NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME III. — 1805-1807

 

APPENDICE[1]. — ELISA PATTERSON.

 

 

1805-1821.

 

En octobre 1805, au moment où Mlle Patterson se décidait, sur les instances réitérées de son mari, à quitter l'Angleterre pour retourner en Amérique, elle envisageait fort nettement sa situation et ne se faisait que peu d'illusions sur l'avenir. Sans doute, en lui écrivant d'un ton de mystère et en lui faisant savoir que la moindre indiscrétion le perdrait, Jérôme s'était convaincu qu'un tel roman à l'Anne Radcliffe maitriserait l'imagination d'Elisa et parerait d'illusions propices la prolongation de son séjour à Gènes ; niais il comptait sans son hôte. La précision yankee avait vivement dépouillé ces phrases prétentieuses et les avait mises à nu. En comptable avisée, Mlle Patterson établissait son bilan et quelque crainte qu'elle eût que sa traite de mariage ne fût protestée, elle prétendait au moins se mettre en mesure pour la toucher et ne rien négliger pour y parvenir. Nous imaginons, écrivait-elle à son père, de Camberwell le 14 août 1805, que Bonaparte (c'est Jérôme) est dans une mesure un prisonnier et nous devons attendre patiemment pour savoir comment il se conduira. En attendant, il serait extrêmement imprudent de ma part de sortir ou de voir qui que ce soit, et je dois éviter toute démarche qui pourrait faire penser qu'il peut vouloir m'abandonner. Quelle que soit mon opinion à cet égard, il serait injuste de le condamner sans avoir une certitude plus grande qu'à présent et ma conduite sera telle que si j'avais une parfaite confiance en lui. Elle sentait fort bien les inconvénients de s'éloigner et de quitter la place où se jouait la partie, mais l'injonction était formelle et à moins de brouille complète, il fallait obéir. Elle quitta donc l'Angleterre, vers le mois d'octobre 1803, et fit voile pour Baltimore où, de Paris, Jérôme s'était inquiété de lui préparer une vie luxueuse et agréable. Toutefois ce n'est point avec son argent. Une seule fois, on trouve un envoi de mille louis, puis des robes, des chapeaux, des fantaisies d'élégance, mais plus d'argent ; quant aux protestations, il en est moins avare. De Nantes, le 21 novembre 1805, il écrit à Mme J. Bonaparte à Baltimore (Maryland). u Le but de toutes mes démarches, de tous mes soins, de toutes mes sollicitudes est de revoir ma bonne Elisa, ma chère petite femme, sans laquelle je ne pourrais vivre et mon joli Napoléon-Jérôme, c'est le nom de notre fils. Si tu pouvais concevoir combien je tremble que quelque chose ne lui arrive ! De la relâche de San Salvador, le 26 avril 1806 : Ne crois rien de ce que l'on te dira. Tu me connais, Elisa, et. tu sais que rien ne peut me détacher de toi... Fais faire ton portrait et celui de mon fils, envoie-les en France à l'adresse de M. John Jones à Bordeaux, et qu'il attende que je lui fasse demander à mon retour les paquets à mon adresse, mais qu'il ne me les envoie pas par la poste. De Cayenne enfin, le 23 mai, cette lettre : Ma bien-aimée femme, j'arrive sur la côte de Cayenne et, malgré que mon vaisseau soit mouillé à quatre lieues, je descends à terre pour trouver une occasion pour t'écrire. Juge de mon bonheur lorsque, en envoyant chercher le capitaine d'une goélette américaine, il se trouve te connaître et t'avoir vue, ainsi que mon fils, trois jours avant son départ ! Je t'avoue, mon Elise, que c'est le premier moment de bonheur depuis que je t'ai quittée. Il n'est pas possible, ma chère Elise, que, de toutes mes lettres, aucune ne te soit parvenue, une seule devait te tirer d'inquiétude sur la fidélité de ton bon mari. Crois-tu, ma bonne femme, que si j'avais renoncé à toi je serais à commander les vaisseaux de Sa Majesté ? Pour un officier ordinaire, le poste que j'occupe est beau, surtout à mon âge ; mais pour moi qui, d'un seul mot, pouvais et puis encore être tout, qu'est-ce que cela ? Sois persuadée, ma bonne Elisa, que si j'avais voulu me séparer de toi et de mon fils qui êtes les objets de toutes mes affections, sois persuadée, dis-je, que, d'après tout ce que j'ai eu à souffrir, cela serait déjà fait, et qu'au moment où je te parle, au lieu d'être sujet, je serais souverain.

Mais, ma bien-aimée, ne crois pas que ton bon mari se repente jamais de tout ce qu'il a fait et souffert pour toi ; je t'ai préférée à une couronne èt je te préférerais encore à tout au monde. Hélas ! mon Elisa, tu es, avec notre cher fils, le seul être pour lequel je désire vivre, et la seule personne qui me fasse désirer une couronne afin de pouvoir te l'offrir ou qui me fit sentir le plaisir de la refuser, si tôt que tu ne pourrais la partager. Après la guerre, Elisa, si je puis transplanter ma fortune aux Etats-Unis, je le ferai ; si je ne puis la faire sortir de France, j'irai vivre avec toi, oubliant avec plaisir que je suis prince et accoutumé à jouir d'une grande fortune. Je te l'ai déjà dit, ma bien-aimée, je ne connais rien qui puisse être un sacrifice pour moi sitôt que tu en es l'objet. Aie une confiance sans bornes en ton mari, laisse dire les petites filles et les mauvaises langues de Baltimore et jouis de ton bonheur, car c'en est un que d'être chérie comme tu l'es. Tu dois concevoir, ma chère femme, combien il est essentiel que tu gardes le plus profond secret, même sur la réception de ma lettre ; donnes-en seulement connaissance à ton père et à ta bonne maman. Ne te rends pas malheureuse : occupe-toi d'élever mon fils, surtout ne m'en fais pas un Américain, mais un Français ; que les premiers mots qu'il prononcera soient ceux de son père et de son souverain ; qu'il sache de bonne heure que le grand Napoléon est son oncle et qu'il est destiné à faire un prince et un homme d'Etat...

Ne n'inquiète de rien, conserve, toi en bonne santé, occupe-toi de notre cher Napoléon ; écris-moi bien souvent et sois persuadée que ton mari sait ce qu'il fait mieux que personne au monde. N'oublie pas tout ce que renferme cette lettre et crois, mon Elisa, que ma première pensée en me levant comme la dernière quand je m'endors est toujours pour toi et que, si je n'étais certain d'avoir le bonheur de rejoindre ma bien-aimée femme, je cesserais de vivre.

Le capitaine américain... m'a dit que ton père parait avoir été très sensible à notre séparation ; dis-lui bien ceci : que, tel il m'a connu à Baltimore, et tel je suis actuellement, et que rien ne peut diminuer ni altérer le tendre attachement que je lui porte. Quant à ta mère, tu sais, mon Elisa, que je l'aime comme une seconde maman et lui répéter combien je l'aime n'est point une chose qui l'étonnera, mais je suis sûr que cela lui fera plaisir. En m'écrivant, donne-moi des nouvelles de toute la famille... Adieu, ma bonne femme. Je t'embrasse de tout mon cœur ainsi que mon fils et je vous aime tous les deux de toutes les facultés de mon âme.

Un mois plus tard, le 20 juin, de la Martinique, voici, dans une lettre dont on n'a qu'un fragment, cette étrange assertion : Je puis à présent t'avouer une chose, mon Elise, mais entre nous seulement : c'est que, trois jours après ton départ de Hollande, le commissaire général qui t'avait dit qu'il expédiait un courrier, reçut l'ordre de te recevoir comme femme du frère de l'Empereur, et que ton départ pour l'Angleterre a été la seule cause de notre séparation. Cependant, ma bien-aimée femme, j'espère que désormais elle ne sera plus bien longue. Est-ce une querelle qu'il cherche et sait-il que, à la date du ter juin, une instance a été introduite devant l'officialité diocésaine de Paris en vue de faire prononcer la nullité de son mariage ? En tout cas, on ne trouve plus de sa main que ce très court billet adressé le 17 juillet, à Madame Bonaparte à Baltimore :

Je ne t'écris qu'un mot, ma chère et bien-aimée Elisa. Je me porte bien et j'ai bien du regret d'être à cent cinquante lieues de toi sans pouvoir jouir du bonheur de te voir. Phrases — car lorsque le Vétéran abandonne l'escadre, c'est sur France qu'il se dirige à pleines voiles. Entre l'amour et l'ambition, Jérôme a fait son choix.

Rentrée avec son fils, chez son père qui n'a point paru fort flatté de ce retour — car il avait bien compté être débarrassé par le plus brillant des mariages d'une telle fille, et elle lui revient plus dépensière, plus vaniteuse, plus princesse — Mlle Patterson n'avait point d'illusions sur son avenir. Elle avait prévu dès le premier jour les chances de la partie qu'elle avait voulu jouer et n'eut point d'étonnement à l'avoir perdue. Il n'est pas à croire qu'elle ait appris par Jérôme lui-même les résolutions auxquelles il s'était arrêté à sa rentrée en France, ni qu'elle ait reçu de lui avis de son mariage, mais certainement, lors de son avènement au trône de Westphalie, Jérôme communiqua avec elle.

Le 11 novembre 1807, il prie l'Empereur de lui donner la lettre qu'il doit envoyer aux États-Unis, le bâtiment américain ne pouvant être retenu plus longtemps. A qui écrirait-il, sinon à Mlle Patterson ?

Celle-ci semble avoir pris son parti et peut-être n'entendrait-on plus parler d'elle en France sans un éveil de sentiments paternels qui se produit chez Jérôme d'une façon inattendue. Alexandre Lecamus, qu'il s'est attaché en 1803, à la Martinique, comme secrétaire intime, qui l'a suivi partout, en qualité de son confident le plus assidu, qui, à présent, installé en Westphalie, y est devenu le personnage le plus influent, n'a pas manqué, en bon parent, d'appeler près de lui sa famille, et l'un de ses frères Auguste Lecamus, venant de la Martinique a passé par Baltimore où il a vu Mlle Patterson et reçu d'elle, pour le roi, le portrait de son fils[2].

De là ces deux lettres :

Jérôme écrit à Élisa : Le portrait de mon fils que tu m'as envoyé par M. Lecamus, m'a rendu bien heureux, ma chère Élisa, mais tous mes vœux ne sont point encore comblés. Les événements qui se sont succédé depuis notre séparation n'ont pu t'effacer de mon souvenir ; je t'ai toujours conservé ma tendresse, tout en cédant aux circonstances politiques qui ont décidé de moi, et je n'ai cessé de m'occuper du soin de ton bonheur et de celui de notre enfant. C'est pour assurer son sort que je l'envoie chercher par M. Lecamus. Je sais d'avance, ma bien-aimée Élisa, ce qu'il va t'en coûter pour te séparer de lui, mais tu ne seras point assez aveugle sur tes véritables intérêts et sur les siens pour ne pas consentir à son départ. Une destinée brillante lui est réservée ; notre fils doit jouir de tous les avantages auxquels sa naissance et son nom lui donnent le droit de prétendre, et tu ne peux les lui faire perdre sans cesser de l'aimer et sans te rendre responsable de son sort. J'espère que, dans cette occasion, tu prendras assez d'empire sur toi-même pour tout sacrifier à l'existence convenable de notre fils et ne point écouter les conseils timides que l'on pourra te donner. Ne te livre point au chagrin, ma bonne Élise, espère tout du temps et compte sur un avenir plus heureux. Rien ne me fera jamais oublier les liens qui m'unissent à toi et le tendre attachement que je t'ai voué pour la vie.

Ton affectionné et dévoué ami.

Jérôme NAPOLÉON.

Le 16 mai 1808.

Mes tendres amitiés, à ta mère, à ton père et toute la famille.

A M. Patterson, d'un style royal il dit : Monsieur Patterson, j'envoie aux États-Unis M. Lecamus pour y chercher mon fils et le ramener près de moi. Cette démarche est autorisée par l'Empereur et vous jugerez facilement qu'il s'agit de lui préparer une existence convenable à sa naissance et à son rang. Élevé sous mes yeux, dans le rang qui lui appartient, il adoucira au moins les chagrins que j'éprouve à être loin de sa mère et, sans doute, le temps viendra où il pourra réparer le mal que nous ont fait de grands intérêts politiques que j'ai dû respecter. Dans ma position et celle d'Élise, il importe beaucoup que mon fils soit près de moi. Vous avez trop de sagesse pour n'en pas sentir les raisons et elles intéressent autant ma délicatesse que celle de votre famille. Je ne me dissimule pas combien cette séparation sera pénible à Élisa ; mais je compte sur vous, Monsieur, pour lui faire envisager tous les avantages qui doivent en résulter, et la décider à ne point s'opposer au bonheur de notre enfant.

J'espère l'embrasser avant le mois de septembre. J'ai ordonné à M. Lecamus de mettre la plus grande célérité dans son voyage. Sur ce, monsieur Patterson, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

Peut-être, pour cette démarche, Jérôme a-t-il, comme il le dit, reçu l'assentiment de l'Empereur ; mais, en tout cas, le ministre de France aux États-Unis, le général Turreau, n'a pas été avisé du voyage de M. Lecamus ; il n'a reçu aucune instruction à son sujet et, chose plus étrange, Lecamus ne s'est point présenté chez lui à son arrivée et Turreau ignore que ce personnage officiel, français, chambellan du roi de Westphalie, se trouve aux États-Unis.

C'est là ce qui explique seulement l'imbroglio qui va suivre :

Le 30 juillet, Turreau rend compte au Département que, deux mois auparavant, en mai, il apprit qu'il était question d'un mariage entre Mite Patterson et le fils d'un amiral anglais, sir Thomas Graves, qui, non employé dans la marine, se trouvait depuis quelque temps aux États-Unis où il possédait des biens considérables. Selon certains, il y avait là une intrigue combinée pour entraîner Mlle Patterson avec son fils en Angleterre pour faire de cet enfant dans la suite et suivant les circonstances, sinon un instrument de troubles, au moins un objet d'inquiétude pour le gouvernement de France.

Turreau n'avait pas attaché d'importance à ces bruits, ne pensant pas que le mariage qu'on disait très prochain pût avoir ce but, mais, le 9 juillet — la date est précieuse, c'est celle où Lecamus a remis aux Patterson les lettres de Jérôme et où on lui a opposé un refus formel —, le 9 juillet, il a reçu de Mlle Patterson une lettre dont il ne peut méconnaître la curiosité et qu'il joint à sa dépêche.

Dans les premières illusions de mon cœur, dans le premier développement de mes pensées, écrit Elisa, j'avais conçu de glorieuses espérances ; j'avais élevé mon âme dans la contemplation du rang auquel la fortune semblait m'appeler et je cherchais à me rendre digne de ses plus hautes faveurs. Mais les droits des sociétés sont d'un ordre supérieur à tous les droits individuels... J'obéis à la dure nécessité qui me sépare, hélas et pour toujours, d'un homme que j'aimais dans la plus grande innocence de mon cœur, que j'estime, que j'honore et que le ciel n'a pas trop récompensé en l'élevant au comble des honneurs, je porte avec orgueil le nom que mérita mon amour, ce nom que l'Univers respecte et que mes concitoyens me donnent selon le vœu des lois et des mœurs dans ce pays. Mais elle a son fils : A l'ombre tutélaire de la maison de ses aïeux maternels, il jouit encore de tous les biens de l'enfance, la santé, la gaité, l'absence de tous maux. Bientôt viendra l'âge où les impressions sont plus durables. Que devrai-je faire alors ?... M. le général veut-il exposer à Sa Majesté la situation d'un enfant si digne d'intérêt et celle d'une mère qui, par des sentiments affectueux et vrais, mérita tous les témoignages d'estime et d'attachement dont une femme peut être honorée et qui ne doit ses infortunes qu'à des circonstances qu'elle ne pouvait maitriser, qui, déchue des plus brillantes espérances sans avoir de reproche à se faire, est réduite à pleurer sur la naissance de son fils dont l'état, les moyens même de subsister demeurent incertains lorsqu'il semblait né pour la considération et le bonheur. Je n'ai pas besoin de vous décrire ma pénible situation, vous sentirez qu'il est dur de retracer des besoins, d'expliquer comment on se trouve le fardeau d'une famille très nombreuse et de dire enfin les désagréments sans nombre qui suivent un renversement éclatant injustement envisagé, dont la perte est irréparable et qui semble exclure de tout autre établissement.

Pour préciser ce que la littérature laisse d'obscur dans cette lettre, Mlle Patterson a demandé à Turreau un entretien confidentiel. Elle lui a dit qu'elle s'abandonne avec la plus entière soumission au gouvernement français... qu'elle désire qu'on la retire des États-Unis... qu'elle ne veut point aller en Angleterre parce qu'elle craint que cette démarche ne déplaise au gouvernement français sans l'aveu duquel elle ne formera jamais aucun établissement... qu'il n'est nullement question de son mariage avec le jeune Graves, mais que Sidney-Smith lui a renouvelé par une lettre la proposition de demeurer à Londres, où il la voyait souvent lors de son séjour dans cette ville.

Turreau demande si elle peut lui 'communiquer cette lettre : elle répond que son père s'empare de toutes ses lettres aussitôt qu'elle les a lues et que, si elle peut les avoir, elle montrera volontiers celles de Sidney Smith.

Terreau, fort embarrassé, sollicite donc des ordres : Que doit-il répondre à Mlle Patterson ? Quelle conduite doit-il tenir ? Jusqu'où doit-il s'avancer ?

La lettre d'Elisa parvient à l'Empereur à Burgos le 18 novembre. Napoléon écrit aussitôt au ministre des Relations extérieures : J'ai reçu la lettre de Mlle Patterson. Répondez à Turreau qu'il lui fasse connaître que je recevrai avec plaisir son enfant et que je m'en chargerai si elle veut l'envoyer en France ; que, quant à elle, tout ce qu'elle peut désirer lui sera accordé ; qu'elle peut compter sur mon estime et sur mon désir de lui être agréable ; que, lorsque je me suis refusé à la reconnaitre, j'y ai été conduit par des considérations de haute politique ; que, à cela près, je suis résolu à assurer à son fils un sort tel qu'elle le peut désirer. Il faut du reste traiter cette affaire doucement et secrètement.

Au même moment, vraisemblablement par le bateau, qui apporte les dépêches du ministre de France, Lecamus est arrivé, et le 22 novembre, il a remis à Jérôme, une lettre de son fils où l'enfant se refuse à casser le cœur de sa maman et à la quitter pour venir en Europe et une lettre d'Elisa où elle expose et précise la démarche qu'elle a faite près de l'Empereur. Jérôme répond aussitôt à Mlle Patterson :

A Elisa, à Baltimore.

Cassel, le 22 novembre 1808.

Ma chère Elisa, je revois votre lettre et celle de mon fils : ce n'est que ce matin que M... me les a remises. Je vous laisse à penser, Elisa, tous les sentiments qui sont dans mon cœur. Ce cœur n'a pas changé et est à l'abri de tout changement, surtout lorsqu'il s'agit des plus tendres objets de mon affection. Oui, Elisa, Jérôme et vous sont à une place qu'aucune puissance ni calcul politique ne peuvent leur ôter. A présent, Elisa, permettez à celui qui a des droits sur vous et qui en a d'incontestables sur son fils, de vous exprimer son sentiment sur les démarches faites pour son fils et sa bonne Elisa sans son consentement. Quel peut être le but de ces démarches ? Est-ce de faire reconnaître Jérôme comme prince français ? Cela ne se peut pas : la constitution de France s'y oppose et nos liens étaient contractés bien avant l'avènement de l'Empereur qui, n'ayant pas donné son consentement, ne pourrait pas plus donner à Jérôme le titre de prince français (à moins d'adoption) que donner celui d'impératrice à notre maman. Ainsi, cette démarche était inutile. Est-ce pour assurer un sort à mon fils et à sa mère ? Quelle nécessité de s'adresser à l'Empereur ? Et ne suis-je pas assez bon père et ami et assez puissant pour donner à mon fils et à sa mère tous les titres et la fortune qu'ils peuvent désirer ? Ah ! ma chère Elisa, ou vous m'avez méconnu, ou vous n'avez pas su quelle était ma position actuelle qui est indépendante pour tout ce qui tient à mon pays et qui n'a de dépendance que pour tout ce qui tient à la France, dont mon fils, notre enfant chéri, ne peut rien attendre. J'attendais mon fils, oui, Elisa, je vous attendais aussi, et une existence noble et digne des objets de ma plus tendre affection vous était et vous est encore préparée. Alors, au moins, je verrai mon fils de temps en temps et je promets à sa mère, à Elisa, à ma plus tendre amie, de laisser son fils avec elle, jusqu'à l'âge de douze ans, dans la principauté que je lui ai choisie et que le seul sacrifice que je lui demande est de me laisser jouir de la présence de mon fils une ou deux fois par mois. D'ailleurs, en vous faisant venir, chère Elisa, ainsi que mon fils, je sais que je ne déplais pas à l'Empereur.

Réfléchissez et vous verrez que l'Empereur ne peut vous rien répondre : peut-être est-ce un bonheur qu'il ne la fasse pas ! Car, Elisa, je perdrais plutôt et mes États et ma vie que de souffrir que mon fils passât en d'autres mains que les miennes. Qui sait ce qu'il deviendrait ?... Et qui me répondrait d'une existence que partout ailleurs que chez son père ou sa mère on a ingéra de terminer ? Quelle serait nia garantie ? Qui m'en répondrait ? Malheur, Elisa, si avant l'arrivée de M. L... tu donnes cet enfant ? Je déclare que, dussé-je tout perdre, je ne souffrirai jamais qu'un autre prenne soin de mon enfant, ni qu'il fasse pour lui ce que je puis faire moi-même. Mon fils ne doit avoir d'obligation qu'à sa mère et à moi, et je pense avec douleur qu'Elisa, dont le cœur m'est si bien connu, préfère devoir à un autre que moi un sort que je suis si bien à même de lui donner. Eh I qui peut mieux que moi, ma bonne Elisa, sentir et éprouver le bonheur de pouvoir non pas réparer (cela est impossible), mais adoucir le mal que ma situation politique et non pas mon cœur, vous a fait et vous fait encore tant souffrir ! Je me décide, Elisa, à attendre votre réponse avant d'envoyer M. L... pour vous chercher l'un et l'autre.

J'adresse cette lettre à Bordeaux au correspondant de votre bon père et j'espère avoir bientôt votre réponse. Voici, en résumé, Elisa, ce que je vous propose, pour vous et pour notre fils et ce que j'aurai tant de plaisir à faire : Vous aurez à Smalkalden, qui est à trente lieues de Cassel, une résidence belle, commode et digne en tout de vous. Je vous donnerai, ainsi qu'à notre enfant, les titres de prince et princesse de Smalkalden, avec deux cent mille francs de rentes et je n'attends pour tout cela que votre consentement. Je serai d'ailleurs, en faisant cela, d'accord avec l'Empereur, qui conserve pour vous une estime réelle, mais à qui les intérêts, politiques ne permettent jamais de varier dans ses opérations. Votre consentement me rendra bien heureux, Elisa, et si je puis parvenir à adoucir vos malheurs, je sentirai alors seulement le prix de la puissance. Vous avez un moyen de me faire parvenir votre réponse en l'envoyant à Joseph et lui donnant l'ordre de se rendre à Cassel. Dans le cas, Elisa, où vous répugneriez à habiter la Westphalie ce que je ne crois pas puisque vous serez, à Smalkalden, séparée de la Westphalie par une portion du pays de Saxe, dans ce cas, dis-je, je ferai ce qui vous conviendrait et vous assurerai cette rente de deux cent mille francs n'importe où.

D'ailleurs, je vous ferai observer que la Westphalie est le seul pays où vous soyez certaine d'être libre et d'avoir une garantie que l'indépendance de ma couronne vous assure, et puisque je serai toujours heureux de tout faire et sacrifier pour que vos jours s'écoulent tranquillement et sans autre peine que celle que notre lien malheureux vous cause et que vous devez bien penser ne pas supporter seule ! Adieu, Elisa. J'attends avec anxiété votre réponse et que vous me fassiez connaitre, et votre lettre à l'Empereur, et sa réponse, ainsi que les propositions qui vous ont été faites par le général Turreau.

Je suis, Elisa, pour la vie, votre dévoué,

JÉRÔME NAPOLÉON.

Donc, cela ressort de cette lettre, pour envoyer Lecamus, Jérôme n'avait nullement, comme il le disait, demandé l'avis de son frère, et il n'a reçu de l'Empereur aucune communication de la dépêche de Turreau ; s'il a l'intention d'effrayer Elisa de dangers imaginaires, il se trompe ; elle ne croit pas aux romans, voit seulement les propositions qu'il lui fait et les repousse par le silence : disant que la Westphalie n'est pas un royaume assez grand pour contenir deux reines.

Tout autre est l'accueil qu'elle fait à la réponse de l'Empereur qui, transmise par Champagny à Turreau le 29 novembre, lui est communiquée verbalement, en substance le 24 mars 1809. Le 31 mars, dans un élan lyrique d'allégresse et de reconnaissance, elle écrit pour exprimer sa joie que l'Empereur veuille bien se charger de son fils. Mais, ajoute-t-elle, comme j'ai eu l'honneur d'exposer à Votre Excellence, les circonstances ne permettent guère de l'exposer sur la mer. Mon fils n'a encore que quatre ans. On peut différer de le conduire en France jusqu'à ce que vous ayez reçu des ordres ultérieurs, mais je me dois à moi-même, je dois à son père d'accompagner cet enfant. Ce dépôt sacré que le ciel a confié à ma fidélité doit passer directement de mes mains dans celles de l'Empereur... Vous désirez savoir positivement ce que je veux pour moi-même : J'ai déjà eu l'honneur de marquer à Votre Excellence que les Etats-Unis sont devenus pour moi un séjour importun où mes malheurs divulgués ne m'attirent que des désagréments. La nécessité de m'éloigner de mon pays est liée aux circonstances qui me sont particulières. J'établirai mon domicile dans le lieu qui me sera indiqué par Sa Majesté, mais, s'il n'y avait aucune difficulté, je voudrais pouvoir rester à Paris. Elle veut un nom, un titre et une dignité convenables ; pour les avantages pécuniaires, elle s'en rapporte à l'Empereur et elle attend l'autorisation de se rendre en France. Pour marquer sa soumission elle signe Elisa née Patterson et supprime Bonaparte.

En transmettant cette lettre le 22 avril, Turreau ajoute : Ce que j'ai pu recueillir dans la conversation de ses vues et de ses prétentions, c'est qu'elle voudrait un nom et un titre sans être obligée de se marier. Elle désire surtout quitter les Etats-Unis et vivre à Paris. Enfin sa généreuse ambition l'entraîne encore plus vers l'éclat du rang que vers celui de la fortune.

Un nom, un titre, un rang, de l'argent, c'est ce que Jérôme a offert, mais ce n'est point de Jérôme, c'est de l'Empereur qu'elle prétend les tenir. Pour y parvenir, elle a soin de laisser Turreau dans l'entière ignorance des propositions qui lui ont été faites par le roi de Westphalie ; elle se souvient brusquement que son fils a été jusqu'ici laissé hors de toute communion et elle le fait baptiser catholique[3] ; mais tout cela n'avance point ses affaires à son gré et le tempi lui dure.

Elle imagine alors de s'emparer de l'idée qu'on a suggérée à Turreau qu'on veut, eu la mariant à un Anglais, faire jouer à elle et à son fils un rôle politique en Angleterre. Elle simule que sa famille est au moment de la contraindre et que, si l'Empereur ne vient pas à son secours, elle va céder.

Au mois de septembre, Turreau, qui a reçu du ministre une réponse assez banale à sa lettre du 22 avril, se rend pour affaires à Washington ; en route il apprend que Mlle Patterson est sur le point d'épouser M. Oakeley, secrétaire de la légation anglaise. Il lui fait aussitôt demander une entrevue ; elle élude. M. de Cabre, secrétaire de sa légation, qu'il lui envoie, la trouve retournée, mais les engagements de ses parents avec M. Oakeley sont si forts qu'elle se borne à demander que l'on attende le retour de son père qui aura lieu en octobre. Quelques jours plus tard, elle vient chez le ministre, lui remet une lettre de pur remerciement, raconte dans le désordre de la plus vive douleur qu'elle est obsédée par ses parents et particulièrement par ses frères ; qu'elle n'a plus la liberté de sortir ; que la famille veut absolument le mariage avec M. Oakeley ; qu'en faveur de ce mariage, son père lui donnera 50.000 dollars et lui en laissera autant après sa mort ; qu'elle sera déshéritée si elle refuse Oakeley ; que les honneurs et la fortune l'attendent en Angleterre, mais que, pourtant, elle saura résister, si on lui donne, par un brevet qu'elle puisse faire connaître, un nouveau nom et un titre.

Et Turreau d'insister sur l'urgente nécessité de déterminer le sort de Mlle Patterson, de lui accorder ce qu'elle demande, dès maintenant et sans qu'elle ait, pour l'obtenir, à passer en France. A ses yeux, point de doute ? Le gouvernement anglais attache une importance extrême à la prendre ; les Patterson qui se sont jetés dans le parti anglais emploient tous les moyens pour la contraindre, jusqu'à menacer de l'abandonner si elle n'épouse pas M. Oakeley, qu'ils jugent d'un parti inespéré.

C'est beaucoup dire sans doute. Ce Charles Oakeley qui a été secrétaire de légation en Bavière et en Suède, appartient à une famille de marchands de Londres, remontant tout juste au milieu du XVIe siècle, ayant eu, il est vrai, dans le siècle suivant, deux membres du Parlement pour Bishop's Castle, mais n'ayant obtenu qu'en 1790 un titre de baronnet. Le père de Charles, premier baronnet du nom, employé dans la Compagnie des Indes et, en fin de carrière, gouverneur de Madras, y a peut-être fait fortune, mais comment croire que les ministres anglais attachent à ce mariage une telle importance qu'ils aient promis, s'il se réalisait, de grandes charges et un titre d'importance ? Elisa, qui n'est point femme à subir des contraintes, n'a-t-elle pas pour but, en racontant cette histoire à Turreau et en exploitant sa crédulité, d'obtenir une surenchère et de précipiter les événements ?

En effet, la voici qui, le 12 novembre, se présente comme une folle à la légation de France. Toute sa famille est subjuguée, les ministres anglais travaillent ouvertement à la réussite du mariage ; elle va succomber. Il n'est qu'un moyen, c'est de l'enlever de ce milieu. Je lui ai ouvert, écrit Turreau, un crédit de 25.000 piastres ; cette somme doit suffire à ses dépenses. Cette demoiselle n'est plus dans sa famille : elle est indépendante. J'ai placé près d'elle et de son fils le colonel Tousard, commissionné du gouvernement et qui se trouve inoccupé à Philadelphie. Personne n'a de titre. Et c'est pourquoi, aussitôt, tout le monde en réclame.

A Paris, l'on trouve que Turreau a été vite : A la vérité, le ministre vient de lui écrire, le Il décembre, que l'Empereur prend toujours le même intérêt à Mue Patterson, mais qu'il l'abandonnera entièrement si elle s'oublie elle-même au point d'épouser un Anglais, qu'il se propose de régler incessamment son sort et, en attendant, qu'il autorise Turreau à lui faire l'avance des sommes qu'exigera sa situation[4] ; mais Turreau a préjugé les intentions et excédé ses pouvoirs ; sans le désavouer, sans désapprouver même ce qu'il a fait, on juge opportun de mettre des bornes à sa munificence. Il est inutile, dit le ministre, de donner à Mlle Patterson plus qu'il ne convient pour lui assurer une existence aisée et honorable.

Elisa, qui a emporté par ce coup d'audace une partie de ce qu'elle souhaite, trouve que le reste — et ce n'est rien moins qu'un duché — est lent à venir et, enhardie par son premier succès, elle s'adresse directement à l'Empereur : Sire, lui écrit-elle le 1er juillet 1810, après quatre années de peines et de chagrins, j'ai donc la consolation de voir que Votre Majesté ne me croit pas indigne de son attention. Le plus grand des mortels veut bien s'intéresser aux destinées de la plus humble des femmes.

Le général Turreau a bien voulu m'apprendre que Votre Majesté veut bien se charger du sort de mon fils et qu'elle daigne même prendre sa mère sous sa protection impériale. Secourue dans ma déplorable situation par la main de Votre Majesté, lui devoir d'échapper sous ses auspices aux maux qu'entrainent la dépendance et la médisance, avoir son approbation pour contribuer à l'éducation de mon fils, seraient déjà des motifs irrésistibles pour accepter avec transport des dispositions qui caractérisent si bien la magnanimité et la bienveillance de la source dont elles proviennent, mais, Sire, dans cette occasion intéressante, je suis déterminée par des considérations encore plus importantes.

Le sang et les talents qui sont l'héritage de mon fils et le nom qui le distingue sont incompatibles avec une humble éducation ou une existence obscure. Je dois à lui, au monde, et par-dessus tout à Votre Majesté de ne point laisser échapper l'occasion de le placer dans une situation où, instruit par les hommes les plus éclairés de la plus grande nation du monde et protégé par le plus auguste des souverains, son esprit, son génie et ses vertus acquerront toute la force dont ils sont susceptibles.

Fière de ce que Votre Majesté a daigné s'occuper de moi, je croirais déroger si je plairais mon sort en d'autres mains ou si je me permettais d'avoir d'autres pensées que celles que m'inspire la vive reconnaissance pour la situation que votre bienveillance impériale me destine. J'aurai l'honorable obligation de devoir uniquement à la magnanimité de Votre Majesté le repos d'une vie qui sera toute consacrée à former des vœux pour la conservation de celle dont les destinées de l'univers dépendent.

Quels que puissent être les ordres de Votre Majesté eu égard à l'établissement, la résidence et la conduite de mon fils et de moi, nous nous empresserons de les exécuter.

Le cœur rempli d'admiration et de la plus vive reconnaissance, je suis avec le plus profond respect, Sire, de Votre Majesté Impériale, la très humble, très obéissante et très obligée servante.

ELISA.

De ce verbiage, où ne se rencontre nul anglicisme et dont on ne saurait, avec vraisemblance, attribuer la rédaction à Mlle Patterson, il convient de retenir uniquement la demande enveloppée, mais formelle, d'une situation. L'Empereur ne s'y laissa pas prendre et Turreau qui avait à cœur d'éviter de nouvelles réprimandes, évita de s'engager comme il l'avait fait antérieurement. Il renouvela simplement à Mlle Patterson l'assurance que l'Empereur s'occuperait d'elle ; puis, s'apercevant, un peu tard, qu'il avait été pris pour dupe et que, vraisemblablement, la scène du départ avait été concertée entre le père et la fille, il restreignit au chiffre arrêté jadis par l'Empereur lui-même à Alexandrie, les générosités qu'au début il avait portées hors de mesure. Mlle Patterson m'ayant prévenu, écrit-il le 4 octobre 1810, qu'elle continuerait à résider chez son père jusqu'au moment où Votre Majesté daignerait l'appeler en Europe, cette manière de vivre infiniment moins dispendieuse que si elle se fût décidée à tenir maison, m'a fait croire qu'une somme de 5.000 francs par mois devait suffire à ses dépenses. Je lui ai donc annoncé qu'à dater du 1er du courant elle recevrait du consul général de Sa Majesté, et tous les mois, 5.000 francs.

Patterson préféra toucher quinze mille francs à la fin de chaque trimestre, mais elle les toucha avec une régularité de comptable experte que rien ne trouble. Cependant, elle n'obtenait point de réponse quant à sa situation et l'Empereur croyant en avoir assez fait, ne paraissait plus s'occuper d'elle. Elle s'ennuyait à Baltimore où elle prétendait ne point trouver de ressources pour l'éducation de son fils qui allait sur les six ans, et, en 1811, elle vint passer l'hiver à Washington où une partie de sa famille était fixée. Selon les instructions qu'il avait reçues du Département, Sérusier, son ancien adversaire de Lisbonne, qui avait succédé à Turreau, eut soin de lui faire politesse, de lui rendre visite, de l'inviter à ses réceptions, mais sans recherche ni éclat, et, tout en la surveillant exactement, il se garda bien d'entrer en discussion avec elle. D'ailleurs, il eût eu fort à faire de suivre Elisa dans les salons, car elle ne manquait point une soirée, était de toutes les fêtes et avait repris ce rôle de Belle des Belles qu'elle avait si bien joué à Baltimore. Ce qui, pour le ministre, rendait la situation plus difficile, c'est que c'était presque uniquement chez les ennemis de la France que fréquentait Madame Bonaparte. Elle se montrait partout avec M. Forster, ministre d'Angleterre, et semblait partager les opinions qu'affichait sa famille, ouvertement opposée à la guerre que les Etats-Unis allaient bientôt déclarer à l'Angleterre.

L'on n'a point de lettre d'elle à Jérôme durant tout ce temps : il paraîtrait pourtant à en croire certaines traditions familiales qu'il y en eut d'échangées. Après 1810, Jérôme lui aurait écrit pour lui reprocher d'avoir accepté de l'Empereur ce qu'elle avait refusé de lui et elle aurait répondu qu'elle préférait s'abriter sous les ailes d'un aigle que d'être suspendue au bec d'un oison ; puis elle avait cessé toute correspondance, ne faisant même plus donner au père la moindre nouvelle de son fils : or, au souvenir de cet enfant, Jérôme s'était d'autant plus attaché que, du côté de la reine, les espérances, souvent formées, avaient été constamment déçues. Le 20 février 1812, énervé de ce long silence qui durait depuis quatre ans, il écrivait à Madame d'Albert née Élisabeth Patterson :

Ma chère Élisa, que de temps depuis que je n'ai reçu de vos nouvelles et de celles de mon fils ! Car, dans le monde entier, vous ne pourrez trouver un meilleur ni un plus tendre ami que moi. J'aurais bien des choses à vous écrire, mais, comme je dois craindre que cette lettre ne soit interceptée, je me borne à vous donner de mes nouvelles et à vous en demander ainsi que de celles de mon fils. Soyez persuadée que tout s'arrangera tôt ou tard ; car le meilleur comme le plus grand des hommes est certainement l'Empereur.

Votre affectionné et bon ami,

JÉRÔME NAPOLÉON.

Il ne semble pas qu'Élisa ait répondu, mais il ne parait pas davantage que cette tentative de la part de Jérôme ait exercé une influence sur la détermination qu'elle prit quelques mois plus tard.

A la fin de novembre 1812, Sérurier lit dans les gazettes que Mlle Patterson est en instance de divorce devant la Chambre législative du Maryland. Il s'étonne à bon droit de n'avoir pas été prévenu, s'inquiète des mobiles qui ont pu faire agir Élisa, et demande des explications. Voici celles qu'il reçoit :

Monsieur, je regrette de me trouver forcée de prendre sur le temps de Votre Excellence, mais je croirais manquer de respect à la reconnaissance que je dois à Sa Majesté Impériale pour l'intérêt que Sa Majesté daigne prendre à ma situation si je gardais le silence sur les motifs qui ont déterminé ma demande en divorce auprès de la Législation de Maryland.

Mon ignorance absolue en fait de jurisprudence a été la seule cause du retard que j'ai mis à solliciter cette formalité légale que je croyais inutile après les événements personnellement intéressants pour moi qui eurent lieu en Europe. Je crus à tort qu'ils auraient le même effet sur moi en Amérique.

L'amendement proposé en 1810 à la Constitution des États-Unis, après avoir passé par les deux chambres du Congrès a, depuis, été adopté par plusieurs États et doit naturellement devenir dans peu loi effective.

En vertu de cet amendement tout citoyen de ce pays qui, sans le consentement du Congrès, accepterait ou retiendrait quelque présent, pension ou émolument de quelque espèce que ce soit d'un empereur, roi, prince ou puissance étrangère devient inhabile à exercer aucun des droits ou privilèges d'un citoyen libre des Etats-Unis.

Votre Excellence sentira aisément que les mots pension, présent ou émolument peuvent se rapporter aux circonstances dans lesquelles je me trouve actuellement. Les gens de loi qui ont été consultés à cette occasion jugent nécessaire que je vende ou transporte à des curateurs la portion de mon héritage paternel présentement en ma possession qui consiste en maisons ou terres, propriétés personnelles n'étant naturellement point affectées par cette nouvelle loi.

Tout contrat de transport de ma part, seule, sans qu'un divorce n'ait été préalablement accordé par les lois des États-Unis, ne pourrait pas être valide et obligatoire. Je me suis donc trouvée obligée de m'adresser à l'Assemblée de l'État de Maryland, actuellement en session, pour obtenir ce divorce qui me mettra à même de convertir en argent comptant les propriétés que j'ai déjà reçues de mon père.

Ce qui tend à prouver que le motif allégué par Mlle Patterson était le véritable et que nulle autre considération n'avait agi sur son esprit, c'est d'abord la date où fut formée l'instance en divorce, date où personne aux États-Unis ne pouvait avoir la moindre notion des désastres de Russie, c'est ensuite la demande que, tout de suite après avoir obtenu son divorce — prononcé le 2 janvier 1813 — elle adresse à Sérurier. Sur le désir qu'elle en a exprimé, il se rend, chez elle le 11 janvier : elle renouvelle l'expression de sa reconnaissance pour les bienfaits qu'elle reçoit de l'Empereur et lui dit ensuite en propres termes : Les États-Unis me sont devenus insupportables. Il y va de ma santé et de mon bonheur de les quitter. Je désire passer en France pour y vivre, sinon à Paris, au moins dans une des grandes villes de l'Empire. L'intérêt de mon fils est une autre considération toute-puissante qui me fait souhaiter ce déplacement. Vous êtes témoin que je ne puis rien ici pour son éducation et qu'il est arrivé à l'âge où je dois m'en occuper sérieusement. Je désire, Monsieur, que vous veuillez transmettre mon vœu à l'approbation de Sa Majesté sans laquelle je n'entreprendrai pas ce voyage.

Coûte que coûte, elle prétend quitter sa patrie et, si elle ne reçoit pas l'autorisation de venir en France, elle passera dans quelque autre contrée d'Europe, mais cette menace, transmise par Sérurier, ne produit pas l'effet qu'elle en attend. Le due de Bassano a beau mettre, le 24 mars, sous les yeux de l'Empereur, la dépêche de Sérurier, aucune décision n'est prise et les reçus signés par Elisa prouvent qu'elle reste aux États-Unis où l'on continue à lui payer sa pension jusqu'au 30 septembre 1814.

Malgré les promesses faites, malgré le divorce prononcé à sa requête et par lequel tout lien légal a été rompu, même en Amérique, entre Jérôme et elle, elle n'en continue pas moins à porter le nom de Bonaparte et si, jusqu'ici, elle a signé les reçus de sa pension : Elisa Patterson, c'est Elisa Bonaparte qu'elle signe les deux derniers, ceux qui montrent, par un étrange hasard, les rois bourbons payant les dettes d'amour de Jérôme.

Sans doute l'a-t-on avertie, lors du dernier versement, qu'elle n'en a plus à attendre ; car, au milieu de 1815, elle arrive à Londres, tout heureuse de prêter aux Anglais qui viennent de déporter Napoléon à Sainte-Hélène une Bonaparte pour leurs fêtes. J'ai été agréablement surprise, écrit-elle à son père le 22 août, de l'aimable et flatteuse réception que j'ai reçue de la part des rangs les plus fashionables et les plus élevés de la société dans ce pays ; et elle pense faire éduquer en Angleterre son fils qu'elle a laissé pour le moment au collège de Mount-Saint-Mary, à Emmetsburg, en Maryland. On est assez bon, dit-elle, pour faire à son égard la remarque flatteuse que les talents d'un Bonaparte demandent à recevoir l'éducation anglaise.

Son fils, d'ailleurs l'occupe infiniment moins que les succès de tous genres qu'elle recueille dans la société ; ses infortunes et l'état de sa santé ont excité l'intérêt ; ses talents et ses manières ont su maintenir cette bonne opinion ; loin de rechercher les Américains, elle les évite et les déteste : ce qu'elle veut, c'est d'être reçue, accueillie, fêtée, admirée par la haute société anglaise et, elle ne néglige rien pour cela, car, pas un soir sans deux ou trois bals, pas une journée sans parties, visites et le reste. Elle est ou s'imagine être la lionne de la saison et jamais elle n'a trouvé si grande joie à vivre. Ce nom de Bonaparte dont elle se pare et dont elle triomphe, qu'elle traîne ainsi chez les bourreaux de l'Empereur, chez les vainqueurs de Waterloo, ce nom qui la rend, elle, curieuse et rare, bonne à montrer et à inviter, ce nom qu'elle a renié par son divorce et qu'elle usurpe à nouveau pour s'ouvrir les salons anglais, qu'imagine-t-elle donc que ce soit ! Sans doute, elle sait qu'il vaut quelque chose, qu'il vaut beaucoup, infiniment plus que tout l'argent de New York. Napoléon est parti à Sainte-Hélène, écrit-elle, mais il a laissé derrière lui une réputation que l'adversité n'a point détruite. Elle profite de cette réputation sans se demander si, aux droits que ce nom confère, sont joints des devoirs ou même des convenances.

Et c'est pourquoi, après avoir fait les beaux jours de Londres, celle qui se fait appeler Mme Bonaparte s'empresse de venir se faire admirer à Paris. Il parait qu'elle refusa de voir Louis XVIII ; mais qu'elle se Et faire la cour par Wellington, rechercha Talleyrand, Sismondi, Chateaubriand, Mme de Staël et Mme de Duras. C'est elle qui le dit. D'ailleurs, toujours la même netteté en affaires. L'ex-roi de Westphalie, écrit-elle de Paris à son père, le 22 février 1816, vit à présent à la cour de Wurtemberg. Il a une grande fortune et il est assez sordide pour ne pas entretenir son fils. Il devrait au moins vous rendre votre argent.

Malgré les délices de Paris, elle repart — est ce de son plein gré ? — pour les Etats-Unis. dans l'été de 1816, et elle reste à Baltimore jusqu'en 1819. Elle revient alors en Europe, débarque à Amsterdam en juillet et, sur le refus du ministre de la Police de France de viser son passeport, elle gagne Genève par l'Allemagne ; c'est là qu'elle passe près de deux anales, jusqu'au moment où, Napoléon mort, elle entreprend une campagne pour faire attribuer à son fils, soit par Pauline, soit par Madame, une fortune indépendante.

Quant à son fils Bo comme elle l'appelle, l'Europe lui fait horreur. Je n'ai jamais eu l'idée, écrit-il à son grand-père, de dépenser ma vie sur le continent ; au contraire, aussitôt que j'aurai fini mon éducation, je retournerai en Amérique que j'ai toujours regrettée depuis que je suis ici. A la suite de sa mère, qu'agite un incessant besoin de changer de place, il revient une ou deux fois en Europe ; à partir de 1821, il est reçu, accueilli et fêté par les Bonaparte, qui tous le reconnaissent et l'adoptent au point que Madame et Pauline agitent le projet de le marier à la fille aînée de Joseph, que Jérôme et même Catherine s'y intéressent, et que les rapports les plus amicaux paraissent établis entre lui et les enfants du second lit. Mais, chez le jeune Jérôme, tout, éducation, sentiments, pensées est américain. Je ne puis songer un instant à m'établir ailleurs qu'en Amérique, écrit-il en 1827 ; je suis trop attaché aux mœurs et aux coutumes de mon pays pour me plaire en Europe où tout est si différent. Cette même année, il revient en effet aux Etats-Unis ; en 1829, il épouse une jeune fille de son pays, Miss Suzan-May Williams et, sauf une courte apparition en 1839 pour recueillir un legs du cardinal Fesch, il ne revient en Europe qu'en 1854. L'empereur Napoléon III, qui l'a connu en Italie et fréquenté en Amérique, le fait inviter à dîner à Saint-Cloud le jour même de son arrivée, et lui remet, en mains propres, une consultation délibérée par le ministre de la Justice, M. Abbatucci, le président du Sénat, M. Troplong, et le président du Conseil d'Etat, M. Baroche, aux termes de laquelle 1° M. Jérôme Bonaparte doit être considéré en France comme enfant légitime ; 2° il est né français et, s'il a perdu cette qualité, un décret peut la lui rendre dans les termes de l'article 18 du Code civil. Suit en effet, le 30 août, un décret réintégrant M. Jérôme Bonaparte dans la qualité de Français. Le 5 septembre, pal un nouveau décret, le fils de M. Jérôme Bonaparte, officier dans l'armée américaine, reçoit le grade de sous-lieutenant au 7e régiment de Dragons.

Le roi Jérôme ne croit pas devoir, sans protester, laisser passer des actes souverains qui, dictés semble-t-il, par des préoccupations étrangères à M. Jérôme Bonaparte, ont pour but de menacer une autre filiation régulièrement et politiquement acquise. Vos décrets, écrit-il à Napoléon III, disposent de mon nom sans mon aveu ; ils introduisent dans ma famille, sans même que j'aie été consulté, des personnes qui n'en ont jamais fait partie. Ils rendent douteuse aux yeux de la France la légitimité de mes enfants et leur préparent un scandaleux procès à l'ouverture de ma succession ; ils portent atteinte à mon honneur, à celui de l'Empereur, mon frère, en annulant les engagements solennels que nous avons contractés envers le roi de Wurtemberg et l'empereur de Russie comme condition de mon mariage avec la reine Catherine.

Napoléon III essaie de réparer la précipitation de ses mesures en faisant offrir à M. Jérôme Bonaparte le titre de duc de Sartène. M. Jérôme Bonaparte refuse. Une instance introduite devant le Conseil de famille impérial par le Prince Napoléon et par la Princesse Mathilde, en vue de lui faire défense de porter nom de Bonaparte, a pour résultat une décision maintenant au défendeur le nom de Bonaparte sous lequel il a toujours été connu, sans qu'il en résulte pour lui le droit de se prévaloir du bénéfice des articles 201 et 202 du Code Napoléon. C'est l'exclusion de la famille et la déclaration formelle d'illégitimité. Mais M. Jérôme Bonaparte, bien qu'on lui donne ainsi gain de cause sur un point qui semble lui tenir à cœur, ne se tient point pour battu sur la validité du mariage que tous ses efforts antérieurs ont eu pour but de faire proclamer.

A la mort du roi, il engage, au sujet de sa succession, le procès que Jérôme avait pressenti. Après des débats où Me Berryer, au nom de M. Jérôme-Napoléon Bonaparte et de M. Elisabeth. Patterson épouse divorcée et veuve de son Altesse Impériale le Prince Jérôme, épuise devant le Tribunal de première instance et devant la Cour tous les arguments que lui inspire, contre la mémoire de Napoléon Ier, la passion politique. où ne se trouve d'ailleurs versée aux débats aucune des pièces établissant la véritable conduite de l'Empereur à l'égard de Mlle Patterson, un arrêt solennel, confirmant la décision du Conseil de famille, dénie à Mme Patterson la qualité d'épouse légitime et à M. Jérôme Bonaparte celle de fils légitime et les déclare l'un et l'autre sans droits pour s'immiscer dans la succession.

M. Jérôme Bonaparte est décédé le 17 juin 1870, précédant de neuf années sa mère qui est morte à Baltimore le 4 avril 1879 ; il avait deux fils : Jérôme, qui, parvenu au grade de colonel dans l'armée française, est retourné mourir aux Etats-Unis en 1892 et est représenté par un fils et une fille, et Charles qui exerce la profession d'avocat à Baltimore et n'a pas d'enfant.

 

FIN DU TROISIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Il paraît nécessaire, pour l'intelligence des faits et la compréhension des caractères, de ne point arrêter en 1806 le récit de l'incident Patterson, mais de le conduire, dès à présent, jusqu'à la date où s'arrêtera ce livre, à 1821 : sans entrer dans aucune polémique et simplement pour établir les faits, on a recueilli et l'on publie ici une série de pièces inédites qui, négligées peut-être à dessein lors du célèbre procès de 1861, établissent pour la première fois d'une façon complète les rôles respectifs joués par l'Empereur, Jérôme et M"' Patterson. Par une note très brève on a indiqué quel succès avaient obtenu sous le second Empire les prétentions de cette dernière. Il eût été impossible de mêler aux événements ultérieurs cette aventure qui n'a point de lien avec eux ; il faut pourtant en voir la conclusion et c'est ce qui a déterminé à l'insérer ici en un appendice spécial.

[2] Auguste Lecamus avait-il mission de Jérôme de voir Mlle Patterson, cela est possible. Mais, en l'absence de documents précis à se sujet, il faut se borner à constater que l'envoi du portrait ne semble pas avoir été provoqué.

[3] Baltimore ce 9 mai 1809. A été baptisé Jérôme-Napoléon Bonaparte né le 7 juillet 1805, fils légitime de Jérôme Bonaparte et d'Elisabeth Patterson-Bonaparte, son épouse.

Parrain : Le très Révérend Père John Carrol de Baltimore et Mary Caton.

Signé au registre : J. Bearton, recteur de Saint-Patern. — Elisa Bonaparte. — W. Patterson. — J. † Evêque de Baltimore. — Mary Caton. — Elisabeth Caton. — Louisa Caton. — Marghareta Patterson.

[4] Ce n'est là que le résumé de la lettre de l'Empereur dont voici le texte : Ecrivez au général Turreau que je l'autorise à donner tons les fonds dont Mlle Patterson aura besoin pour sa subsistance, me réservant de régler son sort incessamment ; que, du reste, je ne porte aucun autre intérêt en cela que celui que m'inspire cette jeune personne ; mais que, si elle se conduisait assez mal pour épouser un Anglais, alors mon intérêt pour ce qui la concerne, cesserait et que je considérerais qu'elle a renoncé aux sentiments qu'elle a exprimés dans sa lettre et qui seuls m'avaient intéressé à sa situation.