NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME IV. — 1807-1809

 

XXI. — RÈGLEMENTS DE COMPTES.

 

 

(Mai 1807 - Janvier 1808)

Naissance de Léon. — Mort de Napoléon-Charles. — Corrélation des deux événements. — Sentiments pour le petit Napoléon. — Impression causée par sa mort. — Le divorce. — Tilsit. — Le mariage russe. — Les comptes à régler. — La Famille. — Les Beauharnais. — Annonce du divorce. — Nécessité du voyage en Balle. — Eugène. — Sentiments de Napoléon pour lui et pour Auguste. — Règlement de la situation d'Eugène. — Elisa. — Qu'arrivera-t-il de la Toscane ? — Questions des limites. — Comme Elisa les traite. — Ses espérances. — Ses désillusions. — Lucien. — Son attitude depuis juin 1805. — Démarches réitérées auprès de lui. — Sa menace de partir aux États-Unis. — Vie à Rome. — Démarches de l'Empereur en 1800. — La tragédie au Palais Nuñez. — Le poème épique. — Manque d'argent. — Négociation en 1807. — Le Pape, parrain de la fille de Lucien. — L'Entrevue de Mantoue. — Ultimatum de Napoléon transmis par Joseph. — Réponse définitive de Lucien.

 

Le 13 décembre 1806, rue de la Victoire n° 37, une demoiselle Eléonore Denuelle, âgée de vingt ans, accouche d'un enfant mâle, né de père inconnu, auquel est donné le nom de Léon.

Le 1er mai 1807, au Palais royal de La Have, Napoléon-Charles, fils aîné de Louis et d'Hortense, est emporté par le croup, à lège de quatre ans et sept mois.

Ces deux très petits faits, la naissance d'un enfant, la mort d'un autre, changent les destinées de l'Empire et de l'Empereur.

Ce Léon, c'est le fruit d'une passade de Napoléon avec une lectrice de sa sœur Caroline. Ce qu'est la femme, peu importe[1] ; mais l'enfant ! Voici donc que, sûrement (car la lectrice a été surveillée comme dans un harem), il est père ; il est certain d'avoir eu un fils, donc d'en procréer d'autres ; le doute qui, constamment, depuis sa jeunesse, l'a étreint, est dissipé. Ce doute, Joséphine a tout fait pour l'accroitre, car sa fortune en dépendait ; la Famille n'a rien fait pour le dissiper, car l'héritage y était attaché. Et maintenant, voici tombée l'unique barrière que le sort avait mise à son ambition. Il avait le présent, l'avenir lui échappait ; c'en est la conquête. A sa race, sa propre race, la race sortie de lui, il laissera son Empire, l'Europe, le Monde. Plus de discussion sur l'hérédité, plus de délibération sur le divorce : il ne s'agit plus que de choisir la femme qu'il s'associera pour fonder la Quatrième dynastie : le choix fait, la nouvelle épouse trouvée, ce sera fi de Joséphine.

Une seule considération, sentimentale celle-là aurait pu le retenir sans être l'enfant de sa chair, Napoléon-Charles, le fils de Louis et d'Hortense, est à ce point le produit de sa race, en porte tellement tous les traits, en accuse à ce point les qualités que, comme à un être qu'il eût engendré, il s'est attaché à lui. Cet enfant, il l'a voulu près de lui aux heures des grandes résolutions et des graves pensées ; car, en toute circonstance, il se distrayait, s'égayait à sa présence : point de ses lettres du bivouac où il ne lui donne un souvenir et lui envoie un baiser. Pour lui, il descend jusqu'à l'extrême détail des attentions ; allouant sur la grande cassette à sa nourrice, Mme Rochant une pension de 2.400 francs ; faisant par Isabey, le 19 frimaire an XIII, peindre expressément son portrait pour le lui donner ; lui attribuant un traitement particulier et indépendant de 120.000 francs par année ; tout a été combiné en vue de lui dans la constitution même de l'Empire, et son adoption immédiate a tenu, deux années durant, l'Europe en suspens. Il a été jusqu'ici le successeur désigné et l'héritier nécessaire. L'Empereur a pour lui toutes les gâteries, toutes les faiblesses d'un grand-papa. Pour écouter son rire, entendre ses fables, jouer sur le tapis près de lui, il interrompt son travail, s'amusant à le voir se parer de son épée et s'affubler de son chapeau. Pour le garder près de lui, il a imaginé toutes les combinaisons et supporté toutes les querelles. Et, à présent, il est mort.

La nouvelle vient frapper Napoléon à Finckenstein. A en croire certains qui se disent témoins, il ne laisse voir aucune impression. Il dit à Talleyrand qu'il n'a pas le temps de s'amuser à sentir et à regretter comme les autres hommes. Bien mieux : Lorsque la nouvelle de cette mort arriva à Berlin, dit Mme Rémusat. Bonaparte se montra si peu ému que, prêt à paraître en public, M. de Talleyrand s'empressa de lui dire : Vous oubliez qu'il est arrivé un malheur dans votre famille et que vous devez paraître un peu triste. — Je ne m'amuse pas, lui répondit-il, à penser aux morts.

Peut-être l'a-t-il dit, quoique, à coup sûr, pas à Berlin. Mais la présentation, l'enchâssement du mot, lui donne seul son caractère. Du 15 mai, où il reçoit la nouvelle, au 4 juin, toutes ses lettres attestent comme il est ému. Le 15, il l'annonce à Jérôme ; le 16, il en écrit à l'Impératrice — et, tous les jours désormais, il lui en parlera ; — le 18, à Fouché ; le 20, à Monge et encore à Fouché. A tous, que dit-il, en dehors des paroles de consolation à sa femme et à sa belle-fille ? A Fouché. J'ai été très affligé du malheur qui m'est arrivé. J'avais espéré une destinée plus brillante pour ce pauvre enfant. A Monge : Je vous remercie de tout ce que vous me dites sur la mort du pauvre petit Napoléon : C'était son destin ! A Fouché : La perle du petit Napoléon m'a été très sensible. J'aurais désiré que ses père et mère cossent reçu de la nature autant de courage que moi pour savoir supporter tous les maux de la vie ; mais ils sont plus jeunes et ils ont moins réfléchi sur la fragilité des choses de la vie ! C'est là sa philosophie. Il est fataliste et n'éprouve pas de révolte contre l'irrévocable, l'irrémédiable de la mort. Il y est constamment préparé, car, chaque jour, à chaque minute, il l'affronte, et son imprévu ne le déconcerte pas. Il porte en face d'elle un cœur sinon joyeux, du moins égal, comme devant l'habituelle compagne du soldat. Les manifestations de douleur ne lui son t pas permises à lui qui, par métier, par devoir, fait, au moindre signe, s'entretuer des milliers d'hommes. À ceux-là que tous ses efforts tendent à sublimer au mépris de la vie, ira-t-il montrer ses larmes pour un enfant mort ? A Louis, jadis, en Italie, il indiquait le point du combat où courir, convaincu qu'il ne reviendrait pas. Louis tué, il eût fallu qu'il en reçût l'annonce sans broncher ; Louis sauvé, il n'eut qu'un geste et qu'il ne put retenir. Par tout le tendre de ses fibres, il est attaché à ce pauvre petit Napoléon ; mais, depuis six mois — et que sont ces six mois dans sa vie militaire ! — combien de morts pour sa querelle, sur qui il n'a pu, il n'a dû pleurer ! Certes, il n'a pas le temps de s'occuper des morts ! Quand, dans la bataille, un régiment, un corps d'armée, s'abat fauché — mille, quatre mille, dix mille vies d'hommes — il pense à boucher le trou dans sa ligne, il ne se lamente pas, il n'a pas le temps : et pourtant il les aime, ses soldats. Ce pauvre enfant est mort ; j'avais espéré pour lui une destinée plus brillante, mais la voici remplie. La face impassible qu'il montre aux balles, pourquoi la faire grimacer devant le croup ? N'est-ce pas toujours la Mort ? Mais, de l'enfant, il veut avoir constamment sous les veux un souvenir : il commande à Cartelier son buste en marbre (payé le 30 novembre 1807). Lui-même règle les obsèques, — point le deuil ; on ne porte point le deuil d'un enfant de moins de sept ans — et, en attendant qu'à Saint-Denis, soit disposée la sépulture de la Quatrième dynastie, il indique en quelle chapelle de Notre-Darne le petit corps sera déposé. Le temps passe ; il n'oublie pas : dans les comptes de la Petite cassette, à la date du 18 février 1809. on lit : Remis à Sa Majesté qui a chargé le prince Napoléon de le porter à la nourrice de feu son frère le prince Napoléon-Charles : 3.000 francs.

De cet enfant qu'il a perdu, sa pensée s'envole à tous les enfants de l'Empire, ses enfants aussi, que le croup décime. Son malheur privé doit engendrer le bien national. Monsieur Champagny, écrit-il le 4 juin au ministre de l'Intérieur, depuis vingt ans il s'est manifesté une maladie appelée croup qui enlève beaucoup d'enfants dans le nord de l'Europe. Depuis quelques années, elle se propage en France. Nous désirons que vous proposiez un prix de 12.000 francs, qui sera donné au médecin auteur du meilleur mémoire sur cette maladie et sur la manière de la traiter[2].

Il ne peut pourtant s'arrêter hypnotisé devant cette mort : lui aussi, ses destinées l'entretient. Le 5 juin, le lendemain de cette lettre à Champagny, c'est la campagne recommencée par l'agression de l'armée russe : le 6, on se bat à Deppen, le 9 à Guttstadt, le 10 à Heilsberg, le 14 l'anniversaire de Marengo, à Friedland ; le 18, les hostilités sont virtuellement suspendues ; le 21, l'armistice est signé ; le 25, les deux empereurs se rencontrent sur le radeau de Tilsit.

Dans l'esprit de Napoléon, la pensée est-elle déjà formée qu'il pourrait trouver, dans la maison impériale de Russie, la compagne de sa nouvelle fortune ? Des trois sœurs de l'empereur Alexandre, une seule est mariée ; la deuxième, Catherine Paulowna, née en 1788, conviendrait fort. Pour qu'il ne le sût point, il faudrait croire que lui, l'homme des statistiques et des renseignements, n'a jamais feuilleté l'almanach, n'a jamais, par un naturel retour sur lui-même, calculé quelles princesses en Europe sont nubiles, quelles désirables pour lui ou ses frères : cette liste, il l'a fait dresser tout à l'heure, il l'a sous les yeux. D'ailleurs, à Tilsit, s'il n'y pensait point, on se chargerait de l'y faire penser : c'est Alexandre qui lui propose pour Jérôme la main de la grande-duchesse : Napoléon décline, vu les engagements antérieurs avec le Wurtemberg, mais peut-il croire qu'on lui refusera à lui-même ce qu'on offre spontanément à Jérôme ? Peut-il penser qu'Alexandre ne s'est ainsi mis en avant que parce qu'il est certain d'être refusé ? Peut-il savoir que, à ce moment même, Kourakin est parti pour Vienne avec les pleins pouvoirs de l'Impératrice mère et de la grande-duchesse Catherine, en vue d'y négocier un mariage avec l'empereur d'Autriche, à son défaut avec un des archiducs, même avec le prince de Bavière ou le prince de Wurtemberg, et que Marie Feodorovna est si pressée de soustraire ses filles au meurtrier du duc d'Enghien qu'elle essaie du mène coup de marier les deux qui lui restent à deux princes de la maison d'Autriche ? N'importe qui, n'importe quoi — mais pas lui ! Napoléon qui va droit son chemin, et qui, en politique, compte peu l'avis de ses femmes, n'a nul soupçon qu'on veuille le tromper ou même qu'on lui puisse résister. L'offre est faite, acquise, enregistrée : c'est assez maintenant et, pour reprendre la conversation, il faut attendre que la situation soit liquidée et certains préliminaires remplis.

De cette situation étrangement complexe, une part doit être réglée ici même, à Tilsit, oh les deux arbitres de l'Europe traitent face à face.

Il y a Joseph : il n'est reconnu par la Russie qu'en qualité de roi de Naples ; Alexandre s'engage à le reconnaître comme roi des Deux-Siciles, aussitôt que Ferdinand IV aura reçu une indemnité telle que les Baléares ou Candie.

Il y a Louis : non seulement il est reconnu, mais il reçoit, de la Russie même, un accroissement de territoire : la seigneurie de Jever dans l'Ost-Friese qu'Alexandre tient de la maison d'Anhalt-Zerbst et dont la princesse d'Anhalt est administratrice à vie en vertu d'un ukase de Catherine II.

Il y a Caroline : l'existence du grand-duché est officiellement reconnue comme celle de tous les Etats de la Confédération et, de plus, le grand-duc est destiné à recevoir une part importante des dépouilles de la Prusse.

Il y a Jérôme : il est roi de Westphalie et l'Empereur a pleine autorité pour régler ses États.

La Famille est donc hors de cause : ses membres sont pourvus ; ils ont reçu le sacrement— si l'on peut dire — qui leur manquait. Restent les Beauharnais.

Durant le voyage d'automne à Fontainebleau, Napoléon n'est pas sans avancer ses affaires. Il pose nettement la question du divorce. Dans une première explication qu'il a avec Joséphine, il lui demande de prendre l'initiative, de décider elle-même sa retraite. Elle s'y refuse, disant qu'elle obéira à des ordres, qu'elle n'en préviendra aucun. Peut-être sans s'être concerté avec l'Empereur, croyant entrer dans sa pensée et le servir malgré lui-même, Fouché intervient maladroitement, et, soit pour calmer Joséphine. soit parce qu'il n'aime point que le ministre de la Police se mêle ainsi dans son intimité, l'Empereur le rabroue vivement ; mais Fouché n'est point homme à tacher pour si peu l'idée qu'il a mûrie ; il a les journaux, il fait l'opinion et il en rend compte. Il saura multiplier les coups de cloche, introduire dans l'esprit de Napoléon la conviction que la notion entière attend et désire le divorce ; cette croyance venant redoubler son impression, la conclusion n'est plus qu'affaire de jours et question d'opportunité. Si, grâce à l'ancien amour, grâce à des alliances inattendues, Joséphine a encore triomphé ; si elle a écarté l'immédiate déchéance, elle a acquis la certitude que de gré ou de force, tôt ou tard, il faudra qu'elle s'incline. Il ne peut lui être indifférent que la situation de son fils en Italie se trouve définitivement réglée ; l'Empereur a pris à ce sujet, à Munich, des engagements qu'il n'a encore tenus qu'en partie et dont il ne peut se dégager que sur place. A Fontainebleau même, il vient de signer avec l'Espagne un traité qui, promettant en Portugal, le royaume de la Lusitanie septentrionale au jeune roi d'Etrurie, rend libre la Toscane qui lui est cédée en toute propriété et souveraineté : de ce chef, il a peut-être des arrangements à prendre avec Elisa qui pense enfin qu'elle touche a son but, avec Lucien qu'il tentera et qu'il doit s'assurer pour d'autres desseins. Il désire rencontrer Joseph  pour arrêter certains projets, au moins échanger des vues. En même temps, rendez-vous étant donné, à Milan, à la famille royale de Bavière, ne peut-il tout de suite tirer au clair si, de ce côté, un mariage ne serait pas possible ? La prise de possession des départements vénitiens, la création de nouveaux organes constitutionnels dans le royaume, l'inspection des travaux commandés, les revues à passer de l'armée et de la marine, l'œil du maître à promener partout, que de motifs différents pour ne pas ajourner le voyage d'Italie !

 

Les sentiments que l'Empereur portait à Eugène se sont développés, depuis deux années, d'une façon inattendue. D'abord, il a trouvé, chez ce jeune homme, l'exécuteur le plus ponctuel et le plus intelligent de ses ordres. Jamais une observation, sauf celles inspirées par l'Esprit de la chose ; point de déclamations ; nulle vanité ; une entière et respectueuse obéissance, une constante application au bien public, une application qui va jusqu'à l'excès, jusqu'à compromettre la santé : Mon fils, vous travaillez trop ! lui écrit-il, et n'est-ce pas beau, de sa part, un tel reproche ? N'est-ce pas intéressant de le voir combiner des distractions pour ce jeune homme, pousser à quelque délassement de chasse ou de théâtre ces vingt-cinq ans trop sages, régler paternellement les heures pour le travail et le repos, la représentation et les divertissements ? Si, comme chef d'armée, la compétence d'Eugène est encore médiocre, il a porté son attention sur toutes les parties du militaire et s'est montré un organisateur et un instructeur de premier ordre. Il a les bonnes traditions, a su servir et sait faire servir. Sans se plaindre, il a supporté, durant la campagne de l'an XIV, que le commandement de l'armée fût donné à Masséna. Il a aidé le maréchal de tous ses moyens et ce n'est pus lui qui a dénoncé les exactions. Toutefois, pour lui faire rendre gorge, il n'eût pas hésité ; il a en horreur le pillage et les pillards. En prenant des justes mesures pour mettre l'Italie à l'abri d'une incursion anglo-russe, il s'est trouvé constituer à Bologne, en seconde ligne, une armée qui, soit qu'elle se portât en Allemagne, soit qu'elle subit le choc des Napolitains et de leurs alliés, n'était point pour peser d'un poids médiocre dans la balance. L'année suivante, les régiments qu'il avait formés ont pris une part honorable à la conquête du royaume de Naples. Au siège de Colberg, à l'assaut de Stralsund, dans tous les combats victorieux en Poméranie, une de ses divisions (1er et 4e d'infanterie, 1er et 2e léger) s'est immortalisée et Teulie, qui la commandait, est tombé au champ d'honneur.

Tout reste d'accord chez Eugène : il porte au gouvernement, avec une intelligence qui se développe et s'éclaircit chaque jour, une communion avec l'Empereur qui lui fait prévoir les ordres et qui établit, entre les deux esprits, comme un courant électrique. S'il diffère d'opinion, il expose sa pensée, ne discute point et, l'ordre réitéré, obéit. Avec les ministres du royaume qui sont — certains, au moins, comme Caffarelli qui a la Guerre et la Marine — les ministres personnels de l'Empereur-Roi, une bonne entente qui rend toutes les affaires faciles et, dans le commun effort pour le bien du service, aplanit les chemins et supprime les obstacles. En vérité, l'homme vaut d'être remarqué et mis à part : s'il n'est point du premier ordre, au moins est-il le collaborateur le plus attentif et le plus dévoué que l'Empereur ait rencontré. Il attire l'estime et la mérite.

Mais, à partir du moment où Eugène a épousé Auguste de Bavière, le sentiment qu'éprouve l'Empereur à son égard, se double d'une sorte de tendresse inattendue. Napoléon a-t-il été séduit par l'exquise beauté de la plus belle princesse des Cercles, par ce col long et flexible, cette tète petite qu'éclairent de grands veux bruns, cette sveltesse de taille qui donne à tous les mouvements un charme sans égal ? Prétend-il faire oublier à la princesse la contrainte qu'il a exercée sur elle en l'arrachant à son fiancé et en la jetant aux bras d'un Beauharnais ? Éprouve-t-il, pour ce jeune ménage dont il a fixé les destinées et dont il croit assurer le bonheur, cette affectueuse inquiétude qu'on porte à un ouvrage souhaité ? En tout cas, si l'on a entendu de lui des paroles de passion autrement vives et brûlantes, jamais d'une telle douceur, d'une si jolie et attentive tendresse : Ma fille, lui écrit-il le 19 janvier 1806, presque en la quittant, la lettre que vous m'avez écrite est aussi aimable que vous. Les sentiments que je vous ai voués ne feront que s'augmenter tous les jours ; je le sens au plaisir que j'ai de me ressouvenir de toutes vos belles qualités et au besoin que j'éprouve d'être assuré fréquemment par vous-même que vous êtes contente de tout le monde et heureuse par votre mari. Au milieu de toutes mes affaires, il n'y en aura jamais pour moi de plus chères que celles qui pourront assurer le bonheur de nies enfants. Croyez, Auguste, que je vous aime comme un père et que vous aurez pour moi toute la tendresse d'une tille. Ménagez-vous dans votre voyage ainsi que dans le nouveau climat où vous arrivez, en prenant tout le repos convenable. Vous avez éprouvé bien du mouvement depuis un mois. Songez bien que je ne veux pas que vous soyez malade. Je finis en vous donnant ma bénédiction paternelle. Il ne se tient pas à ce ton qui a de la majesté ; mais, dans les lettres les plus familières, celles où il entre le plus avant dans l'intimité du ménage, où il parle bibliothèque et modes, santé et enfants, théâtre et chasse, une note tout à coup sonne qui relève l'âme et l'emporte à sa hauteur : Je finis en vous recommandant mon peuple et mes soldats. Que votre bourse soit toujours ouverte aux femmes et aux enfants de ces derniers. Vous ne pouvez rien faire qui aille plus à mon cœur. Point d'attention qu'il ne prenne. Il lui envoie son portrait comme une preuve de son estime et de son amitié ; il choisit les livres qui formeront son esprit, comme Joséphine les robes qui pareront son corps ; il la suit au travers des fêtes qu'on lui donne, augmentant l'éclat de son cortège par des nominations de dames et de chambellans et la création d'une école de paie ; il s'inquiète de la vie trop sédentaire qu'elle mène à l'exemple de son mari : Il faut avoir plus de gaité dans votre maison, écrit-il à Eugène, cela est nécessaire pour le bonheur de votre femme et pour votre santé... Je mène la vie que vous menez, mais j'ai une vieille femme qui n'a pas besoin de moi pour s'amuser, et j'ai aussi plus d'affaires, et cependant il est vrai de dire que je prends plus de divertissement et de dissipation que vous n'en prenez. Une jeune femme a besoin d'être amusée, surtout dans la situation on elle se trouve. Vous aimiez jadis assez le plaisir. Il faut revenir à vos goûts ; ce que vous ne feriez pas pour vous, il faut le faire pour la princesse. Pour les avoir près de lui aux fêtes triomphales du mois de mai 1806, il leur annonce qu'il a fait arranger pour eux le premier étage du Pavillon de Flore. C'est la grande marque de faveur, et il faut faire état de qui est ainsi logé. Eugène préférerait sans doute son hôtel de la rue de Lille, arrangé, peint, meublé, décoré avec tant d'art et de goût, mais Napoléon en a disposé pour lui-même.

Eugène a-t-il des inspections à faire et des voyages pour l'organisation des six nouveaux départements acquis par le traité de Presbourg (Adriatique, Brenta, Bacchiglione, Tagliamento, Piave, Pessariano, Istrie), c'est l'Empereur qui console sa belle-fille : Je sens, lui écrit-il, la solitude que vous devez éprouver de vous trouver seule au milieu de la Lombardie, mais Eugène reviendra bientôt et l'on ne sent bien que l'on aime que lorsqu'on se revoit ou que l'on est absent. On n'apprécie la santé que lorsque l'on a un peu de migraine et qu'elle vous quitte. Il est d'ailleurs utile pour toutes sortes de raisons de voir un peu de monde et de se dissiper... J'apprends avec plaisir que tout le monde vous trouve parfaite. Mais, ne s'aiment-ils pas trop à présent ? Certes, il reçoit avec une satisfaction très vive les assurances du bonheur dont ils jouissent ; d'avance, il était certain qu'Auguste serait heureuse, sans quoi, dès qu'il l'a connue, il eût sacrifié son intérêt politique à lui à ses convenances à elle ; mais, maintenant, il lui faut des enfants et, pour cela, il n'est point mal qu'Eugène s'absente de temps en temps. Il n'eût peut-être pas osé le dire lui-même, mais Joséphine est là pour l'insinuer et lorsque Eugène annonce enfin la grossesse de sa femme, n'est-ce point une allusion lorsqu'il écrit : Je dois un peu de ce bonheur à une absence de dix jours que j'ai faite. La grossesse est maintenant certaine : Ménagez-vous bien dans votre état actuel, écrit l'Empereur à Auguste, et tâchez de ne pas nous donner une fille. Je vous dirai la recette pour cela, mais vous n'y croirez pas : c'est de boire tous les jours un peu de vin pur. De ces sentiments, n'est-il pas une preuve d'autre genre et décisive ? La guerre engagée avec la Prusse. Auguste a écrit à l'Empereur pour lui demander de ménager les États de sa grand'mère et elle a osé même plaider pour sa tante, la reine de Prusse. Pour l'amour de vous, lui répond-il, j'ai ordonné qu'on ménageât toute la maison de Strélitz. Votre grand'mère y est tranquille : cependant votre tante, la reine de Prusse, s'est si mal comportée ! Mais elle est aujourd'hui si malheureuse qu'il n'en faut plus parler. Annoncez-moi bientôt que nous avons un gros garçon, et, si nous avons une fille, qu'elle soit aussi aimable et aussi bonne que vous. Et il signe : Votre affectionné père, et, le même jour, il expédie les ordres au maréchal Mortier en faveur de la grand'mère de la princesse Eugène.

Elle accouche le 14 mars, et c'est d'une fille : Mon fils, écrit l'Empereur à Eugène, je vous félicite sur l'accouchement de la princesse. J'ai bien de l'impatience d'apprendre qu'elle se porte Lien et qu'elle est hors de danger. J'espère que votre fille sera aussi bonne et aussi aimable que sa mère. Il vous reste à présent à faire en sorte d'avoir l'année prochaine un garçon... Faites appeler votre fille Joséphine. Elle se nomma Joséphine-Maximilienne-Auguste-Eugénie-Napoléon, réunissant ainsi les prénoms de sa grand'mère, de son grand-père, de sa mère et de son père[3].

Telles sont donc ses impressions au moment où il entre sérieusement dans l'idée du divorce ; la résolution qu'il médite, loin d'y porter atteinte, lui fait un devoir de les exprimer authentiquement, car, purement politique, cette séparation n'influence pas les sentiments intimes ; Eugène n'en doit pas être atteint ; même, les faveurs que Napoléon lui attribuera, d'accord avec la justice, ne pourront qu'adoucir pour Joséphine le terrible passage, l'amener peut-être d'elle-même à se résigner. Enfin, s'il arrive que l'Empereur contracte avec la maison de Bavière des liens personnels, il n'est point indifférent qu'Auguste se trouve satisfaite.

Lorsqu'il arrive à Milan, la vice-reine est retenue à Monza par les suites d'une fausse-couche. Tout de suite, il va la voir et c'est avec les démonstrations de la plus vive tendresse. Au retour du voyage de Venise, durant lequel il a constaté les bons résultats de l'administration d'Eugène, les faveurs pour lui vont au comble. Par le IVe statut constitutionnel (20 décembre), il ne fait à la vérité que proclamer et rendre légales en Italie les dispositions qu'il a, près d'une année auparavant, communiquées au sénat de l'Empire et qui ont été les conditions du mariage (adoption, honneurs de l'adoption, hérédité du royaume d'Italie) ; mais il y ajoute le titre de prince de Venise en faveur de son bien-aimé fils le prince Eugène-Napoléon, son héritier présomptif à la couronne d'Italie, et, en faveur de la princesse Joséphine, le titre de princesse de Bologne qu'il se réserve de doter par la suite[4].

Il fait mieux : le jour où, à Milan, en présence des trois collèges réunis de la nation — possidenti, dotti, négocianti — il proclame les droits qu'il confère à Eugène, l'assemblée éclate en acclamations : le vice-roi restait impassible près du trône gardant son attitude militaire : Remerciez donc, Eugène, dit l'Empereur, c'est vous qu'on applaudit ! Voilà pour le civil, et, pour le militaire, au lendemain du retour en France (3 janvier 1808), il lui écrit : Je vous envoie, pour votre présent de bonne année, un sabre que j'ai porté sur les champs de bataille d'Italie. J'espère qu'il vous portera bonheur et que vous vous en servirez avec gloire si les circonstances vous obligent à le tirer pour la défense de l'Italie.

Que peut désormais souhaiter Joséphine pour rendre stable et ferme à jamais la position qui a été faite à son fils ? Nul mode plus solennel, nul pacte plus sacré : contrat d'empereur à roi, communication au Sénat, proclamation devant les États généraux du royaume, insertion formelle dans la Constitution, rien n'y manque. L'Empereur a tenu tout ce qu'il a promis, plus même qu'il n'a promis, et, si les services rendus ont été grands, la récompense est immense. L'Impératrice, au moins de ce côté, doit être satisfaite.

 

De Milan, le surlendemain de son arrivée, l'Empereur a convoqué à Venise, pour le 2 décembre, le roi de Naples et la princesse de Lucques. Joseph courait déjà les stipulations qui le concernent dans l'article IV du traité de Tilsit : huit jours avant que l'instrument ne fut signé, Talleyrand lui en a fait connaître le principal : Ne paraîtrait-il pas à la bonté de Votre Majesté, a-t-il ajouté, que c'est là l'époque à laquelle elle avait bien voulu renvoyer les affaires de Sainte-Sophie. J'espère que c'est le moment où elle voudra bien se laisser aller à toute sa bienveillance. Talleyrand avait la grande tradition et savait que, pour obtenir, il faut demander. Mais Joseph a d'autres affaires ; il a à rendre compte à l'Empereur des débuts de son règne, à tirer de lui diverses grâces ; il a trop vivement sollicité que l'Empereur vint à Naples pour qu'il puisse se refuser de le joindre à Venise. Napoléon, de son côté, a besoin de causer avec son frère des perspectives diverses qu'ouvre l'entrevue de Tilsit, du divorce prochain, des projets auxquels donne lieu le récent traité avec l'Espagne ; — Mais c'est l'avenir.

Pour le moment, Elisa est la plus directement intéressée. Il semble qu'elle triomphe et le rayonnement de sa physionomie atteste qu'elle ne doute pas de sa victoire. Avant rejoint l'Empereur à Fusina, le 26 novembre, malgré les tempêtes et les inondations, entrée à Venise à sa suite dans la péote de la ville, elle paraît, le 3 décembre, au bal de la Fenice, mise de manière à faire beaucoup d'effet, couverte de diamants et l'air de la joie sur le visage. Son adversaire, la reine d'Etrurie, disparaît d'Italie : à la vérité, rien ne prouve encore qu'elle doive la remplacer, mais elle a bon espoir.

Certes ; elle n'a rien ménagé pour provoquer cette chute. A partir de septembre 1806 où M. d'Aubusson-La Feuillade, chambellan de l'Empereur, a, comme ministre de France, remplacé, à Florence, M. de Beauharnais, elle a pu compter sur un agent exactement dévoué qui l'a tenue constamment renseignée de ce que tentent, pensent, souhaitent les ennemis de la France, de ce que rêvent les Espagnols qui, sous les ordres de O'Farril, occupent Livourne, de ce que projette, en son pauvre cerveau, la reine régente. Par les amis qu'elle a près de l'Empereur. par Talleyrand surtout, son cher prince, à qui, par chaque courrier, elle envoie les assurances de son affection et de son amitié, elle a des moyens à elle de présenter ces rapports et d'y donner de l'importance. Entre les deux femmes. la guerre continue ; Marie-Louise fait des avances, lance des invitations, prie la princesse de Lucques à des fêtes ; puis, par une saute brusque, fait fouiller à ses frontières les fourgons de bagages d'Elisa et amène ainsi des incidents diplomatiques. Tandis que, selon les frasques de son tempérament et l'inspiration du jour, elle passe de l'extrême courtoisie aux vilains procédés, l'autre, les yeux sur son but, ne lâche pas un instant la voie, jette le cri d'alarme au bon moment, se couvre toujours d'un ordre de l'Empereur, sollicite juste quand il faut, reçoit les honneurs avec une dignité froide, ne se compromet jamais et tire du flux de paroles que lâche l'Espagnole aux entrevues, les éléments d'un réquisitoire.

Pourtant, le grand projet de la Toscane ne l'empêche pas de suivre ses affaires avec la même ténacité. Elle a, depuis des mois, sollicité une rectification de frontières ; elle croyait la tenir lorsque la guerre a éclaté. L'Empereur est parti pour Mayence sans rien signer. Elle attend un mois : Sire, écrit-elle le 12 novembre, je n'ai pas voulu distraire Votre Majesté des grands événements d'une campagne si glorieuse pour l'occuper de mes petits intérêts ; aujourd'hui que les ennemis sont, vaincus, je prends la liberté de rappeler à votre souvenir la fixation des limites de Lucques et de Piombino sans laquelle mon administration serait encore entravée pour l'année prochaine.

Quels que soient, Sire, vos projets futurs pour vos États d'Italie, ces dispositions doivent être ordonnées même provisoirement ainsi que vous l'avez décidé depuis longtemps, car il n'appartient qu'à vous de régler les limites, les intérêts et les convenances des peuples.

Ce décret impérial signé à Berlin serait un monument éternel de vos bontés pour moi et de votre infatigable surveillance pour les plus petits détails d'administration d'un si vaste empire.

Puis. ses habituelles formules de salutation. L'Empereur, qui est à Posen, renvoie au prince de Bénévent pour lui faire un rapport : Talleyrand est prévenu : Je compte sur votre attachement, lui a écrit Elisa qui l'a assuré encore de toute son affection. Néanmoins, il est embarrassé : l'Étrurie, vaille que vaille, est indépendante et, pour faire plaisir à la princesse de Lucques, détacher par décret un morceau de l'Étrurie sans offrir à la reine aucune compensation, cela peut paraître hors des usages. Elisa, qui multiplie ses lettres d'adulation, qui célèbre par des fêtes où elle emploie tout son génie, où elle dépense son argent sans compter, les nouveaux miracles de son frère ; qui, pour la nouvelle année lui écrit : Il ne me restera rien à désirer si, au milieu de vos immortels travaux, votre cœur paternel conserve un souvenir de bienveillance pour ma fille et pour moi, n'est point si mal avisée que de revenir directement à la charge ; c'est Talleyrand qu'elle tourmente et, le 4 janvier, elle obtient qu'enfin le rapport et le projet de convention seront soumis à l'Empereur. Convention, non décret : ce n'est donc point ce qu'elle souhaite. L'Empereur a beau lui écrire et lui annoncer qu'il s'occupe d'elle ; de fait, il a reculé devant des procédés qui ne sont de mise qu'en pays conquis. L'affaire doit se traiter à Florence et d'Aubusson en est chargé. Vite, une lettre : Je vous écris la présente pour vous prier de suivre avec ardeur l'affaire qui me concerne. Je sais que vous avez pour moi de l'amitié et que vous ne désirez rien tant que de m'en donner des preuves. Croyez que si les choses vont très bien, je saurai et je n'oublierai jamais que vous y avez eu beaucoup de part... J'ignore les projets de Sa Majesté. Je sais qu'il veut agrandir mon petit territoire et, vraiment, j'en ai bien besoin, car je suis de tous côtés coupée par des voisins qui nie ruinent. Je n'ai pas de palais de campagne. Il est impossible d'en avoir un comme le prescrit la Constitution. Il faudrait ruiner le pays. Un concordat comme celui de France, ou à peu près, arrangerait bien des choses. Enfin, je m'en rapporte entièrement à votre zèle pour arranger tout au mieux et je sais qu'elles sont en bonnes mains.

Néanmoins, malgré sa complaisance, d'Aubusson n'aboutit pas. La reine d'Étrurie ne peut vraiment abandonner pour rien une part des États de son fils, et la compensation ne peut se trouver que dans les Etats pontificaux, sur lesquels l'Empereur a déjà étendu la main et dont il ne se soucie pas de céder une part. Sans doute, les embarras croissent pour la régente : à chaque instant, elle donne prise ; malgré le blocus continental proclamé, les importations anglaises continuent presque ouvertement par Livourne, et c'est en Toscane que Marie-Caroline entretient, de Sicile, ses correspondants les plus affidés. Eugène surveille, d'Aubusson rend compte, Elisa dénonce. Impossible qu'en une telle crise, l'Empereur n'intervienne pas. Voici, en septembre, Livourne occupée par une division française que commande Miollis et la Toscane taxée à 60.000 francs par mois pour l'entretien des troupes. C'est la ruine, et pour trouver l'argent nécessaire, la reine est acculée aux pires expédients ; mais elle n'a pas même à les mettre en pratique. Sans qu'elle s'en doute, son sort se règle à Fontainebleau : elle échange son beau royaume toscan contre un territoire que l'Empereur conquerra peut être, entre Minho et Douro, et elle aura pour capitale Oporto au lieu de Florence : le traité est signé le 27 octobre et, le 23 novembre, Marie-Louise en reçoit le premier avis de d'Aubusson qui l'invite à partir sur-le-champ.

Elisa va-t-elle enfin obtenir la Toscane ? Il ne semble pas que l'Empereur soit disposé à la lui donner. Son intention, qu'il a communiquée à Eugène le 11 novembre, est alors de la réunir au royaume d'Italie, mais bientôt il se ravise, et ce ne sont pas les Italiens qui marchent, mais les Français. Sans doute, d'Aubusson affirme qu'on s'attend, à Florence, à la princesse de Lucques comme reine ou grande-duchesse, mais Napoléon n'a que faire de cet avis. A défaut d'autre, Elisa peut entrer en ligne, mais seulement si une certaine combinaison échoue. Puis, en ce moment, il a des raisons d'être mécontent : elle a, comme Jérôme, continué à communiquer avec ce misérable Hainguerlot, c'est assez pour qu'il la menace si elle conserve quelque intelligence avec cet intrigant de la perte de son estime.

Elisa n'est point si sotte de réclamer directement un si gros lot. L'Empereur connaît ses désirs, et près de lui, elle a des gens qui la serviront. A Venise, elle se contente d'insister pour la rectification de ses frontières. Sur une carte qu'elle envoie à Champagny, elle a tracé avec du fil noir les limites qu'elle souhaite. J'insiste beaucoup, écrit-elle, pour une augmentation du territoire ; ne pouvant vivre auprès de Sa Majesté à Paris, je désire avoir un État qui ne soit pas indigne de m'appartenir. Je n'ai que peu d'ambition, mais, étant la sœur de l'Empereur, je dois désirer et prétendre à plus de 150.000 habitants qui forment la principauté de Lucques. Et en post-scriptum : Sa Majesté a eu la bonté plusieurs fois de me promettre une grande augmentation de territoire. C'est le moment de me faire ressentir les effets de sa bienveillance. Que demande-t-elle après tout ? De s'étendre du côté de Pise ? — C'est dans l'intérêt d'un grand travail de desséchement qu'elle a commencé et dans le but de trouver à la Chartreuse de Pise une agréable maison de campagne, dont les terres rapporteront par an 200.000 livres. De s'étendre du côté de Prato ? — C'est dans l'intérêt bien entendu du commerce. Pour les limites nouvelles de Piombino, point de doute : l'Empereur se doit de les accorder. Ensuite, elle changera la constitution de ses Etats abolie par le fait de l'augmentation de territoire ; elle ne l'a jamais appliquée, c'est vrai ; elle l'a suspendue depuis l'acquisition de Massa ; mais ne vaut-il pas mieux s'en défaire une bonne fois ? Champagny est bien disposé, mais Elisa a trop fait montre de ses carrières de Carrare : Les grands ouvrages de sculpture que Votre Majesté a commandés, écrit Champagny à l'Empereur, les ouvrages sans nombre qui seront destinés à consacrer les merveilleux événements de son règne, exigent que Carrare soit français. Elisa garderait Massa ; elle recevrait en outre les enclaves de Pietra-Santa et de Barga, le vicariat de Pescia, la ville de Pise et son territoire ; elle aurait, pour Piombino, les frontières rêvées avec les villes de Grosseto, de Castiglione et de Massa-della-Marenna. Mais perdre Carrare, cela est-il possible ? cela se peut-il supporter ? et, après avoir tant désiré la chute de la reine d'Étrurie, faudra-t-il la regretter ? Après avoir tant travaillé pour acquérir les enclaves, que faire pour arrêter le décret qui les accorde ? De fait, après avoir tout espéré du voyage de l'Empereur, Elisa n'en tire que quelques promesses d'argent et Napoléon croira les avoir remplies lorsque, le 13 mars 1808, il annoncera à sa sœur qu'elle aura, en Toscane, un beau domaine rendant 2 à 300.000 francs de revenu net ; et ce qu'il donne, en réalité, ce n'est que la moitié : des biens, dans le département du Taro, rapportant 150.000 francs ; encore n'est-ce point à Elisa, mais à sa tille ; et l'on ne touchera, pour la petite princesse, que 30.000 francs par année, le surplus devant être capitalisé et employé en rentes sur le Grand-livre. En même temps, il signifie à Elisa qu'elle ne doit plus compter sur son hôtel de la rue de la Chaise ; il le lui achète pour 800.000 francs qu'il place encore sur le Grand-livre, de façon à en faire 50.000 francs de rente. Et aussi, Bacciochi ne touchera plus son traitement de sénateur, mais le laissera à la masse de la dotation sénatoriale.

Ainsi, plus rien en France, ni hôtel, ni traitement : des principautés en Italie qu'on n'a pu arrondir à son goût, une vie qui semble condamnée à demeurer étroite, une ambition qui a perdu son but, — tout le monde se découragerait ; Elisa est pleine de confiance. Les destinées de la Toscane ne sont pas encore fixées ; tout reste dans le mystère ; quand il le faut, la princesse sait être patiente : elle attendra.

Aussi bien, avant que l'Empereur ait quitté l'Italie. elle va être fixée sur le rival le plus sérieux qu'elle rencontre : Lucien.

 

Depuis le mois de juin 1805, depuis l'échec définitif de la négociation qui avait donné tant d'espérances à la famille, il eût pu sembler que les positions étant prises et le défi jeté, il fût inutile de continuer les pourparlers ; mais, d'une part, l'Empereur  persistait à vouloir employer Lucien, l'homme qu'il jugeait le plus capable de le bien servir, et Lucien, de son côté, n'abandonnait pas volontiers toute idée de jouer un grand rôle. Certes, il donnait à sa résistance un mobile d'honneur qui l'ennoblissait ; il était sincère en l'alléguant, mais, sous la générosité de l'attitude maritale et paternelle, se laissait voir l'obstination taquine, accentuée à proportion que les démarches pour le faire sortir de sa retraite se rendaient plus pressées et plus instantes. Chacune l'enfonce dans la certitude qu'on a plus besoin de lui et, comme il demeure, par la vie, l'enfant gâté et inconscient qu'il s'est toujours montré, comme, jusqu'ici, chacun lui a cédé et que son frère s'est toujours trouvé pour le tirer des pires situations où il s'est placé, il s'étonne, il s'indigne même qu'on ne lui cède point, qu'on ne lui prépare point, sans conditions, le trône où il a droit de monter. A sa famille qui s'évertue à le réconcilier avec l'Empereur, il répond en élevant ses prétentions et en accentuant son hostilité : avec les étrangers, il multiplie ses correspondances, aigrit ses monologues, glisse aux confidences, et, en cette forme d'opposition ironique qu'il a adoptée, arrive, excédant peut-être sa propre pensée à devenir un espoir pour les factieux de l'Empire aussi bien que pour les ennemis de la France.

A la fin de l'an XIII (fin septembre 1805), une nouvelle démarche a été tentée près de lui avec l'aveu et le consentement de l'Empereur. Joseph a dépêché à Rome ce Paroisse qui avait été des intimes du Plessis, qui avait suivi Lucien en Espagne et en Italie et était très avant dans sa confidence. Les propositions dont il était porteur devaient être sensiblement telles que celles présentées par Fesch et Talleyrand. Elles eurent le même succès : le 9 vendémiaire (1er octobre) Joseph écrit à l'Empereur à Louisbourg : M. Paroisse n'a pas réussi quelles qu'aient été mes lettres et mes recommandations. Lucien me répond en me chargeant de vous demander des passeports. Je m'acquitte de cette pénible commission. De Rome, Fesch écrit : Lucien m'a communiqué la lettre du prince Joseph. M. Paroisse qui en était le porteur, lui a dit ce dont il était chargé. Je suis revenu à la charge, mais inutilement. Il préfère la mort, dit-il, plutôt que de se déshonorer en quittant femme et enfants. Ainsi il est décidé à partir pour les États-Unis d'Amérique. Il serait même déjà parti, sous un nom inconnu, avec le passeport du secrétaire d'État de Sa Sainteté, visé par les ministres d'Autriche et de Prusse, pour Hambourg, qu'il avait déjà, si l'attente de la réponse du prince Joseph ne l'avait conduit jusqu'à ce jour. Je m'unis donc à lui pour prier Votre Majesté de lui accorder les moyens de partir avec, sûreté le plus tôt possible.

Est-il sincère ? veut-il réellement partir ? n'est-ce qu'une taquinerie nouvelle de faire viser ses passeports par le ministre d'une puissance en guerre avec la France ? n'est-ce là qu'une menace destinée à ménager un marchandage ? S'il avait voulu quitter l'Europe, il l'eût fait sans tant de discours, niais il n'en a pas la moindre intention : le 29 septembre, il a écrit à Masséna, commandant en chef l'Armée d'Italie : Je suis à Rome ; dans le cas où les ennemis dirigeraient leur marelle vers cette ville, j'en partirais ; dans tout autre cas, j'y reste ; je n'ai pas besoin de vous prier de m'expédier un courrier dans le cas où je pourrais courir quelques dangers à Rome, je m'en rapporte à votre amitié. Est-ce là du banal et intérêt à tromper Masséna, un ami du premier degré ? En juin 1805, a raconté Mme Lucien, l'un de ces généraux, le plus ardent dans le projet d'accepter à tout prix la couronne d'Italie, avait bien payé et avec grande renommée sa dette à la France, mais, né Italien, il se serait cru heureux d'assurer le bonheur de la France en faisant celui de sa patrie primitive. Aussi ne cessa-t-il de crier à Lucien : Oui, acceptez, acceptez, et vous le sauverez et nous le sauverons. C'est bien de Masséna qu'il s'agit, n'est-il pas vrai ? Et qu'on pèse à présent les mots qui terminent la lettre du 29 septembre : Adieu, mon cher Masséna, au milieu des dangers, souvenez-vous que votre vie est précieuse à vos amis et surtout à moi. Modérez votre ardeur. — Les hommes de votre trempe sont si rares !... Nous chercherions en vain quelqu'un qui pût remplir le vide que vous causeriez dans notre cœur, est-ce là l'homme que Lucien voudrait tromper, à l'heure où il aurait le plus besoin de lui, car, pour aller de Rome à Hambourg, il devrait bien traverser la haute Italie et les postes de l'armée française ? Il y a entre eux quelque chose de plus que la sympathie et, s'ils ont causé de l'Italie, n'ont-ils pas aussi parlé de la France ? Après Caldiero, Masséna écrit à Lucien pour lui annoncer sa victoire, et le 2 novembre, Lucien répond : Votre amitié m'était connue, mais la manière et le moment où vous m'en donnez des preuves ajoutent encore à l'idée que j'avais de votre caractère chevaleresque si rare de nos jours. Croyez, mon cher Masséna, que je sens pour vous une amitié non moins forte et que si le sort m'amène à pouvoir vous le prouver, je me croirai bien heureux de vous le témoigner autrement que par des paroles. Sont-ce là uniquement des mots ? N'est-ce pas le moment où courent à Rome les bruits les plus alarmants sur la Grande armée et ne faut-il pas croire que Lucien prend ainsi les précautions avec le chef de l'Armée d'Italie ? En tout cas, pas plus ici que là il ne fait mention de son prétendu départ.

Au moment où il écrit, Lucien ne s'attend pas au nouvel incident qui va se produire : l'embarquement, à Corfou, pour une destination inconnue, d'un corps anglo-russe, en jetant la panique dans toute l'Italie française, produit à Rome une exaltation singulière, surtout lorsqu'on apprend que les Alliés ont débarqué à Naples. Lucien, ne se croit plus en sûreté ; il veut partir pour Florence, il l'écrit à Joseph en le priant de faire passer une lettre à l'Empereur. L'on peut croire qu'il est radouci : Lucien, écrit Joseph, avait prédit et a reçu avec transport de joie les nouvelles des triomphes de Votre Majesté. Elle me permettra que je lui dise que, d'après tant de prospérité, il espère qu'il ne sera plus forcé de quitter l'Europe (12 frimaire-2 décembre). Qui donc l'y forçait ? N'est-ce pas de lui seul qu'est venue la menace ? Et ne doit-on pas ici voir le désir de tenir une négociation ouverte ?

Au retour de l'Empereur à Paris, Lucien reçoit de la famille des assurances qui le déterminent à compléter son installation à Rome. Dans le Palais Nuñez qu'il a acheté, il installe les tableaux qu'il possédait, augmentés des principaux chefs-d'œuvre de la Galerie Justiniani, trois grands Carrache, Jésus devant Pilate, la fameuse Minerve d'Athènes, un bas-relief antique de l'Éducation de Jupiter. Il fait des embellissements considérables, établit une naumachie à l'antique pour apprendre à nager à sa femme et à ses enfants, installe un théâtre où il pourra donner à son gré la tragédie ou la comédie. C'est la tragédie qui le séduit surtout : Zingarelli est chargé de lui mettre en musique les chœurs d'Athalie où Mlle Stamaty, la femme du consul de France à Civita Vecchia, chantera les soli : mais le printemps interrompt à Rome les représentations et c'est à Frascati qu'on transporte le théâtre (mai 1806). Non content des dépenses qu'il fait partout, il se croit assez argenté pour proposer au Pape de lui prêter une grosse somme d'argent, en cas qu'il se décide à quitter Rome comme on dit qu'il y pense. Le Pape n'y consent qu'à la condition de donner en échange, la terre de Canino, ancienne dépendance du duché de Castro, rentrée dans les possessions de la Chambre apostolique après l'extinction des Farnèse[5] ; il n'en témoigne pas moins sa gratitude par des lettres autographes que Lucien classe soigneusement dans ses archives et qui ne manqueraient point de le déterminer en faveur du Saint-Siège, si le fait que l'Empereur est l'adversaire de Pie VII n'y suffisait amplement.

Lucien vient, de Frascati, reconnaître sa propriété nouvelle ; il y arrange une belle habitation, fait présent à la cathédrale d'un tableau d'Albertinelli, remet en activité les usines à fer pour lesquelles il prend son minerai à l'île d'Elbe ; restaure les bains minéraux qui ont, d'antiquité, une réputation et commence des fouilles qui deviendront l'une de ses passions majeures et d'où il sortira des trésors d'art. Sa femme accouche à Canino le 14 juin 1806, de son troisième enfant qui reçoit les prénoms de Joseph-Lucien[6]. Joseph qui n'a pas manqué de voir son frère en se rendant à Naples, est le parrain.

L'air est malsain, l'été, autour de Canino. Lucien en part et va, pour une saison, aux bains de Lucques, puis il se rend à Florence. Sa femme et ses enfants l'accompagnent et, de Lucques, Elisa vient leur faire visite on secret. Sans doute, est-elle chargée aussi de recommandations et d'avis : on sait l'Empereur disposé à faire quelque chose, mais Lucien, rentré à Rome, parle beaucoup et peut tout gâter : Tu dois, lui écrit Madame, de Pont, le 7 septembre, user de la plus grande discrétion et réserve, tant dans les conversations que tu peux avoir que dans les lettres que tu écris il qui que ce soit. A ce moment même, Napoléon se décide à tenter encore une démarche. Le 12 septembre, il écrit à Joseph : Comme pour Jérôme, je serai obligé de provoquer un plébiscite... je désirerais que Lucien ne laissai pas échapper cette occasion. Nouvel échec. Sire, répond Joseph le 29 septembre, j'ai écrit à Lucien, niais il persiste dans la résolution de ne rien changer à ses rapports avec, sa femme et ses enfants. Il me mande qu'étant inébranlable dans ce parti, il ne veut plus s'exposer à me faire essuyer des refus auxquels il était décidé. Il est donc resté tranquille à Rome.

L'effort n'a point, été isolé : toute la famille s'y est employée, surtout Madame et Fesch. A Fesch, Lucien répond de bonne encre (6 octobre) : Vous avez donc oublié l'honneur et la religion... Ayez au moins assez de bon sens pour ne pas m'assimiler à Jérôme et pour m'épargner la honte inutile de vos lèches conseils. En un mot, cessez de m'écrire jusqu'à ce que la religion, l'honneur que vous roulez aux pieds aient dissipé votre aveuglement... Cachez au moins sous votre pourpre la bassesse de vos sentiments et faites votre chemin en silence dans la grande route de l'ambition. C'est Madame qui, le 2 novembre, réplique pour son frère : Fesch, dit-elle, m'a communiqué la réponse qui lui a été faite. Je ne puis m'empêcher de te dire que tu l'as trop maltraité. Je sais comme tu dois connaître combien il l'aime. Tout ce qu'il peut t'avoir dit ne partait certes que de ce sentiment et du désir qu'il a de te voir content et heureux à l'égal de tes antres frères. Il ne mérite pas d'être traité de cette façon ; tu devrais chercher nue occasion d'adoucir le chagrin que tu lui as causé... Quant à ramener son fils, elle y renonce : Le Seigneur le veut ainsi ; je suis destinée à passer ma vie dans la tristesse et la désolation ; j'ai fini de te parler jamais sur cet objet et, à l'avenir, je me bornerai à déplorer dans ma conscience ta disgrâce et la mienne.

De sa disgrâce, Lucien semble prendre fort bien son parti, — si bien que son attitude tourne en bravade. Son palais où s'empressent tous les étrangers de marque encore nombreux à Rome, où s'arrêtent tous les généraux mécontents, — et il n'en manque pas à l'armée de Naples, depuis Masséna, obligé tout à l'heure de restituer les fruits de sa campagne vénitienne, jusqu'à Saint-Cyr, jusqu'à Malet, Herbin et Bron, — ce palais où, avec un luxe qui étonne, selon une étiquette qui n'a rien de républicain, Mme Lucien trône, se levant à peine pour les tètes couronnées, où le sénateur Lucien alterne les monologues, peut-être improvisés, de haute politique et les récitations, longuement calculées, de morceaux tragiques ; ce palais que couvre et que désigne le nom de Bonaparte, semble une forteresse d'où le frère de l'Empereur dirige, centre l'Empereur et l'Empire, le feu continu de ses épigrammes et de ses vitupérations. Tout est prétexte : les représentations théâtrales d'abord, où Lucien et Alexandrine se distribuent comme de juste les principaux rôles. La troupe, qui s'est perfectionnée à Frascati où elle a recruté Edouard Lefebvre, secrétaire de la légation de France à Naples, a, dans son répertoire, Mithridate, Alzire, Athalie ; la compagnie est bonne et quoique nous ayons affaire, écrit Lefebvre, à des oreilles étrangères, elles saisissent les endroits les plus délicats avec une finesse surprenante. C'est le dimanche 5 avril, jour de Quasimodo, la grande représentation. On joue Zaïre. Mme Lucien est Zaïre, Lucien Orosmane, et quel enthousiasme, quel délire dans la salle, quand, de sa voix profonde et pleine, aux vibrations de métal, Lucien détaille ces vers :

Pour Zaïre, crois-moi, sans que ton cœur s'offense,

Elle n'est pas d'un prix qui soit en ta puissance.

Tes chevaliers d'Europe et tous leurs souverains

S'uniraient vainement pour l'ôter de mes mains !

Ambassadeurs et cardinaux, Monsignors et ministres, grandes dames curieuses et cosmopolites avertis, tout le parterre du palais Nuñez est debout, saluant d'une triple salve d'applaudissements le sénateur Lucien qui, prenant ces planches pour un piédestal glorieux, reprend d'une voix plus haute encore mieux timbrée, toute sonnante de défi, le quatrain qu'il estime vengeur.

Ce soir-là Edouard Lefebvre, qui faisait Lusignan, comprit que, même à jouer la tragédie avec les grands, les comparses n'ont que des coups à gagner.

En carnaval, les bals masqués succèdent aux bals parés, et, comme on n'a guère occasion de s'amuser, c'est un empressement à ne pas croire pour obtenir des invitations ; Lucien ne les donne qu'à bon escient et on l'approuve de se montrer difficile. D'ailleurs, tout est parfait : livrée en nombre royal, illuminations comme en une facciata, buffet où les Romains se nourrissent pour trois jours, et l'orchestre, et les danses, et les toilettes de Madame et de ses dames de suite.

En carême, ce sont les visites chez les artistes ; chez Canova, on s'arrête longtemps devant la statue de l'Empereur. C'est un Attila, un Genséric, un Tottila, un héros flagellateur, dit Mme Lucien, qui a pris des lettres, et Canova, d'un geste, découvre et désigne sa signature : CANOVA DE VENISE.

Puis, divertissement permis, c'est un poème que Lucien compose, Charlemagne ou l'Eglise sauvée ; le premier chant est écrit ; l'auteur se plaît à en donner la lecture aux cardinaux, et Pie VII lui-même demande une audition. Comme à Zaïre, Lucien fait vibrer la strophe LXXIII :

Le Très-Haut va parler et sa voix souveraine

Fait tressaillir au loin les parvis éternels ;

Ni les portes d'enfer, ni les faibles mortels

Ne prévaudront jamais sur l'Église chrétienne.

Ces mots ont dissipé les tristesses du ciel

Et l'hymne solennel.

L'hymne de la victoire en longs accords résonne.

L'espoir a ranimé le pontife romain

Il se lève... et l'on voit sur sa triple couronne

Rayonner par trois fois l'éclat d'un feu divin.

Ce n'est rien encore : de tous les habitués du palais Nuñez, un des plus assidus est Guillaume de Humboldt, qui récemment nommé ministre de Prusse près de Joseph, n'a pu joindre son poste avant l'ouverture des hostilités et est resté à Rome. C'est un érudit, un chercheur, un écrivain, surtout un politique, l'un des ennemis les plus acharnés, le détracteur le plus passionné qu'ait la France. Loin de l'éloigner, Lucien l'attire : avec lui, il déplore les désastres de la Prusse ; avec lui, il épingle la carte du théâtre de la guerre et, quand il ne peut douter des succès de son frère, il les atténue du moins et présage des revers. Tout en lui est tourné à l'opposition, comme pour piquer l'Empereur au vif et le porter aux extrêmes. Heureusement, il est loin et les agents français ont assez de la lutte engagée avec le Pape, laquelle, déjà rend si difficile leur vie mondaine, pour n'en pas provoquer une autre. Ce frère qu'on dénoncerait peut, un beau matin, se trouver tout-puissant ; d'ailleurs, en l'attaquant on mettrait contre soi la Famille et n'a-t-on pas l'exemple de Jollivet poursuivi à outrance par Jérôme pour avoir jadis écrit des vérités sur Lucien ? Sans doute, peu à peu, Lefebvre, trop avancé, se retire de la troupe tragique, mais Alquier ne manque aucune fête, il soumet au visa du Sénateur les dépêches où il parle de lui et polisse la complaisance jusqu'à mettre à ses ordres les courriers du département et à servir d'intermédiaire pour ses correspondances.

Cette vie princière, avec ce luxe d'habitations somptuaires : la terre de Casino, la villa de Tusculum et la Ruffinella à Frascati, la villa Mécène à Tivoli transformée en usine à fer, une villa à Rocca-Priora, une à Dragoncella, une à Bagnaja, une à Croce del Baccio, sans parler des terres de Bassano et des trois installations à Rome ; cette vie où, avec une incurie sans égale, un dédain de compter sans pareil, Lucien semble s'être donné à tache de tenir, d'un train impérial, en ce carrefour de l'Europe, non plus, comme disait Bernis, l'auberge de France, mais son auberge à lui, l'auberge du Proscrit volontaire ; cette vie constamment en éveil, en voyages, avec des déplacements à l'antique qui ont l'air de migrations de peuples. tant est nombreux le personnel et multipliée la domesticité ; cette vie à achats de tableaux et d'objets d'art, à gratifications somptueuses et dignes d'un roi, à fantaisies d'art, à bals costumés, à représentations, cette vie par tous les bouts finit par épuiser la bourse la mieux garnie, le fût-elle de diamants des Indes et du Brésil. Dès le mois de mai 1807, Lucien est à court d'argent : il pense à vendre ses tableaux ; les fait proposer à ses frères, mais ceux-ci reculent : Je voudrais les acheter pour lui faire plaisir, dit Louis, mais, dans la pénurie où je suis, on me blâmerait de faire une pareille dépense et on aurait raison.

Cela n'est point sans donner quelque espoir qu'il pourra capituler, et, aussitôt, des négociations sont reprises. Qui en a la charge, quelles concessions sont faites, comment les choses sont présentées, on ne le saurait dire ; mais la tentative est attestée par cette lettre qu'Élisa lui écrit, de Marlia, le 20 juin 1807 : L'on te fait des propositions que tu aurais trouvées convenables il y a un an et que tu aurais sur-le-champ acceptées pour le bonheur de ta famille et de ta femme. Aujourd'hui, tu les refuses. Ne vois-tu pas, cher ami, que le seul moyen de mettre obstacle aux adoptions, c'est que Sa Majesté ait une famille dont elle puisse disposer ? En restant près de Napoléon ou en recevant un trône de lui, tu lui seras utile, il mariera tes filles et, tant qu'il trouvera dans sa famille la possibilité d'exécuter ses projets et sa politique (qui doit être tout pour lui), il ne choisira pas des étrangers. Il ne faut pas traiter avec le maitre du monde comme avec son égal. La nature nous fit les enfants d'un même père et ses prodiges nous ont rendus ses sujets. Quoique souverains, nous tenons tout de lui. Il y a un noble orgueil à l'avouer et il nie semble que notre seule gloire doit être de justifier, par notre manière de gouverner, que nous sommes dignes de lui et de notre famille. Réfléchis donc de nouveau aux propositions qu'on te fait. Maman et nous tous, serions si heureux d'être réunis et de ne faire qu'une seule famille politique. Cher Lucien, fais-le pour nous qui t'aimons, pour le peuple que mon frère te donnera à gouverner et dont tu feras le bonheur.

Pour être confirmé dans sa résistance, Lucien n'a pas besoin d'auxiliaires ; il en trouve pourtant un d'importance en la personne de Pie VII : Mme Lucien étant, le 22 juillet. accouchée d'une fille à Canino, le Pape, aussitôt informé, accepte d'être le parrain de l'enfant et annonce qu'il donne à sa filleule le nom de Jeanne qu'a porté sa mère, Jeanne Ghini. C'est une grande joie et une explosion d'orgueil. A défaut de l'approbation de l'Empereur, l'union de Lucien avec Mme Jouberthou reçoit ainsi, du chef de l'Église, la plus éclatante bénédiction. Ce qu'il refuse à des rois, le Pape l'offre à Lucien et, sous une forme choisie à dessein si tendre, si intime, si familiale qu'on n'eût pu la rêver plus respectueuse pour Alexandrine, par suite plus hostile contre Napoléon. Seul, un prêtre, et Italien, et Romain, a pu trouver une telle combinaison et, par un simple nom de baptême, mettre en échec le Grand empereur, signifier tous ses sentiments, prendre parti dans la famille, encourager toutes les rébellions et rendre désormais la réconciliation presque impossible.

Lucien ne manque pas de répandre partout la nouvelle et il faut bien que chacun de la Famille lui fasse son compliment. Toutefois, on s'efforce, de ne pas comprendre quelle force nouvelle lui donne ce baptême et on traite légèrement le parrainage. Contre toute espérance les frères et les sœurs veulent encore espérer et chaque occasion amène de leur part l'exposé des mérites arguments. C'est, au moins extérieurement, le seul profit pie Lucien en tire cette fois encore, mais il laisse tomber les supplications de Jérôme (26 août 1807), comme il a fait des arguments d'Elisa.

Rentre pour la cérémonie du baptême à Rome où il a la douleur de perdre son deuxième fils, né l'année précédente, il termine l'été à la Ruffinella d'où il revient s'installer au palais Nuñez.

Telle est donc la situation lorsque, en décembre, Napoléon arrive en Italie, déterminé cette fois à en finir et à mettre Lucien au pied du mur. Depuis près de quatre ans qu'il ne l'a vu, peut-être pense-t-il que tant de victoires, une telle puissance, l'Europe courbée devant lui, la Famille entière sonorise à ses desseins, une gloire que nul ne conteste, le monde attentif à ses moindres paroles, lui vaudront de reprendre enfin ce frère auquel il s'attache désespérément et qu'à tout prix il veut reconquérir. Depuis 1804, quatre fois au moins, en mai et en octobre 1805, en septembre 1806, en mai 1807, il a autorisé des négociations et ordonné des tentatives. Il a multiplié les promesses et, à chaque fois, dans le marché, élevé le prix qu'il propose. Le seul point sur lequel il se refuse à transiger intéresse, selon lui, l'honneur de la Famille et l'avenir de la Dynastie. A présent encore, il arrive avec une solution mûrement réfléchie, qu'il estime pour satisfaire Lucien et qui n'a pas dû coûter médiocrement à son orgueil.

Qu'il croie avoir besoin de son frère, nul doute. Le système d'adoption qu'il a essayé d'appliquer à défaut du régime familial, ne lui parait point si sûr qu'il puisse s'y fier. D'ailleurs, la matière adoptable lui fait défaut, puisque, ne voulant pas étendre à l'infini les élections, il s'est restreint à la famille de Joséphine, à des femmes, à des nièces, et qu'il ne saurait, sans des inconvénients qu'il prévoit, prendre, comme il pense, dans les cousines. A Milan, il a trouvé une lettre de Charles IV demandant une épouse pour le prince des Asturies. D'autres mariages sont en perspective, pour lesquels il ne peut raisonnablement compter sur les filles de Joseph, des gamines de cinq à six ans, dont une est nouée. Gagner cinq ans, c'est gagner tout. A la rigueur, selon les usages monarchiques, une fiancée de douze ans est présentable. Le code de la Convention fixait à quatorze ans l'âge légal. Lolotte a douze ans du 22 février 1807. On peut y penser. Ce n'est pas d'ailleurs tout ce qu'il veut de Lucien ; il entend le gagner lui-même, lui donner une place dans le Grand empire, rendre ses talents utiles et compléter grâce à lui le système.

Toute la famille s'emploie pour que Lucien accepte la rencontre avec l'Empereur. A l'en croire, il a refusé des conditions un peu mitigées, mais toujours indignes ; puis, sur les lettres qu'on a fait signer à sa mère, devant la volonté formelle de Napoléon il s'est rendu aux prières de tous les siens et a consenti. De fait, s'il n'a point sollicité l'entrevue et si on la lui a offerte, au moins en a-t-il eu le très vif désir : préalablement, il a accepté formellement de confier à l'Empereur l'établissement de sa fille aînée, et c'est le remercîment à adresser de ce chef qui motive l'audience. Il compte en tirer mieux, mais, tout au moins, c'est là le prétexte qu'il a saisi spontanément, car il n'a reçu nulle invitation nouvelle, lorsque, le 7 décembre, il est parti de Rome, se rendant à Milan pour y voir l'Empereur. En route, à Modène, le 10, il a rencontré Joseph venant de Venise qu'il a quittée le 8, et le 11, Joseph rend ainsi compte de son état d'esprit : Sire, écrit-il, j'ai rencontré Lucien à Modène : il était fort empressé de se rendre auprès de vous, surtout d'après les dispositions de bonté dans lesquelles je lui ai dit que vous étiez pour lui et pour celle de ses enfants en âge d'être établie. Il vient vous en remercier et il est décidé à l'envoyer à Paris dès que vous le jugerez nécessaire.

Il persiste dans les assurances qu'il m'avait déjà données à mon passage à Rome, que, content de son état, il ne désirait en sortir qu'autant que cela pouvait être utile aux vues de Votre Majesté sur sa dynastie, et compatible avec le devoir qu'il s'est imposé de ne point abandonner une femme qu'il ne dépend plus de lui aujourd'hui de ne pas avoir, qui lui a donné quatre enfants et dont il a à se louer infiniment depuis qu'il est avec elle.

Quelles que soient les observations que je lui ai faites, quelque fortes que m'aient semblé les raisons que je lui ai données, je n'ai pu en tirer autre chose, sinon qu'il avait mis son honneur à ne désavouer ni sa femme, ni ses enfants, et qu'il lui était impossible de se déshonorer, ne fût-ce qu'à ses propres yeux. Du reste, prêt à saisir tous les moyens qu'il vous plairait de lui offrir pour sortir de l'étal de nullité dans lequel il est, il trouve juste que vous ne lui reconnaissiez aucun droit à l'hérédité en France, puisque vous ne reconnaissez pas les enfants nés de son mariage ; mais qu'il lui semblait que, dans un établissement étranger, les considérations politiques n'étaient pas les mêmes et que votre indulgence pourrait bien lui laisser partager cet établissement, quel qu'il fût, à sa femme et à ses enfants. Sur ce qu'il m'a dit qu'ils étaient sur le point de se mettre en route pour aller se jeter à vos pieds, je l'en ai dissuadé et l'ai engagé à envoyer un courrier qui suspendit leur départ.

Ainsi, voici les bases sur lesquelles Lucien se déclare, prêt à traiter : remise de Lolotte à l'Empereur ; refus d'abandonner sa femme et ses enfants ; renonciation à toute prétention à l'hérédité en France ; demande d'un établissement à l'étranger auquel sa famille participera et dont elle héritera. Si ces prétentions peuvent paraître excessives, au moins l'Empereur les connaît-il et peut-il penser qu'on a gagné enfin un terrain ferme de négociation.

Mais lorsque, à Mantoue, dans la nuit du 12 au 13, Lucien est introduit dans le cabinet de Napoléon, ce n'est plus, autant qu'ou en peut juger[7], sur ces points que s'engage la discussion. D'abord, du fait de l'Empereur, elle s'égare en récriminations contre le mariage Jouberthou, en souvenirs du Dix-huit Brumaire, en réminiscences sur les hommes et les choses. On arrive enfin aux propositions nettes : l'Empereur se déclare disposé à adopter et faire entrer dans sa Famille impériale les tilles de Lucien, aussi bien celles nées de son premier mariage — Charlotte et Christine — que celles nées du second — Lætitia et Jeanne — mais ce, sous la condition que, préalablement, Lucien ait divorcé. Il tient le mariage pour légal, il renonce à le considérer comme nul, — au contraire de ce qu'il a fait pour Jérôme ; il reconnait aux enfants conçus et nés postérieurement à la célébration, l'état d'enfants légitimes, mais il se refuse à reconnaître la femme comme princesse impériale et il exclut le fils qu'elle a eu avant qu'elle fia mariée. Lucien divorcé rentrera dans l'ordre de la dynastie avec tous les droits conférés à ses frères ; il recevra un royaume — celui de Portugal par exemple — et pourra, s'il lui plaît, continuer de vivre avec sa femme, mais hors de France, inostensiblement, et sans qu'elle participe aux honneurs de la royauté.

Lucien se refuse au divorce ; il se refuse à séparer ses enfants : puisque l'Empereur tient à ce que ses enfants soient compris dans l'ordre de l'hérédité, il ne faut, dit-il, qu'un sénatus-consulte par lequel l'Empereur déclarera tout simplement que les enfants de son frère Lucien, quoique nés d'un mariage qui n'a pas eu le consentement de Sa Majesté, deviennent aptes à succéder. C'est là son dernier mot et l'unique expédient qu'il propose.

Dans cette longue conversation qui dure plus de six heures entre deux interlocuteurs, deux frères qui ne se sont pas vus depuis tant de mois, il est impossible qu'il n'y ait pas des digressions, que les chocs de paroles n'amènent pas des colères, auxquelles, sur des souvenirs évoqués, succèdent des attendrissements. Napoléon et Lucien ont bonne envie de se convaincre ; chacun cherche à émouvoir l'autre, à l'attirer, à le séduire et, par le pathétique de la situation, à le reprendre et à l'attacher. Napoléon parle beaucoup et entremêle les brutalités et les douceurs, expose des projets, dévoile des desseins, ouvre brusquement des horizons d'histoire où, à pleines mains, il remue des peuples et, étalant la carte du monde dont il se sent maitre, il dit à Lucien : Prenez votre part. Il est gai, il plaisante, il rit, il caresse, il étonne, il enveloppe ; il saute d'un sujet à l'autre. du passé à l'avenir, des misères de jadis aux éblouissantes fortunes : mais, malgré l'apparence de ses abandons expansifs, il vise à son but, ne s'en laisse détourner qu'autant qu'il veut et, lorsqu'on l'en croit le plus éloigné, il s'y retrouve.

Lucien, qui, avant d'entrer, s'est fait une attitude, s'est disposé à l'oratoire et au tragique, se décontenance aux gaîtés, se reprend aux violences, s'attendrit presque à des moments, mais est trop partagé entre son ambition et son amour-propre pour avoir sa pleine liberté d'esprit. A des moments, il supplie : Sire, rendez-vous à mes instances, vous n'aurez pas de plus fidèle serviteur que -moi. Toute ma vie sera employée à vous prouver ma reconnaissance ; à d'autres, il menace presque ; il emploie toutes ses ressources, mais la bataille qu'il livre est vraiment trop hasardeuse pour qu'il l'emporte. Comme lui dit l'Empereur : Vous triompheriez de moi, c'est fort bien, je conçois que cela vous convienne ; je ne puis pas vous céder sans transition, sans même une satisfaction nécessaire ; mais il ne lâche rien et il veut tout.

Après celte longue passe d'armes, Napoléon qui n'a encore rien gagné sur Lucien, ne veut pas pourtant désespérer : Vous devriez, lui dit-il, rester avec moi ces trois jours : je vous ferais dresser un lit auprès de ma chambre à coucher. Mais Lucien, qui craint de se laisser séduire, prétexte des affaires, un enfant malade et part. Avant, cet homme qui vient de refuser un trône demande le Grand cordon de la Légion d'honneur comme un témoignage éclatant de la bienveillance de l'Empereur. Qu'est-ce à dire ?

De fait, on n'a rien conclu, même pour Lolotte ; il faut donc que Lucien précise et c'est pourquoi, le 17, de Milan, Napoléon écrit à Joseph : Mon frère, j'ai vu Lucien à Mantoue. J'ai causé avec lui pendant plusieurs heures ; il vous aura sans doute mandé la disposition dans laquelle il est parti. Ses pensées et sa langue sont si loin de la mienne que j'ai eu peine à saisir ce qu'il voulait ; il me semble qu'il m'a dit qu'il voulait envoyer sa fille aînée à Paris auprès de sa grand'mère. S'il est toujours dans ces dispositions, je désire en être sur-le-champ instruit, et il faut que cette jeune personne soit dans le courant de janvier à Paris, soit que Lucien l'accompagne, soit qu'il charge une gouvernante de la conduire à Madame. Lucien m'a paru être combattu par différents sentiments et n'avoir pas assez de force pour prendre un parti. Toutefois, je dois vous dire que je suis prêt à lui rendre ses droits de prince français, à reconnaître toutes ses filles pour mes nièces, toutefois qu'il commencerait par annuler son mariage avec Mme Jouberthou, soit par divorce, soit de toute autre manière. Dans cet état de choses, tous ses enfants se trouveraient établis. S'il est vrai que Mme Jouberthou soit aujourd'hui grosse[8] et qu'il en naisse une fille, je ne vois pas d'inconvénient à l'adopter ; si c'est un garçon, à le considérer comme fils de Lucien, mais non d'un mariage avoué par moi, et, celui-là je consens à le rendre capable d'hériter d'une souveraineté que je placerais sur la tète de son père, indépendamment du rang où celui-ci pourra être appelé par la politique générale de l'État, mais sans que ce fils puisse prétendre à succéder à son père dans son véritable rang, ni être appelé à la succession de l'Empire français. Vous voyez que j'ai épuisé tous les moyens qui sont en mon pouvoir de ramener Lucien — qui est encore dans sa première jeunesse[9], à l'emploi de ses talents pour moi et pour la patrie. Je ne vois pas ce qu'il pourrait actuellement alléguer contre ce système. Les intérêts de ses enfants sont à couvert. Ainsi donc, j'ai pourvu à tout. Le divorce une fois fait avec Mme Jouberthou, et Lucien établi à l'étranger, Mme Jouberthou avant un grand titre à Naples ou ailleurs, si Lucien veut l'appeler près de lui, pourvu que ce ne soit jamais en France, qu'il veuille vivre avec elle et dans telle intimité qui lui plaira, je n'y mettrai point d'obstacle, car c'est la politique seule qui m'intéresse ; après, je ne veux point contrarier ses goûts ni ses passions. Voilà mes propositions : s'il veut m'envoyer sa fille, il faut qu'elle parte sans délai et qu'en l'épouse, il m'envoie une déclaration que sa fille part pour Paris et qu'il la met entièrement à ma disposition ; car, il n'y a pas un moment à perdre : les événements se pressent et il faut que mes destinées s'accomplissent. S'il a changé d'avis, il faut que j'en sois également instruit sur-le-champ, car j'y pourvoirai d'une autre manière, quelque pénible que cela fût pour moi ; car, pourquoi méconnaitrais-je ces deux jeunes nièces qui n'ont rien à faire avec le jeu des liassions dont elles ne peuvent être les victimes ? Dites à Lucien que sa douleur et la partie de sentiments qu'il m'a témoignées m'ont touché et que je regrette davantage qu'il ne veuille pas être raisonnable et aider à son repos et au mien... J'attends avec impatience une réponse claire et nette, surtout pour ce qui concerne Lolotte.

Pendant que toute la famille se réjouit de la réconciliation assurée et que la nouvelle des grandeurs promises à Lucien se répand, un peu comme une menace, dans les cours étrangères — car sait-on quel trône on lui destine ? — Joseph, qui a reçu le 26 la lettre de l'Empereur, charge son premier écuyer, Girardin, d'aller à Rome la lui porter et la lui faire lire, sans lui laisser l'original. Le 29, Girardin est reçu par Lucien qui lit rapidement la lettre, témoigne à diverses reprises son impatience et finit par dire. Il n'y a pas là une proposition nouvelle, toutes m'ont été faites dans l'entretien que j'eus avec lui à Mantoue, le 12 de ce mois ; et il se met à raconter ce que l'Empereur lui a dit, ce que lui, Lucien, a répondu. Girardin essaie de discuter, d'obtenir surtout une réponse nette quant à Charlotte, mais lorsqu'il insiste, lorsqu'il dit à Lucien : Vous ayez promis vos filles à l'Empereur lorsqu'elles seraient en âge d'être mariées, Lucien répond : Il fallait me tirer de là ; d'ailleurs, je lui enverrais l'aînée si elle était en âge d'être mariée et que ce ne fût pas avec le prince des Asturies. Ce qu'il dit là il ne le pense point ; il s'est engagé, ne peut ouvertement se dédire ; mais, lorsqu'il s'écrie : Croyez-vous que je puis consentir à laisser établir la division dans ma famille et puis-je envoyer ma fille dans une cour où on lui dira sans cesse que ma femme est une concubine et son frère un bâtard ? voilà sa véritable pensée : On a joué sur lui de sa haine contre Joséphine, et on a repris facilement le très petit avantage que l'entrevue de Mantoue avait laissé à Napoléon. Au reste, sans prévenir, ni se faire annoncer, quoiqu'elle sache son mari en affaires, Alexandrine survient, et Girardin, qui la confiait de longue date, n'a pas de peine à deviner d'où vient le changement d'attitude. Toutefois, soit que la menace contenue dans une des dernières phrases de la lettre de l'Empereur agisse sur Lucien, soit qu'il ne veuille pas achever de se brouiller en retirant sa parole, les choses demeurent, en apparence, telles qu'elles sont convenues et le voyage de Lolotte semble décidé. Lucien ne profitera pas de l'autorisation que son frère lui a donnée de conduire lui-même sa fille à Paris ; il la mènera seulement à Pesaro où il la remettra à la personne que l'Empereur aura chargée de l'accompagner à Milan. Seulement, point de date fixée, et que de choses peuvent se passer d'ici le départ ! Quant au reste, il est inébranlable : J'ai fait inutilement l'impossible, écrit Joseph, pour obtenir davantage de lui pour son propre bien, pour celui de sa famille et pour répondre aux intentions de Votre Majesté.

L'Empereur avait pensé à Charlotte dans deux hypothèses : la faire épouser au prince des Asturies ou l'épouser lui-même. Dans un cas comme dans l'autre — et à Mantoue, il avait indiqué l'alternative à son frère — quelles conséquences ! Charlotte tardant à venir, puis, sur les événements qui se passent à Rome, ne venant pas, l'Empereur retourne quantité d'autres combinaisons, songe à reprendre Stéphanie à la maison d'Arenberg, pour la donner à Ferdinand, elle ou la petite La Rochefoucauld, ne s'arrête à rien en ce qui concerne le prince des Asturies, continue pour lui-même à suivre la chimère d'un mariage russe... Puis c'est le voyage à Bayonne et les destinées s'accomplissent.

 

 

 



[1] Napoléon et les femmes, 3e édition Ollendorff, p. 163.

[2] Les résultats du concours furent rendus publics par un rapport du ministre de l'Intérieur du 13 décembre 1811. Le prix fut partagé entre MM. Jurine, de Genève, et J.-A. Albers. de Bremen, MM. Vieusseux, de Genève, Caillaux, de Bordeaux et Double, de obtinrent des mentions honorables. Le rapporteur était M. Royer-Collard.

[3] Elle épousa le 19 juin 1828 le prince royal de Suède, fils aîné de Bernadotte, plus tard roi sous le nom d'Oscar Ier.

[4] Ce ne fut que le 18 mai 1813, à Dresde, que l'Empereur s'acquitta de sa promesse en érigeant en duché, en faveur de la princesse, la terre de Galiera, devant rendre 200.000 livres de rente à placer annuellement en augmentation de capital, et en lui attribuant le palais de Bologne.

[5] C'est en 1806 que, dans ses notes manuscrites, Lucien place l'acquisition de Canino ; toutefois, dans une très rare Notice historique sur la Terre de Canino, P. E. Visconti affirme que le contrat fut signé par-devant Nardi, secrétaire et chancelier de la Chambre apostolique le 27 février 1808 : seulement le terme dont il se sert est ambigu : Diede solennila di contratto alla vendita fatta da essa R. C. della terra di Canino. La vente pourrait donc être antérieure, avoir été faite réellement en 1806 et seulement revêtue des formes légales en 1808.

[6] Mort à Rome le 15 août 1807.

[7] Il existe, de fait, trois versions de l'entrevue, la première de Napoléon presque immédiate (17 décembre), la seconde de Lucien du 29 décembre, la troisième, aussi de Lucien, mais postérieure de cinq années et rédigée avec des exagérations et des rancunes évidentes.

[8] Ce n'était sans doute qu'un argument supplémentaire de Lucien : ce ne fut qu'en février 1808 qu'Alexandrine put être enceinte de Paul-Marie, né à Canino le 3 novembre 1808.

[9] Trente-deux ans.