grossesse retient à Paris, Madame qui n'a pas voulu abandonner Lolotte et qui attend avec impatience ce fils chéri, lui eussent ouvert toutes les voies pour ménager son amour-propre ; mais il ne s'agit point de cela : sa réponse est négative, pleine de violences. Toutefois, ce qui montre assez qu'il ne croit pas, de la part de l'Empereur, à une résolution définitive, il renouvelle la proposition d'accepter une place non héréditaire ; à défaut, il demande ses passeports. Telle est, au résumé, la lettre que Campi apporte à Madame. Elle le charge de la lui lire et elle dit ensuite : Oui, j'ai écrit à Lucien et à sa femme qu'ils devaient faire divorce pour le bonheur de leurs enfants ; je leur ai écrit de faire ce que j'aurais fait moi-même si je m'étais trouvée dans un cas pareil. L'Empereur a ses raisons pour exiger le divorce et Lucien connaît bien ces raisons. L'Empereur n'est pas injuste, puisqu'il reconnaît les enfants de Lucien. Lorsque j'ai appris qu'il n'y aurait aucune difficulté pour les enfants, je ne vis plus d'obstacle pour la réconciliation. La réponse de Lucien est indigne d'un homme qui fait usage de sa raison. Lucien veut me faire mourir. Il veut sacrifier à son entêtement famille, ses enfants et son propre bonheur. Il a beau parler de justice et d'innocence, Lucien seul sera cause de tous les maux qui pourront arriver. Alors, avec une hauteur de vues où la porte son amour maternel, avec une intelligence de la situation qui surprend, Madame reprend et rétorque chacun des arguments de Lucien ; elle prouve que si, par faiblesse, elle consentit à paraître dupe, elle ne le fut point. En cette forme quasi socratique où elle s'interroge et se répond, elle démonte devant Campi le caractère de Lucien et de façon qu'apparaissent tous les ressorts qui le font agir. D'après ce qu'elle sent et qu'elle sait de son propre devoir, elle pose en axiome : Un père et une mère qui ne savent pas se sacrifier pour leurs enfants ne méritent pas ce nom. Puis elle fournit les objections et les réfute. Mais, la religion s'oppose à ce divorce ? — L'Empereur n'exige pas que ce divorce soit reconnu par l'Église. — Mais, par ce divorce, sa femme serait abandonnée ? — Qui empêcherait Lucien d'aimer sa femme, de lui faire du bien et de la rappeler même un jour ? Il n'y a donc ici ni honneur ni religion, ni amour ; il n'y a que de l'entêtement. Lucien ne veut faire aucun sacrifice et il veut que l'Empereur cède tout ; il ne veut dune pas de réconciliation. Lucien prétend que sa femme l'aime pour lui et non pour les grandeurs ; ce sont des mots. Cette femme connait les chagrins qu'elle cause à ma famille ; elle n'ignore pas les malheurs qu'elle prépare à son époux et à ses enfants, et elle ne prend pas un parti au risque de sa vie, au risque même de déplaire à Lucien. Cette femme est ambitieuse ; elle sera victime de son ambition. Et elle conclut : Que Lucien réfléchisse bien à la position dans laquelle il se trouve. L'Empereur a fait tout ce qu'il pouvait faire : s'il n'y a pas d'aveuglement, tous les torts seront du côté de Lucien. Pour faire connaître ces torts, l'Empereur n'aura qu'à publier les propositions qu'il a faites. Et pourtant, avec sa ténacité de race et sa passion de mère, elle ne veut pas encore désespérer. Elle prétend qu'une dernière démarche peut tout emporter. Elle demande à Campi d'attendre pour communiquer à l'Empereur les réponses de Lucien ; elle le prie de partir à Canino pour porter les derniers ordres et la dernière prière qu'elle veut faire à son fils ; mais les instructions qu'a reçues Campi sont impératives : Il est obligé de faire connaître à l'Empereur la décision de Lucien. Le moment est mal choisi : Campi ne saurait espérer être
reçu alors que les rois font vainement antichambre et que les cérémonies du
mariage civil et du mariage religieux absorbent tous les moments de
l'Empereur. C'est donc seulement le 10 avril qu'il se rend à Compiègne : il
remet à Duroc les pièces de la négociation : copie des dernières lettres
qu'il a reçues de Lucien et lettre de félicitation de Lucien à l'Empereur à
l'occasion du mariage. Une heure après. il est introduit : J'ai lu ses lettres, dit Napoléon : Lucien déraisonne. Ne dirait-on pas qu'il m'a donné
l'Empire ? Il rappelle l'affaire de Saint-Cloud. Que serait-il devenu
lui-même si je n'étais pas retourné au pas de charge ? il ne me doit rien !
Je crevais qu'il me devait beaucoup. Aurait-il été nommé législateur si le
nom du général Bonaparte n'avait commencé à faire du bruit ?... Dans quel état se trouvait-il à mon retour d'Égypte ? Il
était au moment de se faire arrêter pour cette vilaine affaire du Maroc dont
vous devez avoir connaissance. Je l'ai fait- ministre ; j'ai été son père en
tout temps et je n'ai rien fait pour lui ! Que devais-je attendre d'un homme
qui a toujours trompé sa famille ? Ne m'a-t-il pas fait donner sa parole
par Fesch et par Joseph qu'il n'aurait jamais épousé Mme Jouberthou ? Après
son mariage, ne m'a-t-il pas promis de faire divorce lorsque je l'aurais fait
? Il s'étend sur le droit qu'il a eu de se marier deux fois : le bel usage
qu'il en a fait ! Il a été chercher sa première femme dans une auberge et la
seconde était la femme d'un banqueroutier !... Celle-ci est devenue la plus vertueuse des femmes... Lucien crois-il que j'ignore les galanteries de sa femme
avec Chabaud... Dieu ! et d'autres ! S'est-il
imaginé que j'aurais placé à mes côtés une femme de mauvaise réputation ? II
lui convient bien de parler de ses deux mariages : est-ce pour les comparer
aux miens ? Mon mariage avec Joséphine était dans le temps, pour moi, ce
qu'est aujourd'hui mon mariage avec une archiduchesse d'Autriche... J'ai besoin de m'entourer de femmes dont la réputation
soit intacte. Je connais la France. Je sais mieux qu'un autre ce qui lui
convient. Tous les hommes de bon sens seraient indignés de voir à côté du
trône la femme d'un banqueroutier. Lucien parle d'abus de pouvoir et il ne
s'aperçoit pas qu'il abuse de sa raison. Je n'ai qu'à prendre pour juges le
roi de Bavière, l'empereur d'Autriche, l'empereur de Russie : croyez-vous que
leur décision serait favorable à cette femme ? Lucien seul sera de son avis
parce que la passion seule le domine. Eh bien ! qu'il vive et qu'il meure
dans cet avis. Je sais ce que j'aurai à faire quand ma politique l'ordonnera.
Lucien implore ma clémence. Ma clémence me permet de reconnaître ses enfants
et d'éloigner la femme d'un banqueroutier. Dites à Lucien, si vous le jugez à
propos, que vous m'avez communiqué les lettres qu'il a écrites et que tout ce
qui regarde le droit à l'hérédité ne doit pas être traité comme un jeu
d'enfants. La proposition qu'il me fait est absurde. Lucien ne peut entrer
dans mon système qu'en devenant prince ; ses enfants ne peuvent me servir
qu'en devenant princes. Cela ne convient pas à Lucien ; eh bien ! tout est
fini ! Je vous charge de dire à mes parents que je désire qu'on ne me parle
plus de cette affaire. Vous avez connu à Ajaccio l'archidiacre Luciano dont
Lucien porte le nom : It nous dit à l'heure de la mort que Lucien serait le
mauvais sujet de la famille : il a eu raison. Vous verrez que Lucien fera
d'autres bêtises et qu'il n'épargnera jamais ni parents ni amis. Vous ne le
connaissez pas encore. — Puisque la
proposition de M. Lucien est rejetée, dit Campi, puis-je demander les passeports qu'il désire et aller
chercher Lili ? Je ne me mêle pas de ses passeports, ni de son départ, répond
l'Empereur. Madame vous dira ce que vous avez à faire pour Lili. Quant à
Lolotte qui est ici, elle ne pourra jamais être la femme d'un prince si
Lucien continue à rester dans l'état où il est. A son retour de Compiègne, le 11, Campi va rendre compte à
Madame de son entretien avec l'Empereur : J'admire
la patience de l'Empereur, lui dit-elle, Lucien
est fou s'il ne profite pas de cette circonstance. Qu'il réfléchisse bien que
les propositions faites par l'Empereur sont dictées par une politique
profonde. L'Empereur veut prouver au monde qu'il a fait tout ce qu'il lui
était possible de faire pour se réconcilier avec Lucien. Lucien se conduit
connue si un grand malheur menaçait la Famille impériale et qu'il voulut se
mettre à l'abri de ce malheur. S'il fait ce calcul, il est coupable.
D'ailleurs, ces précautions seraient inutiles. Si la Famille impériale
tombait, Lucien serait entraîné dans sa chute. Je désire, ajoute-t-elle, que
vous partiez le plus tôt possible. Allez faire connaître à Lucien l'état dans
lequel vous me laissez. Vous savez que, depuis la lecture de cette lettre
fatale, je n'ai pas fermé les yeux. J'ai beau cacher mes chagrins à Lolotte,
elle les devine et nous ne faisons que pleurer. Que Lucien vienne nous
consoler ! Qu'il vienne je mourrai contente ! Fesch, que Campi va voir ensuite, lui répète avec prolixité les mènes arguments ; selon son usage, il revient sur tout le passé de neuf, pourtant, il ajoute, afin de prévenir l'effet de certaines correspondances : Lucien vous parlera peut-être des chagrins de la Famille. Il vous dira qu'il est heureux de ne pas partager ces chagrins, mais, à parler franchement, qu'est-ce que ces chagrins ? Jérôme, Murat, Caroline et les autres se plaignent d'être restés debout devant l'Empereur et l'Impératrice, d'avoir porté le manteau impérial. Ils se plaignent donc d'être princes ! Qui ne voudrait être à leur place ? Quand ils rentrent dans leurs Etats, sont-ils moins rois ? Font-ils moins ce qu'ils veulent ? S'ils se croyaient humiliés, resteraient-ils à Paris ? Qui les y oblige ? Lucien, conclut-il, raisonnerait autrement s'il était ici ; il ne dépend que de lui d'être heureux et de faire des heureux. Il vaut mieux être roi que demander des secours à des rois. D'ailleurs, quant on sera convaincu que la réconciliation ne peut plus se faire, chacun pensera à soi. Muni d'une dernière lettre de Madame, Campi part le 12. C'est une supplication qu'il apporte : Ton sort, celui de ta famille, le mien, celui de nous tous ne dépend que de toi, écrit, Madame. Il ne s'agit plus de raisonner, mon cher fils ; tout ce que tu pourrais tue dire ne me fera pas changer d'idée. J'attends cette dernière consolation de la tendresse que tu m'as toujours témoignée. Campi te dira qu'il me laisse malade, au lit. Ta dernière lettre n'y pas peu contribué, comme ton obstination contribuerait sans doute à abréger mes jours. Tu peux me rendre à la vie et au bonheur et tu n'auras pas le courage de me le refuser. C'est la dernière fois que je te le demande. L'Empereur et tons ceux de la Famille sont à Compiègne ; moi seule avec Charlotte sommes restées à Paris. Notre fille continue à se faire aimer et admirer par tout le monde. J'en suis extrêmement contente, elle est ma compagne. Il ne manque à mou bonheur que de te voir réconcilié avec l'Empereur. Adieu, mon cher fils, j'attends avec la plus vive impatience ta réponse ou plutôt l'annonce que tu arrives et je t'embrasse avec toute la famille. Que peut faire même cette lettre ? Campi doit échotier et il échoue. Les positions sont prises, et si des lettres sont encore échangées de la mère au fils, elles n'y peuvent rien modifier. Lucien fait semblant de croire aux menaces de l'Empereur et en profite pour hâter les préparatifs d'un départ dont il s'arrange pour que tout le monde parle, car il est convaincu que Napoléon cédera avant qu'il l'effectue ou aussitôt qu'il l'aura effectué. Cette seconde hypothèse, avec le retour quasi-triomphal qu'elle comporte, lui semble même la plus plaisante. L'Empereur, de son côté, ne réalise pas ce départ ; il ne croit pas due Lucien puisse avoir l'énergie de tout quitter ; il est convaincu qu'il se laissera à la fin tenter par tout ce qui lui est offert. D'ailleurs, pour éviter un scandale qu'il se refuse à admettre, quoiqu'il l'ait en quelque sorte préparé, même justifié, par la violence de ses menaces, il compte sur les difficultés matérielles qui s'opposeront au voyage : navire à trouver, argent à se procurer, passeports à obtenir, tonte une maison, et quelle maison ! à remuer et à mettre eu caisse, une caravane véritable à former où les enfants en bas âge, qui jouent un tel rôle dans les préoccupations de Lucien, apportent, avec leurs maladies diverses, des obstacles à chaque instant. Lucien n'en est que plus violent à affirmer son projet et
à presser ses préparatifs. Ne sera-ce pas une bonne leçon qu'il donnera à son
frère et, en même temps, un préliminaire significatif de son départ, s'il rappelle
Lolotte et la retire près de lui ? Cette volonté contradictoire à tout ce
qu'il a écrit jusque-là à l'idée qu'il a consciemment exprimée de remettre
aux mains de l'Empereur la fortune de ses filles du premier lit, apporte une
note neuve dans des déclamations où reviennent, constamment aggravés, les
dires déjà violents de Napoléon. Ainsi écrit-il à sa mère : Campi m'a dit de la part de l'Empereur qu'il fallait faire
divorce ou partir pour l'Amérique et que, si je ne partais pas, il me ferait
jeter dans un cul-de basse fosse où il me laisserait pourrir... Quand on peut oublier la justice et la nature au point de
faire une pareille menace, On est capable de l'exécuter... — Laissez-moi donc partir, écrit-il à la fin à
Madame, le 21 mai, et faites partir ma fille chérie
que je ne veux pas laisser à la cour d'un frère qui menace son frère du
cachot et qui le chasse d'Europe. Renvoyez-moi ma fille sans bruit, par Mme
Gasson, et soyez sure que l'Empereur n'ouvrira les yeux que quand je serai
parti : alors je reviendrai s'il le faut. Quant à Charlotte, il est extrêmement
ridicule qu'on lui dise que je l'ai envoyée pour me débarrasser d'elle et non
pas dans l'espoir d'un arrangement avec mon frère ; vous-même m'avez écrit,
et je conserve vos lettres, qu'après avoir envoyé Lolotte, le reste serait
l'affaire d'une lettre, etc. Je ne veux pas qu'on donne à ma Lolotte des
idées fausses ; je veux qu'elle sache toute la vérité et je n'entends pas
qu'on justifie à ses yeux personne à mes dépens. Tout d'un coup, le ton s'élève, devient comminatoire : Je vous écris la présente pour vous demander ma fille ; je
l'exige par le droit que j'ai de l'exiger, et si des misérables vous disent
que vous devez vous y opposer, ceux-là vous font commettre une injustice et
vous devenez à mon égard mauvaise mère : ce n'est pas cependant ce que vous
devez à ma tendresse pour vous et, parce que je ne suis pas sur un trône, ce
n'est pas une raison de m'aimer moins et surtout de retenir ma fille par
force : dans ce cas, vous devez trouver bon que je fasse ce que doit faire un
père dont on retient la fille par force... Soyez
juste envers moi et renvoyez-moi ma fille si vous m'aimez et si vous voulez
éviter un scandale. Vraie ou simulée, l'exaspération de Lucien est telle que,
sans attendre que, matériellement, Madame ait pu recevoir sa lettre et y
répondre, le 29 mai, il se détermine à envoyer Campi à Paris pour ramener
Lolotte et rapporter des passeports. La lettre dont il le charge pour Madame
est une déclaration de guerre à la Famille. Ma plus
grande peine en partant est de vous quitter, lui écrit-il, mais il le faut
puisque l'Empereur renonce à mon égard à toute justice et que vous-même, en
vous rangeant avec les autres, avez pu oublier vis-à-vis de moi, le langage
de l'honneur et de la religion... Quand je
serai loin, vous m'apprécierez mieux, et, si le jour de la vérité arrive,
vous aurez un fils toujours prêt à revenir en Europe au milieu d'une famille
qui a été ingrate et injuste envers lui... Oui,
ingrate et injuste ! Car j'ai aussi contribué à votre élévation à tous et, au
18 brumaire, Joseph, Fesch, Louis et Jérôme ont dû quelque chose à Lucien. Je
le dis parce qu'on l'oublie trop et qu'il est insupportable de voir des gens
aveuglés au point par la grandeur de l'Empereur, qu'ils me veulent traiter,
moi, en enfant prodigue. Ma famille devait avoir le courage de dire la vérité
à l'Empereur, et vous surtout, vous deviez lui dire que je me suis marié en
ayant le droit et avant qu'il l'Ut empereur, qu'il était ridicule et indécent
de vouloir traiter comme un polisson un homme d'État, un ministre, un
ambassadeur ; que ma seconde femme, comme la première, par ses vertus,
méritait qu'on oubliât ses malheurs. Si la Famille avait fait son devoir et
avait eu moins de lâcheté, je serais réconcilié avec mon frère, mais on a
toujours eu la sottise de comparer mon mariage à celui de Jérôme et,
aujourd'hui, on compare mon divorce à celui de l'Empereur ! Sottise, lâcheté, injustice, indécence, Lucien ne ménage plus rien, comme si, par de telles violences il comptait faire peur et emporter ce qu'il n'a pu obtenir par des termes courtois ; mais il ne s'agit plus de discuter et l'Empereur a signifié qu'on ne lui en parlât plus. Les passeports que Lucien a réclamés ont été délivrés le 1er juin par le ministre de la Police. Le 7 juin, en plein conseil des ministres, l'Empereur en a donné la nouvelle. En quels termes ont-ils été expédiés ? Lucien a écrit dans ses notes : Ceux de ma femme, mère de mes cinq enfants, au nom de son premier mari !!!... Il résulte des rapports de police que, selon l'usage, Lucien a reçu deux séries de passeports : les uns à son nom, les autres au nom de M. Fabrizi, négociant. Dans les uns et les autres, Alexandrine a été désignée par ces mots : Madame son épouse. Quant à Charlotte, nulle difficulté : ni l'Empereur, ni
Madame, ni qui que ce soit ne tient à la garder. A en croire Lucien Lolotte a produit à son arrivée un effet assez remarquable
pour qu'il ne plût pas à tout le monde. Campi et Boyer, chargés de
rendre compte de ce qui la concerne, en ont donné des avis. Cependant la
Famille a été très bonne pour elle, mais,
dans sa tendresse pour son père et sa marâtre,
elle a méprisé toutes les amitiés et tous les
cadeaux parce qu'elle n'entendait pas bien parler d'eux. Elle ne
voulait plus rester, elle pleurait seins cesse. Toujours selon Lucien, on a
parlé pour elle de deux prétendants : le prince des Asturies, contre lequel
Lucien s'est positivement prononcé, et le grand-duc de Wurtzbourg, que Lucien
trouve trop vieux quoique estimable ; mais
tout cela n'a pas eu de suite. D'ailleurs l'Empereur a lieu de se méfier de
Lolotte : elle écrit, sur tout ce qu'elle voit et ce qu'elle entend, des
lettres où, dans l'ingénuité de son âge, elle se confie entièrement à Papa et
à Maman. Au cabinet noir, on prend des copies et on réexpédie les originaux à
leur adresse. En même temps, on supprime le
journal où Lolotte note toutes ses impressions. Lors donc que se pose la
question de la renvoyer et où certains de la Famille — les plus ennemis de
Lucien — affectant une générosité, facile, veulent se donner l'air de la
protéger et d'intervenir en sa faveur, un dimanche, après le diner habituel,
l'Empereur sort une vingtaine de lettres, remplies de plaintes amères contre
l'avarice de Madame et de sarcasmes contre les oncles et les tantes. La vérité, dite trop ingénument, raconte Lucien, provoqua de grandes colères. La princesse Pauline seule
prit la chose par le bon côté et rit aux éclats. Mais l'Empereur,
après s'être un moment, diverti du dépit de ses invités, reprit le ton
sérieux. De telles plaisanteries, de telles habitudes d'irrespect, celle
façon, évidemment coutumière, de tourner en ridicule chacun des membres de la
Famille, résultaient de l'éducation, résumaient les sentiments, les
jugements, les conversations même qu'on avait à Canino. A eu croire Lucien,
la conclusion fut l'injonction par l'Empereur à Madame de renvoyer Lolotte.
Elle quitta donc Paris le lundi 4 juin, sous la conduite de Mme Gasson, avant
que Campi, parti le 29 de Canino y fût arrivé. Elle fut renvoyée par
l'Empereur, non retirée par son père ; mais son retour n'en fut pas moins une
grande joie, et, dit Lucien, elle s'écria en se jetant, dans les bras de son
père : Ah ! mon petit papa, que tu as raison de ne
pas vouloir aller là-bas ! l'Amérique vaudra bien mieux, j'en suis sure ! ***Sera-ce bien l'Amérique ? Pour l'instant, peut-être afin de détourner les soupçons, Lucien fait dire qu'il va en Corse. On n'en emballe pas moins, comme pour un voyage au long cours, les cuivres gravés, les diamants et tout ce qui, ayant une valeur, peut se transporter sans trop de risque. Comme le via tique essentiel manque, on hypothèque les biens-fonds, on emprunte sur les tableaux de la galerie, ce qui met aussi les uns et les autres à l'abri d'une confiscation possible. A la fin, il faut vendre des bijoux, car tout tourne contre Lucien. Si Fouché était venu connue gouverneur de Rome, il aurait pris les chevaux, les équipages et tout le gros mobilier, mais son gouvernement de Rome n'a été qu'un éclair[2] et Miollis, qui se contente à moindres frais, ne saurait être un acheteur. Pour accréditer la nouvelle qu'il se rend en Corse, Lucien fait choix à Canino, parmi les Corses qu'il emploie, d'un nommé Dominique Tavera, à son service comme charpentier ; il l'envoie à Civita-Vecchia pour chercher si, dans les bateaux corses qui s'y trouvent, il en est un qui puisse le transporter, avec sa famille, en Corse, où la maison du général Fiorella est, dit-on, apprêtée pour le recevoir. Bien mieux, il écrit officiellement à la Consulte extraordinaire des États romains pour demander la levée du séquestre mis sur un navire grec, commandé par le capitaine Militia, nolisé pour son compte et destiné à transporter ses équipages et une partie de sa maison en Corse. — Je garantis son retour, écrit-il, et j'offre aussi de cautionner sa valeur afin de lever toutes les difficultés de la douane. Tavera, après avoir visité divers bâtiments, et être entré en marché avec plusieurs capitaines, a arrêté son choix sur un cahut, le Notre-Dame du Mont-Carmel, monté par dix hommes et commandé par François Marazzi. Il l'affrète et s'y embarque seul, disant qu'il va à Bonifacio. En réalité, il est porteur de deux lettres de Lucien, en date du 16 juin, adressées, l'une au commandant de la croisière anglaise devant Civita, l'autre au ministre d'Angleterre à Cagliari. Lucien y demande le libre passage pour son envoyé, le renouvellement des passeports qui lui ont été délivrés en 1808 pour les États-Unis. Il exprime le désir qu'un des bâtiments de Sa Majesté Britannique qui croisent dans la Méditerranée, l'escorte jusqu'au détroit de Gibraltar. Il joint au pli destiné au ministre d'Angleterre une lettre pour le roi de Sardaigne et une pour le consul des États-Unis. A en croire la déposition que fera Tavera, le cahut, parti le 22 de Civita, arrive le 22 en vue de Porto-Vecchio où un corsaire, sous pavillon sarde, le fait sa prise et le conduit à la Madeleine où il touche la même nuit. Après dix-neuf jours, le 13 juillet, il est relâché par grâce spéciale du roi de Sardaigne et il aborde deux jours après à Civita, avec son équipage complet et sa cargaison intacte. Tavera, qui fait au commissaire général de police de Civita ce conte absurde, que confirment les dépositions concertées et unanimes du capitaine et des matelots, rapporte en réalité la réponse du ministre d'Angleterre : elle est négative : désapprouvé par son gouvernement pour avoir, deux ans auparavant, envoyé des passeports à Lucien, M. William Hill ne saurait en délivrer de nouveaux. C'est là une déconvenue à laquelle Lucien n'est point préparé : son navire va titre pré t, non pas une des ridicules barques corses de Civita, mais un des beaux trois-mâts américains séquestrés à Naples. Pour se procurer un tel navire, Lucien n'a eu qu'à envoyer à Murat son neveu foyer en demandant qu'on en mît un à sa disposition, et, à la lettre très succincte qu'il a écrite. Murat a répondu avec effusion et amitié, se plaignant très amèrement de l'Empereur, qui use à son égard d'une politique perfide et l'oblige à des armements ruineux sous le prétexte de lui faire conquérir la Sicile, tandis que lui, Murat, sait bien qu'on u promis de ne pas déposséder la famille régnante. Il regrette de ne pouvoir échapper à la tyrannie, ainsi que va le faire le frère persécuté ; mais il lève aussitôt le séquestre sur un des meilleurs bâtiments américains, l'Hercule, sous la condition qu'il sera affrété pour Lucien, et il donne dix mille ducats pour l'armer plus promptement : tout à l'heure, l'Hercule va arriver à Civita. Devant le refus de Hill, Lucien pourrait hésiter ou retarder, mais il se trouve trop avancé pour reculer, et, d'ailleurs, il ne doute pas que tout ne finisse par s'arranger et que le gouvernement anglais ne soit trop heureux de l'obliger. Le 16 juillet, de Tusculum où il est venu de Canino s'établir avec toute sa famille, il écrit de nouveau au ministre d'Angleterre en lui demandant des passeports jusqu'à Cagliari seulement. De ce port, dit-il, j'adresserai ma demande à Sa Majesté Britannique et j'y attendrai des passeports que j'espère obtenir lorsque les injustes défiances qu'on avait conçues à mon égard seront dissipées. Il écrit en même temps au roi de Sardaigne, le priant de vouloir bien lui permettre d'aborder avec sa famille à Cagliari d'où il adressera directement ses demandes à Londres et où il attendra les réponses de Sa Majesté Britannique pour continuer son voyage. J'ai reçu, ajoute-t-il, de l'empereur des Français des passeports pour les États-Unis qui équivalent à un ordre de partir et je ne puis pas rester davantage. Je prie Votre Majesté de ne pas repousser ma demande. J'ai des lettres du Saint-Père pour Votre Majesté et pour Sa Majesté la Reine et je m'empresserai de les leur présenter moi-même à mon arrivée. Pour porter ces deux dépêches, il n'y a plus à compter sur Tavera, qui a été emprisonné à son retour à Civita ; fréter un nouveau bateau est dangereux et cher ; il est plus simple de s'adresser à Stamati, qui, de consul de France à Civita, y est devenu commissaire général de marine, et qui a été jadis, ainsi que sa femme, des familiers du palais Nuñez. Lucien communique à Stamati les passeports que le ministre de la Police lui a délivrés ; il lui annonce la prochaine venue du bâtiment américain que Murat met à sa disposition, et il lui enjoint d'envoyer de suite un parlementaire à Cagliari pour y porter ses lettres. Ce n'est pas un service qu'il demande, c'est un ordre qu'il donne, et il recommande la plus grande diligence dans son exécution. Stamati, intimidé par de si grands noms et par le ton d'autorité que prend le Sénateur, cédant, à l'ancien prestige, obligé peut-être par des services passés, exécute la commission, mais, ce qui montre qu'il sait être en faute. il garde soigneusement le secret vis-à-vis de ses supérieurs. Le 21, l'Hercule, capitaine Edvard Westh, du port de Salem, ayant dix-sept hommes d'équipage à son bord, entre à Civita, sous l'escorte du cutter de S. M. le roi des Deux-Siciles, l'Achille, de dix pièces de canon et de quatre-vingt-cinq hommes d'équipage. Tout de suite, on embarque les bagages et les caisses. Le 3 août, Lucien quitte Tusculum où Alexandrine a fait ses adieux en vers au tombeau de son fils Joseph-Lucien, mort à l'âge de onze mois[3]. Le 7, il fait viser par le commissaire général de police les passeports qui lui sont communs avec Mme Bonaparte, sa suite et ses domestiques. Le gouverneur général, Miollis, qui est arrivé de Rome, dès le matin, assiste aux différentes dispositions pour le départ : à quatre heures et demie, tout le monde est à bord : Lucien, sa femme, les six enfants, Lolotte qui a quatorze ans passés, Lili qui en a douze, puis Charles, Lætitia, Jeanne et Paul, s'étageant de sept ans à quelques mois ; puis, Anna, la fille qu'Alexandrine a eue de M. Jouberthou ; le neveu André Boyer ; un secrétaire, Servières, avec sa femme et son fils ; le médecin, M. Defrance, qui est l'oncle du général écuyer de l'Empereur ; l'aumônier M. Maurice Malvestito, qu'on appelle le père Maurice : un précepteur, nommé Charpentier et le peintre ordinaire. M. de Chatillon. Tout ce monde a plus ou moins déguisé son nom : en domestiques, treize hommes. Corses ou Italiens, et dix femmes, la plupart italiennes. Les autres serviteurs rejoindront avec les équipages. A cinq heures et demie, sous l'œil bienveillant des autorités, le bâtiment quitte la rade. ***Il paraît que la première nuit sur mer fut charmante ; le temps était admirable et on célébra par des chants la liberté reconquise ; mais, le second jour, le vent s'élève. Voilà le trouble et la terreur dans l'équipage enfantin, pour qui Lucien fut toujours d'une incurable faiblesse. Anna et Lili s'empressent d'allumer les bougies sacrées qui doivent les sauver du naufrage. Charlotte, dans les angoisses du mal de mer, maudit le tyran qui l'exile ; la nourrice du petit Paul a si peur qu'elle perd son lait. Cette tempête ou cette bonace sert de prétexte pour relâcher à Cagliari, Lucien eut toujours le projet d'y aller, mais, pour des raisons diverses, il allègue la force majeure. La contrainte écarte l'idée d'une collusion, permet de nier les rapports avec les Anglais, la rupture préméditée du blocus continental, l'infraction décisive aux lois. De là cette version que Lucien fournit dans ses notes[4] : Nous forçons presque notre capitaine de relâcher en
Sardaigne où le vent nous porte. Le capitaine nous résiste parce qu'il craint
que son navire ne se trouve compromis par suite de l'embargo que le roi
Joachim a bien voulu lever en sa faveur. Il se rassure sur la promesse que je
lui fais de le dédommager de la perte de son navire, si on le saisit. A l'arrivée à Cagliari, Lucien adresse au ministre du roi de Sardaigne, le chevalier Rossi, la demande de débarquer ; elle est repoussée, et M. William fui confirme en même temps le refus de passeports. J'étais sur le point, écrit-il à Lucien, d'expédier ma réponse à la lettre dont vous m'avez honoré en date du 16 juillet, quand j'ai su votre arrivée inattendue dans ce port. Dans ces circonstances. je n'ai qu'à vous informer que je ne puis nullement m'intéresser auprès de ce gouvernement pour l'engager de vous donner permission de rester à Cagliari et que, maintenant que vous êtes dans son territoire, je ne saurais faire aucune démarche ; mais je dois vous avertir, Monsieur, qu'en partant d'ici, le moindre risque que vous courrez sera d'être reconduit à Civita-Vecchia ou même à Malte, tels étant les ordres donnés il y a deux ans aux officiers de marine qui pourraient vous rencontrer. Lucien s'éveille de son rêve, mais il ne se soumet pas sans une belle défense à la destinée qu'il s'est lui-même préparée. Il vent voir le ministre d'Angleterre, qui se refuse à venir en personne à bord de l'Hercule, mais qui, à diverses reprises, y envoie le secrétaire de sa légation. Il écrit des lettres au roi de Sardaigne, à la reine, au premier ministre, au prince Kozlowski, ministre de Russie. Il demande qu'au moins on le laisse, pour parlementer, descendre au lazaret. On lui accorde cette faveur, mais la frégate anglaise stationnaire, la Pomone, vient se placer bord à Lord de l'Hercule, de façon qu'il ne puisse bouger sans permission. De fait, Lucien est déjà prisonnier. Le 14 au matin, le navire de S. M. B. la Salsette, avant à son bord Sir Robert Adair, ambassadeur d'Angleterre à Constantinople, jette l'ancre dans la Laie. Le capitaine Barris, de la Pomone, se rend aussitôt auprès de Sir Robert Adair, lui raconte l'incident, et lui dit que, s'il avait rencontré l'Hercule en mer, il l'aurait convoyé jusqu'à son port de départ, conformément aux instructions spéciales données en 1808 par Lord Collingwood et non révoquées ; sur ce point, il n'est donc point d'accord avec M. Hill, lequel va probablement venir consulter l'ambassadeur ; mais il ne manquera pas de se conformer à la décision qu'ils auront adoptée. M. Hill, fort heureux de mettre sa responsabilité à couvert, arrive bientôt en effet et explique à Sir Robert Adair que, s'il a, en 1808, délivré à Lucien des passeports pour l'Amérique, il a été désavoué par son gouvernement ; que, à cette époque, Lord Collingwood a en effet donné l'ordre que, dans le cas où Lucien tenterait de profiter des passeports, il fût ramené à son port de départ ; que lui-même, Hill, a, par une lettre adressée à Livourne, informé Lucien de la révocation des passeports ; mais qu'à présent l'espèce est fort différente de celle qu'avait prévue Lord Collingwood et que Lucien, dûment averti, venu à Cagliari sans passeport, doit être considéré comme prisonnier de guerre. Il ajoute que Lucien a apporté, pour le roi de Sardaigne, des lettres du Pape le recommandant très fortement, que, sur ces lettres, il a sollicité de débarquer à Cagliari, mais que le ministre de Russie, l'ayant appris, s'y est énergiquement opposé, déclarant au gouvernement sarde que le séjour de Lucien à terre ne devait être toléré sous aucun prétexte, attendu qu'il serait un affront personnel pour Bonaparte et serait considéré et ressenti comme tel par l'empereur Alexandre, son maitre. Hill, qui cherche d'abord à dégager sa responsabilité, allègue le caractère public dont il est revêtu à la cour de Cagliari pour décliner toute entrevue personnelle avec Lucien et s'en remet à Sir Robert Adair avec d'autant plus d'empressement que la question se complique encore, Lucien, à défaut de l'Amérique, demandant instamment à présent qu'on le conduise à Plymouth. Sir Robert Adair, en allant retrouver Lucien au lazaret, a
fait son thème : à aucun prix, on ne doit permettre qu'il parte pour
l'Amérique, et cela à cause de la déclaration de
Bonaparte concernant l'indépendance éventuelle de l'Amérique espagnole, à
cause du républicanisme connu de Lucien et de son intime liaison avec le
général Moreau : car qui peut calculer le trouble qu'un tel homme, secondé
par un des généraux français les plus habiles, peut jeter dans l'Amérique
espagnole, surtout si la lâcheté de Ferdinand VII l'amène à s'allier par un
mariage à l'usurpateur de ses domaines européens ? La meilleure
solution est donc que Lucien soit transporté en Angleterre où il sera mieux
surveillé qu'en aucune partie du inonde. Toutefois, l'ambassadeur trouve de
fortes objections à ce que Lucien soit admis à résider en Angleterre sans
autre garantie que l'Alien-bill il ne pense pas qu'on puisse l'y recevoir
autrement que comme prisonnier de guerre ; il trouve donc équitable, en
déclarant à Lucien qu'on le
considère comme prisonnier, de lui procurer les moyens de s'adresser
au gouvernement pour réclamer le traitement de faveur que les circonstances
semblent, l'autoriser à solliciter. C'est dans ces dispositions, qu'il arrive au lazaret où Lucien lui expose longuement ses griefs. Il dit que, s'il n'a pu attendre une réponse à sa demande d'un passeport pour Cagliari, c'est qu'il a reçu, de son frère Napoléon, un ordre péremptoire auquel il ne pouvait désobéir sans danger pour sa personne ; c'est là ce qui l'a déterminé à s'embarquer précipitamment et à venir à tout hasard à Cagliari ; cet ordre, qui lui a été envoyé de Paris. portait en substance l'alternative de divorcer et d'accepter le gouvernement de Rome, ou de quitter le territoire français ; l'hostilité de son frère contre lui a été fortement aggravée d'ailleurs par le refus qu'a fait sa fille d'épouser Ferdinand VII ; c'est dans ce but qu'on avait requis qu'elle fût envoyée à Paris le printemps dernier : mais, lorsqu'elle a appris les intentions qu'on avait sur elle, elle a positivement refusé de s'y soumettre et elle a déclaré qu'elle voulait suivre la fortune de son père ; sur quoi, on l'a renvoyée en Italie, et elle se trouve maintenant avec sa famille à bord du navire américain. Lucien reconnait que, d'après les ordres que lui a fait communiquer M. Hill, il ne peut plus espérer de passeports pour Philadelphie ; tout ce qu'il demande, c'est un passeport pour Plymouth : là il se propose de lever les objections qu'on pourrait faire à son voyage en Amérique ; si non, il demandera qu'il lui soit permis de rester en Angleterre jusqu'à la paix. Sir Robert Adair répond que M. Hill ne peut délivrer aucun passeport, qu'il peut seulement demander des instructions à son gouvernement ; que Lucien ne sera certainement pas autorisé à aller en Amérique et qu'il ne peut espérer 'Cire admis sur le sol anglais que comme prisonnier de guerre ; qu'il doit même s'attendre à être placé sous la surveillance d'une police sévère et vigilante. D'ailleurs, il s'offre à présenter à son gouvernement les représentations dont Lucien le chargera au sujet de sa situation. Lucien remercie en disant qu'il lui est indifférent sous quelles restrictions il lui sera permis de rester en Angleterre, pourvu qu'avec sa famille, il y trouve un asile contre les persécutions de son frère. Il insinue qu'il pourrait, puisque Sir Robert Adair se rend en Angleterre sur un vaisseau de guerre, l'accompagner sur son navire américain. Sir Robert Adair se refuse à comprendre cette ouverture. Reste à déterminer en quel lieu Lucien attendra le sort que lui fixeront les instructions du ministère. Ne pourrait-il rester en Sardaigne ? — Si on le lui refuse, plutôt que d'aller à Malte, ne pourrait-il retourner à Civita au risque des conséquences du ressentiment fraternel ? Il redoute le traitement qui lui sera appliqué à Malte, et Sir Robert Adair lui-même, vu les embarras qu'une société si nombreuse et composée de telle façon apportera au gouverneur de Malte, le général Oakes, ne peut garantir à Lucien une réception bien cordiale, pas même l'assurance qu'on lui permettra de descendre à terre. Là-dessus, on se sépare et Sir Robert Adair, après avoir rendu un compte fidèle à son gouvernement de tous les détails de l'entrevue et des paroles même de Lucien, s'emploie avec zèle à lui obtenir l'autorisation de rester momentanément en Sardaigne, mais il se heurte d'abord au ministre du roi, le chevalier Rossi, qui oppose la proximité de la Corse où la France entretient des forces considérables, le mauvais esprit du peuple sarde, fort peu tranquille et déjà excité par l'arrivée de Lucien, enfin les embarras dont serait à son maître la présence à Cagliari d'une telle colonie ; puis, il a affaire au prince Kozlowski, lequel, bien qu'il soit venu voir Lucien, que Lucien se croie assuré de sa protection et lui voue dans ses notes une éternelle reconnaissance, n'a point désarmé et continue avec la même véhémence à faire valoir ses objections. Est-ce là ou est-ce le témoignage que Lucien aura porté de lui qui lui vaudra, le 12 novembre 1811, l'Aigle d'or de la Légion d'honneur ! La journée du 14 a été tout entière employée à ces pourparlers dont il a fallu abréger les détails : car la méticuleuse exactitude anglaise n'en omet aucun et rapporte intégralement les discours que sa prolixe faconde suggère à Lucien. La chaleur insupportable de la canicule sur cette côte africaine parait sans action sur lui, mais elle éprouve les enfants, habitués à la vie libre et sans contrainte, qui se trouvent fort mal d'être resserrés ainsi sur le pont d'un bateau. Charles a un saignement de nez ; c'est une hémorragie. Toujours même défense de descendre à terre et la perspective de plus en plus nette de Malte et de ses forts. C'est l'épouvantail ! Lucien prétend à tout prix s'y soustraire. Aussi, le lendemain, dans cette journée du 15 où l'Europe impériale célèbre la Saint-Napoléon, c'est de sa part à lui une fièvre d'écritures : il écrit à Lord Wellesley les lettres dont Sir Robert Adair a offert de se charger ; il écrit à M. Hill des lettres pour le prier de nouveau d'obtenir qu'on le laisse débarquer, et, dans le cas où ses démarches seraient inutiles, pour demander de lui adresser de suite des passeports pour retourner à Civita Vecchia. Il fait même ses conditions : Si vous croyez de votre devoir, lui dit-il, de m'y faire reconduire par une des frégates qui sont dans la rade de Cagliari, je vous prie d'ordonner qu'aucun individu de la frégate ne vienne à mon bord afin de ne pas m'obliger, à Civita-Vecchia, à une quarantaine qui me ferait craindre pour la santé de mes enfants. Il y a mieux : dans cet embarras où il s'est jeté et après les paroles qu'il a chies la veille à Sir Robert Adair, il écrit à l'Empereur, qui, comme toujours, lui doit de le tirer d'affaire : Il expose donc à sa façon les circonstances de son départ, la tempête qui l'a obligé de relâcher à Cagliari, les obstacles qu'il rencontre, la protection qu'il a demandée au ministre de Russie, l'espérance que cet ambassadeur, fidèle aux sentiments qui unissent son auguste maitre à l'Empereur le prendra sous sa sauvegarde, et il termine ainsi : Soit que cette espérance se réalise ou que, foulant aux pieds toute considération, cette cour me chasse de la rade et me livre à la frégate qui veut me conduire à Malte, je réclame la protection de Votre Majesté afin de pouvoir continuer librement mon voyage dans l'asile que j'ai choisi et où je porterai le regret éternel de n'avoir pu accorder les sentiments de la nature et de l'honneur avec la soumission que j'aurais aimé à vous montrer toujours. Le 16, après le départ d'Adair, Hill fait savoir à Lucien qu'il ne peut conserver aucun espoir d'être reçu en Sardaigne et qu'il doit se résigner à partir pour Malte sous l'escorte de la Pomone ; Lucien ne se rend pas encore ; deux de ses enfants sont malades ; d'ailleurs, il ne veut point aller à Malte, mais à Civita. Quatre jours passent, où on échange des lettres à l'infini, au moins Lucien, car Hill avant dit tout ce qu'il luit dire, ralentit ses réponses. Lucien alors s'adresse au capitaine Barris, commandant de la Pomone ; Je vous requiers, lui écrit-il, de ne point vous opposer à mon retour et d'exécuter les ordres que vous avez reçus de l'Amirauté de me reconduire dans le port d'oie je serai parti. On ne peut, ajoute-t-il ; se porter contre moi à aucune violence sans se compromettre vis-à-vis de Sa Majesté Britannique, à laquelle j'ai eu l'honneur d'adresser nies réclamations. Barris répond, en anglais, qu'il connaît ses ordres, qu'il n'a à entrer dans aucun détail au sujet de leur exécution, qu'il ne saurait avoir de correspondance avec Lucien, mais que en tout temps, il se fera un plaisir de lui montrer tous les égards compatibles avec son devoir. Pour preuve, il met à sa disposition pour soigner les enfants qu'on dit malades, le chirurgien de son bord. Cette situation ne peut indéfiniment se prolonger : le 22, après avoir adressé de nouvelles protestations au chevalier Rossi, au prince Kozlowski et à M. Hill, Lucien se décide à sortir de la rade. La Pomone est déjà à la voile et attend l'Hercule hors des eaux sardes : à deux milles de Cagliari, elle l'arrête d'un coup de cation. Le capitaine américain amène aussitôt son pavillon et le premier lieutenant de la Pomone, montant à bord, dit solennellement en anglais qu'au nom du roi d'Angleterre il fait Lucien prisonnier. — Nous sommes ainsi, écrit Lucien, victimes du principe : le pavillon ne couvre pas la marchandise. Des officiers et des soldats anglais sont mis à bord de la prise : d'ailleurs, le capitaine Barris se montre plein de courtoisie et ne fait pas remorquer l'Hercule par égard pour Madame. ***Le 21, les deux navires arrivent à Malte où, comme l'a prévu Sir Robert Adair, le gouverneur, le général H. Oakes, se montre médiocrement satisfait des hôtes inattendus qu'on lui amène. Il est d'ailleurs tort raide de nature, pointilleux sur ses privilèges, convaincu de son importance et il ne se laisse point manquer — témoin ses démêlés avec les Maltais en 1811. Comme Lucien prend volontiers le ton de maître, une première entrevue, à bord de la Pomone, est orageuse. Le gouverneur signifie à Lucien les restrictions qu'il entend mettre à sa correspondance et il lui assigne pour demeure le fort Ricasoli qu'évacueront les prisonniers de guerre français. Toutefois, comme Lucien proteste, il consent à demander à Cagliari s'il y aura des inconvénients à l'établir à Sant'Antonio, l'ancienne maison de plaisance du grand maitre Rohan. A peine Lucien est-il au fort Ricasoli que, on ne sait par quelle voie, il fait passer à Palerme une lettre pour la reine Marie-Caroline, en la priant de faire parvenir de ses nouvelles à sa mère[5]. Marie-Caroline répond de Palerme, le 7 septembre, que, sensible à la marque de confiance que Lucien lui a témoignée, elle prendra tout le soin pour satisfaire à son souhait. Elle ajoute qu'avant reçu le duplicata de sa lettre, elle l'adresse au général Stuart afin que, par un parlementaire, il l'envoie à l'autre rivage. Après des explications sur les moyens qu'elle emploie pour expédier à destination les messages ayant une longue distance avec bien des différentes opinions et passions à parcourir, — je mettrai toujours, dit-elle, une vraie satisfaction à faciliter ces communications de sentiments, aussi honnêtes et respectables que ceux d'un fils envers sa mère. Je connais trop ces sentiments pour ne pas m'y intéresser, et elle termine : Quoique le sort et les cruelles circonstances, tout nous sépare, je prendrai toujours un vif intérêt à votre personne dont le caractère décidé et ferme a toute mon estime ; le même intérêt s'étend à Madame votre épouse et à vos enfants ; je leur souhaite à tous bonheur et solide prospérité. Rien là n'est pour compromettre, mais la démarche de Lucien suffit. Le général Oakes n'a pas manqué d'en être instruit, à la fois par Lord Amherst qui réside à Palerme et par le général Stuart qui y commande. Comme, lors de l'entrevue à bord de la Pomone, il a formellement déclaré que Lucien ne devait correspondre avec aucune personne sans qu'il en al connaissance, il lui exprime sa surprise qu'il ait manqué à cet engagement et, après lui avoir renouvelé la défense de continuer à en user ainsi qu'il l'a fait dans cette circonstance, même, lui dit-il, j'exige votre parole d'honneur que ni vous, ni personne de votre famille ou suite, n'écrive de lettres sans les soumettre à la restriction susdite, afin que je ne sois pas obligé d'avoir recours à des mesures qui m'affligeraient autant qu'elles vous seraient désagréables à vous-même. Lucien commence par protester : il n'a pas donné sa
parole, il n'est pas prisonnier de guerre ; le serait-il, ce n'est pas une
raison qui autorisât qui que ce fût à lui manquer. Il en appelle à Sa Majesté
Britannique, laquelle ne peut tarder de mettre fin
aux traitements qu'il éprouve et qui sont si peu conformes aux principes
d'une nation qui a toujours donné un asile généreux aux proscrits illustres
au lieu de leur imposer des restrictions aussi sévères et d'y ajouter des
menaces ; pourtant, à la fin, il se calme, il donne sa parole
d'honneur de ne point écrire d'une façon subreptice, quoique, l'ambassadeur de S. M. B. lui ayant offert par écrit la
Pomone pour l'escorter et lui ayant promis qu'il y serait traité avec
tous les égards convenables, aucune raison ne peut le faire regarder comme
prisonnier. La polémique, que Lucien se propose d'entretenir, n'a
point d'agrément pour le général Oakes qui y met fin, en déclarant que Lucien ayant été amené comme prisonnier de guerre dans le
port par le capitaine Barris de la Pomone a été remis en cette qualité
entre ses mains et sous sa garde, et qu'il ne dépend pas de lui de changer
cette situation. Cette escarmouche est instructive : Au ton qu'avait d'abord pris Lucien, on pouvait penser qu'il allait se porter à des extrémités ; devant une volonté ferme et froide, il amène son pavillon, et, en donnant sa parole d'honneur, il reconnaît et accepte sa captivité. D'ailleurs, à cette soumission, il trouve des avantages. La réponse de Hill ayant été favorable, Oakes, qui n'est point aussi méchant qu'il veut paraître, installe la famille à Sant'Antonio, dans ces jardins de paradis où le Bailli de Suffren a acclimaté les plus rares plantes exotiques, où trois mille pieds d'orangers, de toutes les espèces, forment un abri impénétrable et un délicieux ombrage, où les allées, dallées de grandes pierres parfaitement unies, offrent une promenade sans pareille. Quoique Lucien ne puisse sortir sans être accompagné et qu'il soit gardé nuit et jour par un poste de cinquante hommes établi devant le château, quoiqu'il ait peu de meubles et qu'il ait dû en acheter d'indispensables pour une somme de trois cents louis, il se trouve au fait fort à son goût, il a repris ses occupations, il se promène, fait des vers, tient des discours, se plaît aux jeux de ses enfants qui se portent bien et s'accoutume à l'idée de passer l'hiver à Malte. ***Il en est là lorsque, au mois de novembre, il reçoit, du marquis de Wellesley, la réponse, en date du 15 octobre, aux lettres qu'il lui a écrites le 15 août de Cagliari et le 27 de Malte. Sa Majesté, lui dit Wellesley, m'a commandé de vous exprimer que, dans les circonstances où vous vous êtes placé vous-même, elle ne peut vous permettre ni d'aller en Amérique, ni de rester dans l'île de Malte. Sa Majesté, cependant, est disposée à vous accorder à vous et à votre famille un asile dans ce pays, sur votre parole et sous telles règles que la nature particulière de votre situation paraîtra l'exiger. Dans le but de vous mettre à même, vous, votre famille et votre suite, de vous rendre en Angleterre avec les moindres inconvénients possibles, Sa Majesté a ordonné qu'un vaisseau de guerre fût préparé pour votre transport. Le gouverneur de Malte vous informera du moment fixé pour le départ de l'île du vaisseau désigné par Sa Majesté pour vous recevoir. Lors de votre arrivée en Angleterre, Sa Majesté m'ordonne de vous informer qu'il vous sera permis de résider avec votre famille et votre suite, dans un endroit tranquille et sain, où vous serez soumis seulement aux restrictions qui seront absolument nécessaires. Cela est fort bon, l'on ne traiterait pas mieux un prince du sang et il semblerait que Lucien n'a rien de mieux à souhaiter, mais, le 6 novembre, lorsque, à l'arrivée de la frégate du premier rang le Président[6], Sir H. Oakes l'invite à s'embarquer et qu'il lui annonce que, pour sa résidence on lui laisse le choix entre Doncaster, Durham, Stafford et Ludlow, Lucien répond qu'il ne veut pas partir. Sa femme et ses enfants ne sauraient voyager en hiver ; il entend les laisser à La Valette ou, tout au moins, les renvoyer jusqu'au printemps à Civita. De plus, il ne se soucie pas d'emmener en Angleterre toute sa suite ; il licencie une partie de ses domestiques italiens qu'il renverra chez eux. Servières, son secrétaire, ira de Malte à Tunis où il nolisera un bateau ; de Tunis, il viendra à Civita prendre les équipages qu'on y a laissés, et, de là il retournera à Malte afin d'en partir à la belle saison avec la famille. Oakes veut bien donner des passeports pour Tunis à Servières et aux domestiques, mais, sans s'arrêter aux protestations de Lucien, il lui déclare qu'il ne peut consentir à rien changer aux ordres de Sa Majesté. Lucien devra s'embarquer le plus tôt possible sur la frégate admirablement installée, qui, par une attention suprême, semble avoir été choisie à cause de son nom pour recevoir l'ancien président des Cinq-Cents. Par esprit de contradiction, Lucien pourtant lutte encore et essaie de gagner du temps. A la fin, le 20 novembre, il s'embarque. La traversée qui dure vingt-deux jours ne serait point mauvaise si, à l'entrée de Plymouth, le 12 décembre, le Président ne trouvait une horrible tempête. Pendant la nuit, la frégate file trois fois sur ses câbles ; des matelots tombent du gréement ; la population s'assemble en tumulte au bord de la mer trop grosse pour qu'on puisse envoyer des secours ; d'ailleurs, après cette scène dramatique, le vent tombe ; des chaloupes s'empressent à porter des rafraîchissements ; les visiteurs de distinction affluent ; de partout pleuvent des invitations. Lucien écrit au marquis de Wellesley pour témoigner sa satisfaction de l'aménagement de la frégate et des soins du capitaine et pour annoncer qu'il a fait choix de Ludlow pour sa résidence. Le marquis répond aimablement, annonce les ordres donnés par l'Amirauté pour le débarquement et l'envoi à Plymouth d'un gentleman qui facilitera à Lucien tout arrangement pour un établissement convenable. On débarque ; le gentleman, que Lucien élève dans ses notes à la dignité de Commissaire spécial de Sa Majesté Britannique, est plein de prévenances, mais que dire du peuple ! Le respect qu'on nous témoigne, écrit Lucien, égale la curiosité que nous excitons. Ce sont des applaudissements, des hourrahs, que la police ne parvient pas à réprimer, durant le trajet du quai à l'auberge de King's Arms où la famille s'installe jusqu'à son départ pour Ludlow. Cet enthousiasme n'a rien qui doive surprendre et ce ne sont pas les largesses de Lucien à l'équipage, ni ses dons princiers au commandant du Président qui le provoquent : depuis trois mois, les journaux anglais ne parlent que de lui, de la tyrannie de son frère qui lui doit tout et qui l'oblige à quitter l'Europe, de la générosité du peuple anglais qui s'empresse de lui accorder un asile : Lucien Bonaparte, y lit-on par exemple, peut se croire maintenant en sûreté et tant qu'il existera, il sera un reproche vivant pour Bonaparte. Il sera un nouvel exemple à ajouter à tant d'autres qui prouvera non seulement la cruauté de son frère, mais encore l'idée, qu'en dépit de toutes ses calomnies, sa propre famille s'est faite de l'honneur et de l'humanité de la nation anglaise. S'il accuse jamais notre cabinet de tyrannie ou de perfidie, voici la réponse qui retentira à ses oreilles : Quelle était l'opinion de votre frère Lucien sur la bonté comparative des deux gouvernements ? S'il veut encore prophétiser notre perte, on lui répondra : Votre frère Lucien s'est confié à nous et a fait dépendre sa sûreté de la nôtre ; il pense que nous existerons assez longtemps pour lui, et lui-même vivra sans doute aussi longtemps que vous. II serait inutile de multiplier ces extraits qui, passant tous sous les yeux de l'Empereur, lui ont à chaque lecture porté un coup de poignard. L'échec que Lucien lui inflige par sa fuite est irréparable. Si Lucien est parti, c'est que l'Empire est inhabitable. Si, au risque de tout, Lucien s'est échappé d'une tyrannie qui prétend régler ses relations de famille, lui imposer à lui-même une couronne, contraindre sa fille à épouser Ferdinand VII, qu'est-ce du reste des Français ? Et n'est-ce pas pour toucher les Anglais au plus vif de leur orgueil national que, proscrit du continent entier, le frère de Bonaparte cherche un refuge dans les possessions britanniques, qu'il trouve seulement une protection dans la générosité du roi et du peuple d'Angleterre et que, s'abritant contre l'orage sur la seule terre qui reste libre, il veuille y attendre la chute de son persécuteur, de celui contre qui, seule entre les nations, l'Angleterre soutient la guerre depuis dix années ! ***Cette injure personnelle et directe que les journaux aggravent chaque jour et que les caricaturistes mettent en images, Napoléon la ressent d'autant plus vivement que le départ de Lucien a été pour lui un double mécompte : d'abord, il a cru jusqu'au dernier moment que son frère céderait ; puis, il s'est cru certain que, ne lui fournissant pas de navire, Lucien n'en trouverait point et qu'en tout cas les mesures étaient assez bien prises pour qu'aucun ne sortit de ses ports. Le premier indice qu'il a eu de préparatifs sérieux de départ a été le retour à Civita-Vecchia du Notre-Dame du Mont-Carmel, l'arrestation de 'rayera et sou interrogatoire. Sans doute, le commissaire général, plutôt complice qu'il n'est dupe, n'a tiré de Marazzi et de Tarera que des réponses insignifiantes qui concordent si bien qu'elles ne peuvent manquer d'avoir été concertées, mais Tarera est au service de Lucien et c'est assez pour que les soupçons de Napoléon s'éveillent. On lui a rapporté aussi qu'un bâtiment parlementaire, portant un pavillon français et un anglais, est parti de Civita sur son lest, et qu'il est allé à Cagliari[7]. Tout de suite, le 4 août, il a écrit à Savary : Vous ferez connaitre au général Miollis qu'il doit surveiller le sénateur Lucien, qui parait entretenir des correspondances avec les ennemis de l'État, qu'il doit le laisser aller et que, s'il fait effectivement des démarches pour s'embarquer et se livrer aux Anglais, il doit le faire arrêter ; que je recommande le secret à sa fidélité et à son zèle ; il surveillera le sénateur Lucien tant qu'il restera aux environs de Rome, mais il le ferait arrêter au montent où il s'embarquerait. Vous vous concerterez avec la marine, ajoute-t-il, pour faire arrêter le bâtiment qui est allé à Cagliari, lorsqu'il reviendra, pour faire saisir en même temps ses papiers et y mettre les scellés, faire arrêter le capitaine et l'équipage et les faire venir directement à Paris. Ecrivez directement au commissaire de police à Civita-Vecchia. A cette date du 4 août, il ignore encore l'arrivée à Civita de l'Hercule et de l'Achille : ces cieux navires y ont paru le 21 juillet, mais c'est seulement le 23 que le commissaire de police en a averti le comte Auglès, chargé du troisième arrondissement. D'ailleurs personne n'a d'instructions en ce qui touche le frère de l'Empereur : Lucien présente des passeports qui sont en règle et qui ont tous les caractères d'authenticité ; le navire qui doit le recevoir est venu de Naples sous l'escorte d'un cutter du beau-frère de Sa Majesté. De quel droit l'arrêter ? Qui oserait porter la main sur le Sénateur ? Gouverneur général, commissaire de marine, commissaire de police, toutes les autorités, assistent chapeau bas à l'embarquement de la famille, et c'est seulement le 12 qu'on reçoit les ordres de l'Empereur en date du Comment s'excuser ? On fait subir à Tavera un deuxième interrogatoire ; mais l'homme est adroit et fidèle ; il emmêle avec une extrême habileté le faux et le vrai ; il s'étend en détails sur ses démarches pour se procurer un navire, mais il se tient à ce qu'il a dit de son séjour forcé à la Madeleine. On n'est pas plus heureux avec Marazzi ; même système de déclarations prolixes et confuses sur les préliminaires et de dénégations sur l'essentiel du voyage. On met en cause les habitués et les employés de la maison, deux prêtres, P. A. Fiorella et M. A. Colonna d'Ornano, chargés l'un et l'autre de parties d'affaires de Lucien et habitant Rouie ou la Ruffinella, puis un sieur Alexandre Bourry, directeur des forges et établissements ; il s'agit de bâtiments visités, achetés, armés, désarmés, à peine du bateau de Marazzi, jamais du bateau parlementaire qui porta à Hill la lettre du 16 juillet. Celui-là n'a point existé : aucun parlementaire, déclare le commissaire général de police, n'est parti de Civita-Vecchia pour se rendre en Corse. D'ailleurs, ajoute-t-il avec un aplomb administratif, les rapports qui existent entre cette île et le continent étant réglés de la même manière que ceux qui ont lieu avec les autres parties de l'Empire, le départ d'un parlementaire n'aurait pu s'effectuer que par une disposition particulière, ce qui n'est pas arrivé. Tout le monde se trouvant compromis se rend complice et, pour démêler la vérité, il faudrait être sur place. L'Empereur pense bien à faire mener à Paris Tarera et Marazzi, toujours détenus au fort Saint-Ange, puis il y renonce. Reste Murat, certainement coupable d'avoir envoyé l'Hercule à Civita et de l'avoir fait convoyer par l'Achille : mais les choses vont déjà si mal avec le roi de Naples que Napoléon juge inutile d'ouvrir directement mie nouvelle dispute ; c'est à Caroline qui vient tout à l'heure de quitter Paris qu'il adresse l'expression très vive de son mécontentement. ***Au fait nul n'est coupable hormis Lucien et c'est contre Lucien que Napoléon veut prendre des mesures de rigueur ; mais quelles ? en quelle forme ? Sera-ce par un décret, un sénatus-consulte, des lettres closes ? Sa pensée hésite et vacille et aux diverses formes dont il la revêt, on peut juger quelles agitations il subit. Le 18 septembre, ignorant encore où est son frère, s'il est passé en Amérique ou s'il a été pris par les Anglais, mais certain qu'il est parti, il songe à un sénatus-consulte dont il trace ainsi les lignes générales : Considéré que le sénateur Lucien
Bonaparte a été nommé sénateur du temps de la République ; Que, lors de l'élévation du trône impérial il ne fut pas compris dans l'hérédité parce que, ayant préféré un divorce que lui imposait son rang une folle passim qui l'attachait à une femme sans mœurs, il abandonna sa famille et sa patrie pour la suivre dans un pays étranger, etc. Que depuis le moment où, par la
réunion de Lomé à l'Empire ; ce pays est devenu français et où toute l'Europe
est entrée dans le même système, il ne songea plus qu'à aller s'établir en
Amérique ; Qu'il a exécuté son dessein et
qu'il est absent depuis plusieurs années, sans autorisation ni congé ; Décrète : ART. I. — Le sénateur Lucien Bonaparte est rayé de la liste des Sénateurs. ART. II. — Ni lui ni ses enfants ne pourront revenir sur le territoire de l'Empire. Après avoir dicté ce projet au duc de Bassano, il réfléchit que faire un sénatus-consulte pour rayer Lucien du Sénat est une trop petite chose et une mesure moins décente et moins digne de l'auguste Famille impériale qu'une disposition qui résoudrait toute la question et dont la radiation du Sénat ne serait qu'une conséquence : ainsi pourrait-on dire : que le sénateur Lucien a été sourd à tous ses devoirs ; que les sollicitations multipliées qui lui ont été faites ont été inutiles ; que, dans les différentes chances des circonstances politiques, il n'est pas revenu à d'autres sentiments ; qu'il a persisté à demeurer dans un pays étranger à la France et que, quand ce pays est devenu français, il t'a quitté pour aller habiter les États-Unis d'Amérique ; que, lors de l'élévation du trône impérial, il a été mis hors de la ligne de l'hérédité ; que cette disposition ne statue à son égard que d'une façon incomplète, qu'il est nécessaire de prévenir les tracas, les erreurs et les dangers qui pourraient en résulter dans une dynastie naissante ; qu'en conséquence... ensuite les dispositions à proposer pour établir qu'il ne peut, ni lui, ni les siens être investi d'aucune fonction, dignité, autorité, etc. De là sa radiation du Sénat. L'idée prend ainsi une forme plus sereine, plus juridique, plus politique, mais de nouvelles objections se présentent. L'Empereur ne peut taire que, il y a huit mois, le sénateur Lucien demanda au duc d'Otrante et reçut un passeport pour les Etats-Unis ; donc, qu'il a lui-même donné son consentement au départ ; il ajoute, il est vrai, comme correctif, que Lucien s'est mis aussi en rapport avec les Anglais pour avoir des passeports de l'Angleterre et qu'il les a reçus ; mais il serait bien embarrassé d'en fournir la preuve, et, vraie pour 1808, l'assertion est fausse pour 1810. D'ailleurs, peut-il dissimuler que, sans des passeports anglais, l'autorisation de partir, n'aurait été pour Lucien que la permission de se rendre prisonnier ? 11 reconnait ces difficultés et, comme d'usage en pareil cas, il fait appel à Cambacérès qui, avec son esprit de juriste, saura trouver la forme opportune et légale pour un arrêt de proscription. Cambacérès fait écarter le sénatus-consulte trop solennel, peut-être trop embarrassant : puisqu'il est impossible de cacher le départ de Lucien, devenu public en Angleterre — le dernier cartel sorti de Morlaix en a apporté la preuve — au moins faut-il que le châtiment soit proportionné, qu'il soit uniquement politique, qu'il soit énoncé dans les termes les plus brefs et qu'en frappant Lucien, on donne le moins de prise possible aux ennemis de l'Empire. Il fait donc prévaloir l'idée d'une lettre au président du Sénat et il en remet un projet. Mais l'Empereur trouve ce projet trop simple, trop peu explicite. Il prétend condenser dans sa lettre les griefs développés dans la première minute du sénatus-consulte et, tout en modérant l'expression, y introduire toutes les idées nécessaires. Il projette donc d'écrire : Le
sieur Lucien Bonaparte, en renonçant au rang auquel l'appelle sa naissance,
et en manifestant le désir de se retirer en Amérique, a renoncé aux droits de
citoyen français et à la qualité de sénateur dont il jouissait comme membre
du Grand-conseil de la Légion d'Honneur. Les actes des Constitutions ne l'avaient pas appelé à l'hérédité du trône... Nous avons fait tous nos efforts pour le ramener ; la perversité de son caractère les a rendus inutiles. Ayant d'ailleurs violé toutes les règles qui ne permettent pas à un sénateur de rester absent sans autorisation du Sénat, nous jugeons convenable qu'il ne soit pas conservé sur les listes du Sénat. Fondateur d'une monarchie à laquelle sont attachés le bonheur et le repos du Monde, nous avons besoin de prévenir tout ce qui pourrait titre une occasion de troubles et servir un jour les desseins des ennemis de la France ; nous pourrions considérer ainsi l'existence dans le Sénat d'une personne qui s'est rendue étrangère aux intérêts de la France et aux devoirs que lui impose sa naissance dans les temps de crise et de lutte qui ont précédé la fondation de la monarchie et qui durent encore aujourd'hui. Cette forme ne le satisfait pas encore : plus la blessure est profonde et douloureuse, plus il lui en colite de la mettre à nu. Dire au public, à la France, à l'Europe, au Monde, que la trahison, la désertion au moins, est dans sa propre famille, le dire, fût-ce pour frapper le coupable, c'est ébranler l'édifice, c'est livrer aux rumeurs et aux conversations de la Grand'Ville, sa race et son nom : toute lettre publique, où il donnera des développements, présentera de pareils dangers : la plus brève sera donc la meilleure et, de Fontainebleau, où il est arrivé le 25 septembre, il écrit ces trois lignes au comte Garnier, président actuel du Sénat : Le sénateur Lucien Bonaparte, absent du territoire français depuis cinq années et sans aucune autorisation, a renoncé à ses droits de sénateur. En conséquence nous vous écrivons cette lettre pour vous faire connaitre que son nom ne doit plus être porté sur la liste des sénateurs. Même injonction, sous pareille forme de lettres closes. aux questeurs et au trésorier du Sénat. Voilà pour le public et pour les Caillettes de Paris ; mais l'avenir ? Fondateur d'une dynastie qu'il voit se dérouler au travers des âges, l'Empereur n'a-t-il pas le devoir d'arracher du tronc dynastique cette fausse branche, dont, dès 1805, il se préparait à prononcer l'exclusion entière et absolue si Lucien restait sourd aux sentiments de la destinée de la Famille et au bien du peuple français ? Il adresse donc au chancelier du Sénat une lettre close, qui restera secrète tant qu'il le jugera convenable, mais qui, déposée aux archives, y attestera à jamais la dégradation de Lucien et l'exclusion de sa postérité : Je vous écris cette lettre pour
vous faire connaître que le nom du sieur Lucien Bonaparte ne doit plus être porté
sur la liste des sénateurs. Absent depuis cinq ans du territoire de l'Empire
et, lorsque Rome en est devenue partie, ayant quitté ce pays pour passer les
mers et se retirer en Amérique, il a renoncé aux devoirs et au titre de
sénateur. En notre qualité de président du Sénat, nous devons le considérer
comme démissionnaire. Lorsque le vœu du peuple français
nous a élevé sur le trône impérial, nous avions droit à la coopération de
toutes les personnes qui, comme lui, avaient à remplir des devoirs
particuliers envers nous ; mais il s'était abandonné à une honteuse passion
pour une femme dont les mœurs avaient mis une insurmontable barrière entre
elle et tout ce qui est honnête et nous jugeâmes qu'il ne pouvait être
compris dans la ligne de l'hérédité. Tandis que nous élevions nos frères au
rang qui convenait à leur naissance et aux intérêts de notre couronne, il
resta dans l'état de simple particulier. Depuis, lorsque nous eûmes à
surmonter de grands périls et à lutter contre l'Europe entière conjurée, son
devoir devait le ramener à nos côtés et nous avions le droit de réclamer les
talents qu'il avait reçus du ciel. Il a été constamment sourd à notre voix.
Il vient enfin de chercher un refuge hors de l'Empire, sous la protection de
puissances qu'il savait peu affectionnées à notre trône, et de rendre plus
irrévocable sa renonciation à tous ses devoirs envers nous, envers le Sénat
envers la Patrie. Il a demandé à notre ministre de la Police des passeports
pour lui et pour le coupable objet de sa passion et il s'est éloigné de
l'Empire qu'il ne pouvait quitter sans une autorisation spéciale. Les
intérêts et la tranquillité de l'Etat exigent que non seulement il ne fasse
partie d'aucun corps politique, mais que, ni lui, ni ses enfants, ne
reviennent jamais dans notre Empire. Nous vous avons écrit cette lettre en si grand détail parce que notre intention est qu'elle soit transcrite, à la date de ce jour, sur les registres du Sénat et l'acte de transcription sera signé au registre par vous et par les autres officiers du Sénat. Notre intention est aussi que cette lettre soit secrète et ne reçoive de la publicité qu'en temps convenable et opportun et lorsque cela sera utile à l'intérêt de nos peuples et de la postérité. Cette radiation entraîne pour Lucien la perte de sou traitement de sénateur, celle du revenu de la sénatorerie où pourtant il ne lui est pas nommé de successeur, et celle de son traitement de membre du Grand conseil de la Légion où il n'est pas davantage remplacé. Il ne l'est pas à l'Institut, bien que son nom doive désormais être omis sur les listes, et il y fait toucher son traitement par son beau-père Bleschamps, fondé de sa procuration. D'autres mesures pourront être décidées par la suite, mais il faut d'abord qu'on sache exactement ce qu'est devenu Lucien. La première nouvelle de son arrestation par les Anglais et de son voyage forcé à Malte ne parvient, à Paris que vers le 10 octobre, par deux voies différentes : de Rome, où elle est venue de Tunis, fort défigurée et arrangée, et de Londres, où les journaux l'enregistrent avec exactitude et l'accompagnent de commentaires qui paraissent à ce point séditieux à la police qu'on n'a pas cru devoir confier ces articles au traducteur ordinaire, sachant que les journaux anglais de la même date sont envoyés directement à l'Empereur. Fixé désormais sur les destinées de son frère, certain que
le châtiment a suivi la faute et trouvant que, sa prédiction étant accomplie,
Lucien, prisonnier des Anglais, mérite plus de pitié que de haine, il se
calme subitement. Dès le 18 octobre, il écrit à Savary de faire relâcher
Tavera, le patron et les matelots arrêtés pour l'affaire du sénateur Lucien.
Il veut seulement une réponse positive du général Miollis sur ce qu'il a
laissé embarquer le sénateur et sur ce que l'Hercule est parti sans sa
permission. Comme Miollis répond véridiquement qu'à défaut d'ordres positifs,
il ne pouvait arrêter le frère de l'Empereur muni de passeports en règle, ii
en est quitte pour un simple avertissement et ne perd rien de la faveur
souveraine. Murat a la plus lourde responsabilité, mais, avec lui aussi,
Napoléon passe vite. A la fin d'une lettre d'affaires, il glisse simplement :
Vous devez sentir à présent combien est grande la
faute que vous avez faite en envoyant le bâtiment l'Hercule à Lucien,
puisque ce malheureux est aujourd'hui prisonnier des Anglais à Malte. Puisque
je ne lui en avais pas envoyé, c'est que je ne voulais pas qu'il partît. La
reine vous dira combien cela a excité mon mécontentement. Soyez plus
circonspect à l'avenir et ne vous mêlez pas de ce qui ne vous regarde pas. A présent, le silence ; mais ses yeux sont attentifs ; au moindre mouvement que fera Lucien, il voudra être informé ; il surveillera ses billets les plus insignifiants et mettra la police entière à la chasse de ses émissaires. Il a été battu ; il a éprouvé, dans la Famille même, une résistance supérieure à sa volonté et, si le révolté s'est réfugié en Angleterre, chez l'ennemi, l'adversaire de toujours, Napoléon n'oublie pas que ce frère, qui a osé lui tenir tête, est celui sur lequel il a jadis le plus compté pour l'accomplissement de sa fortune — et sa rancune se double d'un regret. |
[1] Mon injuste colère contre ma femme. — Elle a bien fait d'attendre pour m'instruire le départ de Campi. — Lettre admirable de qui et à qui ?
[2] Les notes de Lucien sont si contradictoires, si pleines de confusions de dates — volontaires ou non — qu'il ne faut s'y rapporter qu'avec une extrême réserve. Toutefois, d'après ces notes, il faut signaler que, à une date qu'il est difficile de préciser, mais qui est antérieure d'une année au moins au départ, puisqu'elle est antérieure à l'enlèvement, du pape, Fouché s'était rapproché de Lucien et, avait tenté de le mettre dans une intrigue où le général Radet servait d'intermédiaire.
Voici le texte : Les affaires se brouillent définitivement à Borne. Entrée des troupes françaises... Le général Radet... en même temps, singulières communications très confidentielles que ce général me fait de la part de Fouché, ministre de la Police, alors disgracié in-petto, mais se préparant à sa disgrâce. Ce qu'il m'apprend, lie vrai on de faux, sur les projets de l'empereur Alexandre sur moi (toujours de la part de Fouché). Le confident et la confidence m'effraient. Je prends le général pour un agent provocateur. Je ne me gêne pas pour le lui témoigner. — A mon grand étonnement, il se met à pleurer comme un veau. Y avait-il donc en cet homme quelque chose qui ne fût pas faux ?... Le moment de ma persécution personnelle à outrance me parait d'autant plus probable et prochaine par la raison même de la possibilité où je suis de conspirer avec les ennemis de l'Empereur, s'il entrait dans mes idées de le faire. A mes yeux, constatons-le ici d'avance, le jeu n'en vaudrait pas la chandelle ou plutôt le péril.
Il faut noter encore, dans les notes de Campi, une allusion à des entretiens avec Fouché, très bien disposé pour un mariage de Lolotte avec l'Empereur et très favorable à Lucien. Le rapprochement est certain ; mais l'échange d'impressions reste douteux et le but confus.
[3] Il me faut donc, ombre chérie,
Victime d'un sort rigoureux,
Laisser tes cendres en ces lieux
D'où m'exile la Tyrannie.
Ennemi, le son propre sang,
Un persécuteur trop puissant
Aveuglément poursuit, accable
Les êtres formés dans mon flanc
Du poids de sa haine implacable.
Quel délit punit-il en moi ?
Comment, en quoi, fus-je coupable ?
Un amour tendre et légitime
A l'autel m'engagea la foi
D'un frère... Hélas ! voilà mon crime ! !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Français ! qu'aveugle son bonheur,
Jugez ce qu'un jour pourra faire
Ce Napoléon Empereur
Qui simplement encor magistrat populaire
De la patrie osa bannir
Ses neveux et ce même frère
Qui trop bien a su le servir,
Mais quoi ! etc.
[4] Cette partie est écrite de la main d'Alexandrine.
[5] On a prétendu qu'ici la première démarche était venue de Marie-Caroline, laquelle, avant appris que Lucien était à Malte, lui avait envoyé. à bord d'une frégate sicilienne, sa dame d'honneur la marquise Minutolo, que Lucien avait connue à Madrid, pour lui demander un emprunt de huit millions de ducats ! Trente-quatre millions deux cent quarante mille francs ! Rien de tel dans les lettres.
[6] C'est une frégate française de 40 canons qui, revenant en France des côtes d'Afrique, a été prise le 28 septembre 1806 par le vaisseau le Canope et le brick la Dépêche et qui a été incorporée sous son nom français à la marine anglaise.
[7] C'est le bateau que Stamati a expédié le 17 juillet pour porter les lettres de Lucien en date du 16 : cela ressort d'une façon évidente : 1° de la lettre de Lucien à Stamati du 16 ; 2° de la lettre de M. Hill à Lucien ; mais il n'y a point de trace officielle de cette expédition et, par une lettre du 16 août, le commissaire général me expressément qu'aucun navire parlementaire ait été expédié soit en Corse, soit à Cagliari ; fort habilement, il essaie d'établir une confusion entre ce bateau, parti le 17, et le N.-D. du Mont-Carmel rentré à Civita le 16.