NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME V. — 1809-1810

 

AVANT-PROPOS POUR LES TOMES V ET VI.

 

 

Dans ces deux tomes qui font la quatrième partie de cette étude, à peine trouvera-t-on le récit des événements qui se sont accomplis durant dix-huit mois, de décembre 1809 à juillet 1811 ; encore ce récit déborde-t-il, est-il, par bien des côtés, incomplet, superficiel, médiocrement documenté. Rien du divorce, presque rien du mariage, rien de l'existence de Napoléon ; rien des choses militaires, rien des transactions diplomatiques étrangères à la famille, rien des applications du système aux nations vassalisées, des cérémonies, des étiquettes, des menues histoires des Cours Napoléoniennes. J'ai dit élaguer cc qui apportait quelque curiosité aux volumes précédents et je me suis enfermé strictement dans l'exposé de la banqueroute du Système familial dont j'avais précédemment raconté l'éclosion, le développement, les succès et les échecs. Le sujet n'ayant jamais été exploré ou l'ayant été incomplètement, avec parti pris et sans une information suffisante, j'ai porté tous mes soins à l'éclaircir.

Grâce à d'obligeantes communications, je crois être parvenu à fournir quelque chose qui approche de la vérité sur les cas de Lucien et de Louis. Pour Joseph et Jérôme, j'ai trouvé moins de nouveau, mais les événements qui les regardent n'avaient été jusqu'ici ni enchaînés, ni racontés ; surtout la concordance manquait et la chronologie. Or, de cette concordance seule, découle l'idée directrice de Napoléon depuis le second mariage, et, si un écrivain du commencement du dernier siècle qui avait été mêlé d'assez près aux affaires l'a entrevue, nul, à ma connaissance n'en a tenté la démonstration, et ses applications ont depuis lors été complètement omises. On a envisagé des points de détail, mais, comme à dessein, on a néglige la synthèse.

Cette synthèse ressort des faits mêmes ces faits, donc, j'ai dû les établir avec minutie. Le hasard m'y a ailé en me permettant d'apporter des arguments positifs, émanant des intéressés eux-mêmes : correspondances à dates certaines, papiers d'affaires, rapports officiels ou comptes privés. De là découle, sinon une certitude, au moins une probabilité qui en approche.

Sur Murat, j'ai été moins favorisé ; en ce qui le touche, je me sens moins armé et je n'ai pu, avec le développement souhaitable, rendre compte de ses projets et de ses actes. D'autres seront-ils plus heureux ? je le désire, mais, dans la condition actuelle des connaissances et malgré les secours que l'on peut chercher dans les archives d'Etat, il est des secrets, non encore révélés, qui ont conservé assez d'intérêt politique pour qu'on ne communique point les cartons où ils dorment. Les témoignages parallèles manquent, soit à Naples, soit à l'étranger ; ce qui est publié est insignifiant et, jusqu'ici, les confidents sont restés muets.

Pourtant, d'indices certains on peut déduire, que dès 1811, un des rois Napoléoniens recherchait la protection des souverains qui allaient se coaliser contre l'Empereur. Il n'avait mène pas été seul à le tenter et, contre un autre de ces rois pour le moins, la preuve est acquise. Tous deux avaient-ils poussé plus loin ? Avaient-ils, dès lors, fait des ouvertures aux Anglais ? On n'a pas encore le droit de l'affirmer, mais le point d'interrogation est posé.

De même, encore dans le cas de Murat, quel rôle faut-il attribuer aux sociétés secrètes italiennes ? Sans l'hypothèse de cette puissance mystérieuse, toute une suite de faits reste incompréhensible. Cette hypothèse admise, tout s'éclaire. Mais, les effets constatés, la cause déduite, on n'est pas mieux instruit des origines, des propagandes, des buts véritablement poursuivis et de l'importance même qu'il faut attacher à ces efforts. Que les adeptes se soient exagéré l'action qu'ils pouvaient produire, c'est le cas de la plupart, sinon de toutes les affiliations de ce genre, mais qu'ils aient cru la produire, cela seul explique leurs tentatives pendant plus d'un demi-siècle, de 1811 à 1860. Du rôle qu'ils se sont attribué à des époques plus rapprochées de leur triomphe, on peut déduire celui auquel ils se sont essayés dès les temps de Murat : Maghella peut et doit être réclamé par les Italiens comme le précurseur, peut-être le prédécesseur de Mazzini.

Ai-je des documents pour l'affirmer ? Non : seulement des raisonnements, des rapprochements, à peine des indices. Je n'affirme donc pas ; mais, si l'on n'était point admis à supposer, il faudrait renoncer à écrire l'histoire, surtout celle d'époques si rapprochées et si tumultueuses. Aussi bien, sur ce point, convient-il de s'expliquer. De récentes critiques dirigées contre certaines parties de mes livres m'y engagent et même m'y obligent. Je n'ai point pour habitude de cacher ce que je pense et j'estime qu'il est temps, en présence d'attaques presque officielles, de revendiquer les droits de la méthode historique qui me paraît seule applicable à nos temps et les droits aussi de la forme d'histoire qui m'a séduit, attiré et conquis.

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L'histoire telle que je la rêve, l'histoire telle que je tente de l'écrire, l'histoire des passions, des caractères, des causes morales des faits, cette histoire n'est pas toute couchée dans les poudreux cartons d'Archives ; elle n'est pas toute écrite, en style de Chancellerie, sur du papier ministre à tranches dorées que relie la traditionnelle faveur bleue. Nulle trace même ne s'en trouve là, et vainement y chercherait-on l'effusion des êtres, leurs lettres intimes, leurs comptes personnels, même, à moins de coups de chance, leurs correspondances politiques d'intérêt majeur. Celles-là, les souverains et les ministres les gardent et les réservent et si, à quelque moment, ils en ordonnent le versement dans des archives où, tôt où tard, ils savent que les curieux auront entrée, c'est qu'ils veulent en assurer la publicité.

Ce qu'on trouve dans les Archives d'État, mis à part les papiers individuels, les rapports de police et les pièces échappées par hasard aux destructions systématiques, c'est l'histoire préparée à l'usage des contemporains ou de la postérité, la matière pour les livres bleus, jaunes ou blancs, le thème pour les dissertations officielles des historiographes patentés. Ceux-ci, lorsque quelque écrivain indépendant ose s'insurger contre les quasi-vérités qu'ils ont mission de défendre, sortent, à l'étonnement des peuples, du silence mortuaire où on les croyait endormis et, les bras tendus comme s'ils descendaient du Sinaï, apportent aux Revues bien pensantes le document inédit, contradictoire et protocolaire, extrait d'un inabordable carton de la Chancellerie la plus secrète, et ils ont l'honneur de le commenter, avec la publicité de toutes les gazettes officieuses, sous l'œil paterne des autorités légitimes. Quiconque ne s'incline point alors est un révolté, convaincu d'un double attentat contre la Science qu'ils incarnent — car ils ont leurs grades — et contre la Majesté qui les a pris pour confidents.

A les en croire, tout est là et tout n'est que là, Hors des Archives d'État, point d'histoire ; hors ce qui est officiel, point de vérité. Nul effort à faire pour discerner la psychologie des tares, pour chercher la combinaison et l'enchainement de leurs actes ; la Chancellerie s'en est chargée et, noir sur blanc, elle a tracé la fanon dont il convient aux écrivains sérieux et agréables de raconter les personnages historiques, surtout s'ils sont princiers.

Que des jeunes gens qui en sont à leur première brochure et qui ont d'abord à apprendre le métier, subissait la superstition des Archives d'Etat, cela est naturel. Ils sont flattés délie admis à ce saint des Saints et ils font de l'histoire, comme M. Jourdain faisait de la, prose. Ils sont convaincus qu'ils n'ont qu'il, étendre la main pour surprendre des secrets en long et en large. Ils croient, dur comme roc, que les rois et les ministres se sont entendus pour leur fournir tout méchés les éléments d'une thèse à soutenir ou d'un livre à faire couronner, et ils vont, ils marchent, ils courent, ils copient des kilomètres de dépêches sans se douter que, le plus souvent. ce qui est là, relié en maroquin, n'est qu'un attrape-mais.

Je ne suis point si sot que de nier qu'il convient d'avoir exploré les Archives d'Etat, d'abord parce qu'on y peut rencontrer, à cédé des contre-vérités qui y sont déposées, des parcelles de vérité qu'on a négligé d'en extraire, et que les unes comme les autres servent ; mais je dis qu'elles ne portent aucune garantie efficace de certitude aux textes qu'elles renferment et que l'on doit même s'en métier davantage. D'abord, dans des Archives telles que celles de nos  Affaires Étrangères, on ne rencontre rien que de politique et de conventionnel, rien que de formaliste et de protocolaire ; les événements et les êtres y sont éclairés d'un jour spécial ; les idées y sont exprimées en un style mystérieux dont il faut avoir la clef ; tout y est nuances, et ces nuances que le temps a passées, cessent d'être perceptibles et se fondent en une tonalité générale d'un gris qui désespère. L'idéal du genre, est d'éviter toute précision dans le détail et de s'en tenir à des réflexions d'ordre général qui supposent un récit antérieur, en sorte que jamais, pour ainsi dire, on n'y rencontre autre chose que des lieux communs ; mais de ceux-ci plus qu'on ne vent.

En dehors de ces vérités contestables, on y trouve des contre-vérités formelles. J'en ai fait l'expérience et je ne sais point d'exemple meilleur. En 1878, après avoir publié les Mémoires du Cardinal de Bernis, je tentai de compléter un récit que l'auteur n'avait poussé que jusqu'à sa sortie du ministère. Dans son ambassade de Rome, le principal événement où il avait été mêlé avant été l'abolition des Jésuites, je lus et j'analysai aux archives des Affaires Étrangères toute la correspondance de Rome. Rien ne s'y trouvait qui n'eût été impartialement et fidèlement rapporté par le P. Theiner, dans son Histoire de Clément XIV. Les dépêches numérotées se suivaient dans un ordre imperturbable ; pas une ne manquait ; les faits qui y étaient rapportés concordaient parfaitement, et il eût fallu une incrédulité sans égale pour concevoir même un soupçon. Pourtant, je me méfiais ; cela était trop clair, trop uni et trop net ; je demandai au général de Bernis, qui prenait intérêt à mon travail, de bien vouloir réunir les papiers du cardinal dispersés clans les diverses branches de sa famille. Quand ces papiers très volumineux me parvinrent, j'y trouvai la contre-épreuve de la correspondance officielle, une suite de lettres confidentielles, numérotées aussi. dont chacune infirmait chaque ligne, chaque mot de la dépêche ministérielle correspondante ; non seulement ce n'était plus ce que le Père Theiner avait raconté en bonne foi, d'après les documents authentiques reliés aux armes royales, mais c'était tout le contraire.

Ni Choiseul, ni Bernis n'avaient jugé utile qu'on connût les moyens qu'ils avaient employés et les formes qu'ils avaient suivies ; mais ils avaient préparé une façon d'histoire qu'ils avaient déposée aux Archives pour y être livrée aux méditations des commis et à la curiosité de la postérité.

Le cas n'est pas unique : Règle générale, il n'entre en France, dans les Archives d'État, en particulier celles des Affaires Étrangères, que les dépêches reçues officiellement par le département, et les minutes de celles qu'il expédie de même : ce sont les dépêches numérotées où l'on a soin de ne rien écrire qui ne puisse être lu par tout le monde et qui ne compromette personne. Le reste, les ministres, les agents, les intéressés de tous ordres le gardent. A leur mort, on doit mettre les scellés sur leurs papiers, mais c'est une mesure discourtoise devant laquelle on recule et qu'on n'applique qu'aux ennemis politiques, dont les familles ont su d'ailleurs prendre leurs précautions.

De là, une première cause de suspicion légitime contre les Archives d'État. Les documents qui y sont conservés, ne sont pas, ne peuvent pas être l'expression intégrale de la pensée de leurs auteurs. Ils sont doublés par d'autres documents parallèles qui seuls donnent des aspects vrais des questions soulevées.

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Pour la période napoléonienne, la lacune, déjà si grande, s'élargit encore dans d'autres séries.

La chute si brusque, n'a point permis pour les papiers l'évolution qu'on pourrait. dire naturelle. Dans les services de la Couronne, les titulaires ont gardé par devers eux ou ont laissé aux mains des secrétaires généraux, les documents relatifs à leurs charges ; de même a-t-il été pour la plupart des grands fonctionnaires ; ce qui a été versé par eux est infime. Quant aux papiers des frères et sœurs de l'Empereur, nulle loi, nul décret, n'obligeait à les verser ; ils sont restés simplement dans les familles des comptables, des intendants, des chambellans, des gouvernantes et des écuyers. Cela peut se retrouver et c'est, peul-on dire, le seul moyen qu'on ait de suppléer à ce qui, par ailleurs ; fera constamment défaut dans les Archives publiques.

Mais il y a plus grave : si Napoléon ne préparait point des romans historiques à l'usage de la postérité, il faisait ses réserves. Il conservait par devers lui les lettres que les souverains lui adressaient et la plupart des lettres confidentielles que lui écrivaient ses frères et ses sœurs. En 1811, il confia celles-là à Joseph qui se les laissa voler ; il brûla lui-même une partie de celles-ci et remit le surplus à Méneval avec ordre de le détruire en cas d'extrême danger, ce qui fut fuit en deux fois. Déjà, à la fin de la Campagne de Russie, les papiers de la Secrétairerie d'Etat que l'Empereur portait à sa suite avaient été anéantis par son ordre, de crainte qu'ils ne tombassent aux mains de l'ennemi. En avril 1811, Talleyrand, par les mains d'un nommé Villers fit retirer de la Secrétairerie d'Etat et anéantir le contenu de plus de deux cents cartons. Enfin, il parait probable — sinon certain — que, plus tard, d'autres épurations ont été pratiquées : des lettres dont j'ai les dates, qui sont certainement entrées à la Secrétairerie d'Etat, qui ont fait partie de séries que Villers n'a pas touchées, ont disparu et ne se retrouvent dans aucun dépôt public.

Ainsi, papiers non versés, quoique l'État eût le droit de les revendiquer ; papiers non versés sur lesquels le droit de l'État est au moins contestable, car ce qui est du domaine privé du souverain comme du revenu de sa liste civile a été toujours réputé lui appartenir en propre et, les officiers de la Couronne étant payés par la liste civile, leurs papiers appartiennent au souverain, non à l'État ; papiers sur lesquels l'État n'a aucun droit, puisqu'ils concernent des princes étrangers à la France ; enfin, papiers détruits volontairement par centaines de liasses choisies à dessein parmi les plus intéressantes, voilà les lacunes des Archives.

Ce sont donc des débris qu'on y rencontre ; ces débris ont leur intérêt lorsqu'ils viennent s'appliquer sur la trame établie par ailleurs, mais cette trame il faut en découvrir chacun des fils, il faut la monter et la tisser, et, malgré l'effort, comme elle est lâche, comme certains fils en sont niai tordus, et pourtant comme il a fallu de précautions, de rapprochements, de suppositions même pour la dresser ! La bibliographie la mieux dirigée est insuffisante pour procurer les documents imprimés, qui seraient les plus nécessaires ; des pistes relevées avec un soin qui devrait conduire à une certitude se perdent et s'effacent au moment où l'on croit saisir la proie. Il faut, sans s'occuper d'une idée d'ensemble, accumuler les pièces venues de partout, dont on a pu vérifier l'authenticité et retrouver l'origine, ne rien négliger même des billets infinies, même des témoignages contradictoires, former le dossier de tout ce qui a un rapport même lointain avec le sujet — et, alors, les pièces s'éclairent l'une l'autre, un trait de feu les parcourt et les relie, elles font masse ; elles portent la conviction dans l'esprit — et c'est une phrase, un mot parfois qui a provoqué l'explosion subite de vérité.

Mais le secret écrit noir sur blanc, tout de long, cela ne se trouve pas, ou, quand cela se trouve, il faut se méfier.

Non ! la vérité de l'histoire n'est pas toute enfermée dans les papiers ; tout ne s'écrit pas, tout ne se relate pas ; clans ce qu'on écrit, il y a des mensonges qu'on essaie, des colères qu'on simule, des convenances qu'on sauve, des pièges qu'on prépare, des faiblesses qu'on ménage ; pour comprendre, il faut savoir les liaisons des êtres, leur tempérament, leur forme d'esprit ; il faut vivre dans le temps, s'en être fait les mœurs, en suivre les intrigues, discerner les alliances, les camaraderies, les amitiés et les amours. El, tout cela fait, il reste une part, non pas d'hypothèse, mais, je risque le mot, de divination. Par là, tel fait que nul n'a raconté peut se trouver mieux établi que s'il avait fait le sujet de vingt dépêches. L'astronome détermine par ses calculs la place exacte où gravite dans l'espace une planète invisible ; l'historien, d'un ensemble de faits et de conséquences, détermine les- causes obscures des résolutions et les raisons mêmes des actes. Et ces causes et ces raisons, comme elles tiennent à l'humanité, il ne doit point les chercher ailleurs que dans les passions ou les vices de l'humanité.

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Il est temps d'en finir avec cette absurde distinction entre l'homme public sur qui l'histoire a des droits et l'homme privé sur qui elle les perd. Il y a l'homme : son caractère est indivisible comme sa nature. Dès qu'un homme a joué un rôle historique, il appartient à l'histoire : L'histoire le saisit partout où elle le rencontre, parce qu'il n'est pas de menu fait de son existence, de médiocre manifestation de ses sentiments, de détail infinie de ses habitudes qui ne serve à le connaître. Tant pis s'il a des vices, tant pis s'il a des manies morbides, de vilains côtés de nature ; l'histoire le dira, et de même s'il est borgne ou bancal. Elle recueillera toutes ses paroles, même les paroles d'amour ; elle étudiera ses lares physiques de même que les déviations de sa pensée ; elle interrogera aussi bien sa maîtresse que son médecin, son valet de chambre que son confesseur. Si, par fortune, elle saisit son livre de comptes, elle le dépouillera. et elle dira de quel prix ont été payés ses services, comment il s'est enrichi et ruiné, quels héritages il a laissés. Elle soulèvera son drap funéraire pour chercher de quelle maladie il est mort et quelles ont été devant l'absolu ses suprêmes agitations. Du jour où il a prétendu jouer un rôle dans l'histoire, il s'est livré à elle. Elle a étendu sur lui sa main froide et nulle puissance au inonde ne peut le lui arracher.

Telle sera l'histoire, non plus politique ou anecdotique, mais humaine : non plus un amas chronologique de dates et de mots, de noms et de faits, mais quelque chose qui donne l'idée de la vie même, où l'on sente de la chair et des os, où l'on entende des cris d'amour et des hurlements de douleur, où les passions jouent leur rôle, d'où s'élèvent enfin des faces d'hommes que nous reconnaissions pour nos frères !

Quoi ! la poésie s'est arrogé le droit d'exprimer toutes les passions de l'humanité, le théâtre les traduit sur la scène, le roman les imagine et les décrit, et l'histoire ; condamnée à porter éternellement comme un carcan une fausse bienséance et une prétendue dignité, serrée dans les langes étroits que lui impose la tradition de l'historiographie monarchique, contrainte, sous peine de ne point passer pour sérieuse et d'être honnie des gens graves et des Philamintes à la suite, à se tenir dans les généralités courtoises et à parler des hommes comme elle pourrait faire des constellations. l'histoire, qui rend compte de l'humanité, ne pourrait qu'avec des périphrases heureuses et moyennant des omissions complaisantes, insinuer en termes nobles que cette humanité a eu des passions, des amours et des vices : D'actes politiques qui n'aient que des causes politiques, il y en a, mais peu. Encore, en combien de ceux-ci les causes secondes jouent leur rôle. Aux grands mouvements des races, aux expansions brutales des peuples, aux revendications des nations, que de fois un accident d'humanité sert d'éperon et brusquement décroche l'avalanche ? Certes, de quels éléments celle-ci s'est lentement formée, comment chacun des graviers s'est détaché de la montagne, comment la masse s'est trouvée pour ainsi dire en suspension, il faut le chercher et le dire, et c'est là le plus redoutable problème qui se pose à l'historien, mais ne doit-il pas dire aussi quel chant de pâtre au lointain, quel roulement de char aux pentes de la montagne, quel hasard des êtres ou des choses a déchaîné sur les plaines l'immensité des forces latentes jusque-là inertes ? D'ailleurs, de telles tempêtes sont rares ; combien plus souvent est-ce sciemment et de propos délibéré qu'un homme accumule, pour ses goûts de conquête, ses ambitions, ses passions, les moyens d'envahir et de combattre. Puis, il cherche et invoque un prétexte de politique, de nationalités, de justice même, et il trouve des gens qui l'en louent et qui en font de l'histoire.

Un temps viendra, s'il n'est déjà venu, où cette histoire qu'on a appelé la grande histoire, l'histoire des prétextes, qu'accompagne le récit dilué à l'infini de l'extérieur des événements, sera mise en oubli. On se demandera pourquoi si longtemps on a rendu un compte minutieux des effets sans chercher à discerner les causes et pourquoi l'on a noté avec tant de soin les agitations des foules armées sans regarder au cerveau qui les conduisait. Alors, surgira une forme d'histoire qui, par la connaissance morale et scientifique des êtres majeurs, des êtres ayant exercé une influence directrice sur les nations et sur les siècles, des êtres qui, selon l'expression définitive de Carlyle, sont LES HÉROS, s'efforcera de distinguer la raison de leurs actes et de les étudier dans le détail de leurs pensées. Alors, peut-être, à ces livres où j'ai consacré ma vie viendra un peu d'attention et de curiosité.

 

Non pas que je prétende que mon œuvre dure : Tout se renouvelle et évolue. Avant vingt ans, d'autres témoignages sans nombre se seront ajoutés aux témoignages ; d'autres sources seront révélées ; des rapports apparaîtront que je n'ai pu établir, mais, dès à présent. par ces monographies successives, j'ai apporté un ensemble de renseignements par qui le spectacle des choses a été renouvelé ; j'ai fourni un lien philosophique à des événements qu'on avait jusqu'ici considérés isolément et qui, de cette façon, étaient incompréhensibles ; j'ai donné, de Celui qui demeure le plus étonnant exemplaire d'humanité et qui est vraiment l'homme prodige, une suite de croquis qui ne vont pas encore au portrait entier, mais dont chacun est serré d'après nature, avec une curiosité ardente et une entière bonne foi.

Je ne m'arrête donc ni aux critiques de concurrents maladroits et envieux, ni aux blâmes des historiographes officiels, ni aux plaintes des amateurs de légende ; je poursuis ma route ; si je m'attardais à des polémiques où d'obscurs détracteurs cherchent une réclame dont je ne leur ferai point l'aumône, fuserais le temps qui m'est mesuré et qui sera trop court pour mon œuvre. Aussi bien, les témoignages qu'elle a reçus me suffisent et j'en pourrais prendre quelque orgueil, si je ne pensais que c'est à l'effort plus qu'au résultat qu'ils ont été adressés.

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Ces volumes que complète et qu'explique celui que j'ai publié ci-devant sur l'Impératrice Marie-Louise et qui, par un lien étroit, se rattachent à l'étude sur Joséphine répudiée, seront suivis, en nième temps que des deux parties qui termineront cette série, d'un essai sur Napoléon II : j'y veux étudier la formation chez Napoléon de l'idée d'hérédité, sa réalisation par la paternité, ses développements par rapport à. celui qui en fut l'objet, ses conséquences sur la marche des événements, et sa place enfin dans les pensées suprêmes du vaincu. Ainsi se trouveront exposées et reliées dans ces dix-huit volumes, partagés en trois séries, d'abord les idées que l'Atavisme et l'Education ont, procurées à Napoléon, ensuite les sentiments que l'Amour et le mariage ont trouvés et développés chez lui, enfin les sentiments et les idées qui lui ont été inspirés par le fait d'avoir été fils, frère et père.

 

FRÉDÉRIC MASSON.

Clos des Fées, novembre 1905.