(Juin 1806 — Janvier 1809) L'Alliance espagnole. — Sacrifices imposés à l'Espagne. -Politique de famille. — Godoy cherche un protecteur. Repoussé par Napoléon, attiré par les alliés. — Mobilisation de l'armée. — Proclamation. — Iéna. — Soumission de Godoy. — Projets sur le Portugal. — Traité de Fontainebleau. — Politique de Beauharnais. — Conspiration du prince des Asturies. — Demande d'une princesse française. — Hésitations de l'Empereur. — Double jeu. — Projet de démembrement. — Notice sur l'affaire du prince des Asturies. — Napoléon dévoile ses projets. — L'armée d'invasion en marche. — Les Bourbons condamnés. — A qui l'Espagne ? — Ce qu'est l'Espagne. — La façade. — Comment Napoléon s'y trouille. — Proposition à Joseph. — Proposition à Louis. — Proposition à Jérôme. — Y a-t-il une proposition à Lucien. — État des relations avec Lucien. Entrevue de Joseph et de Lucien à Bologne. — La Vice-Royauté. — Politique des frères. — Leur volonté de barrer la route à Murat. — MURAT. — JOSEPH. Dans son voyage d'Italie, au mois de novembre 1807, l'Empereur ne s'était pas proposé seulement de régler le présent, mais de préparer l'avenir. A ses yeux, le moment était venu de comprendre l'Espagne dans son système, mais il n'avait pas encore déterminé de quelle façon et vraisemblablement lui plaisait-il de développer ses projets, encore mal arrêtés, devant un confident intime, ne fût-ce que pour éclaircir ses propres idées et éprouver les contradictions. Saris doute, depuis la paix de Bâle, l'Espagne paraissait avoir sincèrement renouvelé, avec la France de la Révolution, la séculaire alliance qu'elle avait contractée avec la France monarchique ; elle la subissait même à un degré de subordination et avec une nuance d'infériorité qu'elle n'avait point connue et qu'on lui avait épargnée jusque-là ; durant le Consulat, elle avait gratuitement et largement prêté son concours à des entreprises où elle n'avait eu rien à gagner et beaucoup à perdre et il n'était point de sacrifice qu'elle n'eût fait, point d'attention, de galanterie et de présents qu'elle n'eût prodigués au Consul ou à ses ambassadeurs, pour obtenir une amitié ou tout le moins une condescendance dont. on eût cru que dépendit l'existence nationale, dont dépendait au moins la durée du ministère et le pouvoir du favori. Elle avait donné la Louisiane ; elle offrait des chevaux, des mérinos, de l'argent, des Toisons d'or, des diamants, des tableaux, et puis des flottes, des marins, des soldats, même des infantes. Il suffisait de demander, ou même de se laisser faire pour qu'on fût comblé. Pourtant, l'Espagne n'avait pu si étroitement s'unir à Bonaparte qu'elle ne gardât des engagements antérieurs que consolidaient des liens de famille : étant Bourbon et avant comme tel essaimé par l'Europe, la maison d'Espagne avait contracté des obligations qu'elle ne pouvait rompre et d'où résultèrent les premières difficultés. On ne pouvait guère lui reprocher de s'être souvenue qu'elle sortait de la maison de France ; les secours qu'elle avait donnés à ceux qui en survivaient, avaient été si faibles qu'on eût pu penser que ces infortunes lui étaient étrangères et, bien moins qu'à Berlin ou à Pétersbourg, on ne s'était ému à Madrid de la mort du duc d'Enghien : certes, la parenté était lointaine, mais encore ? Par contre, le rôle de la diplomatie espagnole avait paru louche dans la guerre du Portugal et dans la négociation de Badajoz : pouvait-il en être autrement quand la princesse régente de Portugal était née infante d'Espagne et que c'était à leur propre fille que la reine et le roi devaient porter la guerre ? Il y avait eu, à Madrid, de l'hésitation et un embarras manifeste à reconnaître Joseph comme roi des Deux-Siciles : Ferdinand IV, que l'Empereur détrônait, n'était-il pas le frère de Charles IV et le père de la princesse des Asturies ? De l'Étrurie, chacune des complications ménagées par Elisa, chacune des exigences nouvelles de la France avait son contre-coup à Madrid : Marie-Louise n'était-elle pas la fille chérie de la reine d'Espagne et n'était-ce pas pour lui ménager un royaume qu'elle avait livré à la France les duchés de Parme, la Louisiane, dix vaisseaux de guerre et d'immenses sommes d'argent ? Partout, la politique de famille se trouvait en opposition avec l'alliance française ; et cette alliance, que rapportait-elle ? De continuels sacrifices au point de vue financier et maritime, un désastre tel que Trafalgar où l'on voulait encore rendre les marins espagnols responsables de l'impéritie française, la perte presque certaine des colonies, déjà ébréchées sans compensation au profit de la France ; des humiliations qui ne cherchaient même plus à se déguiser et qui, s'adressant à Godoy, frappaient bien plus sûrement le roi et la reine. Godoy avait tout, essayé pour vaincre ce mépris que Napoléon lui témoignait ouvertement ; il crut encore qu'il en triompherait en offrant bien de l'argent, et comme il voulait prendre ses sûretés pour le cas où Charles IV viendrait à disparaître, il envoya à Paris un homme à lui, Isquierdo, qui négocia avec Lacépède, spécialement désigné par l'Empereur. Par une convention signée le 10 mai 1806, Isquierdo renchérit de vingt-quatre millions sur les soixante garantis par l'ambassadeur officiel ; mais, au moment où, croyant s'être ainsi acquis la bienveillance de l'Empereur et ayant obtenu de Charles IV des pleins pouvoirs pour traiter par Isquierdo, le prince de la Paix voulut aborder ce qui l'intéressait personnellement, Napoléon laissa tomber toute insinuation et refusa toute ouverture. Godoy se vit donc joué en ce qui le touchait avant toute chose, la garantie de sa fortune ; et il se vit joué aussi en ce qui regardait l'Espagne : car, traitant la paix avec l'Angleterre, Napoléon a voulu prendre, sur l'Espagne, les Baléares, pour les donner à Ferdinand IV, en compensation de la Sicile, et il n'a point réclamé Porto-Rico tombé au pouvoir des Anglais. Godoy n'a point attendu cette dernière preuve de malveillance pour se retourner et chercher des alliés plus propices : M. de Strogonoff, ministre de Russie, et M. Henry, ministre de Prusse, se trouvent à point réunis à Madrid en juin 1806. Ils représentent ce que coûte l'union avec la France ils montrent l'Angleterre sur le point de s'emparer de l'Amérique espagnole, prenant Miranda à sa solde et dirigeant ses flottes sur Buenos-Ayres ; ils annoncent la formidable coalition entre les puissances du Nord et le piège où l'on attire Napoléon. Le Portugal est dans le jeu ; l'Espagne s'y met et, dès juillet, commence à armer. Devant le chargé d'affaires de l'Empereur, Godoy invoque des prétextes et trouve des raisons : c'est au Portugal, dit-il, qu'il va porter la guerre. M. de Vandeul est jeune et inexpérimenté ; deuxième secrétaire de l'ambassade, dont Beurnonville, le titulaire, est constamment absent, il n'a, pour ainsi dire, aucun moyen d'informations ; trois mois durant, il se laisse berner ; le 11 octobre seulement, il prend l'éveil devant une proclamation où le prince de la Paix, sans nommer encore l'ennemi qu'il va combattre, appelle aux armes la nation espagnole, réquisitionne les chevaux, réclame de l'argent, invite toutes les autorités à stimuler le zèle de la noblesse, car il y va de ses privilèges et de ceux de la Couronne. Vandeul s'émeut, il s'informe ; il apprend les conférences nocturnes de Godoy avec les ministres de Prusse et de Russie ; il calcule les mouvements des troupes ; il se rend compte que c'est la France qui va être attaquée. Au moment où, ayant réclamé des explications, il va découvrir toute la trame, arrive à Madrid la nouvelle de la bataille d'Iéna. Godoy accourt pour le féliciter, pour célébrer le triomphe de l'Empereur, prier Vandeul de mettre aux pieds de Sa Majesté son dévouement, son admiration et le reste. Mais Napoléon n'est pas pris pour dupe : de tous côtés il reçoit des renseignements et des avis sur la tentative de l'Espagne ; les dépêches du ministre de Prusse à Madrid tombent entre ses mains. Il a la certitude de la trahison, mais les affaires du Nord sont trop urgentes encore pour qu'il n'ait point intérêt à ajourner sa vengeance. En envoyant, comme ambassadeur à Madrid, François de Beauharnais qui, durant l'émigration, a vécu en Espagne et sollicitait même en l'an IV d'y être employé comme lieutenant général, il croit se mettre en mesure d'être informé et, en tout cas, il présente ses réclamations d'une manière plus solennelle : il exige qu'un contingent espagnol, polir lequel il désigne les meilleures troupes de la monarchie, rejoigne la Grande armée : que l'escadre espagnole se réunisse à la flotte française ; que l'Espagne reçoive et entretienne un nombre de prisonniers prussiens ; que le blocus continental soit appliqué sur toutes les côtes. Godoy tout en protestant de son bon vouloir, essaie de gagner du temps, mais c'est un ultimatum. Il faut obéir ou se découvrir. Après Eylau, le ministre de Russie renouvelle une tentative suprême pour l'en trainer en lui promettant la restitution de Gibraltar, l'abandon d'une partie du Portugal ; mais déjà les contingents espagnols, en pleine marche, sont an milieu des troupes impériales ; Godoy n'a pas encore pris son parti que Friedland et Tilsit ont décidé le sort du monde. Avant même qu'il soit rentré en France, l'Empereur est déterminé à prononcer son action sur le Midi : il ne menace pas d'abord l'Espagne dont il veut encore ignorer la duplicité, mais le Portugal qui s'est ouvertement déclaré : sous peine d'être conquis par la France et l'Espagne réunies, le Portugal devra fermer ses ports aux Anglais. Trente mille Français se réunissent à Bayonne pour l'y contraindre et toutes les forces disponibles de l'Espagne — prélèvement fait du contingent maintenu en Jutland — sont dirigés vers la frontière occidentale. Mais, que fera-t-on du Portugal ainsi conquis ? Isquierdo rentre en scène durant le séjour de l'Empereur à Fontainebleau et. muni cette fois des pleins pouvoirs de Charles IV, il signe, le 27 octobre 4807, avec le Grand maréchal, un traité en vertu duquel le Portugal formera trois lots : le premier — provinces entre Minho et Douro — attribué au roi d'Étrurie en échange de ]a Toscane ; le second — Algarves et Alentejo — au prince de la Paix ; le troisième en séquestre aux mains de la France jusqu'à la paix, restituable alors à la maison de Bragance en échange de Gibraltar et des colonies conquises par les Anglais. Les colonies portugaises seront partagées entre l'Espagne et la France ; le roi d'Espagne joindra à ses titres celui d'empereur des Deux Amériques et l'empereur des Français prendra possession du royaume d'Étrurie. Pour assurer la conquête du Portugal, vingt-huit mille Français traverseront l'Espagne et agiront de concert avec seize mille Espagnols. Un corps de réserve de quarante mille Français sera réuni à Bayonne et tenu prêt à marcher au cas d'une descente anglaise. L'Empereur agit-il de bonne foi en concluant ce traité qui, de fait, met 1'E pagne entre ses mains ? N'est-ce point un leurre qu'il présente à Godoy et à la reine ? N'a-t-il pour but que de gagner du temps jusqu'à ce que son armée de soixante-huit mille hommes ait occupé toutes les routes et tontes les forteresses du nord ? II chasse de ce côté, soit ! mais en même temps, chasse-t-il d'un autre ? A-t-il autorisé Beauharnais à suivre, parallèlement, une seconde, une troisième intrigue, et lui seul tient-il tous ces fils qui se brouillent comme à plaisir ? Le prince des Asturies, Ferdinand, las de l'esclavage où il est, abreuvé de dégouts par Godoy, soupçonnant avec quelque apparence que la princesse, sa femme, a été empoisonnée par le favori de sa mère, craignant, à bon droit, que celui-ci n'arrive à lui contester l'hérédité du trône, est devenu, par la force même des choses, l'espoir et la réserve des mécontents, de tous ceux qui, par patriotisme ou par intérêt, aspirent à renverser le prince de la Paix. Mais, agir contre les volontés ou au moins les intentions de l'Empereur, c'est trop gros pour qu'on l'ose. Beauharnais est sondé : qu'il ait reçu des instructions secrètes ou, plus probablement, qu'il agisse de son chef, il ne résiste point aux ouvertures, et lorsqu'on lui témoigne que Ferdinand désire, par un mariage, se lier d'une façon éclatante à la Dynastie impériale, peut-être voit-il une occasion de faire sa cour à sa belle-sœur, l'impératrice Joséphine, en ménageant une alliance aussi illustre à Stéphanie Tascher ; loin donc de le décourager, il se charge de faire passer, à Paris, une lettre, en date du 11 octobre, par laquelle le prince sollicite, dans les termes les plus humbles, l'honneur de s'allier à une princesse de l'auguste famille impériale et, attend uniquement de l'Empereur le choix d'une épouse. Les événements qui se produisent à l'Escurial, le 29 octobre, l'arrestation de Ferdinand, l'emprisonnement de ses confidents, la saisie de ses papiers, la découverte de ses secrets, ce drame où, par tant de côtés le personnage principal rappelle, par sa tenue, ses actes et même ses paroles, les façons dont conspirait et dont se tirait d'affaire Gaston d'Orléans, ne changent rien au fond des choses puisque, après ses tristes aveux, après les lettres déshonorantes qu'il a dû écrire (5 novembre). Ferdinand remis en liberté, est réintégré dans ses titres et honneurs et que c'est Charles IV lui-même qui, le 18 novembre, s'adresse à l'Empereur pour renouveler et confirmer la demande que son fils a formée un mois auparavant. C'est à Milan que Napoléon reçoit cette lettre et il n'est pas douteux qu'il envisage alors, très sérieuse-nient, l'hypothèse de rattacher à son système la maison d'Espagne au moyen d'une alliance de famille : autrement insisterait-il comme il fait, auprès de Lucien, pour disposer de sa fille ? Sans doute, à ce moment, il n'a pas encore formellement résolu de substituer en Espagne sa dynastie à celle des Bourbons : mais il en prend à son aise, car, en décembre, il ne retient plus, du traité du 27 octobre, que les avantages qui lui ont été faits, en repoussant les obligations qu'il a contractées, puisque, à l'heure même où, en vertu de ce traité, il prend possession de l'Étrurie. il propose authentiquement à Lucien le Portugal entier. Donc, il est décidé à ne donner leur part ni à l'Infante-reine Marie-Louise, ni à Godoy. D'ailleurs, voici d'autres contradictions : le 30 novembre, le Portugal est conquis ; Junot est entré à Lisbonne, le Prince régent et la Reine Très Fidèle ont fui vers le Brésil. Et pourtant, le 22 novembre, 27.600 hommes aux ordres de Dupont, ont franchi la Bidassoa ; ils ont été suivis, le 9 janvier 1808, par 28.000 hommes commandés par Moncey ; ils le seront, le 6 février, par 12.000 conduits par Duhesme. La préparation, l'organisation, l'ordre de mouvement de ces trois corps remontent à la fin d'octobre et au courant de novembre, et l'on ne saurait penser qu'ils puissent être employés en Portugal. Comment concilier leur mise en action, d'une part avec le traité du 27 octobre, d'autre part avec les propositions faites à Lucien ? Est-ce donc la conquête de la péninsule entière que projette l'Empereur ? Il ne semble pas : bien plutôt l'idée carolingienne d'une marche espagnole, mais étendue jusqu'à l'Èbre et ouvrant l'Espagne comme, ailleurs, par une marche rhénane, l'Allemagne est ouverte ; puis, peut-être, une part des colonies espagnoles, peut-être seulement des avantages au commerce français : en échange, le Portugal cédé et, comme gage de protection, sa nièce mariée au prince des Asturies. Cette combinaison semble subordonnée — au moins pour le mariage, car pour le trône le refus est acquis — au consentement de Lucien : le 10 janvier, Napoléon reçoit, à Paris, la lettre, en date du 31 décembre, par laquelle Joseph lui annonce que Lucien repousse, en ce qui le concerne, les propositions qui lui ont été soumises et ajourne le départ de Charlotte. Son parti est aussitôt pris. Il écrit à Charles IV qu'il consentirait volontiers à unir le prince des Asturies à une princesse française, mais, ajoute-t-il, Votre Majesté doit comprendre qu'il n'est aucun homme d'honneur qui voulût s'allier à un fils déshonoré par sa déclaration, sans avoir acquis l'assurance qu'il a réacquis ses bonnes grâces ; en même, temps, il refuse de publier le traité du 27 octobre ; enfin, il donne ordre à Champagny de faire rédiger une Notice sur l'Affaire du prince des Asturies qui devra servir de guide à l'opinion. Il est dans ses usages constants de préparer ainsi le public, par des brochures ou même des livres, aux résolutions qu'il a prises. Dans cette Notice et dans le Précis sur les derniers événements de la Cour de Madrid[1], il dévoile les projets du prince de la Paix, dénonce sa conduite, le met au ban de l'Espagne, parait prendre d'abord le parti du prince des Asturies, puis tourne : Comment, dit-il, un prince qu'on a voulu flétrir, qui n'a échappé à l'échafaud que par l'amnistie que lui a accordée son père, pourra-t-il occuper le trac, et quelles seront les suites de ce système d'hérédité qui a. besoin que le respect du peuple pour ses rois descende du père aux enfants ? Donc, Ferdinand est condamné ; et voici, dans la conclusion, le projet entier qui se déroule : Les nations vieillissent, mais un grand homme les rajeunit. Son exemple élève les âmes, crée l'héroïsme, porte à la gloire. Heureux les peuples qui, dans cette génération, peuvent être soutenus et excités par leurs propres souvenirs et qui, entraînés au bord de l'abime, peuvent y trouver un appui et se sauver ! Un grand mouvement s'est opéré
dans l'organisation de l'Europe entière ; des puissances se sont formées ; la
législation se simplifie et s'éclaire ; l'administration marche, et le
continent, prenant de nouvelles forces, peut opposer à ses ennemis un effort
commun. L'Espagne seule échapperait-elle aux progrès de puissance des autres
peuples ? Resterait-elle nulle dans le soutien de leur cause commune ? Elle
qui posséda la moitié de l'Europe, serait-elle réduite à subir le
démembrement successif de ses colonies des deux mondes ? Et rampera-t-elle
aux pieds de l'homme dont l'administration désastreuse l'a dépouillée de son
rang et de sa puissance ? Serait-elle condamnée à être plus longtemps la
victime d'un roi faible, incapable de gouverner, d'une reine impudique, d'un
vil favori sans mérite et sans talents et couvert du mépris public ? Et
n'aurait-elle d'autre espérance que celle que peut faire naître un jeune
prince qu'on ne connaît encore que par le mépris qu'a imprimé sur son front
son souverain et son père ? L'arrêt est donc rendu ; écrit, corrigé, imprimé ; l'Empereur, au dernier moment, renonce à le publier. Sans doute, trouve-t-il qu'il a tout intérêt à laisser douter encore de ses résolutions et à profiter de l'incertitude où Godoy est maintenu. En effet, en quelques jours, les places de Pampelune, Figuières, Barcelone et Saint-Sébastien, toutes les places entre les Pyrénées et l'Ebre, tombent, par surprise, entre les mains des Français ; sans tirer un coup de fusil, les différents corps — corps d'observation de la Gironde, corps d'observation des côtes de l'Océan, division des Pyrénées occidentales, division des Pyrénées orientales — ont rempli leur mission ; une division de réserve est formée à Orléans ; la Garde, sous Bessières, se concentre à Poitiers, Bordeaux et Bayonne. Une armée immense est en marche et va se diriger vers Madrid. Il y manque un chef : le 20 février, le grand-duc de Berg est nommé lieutenant de l'Empereur près de l'armée française en Espagne. Désormais, ce n'est que pour la forme que Napoléon laisse Talleyrand à faire à Isquierdo une ouverture pour la cession des territoires entre les Pyrénées et l'Ebre ; il renvoie ensuite cet Isquierdo à Aranjuez où il sèmera la terreur, décidera peut-être Godoy, qui se sent le plus menacé, à entraîner ses maîtres au delà des océans, dans les colonies d'Amérique, à suivre ainsi l'exemple de la maison de Bragance ; mais, au fait, la démarche seule, la tentative de fuite ne suffira-t-elle pas à disqualifier les Bourbons' ? Ne peut-on, à la fois, détrôner la maison régnante et conserver intact leur empire d'outre mer ? Dans une des provinces au moins, n'a-t-on pas, en Liniers, le sauveur du Rio-de-la-Plata, un auxiliaire tout prêt, un héros français plein d'admiration pour l'Empereur et qui, à chacune de ses victoires, lui a adressé l'hommage de son dévouement ? C'est entendu : l'escadre française de Rosily, stationnée à Cadix, y arrêtera la fuite déshonorante de Charles IV : le trône n'en sera pas moins vacant et l'Empereur en disposera à sa fantaisie. Ainsi, l'Espagne, de gré ou de force, devra entrer dans le système, devenir une des puissances feudataires du Grand empire : mais quoi ! ce n'est plus ici, comme Naples, une sorte de fief royal, habitué, par des siècles d'histoire, à changer constamment de possesseur, n'ayant jamais, pour ainsi dire, gagné une indépendance réelle et toujours attaché à la fortune d'États majeurs ; ce n'est point, comme l'Italie, un agglomérat neuf de principautés et de républiques ennemies, que pétrit pour la première fois en nation la main vigoureuse du conquérant ; ce n'est point, comme la Westphalie et Berg, un composé fortuit de seigneuries découpées au hasard du couteau dans ce grand gâteau d'Allemagne sans qu'aucun lien d'intérêt, de commerce, d'origine, d'histoire les unisse : créations passagères de la politique, susceptibles de tous tes accroissements comme de tous les désagrégements. mais pas plus nations au jour de leur plus grande extension qu'au jour de la disparition totale de leur formule passagère ; ce n'est pas, enfin, comme la Hollande, une nationalité ressuscitée, ayant reconquis son indépendance grâce à des alliances protectrices, l'ayant conservée sous le bon plaisir de puis-sauces voisines qui, mutuellement, refrènent et paralysent leurs ambitions : c'est ici une nation qui, depuis huit siècles, a conquis elle-même sur les envahisseurs son territoire et ses droits, qui, sans secours étranger, est par soi et vit par soi. La race, formée d'afflux divers, mais tous généreux, s'y est longuement et cruellement épurée des éléments de discorde et d'avilissement ; avec des privilèges et même des gouvernements qui diffèrent selon les provinces, le lien de la fédération, étroitement serré par la foi religieuse et la foi monarchique, y sauvegarde mieux l'unité nationale que, dans bien des États administrativement unifiés, la loi commune avec la multiplicité des opinions. Peuple, noblesse, clergé, tout y est national ; tout liait, déteste et méprise l'étranger ; tout est prêt, aux extrêmes sacrifices, car les plus riches n'y ont point de jouissances réelles et les plus opulents ne trouvent à satisfaire que leur vanité. L'étendue des besoins est si médiocre, la sobriété telle, le goût de ce qu'on appelle le confortable si peu développé, que le désir de conserver la fortune acquise n'influe pas plus sur les opinions que l'instinct de la conservation sur les actes. Quelque chose de hautain, de chevaleresque et de barbare se dégage de ce peuple et le distingue à jamais. Il a tous les orgueils : de son sol, de sa race, de son histoire : celle-ci la plus illustre qui soit en Europe, même au regard de la française. Un siècle entier. le premier des temps modernes, appartient à l'Espagne ; un siècle où elle a conquis le monde. où la monarchie de Charles-Quint passe en immensité tous les empires d'à présent, et de jadis. La vapeur, il est vrai. a perdu en énergie ce qu'elle a gagné en étendue. La superstition des ancêtres, le traditionalisme, a paralysé tout progrès ; le clientélisme, né de l'esprit provincial, a détruit toute administration la paresse, provenant de l'absence de besoins. a arrêté toute amélioration ; des colonies, les pires habitudes de favoritisme, les plus honteuses pratiques d'exploitation gouvernementale ont passé à la métropole. Depuis deux siècles, la dégénérescence produite par l'effort trop violent, par l'excès d'émigration, par les proscriptions collectives, par le dispersement des éléments jeunes et actifs, s'est accentuée et précisée. Des souverains imbéciles, des favoris sans talents, des ministres avides, un gouvernement où chacun tire à soi et où le sens du devoir envers la patrie semble perdu, c'est le spectacle que l'Espagne officielle donne à l'Europe. Et, devant de tels gouvernants, nulle rébellion du peuple : toute exploitation licite, toute honte supportée, l'avilissement de la race royale semblant avoir pour corollaire l'avilissement de la nation ; c'est la façade, et Napoléon n'a vu que cette façade ; il n'a point pénétré dans l'édifice et nul des hommes qu'il a employés, ni Alquier, ni Lucien, ni Beurnonville, ni Beauharnais, n'a pu lui en donner la moindre idée. Bourgoing eût pu le renseigner, il ne l'a pas interrogé. Où il voit le gouvernement, il croit voir la nation. D'ailleurs, au point où il est parvenu et avec l'expérience qu'il en a faite, peut-il tenir grand compte d'une nation ? Où en a-t-il rencontré ? A Vérone, au Caire, en Hesse, dans les Abruzzes, des révoltes : avec un peu d'énergie, on en vient à bout, et la leçon donnée profite. Pas d'insurrection qui ait tenu devant lui ; un village à brûler, une ville a réduire, une province à mettre à merci, cela se trouve, mais un royaume, un Étal entier qui se soulève, non pas, surtout lorsqu'on en a en ses mains tous les dirigeants, qu'on est maitre de tous les intérêts et qu'on dispose de tous les moyens. Une fois, on lui a parlé d'un peuple qui voulait redevenir nation, qui n'attendait, lui disait-on, que son arrivée pour se soulever tout entier ; il y a cru, il est venu ; rien ou presque rien n'a bougé et vainement on a multiplié les appels : c'était pourtant la Pologne. A présent, devant ce peuple asservi à Godoy, ce peuple qui supporte la honte d'un tel favori et la honte d'une telle reine, comment concevrait-il l'inquiétude d'une rébellion ? Il a occupé toutes les forteresses sans coup férir ; son armée marche sur Madrid sans rencontrer un ennemi : il ne croit pas avoir à tirer un coup de fusil, et la preuve la plus frappante de sa sécurité, c'est la composition même de l'armée qu'il emploie, presque toute de conscrits de l'année qu'on n'a pas même vêtus, qu'on exerce en marchant et que commandent des officiers rappelés de la retraite ou tout frais sortis des écoles[2]. Les Bourbons sont condamnés, cela est acquis. Dès le 25 mars, Jérôme l'annonce à Lucien : Je crois, lui écrit-il, que la maison de Bourbon, comme celle de. Bragance, quittera l'Europe et cela est, je crois, de bonne politique, car, entre notre maison et celle des Bourbons, il ne peut y avoir ni paix ni traité qu'autant que l'une sera absolument plus faible que l'autre ; mais auquel des Bonaparte va tomber leur succession ? Il ne s'agit point ici seulement de s'installer sur un trône et d'y continuer tant bien que mal le passé. Il faut, pour suivre le programme de l'Empereur, réformer et régénérer la nation, triompher des préjugés de religion, renouveler par le Tiers état un personnel gouvernemental sans moralité, opérer une entière révolution dans les institutions et les mœurs, abolir tous les privilèges, frapper toutes les superstitions, changer toutes les lois, faire entrer les quinze royaumes d'Espagne, sans parler des royaumes du nouveau monde, dans le moule napoléonien et dans le système du Grand empire. Quel cerveau assez puissant l'Empereur peut-il trouver dans sa famille pour une telle besogne et lequel de ses frères va-t-il choisir ? On a affirmé que, dès l'entrevue de Venise (3-10 décembre 1807), il avait proposé l'Espagne à Joseph d'une façon formelle et que Joseph avait accepté. Qu'il lui ait parlé de ses desseins, qu'il lui ait dit que, de ce côté ; les affaires se brouillaient et qu'il aurait à y pourvoir, certes ; mais, à ce moment, il avait en tête la combinaison du mariage du prince des Asturies avec la fille de Lucien et d'un démembrement de l'Espagne jusqu'à l'Ebre ; la conversation avec Lucien à Mantoue le prouve. Ce n'est qu'après son retour qu'il a modifié son projet. Le 20 février, en même temps qu'il envoyait Murat prendre le commandement des divers corps dont il formait une armée, il a dû écrire à Joseph pour lui proposer l'Espagne ; mais dans les mêmes conditions qu'il l'aurait laissée au prince des Asturies — diminuée de la Catalogne, de la moitié de l'Aragon ; de la Navarre, du Guipuzcoa et de la Biscaye ; et avec des réserves an sujet des colonies. Joseph a refusé. L'Empereur a reçu sa réponse le 12 mars. Joseph veut rester à Naples, soit ! mais que sa femme aille l'y rejoindre, et, le 13, il confirme à Julie d'une façon péremptoire ; l'ordre de départ si souvent éludé jusque-là[3]. Sur ce refus de Joseph, il réfléchit. Au point de vue du système, Louis réussit médiocrement et il vaudra mieux pour tout le monde qu'au lieu de se débattre maladroitement contre les lois nécessaires de l'Empire, la Hollande en devienne partie intégrante et participe aux avantages dont, jusqu'ici, elle s'est privée pour conserver une indépendance nominale. D'ailleurs, Napoléon croit remplir un des vœux les plus chers de son frère. Lorsqu'il a été appelé au trône de Hollande, Louis, pour vivre sous un ciel méridional, n'a-t-il pas demandé à conserver le Gouvernement des départements au delà des Alpes ? Et, depuis qu'il est roi, combien de fois ne s'est-il pas plaint du climat auquel il était condamné, combien de fois pas demandé une résidence dans le Midi ? Le 30 décembre 1806, il a écrit : Je suis plus souffrant et plus inhabile que jamais ; non seulement ce climat aggrave mes maux, mais il m'a attaqué la poitrine... Je n'aurai encore que peu de jours à vivre ou bien je serai toujours malade, puisque mes maux vont toujours croissant. Votre Majesté peut seule m'accorder un climat moins ennemi que celui-ci pour moi. Le 12 avril 1807 : Je suis au lit depuis trois jours avec une fièvre nerveuse. Quand l'expédition anglaise aura fini ses menaces, j'aurai une grâce à demander à Votre Majesté qu'elle ne peut me refuser sans me donner la mort : c'est de trouver bon que j'aille passer plusieurs mois dans le Midi... Un séjour de quelque durée dans le Midi peut seul me donner les forces de supporter un autre hiver ; le 9 octobre : Il ne me reste qu'à supplier mou frère de me désigner un asile dans le Midi où je puisse me retirer pour toujours ; le 2 décembre : J'ai écrit à Votre Majesté que je dépéris de jour en jour, que je n'aurai bientôt plus la force de m'occuper : il me faudrait une tranquillité absolue. Si Votre Majesté ne peut me l'accorder tout à fait, je la prie de trouver bon que je puisse habiter Saint-Leu ou le Midi en attendant. Donc — en voilà la preuve surabondante faite par lui-même
— chaque fois que, depuis son avènement, Louis s'est trouvé dans son royaume,
il a supplié l'Empereur de l'en retirer et de le placer dans le Midi.
Napoléon est convaincu que, en Espagne, le changement de dynastie ne
présentera aucune difficulté, que la nation, trop heureuse d'être débarrassée
de tels gouvernants, accueillera avec enthousiasme son frère, qui trouvera là
le repos qu'il souhaite et le climat qui lui convient. Les nouvelles qu'il
reçoit l'obligent à se prononcer, et, en pleine franchise de cœur, croyant
très sincèrement remplir tous les désirs de Louis, il lui écrit le 21 mars : Mon frère, le roi d'Espagne vient d'abdiquer ; le prince
de la Paix a été mis en prison. Un commencement d'insurrection a éclaté à
Madrid. Dans ces conditions, mes troupes étaient éloignées de quarante lieues
de Madrid. Le grand-duc de Berg a dû y entrer le 23, avec quarante mille
hommes. Jusqu'à cette heure, le peuple m'appelle à grands cris. Cet-tain que
je n'aurai de paix solide avec l'Angleterre qu'en donnant un grand mouvement
au continent, j'ai résolu de mettre un prince fiançais sur le trône
d'Espagne. Le climat de la Hollande ne vous convient pas. D'ailleurs la
Hollande ne saurait sortir de ses ruines. Dans ce tourbillon du monde, que la
paix ait lieu ou non, il n'y a pas moyen qu'elle se soutienne Dans cette
situation des choses, je pense à vous pour le trône d'Espagne.... Répondez-moi catégoriquement : Si je vous nomme roi d'Espagne
l'agréez-vous ? Puis-je compter sur vous ? Comme il serait possible que votre
courrier ne me trouvât plus à Paris, et qu'alors il faudrait qu'il traversât
l'Espagne au milieu des chances qu'on ne peut prévoir, répondez-moi seulement
ces deux mots : J'ai reçu votre lettre de tel jour, je réponds oui, et
alors je compterai que vous ferez ce que je voudrai ; ou bien non, ce qui
voudra dire que vous n'agréez pas ma proposition. Vous pourrez ensuite écrire
une lettre où vous développerez vos idées en détail sur ce que vous voulez et
vous l'adresserez sous l'enveloppe de votre femme à Paris ; si j'y suis, elle
me la remettra, si non, elle vous la renverra. Louis répond non ; en invoquant quels arguments, en se servant de quels prétextes, on ne sait, sa lettre n'avant pas été retrouvée. Mais, dans la disposition d'esprit où il est, une telle offre, si justifiée pourtant de la part de l'Empereur, doit lui paraitre un nouvel attentat. La surprise de Louis, a-t-il écrit plus tard, égala son indignation en recevant une proposition qu'il regardait comme impolitique, injuste et honteuse. On a vu qu'il était en relations d'amitié avec le roi Charles IV. Il refusa donc vivement. Je ne suis pas un gouverneur de province, disait-il à ce sujet. Il n'y a pas d'antre promotion pour un roi que celle du ciel. Ils sont tous égaux. De quel droit pourrais-je demander un serment de fidélité à un autre peuple si je ne restais fidèle à celui que j'ai prêté à la Hollande en montant sur le trône ! Il répondit en conséquence et refusa vertement. Rebuté par Joseph et par Louis, Napoléon s'adresse à Jérôme : mais là difficulté imprévue : la reine de Westphalie est protestante et tient à sa religion. Entre l'Espagne et sa femme, que choisira Jérôme ? Il choisit Catherine, et c'est Catherine elle-même qui l'apprend à son père : Les affaires d'Espagne, écrit-elle, sont sans doute un bien grand exemple des funestes suites qu'ont les dissensions de famille, mais elles ont pensé en avoir aussi pour mon repos : le trône a été offert au roi et, s'il refit accepté, je me trouvais dans la malheureuse perplexité de choisir entre mon époux et ma religion. Heureusement, il n'est plus question de ce projet et l'on va suivre un autre plan : il sera donné à Lucien, c'est presque une affaire faite. Le roi de Naples et celui de Hollande l'ont refusé de même. Quoi, Lucien ! Cela est-il vraisemblable et Catherine n'a-t-elle pas été mal informée ? Jamais la brouille entre l'Empereur et Lucien n'a paru plus complète : depuis l'entrée, à Rome, des troupes françaises. Lucien a pris une attitude nettement hostile. Il a reçu très froidement le général Miollis et les officiers qui sont venus lui rendre visite ; il a cessé toute relation avec le commandant de la Garde pontificale, M. de Fries, qui a demandé d'entrer au service d'Italie ; il a affiché son dévouement au Pape, multiplié ses conférences avec Consalvi, témoigné au chargé d'affaires de l'Empereur, avec qui pourtant il avait de longue date des relations presque intimes, un mauvais vouloir agressif ; il s'est prétendu menacé par la populace chez qui le bruit s'était répandu que, à Mantoue, il avait accepté de l'Empereur les États du Pape ; même, il a demandé à Joseph de le recevoir avec sa famille dans une campagne aux environs de Naples. Joseph lui a répondu (2 février) qu'il l'y verrait avec plaisir ainsi que ses nièces, mais qu'il ne pourrait rencontrer Mme Lucien ; qu'il crevait d'ailleurs devoir eu écrire à l'Empereur, mais que, les troupes françaises étant à Rome, il ne voyait pas quel danger Lucien pouvait y courir. Malgré l'extrême réserve que gardent dans leur
correspondance les agents français, l'Empereur n'a pas manqué d'être informé
de l'attitude de son frère, et, sans répondre expressément aux termes de la
lettre où Joseph lui rend compte des demandes de Lucien, il lui écrit, le 11
mars : Mon frère, Lucien se conduit mal à Rome,
jusqu'à insulter des officiers romains qui prennent parti pour moi, et se
montre plus romain que le Pape. Je désire que vous lui écriviez de quitter
Rome et de se retirer à Florence ou à Pise. Je ne veux pas qu'il continue à
rester à Rome et, s'il se refuse à ce parti, je n'attends que votre réponse
pour le faire enlever. Sa conduite a été scandaleuse ; il se déclare mon
ennemi et celui de la France. S'il persiste dans ses sentiments, il n'y a de refuge
pour lui qu'en Amérique. Je lui croyais de l'esprit, mais je vois que ce
n'est qu'un sot. Comment, à l'arrivée des troupes françaises, pouvait-il
rester à Rome ? Ne devait-il pas se retirer à la campagne ? Bien plus,
il s-e met en opposition avec moi. Cela n'a pas de nom. Je ne souffrirai pas
qu'un Français, et un de mes frères. soit le premier à conspirer et à agir
contre moi avec la prêtraille. Lucien prévoit cette crise ; il peut même se vanter de l'avoir provoquée, et il semble si convaincu qu'elle ne peut se terminer que par son départ d'Europe qu'il réunit en ce moment son viatique ; s'il n'est pas ruiné, il ne s'en faut guère ; au moins, n'a-t-il plus d'argent liquide ; et, pour s'en procurer, il a, dès février, taxé chacun des siens à 200.000 francs. Jérôme s'est le premier empressé de répondre (25 mars) : J'ai remis à Boyer (c'est le frère de la première femme de Lucien et son homme de confiance) 200.000 francs en lettres de change sur Francfort, à quatre jours de vue, sur Bethman, banquier du marquis Torlonia ; par ce moyen rien ne sera risqué et rien ne pourra transpirer. Il a même ajouté aux 200.000 francs, li).000 francs annuels de la prévôté de Magdebourg qu'il conservera à la disposition de son frère. Louis, sollicité par le même Boyer, a envoyé sa cotisation, vraisemblablement par son peintre Thiénon. Ces voyages de Rome à Amsterdam et d'Amsterdam à Rome n'ont pas été sans éveiller l'attention de l'Empereur, mais, malgré les ordres lancés contre Boyer et Thiénon, la mission n'en a pas été moins remplie et les 200.000 francs remis à Lucien en échange des titres de la terre de Frascati dont Louis est devenu propriétaire. Avec Joseph, il pourrait sembler que Lucien pût être embarrassé par une question d'argent. N'a-t-il pas, il y a quelques jours, fort mal traité Julie qui, passant à Albano, lui avait demandé de venir l'y voir incognito : Vous sentez bien, lui a-t-il écrit, que l'honorable proscription, qui pèse sur moi, me donne droit à toutes sortes de prévenances, si la délicatesse et l'honneur existent encore. Je suis même persuadé que le roi de Naples n'a changé de conduite à mon égard que par des ordres absolus de celui qui commande aux affections et à l'honneur des rois qu'il crée ; mais il est bon prince et il n'en a pas moins demandé sa quote-part au roi de Naples[4]. De Rome, il s'est retiré à Spolète, d'où il a fait demander au chargé d'affaires de France des passeports pour lui et pour toute sa famille. De Spolète, il est venu à Florence et, selon la réponse qu'il recevra de l'Empereur, auquel il a écrit directement, il décidera s'il doit ou non quitter l'Europe (13 mai). Et ce serait à ce moment, s'il faut en croire Catherine, qu'on lui aurait offert le trône d'Espagne ; c'est presque une affaire faite ! Si peu croyable que la nouvelle paraisse, elle porte pourtant quelque chose de vrai. Le 18 avril, l'Empereur a proposé une seconde fois à Joseph le royaume d'Espagne ; non plus diminué des provinces entre les Pyrénées et l'Ebre, mais entier, tel qu'il est et se comporte sous les Bourbons, avec tontes les colonies d'Asie, d'Afrique et d'Amérique. Joseph a accepté[5]. Napoléon a reçu sa réponse le 10 mai ; il a aussitôt écrit à son frère de le rejoindre à Bayonne et il l'a expressément chargé de voir au passage le sénateur Lucien et de savoir quelle était sa dernière résolution. Joseph a reçu, le 21, cet ordre de départ ; il n'a quitté Naples que le 23, et, le 27, il a rencontré, à Bologne. Lucien qui, de Florence, y est venu à sa rencontre. D'abord, on a réglé l'affaire des 200.000 francs, et Joseph a expédié à son ministre des Finances l'ordre de les faire compter immédiatement au banquier de son frère. Puis, dans une longue, et intime conversation[6], il a l'ait à Lucien diverses propositions comme venant de lui seulement : le royaume de Portugal — Refusé comme nul. Le royaume de Naples ? — Refusé encore : J'aimerais mieux la Toscane, a répondu Lucien, parce que je préfère un pays, tel petit qu'il soit, au plus beau royaume que je ne pourrais pas gouverner par moi-même. Joseph a insisté, disant les soixante millions que rapporte Naples, vantant la population, énumérant les avantages, discutant les agréments. Lucien ne s'est pas laissé tenter ; Joseph y est amoureux, mais lui-même n'a pas les mêmes raisons de l'apprécier. Il pencherait plutôt vers la Westphalie qu'on peut, dit-il, conduire une canne à la main : dans ce cas, Jérôme aurait Naples ; au moins, Joseph le croit ainsi. La troisième proposition, c'est une vice-royauté en Espagne. Lucien refuse d'abord, attendu le système d'hérédité des femmes dans ce pays et que, Joseph avant des tilles, il ne veut pas que ses enfants servent des étrangers, ce qui arriverait si la fille héréditaire du roi se mariait. Eh bien ! lui dit Joseph, si ce système est maintenu, je donnerai ma fille à ton fils. S'il est changé, je n'ai pas de fils et tu en as un, il sera nommé. Que me fait tout cela après ma mort ? Lucien, avant de répondre ; demande si son frère est
autorisé à faire ces ouvertures : Joseph ayant dit que non, il répond dès lors qu'il ne veut pas lire à quoi il se
résoudra : que si l'Empereur a la véritable intention de donner l'Espagne à
Joseph, dans toute son intégrité, ce que lui, Lucien, ne peut croire parce que
cela sortirait des bases que l'Empereur a établies jusqu'à ce jour pour ses
frères, il verra alors, dans cette disposition, un plan qui consoliderait au
moins les royaumes de ses frères en leur donnant les moyens de se réunir, en
cas d'événements, vers un royaume considérable qui leur serait un peint
central, et que, dans ce cas, il se prêterait de tout son pouvoir à un pareil
système et accepterait la vice-royauté d'après l'assurance que lui donnerait
le roi de l'union de sa fille avec son fils en cas de continuation dans
l'hérédité des filles ; à condition pourtant qu'il partirait sur-le-champ
pour gouverner et administrer seul l'Amérique, ne voulant pas être dans la
même ville que le roi, et que, dès qu'il y serait, l'Empereur n'aurait plus
rien à y voir. En se résumant, il dit au roi de Naples : Je me déciderai à accepter la vice-royauté d'Espagne si l'hérédité est établie de mâle en mâle, et, si le système d'hérédité des femmes est maintenu, j'accepterai même, aux conditions que vous, roi de Naples, m'avez proposées vous-même, et il me suffira que cette clause soit convenue entre vous et moi ; mais je répète que, dans ce cas, je désire avoir le droit le plus entier et le plus absolu sur les parties que je serais appelé à gouverner : car, en cas contraire, je me révolterais contre vous !... L'Empereur me connaît assez pour savoir ce dont je suis capable à cet égard. On ne voit pas, il est vrai, en tout ceci, comment eût été résolue la question du mariage qui, seule, faisait le litige entre Napoléon et son frère. Lucien, comme on le lui avait proposé ci-devant, eût-il été proclamé prince de la maison royale d'Espagne, en acceptant pour sa femme un grand titre ? Eût-il obtenu que sa femme, à condition que ce fût hors de France ou noème d'Europe, reçut les mêmes honneurs que lui ? Pour son fils, l'accord d'une union avec la fille de Joseph semble bien fait en dehors de l'Empereur. Vraisemblablement, en tout cela, il y aurait eu des parties qu'on eût avouées à Napoléon et d'autres qu'on lui eût celées. Les frères avaient leur politique, et, en dehors de l'Empereur, échangeaient des impressions et des vues. Leurs émissaires parcouraient l'Europe, officiellement accrédités comme ministres, ou secrètement chargés de missions. Le jour même, à Bologne, où Joseph a cette entrevue avec Lucien, y arrivent à la fois un chambellan de Jérôme dont Lucien ne parle pas à Joseph, et le ministre de Hollande à Naples qui remet à Lucien, outre des lettres de Louis, des lettres de Jérôme et va ensuite à Lucques, en porter à Elisa. Si tel est le mystère, c'est sans doute que les frères ont peu de confiance aux postes d'Allemagne que tient. Murat, et qu'ils prennent leurs précautions, mais en prendraient-ils de telles si leurs communications étaient indifférentes ? En ce remaniement d'Europe qu'entraine la promotion de Joseph au trône d'Espagne, ce qui les inquiète c'est de savoir qui viendra à Naples. Joseph dit bien : Jérôme, mais il y a la religion de la reine ; puis, que fera-t-on de la Westphalie ? Après avoir examiné les diverses hypothèses, ne se sont-ils pas arrêtés à donner à Joseph l'Espagne, en même temps que Naples, quitte à faire administrer par un vice-roi Fun des deux royaumes ? En aucun cas, ils ne veulent de Murat. Ils se croient certains que Murat n'aura pas de trône : Le prince Murat ne sera pas roi, dit Joseph à Lucien. L'Empereur s'est expliqué à cet égard, en disant que s'il en était ainsi, il n'y aurait plus de barrière et que ses frères seuls auraient des trônes. L'Empereur a pu le penser, même le dire, mais le pense-t-il toujours ? D'une part, il peut avoir le désir de reprendre le grand-duché de Berg, qu'il veuille en disposer au profit de Louis ou de Jérôme ; d'autre part, il vient de recevoir de Murat, en cette affaire d'Espagne, des services qui créent des droits, sinon en Espagne, au moins ailleurs. Enfin, Caroline, dont au fond Napoléon redoute les colères et dont il apprécie les empressements, aspire depuis trop longtemps à une couronne royale pour qu'elle laisse encore échapper cette occasion, et il semble impossible de ne la pas satisfaire. Ce n'est pas sans mitre réflexion que l'Empereur a choisi Murat pour cette besogne d'Espagne. Il le sait avisé, capable de dissimulation et de diplomatie, cachant, sous sa faconde gasconne, une fertilité d'expédients que n'arrêtent point les scrupules. Il le sait, de plus, parfaitement obéissant dans le service et ne se laissant arrêter par aucune considération. N'est-ce pas Murat qui, en l'an XIV a mené la surprise des ponts de Vienne et n'est-ce pas une affaire toute semblable qu'il lui donne à conduire ? De plus, Murat a ce grand avantage d'être, dés longtemps, en correspondance intime avec Godoy et de l'avoir en quelque sorte pris sous sa protection : Je n'ai au monde d'autre ami que Votre Altesse Impériale, lui écrivait Godoy le 26 décembre 1807. Quelque but qu'ait visé Murat, lorsqu'il s'est engagé dans une telle relation — agréments de vanité tels que la Toison d'Or, ou avantages plus certains et plus tangibles — il se trouve à présent assuré par là de surmonter, au moins au début, des obstacles presque infranchissables pour tout autre. Murat a rempli sa mission d'une Tacon vraiment Heureuse. Sans que l'Empereur lui ait rien confié de la politique qu'il comptait suivre, il a exécuté tous les ordres qu'il a reçus ; il a évité tout conflit, soit avec l'armée espagnole, soit avec la population, a tout prévu et tout aplani. Le succès qu'il a obtenu, il y comptait : il jouissait de cette robuste confiance en soi qui contribue tant à la réussite et, à chaque pas, les facilités qu'il a rencontrées ont augmenté encore sa satisfaction. Toutes ses lettres la respirent, toutes ont pour objet de la faire partager à l'Empereur et, s'il fallait que Napoléon fût confirmé dans la pensée de disposer de l'Espagne, Murat ne s'y est point épargné. Tous les renseignements que je
reçois chaque jour sur l'Espagne, a-t-il écrit de Bayonne le 3 mars, confirment ce que j'ai déjà eu l'honneur de vous écrire, c'est-à-dire
qu'il s'y opérerait une insurrection si les habitants n'étaient pas dans
l'intime persuasion que Votre Majesté changera l'administration ; le 7
mars : Des députés ont été nommés, par les
provinces du Guipuzeoa et de la Navarre, pour recevoir Votre Majesté sur
leurs frontières, et lui offrir les clefs de leurs villes. Eu général, ces
provinces se regardent déjà comme françaises ; les esprits y sont on ne peut
mieux disposés ; le 11 mars : Je m'empresse
de rendre compte à Votre Majesté de mon arrivée à Vittoria et de l'accueil
extraordinairement amical que j'ai reçu depuis les frontières d'Espagne
jusque dans cette ville. Votre lieutenant, qui serait venu en Espagne pour en
prendre possession en votre nom et du consentement de tous les Espagnols, n'y
aurait pas été mieux reçu. Le 12, il a quelques inquiétudes, mais
c'est au sujet de mouvements de troupes ordonnés par le prince de la Paix : Au reste, dit-il, Votre
Majesté peut être tranquille : au besoin, je soulèverai toute l'Espagne
contre lui et j'opposerai les prêtres aux moines. A Burgos, le 13, on attend l'Empereur avec une impatience qui tient du
délire. Une seule crainte, c'est que Charles IV, la reine et la Cour
ne s'évadent sur Cadix, — car l'Empereur a laissé ignorer à Murat, aussi bien
l'espèce de mission donnée à Isquierdo que les ordres donnés à Rossilly, que
tout le reste — il croit donc indispensable de s'assurer de la personne du roi
et il se porte en hâte sur Aranda ; il reçoit d'ailleurs, de Burgos à Aranda,
les mêmes témoignages de joie que depuis la
frontière. Le 18, il est rassuré et ralentit un peu sa marche sur
Madrid : Charles IV ne partira pas ; les troupes de
l'Empereur seront reçues à bras ouverts par tous les habitants de la capitale.
Ce qui le trouble, le lendemain, c'est, dans l'absence absolue d'instructions
politiques où Napoléon le laisse, l'attitude adoptée par l'ambassadeur
Beauharnais, et, à coup sûr, il y a lieu d'hésiter. Beauharnais s'est jeté à
corps perdu dans le parti du prince des Asturies. A-t-il des ordres
particuliers, et. si un conflit éclate entre Charles IV et son fils, qui des
deux doit être soutenu ? Pourtant, écrit Murat, je
réponds de tout et même de la tranquillité... Je
réponds et j'assure Votre Majesté que, dans aucun cas, on ne parviendrait à
soulever la nation contre vos armées ; je le répète : Votre Majesté peut tout
faire ici, tout ce qu'elle voudra, on n'attend que ses ordres. Le 20,
il apprend, par une dépêche de Beauharnais, les événements d'Aranjuez,
l'abdication de Charles IV, la chasse furieuse au prince de la Paix, la
proclamation de Ferdinand, la révolution accomplie aux cris de : Vive le roi
! Vive l'ambassadeur de France ! Il n'y comprend rien, croit à un double jeu,
se voit dupe : S'il eût été possible,
écrit-il, que Votre Majesté eût pu me parler un peu
plus clairement, un seul mot sur ses véritables projets eût suffi et j'aurais
répondu sur ma tête de leur entière exécution ; mais, le lendemain,
avec un esprit politique rare et une finesse d'autant plus remarquable qu'il
est obligé de tout deviner des projets dont rien ne lui a été confié, il se
reprend, il rejette l'hypothèse que Beauharnais a agi selon des instructions particulières ; de lui-même, il
suggère la solution qui sera adoptée et c'est lui, qui, jetant la première
pensée de l'entrevue de Bayonne, en prépare toutes les voies et en rend les
résultats inévitables. Avant reçu de la reine d'Étrurie — qu'il a jadis
installée à Florence — une lettre où elle lui fait part de ses inquiétudes et
de celles de ses parents, il offre à la famille royale un asile dans son
camp. Si leurs Majestés catholiques arrivent au
milieu de l'armée, écrit-il à l'Empereur, c'est
un otage qui nous assure la tranquillité des Espagnes. Le front du roi,
dépouillé de sa couronne, inspirera de l'intérêt, même contre son fils que
l'on ne pourrait s'empêcher de regarder comme un fils rebelle, s'il est vrai,
comme la lettre de la reine semble le prouver, qu'il ait forcé son père à
abdiquer le trône. S'il se rend à mon quartier général, je l'enverrai à Votre
Majesté et, alors, l'Espagne se trouverait véritablement sans roi, puisque le
père aura abdiqué et que vous serez le maître de ne pas reconnaître le fils que
l'on peut regarder comme usurpateur. Trait pour trait, c'est là le plan que suivra l'Empereur et, si l'exécution s'en trouve retardée, si des incidents inutiles s'y viennent greffer qui le contrarient, c'est du fait de Beauharnais. Il a déjà donné sa mesure en Etrurie, mais en Espagne, théâtre plus vaste et plus retentissant, sa sottise se fait mieux valoir et ses intrigues portent d'autres conséquences. Dans l'intérêt, des Tascher et pour ménager une grande alliance à la cousine de l'Impératrice, il s'est engagé dans la faction du prince des Asturies et n'a point hésité, accrédité près du père, à se rendre, près de l'Empereur, l'intermédiaire des communications du fils ; Stéphanie mariée, soit qu'il travaille pour Mme de la Rochefoucauld ou pour quelque autre, soit qu'il se trouve simplement heureux de jouer un rôle, c'est lui qui, sans instructions de l'Empereur, a, une première fois, tenté d'obtenir à l'Escurial l'abdication de Charles IV, qui, ensuite, a mis la main et donné l'autorité de la France à la conspiration du 19 mars. Pour contrarier Murat, pour fournir des assises au prince des Asturies et l'établir en roi, il ne recule même pas devant une sorte de trahison ; mais, comme son ineptie égale sa vanité, c'est aux moments où Ferdinand échappe le plus à Murat qu'il se targue le plus volontiers de l'autorité qu'il exerce sur lui, en sorte qu'il semble prendre l'initiative et la responsabilité de tous les actes de résistance. La lutte d'ailleurs est courte : dès le 27 mars, Laforêt, diplomate d'expérience et de carrière, a été expédié sur Madrid. Le 6 avril, Murat reçoit tous les pouvoirs nécessaires pour l'envoyer Beauharnais ; enfin, Savary va arriver, muni des dernières instructions de l'Empereur et chargé d'exécuter les parties du plan proposé par Murat où il n'est point utile qu'intervienne un prince de la Famille. Toutefois, dans ce temps très court où ii a joué un rôle, Beauharnais a créé pour l'avenir des difficultés inextricables, puisque c'est, lui qui, après avoir appuyé le coup d'État d'Aranjuez, a combiné l'entrée du prince des Asturies à Madrid et a autorisé sa prise de possession du trône. Sans lui, point de roi : Charles IV abdiqué, Ferdinand non proclamé, le trône vacant, qui sait si, alors, le changement de dynastie ne se fût point accompli tout uniment ? Malgré cette contrariété, Murat, toujours sans instructions, n'en suit pas moins la marche qu'il s'est lui-même tracée. Il imagine de faire protester Charles IV contre l'événement d'Aranjuez, de lui faire déclarer qu'il a été forcé et, ensuite, de lui faire abdiquer le trône en faveur de l'Empereur pour en disposer en faveur de qui il voudra. Cette abdication, il l'attend et va l'envoyer (21 mars). Il oblige le prince des Asturies à renvoyer en Portugal, sous les ordres de Junot, les troupes espagnoles qu'on en a rappelées : Junot les disloquera et les fondera par régiments dans les divisions françaises. Alors, comme Murat l'écrit à l'Empereur, il n'y aura véritablement plus d'armée espagnole et Votre Majesté, munie de l'abdication, pourra disposer de l'Espagne. Enfin, il parvient à faire décider le prince des Asturies à aller au-devant de l'Empereur (26 mars). J'organiserai les escortes jusqu'à Burgos, écrit-il, et de là les escortes de la garde de Votre Majesté l'accompagneront jusqu'à Bayonne où Votre Majesté aura le temps de faire donner des ordres pour ses escortes jusqu'à Paris, supposé qu'elle ne se trouvât pas à Bayonne. A chaque lettre, en annonçant le pas qu'il a fait vers le but qu'il s'est proposé, Murat affirme la tranquillité, la bénédiction, l'enthousiasme de l'Espagne. l'unanime acceptation du gouvernement qu'il plaira à l'Empereur de lui donner. Nulle crainte d'un soulèvement. Je le garantis impossible, écrit-il le 24 ; Votre Majesté est admirée et adorée dans toute l'Espagne et c'est d'elle qu'on attend un plus heureux sort ; le 26 : Votre Majesté est attendue comme le messie ; ses décisions, quelles qu'elles soient, seront des oracles et seront regardées comme l'assurance du bonheur futur ; toute l'Espagne sait qu'il n'y a qu'un gouvernement de votre façon qui puisse la sauver ; le 29 : Sire, retirez-moi à jamais votre confiance et votre estime si je ne vous dis pas la vérité... Je le dis et je le répète, Votre Majesté peut disposer de l'Espagne comme elle le voudra ; elle est adorée de la nation... La noblesse, c'est-à-dire le parti du prince des Asturies ne cesse de dire qu'il y aura un soulèvement général en Espagne si l'Empereur ne voulait pas reconnaître le prince. On le dit trop haut pour que ce ne soit pas la crainte qui fasse tenir ce langage. Dans le fait, personne ne bougera et l'on n'est si inquiet que parce que l'on voit que la nation généralement ne veut plus de Bourbons. Ainsi, la preuve en est surabondamment faite : l'initiative et la première exécution du plan appartiennent à Murat seul. Que certains détails aient été modifiés, que la scène principale se soit, par la volonté de l'Empereur, passée à Bayonne au lieu de se produire à Madrid, peu importe : si Napoléon s'est décidé à ce changement de théâtre, c'est probablement par suite de l'aveugle confiance que Murat lui avait fait partager ; il a cru que, des Pyrénées, il lui suffirait de jeter un nom à l'Espagne pour que ce nom y fût immédiatement acclamé. Murat compte bien avoir travaillé pour lui-même : Par Caroline, si fureteuse et si soigneuse de se tenir au courant, il n'a pas manqué d'âtre instruit du premier refus de Joseph et de la résistance de Louis ; il sait Jérôme impossible et ne songe pas à Lucien. L'affaire se présente donc dans des conditions exceptionnelles. Le prince des Asturies parti, Charles IV parti, il reste seul maitre, en face d'une junte sans moyens et habituée à la servitude. Si, quelque part, il s'élève une émeute, tant mieux, ce lui sera une occasion de s'affirmer et de se mieux installer. L'insurrection qui éclate le 2 mai n'est donc pas pour lui déplaire : Nous venons, écrit-il le soir même à Bessières, de donner une bonne leçon à la canaille de Madrid ; mille hommes au moins ont péri, et le lendemain : La tranquillité est entièrement rétablie. La consternation a remplacé la morgue et l'insolence de la canaille de Madrid. Elle cède maintenant le haut du pavé aux soldats français, porte le manteau sur le bras et salue très respectueusement. — A tout peuple conquis, il faut une sédition, disait l'Empereur. On a eu la sédition ; elle a été châtiée — trop mollement, dira-t-on plus tard, mais assez rudement à ce qu'il semble, aux souvenirs qu'a laissés la répression. En tout cas, à présent, le terrain est libre. Les résultats des événements du 2 mai, écrit Murat à l'Empereur, assurent à Votre Majesté des succès décisifs. Le prince des Asturies perdit ce jour-là sa couronne : son parti complètement battu se range du côté du vainqueur. Votre Majesté peut disposer de la couronne d'Espagne et la tranquillité ne sera plus troublée... Tout le monde est résigné : On n'attend plus que le nouveau roi, que Votre Majesté va donner à l'Espagne. Murat a pris la présidence de la junte d'État ; il a reçu d'elle le commandement en chef des troupes ; de fait, il est le maître ; il va l'être de droit, puisque Charles IV va lui conférer tous ses pouvoirs. Il a conquis ce trône, il se tient sur la plus haute marche prêt à s'y asseoir, à saisir la couronne et à s'en coiffer. C'est à lui ; c'est sa proie ; le peuple n'attend qu'un signe pour l'acclamer ; au moins, c'est Laforêt qui, constamment, l'affirme dans ses dépêches, peut-être sincèrement. Mais ici, un premier coup de caveçon : aux insinuations de l'ambassadeur, l'Empereur répond avec une violence qui passe l'habitude. Pourtant, il faut payer. Le service a été éminent, la mission a été remplie au delà des espérances ; mais l'Espagne est un trop gros morceau pour un beau-frère et appartient de droit à un Bonaparte. Convaincu maintenant de l'acceptation de Joseph, le 2 mai
— nécessairement sans connaître les événements qui, ce même jour, se
produisent à Madrid, — Napoléon écrit à Murat : Je
destine le roi de Naples à régner à Madrid. Je veux vous donner le royaume de
Naples ou celui de Portugal. Répondez-moi sur-le-champ ce que vous en pensez,
car il faut que cela soit fait dans un jour. Vous resteriez en attendant
comme lieutenant général du royaume. Vous me direz que vous préférez rester
auprès de moi, cela est impossible. Vous avez de nombreux enfants et, d'ailleurs,
avec une femme comme la vôtre, vous pouvez vous absenter si la guerre vous
rappelait près de moi : elle est très capable d'être à la tête d'une régence.
Je vous dirai, bien plus. que le royaume de Naples est bien plus beau que le
Portugal puisque la Sicile y sera jointe ; vous aurez alors six millions
d'habitants. Le 5, Murat répond[7] : Sire, je reçois la lettre de Votre Majesté du 2 mai et des
torrents de larmes coulent, de mes veux en vous répondant. Vous avez bien
connu mon cœur quand Votre Majesté a pensé que je lui aurais demandé à rester
près d'elle ; oui, je le demande ; oui, je l'implore, comme la plus grande
faveur que j'aie jamais reçue de vous. Habitué à vos bontés, accoutumé à vous
voir chaque jour, à vous admirer, à vous adorer, à recevoir de vous toute
chose, comment pourrai-je jamais, seul, livré à moi-même, remplir des devoirs
aussi étendus, aussi sacrés ? Je m'en crois incapable. Par grâce, laissez-moi
auprès de vous. La puissance ne fait pas toujours le bonheur. Le bonheur ne
se trouve que dans l'affection. Je le trouve près de Votre Majesté ! Sire,
après avoir exprimé à Votre Majesté ma douleur et mes désirs, je dois me
résigner et je me mets à vos ordres. Pourtant, usant de la permission que
vous me donnez de choisir entre le Portugal et Naples, je ne saurais hésiter
je donne la préférence à la contrée où j'ai déjà commandé, où je pourrai plus
utilement servir Votre Majesté, je préfère Naples, et je dois faire savoir à
Votre Majesté qu'à aucun prix, je n'accepterais la couronne de Portugal. L'Empereur reçoit cette lettre le 8 ou, au plus tard, le 9. Il l'a en mains lorsque, le 10, il écrit à Joseph de le joindre en hâte à Bayonne. Il lui parle des onze millions d'habitants de l'Espagne, des cent cinquante millions de revenus, sans compter les immenses trésors de toutes les Amériques, mais il ne lui dit rien de Naples. Il laisse la question en suspens, permet toutes les illusions, peut-être garde une porte ouverte pour Lucien, car ce n'est pas de bon cœur qu'il appelle Murat ; cela est contraire à sa politique, permet toutes les ambitions, excitera l'envie de tous les maréchaux d'Empire, leur ouvrira des perspectives dangereuses. Murat, de son côté, fait bonne ligure, mais, en vérité, est-il un désappointement plus grand ? Ce royaume qu'il a tenu, qu'il a cru sien, qui n'aspirait, pense-t-il, qu'à se donner à lui et qu'on lui reprend des mains, n'est-ce pas une mortelle douleur ? L'estime-t-on si peu, dans la famille, qu'on le fasse ainsi, pour un autre, tirer les marrons du feu et qu'on croie ensuite s'acquitter en lui jetant, à lui conquérant d'un empire, un royaume de troisième ordre ? Il se garnit les mains, ici ou là des diamants, des perles, des tableaux, des objets d'art ; mais tout ne devrait-il pas être à lui, tous ces palais, toutes ces splendeurs, toute l'Espagne ! Est-ce mortification suprême, volonté d'échapper à des responsabilités imminentes. mauvais désir de voir comment on se débrouillera sans lui — car déjà les Asturies sont insurgées au nom de Ferdinand — est-ce simplement qu'il est homme, sujet aux humaines misères ou qu'un des gens de service du palais ait, comme il s'en vanta plus tard, empoisonné l'envoyé du diable, la troisième personne de la trinité infernale : Napoléon, Godoy, Murat ? le 22 mai, il tombe malade, est obligé de prendre le lit. On appelle en hâte les médecins, qui ordonnent l'émétique à haute dose. Après six jours, il se croit mieux, se fait porter à la Florida (31 mai), mais le mal ne cède pas : Je continue, écrit-il, à ne pas être très bien et l'on craint que ma convalescence ne soit longue. Il demande que l'Empereur envoie quelqu'un ou adresse directement ses ordres à Laforêt : car, on est toujours dans la même ignorance : point d'instructions, point de désignation ; depuis tantôt deux mois, on attend que le maitre ait disposé de l'Espagne. Et, après les Asturies, c'est la Galice en insurrection, Santander, Léon et la Castille vieille, puis Séville, Cadix, Grenade, l'Estramadure, Carthagène et Murcie, Valence, l'Aragon, la Catalogne, les Baléares, la Navarre : toute l'Espagne, tous les Espagnols. En cette nation composée de tant de peuples qu'unit en fédération le lien du loyalisme, les intérêts, les jalousies, les passions se sont abrogées ; l'esprit provincial fournit à la résistance nationale autant de centres qu'il y eut jadis de royaumes ; s'il y a rivalité, c'est dans l'enthousiasme et l'agression, et l'absence de centralisation, le mauvais état des routes, la diversité des libertés et des institutions, la dispersion des influences, tout ce qui, en temps normal, affaiblit la nation, lui prèle aujourd'hui un ressort inattendu et des forces renouvelées. C'est même un élément de résistance que lui apportent la disparition et l'éloignement de Ferdinand. Présent, il serait un embarras, s'il n'était un obstacle. Absent, paré de la poésie du malheur et de l'exil, il cesse d'être un homme, un prince, un roi ; il devient une entité, il est l'Indépendance ; son nom est le mot de ralliement des patriotes, des catholiques, des royalistes, de tous les partis, de toutes les opinions, de toutes les provinces. La façade s'est écroulée, la Cour s'est enfuie, le Roi a disparu ; le Peuple apparaît. Qu'on ne lui demande point une compréhension nette de l'avenir, une juste appréciation de ses ressources, une notion quelconque du bien ou du mal qui résulterait pour lui de la domination française : l'indépendance est menacée ; cela suffit. Ferdinand n'a peut-être pas en ses veines une goutte de sang espagnol : sur ses seize quartiers, trois sont France, quatre Bavière, deux Pologne, un Farnèse, un Saxe, un Brandebourg, un Autriche, un Brunswick, un Savoie : il a, ce prince catholique, un huitième de sang protestant ; pour trouver le rattachement à l'ancienne maison d'Espagne, il faut que Philippe V, l'arrière-grand-père de Ferdinand, aille chercher sa grand'mère Marie-Thérèse. Il n'importe : c'est ici la dynastie nationale ; le peuple le veut ; les moines le prêchent, les grands y acquiescent et le tiers, s'il en est un, se soumet. Pour faire face à tout, pour comprimer les insurrections
qui, de mai à juin, prononcent successivement contre l'Empereur toutes les
provinces, il faudrait un chef qui, à une étonnante activité, à l'ardeur de
combattre et de vaincre, joignît la connaissance approfondie des hommes et
des choses, l'art de susciter des partis et d'y semer la division : une
intelligence toujours prête dans un corps toujours alerte. Or, Murat subit à
ce moment même toutes les alternatives de sa maladie : le 2 juin, il se porte beaucoup mieux et se croit bientôt en état de
remonter à cheval et de reprendre toute son activité ; le 4 annonce
qu'il rentrera le lendemain à Madrid et fera voir
aux habitants qu'il n'est ni mort, ni sur le point de mourir ; le 5,
en effet, il revient au Palais royal et sa santé
continue à se rétablir ; mais, le 6, il est retombé. Le 8, par son
chef d'état-major, il supplie l'Empereur d'envoyer quelqu'un pour le
remplacer. Le 12 seulement, il est en état de tenir lui-même la plume et
c'est pour dire : Il faut que je me sente bien mal
pour avoir pu consentir à ce qu'on écrivit à Votre Majesté que je ne pouvais
plus rester ici ; rien n'est cependant plus vrai... Je ne puis sans danger m'occuper d'affaires. Le 14,
quoiqu'en convalescence, il ne peut encore ni
marcher, ni s'occuper ; cependant, il ne quittera l'Espagne que lorsqu'il en
aura reçu l'autorisation de l'Empereur. Le 16 enfin, Savary arrive et,
le 28, Murat part pour Burgos, annonçant à la Junte qu'il se rend au-devant
du nouveau roi. Ainsi, depuis le 22 mai jusqu'au 26 juin, durant vingt-sept
jours de la crise la plus intense, tout est à la débandade, tout se fait au
hasard ; nulle direction, nul commandement, Les chefs de corps d'armée sont
livrés à eux-mêmes, sans communications entre eux, certains même tel Dupont —
sans communications avec Madrid : chacun se bat pour son compte et ce n'est
certes pas Savary qui rétablira les affaires[8] : c'est un
gendarme, il a toutes les qualités qu'il faut à ce métier ; mais le génie
militaire n'y est pas compris. Général de division du 12 pluviôse art XIII,
plus jeune de grade que la plupart des généraux employés en Espagne,
inférieur, à tous égards, à des maréchaux comme Moncey et Bessières, à des
divisionnaires comme Dupont et Duhesme, n'ayant à son actif qu'une jolie
affaire, le combat d'Ostrolenska, il est de plus en jalousie de métier avec
Murat qu'il déteste et qu'il soupçonne. Au reste, le soupçon est dans son
caractère et dans son état. Peut-on dire au surplus que qui que ce fût eût mieux réussi que Savary ? La situation est tellement abandonnée, qu'on ne reconnaît plus la main de Napoléon. Qu'attend-il ? Que veut-il ? Certes, les événements l'ont surpris, mais, d'ordinaire, c'est en de tels cas qu'il montre le mieux son activité physique et morale ; c'est qu'il n'est point libre, il s'est lié lui-même les mains. Il attend Joseph. Joseph, comme on a vu, a reçu à Naples, le 21 mai, l'ordre
de départ en date du 10. Il y avait, le 22, une
immense réunion à l'occasion de la fête de la Reine. Le départ a donc
été retardé au 23 : d'ailleurs ne fallait-il pas aux courtisans le temps de
se préparer et était-ce trop de quarante-huit heures ? Joseph emmenait son
ministre des Affaires étrangères, les colonels généraux de sa garde, des
écuyers, des chambellans, des officiers de tout genre, une domesticité
immense. Arrêt à Bologne pour voir Lucien ; arrêt à Turin pour voir Pauline ;
arrêts sur les grands chemins pour causer avec d'anciennes connaissances. Où
l'estafette met dix à onze jours, Joseph en met seize. Il n'est pas pressé :
toutes choses ne sont-elles pas convenues, arrêtées, accomplies ? Murat
n'est-il pas à Madrid pour tenir tout bassiné le lit des Bourbons ? Nulle
politique qui le retarde, simplement le goût de ses aises. Deux mois presque
ont passé depuis que le prince des Asturies a quitté Madrid (12 avril), un mois depuis que Charles IV a
signé son abdication (5 mai), depuis
que Ferdinand a abandonné ses droits (10 mai).
L'Empereur impatient compte les heures. Le 2 juin, il a fait passer l'ordre à
Murat d'annoncer dans la Gazette de Madrid que Joseph, réclamé comme
roi parla Junte, le conseil de Castille, la ville de Madrid, etc., etc., est
arrivé le 3 à Bayonne et qu'il va se rendre immédiatement dans sa capitale.
Le 6, Joseph n'est point encore là et pourtant l'Empereur proclame sa royauté
: La junte d'État, le conseil de Castille, la ville
de Madrid, etc., etc., nous avant, par des adresses, fait connaitre que le
bien de l'Espagne voulait que l'on mit promptement un terme à l'interrègne,
nous avons résolu de proclamer, comme nous proclamons par la présente, notre
bien-aimé frère Joseph-Napoléon actuellement roi de Naples et de Sicile, roi
des Espagnes et des Indes. Nous garantissons au roi des Espagnes
l'indépendance et l'intégrité de ses Étals, soit d'Europe, soit d'Afrique,
soit d'Amérique ; enjoignons au lieutenant général du royaume, aux ministres
et au conseil de Castille de faire expédier et publier la présente
proclamation dans les formes accoutumées afin que nul n'en puisse prétendre
cause d'ignorance. Enfin, le 7 juin, Joseph arrive : il est traité par
l'Empereur, non en frère, mais en roi ; il est aussitôt salué roi par les
députations de la Grandesse, du conseil de Castille, des conseils de
l'Inquisition, des Indes et des Finances, par les députations de l'armée.
Sans attendre la réunion, fixée par l'Empereur au 15 juin, de la grande Junte
d'Espagne, le 11, il lance une proclamation fi ses peuples et celui qui leur parle
du haut du trône, c'est Don Joseph, par la grâce de
Dieu, roi de Castille, d'Aragon, des Deux-Siciles, de Jérusalem, de Navarre,
de Grenade, de Tolède, de Valence, de Galice, de Majorque, de Minorque, de
Séville, de Cerdagne, de Cordoue, de Corcega, de Murcie, de Sant'Yago, des
Algarves, d'Algésiras, de Gibraltar, des îles Canaries, des Indes
Occidentales et Orientales, des îles de Terre-Ferme de l'Océan, archiduc
d'Autriche, duc de Bourgogne, de Brabant et de Milan, comte de Hapsbourg,
Tyrol et Barcelone, seigneur de Biscaye et de Molina, etc., etc. et il
signe : Moi, le Roi. C'est Charles-Quint. Cela fait. il s'arrête, trouvant sans doute sa prise de possession accomplie et il pense à Naples. Lutte-t-il pour faire prévaloir le système qu'il a indiqué à Lucien ? Prétend-il contester à Murat le royaume qui lui a été offert ? Avant d'abandonner son trône à ce beau-frère, veut-il le dépouiller de tous ses agréments ? Jude t il à propos d'affirmer ses idées libérales et de fonder, au détriment de son successeur, les institutions constitutionnelles que, dans son règne de trois ans, il n'a point jugées convenables pour lui-même ? En tout cas, proclamé roi d'Espagne le 7 juin, ayant, comme tel, confirmé les pouvoirs de lieutenant général des Espagnes que Murat avait reçus de Charles IV, ayant en espagnol accepté la couronne d'Espagne que lui offrait le président de la Junte, Joseph continue, durant un mois entier (7 juin-5 juillet), à exercer les pouvoirs de roi de Naples, et il en profite pour disposer de toutes les ressources de son ancien royaume, tandis que Murat, qui le représente à Madrid, doit légitimement, depuis le 5 mai, s'en considérer comme régulièrement investi. L'argent d'abord : non pas, comme on a dit la réserve des parties de la liste civile qu'il n'a point touchées et qui montent à environ 3.500.000 francs : c'est là un compte à part ; Joseph en dispose, c'est son droit : mais, sur les revenus actifs du royaume, une somme totale de 11.247.436 francs, en argent comptant, en inscriptions de rentes portant intérêt à 5 p. 100 et en domaines. De cette somme, il fait part au marquis de Gallo, au maréchal Jourdan, aux généraux Saligny, Maurice Mathieu, Lanchantin, Campredon, Dumas, Franceschi, Dedon, Montserrat, Régnier, Parlouneaux, Stolz, Merlin, Cataneo ; aux colonels Franceschi, Compère, Capitaine, Jamin, Domat, Ferrier, Marie, Puy ; aux lieutenants-colonels Rœderer, Expert, Bigarré ; à Mme Lafon-Blaniac, à Mlles Saint-Même, Domat, Paroisse et Miot, au secrétaire d'État Ricciardi, à la duchesse d'Atri, au prince de Stigliano et au duc de Noja. Ce sont des dons variant de 100 à 600.000 francs. La duchesse d'Atri, pour sa part, reçoit 472.000 ducats : 2.076.000 francs. Il y a un million en argent comptant, sept millions en inscriptions de rentes, le reste en domaines et là ne sont pas compris les biens sis à Capodi-monte qu'il donne gracieusement aux princes de Gerace et de Stigliano, aux ducs de San-Teodoro et de Cassano, au cardinal Firao et au chevalier Macedonio. Les honneurs à présent : qu'il distribue à qui lui plaît les grands cordons de la Légion, de la Couronne de Fer et de l'Union que l'Empereur et -Louis ont mis à sa disposition, rien de mieux ; mais de l'Ordre des Deux-Siciles, il fait, en les antidatant il est vrai, des promotions immenses de dignitaires, de commandeurs et de chevaliers : de ceux-ci, par un seul décret trois cents, dont quarante chambellans. Aux généraux français, il donne en tout quatre grands cordons. Masséna n'en a point. Ce n'est rien encore : le 20 juin, il décrète une constitution en fin de laquelle l'Empereur impose la formule exécutoire : Notre cher et aimé frère, le prince Joseph-Napoléon, roi de Naples et de Sicile, ayant soumis à notre approbation le statut constitutionnel, qui doit servir de base à la législation politique du royaume des Deux-Siciles, nous avons approuvé et approuvons ledit statut et en garantissons l'exécution au souverain et au peuple de ce royaume. Et cette constitution en huit titres proclame la religion catholique religion de l'État, établit la loi salique, règle la régence, fixe la dotation de la famille royale, détermine les grands officiers de la Couronne, le ministère, le Conseil d'État, organise le parlement national : cent membres répartis en cinq bancs, Clergé, Noblesse, Possidenti, Dotti, Commercianti. Il semble que Murat soit un enfant auquel il faut passer les lisières et qui ne peut marcher qu'en chariolle. Joseph agit en propriétaire qui, louant sa maison meublée, enlève les clefs des meubles. Prétend-il se garder ainsi des partisans à Naples ou veut-il seulement marquer sa défiance et constater sa mauvaise volonté, l'on ne sait. Mais ces blessures qu'il porte à Murat, croit-on que Murat ne les sentira pas ? Et c'est lui qui vient de conquérir le trône d'Espagne, et il est malade, hors d'état de bouger ; il n'a personne pour le défendre à Bayonne. Qui sait ce qu'on va faire de ce royaume dont on l'a leurré ? Joseph ne s'est pas encore décidé à signer la cession : ce n'est qu'à l'annonce de la prochaine venue de Murat, ce n'est qu'à l'arrivée de Caroline, accourue, peut-être pour soigner son mari, certainement pour veiller aux intérêts communs, que le 5 juillet, il se détermine : le traité, tel qu'il a été rédigé par Champagny et Gallo, ne porte pourtant nul article qui fasse discussion. Joseph rétrocède simplement le royaume de Naples et de Sicile dont l'Empereur jouira et disposera de la manière qui lui conviendra. Par l'article X, l'Empereur garantit la mise à exécution et le maintien de la constitution qu'il a arrêtée de concert avec S. M. le roi Joseph pour le royaume de Naples et de Sicile. Est-ce là la raison de ce long atermoiement ? Joseph a-t-il voulu acquérir la certitude que ses ordres ont été exécutés et que la constitution a été proclamée et inaugurée en son nom à Naples ? En tout cas, Murat peut venir à présent. Il ne fait que passer (6-9 juillet) laissant, à Bayonne, Caroline avec pleins pouvoirs. On a dit qu'alors, l'Empereur, Joseph et diverses personnes de la famille auraient voulu renouveler pour elle ce qui avait été fait pour Elisa, en sorte que ce fût à elle, non à Murat, que la couronne fût donnée. De la part de l'Empereur, après ce qu'il a fait pour le grand-duché de Berg, après la lettre qu'il a écrite le 2 mai, à Murat, cela n'est guère probable : pour Joseph. le doute est permis. Céder à Caroline lui eût été moins pénible qu'ô, Murat ; c'était une Bonaparte. Si comme on a dit, Caroline elle-même fit écarter cette combinaison, au moins ne s'opposa-t-elle pas à ce que, dans le statut, ses droits d'hérédité fussent reconnus pour le royaume comme ils avaient été pour le grand-duché. L'article III fut donc conçu ainsi : Dans le cas néanmoins où notre chère et bien-aimée sœur, la princesse Caroline, survivrait à son époux, elle montera sur le trône. Cet article prit même dans le traité qu'on allait conclure, Murat absent, une accentuation blessante : Si Son Altesse Impériale et Royale la Princesse Caroline survit à son auguste époux, elle restera reine des Deux-Siciles, avant seule le titre et les pouvoirs de la souveraineté qu'elle exercera dans leur plénitude. Cette unique exception à une loi fondamentale, a pour motif que cette princesse qui, au moyen de la présente cession, faite surtout en sa faveur, place sa famille sur le trône, ne peut cesser d'être au-dessus de ses enfants. Est-ce encore Joseph, ou ici, Napoléon décidément ne paraît-il pas ? L'Empereur ne s'est-il pas repenti d'avoir marché si vite, de s'être engagé pour Naples ? Son frère ne l'a-t-il pas convaincu que, s'il ne veut point retirer Naples, au moins il doit s'entourer de toutes les précautions et qu'il n'en saurait trop prendre ? Comment ne pas le croire ? Non seulement le statut constitutionnel du 20 juin est imposé à Murat comme loi fondamentale de son royaume, mais il est incorporé, de façon à en devenir inséparable, à la donation qui lui est faite de la couronne. Ce statut est doublé d'un traité qui règle d'une façon définitive les liens de vassalité du trône de Naples et de l'Empire. Entre le Statut et le traité, les cinq premiers articles sont seuls communs — encore a-t-on vu les différences essentielles de l'article III — : Joachim Napoléon est nommé roi de Naples et de Sicile à dater du 1er août ; sa couronne est héréditaire de mâle en mâle, à l'exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance ; à défaut d'héritiers mâles, elle est dévolue aux descendants de Napoléon, de Joseph, de Louis et de Jérôme ; la dignité de grand amiral de l'Empire en est à jamais inséparable. Voici le traité à présent : Joachim s'engage et s'oblige à maintenir et exécuter le statut constitutionnel ; il rétrocède à l'Empereur le grand-duché de Berg à dater du 1er août ; il s'engage, par une ligne offensive et défensive avec la France, à fournir chaque fois qu'il en sera requis un contingent fixé à 21.000 hommes, 25 pièces de canon, 6 vaisseaux de ligne, 6 frégates et 6 bricks ; il entretiendra et soldera ses troupes lorsqu'elles seront stationnées en Italie et dans les autres États de l'Empire, les soldera seulement lorsqu'elles en seront sorties : ce contingent sera entièrement indépendant de l'armée qu'il lui plaira de lever pour la défense de ses États ; indépendant aussi des troupes françaises d'occupation qui continueront à être soldées et entretenues, mais dont l'effectif pourra être diminué. Quant à la stricte exécution du blocus continental, avec toutes ses conséquences, elle est naturellement imposée. Ce ne sont là encore que les articles patents : sauf une légère diminution du contingent tant que la Sicile ne sera pas conquise, Caroline n'a pu obtenir aucun adoucissement, et, pour les articles séparés et secrets, elle est encore moins favorisée : L'Empereur donne un royaume à Murat, mais il ne veut plus que Caroline et lui aient pied en France, qu'ils aient occasion ou prétexte d'y revenir : il prétend donc reprendre toutes les propriétés qu'ils y possèdent : l'Élysée, Neuilly et Villiers, les écuries dites d'Artois et la terre de la Motte-Saint-Héraye. Déjà le 20 mai 1808, il a racheté, pour un million comptant, l'hôtel Thélusson où il va loger l'ambassadeur de Russie. Il veut de même l'Élysée et Neuilly, tels qu'ils se comportent, avec les meubles, les tableaux, statues, objets d'art et de décoration qu'ils renferment, quelle qu'en soit l'origine ou la nature. Or, à l'Élysée, Caroline, de son propre aveu, a, en dehors, du prix d'acquisition, dépensé quatre millions en objets d'art et d'embellissement, mobilier et constructions : autant à Neuilly. Ailleurs, moins, mais encore beaucoup d'argent. Elle estime que le tout vaut seize millions et, quoique Murat veuille lui attribuer la somme entière, elle n'en prendrait à son propre nom que la moitié. L'Empereur semble acquiescer, à condition de payer en trois années. Puis, il se dédit, se restreint à dix millions ; enfin, au moment où le traité va être signé, il refuse tout argent comptant, ne veut plus donner que des biens de Naples : la principauté de Bénévent à l'extinction de la branche qui en est en possession, les palais et les biens situés dans l'État Romain et connus sous le nom de Biens farnésiens, cinq cent mille francs de revenus à prendre, pour en jouir à titre de propriété particulière, sur le million qu'il s'est réservé dans le royaume. Tout cela vient de la conquête, est donc assez peu sûr. Sauf l'argent comptant, leur garde-robe et leurs bijoux, les Murat ne gardent, rien de cette fortune si âprement gagnée, de ces établissements dont le luxe et l'élégance ont été si hautement prisés par l'Empereur qu'il se les approprie. Caroline ne pourra sortir, de l'Élysée et de Neuilly, rien des curiosités qu'elle y a entassées. Lorsqu'elle donnera ordre d'enlever des caisses, le conservateur du Mobilier impérial apparaîtra pour s'y opposer. De même en sera-t-il dans le grand-duché de Berg. Si Murat prétend faire diriger sur Naples des chevaux du Haras sauvage, l'Empereur, d'une lettre sévère, arrête le mouvement ; au cas où les chevaux seraient déjà en route, Eugène a ordre de les saisir. À Düsseldorf, Beugnot, qui a une revanche à prendre de ses aventures de Cassel, conteste toutes les dispositions que Murat a faites du domaine, même les quarante mille livres de rentes attribuées à Antoinette Murat pour son mariage avec le prince de Hohenzollern, même les douze initie livres dont Agar a été gratifié avec le titre de comte de Mosbourg lors de son mariage avec cette petite cousine Janet à qui Murat a interdit de se souvenir de sa parenté. Bien mieux. Beugnot voudra retenir le tableau de Gros, la Bataille d'Aboukir, que Murat a acheté de ses deniers et qu'il e envoyé de Paris pour orner son palais de Düsseldorf. Il faudra que l'Empereur intervienne, décide, écrive sur le rapport de Beugnot : A restituer comme tableau de famille. A tout ce qui s'est fait à Bayonne, Caroline n'a pu contredire ; Murat, moins encore. De Barèges, où il prend assidument les eaux, il e essayé de présenter quelques observations sur le contingent, sur l'exécution du blocus, sur les aliénations des domaines du grand-duché, sur ses propriétés de France ; on ne l'a pas écouté ; on ne l'a pas même entendu : quand, averti le 14 juillet, il écrit le 15 ses protestations, Gallo, en son nom, a signé le traité, articles patents et articles secrets, et comment refuser la ratification ? A Bayonne, les affaires de Naples n'ont pas absorbé Joseph au point qu'il ne se soit pas occupé de l'Espagne — du moins de cette Espagne officielle qui s'y trouvait rassemblée par ordre de l'Empereur, et qui était censée y représenter la nation. Il est vrai qu'aux Cortès siégeaient à peine la moitié des députés qui auraient dû y paraître : mais, eussent- ils été au complet, en auraient-ils été plus libres ? Auraient-ils été mieux qualifiés pour discuter, sur territoire étranger, au milieu des baïonnettes françaises, la constitution imposée par l'Empereur ? Pourtant Joseph a porté son attention à ces délibérations muettes et en a enregistré les résultats avec une satisfaction naïve. Sans doute, de toutes les constitutions que l'Empereur a inspirées ou rédigées jusque-là celle-ci qui, comme on a dit, ne devait être prise au sérieux que par le seul Joseph, était la plus complète, la plus libérale, la mieux appropriée au peuple qu'elle devait régir. Appliquée, elle régénérait la nation. Elle la tirait d'un particularisme féodal compliqué de despotisme bourbonien, pour la jeter en plein courant moderne, avec les principes. les institutions et les lois nécessaires à un État qui veut vivre et progresser. Se rapprochant sur des points des Constitutions de l'Empire, elle s'inspirait, ici et là des expériences faites en Italie, en Hollande, en Westphalie et mène à Naples : car ces problèmes, si souvent retournés en tons sens par l'Empereur, n'ont, au fait, qu'un petit nombre de solutions applicables, hors desquelles ne se produit qu'anarchie ou despotisme. Seulement, ici, les idées mieux étudiées, par suite plus nettes, ont reçu un classement plus logique ; le but apparaît plus clairement ; les moyens pour l'atteindre sont mieux combinés et, sauf quelques concessions momentanées aux circonstances, il est difficile d'y rien reprendre. Elle débute par une de ces concessions : la religion catholique, apostolique et romaine proclamée religion de l'État et du roi ; nulle autre tolérée. Puis se développe le titre de la royauté : la couronne se transmettra héréditairement aux descendants mâles, naturels et légitimes de Joseph, à ceux de Napoléon, même adoptifs, enfin à ceux de Louis et de Jérôme ; à défaut de males, elle sera dévolue au fils aîné né, à l'époque du décès du dernier roi, de la plus âgée de ses filles avant des enfants et à sa descendance masculine. La couronne d'Espagne ne pourra être réunie à une autre sur une même tête ; la formule exécutoire qui, telle que Joseph l'a employée, a si vivement choqué l'Empereur, est réduite à cette expression : Don... par la grâce de Dieu et la Constitution de l'État, roi des Espagnes et des Indes ; le roi à son avènement, prête serment à son peuple et reçoit le serment de celui-ci ; la régence est organisée suivant le mode français, en excluant les femmes ; la liste civile est fixée à 2 millions de piastres (la piastre à 5 fr. 44 centimes), plus les domaines actuels de la Couronne rapportant un million, — soit seize millions passés ; les grands officiers de la Couronne, au nombre de six, reçoivent les mêmes attributions qu'en France et doivent être uniquement Espagnols. Cela n'est rien, voici l'important : le gouvernement est partagé entre neuf ministres assistés d'un secrétaire d'État. Au sommet de la hiérarchie constitutionnelle, est placé un sénat composé des Infants et de vingt-quatre membres, figés d'au moins quarante ans, nommés à vie par le roi, et pris dans des catégories désignées. Le Sénat a le droit de suspendre l'exercice de la Constitution et d'annuler les élections ; il a le devoir de maintenir la liberté individuelle et la liberté de la presse. Le Conseil d'État, présidé par le roi, est composé de trente membres au moins, de soixante au plus, qu'assistent des maîtres des requêtes, des auditeurs et des avocats ; il discute et rédige les projets des lois civiles et criminelles et les règlements généraux d'administration publique. Les Cortes ou Assemblées de la Nation sont formés par cent soixante-douze membres avant voix délibérative, qui sont répartis en trois bancs : clergé, noblesse et peuple ; au banc du clergé, vingt-cinq archevêques ou évêques nommés par lettres patentes royales ; au banc de la noblesse, vingt nobles, Grands des Cortès, nommés aussi par le roi, mais sur justification d'un revenu de vingt mille piastres ; au banc du peuple, cent vingt-deux députés : soixante-deux élus au second degré par les provinces à saison d'un député par trois cent mille habitants ; trente élus par les corps municipaux des lionnes villes ; quinze désignés par le roi parmi les commerçants, quinze pris dans les universités. Les Cortes doivent tenir une session au moins tous les trois ans ; leurs délibérations sont secrètes ; le budget qu'ils votent est triennal. Les Indes, qui ont les mêmes droits que la métropole, entretiennent vingt-deux députés permanents. L'organisation judiciaire est calquée sur le système français. Les douanes provinciales sont supprimées. Les privilèges personnels et collectifs, la torture et l'Inquisition sont abolis. L'égalité d'impositions, l'égalité devant la loi, l'accessibilité de tous les Espagnols, et d'eux seuls, aux emplois publics, l'inviolabilité du domicile, l'inviolabilité des personnes sans acte judiciaire, sont proclamées comme principes fondamentaux de la Constitution. Nul doute que, sur le papier, ces articles ne soient excellents ; reste à savoir s'il se trouvera un peuple à qui les appliquer. Joseph ne parait point douter que, à l'aide des collaborateurs dont il s'est entouré à Naples et qu'il compte alors appeler à Madrid, il n'y renouvelle les prodiges qu'il peut se vanter d'avoir accomplis en Italie s'il ajoute foi seulement au quart des rapports que lui en ont faits ses ministres. Toutefois, s'il les appelle, il les tiendra désormais à quelque distance. Prétextant la constitution qu'il vient de jurer et sous couleur de ne pas blesser l'orgueil espagnol, il refuse, aux anciens anis qui l'ont accompagné, les grandes charges de la Couronne et les grandes places de la politique. Tout sera espagnol à sa cour qu'il s'étonne de voir si belle, si fournie, si fertile en noms illustres et en titres grandioses. si étincelante de diamants, si ruisselante d'or. Les Grands, appelés à Bayonne, obligés de s'y rendre à la suite de Charles IV et de Ferdinand, obligés d'y rester comme en otages, ne refusent en effet ni leur respect, ni leur service, et cela est pour confirmer les illusions, autant que les adresses des grands corps de l'État et des villes qu'occupent les Français. Du cabinet de l'Empereur, à Marrac, nul bruit ne sort, nulle nouvelle ne transpire, Vaguement, on a appris qu'il ya eu, qu'il y a encore des émeutes, mais l'Empereur en a témoigné son mépris en v envoyant Savary, son gendarme — simple affaire de police. Très sincèrement, après ce qu'il a vu depuis neuf ans de l'Espagne, après l'occupation si facile des places fortes, après l'invasion sans coup férir du pays, après des abdications qu'on n'a même pas eu à forcer, devant l'empressement et le très-humblement des Grands et de ce qu'il tient pour l'Espagne officielle, l'Empereur ne conçoit pas encore la moindre inquiétude sur le succès de son entreprise. Il est convaincu que sa politique, nécessaire pour le Grand empire, est salutaire pour ce peuple, conforme aux intérêts supérieurs de la civilisation. Tenant la capitale, il croit tenir le royaume ; tenant les gens du gouvernement, il croit tenir la nation. Il y a des émeutes ; il faudra un exemple, dix peut être, des exemples terribles, devant lesquels on frissonnera. Après, les mécontents prendront peur et resteront cois. Si l'on remue encore, c'est la faute de Murat qui, le 2 mai, a eu la main trop légère. Besogne à refaire, mais dont il n'y a pas à s'inquiéter. Sans doute, sauf la Garde, la masse des troupes est singulièrement jeune, point aguerrie, pas même instruite, mais c'est tout ce qu'il faut pour une promenade militaire où il s'agit de police, non de bataille : en attendant, quel besoin de parler de ces choses à Joseph' ? Il voudrait intervenir, faire le généreux, arrêter les châtiments salutaires, s'essayer, comme à Naples, à des popularités fâcheuses. Puis, ne pourrait-il pas se cabrer, trouver la besogne pénible, refuser cette couronne ? Ce-serait mettre le système en péril : Aussi, avec quelle réserve, quelle légèreté de main, l'Empereur règle avec son frère les conditions accessoires de la transmission du trône 1 lieu pour la France ; ni pour les Français : tout juste le remboursement de ce qu'il en coûte : les pensions promises aux Bourbons : par an, 7 500.000 francs à Charles IV avec un douaire de deux millions à la reine ; un million au prince des Asturies ; 400.000 francs à chacun des trois infants et à la reine d'Étrurie, c'est dix millions ; plus, au prix d'estimation Chambord, où doit résider Charles IV et, Navarre, attribué à Ferdinand. L'alliance offensive et défensive entre les deux couronnes est moins sévère pour Joseph qu'elle n'était pour les Bourbons : le contingent militaire n'est que de trente mille hommes, relevés, il est vrai, sur mer, de cinquante vaisseaux avec un nombre proportionné de frégates et de moindres bâtiments — mais cela est lointain, nul navire n'étant en chantier. Et c'est tout : les deux puissances garantissent à leurs sujets respectifs le traitement de la nation la plus favorisée : point de stipulation qui froisse en quoi que ce soit l'orgueil espagnol ; nul indice de vassalité ; partout une égalité entière, et le scrupule poussé au point qu'on omet de rappeler si Joseph conserve la dignité de grand électeur de l'Empire et si cette dignité est rattachée à la couronne des Espagnes. Joseph donc vit à Bayonne sur la bonne foi de son frère ; il apprend l'espagnol, nomme des ministres, institue les capitaines de ses gardes du corps, les colonels de sa garde espagnole et de sa garde wallonne ; il distribue les grands offices de sa couronne et, par une pente très justifiée — étant donné son caractère — il se substitue à la fois à Charles IV et à Ferdinand VII : Il est roi légitime, il ne saurait comprendre qu'on ne le tienne pas pour tel, puisqu'il a, du prince des Asturies comme du roi détrôné, reçu les plus cordiales félicitations sur son avènement et que les Espagnols, qui entourent, à Valençay et à Fontainebleau, les princes exilés, s'empressent d'eux-mêmes à lui adresser leur serment d'allégeance. A la fin, le 9 juillet, après un grand mois de séjour le roi d'Espagne quitte Bayonne. L'Empereur, avec son train et la splendeur de ses équipages, conduit jusqu'à la Bidassoa son frère qui, de l'autre côté, trouve ses voitures. Il n'en a que sept pour lui-même, mais plus de soixante le suivent, emmenant toutes les députations espagnoles. L'escorte n'est que d'honneur, point de combat : quinze cents hommes, dont deux escadrons de cavalerie. Confiance entière à Girardin, son premier écuyer, qui lui communique des lettres inquiétantes, Joseph répond que ce sont là des exagérations, que sa présence pacifiera tout et que les Espagnols, Bayant choisi pour leur roi, sauront bien le défendre. Néanmoins, aux premières couchées, à Saint-Sébastien, à Tolosa, à Vergara, impossible de se dissimuler que l'enthousiasme manque ; c'est sans doute que les Français ont abusé et, à Bessières qui commande l'Armée du Nord, Joseph enjoint de suspendre toute opération sur la contribution mise à Santander. Le 12, à Vittoria, il est encore dans un tel état d'esprit qu'il se croit assuré de rallier le général Cuesta, lequel, à la tête de quarante mille hommes, la plupart de troupes réglées, lui barre la route de Madrid. Il lui envoie un brigadier des Gardes espagnoles et un capitaine des Gardes wallonnes, chargés de lui remettre des lettres et de le mener à sortir du parti désespéré dans lequel il se trouve engagé. M. Cuesta, écrit Joseph, est aimé et estimé par plusieurs personnes qui occupent les premières charges auprès de moi. L'Empereur en avait aussi une bonne opinion. Il comptait beaucoup sur lui. Il n'y a nul résultat à attendre du parti dans lequel il se trouve : s'il ne peut pas exercer une grande influence sur les troupes irrégulières, il est à croire qu'il pourra davantage sur les troupes de ligne que je prendrai à mon service quel que soit le nombre de ces troupes et, M. Cuesta nous vint-il seul, je le recevrai avec plaisir, et il sera content de moi. Bessières fait mieux que transmettre cette lettre : avec les quatorze mille hommes qu'il a, il marche aux quarante mille de Cuesta et de Blake. Le 14, il est en présence à Medina-del-Rio-Seco : Mouton enlève la ville à la baïonnette ; Lasalle et Colbert chargent les fuyards : en six heures de temps, l'armée de Cuesta est débandée, abandonnant un millier de morts, six mille prisonniers, toute son artillerie et ses bagages. La route de Madrid est libre. C'est Villa-Viciosa, dit l'Empereur. Bessières a mis Joseph sur le trône, et il écrit à son frère : Témoignez-en votre satisfaction au maréchal Bessières en lui envoyant la Toison d'or. Puis, comme libéré de ce gros poids, convaincu peut-être que tout obstacle est aplani, rappelé d'ailleurs par les affaires — surtout par cette question du divorce qui exige impérieusement une solution[9] — il reprend le chemin de Paris. En route, à Toulouse, le 28 juillet, la nouvelle d'un premier échec grave : l'escadre française, stationnée à Cadix, canonnée par des insurgés et par les navires espagnols alliés, a se rendre : cinq vaisseaux de haut bord et une frégate ; à Bordeaux, le 2 août, un désastre : Dupont avec son corps d'armée a capitulé à Baylen ; Joseph, entré à Madrid après la victoire de Bessières, ne pourra tenir. Il faudrait Napoléon lui-même pour rétablir les affaires, et ses destinées le pressent vers le Nord : Mon frère, écrit-il à Joseph, la connaissance que vous êtes aux prises, mon ami, avec des événements au-dessus de votre habitude, autant qu'au-dessus de votre caractère naturel, me peine. Dupont a flétri nos drapeaux. Quelle ineptie ! Quelle bassesse ! Ces hommes seront pris par les Anglais. Des événements d'une telle nature exigent ma présence à Paris. L'Allemagne, la Pologne, l'Italie, etc., tout se lie ; ma douleur est vraiment forte lorsque je pense que je ne puis être en ce moment avec vous et au milieu de nos soldats... Dites-moi que vous êtes gai, bien portant et vous faisant au métier de soldat. Voilà une belle occasion pour l'étudier. Pour la première fois pourtant, un doute lui vient : Il
dit bien à Joseph : Vous aurez cent mille hommes et
l'Espagne sera conquise dans l'automne ; mais il ajoute : Une suspension d'armes faite par Savary, peut-être,
pourrait amener à commander et diriger les insurgés ; on écoutera ce qu'ils
diront. Je crois que, pour votre goût particulier, vous vous souciez peu de
régner sur les Espagnols. L'insinuation est claire : Joseph qui, de
Madrid évacué, s'est retiré sur Burgos, la saisit et y répond tout net (9 août) : Voici ce
que je désire ; conserver le commandement de l'armée assez longtemps pour
battre l'ennemi ; rentrer dans Madrid avec elle puisqu'elle est sortie avec
moi ; et, de cette capitale, émaner un décret portant que je renonce à régner
sur un peuple que j'ai dû réduire par la force des armes, et qu'ayant encore
le choix entre un tel peuple et celui de Naples qui sait apprécier mon
gouvernement et rendre justice à mon caractère, je donne la préférence aux
peuples qui me connaissent et retourne à Naples, faisant des vœux pour le
bonheur des Espagnes et allant travailler à celui des Deux-Siciles. En
remettant à Votre Majesté les droits que je tiens d'elle, elle en ferait
l'usage que sa sagesse lui indiquerait... Je
prie donc Votre Majesté d'arrêter toute opération relative au royaume de
Naples. Je suis convaincu que les nouveaux arrangements trouveraient dans ce
pays plus de résistance que Votre Majesté ne pense et qu'en résumé ils ne
feraient le bonheur de personne. Le 14, il écrit de nouveau : Il est trop évident que, descendu du trône de Naples,
présenté à celui d'Espagne, il est difficile que je puisse vivre convenablement
pour Votre Majesté dans la retraite. Il est plus inconvenant encore d'aller
chercher un troisième trône pour un homme qui ne s'est pas conservé sur les
deux premiers ; mais ce qui était bien dans les convenances de Votre Majesté,
dans celles des Napolitains, dans les miennes, c'était de me laisser au trône
de Naples dont je n'étais pas encore descendu, ni par le fait, ni par le
droit ; par le fait, puisque les actes se faisaient toujours en mon nom, par
le droit, puisque je n'ai renoncé à Naples que pour l'intégrité de la
monarchie espagnole et que Votre Majesté, qui est la source de tout ce qui
m'arrive de grand, ne peut pas vouloir me punir de ce que je n'ai pas cherché
les formes diplomatiques et de ce que je me suis abandonné à son amour
fraternel et à sa grandeur d'âme : car le traité secret ne devait
raisonnablement parler de la renonciation à Naples que comme promesse d'un
acte à effectuer lorsque j'aurais été mis en possession de la monarchie
espagnole. Ainsi, ce que prétend Joseph, c'est contraindre Napoléon —
même par des arguments de droit — à dépouiller Murat du trône que Murat
regarde comme sien depuis le 5 mai, qui lui a été transmis par un acte
solennel le 15 juillet, dont il a pris possession par procureur depuis le 1er
août. Il ne manquera pas à Votre Majesté, dit
Joseph par manière d'excuse et sans nommer l'intéressé, de moyens d'indemniser le prince qu'elle aurait voulu
placer sur le trône de Naples : l'exacte justice, toutes les affections se
pressent dans le cœur de Votre Majesté en ma faveur. L'Empereur répond
par un simple accusé de réception, le 27 août : certes, il ne se soucie point
de donner cette mortelle humiliation à Caroline et à Murat, mais, dans les
combinaisons que suggère la réponse de Joseph, il se réserve d'en choisir une
qu'il discutera lorsque les temps seront venus. Sur le moment, il faut
pourvoir au plus pressé, et se préparer une ligne de retraite. Napoléon doit, d'abord, fournir à Joseph les moyens de tenir en Espagne jusqu'à ce qu'il aille lui-même reconnaître le terrain et juger les difficultés ; il faut y envoyer une armée qui ne soit plus composée de conscrits de la classe, mais de soldats éprouvés, et se mettre en mesure de reprendre l'offensive à l'automne d'une manière décidée. Pour cela, tous les moyens du Grand empire sont mis en jeu ; un pressant appel est adressé aux Rois napoléonides ; la Grande armée évacuant l'Allemagne, traverse la France, au milieu des pompes triomphales, pour prendre ses positions au delà des Pyrénées. Quoi qu'il décide, Napoléon est d'abord sûr de vaincre. Ce qu'il lui faut ensuite, aussi bien pour la conclusion des mesures qui doivent affermir la dynastie que pour la réalisation de ses projets sur l'Espagne, c'est s'assurer des dispositions positives de la Russie et prendre ses précautions contre l'Autriche, et c'est pourquoi Napoléon va retrouver à Erfurt l'empereur Alexandre. Enfin, il se prépare une ligne de retraite, mais par des moyens ménagés qui lui laissent l'apparence de l'agressive : Ce n'est pas lorsque quarante mille Anglais viennent, en débarquant en Espagne, de prendre pied sur le continent ; ce n'est pas lorsque le général Bonaparte rencontre l'occasion, cherchée depuis Toulon, de se mesurer en champ clos avec l'ennemi héréditaire que l'Empereur peut refuser le combat. Bien mieux, c'est l'Anglais seul qu'il met en cause. A l'en croire, il n'y a plus, en Espagne, d'Espagnols ennemis, il n'y a que l'Anglais à combattre. Devant le Sénat convoqué en séance solennelle, le ministre des Relations extérieures va tout à l'heure lire son rapport : Votre Majesté permettra-t-elle, dira Champagny, que l'Angleterre puisse dire : L'Espagne est une de mes provinces ; mon pavillon chassé de la Baltique, des mers du Nord, du Levant et même des rivages de Perse, domine aux portes de la France. — Non Sire ! — Et l'Empereur répondra : Je suis résolu à pousser les affaires d'Espagne avec la plus grande activité. La sécurité future de mes peuples, la prospérité du commerce et la paix maritime sont également attachées à ces importantes opérations. C'est là la porte qu'il garde ouverte. Que l'effort principal doive être dirigé contre les Espagnols, il n'en doute pas : l'organisation des corps d'armée, leur composition, le choix des calibres des pièces, l'attention portée aux projectiles, tout le prouve ; mais ce n'est point des victoires remportées sur eux qu'il fera état ; les succès nécessaires obtenus, les Anglais battus par surcroît — et il ne doute pas un instant qu'il ne les anéantisse — rien ne sera plus simple que de présenter l'accessoire pour le principal et de déclarer obtenu le but poursuivi. Alors, en fournissant à Joseph un autre établissement, on rattachera seulement à l'Empire, sous une forme ou une autre, les provinces au nord de l'Èbre et, avec le reste de l'Espagne et le Portugal entier, on constituera un royaume tel que Charles IV avait, en dernier lieu, été prêt à l'accepter. N'est-ce pas en vue d'une telle combinaison que, à diverses reprises, l'Empereur maintient et affirme la promesse de conclure, aussitôt que possible, l'union du prince des Asturies avec une de ses nièces ? Mais, après Erfurt, où, s'il a obtenu d'Alexandre l'apparence d'une alliance politique intime, il a, en réalité, subi pour ses projets personnels de mariage, un indiscutable échec, lorsque, revenu en toute Lite en Espagne pour une campagne dont la conduite doit être d'autant plus rapide et décisive que, d'une part l'échec de Junot en Portugal et la convention conclue à Cintra ont aggravé la situation vis-à-vis des Anglais, et que, de l'autre, on peut être, au printemps, certain de la guerre avec l'Autriche, il retrouve Joseph à Vittoria d'abord, puis à Burgos, et qu'il lui offre la couronne d'Italie contre celle d'Espagne, c'est en vain qu'il hausse la voix et qu'il prétend imposer l'échange : Joseph se déclare attaché à l'Espagne par des liens indissolubles ; il ne veut entendre aucune raison ; il n'acceptera aucune compensation : ce n'est pas lui qui a voulu venir en Espagne ; il y est, il y restera. A vrai dire, à certains indices, Napoléon eût pu constater cette transformation dans les idées de son frère, mais, soit qu'il n'y eût point porté une suffisante attention, soit qu'il se fût imaginé en triompher facilement tête à tête, il n'en avait conçu aucune inquiétude. Que Joseph eût le goût de commander et le désir de faire le maître, que son amour-propre s'offusquât des services rendus à proportion de leur éminence, il l'avait montré à Naples et ses démêlés avec Masséna et Saint-Cyr avaient assez prouvé qu'il ne supportait pas qu'on le primât, même en le sauvant. De même qu'à Masséna il avait refusé tout grand titre, toute dotation, tout cordon de Naples, vis-à-vis de Bessières, il tirait en longueur, cherchait des prétextes, alléguait des raisons, finalement refusait la Toison d'or, vainement annoncée par l'Empereur, vainement réclamée par lui pour le vainqueur de Rio-Seco. Cette jalousie qu'éprouvait Joseph, n'était pas seulement rétrospective, il en portait l'ombrage sur tout ce qui touchait au pouvoir. Dès le 12 juillet, dans sa marche sur Madrid, il écrivait à l'Empereur pour exiger que toutes les dépêches lui fussent adressées et que tous les commandants d'armée lui fussent subordonnés ; car, disait-il, il est plus essentiel que jamais qu'il n'y ait pas deux centres d'autorité dans l'armée. Il est vrai qu'il ajoutait : Vous devez me connaître assez pour ne pas croire que je ne consulte pas dans l'occasion ceux qui ont de l'expérience, et que je n'aie pas assez de bon sens pour suivre le parti le plus sage ; mais ce dernier scrupule avait vile passé et Joseph n'avait pas tarde à se former de son propre mérite une telle opinion qu'il écrivait à son frère : Je trouve toutes les observations de Votre Majesté si justes que je les aurais toutes faites. Arrivé à Madrid, il lui devint impossible de supporter aucune contradiction : Que Votre Majesté, écrit-il à l'Empereur, me dise nettement quels sont mes rapports avec le général Savary. Est-ce moi ou lui qui a le droit de commander ? Ce droit ne peut se partager.... Votre Majesté est dans l'erreur lorsqu'elle parait penser que je ne suis pas en état d'entendre ses instructions, que je ne sais pas prendre le bon parti et le soutenir avec la fermeté convenable. A mon pige et dans ma position, je puis avoir des conseillers, mais non des maîtres en Espagne. Ce fut bien pis lorsque l'Empereur eut consenti que, du Gouvernement de Naples. le maréchal Jourdan vint prendre le commandement de l'armée française sous le titre de major général du roi d'Espagne. Jourdan était un fin matois sous une apparence un peu grosse et lourde. Il voulait de l'argent et des honneurs ; à Naples il avait bien mieux manœuvré avec Joseph que contre les Siciliens, et, connue il savait à présent qu'il était question pour lui d'un duché de Fleurus, il ne devait rien négliger pour en obtenir l'investiture. Il n'ignorait pas que, pour se faire bien venir et se rendre agréable, il fallait approuver tout ce que disait le roi et se garder de réclamer coutre ce qu'il décidait. Ce qui plaisait mieux encore à Joseph, c'était qu'on le mit, pour le militaire, au moins au même rang que son frère. Si tôt donc que Joseph lui exposa un plan qu'il avait conçu, le maréchal se récria et déclara d'un ton d'oracle que ce n'était pas la première fois qu'il s'était aperçu que le génie de la guerre était inné chez Sa Majesté, que la nature, en le douant de cette faculté, l'avait rendu plus capable de commander de grandes armées que des généraux qui avaient étudié leur art sur le champ de bataille et qui avaient acquis une grande expérience. Dès lors, et bien que ce premier plan eût piteusement échoué, Joseph ne douta plus un instant de lui-même ; il en inventa un autre : Ce plan, d'une hardiesse extrême, écrivait-il à l'Empereur, présente une foule de chances de succès ; il a obtenu la plus complète et la plus entière approbation de la part du maréchal Jourdan. Le maréchal ne cesse de s'étonner que j'aie pu le concevoir. D'un autre, qu'il n'avait été que trois minutes à dicter, il écrit : Ce plan, je l'ai senti en le concevant, est une véritable inspiration. L'Empereur n'y comprenait rien ; il multipliait les conseils, il dictait des observations raisonnées où, en quelques pages, il concentrait les principes les plus pratiques de l'art de la guerre : tout glissait ; Joseph ne retenait aucun avis et ne suivait aucune direction ; il accumulait les fautes avec l'imperturbable aplomb que lui donnaient son ignorance et sa vanité. Napoléon ne voulait point l'attaquer de front, le blesser au vif ; il le ménageait, il n'entrait point dans des colères, il n'avait point de brutalités de langue. Bien qu'il eût donné à Joseph, comme celui-ci l'avait exigé, le commandement de tout et sur tous, c'était à la cantonade qu'il jetait les reproches qui devaient s'adresser uniquement au chef : L'armée, disait-il, parait commandée, non par des généraux, mais par des inspecteurs des postes. A propos des fameux plans, il écrivait : Avec une armée composée toute d'hommes comme ceux de la Garde et commandée par le général le plus habile, Alexandre ou César, s'ils pouvaient faire de telles sottises, on ne pourrait répondre de rien, à plus forte raison dans les circonstances où est l'armée d'Espagne. Mais, même ici, c'était l'état-major qui était visé, la critique contre Joseph n'était point directe, l'attaque n'avait rien de personnel. Quelqu'un, qu'il ne savait pas, avait soufflé ces belles imaginations à son frère, qui les avait prises à son compte ; mais, sans doute, Joseph n'y tenait pas et n'y attachait pas d'importance ; lui non plus : Seulement, comme cette ignorance poux ait avoir des conséquences, il revenait aux principes et chaque axiome qu'il posait tombait sur Joseph avec un bruit de soufflet : et c'était, à chaque fois, chez Joseph, rancœur plus grande et blessure plus envenimée : Pourquoi n'en saurait-il pas autant que Napoléon — puisqu'il était son frère — plus, puisqu'il était l'aîné ? Pourquoi n'aurait-il pas, comme lui, le génie de la guerre, en admettant qu'il fallût là du génie, qu'il y fallût même de l'intelligence et que, dans ce métier, tout homme bien né qui s'y appliqua ne fût pas naturellement apte à en résoudre les enfantins problèmes. Ce qui seul sauvait Joseph des conséquences de ses étonnantes combinaisons, c'est que personne ne lui obéissait. Le maréchal Moncey recevait, avec la plus extrême politesse, l'aide de camp porteur d'ordres, démontrait l'absurdité du mouvement indiqué et terminait en disant : L'Empereur, monsieur, ne m'a pas confié un de ses plus beaux corps d'armée pour compromettre ainsi sa gloire et sa sûreté ; retournez auprès du roi, monsieur, faites-lui part de mon observation et dites-lui cependant que, s'il persiste, j'obéirai et je donnerai l'exemple que je dois donner, celui de la plus entière subordination. Bessières assurait qu'il allait immédiatement obéir, que son devoir, et son cœur, et son respect y étaient engagés et, cela dit, il faisait à sa tête. Pour Ney, il répondait tout cru : Cet ordre provient sans doute d'un homme qui n'entend rien à notre métier. L'Empereur m'a donné un corps d'armée pour vaincre et non pour capituler. Dites bien au roi que je ne suis pas venu ici pour jouer le rôle de Dupont. Ces leçons, de quel ton qu'elles fussent données, ces
refus d'obéissance nets ou déguisés, n'étaient pas pour inspirer à Joseph une
grande passion pour les généraux français ; mais faut-il penser que cette
antipathie contribuât seule à le tourner contre la France même et contre les
desseins de l'Empereur ? Dès Madrid, dans les huit jours qu'il y avait
passés, il avait, en plein conseil, laissé un de ses ministres lire un mémoire dont le but était de faire ressortir tous les
avantages qu'il y aurait pour l'Espagne à conclure un traité d'alliance avec
l'Angleterre, et, comme un de ses anciens amis lui eu faisait reproche
: En Espagne, avait-il répondu, je dois être Espagnol et prendre les intérêts de ce
pays, même contre ceux de la France, lorsqu'ils sont en opposition avec les
siens. La discussion s'étant animée : Tout ce
que vous me dites là s'était écrié Joseph, m'a été dit à satiété par
l'ambassadeur de France ; il s'est même oublié jusqu'au point de me menacer
du courroux de l'Empereur ; je suis pour ainsi dire, sous sa tutelle. Cette
position m'est insupportable et j'en sortirai le plus tôt possible. J'ai l'âme
fière comme lui. Espagnol et les Espagnols lue sauront gré de cette fierté.
Tels étaient les sentiments et tel le fond du cœur. Si le départ de Madrid et
la déroute qui avait suivi avaient un moment changé sa façon de voir et
retourné ses projets vers Naples, les renforts qui lui étaient arrivés, les
corps d'armée dont il s'était vu entouré et qu'il commandait, la confiance en
son génie militaire, le moindre succès qu'il s'attribuait, les conquêtes
d'antre genre qui, s'offrant à lui, ne tardaient point à l'enserrer des mêmes
liens où il avait été pris à Naples — mais autrement forts, car la femme
était bien plus experte, âpre et rusée — l'avaient rejeté tores que tout de
suite dans l'opinion que, si l'Espagne ne l'avait point acclamé dès qu'il
avait paru, au moins était-il agréable et flatteur d'y être le roi, qu'elle
valait la peine qu'on fil l'effort de la conquérir, et que si, pour une telle
besogne, les armées françaises étaient nécessaires, un temps viendrait où
l'on secouerait le joug et où l'on se
rendrait indépendant. Les routes de la capitale de
la France, avait-il dit, n'ont point été
inconnues des Espagnols ; il ne faudrait pas les obliger à se les rappeler. Dès lors, comment s'étonner que les amis anciens, hommes de bon conseil, de valeur et de poids, bien choisis la plupart et dont la collaboration avait donné quelque éclat au fugitif royaume de Naples, eussent été délibérément écartés : ils étaient Français et voulaient rester tels : Saliceti s'était attaché à Murat ; Rœderer, averti qu'il ne pouvait être ministre, n'étant pas Espagnol et demandé comme ambassadeur de France, était trop avisé pour ne pas comprendre que, entre son devoir et son amitié, la place serait intenable ; Girardin, presque renvoyé à Bayonne, l'était tout à fait à Miranda parce qu'il avait déplu à la maîtresse du roi ; Fréville et Mathieu Dumas étaient expédiés sous prétexte de missions près de l'Empereur ; Maurice Mathieu et Saligny, tout neveux qu'ils étaient de la reine, étaient mis à l'écart, tenus en suspicion parce qu'ils n'approuvaient pas tout ce qui se faisait. Il restait, avec quelques Espagnols qui, peut-être de bonne foi, s'étaient dévoués au nouveau règne ou que l'intérêt y attachait, de rares Français du second ordre, qui, tout heureux d'approcher d'un roi, admiraient bouche bée tout ce qu'il disait, des militaires d'un grade et d'un esprit trop inférieurs pour se permettre une opinion, des complaisants et des besogneux. Dès la première rencontre à Vittoria, le 5 novembre,
l'Empereur voit et s'étonne : J'ai trouvé le roi
tout changé, dit-il. Sa tête s'est perdue. Il
est devenu tout à fait roi. Il veut qu'on le flatte. Il a de l'esprit et de
l'attachement pour moi, je le sais ; mais, pourtant, il ne me pardonne pas de
lui dire la vérité. Je lui ai dit qu'il n'est pas militaire, je le lui ai
prouvé ; il n'a pu résister aux preuves et pourtant, au fond du cœur, il est
blessé, il est affligé de ce que je lui dis. Jourdan lui donne de mauvais
conseils. C'est lui qui lui a inspiré cette présomption... Le roi croit qu'on est général quand on s'avise de le
vouloir ; il parle toujours de la charlatanerie du commandement. Sans doute,
il y en a dans le commandement, mais il y a aussi des talents qui y sont
nécessaires et qui manquent au roi : le coup d'œil, la décision. Le roi a
beaucoup de pénétration dans l'esprit ; mais il a de l'indécision ; il a du
courage, mais c'est du courage de résistance et non d'activité... Murat est une bête, mais il a un élan, une audace ! Il n'a
fait que la guerre de toute sa vie — Murat
est une bête, mais il est un héros. Et le roi ne sait pas les premières
choses du métier ; il ne sait pas ce que c'est que des états de situation !
Là-dessus, tout est dit. — Mais l'Empereur n'a vu encore que le général : à
Burgos, il voit quelque peu du roi et c'est assez pour que le dissentiment
soit aigu. Joseph a fait des représentations au sujet des licences que
prenaient les soldats ; ses observations ayant été mal reçues, il s'est
enfermé chez lui, s'est dit malade. Deux fois, l'Empereur l'est venu voir et,
les deux fois, les explications ont été si vives que Napoléon a dû se
convaincre que Joseph ne cédera jamais son trône de bonne grâce et qu'il faut
renoncer à la seule combinaison qui, pratiquement, mettrait fin à la guerre.
Il paraît en prendre son parti, mais il laisse voir aussi qu'obligé de
conquérir une seconde fois l'Espagne, il s'en tiendra seul maitre, que les
conventions antérieures sont anéanties, toute autre
autorité que la sienne devant cesser partout où se trouvent les Français,
et que c'est à lui de prendre, en son propre nom, les mesures qu'en Espagne,
il jugera utiles à l'Empire. Joseph, de son côté, est convaincu que son frère
lui doit de le mettre intégralement en possession du royaume qu'on lui a
échangé contre celui de Naples et qu'ensuite ce sera à lui d'y faire ce qui
lui conviendra. Il voudrait, même à l'armée, jouer le grand rôle, être associé au commandement et à la gloire des événements
militaires, paraître en conquérant aux yeux des Espagnols. Or, si
Napoléon est jaloux de son autorité comme empereur, combien plus comme
général ! Il n'admet donc Joseph ni avec lui, ni près de lui. Il lui laisse
comme escorte la Garde espagnole, d'ailleurs toute composée de Français, et
lui donne pour mission de recevoir, en arrière de l'armée, les hommages qu'il
dédaigne. Il prend soin de lui tracer jour par jour les mesures à prendre ;
il lui impose son itinéraire et compte ne l'appeler à Madrid que lorsqu'il y
aura lui-même rendu, du droit qu'il tient de son épée, les décrets
nécessaires pour mettre l'Espagne à la moderne. Il a sans doute pour objet de prendre sur lui tout l'odieux de la guerre et de
laisser à son frère tous les avantages de la victoire, tout le plaisir de la
douceur et de la clémence, mais il veut bien, aussi et surtout,
établir que c'est lui, l'empereur des Français, non Joseph, qui a conquis
l'Espagne ; que c'est par la France et pour la France que l'Espagne est
conquise ; que le roi doit y être Français, que l'Espagne même doit être
française : J'ai conquis l'Espagne, a-t-il
dit : je l'ai conquise pour qu'elle soit française ;
il ne s'agit pas de recommencer Philippe V. Dans sa réponse au
Corregidor de Madrid il pose le dilemme ou l'Espagne restera une nation avec
Joseph, roi français, ou elle cessera d'exister comme nation : Ce qui est au-dessus de mon pouvoir, dit-il, c'est de constituer les Espagnols en nation sous les
ordres du roi s'ils continuent à être imbus des principes de scission et de
haine envers la France que les partisans des Anglais et les ennemis du
continent ont répandus au sein de l'Espagne...
Aucune puissance ne peut exister sur le continent influencée par l'Angleterre
; s'il en est qui le désirent, leur désir est insensé et produira tôt ou tard
leur ruine. Il me serait facile, et j'y serais obligé, de gouverner l'Espagne
en y établissant autant de vice-rois qu'il y a de provinces. Cependant, je ne
me refuse pas à céder mes droits de conquête au roi, à l'établir dans Madrid
lorsque les trente mille citoyens que renferme cette capitale auront
manifesté leurs sentiments et leur fidélité ; alors seulement, a-t-il
répété je me dessaisirai du droit de conquête et je
me ferai une douce tâche de me conduire envers les Espagnols en ami fidèle. C'est là ce que Joseph ne peut pardonner. Malgré l'Empereur qui ne l'a point appelé et ne se soucie nullement de l'avoir si près, il est arrivé à Chamartin le 2 décembre, et, depuis lors, il y joue un sot rôle : ni roi dans le pays où il se dit souverain, ni soldat dans une armée qui se bat pour lui. Son nom n'a été prononcé ni dans la capitulation de Madrid, ni dans aucun des décrets qui l'ont suivie. Sans le consulter, l'Empereur a nommé gouverneur de Madrid le général Belliard, l'ancien chef d'état-major de Murat. Qu'est-il et que compte-t-il ? Quittant Chamarlin où est le grand quartier général, il se relire au Pardo. boudant son frère, exaspéré contre lui, blâmant toutes les mesures prises, s'indignant des confiscations prononcées, de la dissolution du conseil de Castille, de l'abolition du tribunal de l'Inquisition, de la suppression des douanes provinciales, de l'exécution, en un mot, par la main militaire, des promesses de la constitution de Bayonne. La honte couvre mon front devant mes prétendus sujets, écrit-il à l'Empereur le 8 décembre. Je supplie Votre Majesté de recevoir ma renonciation à tous les droits qu'elle m'avait donnés au trône d'Espagne. Je préférerai toujours l'honneur et la probité au pouvoir acheté si chèrement. C'est encore une fois l'Empereur qui cèle : il vient au Pardo où il a, avec son frère, une explication très vive et, soit que, comme à l'ordinaire, il ne puisse résister aux colères de Joseph et qu'il cède à cette faiblesse déférente que, de près, il finit presque toujours par lui marquer, soit qu'il estime n'avoir pas de meilleur instrument à mettre en jeu au moment où il va prendre le commandement de l'armée pour pousser les Anglais, il passe condamnation ; il rétablit Joseph dans ses droits du gouvernement, il lui confère, avec le titre de lieutenant, le commandement direct sur les corps d'armée de Lefebvre et de Victor. Pourtant, Joseph ne rentre pas encore à Madrid ; il n'y veut revenir que sur une victoire de sa façon, une victoire qu'il aura commandée et qui n'appartiendra qu'à lui. Il quitte le Pardo, vient à Aranjuez, y passe quelques revues ; d'Aranjuez il va s'installer à la Florida et ce n'est qu'après le combat d'Uclès, où Victor a battu le duc de l'Infantado, lui a pris deux mille hommes et quelques drapeaux, que, désormais assuré de sa gloire, il se détermine à faire son entrée. D'abord, pour le cortège, il recompose sa maison, car, de tous les Grands qui lui ont juré fidélité à Bayonne, pas un ne reste il en trouve pour les remplacer et tous ne se font pas payer aussi chèrement que le marquis de Monte-Hermoso, bien qu'il y ait là le duc de Frias, le prince de Masserano et le duc de Campo-Alanje. Le 22 janvier 1809, le roi monte à cheval : il est en grand uniforme espagnol et porte au chapeau la cocarde rouge qu'il avait, à Vittoria, lorsqu'il repensait à Naples, remplacée par la tricolore. Il s'en vient descendre à l'église San-Isidoro où il prononce un discours : L'unité de notre sainte religion, l'indépendance de la monarchie, l'intégrité de son territoire et la liberté de ses citoyens sont les conditions da serment que j'ai prêté en recevant ma couronne : elle ne s'avilira pas entre mes mains ! N'est-ce pas affirmer une fois de plus qu'il tient sa couronne des Cortès de Bayonne et que tout ce qui s'est passé dans l'intervalle est non avenu ; n'est-ce pas contredire tout ce qu'a déclaré l'Empereur et lui dénier tout droit d'intervention, mettre en pleine opposition les deux autorités et les deux paroles ? Au reste, on va voir et entendre bien mieux. Joseph a obtenu que Jourdan, maréchal d'Empire, prit la cocarde rouge, sans même en demander la permission à l'Empereur ; il impose cette cocarde à tous les officiers français de sa maison, à tous ses aides de camp français, à toute sa garde française. Il prétend qu'autour de lui tout soit espagnol, et comme la matière manque, il se fait des sujets avec des Français. Il crée un Ordre royal d'Espagne[10] et ne le donne qu'à des Espagnols ou à des Français renégats, à ceux-là seuls qui s'engagent à ne point demander à l'Empereur la permission de le porter. Il a interdit aux officiers français, de sa maison militaire, de paraître à l'attaque de Madrid par les troupes françaises ; il interdit de même à ses aides de camp, envoyés à Farinée de Soult, de porter les armes et d'être autrement que comme spectateurs. Par une étrange fiction, il sépare les Français en deux camps : l'un, qui, étant sous ses ordres, a été par lui baptisé Espagnol et a reçu l'autorisation nécessaire pour combattre les révoltés ; l'autre, avec lequel lui et ses amis n'ont rien à démêler, qui, restant sous le commandement immédiat de l'Empereur et de ses maréchaux, remporte à la cantonade de victoires qu'il lui plan d'ignorer, mais dont, il profite. La grandeur d'être Roi Catholique lui a tourné la tête : Lorsque j'étais roi de Naples, dit-il, ma position n'était pas la même : Elle a changé totalement depuis mon avènement au trône d'Espagne... La majesté, en Espagne, pour briller de tout son éclat, doit être tout espagnole... A Naples, je pouvais sans inconvénient avoir l'air d'être dans la dépendance ; mais ici, je dois être indépendant ou du moins persuader que je le suis... La fierté castillane ne peut consentir à dépendre de l'Empereur ; les Espagnols ne sont pas gens à supporter la dépendance et, si j'y consentais un instant, je ne parviendrais jamais à gagner l'affection des Espagnols. L'Empereur s'est arrêté à Benavente, aux écoutes. Il n'ose se lancer à la poursuite de l'armée anglaise, s'enfoncer après elle dans l'Espagne et le Portugal : il charge Soult de la poursuivre et de l'exterminer. Lui-même revient à Valladolid. Les affaires d'Espagne sont finies ; au moins veut-il le croire et l'écrit-il. Le 17 janvier, il prend son parti. Les nouvelles d'Autriche sont décidément inquiétantes. Bride abattue, fouaillant d'un gros fouet de postillon, le cheval qui, devant, sert d'entraîneur au sien, il franchit, en quarante-cinq heures, la distance de Valladolid à Bayonne. Le 23, il est aux Tuileries. Il a trois mois devant lui, c'est assez. De Valladolid, la veille du départ, il écrivait à Jérôme : L'empereur d'Autriche, s'il fait le moindre mouvement hostile, aura bientôt cessé de régner. Il le croit, mais il ignore l'étrange répercussion qu'ont eues, sur les gouvernements et les nations, ces affaires d'Espagne ; c'est une guerre à l'espagnole que l'Autriche va lui faire en Allemagne ; elle appellera les peuples à l'aide des soldats ; elle prêchera l'indépendance ; elle sèmera l'esprit de patriotisme et de rébellion. Ses armées sont nombreuses et belles, mais. d'abord, sur elles soufflera l'Esprit. Et si Napoléon, après un temps où il n'aura à ses ordres, pour combattre et vaincre, que les soldats de la Confédération, 121.400 hommes, parvient enfin, par un effort de son génie, à grouper autour de lui Lannes, Davout, Masséna, Bessières, Lefebvre, Vandamme, Bernadotte, il lui manquera, pour les complètes victoires, les vieux soldats qui meurent, en Espagne, inutiles et invengés ; il lui manquera Ney, Victor, Soult, ses tètes de bélier, il lui manquera Murat, le piqueur de sa meute. En Espagne, ses armées abandonnées se débiliteront, rongées par la misère, l'ennui, la nostalgie, par la continuité des périls sans éclat et des hauts faits sans récompense. L'ambition d'un chef tel que Soult qui, à l'exemple de Murat prétend être roi, engendrera, conséquence fatale, l'indiscipline des subordonnés, leur mécontentement, peut-être leurs complots. Au moment même où Soult se fera acclamer par les Portugais et les recevra au baisemains, des officiers entreront en conspiration avec l'ennemi : peut-être seront-ils ceux qu'on prendra — seulement les porte-paroles de généraux et de colonels ; peut-être, sans un étrange hasard, eût-on vu, sur les côtes de France, apparaître, ramenée sur des navires anglais, une armée française révoltée contre l'Empereur, et cela à l'heure même où l'archiduc Charles tenait sous Vienne la fortune indécise et où une armée anglaise débarquait à Walcheren ! |
[1] L'exemplaire que je possède de cette brochure ainsi que de cette intitulée : Précis sur les derniers événements de la cour de Madrid par un patriote espagnol porte de la main de Sauvo, la mention Épreuves et cette note : Composée dans l'imprimerie du Moniteur par l'ordre de Bonaparte et non tirée ni publiée. Il n'existe que cet exemplaire en épreuves. On y a joint manuscrites les corrections successives.
[2] La force principale du corps d'armée de Dupont consiste dans les cinq Légions de réserve de l'Intérieur, chacune à l'effectif nominal de 7.680 hommes — créées, par décret du 20 mars 1807, pour la défense des frontières et des côtes de l'Empire, et formées exclusivement de conscrits.
[3] Ce n'est ici qu'une présomption, mais voici sur quoi je l'appuie. Il résulte de documents certains que l'Espagne avait été une première fois refusée par Joseph. Il tant, à l'estafette, dix jours pour aller de Paris à Naples, autant pour revenir, onze jours au plus. L'Empereur, écrivant le 20 février, ne peut avoir une réponse avant le 12 mars : or c'est le 13 mars qu'il force Julie à partir pour Naples et à y rejoindre son mari. Julie longe la courroie depuis deux ans pour éviter le voyage. Si, le 13 mars, elle se détermine à partir, c'est donc que Joseph ne croit pas revenir : si l'Empereur la contraint, par cette fin d'hiver, à risquer, avec ses deux petites filles, la traversée du Mont Cenis, c'est certainement que Joseph l'a refusé. Les lettres ne sont pas encore retrouvées — elles se retrouveront.
[4] J'ai retrouvé la preuve de ces trois versements : je ne mets pas en doute que Madame, Elisa, Caroline et Pauline n'aient été appelées à contribuer, mais je n'en ai pas la preuve.
[5] Les dates importent ici singulièrement, puisque je ne rencontre comme pièces certaines que quelques lettres et que les autres propositions résultent, d'abord, de certains témoignages, pins des intervalles de temps nécessaires pour les allées et venues des courriers. On a vu, le 20 février, première lettre à Joseph dont Napoléon revoit la réponse le 12 mars : le 27, lettre à Louis, dont la réponse doit arriver dans les tout premiers jours d'avril ; alors, lettre a Jérôme, ce qui mène du 15 au 18 avril : le 15, lettre à Joseph : vingt on vingt-deux jours pour l'aller et le retour : 10 mai. Et c'est le 10 mai que Napoléon appelle Joseph à Bayonne.
[6] Ce même jour, 27 mai, est arrivé à Bologne un chambellan affidé de Jérôme, chargé près de Lucien d'une mission secrète. Lucien l'a reçu après avoir quitté Joseph, et lui a fait part de toute la conférence. Moins en détails, il l'a rapportée au ministre de Hollande à Naples venant de Cassel, a attendu Joseph pour le voir au passage.
[7] On n'a que la version italienne de cette lettre ; mais il y a tout lieu de penser que la lettre est authentique.
[8] Pour éviter toute amphibologie, il faut noter que Savary a été une première fois envoyé par l'Empereur, à Madrid, après les événements du 19 mars : il y est arrive le 7 avril, a achevé de décider Ferdinand à venir trouver l'Empereur, est parti le 12 avec lui, l'a accompagné jusqu'à Villoria, est allé rendre compte l'Empereur, et est revenu presser le prince de continuer son voyage.
[9] Sur ces préliminaires du divorcé, sur les détails mêmes, il m'est impossible de m'étendre, ici et je dois renvoyer le lecteur au volume qui paraitra bientôt, sous le titre : Joséphine répudiée.
[10] Étoile rouge surmontée de la couronne, avec, au centre, le Lion de Léon avec la devise : Virtute et fide et au revers la Tour de Castille avec l'inscription : Joseph Napoleo, Hispaniarum et India rum rex instituit, ruban rouge. L'ordre institué le 20 octobre 1808, comme Ordre militaire d'Espagne, devient, par décret du 18 septembre 1809, Ordre royal d'Espagne avec 50 grands cordons, 290 commandeurs et 2.000 chevaliers : — pension de mille réaux aux chevaliers, de 30.000 aux commandeurs.