LUCQUES. - NAPLES. - BERG. - HOLLANDE (Messidor an XIII-Juillet 1805 — Octobre 1806.) ELISA. — JOSEPH. — CAROLINE. — LOUIS. Vers le milieu de 1806, la plupart des Napoléonides sont établis sur des trônes et le Grand Empire est constitué. L'acquisition de ces souverainetés, les formes de leur transmission, l'établissement des premiers rapports des princes avec les peuples, et avec l'Empereur, permettent déjà de constater si le système est viable ou non, car, de sa mise en marche dépend sa durée. Il n'est rien d'indifférent en cette constitution nouvelle donnée à l'Europe et les plus petits États fournissent, sur le caractère de l'Empereur et sur celui de ses frères ou sœurs, autant de notions que les plus vastes. L'importance des faits au point de vue de la politique générale est subordonnée ici à l'expression des idées : Lucques et Berg pèsent autant que Naples et la Hollande. Peut-être même la salle étant moins vaste, la scène plus proche, les personnages moins nombreux, est-on plus attentif au spectacle, démêle-t-on mieux le jeu des physionomies, et suit-on de plus près la pièce. Le mieux en tout cas est, selon l'ordre des investitures, de présenter chacun des États et d'y montrer le fonctionnement du gouvernement napoléonien. On a vu ce qui s'est passé à Lucques, lorsque, au nom de la République, le Gonfalonier et les Anciens ont demandé pour prince le beau-frère de l'Empereur Pasquale Bacciochi prince de Piombino ; ils se sont proposé d'abord d'assurer l'indépendance de leur pays et d'obtenir des garanties constitutionnelles. Ils ont réussi, puisque Napoléon a renoncé à échanger à la reine d'Étrurie Lucques contre Sienne, et qu'il s'est déclaré protecteur de l'État et garant de la Constitution. Sans doute il s'est réservé de renouveler son agrément à tout nouvel avènement et, en vertu du droit acquis sur toute la famille, d'autoriser les mariages du prince, de la princesse et de tous leurs enfants quelconques ; mais cela regarde les princes, non les Lucquois. Ceux-ci ont concédé que le gouvernement fût confié à Félix Bacciochi et, au cas de sa mort seulement, à S. A. I. la Princesse Élisa ; après eux, à leurs descendants mâles dans la ligne masculine, et à défaut de mâles, dans la féminine ; ils se sont engagés à fournir une liste civile de trois cent mille francs, avec un palais de ville et un palais de campagne, celui-ci accompagné d'une terre rapportant cent mille francs de revenu ; mais, cela donné, ils ont prétendu garder la direction des affaires, l'exécution et le contrôle, n'abandonner rien, pour ainsi dire, ni de leurs privilèges, ni de leurs traditions. II y aura, un ministère de deux ministres, un conseil d'État de six membres, un sénat de trente-six sénateurs ; point d'armée, seulement une garde d'honneur de quatre compagnies de cent hommes sur le modèle des anciens gardes du Corps de France : Il n'y aura pas de conscription dans l'État de Lucques. Comment l'État sera administré, la justice rendue, l'impôt perçu, la constitution le règle d'une façon positive. Elle affirme l'abolition des fiefs, des majorats et des titres de noblesse, l'accessibilité des seuls Lucquois aux emplois publics, l'exercice de la Religion catholique maintenue en tous ses droits. Son Altesse Sérénissime Félix Ier sera prince de Lucques et de Piombino par la grâce de Dieu et par les Constitutions et il portera les anciennes armoiries de la République. Les Lucquois ont cru prendre leurs précautions, mais voilà
qui pèse peu à Élise. En attendant que, ligne à ligne, elle efface cette
constitution qu'elle n'observera jamais et qu'au bout d'une année elle
déclarera caduque, elle affirme au premier coup son règne par les armoiries
qu'elle prend et qu'elle donne à l'État : elle partit l'écu coupé d'or et de gueule au lion rampant de l'un en l'autre,
des armoiries anciennes des Bonaparte : d'azur à
deux barres d'or, accompagnées de deux étoiles du même, l'une en chef,
l'autre en pointe ; sur le tout, elle impose l'Écusson d'Empire : d'azur à l'aigle d'or, et, pour qui sait
regarder, ce n'est pas un médiocre symptôme, cette volonté prononcée par la
demoiselle de Saint-Cyr de maintenir ainsi et de porter, en sa souveraineté
nouvelle, les signes anciens de sa noblesse familiale que le grand frère a si
complètement abolis, que la mère, que tous les frères et les sœurs ont
abandonnés ; par contre, de raser le pin de
sinople fruité d'or, issant d'un brasier de gueule que montraient
les Bacciochi. Puisqu'il faut, à ces Lucquois mal avisés, un homme — ou l'apparence d'un homme — ce sera au nom de Félix Ier les actes officiels et on lira sa signature au bas des décrets ; mais elle sera de la main d'Élise. Elle seule commandera, gouvernera, contrôlera, avec un ministre pour secrétaire, mais en laissant les sénateurs à leurs loisirs. Pascal-Félix jouera du violon, montera à cheval et en tombera ; il parera dans les cérémonies et fera le premier gentilhomme de son auguste épouse, mais s'il a des revenants bons, inattendus à coup sûr vu ses débuts, ce sera à condition qu'il se tienne à sa place et ne se donne point des airs. Pour Élise, la voici dans son rêve. Elle est maîtresse, souveraine, dictatrice. Ses défauts comme ses qualités apparaissent en pleine lumière, tels qu'ils marquent de singuliers rapprochements entre son esprit et celui de son frère, à qui, par des côtés, elle ressemble plus que qui que ce soit de la famille. Princesse française, elle a eu une maison ; mais d'amener, de conserver des dames françaises à Lucques, elle ne s'en soucie. Elle donne ses dames pour accompagner à Paulette et ne garde à gages que sa dame d'honneur, Mme Laplace, qui, à Paris, fera ses courses. C'est ce qu'il lui faut : une bourgeoise, dont les manières sont guindées comme l'esprit, qui se fond en révérences, s'aplatit en adorations, récite le protocole en femme de chambre qui s'instruit, s'extasie aux chiens de Joséphine qui lui mordent les mollets, mais que son importance et celle de M. Laplace emplissent si bien que, pour la gonfler encore, elle est capable de secret. D'ailleurs, Élisa ne lui confiera rien. Laplace, ci-devant ministre, académicien, sénateur, chancelier du Sénat, vraiment, sauf la politique, grand esprit, est décoratif, et Madame, très fidèle épouse, participe de la décoration. D'ailleurs, presque aussi honnête que sotte, et si elle osait lever les yeux, incapable de comprendre ce qu'elle ne doit pas voir. C'est une excellente trompette qui, dans son salon très ouvert, sonnera la fanfare lucquoise et qui, des palais familiaux, enverra les nouvelles, mais c'est tout. Fini de Mme de Montarby, la grande favorite de la maison durant le Consulat, à qui Fontanes et Chateaubriand faisaient très humblement leur cour ; elle a été chassée, est rentrée à Paris où son frère, M. de Montarby, répand les bruits les plus absurdes, se plaint, crie à outrance, écrit à l'Empereur vingt lettres qui, comme de raison, restent sans réponse. Fontanes veut concilier les deux dames : Les cris et la folie sont à un tel point, écrit-il
à Elisa, qu'il faut que vous leur fassiez imposer
silence si vous n'aimez mieux leur fermer la bouche avec de nouveaux
bienfaits. Mme Laplace intervient à son tour : Il me semble, écrit-elle, que pour que (Mlle de Montarby)
soit heureuse, il faudrait lui rendre vos bontés, mais elle se hâte
d'ajouter : Vous me donnez d'excellentes raisons
pour ne vous en pas soucier, et il n'en est rien de plus, car la
princesse est inflexible. Aventure pareille avec une demoiselle de Mirevault qui, à peine arrivée à Lucques, en est renvoyée, avec toutes sortes de lectrices, de maîtresses, de femmes de chambre. Pour plaire à Elisa, il faut qu'on se donne uniquement à elle et sans esprit de retour. Elle trouve des gens ainsi faits dans la petite parenté corse de Bacciochi et en compose son intimité ; de France, elle attire, elle garde, elle élève à des postes d'importance des hommes qui, dans le civil et le militaire, ont couru les aventures et éprouvé de pleines disgrâces. Ainsi a-t-elle dans sa maison, comme habitués et presque commensaux, le général et Mme Fressinet ; ainsi fait-elle gouverneur de son palais, le colonel Beauvais, beau-frère d'Hainguerlot, et, pour lui, par une étrange surprise, obtient-elle l'aigle d'or de la Légion au titre lucquois. L'Empereur ne se fâche que lorsque, dans ses états, dans son palais même, elle donne asile à Hainguerlot, auquel il veut faire rendre gorge et qu'il fait rechercher par toutes ses polices. Elle prétend être chez elle, n'être entourée que de gens à elle, rendre quiconque s'attache à elle, sinon Lucquois, au moins Eliséiste, et tout en fournissant d'amples rapports officiels et officieux, ne point avoir à craindre les correspondances secrètes et les bulletins d'espions. Elle y réussit ; c'est sur sa cour, qu'on rencontre le moins de ces informations parallèles qui permettent de retrouver la physionomie des êtres et de démêler leurs mobiles. Le début d'Elisa à Lucques, c'est la prise de possession, cérémonie fastueuse qui, bien qu'elle n'ait été accompagnée de sacre ni de couronnement, n'en est pas moins pour frapper, tant elle est nouvelle, l'imagination des peuples. Partie de Gènes le 12 juillet (1805), la princesse arrive le 14 à quelques lieues de Lucques où l'attend l'escorte imposante que lui a fournie son auguste frère ; cent cavaliers de la Garde impériale et quatre détachements des Gardes d'honneur des principales villes d'Italie. Le cortège se forme : en tête, gardes d'honneur, puis carrosse des cérémonies, carrosse de chambellans, carrosse de dames, carrosse de ministres, carrosse du général Hédouville, ambassadeur extraordinaire de l'Empereur, chargé de remettre tout à l'heure au prince une épée, signe de la protection que Sa Majesté assure à l'Etat de Lucques ; après, nouveau détachement de gardes d'honneur, le carrosse à six chevaux de Leurs Altesses Impériale et Sérénissime, escorté de six écuyers à cheval, suivi des chevaux de selle du prince — car Félix Ier doit faire une entrée équestre — encore de la cavalerie, encore des carrossées de dames, de chambellans et d'aumôniers, encore des gardes d'honneur. On présente les clefs ; l'artillerie tonne, les cloches sonnent ; tout de suite, on se dirige vers la cathédrale. L'archevêque encense, offre l'eau bénite, et, sous un dais que portent les chanoines, le ménage Bacciochi s'avance jusqu'à l'autel. Après l'offrande où il y a pain d'or, pain d'argent, vase et cierge, l'archevêque fait au prince la tradition de la main de justice, lui remet un anneau, en donne un autre à Elisa. Pour l'épée, après qu'elle a été bénite, c'est affaire à Hédouville de la présenter au nom de l'empereur des Français. Puis on lit le décret de l'Empereur et le prince qui seul est allé à l'offrande, prête seul le serment constitutionnel, après quoi, du haut de la tête, le héraut d'armes proclame : Felice, Principe di Piombino, e installato Principe di Lucca. Evviva Loro Altezze Serenissima e Imperiale ! Fini pour les gloires de l'Altezza serenissima : c'est le tour de l'Imperiale. Au premier moment, sa satisfaction est entière. Tout lui plaît de Lucques : la ville, le climat, les habitants, surtout sa cour. Je n'y trouve pas la douceur de l'intimité, écrit-elle à Lucien, mais, dans ma position, je sens qu'il faut vivre pour la gloire et pour les autres, et donner peu à ses affections. Pour la gloire, elle est complète, la cour de Lucques, calquée sur la cour des Tuileries, est presque aussi nombreuse : Dame d'honneur, Chevalier d'honneur, Premier Chambellan, Premier Ecuyer, Grand maître, Premier aumônier, Intendant général, — ce sont les grands officiers ; — après, dames du Palais, lectrice, chambellans, écuyers, adjudants du Palais, médecins, pages, maîtres des Cérémonies, préfet du Palais ; et il y aura douze dames, douze chambellans, douze écuyers ; six pages, tous vêtus, brodés et argentés comme chez l'Empereur et tous Lucquois ou à peu près. On a tout pris, tout ce qui porte un nom, tout ce qui a quelque notion de politesse, tout ce qui possède un semblant de revenu, car on paiera peu ces gens de cour et ils devront faire la guerre à leurs dépens : non pas au moins pour leur plaisir, car, autour de sa personne impériale, Elisa a élevé, en deux cent cinquante-trois articles, une barrière d'étiquette où les prescriptions sont plus sévères, plus détaillées, plus minutieuses qu'aux Tuileries même. Elle s'y est réservée tous les honneurs du palais ; ses officiers ont partout le pas sur ceux du prince lequel d'ailleurs, ne possède et propre que ses quatre aides de camp. La domesticité n'est pas moins nombreuse, organisée avec moins de soin, moins brillamment vêtue contrôleur et sous-contrôleur, deux maîtres d'hôtel, trois huissiers, un portier, sept valets de chambre huit valets de pied, huit hommes de cuisine et d'of lice, dix hommes de peine, allumeurs, balayeurs e frotteurs, trois suisses, sept à huit femmes de chambre brodeuses et couturières, plus de cinquante personnes cela est d'un excellent ton ; mais le palais manqua encore. L'on est en provisoire au palais Bonvisi, don la propriétaire est allée aux champs pour céder la place. Une princesse ne saurait vivre en garni. Qu'on rase l'ancienne tour, une église, le palais des archives, quelques maisons pour donner de l'air, et tôt qu'on bâtisse ! Encore faudra-t-il deux pleines années avant qu'on s'installe et, en deux ans, que n'aura point fait Elisa ? D'abord, elle veut mettre ses principautés en valeur, y introduire des modes industriels qui en développent le rapport, puis agrandir ses états, augmenter ses revenus par tous les procédés que suggère l'exemple de son grand frère. A Piombino, elle possède une mine d'alun qui suffirait à fournir la France entière : la France n'a que faire de l'alun de Piombino ; la princesse n'en demande pas moins le privilège de le lui vendre. Dans le canal, le thon abonde ; la pèche était d'un bon revenu pour les anciens souverains ; pourquoi ne pas rétablir des madragues ? Il y a des forges à Piombino, du minerai à l'île d'Elbe. Que fait-on de ce minerai ? Elisa saura en tirer parti si on lui accorde l'extraction gratuite. Sur les confins de la Principauté et du royaume d'Etrurie s'étend une forêt domaniale jusqu'ici propriété de la Toscane ; lus frontières sont mal délimitées et l'on y peut prendre une coupe au moins ; dès août 1805, c'est ce que fait Elisa. De temps immémorial, les marchandises s'importent et s'exportent en franchise du pays de Massa au petit port de la Follonica, dans la Principauté. Voilà qui ne se peut tolérer et l'Empereur est supplié de le faire savoir à la reine d'Etrurie ; et comme, à côté, Elisa annonce que le bataillon de Piombino se forme avec zèle, qu'elle a déjà deux cents hommes sous les armes, qu'elle a logé les artilleurs envoyés de France, emmagasiné la poudre, réparé les fortifications, l'Empereur, pris par son faible, retourne les dépêches et bien d'autres à Talleyrand avec, en marge : Renvoyé au Ministre des Relations extérieures pour recommander à mon ministre à Florence toutes les affaires de Lucques et de Piombino. Elisa, au reste, n'épargne rien pour se ménager ses bonnes grâces ; ce n'est pas assez qu'elle célèbre le 15 août avec une pompe inusitée, même dans l'Empire ; il lui faut le portrait de l'Empereur que le peuple de Lucques accueillera comme la suprême des faveurs ; il lui faut des canons pour armer les côtes de Piombino. Laquelle des demandes est plus agréable ? Elle ira en flatterie jusqu'à l'excès, jusqu'à se faire relever par l'Empereur même, lorsque, sur la tranche de ses monnaies, elle voudra mettre : Napoleone prolegg l'Italia et substituer ainsi son frère à Dieu même. Elle a déjà formé son plan et marchera à son but à travers tout. Les premiers pas ont été pour tâter le terrain. Elle le sent solide et, désormais, plus d'occasion qu'elle ne saisisse pour attaquer l'Etrurie prouver comme, en Toscane, elle ferait mieux que la reine. La négociation au sujet de la forêt domaniale de Buriano est en pleine activité lorsque s'ouvre la campagne de l'an XIV. La guerre ne peut manquer d fournir des incidents profitables. Au commencement d'octobre, quatre cents déserteurs de la Légion corse se sont jetés dans les Marennes ; les uns se sont emparés de barques pour rentrer au pays ; les autres se sont établis dans des tours abandonnées, le long de la mer. Ces Corses sont au service de l'Italie, mais il n'importe : S'ils errent ainsi, écrit Elisa, c'est par suite de la mauvaise police qu'on a en Etrurie ; il faut, à Livourne, un commissaire général français qui ait de la main, de l'intelligence et de l'activité et qui fasse marcher les troupes toscanes, et elle désigne un homme à elle, un homme dont elle est sûre et qui, placé là lui serait de grande aide. Qu'on ne lui dise pas de faire elle-même sa police. Son bataillon de Piombino, que, tout à l'heure, elle montrait si fièrement à l'Empereur, compte au plus trois cents hommes qui sont Corses, qui n'ont jamais servi, qui ne sont pas habillés, qui, par leur engagement, ne doivent pas sortir de la Principauté, qui sont indispensables pour garder l'île d'Elbe : c'est à la reine d'Etrurie à prendre des mesures. Voici bien une autre affaire : au début de novembre, on apprend que les Russes se sont embarqués à Corfou : où vont-ils descendre ? qui est menacé ? Chacun croit l'être : panique à Rome, panique à Milan, panique à Lucques ; tous les Français perdent la tête et veulent s'enfuir ; tous les antifrançais espèrent et se gaudissent. Elisa expédie Lespérut à Florence pour qu'il se concerte avec la reine d'Etrurie et le ministre de France. Le temps presse, dit-elle, et l'ennemi peut arriver d'un moment à l'autre. A Florence, on n'est point si troublé. Elisa s'en indigne : J'avoue, écrit-elle, que l'indifférence du conseil de la reine m'a étonnée. La sagesse de S. M. I. et R. et les ordres qu'elle a donnés feront peut-être sortir cette cour de son indifférence. A moins de trahir, la reine devra battre l'ennemi s'il s'avise de débarquer. Pour Elisa, je me suis déterminée, écrit-elle, d'après tous ces faits qui paraissent vraisemblables et l'impossibilité où je suis de me défendre, de faire tous mes préparatifs pour me retirer sur Gènes en passant par la Corniche. Le prince de Lucques prendra un parti différent et le seul qui lui convienne : celui d'aller à l'armée en attendant le moment où il pourra rentrer dans sa principauté. Ces velléités guerrières n'eurent pas de suite, et Leurs Altesses restèrent dans leurs États. C'était à Naples que les Anglo-Russes étaient débarqués. Eugène, dans la Haute-Italie, était prêt à les bien recevoir ; d'ailleurs, par l'entrée à Vienne et sa victoire à Austerlitz, l'Empereur barrait en Italie la route à l'invasion, comme à Paris, il déconcertait la conspiration des financiers. La tentative coûta seulement le royaume de Naples à la reine des Deux-Siciles, une bonne partie de ses États au Pape et, grâce à Elisa, jota sur la reine d'Etrurie, déjà suspecte, un soupçon d'infidélité qui ne manqua point d'être exploité. La conduite de la princesse de Lucques valait bien
récompense. Certes, ses peuples l'adoraient — et on le vit bien à
l'anniversaire de sa naissance, célébré avec tout
l'éclat et l'enthousiasme que méritait une époque si chère aux Lucquois,
— mais ils étaient, en vérité, trop peu nombreux et, non contente que, par le
traité de Presbourg, l'Autriche eût accepté et garanti les arrangements faits
pour ses principautés, elle prétendait obtenir mieux en donnant de sa
personne. Elle fit donc annoncer son départ pour Paris ; puis, soit par
mesure de santé, — car elle était enceinte — soit plutôt sur des nouvelles
favorables, elle différa et s'en vint d'abord visiter Piombino qu'elle ne
connaissait point encore. Ce peuple qui, depuis deux
cents ans, n'avait pas vu ses princes et semblait abandonné de la nature
entière, reprit aussitôt l'énergie et l'espérance. C'est le Journal
des Débats qui le dit. Il y eut voyage à l'île d'Elbe. Le mal de mer ne
respecta pas Son Altesse Impériale, mais l'enthousiasme de l'antique Populonie l'en consola, et mieux encore,
le décret du 30 mars 1806, par lequel, à dater du 1er mai, l'Empereur
réunissait à la Principauté le pays de Massa et Carrara et la Garfagnana
jusqu'aux sources du Serchio. C'est quarante à cinquante mille âmes et un
territoire singulièrement riche par son commerce et son agriculture. Il est vrai qu'en échange des avantages immédiats qui résulteront pour Elisa de l'extension à ses États du Concordat d'Italie, l'Empereur a mis quelques restrictions à sa donation. Il a introduit comme lois fondamentales le code Napoléon et le système monétaire français ; il a érigé en duché grand fief de l'Empire le pays de Massa et Carrara et attribué au titulaire, qu'il nommera par la suite, le quinzième du revenu que le prince de Lucques en retirera ; enfin, il a grevé les diverses principautés réunies sous le sceptre de sa sœur d'une rente annuelle de deux cent mille livres, au capital de quatre millions, qui sera distribuée aux généraux, officiers et soldats ayant rendu le plus de services à la patrie et à sa couronne. Des obligations ainsi imposées, certaines agréent fort à
Elisa : du coup, elle se déclare délivrée de cette gênante constitution,
anéantie, du fait de l'Empereur, en ses stipulations essentielles. Cette
constitution, d'ailleurs, jurée pour Lucques, peut-elle valoir pour Massa ?
Excellente occasion de se rendre souveraine absolue et de mettre
définitivement en oubli les vestiges de l'antique indépendance si
soigneusement réservés par les Lucquois. Le Concordat ne lui donne que des
avantages ; le code Napoléon ne l'inquiète point à appliquer ; le système
monétaire flatte agréablement sa vanité, car, sur les monnaies, l'on ne verra
point seulement l'effigie du prince, mais, la première et, en la meilleure
place, son effigie à elle. Mais le duché de Massa, c'est autre chose ! Ici,
elle résiste, et, du mieux qu'elle peut, se débat. Massa, dit-elle, n'est
d'aucun rapport et c'est à peine si, par ailleurs, elle a de quoi vivre.
L'Empereur qui sait voir, insiste ; mais elle, atermoie, refuse toute
information. Il est cependant indispensable,
lui écrit Napoléon, que vous me présentiez des
observations pour établir la dotation du duc de Massa... Si ce qu'on a demandé est trop exagéré on pourra se
contenter d'un arrangement qui en assurera la moitié, mais cette partie est
indispensable. Point d'affaire, Elisa éloigne les curieux, tourne les
questions, donne le change et gagne du temps : tantôt, elle sollicite
l'investiture du duché pour la fille dont elle est accouchée le 3 juin 1806,
Son Altesse Impériale Madame Napoléone Elisa ; tantôt, repoussée, elle s'efforce
de démontrer que Massa cause constamment un déficit à Lucques. Ainsi pousse-t-elle
les jours jusqu'au 15 août 1809, où, le duché de Massa étant attribué à M.
Begnier, on ne prend, pour en former la dotation, rien de ce qui devait
d'abord la constituer tout entière. Sans doute, Elisa a ici pour objet
principal d'éviter un voisin gênant et qui, par quelque côté, pourrait
s'immiscer dans ses affaires ; mais elle agit tout de même pour les deux cent
mille livres de revenu que les soldats français ne touchèrent jamais et qui
ne paraissent nulle part au Domaine extraordinaire. Par contre, le présent
étant acceptable, elle fait ses efforts pour l'arrondir : dès le premier
jour, elle constate que la province de Pietra-Santa et Barga appartenant à
l'Etrurie, sépare, d'une façon fâcheuse, Massa-Carrara et la Garfagnan a du
territoire lucquois. Or cette province, comme elle
dit, a été donnée en 1494, par Charles VIII, aux Lucquois qui y avaient
d'anciens droits ; mais les Florentins ont contesté la donation devant Léon
X, parent des Médicis, qui gouvernaient alors la Toscane et les Lucquois ont
été évincés. C'est à Napoléon qu'Elisa en appelle de Léon X et elle
s'appuie d'un argument qui ne peut manquer de faire impression : Les habitants sont affranchis des impôts indirects. Ils ne
vivent que de contrebande. Je ne désire point cet agrandissement mais je n'arrêterai
jamais la fraude si la Toscane ne l'échange ou ne l'impose. Le 15
avril, Elisa a fait sa demande : le 25, l'Empereur écrit à Talleyrand : Il faut absolument que la reine d'Etrurie cède ces pays à
la princesse de Lucques soit en lui rendant l'équivalent sur les terres du
Pape qui, d'un autre côté, pourra être indemnisé sur le royaume de Naples,
soit en lui payant la rente. Elisa saura bien écarter cette seconde
forme d'acquisition. Car, si elle veut prendre toujours, elle ne se soucie point de rien céder. Elle veut avoir bien de l'argent ; elle n'en trouve jamais assez et prétend, à la fois, épargner comme fait sa mère et jouir comme font ses frères. Tard venue à la curée et privée les premiers temps, elle n'est à présent que plus ardente. Ce n'est pas qu'elle n'ait déjà de grosses ressources : d'abord, durant les derniers mois de l'an XIV et l'année entière 1806, l'Empereur lui u, sur la cassette, maintenu son traitement qui se trouve ainsi monter à 306.666 francs 66 centimes ; il lui a, jusqu'au 10 nivôse an XIV, continué les gratifications annuelles ; de même a-t-il fait pour Bacciochi, qui reçoit de plus son traitement de sénateur et celui de Grand aigle. Puis, c'est la principauté de Piombino qui rend en droits utiles près de 200.000 francs, sans parler du produit des forges, des mines et des pêcheries ; c'est Lucques où, par la constitution, la liste civile est fixée à 300.000 francs ; où, de fait, sur un budget annuel de 1.758.475 livres, elle en absorbe 632.812 (501.237 francs), tous les travaux du palais étant d'ailleurs à la charge de l'Etat ; c'est Massa, qui doit rendre — peut-être est-ce exagéré ? — deux millions ; c'est la Garfagnana, qui, si pauvre que la dise Elisa, fournit quelques centaines de mille francs ; mais qu'est cela près des biens tangibles, réels et certains que Napoléon vient d'un trait de plume de donner à sa sœur, en étendant à ses principautés le Concordat d Italie : Cela signifie la suppression des Réguliers et la confiscation de leurs biens : or, ces biens, à Lucques seulement ; sont affermés 621.000 francs, et il y a de plus Massa-Carrara et Piombino. C'est plus d'un million de rentes ! Depuis longtemps, Elisa allonge la main pour les prendre. Dès 1805, elle a prétendu s'en emparer à Piombino, si bien que, partant pour la campagne d'Autriche, de Strasbourg, le 7 vendémiaire an XIV (29 septembre 1805), l'Empereur l'en a tancée. Ecrivez au prince de Piombino, a-t-il ordonné à Portalis, que ce n'est pas le moment de faire aucune nouveauté, qu'il faut attendre du temps. En mars 1806, elle reprend son travail et l'Empereur lui écrit : N'allez-pas tourmenter vos peuples de Piombino. Que gagnerez-vous à supprimer quatre ou cinq paroisses et quelques couvents ? En effet, il va lui donner mieux, et le décret du 30 mars qu'elle n'eût point obtenu peut-être sans les nouveaux griefs contre le Pape, lui livre en totalité ce dont elle eût à peine espéré quelques lambeaux. A peine a-t-elle en mains une expédition authentique qu'elle se jette sur ces couvents : partout, en même temps, scellés sur les archives ; dans les trois jours, inventaire de l'argenterie, des meubles, des biens urbains et des biens ruraux ; mise en régie immédiate et préparatifs d'aliénation. On ne se contente pas des moines et tous les procédés sont bons pour achever la confiscation : exemple : sous l'ancien régime, la principauté de Piombino était placée sous la juridiction spirituelle des évêques de Massa et de Grosseto. Elisa obtient qu'elle en soit distraite et transférée à l'évêque d'Ajaccio, dont le vicaire général, un Arrighi, est administrateur de File d'Elbe ; la bulle expédiée, Elisa fait signifier aux évêques de Massa et de Grosseto qu'ils aient à cesser tous rapports avec les ecclésiastiques de Piombino et comme ces évêques restent sans fonctions par rapport à la principauté, il devient naturel de réunir au domaine les propriétés dont ils ne jouissaient qu'aux titres de supérieurs ecclésiastiques de la principauté. Dans l'Etat lucquois, elle veut agir de même, déclare les églises trop nombreuses, ordonne qu'on en ferme plus de soixante et s'en attribue les propriétés. De plus, elle prétend que les prêtres lui jurent fidélité. Sur ce point, l'Empereur la reprend, mais, sur le reste, il lui dit d'aller sou train, lui recommandant pourtant de marcher prudemment, de ne pas s'aliéner l'esprit de ses peuples. Dès qu'on a mis en cause le Concordat, ce n'est pas pour en abandonner les profits ; Elisa, malgré la constitution jurée, continue les exécutions, et brusquement, elle trouve en tête le Pape, l'archevêque de Lucques, le clergé de tout état, la population entière. Elle surprend des brefs du Pape à l'archevêque, craint des révoltes, écrit en hâte à l'Empereur : Votre Majesté trouvera dans les deux brefs que je lui envoie avec mes observations une opposition formelle à l'application du Concordat de France à Piombino et du Concordat d'Italie à Lucques. Elle y verra la défense la plus expresse à l'archevêque de prêter serment et de souffrir la réduction ou suppression des couvents... Il n'échappera pas à Votre Majesté que ces remontrances apostoliques portent le caractère d'une provocation incendiaire de la superstition des peuples contre l'autorité des souverains légitimes et que la puissance du Vatican pour laquelle le Saint-Père annonce qu'il fera le sacrifice de sa vie, semble commander le même exemple à l'archevêque et aux habitants de Lucques... C'est à Votre Majesté de décider si ses vues politiques pour la création et la dotation de ses duchés grands fiefs de son empire, doivent recevoir leur exécution spontanément ; si les lois qui, d'après sa volonté, sont devenues la constitution nouvelle et fondamentale de mes États, à compter du 1er mai, peuvent être suspendues par l'autorité ecclésiastique, et si le pontife de Rome peut s'opposer aux décrets souverains du chef de l'Empire français. De vaines clameurs peuvent intimider des âmes vulgaires, mais les menaces du fanatisme furent toujours l'apanage de la faiblesse et je n'occuperai pas même la pensée de Votre Majesté des dangers dont on voudrait entourer ma soumission à ses décisions. Là-dessus, l'Empereur prend feu : menace à l'archevêque d'appliquer à Lucques, non le Concordat d'Italie, mais celui de France : Si l'on ne se prête pas de bonne grâce et s'il y a le moindre désordre, je ferai avancer une division française. En même temps, envoi à Elisa d'un projet de lettre au Pape : elle lui dira qu'elle n'a rien fait que par les ordres de l'Empereur son auguste frère et souverain auquel elle renvoie toute négociation. Il ne m'appartient pas, ajoutera-t-elle, de remarquer qu'il y a dans le bref de Votre Sainteté des choses contraires à l'autorité des princes. Tout ce qui est spirituel lui est soumis, mais elle ne veut pas attaquer le temporel. Je la supplie de ne rien faire qui tende à prêcher la sédition à mes sujets. Cette lettre, Elisa l'avait préparée de son chef bien plus violente : J'aurais pu, écrit-elle, mettre plus de réserve et de soumission dans le langage du souverain de Lucques mais je n'ai pas dû oublier mon nom, mon sang et votre puissance. Elle se contente, à regret, d'expédier la lettre que lui a préparée l'Empereur lequel d'ailleurs, prenant l'affaire à son compte, a fait remettre par Talleyrand à Caprara une note comminatoire où tous les griefs antérieurs se trouvent rappelés et commentés, où il est signifié au Pape que toute correspondance de la cour de Rome avec les États d'Italie et de Lucques qui ne sera pas communiquée à l'Empereur, sera regardée comme un exemple de rébellion donné aux peuples. L'on a avancé qu'Elisa en toute cette querelle avec Rome n'avait fait qu'obéir. Ses tentatives de 1805, ses actes de 1806 montrent assez comme elle a désiré, sollicité, arraché le décret ; mais, où elle excelle, c'est à rejeter les responsabilités et récolter les bénéfices. Point de forme d'adulation qu'elle n'emploie pour provoquer les conflits, et, à l'en croire, elle n'y est pour rien ; elle ne fait qu'exécuter un décret impératif et non conditionnel, mais, en faisant valoir son obéissance, elle entraîne plus sûrement la lutte que si elle se mettait en cause. C'est à l'Empereur qu'on résiste, c'est l'Empereur qu'on insulte. Elle, elle n'a mis dans sa conduite ni faiblesse ni imprudence, mais que dire de ceux qui s'opposent à l'Empereur ! Et c'est de lui qu'elle attend des mesures de rigueur contre ses propres sujets. Les lettres qu'elle écrit au moment de la crise (8, 5, 29 mai, 3 et 7 juin) sont décisives au point de vue de son caractère et de l'adresse qu'elle emploie, mais aussi se rend-elle justice. Ma prudence et ma fermeté, dit-elle, ont levé tous les obstacles. Elle a gain de cause : les religieux sont soumis... Le peuple est superstitieux, tranquille et poltron, l'archevêque, auquel elle a, de sa bouche, dicté son mandement, a signé tout ce qu'elle a voulu ; les couvents sont réunis ; le domaine a pris possession des biens ; la révolution la plus étonnante à cause des préjugés et du fanatisme s'est opérée sans lui laisser le chagrin ou le regret d'avoir usé de sévérité. Et ce n'est pas l'unique profit : la cour d'Etrurie a désapprouvé les mesures qu'a prises Elisa et s'est attachée d'autant plus étroitement au Pape : n'est-ce pas un acte d'hostilité contre l'Empereur, puisque c'est à lui qu'on obéit à Lucques et, dès lors, notes de pleuvoir sur Paris où l'on annonce des insurrections imminentes : La Toscane est le foyer de ces germes incendiaires d'une aveugle et perfide superstition ; le droit des papes de déposer les rois, l'éloge de la Saint-Barthélemy, telles sont les maximes perverses du fanatisme qui ne dissimule plus sa haine contre le chef suprême de l'Italie... Ainsi, peu à peu, chemine-t-elle et marque-t-elle ses étapes. Si, par le menu, l'on racontait cette guerre à coups d'épingles que mène Elisa contre la reine d'Etrurie, ce serait la plus curieuse étude de stratégie féminine. D'un côté, la maigre, l'osseuse, la volontaire Corse, n'ayant que des yeux dans sa face mince et comme dépouillée où saillent les os des maxillaires ; un homme presque par la pensée, l'action, le tempérament même — car elle traite ses amants comme son frère traite ses maîtresses ; — faisant passer tout après le travail, sensible presque uniquement aux joies que l'ambition lui procure ; de l'autre côté, grasse, molle, débordée de graisse, tout enlangée de superstitions, une femme au cerveau borné, au corps infirme, rejeton disgracié de cette maison d'Espagne où la laideur est héréditaire comme le dévergondage et l'imbécillité ; la maigre doit manger la grasse, la Corse l'Espagnole ; Lucques avalera Florence ; ce n'est qu'une question de temps. En espérant cet heureux jour, Elisa sait s'occuper et c'est pourquoi elle a tant besoin d'argent. D'abord sa toilette lui cade cher ; elle fait venir de Paris toutes ses modes et elle n'est pas une médiocre cliente, car Raimbaud lui fournit trois robes par mois, plus une robe de cour, et Leroy presque autant. Cela plan à l'Empereur qui aime que l'on fasse prospérer l'industrie française. Puis, c'est la cour où il a fallu remonter les traitements, car, par ordre formel de l'Empereur, on n'y doit porter que des soieries et des batistes, et les hommes n'y sont bien venus qu'en habits de velours ou de soie — une ruine pour les Lucquois, qui déjà avaient assez de vivre... Elisa ne serait point elle-même si elle ne se mêlait de protéger les lettres et les arts : Il y a à Lucques une Académie, l'Accademia degli Oscuri qui date de plus d'un siècle et a conquis dans toute l'Italie presque une célébrité : Elisa la régénère, la baptise Napoléon, y crée des prix et des concours, fait imprimer à ses frais les deux premiers volumes de ses mémoires, y agrège les savants français qui fréquentaient son salon de Paris, y donne une impulsion qu'on sent encore. Elle met sur un bon pied l'École des pages ; elle crée à grands frais un Institut-Elisa pour l'éducation des jeunes filles, y appelle des maîtresses françaises, et, pour les règlements, décalque presque ceux de Saint-Cyr. Elle a Paganini dans sa musique, Tofanelli pour son Académie des beaux-arts. Il lui faut deux théâtres, l'un où l'on danse en italien, l'autre où l'on récite en français. Il lui faut des fêtes où la pompe n'est point épargnée, d'autres plus intimes où la littérature a son rôle ; car la princesse n'a point oublié ses succès du Plessis et de Neuilly et elle se plaît encore, à des soirs, à jouer la tragédie et à paraître en héroïne antique sur les planches de son théâtre réservé. Elle prétend avoir enfin, comme le veut la constitution, son palais de campagne, et elle a déjà jeté les yeux sur Marlia qui est aux Orsetti et dont le fonds lui coûtera plus d'un demi-million, les embellissements et agrandissements quatre fois davantage. Puis — et c'est une incalculable dépense — elle a le goût des entreprises et des expériences : élevage de mouftions, manufactures de soieries et de velours unis, plantations de coton, surtout exploitation en grand des carrières de Carrare où elle centralise la fabrication des bustes officiels, fabrique des Napoléons de toutes tailles à en emplir des navires, s'évertue par d'ingénieux présents à attirer les commandes de l'Europe napoléonienne, au travers de laquelle elle sème ses prospectus. Routes, ponts, prisons, écoles, hospices, elle construit partout et embellit, jetant çà et là des fontaines, ouvrant des promenades, perçant des rues, visant au grand et ne ménageant rien. A Lucques, avec une noblesse ruinée, habituée à chercher fortune au dehors, obligée à présent de vivre mesquinement sur la terre natale, elle a fort à faire ; elle est de plus tiraillée par les parents de Bacciochi, par les Corses dont elle se trouve trop rapprochée, par ses anciennes compagnes de Saint-Cyr, par quelques-uns de son inonde de Paris. Enfin, il y a les dépenses secrètes : à Lespérut qui ne coûtait rien, mais dont le règne dure à peine dix-huit mois, a déjà succédé un Lucquois, le joli, le charmant l'irrésistible Bartolomeo Cenami : trente ans, le physique d'un ténor et des qualités intimes inappréciables. D'écuyer qu'il était, le voici premier écuyer, grand écuyer ! Le voici décoré bientôt de tous les ordres fraternels, même de l'Aigle d'or de la Légion ; le voici directeur général de l'Instruction publique ; pensionné de quarante mille francs sur le fonds des fabriques de soierie et de broderie, doté en biens d'église d'une fortune écrasant toute fortune lucquoise. Cela devint tout à fait une habitude, passa dans les choses reçues. L'homme était humble, assez adroit, besogneux, commode ; il obéissait sans répliquer et paraissait fidèle. Elisa en fit son agent de confiance, le chargea de négociations secrètes, l'employa à tout et eut à s'en louer ; mais, toujours, elle le tint en cette place inférieure où elle avait rangé son mari et d'où elle n'entendait point que ses amants s'écartassent. L'un ou l'autre, ou un troisième, c'est égal au point de vue des affaires : Elisa les mène seule et il n'est pas douteux qu'elle y excelle. Quelques-uns se sont moqués de cette contrefaçon de l'Empereur dans le gouvernement d'un territoire de quelques lieues carrées, de ses airs de Sémiramis, de ses prétentions à la politique et de ses études de Machiavel ; mais c'est moins à la capacité de la salle ou à l'étendue de la scène qu'il faut juger les acteurs, qu'aux talents qu'ils développent et aux impressions qu'ils déterminent. Sans doute, Elisa soigne trop sa gloire : par chaque courrier arrivent de Lucques des correspondances officielles ou officieuses où, assez grossièrement, les éloges s'étalent. Chacun des anciens habitués en reçoit sa part et sait se rendre agréable en faisant part au public du bonheur des Lucquois. Il en peut résulter un préjugé contraire ; l'Empereur s'en agace et à diverses reprises, infructueusement, impose le silence. Mais, ce ridicule mis à part encore sert-il pour la foule et trace-t-il sur les sots — comme elle s'entend à manœuvrer et quel plaisir de la regarder faire l Elle si altière et qui, dans ses états, porte la superbe à un degré d'impératrice, ne néglige nul moyen pour se faire bien venir en France des gens en place. Elle se rend humble ; elle se recommande du passé ; elle invoque son attachement ; elle parle d'affection et se met en confiance. Point d'argent, de titres, de décorations à donner, mais des bustes — spécimens réclames pour Carrare — des diplômes de l'Académie Napoléon, surtout des paroles, d'ingénieuses flatteries, comme de se rendre, elle, la sœur de l'Empereur, la protégée de ses correspondants. Ainsi s'assure-t-elle à l'Institut, au Sénat, au Conseil d'État, dans les ministères, le chœur le plus empressé de laudateurs et d'avocats : c'est Maury, c'est Cuvier, c'est Regnauld, c'est Laplace, c'est Monge, c'est quiconque, lettré ou savant d'origine, est entré dans les grands corps politiques ; mieux, c'est Talleyrand le correspondant le plus intime et, tout à l'heure, ce sera Fouché avec qui elle a moyenné un accommodement. C'est d'Élisa la première lettre que trouve en ouvrant son portefeuille, un ministre nouveau. L'affaire entamée, c'est, par chaque courrier, une dépêche, deux, dix : les choses tournées et retournées avec cet étrange habileté que les femmes emploient pour obtenir ce qu'elles désirent. Puis, le siège mis, le ministre cerné, les mines chargées, s'il se rencontre une résistance dans les bureaux qui sont le corps de la place, une note à l'Empereur, brève, nette, telle qu'il les aime. Au coin alors, l'apostille souveraine, le renvoi au ministre nécessairement favorable et d'avance convaincu. Ainsi obtient-elle à peu près tout ce qu'elle veut, parce qu'elle ne demande rien qui ne semble justifié par l'utilité. Son ambition ne s'étend pas outre mesure ; elle est appliquée et pratique ; elle se tient aux objets déjà acquis, aux améliorations immédiates, aux accroissements justifiés ; elle part du point où elle est établie pour des conquêtes toutes proches et ne marche que les derrières assurés. Pour s'introduire en Toscane, la régir et la gouverner, c'est un travail de longueur, mené par insinuations, par observations, par dénonciations, mais glissées à petite dose, provoquées par les événements, inspirées uniquement par l'intérêt général, sans nul mélange d'intérêt personnel. — Fi donc ! N'est-ce pas d'une bonne politique de montrer près de l'Étrurie ruinée, administrée à l'espagnole — c'est tout dire — livrée aux influences des prêtres, aux caprices des favoris, vacillante et folle comme une femme hystérique et morbide, un petit état qui peut passer pour un modèle de tenue, d'ordre et de régularité, où tout se sonne à la cloche et où partout se fait sentir la constante application de la souveraine. Certes, il est bien resté en Élisa de la pédante, de la donneuse de leçons, de l'élève de Saint-Cyr ; sur le tempérament Bonaparte, l'éducation a tracé et quelque chose de la veuve Scarron revit en cette Corse, lorsqu'elle réglemente, décrète, institue, lorsqu'elle accable ses deux cent vingt-six mille sujets de lois bienfaitrices et d'arrêtés régénérateurs. Ce n'est plus un peuple, c'est une classe ; ce ne sont plus des lois, mais des pensums. Néanmoins, c'est bien pensé, bien rédigé, bien appliqué. Codes promulgués, marais asséchés, routes percées, impôts allégés, police et prisons réformées ; en toute matière, sur tout objet, avec une fermeté de conception et une justesse de style dignes de remarque, les décrets se succèdent, subordonnés, avec une soumission affectée, aux moindres velléités des désirs qu'a pu témoigner l'Empereur ; la république, aux institutions et aux mœurs surannées, prend, sans grande secousse, toutes les apparences d'un état à la moderne sur qui aurait passé une révolution analogue à la française, et, en même temps qu'elle s'enrichit de son industrie renouvelée, de son agriculture protégée, des biens ecclésiastiques rendus à la masse et dépecés, elle s'apaise devant une justice égale et une administration équitable. De tout cela, des soins de gouvernement, de la netteté, de la précision et de la modération des demandes, de la justesse des exposés présentés tous dans l'esprit de la chose, se forme peu à peu l'opinion de Napoléon ; il n'aime point sa sœur davantage, mais il l'apprécie comme étant de sa race, et, par l'esprit, la plus proche peut-être de lui. Il lui arrive de dire que le meilleur de ses ministres est la princesse de Lucques. Il lui écrit des dépêches comme il en écrirait aux hommes qui sont au premier rang dans sa confiance et il y place une nuance de louange rare sous sa plume. Il se sent entendu, compris à demi-mot, prévenu même. Il reçoit d'elle, presque à chaque courrier, ce qu'elle appelle des feuilles de travail, et aux réponses qu'il met en marge, on peut juger le ton de la correspondance. Elle est sèche, toute d'affaires ; seulement, avant la salutation, strictement conforme au protocole, cette formule qu'adopte Elisa et qui devient de style : Je me recommande à la haute protection de Votre Majesté. Cela plaît à Napoléon et, à moins d'impossibilité, il accorde. Dans une de ces feuilles typiques, au milieu de dix demandes presque toutes agréées — celles refusées avec les motifs du refus — Elisa a écrit : LÉGION D'HONNEUR. J'ai demandé à Votre Majesté de mettre à ma disposition six décorations de la Légion d'honneur ou de la Couronne de fer, pour mes ministres et mes grands officiers. Les récompenses et les honneurs accordés au mérite sont les plus puissants moyens d'encouragement. J'insiste beaucoup sur cette marque de confiance de Sa Majesté ; l'Empereur répond : M'envoyer les noms des personnes auxquelles vous les destinez et je les nommerai. La feuille de travail est en date du 15 juillet. Courrier par courrier, Elisa fournit les noms de ses dix candidats — non plus six, mais dix — et le 7 août, ces dix reçoivent l'aigle d'or de la Légion. Dix aigles d'or ! plus que n'en obtinrent ensemble, pour leurs sujets de Naples, de Berg, de Hollande, de Westphalie et d'Espagne, tous les rois napoléoniens réunis ! Passe pour l'archevêque, pour le grand juge Matteucci, homme étonnant, titulaire à la fois de six ministères ; passe pour le chevalier d'honneur Manzi, pour l'indispensable Cenami, pour les conseillers d'Etat et le chambellan ; c'est au titre étranger qu'ils sont décorés, mais, au même titre, deux Français : le gouverneur du palais, Beauvais, beau-frère d'Hainguerlot et le trésorier de la liste civile, d'Hautmesnil : exemple unique, d'autant plus éclatant que l'on verra les résistances de l'Empereur et les refus obstinés lorsque ses frères lui demanderont la Légion pour leurs serviteurs français les plus affidés, ceux auxquels ils auront donné les plus grandes places dans leurs états et confié toute leur politique. Dès lors, puisqu'on sait ces choses à Paris et qu'on peut, à cet étiage, mesurer le crédit d'Elisa, comment s'étonner des lettres éperdument laudatives qu'elle reçoit ? Fontanes, qui a su dénouer habilement une liaison qu'il ne croyait plus fructueuse, se retrouve, si sa fortune parait hésiter, aussi empressé qu'aux jours du Consulat et plus abondant encore en concetti. Il ne demande rien, cela serait banal et gâterait ses madrigaux, mais, comme il doit se flatter que la princesse s'intéresse à lui, n'est-ce pas naturel qu'il lui dise sa situation. Voilà ma présidence finie. J'attends aujourd'hui que l'Empereur daigne prononcer sur ma destinée future. Il ne me dit rien, quoiqu'il me reçoive toujours avec une extrême bienveillance. On prétend que je ne dois pas m'éloigner et qu'il faut attendre ses ordres sans impatience. Et, à la continuation de cette présidence qui, outre le traitement, le local et le reste, rapporte à Fontanes, de la cassette de l'Empereur, mille francs par jour de session, peut-on penser qu'Elisa ait été tout à fait étrangère ? Elle a des occasions fréquentes de s'employer et il ne lui déplaît pas d'user de son crédit en faveur de ceux qui peuvent quelque jour le lui rendre et la servir à leur tour. Pour le but lointain qu'elle s'est fixé, elle ne peut recruter trop d'alliés. Il faut qu'on répète comme elle s'entend à gouverner, qu'on grossisse les incidents qu'elle narre, qu'on commente les notes de police qu'elle envoie, qu'on prépare l'opinion en France à cette nouveauté d'une femme régnant, par la France, sur un grand état et qu'ainsi cette extraordinaire dérogation aux principes trouve partout des approbateurs. Le 31 décembre 1805, lorsqu'il expédiait à Joseph l'ordre de se rendre à l'armée de Naples et d'en prendre le commandement, l'Empereur était bien convaincu que son frère s'y conformerait, mais il n'en était pas certain. Il lui donnait ses indications avec une assurance entière, mais averti par le succès de sa lettre à l'empereur d'Allemagne à propos de l'Italie, il ne se compromettait pas au point d'annoncer publiquement, par une proclamation à l'armée, les mesures qu'il avait prises. Il rédigeait cette proclamation, mais il la tenait en réserve. Joseph pourtant, sans manifester aucune hésitation, a quitté Paris, dans la nuit du 8 janvier, et s'est dirigé en hâte vers son poste. Il emmène avec lui son chambellan Jaucourt et son écuyer Stanislas de Girardin : il les déguise, l'un en chef d'escadron, l'autre en général. Au fait, à la Révolution, Jaucourt était colonel de Condé-dragons, et, à Boulogne, Girardin, paré des épaulettes que lui avait données Mme Murat, jouait les capitaines-aides de camp. Même, sur la demande de Joseph, le ministre l'avait proposé pour chef de bataillon, mais le succès avait été médiocre. C'est peu deux officiers pour un état-major princier ; aussi Joseph réclame avec instance tous les militaires qui font partie de sa maison, son chambellan, le général Mathieu Dumas, tout à l'heure aide-major général à la Grande armée et, en ce moment, occupé en Dalmatie, et ses deux écuyers : le colonel Cavaignac du 10e dragons, et le colonel Lafon de Blaniac du 14e qui, tous deux, viennent de se distinguer dans la campagne de Moravie. Joseph tient d'autant plus fort à Lafon-Blaniac que juste avant la guerre, Julie lui a fait épouser une de ses vagues cousines, Mlle d'Henrique, et c'est là à ses yeux, la plus décisive des recommandations. Il se soucie assez peu de sa propre famille, dont on ne trouve nul membre près de lui, au moins en une place marquante ; par contre, il adopte la famille de sa femme et s'emploie presque autant qu'elle à la grandir : or, ce n'est point peu dire, Julie étant essentiellement, presque uniquement familiale. Elle vit avec les siens, les recueille, les adopte, les marie, les pousse, et ils sont légion : douze frères et sœurs, la plupart ayant postérité, puis des oncles, des cousins, des arrière-cousins, des alliés directs et indirects. Cela met à part, entre les résidences des Bonaparte, le Luxembourg et Mortefontaine ; cela donnera un caractère spécial au royaume de Joseph : Il y aura près de lui, dans les fonctions de confiance et les hauts postes de cour, un élément Clary qui partagera la faveur et l'intimité avec un autre élément, les amis anciens que s'est fait Joseph et que tous il a gardés. De cette espèce, James, son camarade de collège qu'il a élu son intendant, Tito Manzi avec qui il s'est lié à l'Université de Pise, Saliceti, vis-à-vis duquel il acquittera seul la dette de la famille, Villot-Fréville et Miot, témoins de ses courtes ambassades, Girardin son voisin de campagne, Rœderer et Jaucourt, ses confidents de la première heure ; à eux tous, — et ce n'est point la marque d'un cœur médiocre il est demeuré profondément attaché ; il n'en a négligé aucun et il a aimé s'entourer constamment dans son heureuse fortune de ces témoins de la mauvaise. C'est, à ce qu'il semble, un sentiment analogue, fait de tendresse confiante et de désir de plaire, qu'il marque à sa femme. Il la trompe certes, il a des maîtresses, et il en a beaucoup, mais ses infidélités n'influent point sur son caractère, n'arrêtent, ni ne détournent l'affection qu'il lui témoigne. Quelle meilleure marque en donnerait-il que d'appeler à lui ceux qu'elle préfère, de les servir de tous ses moyens, de leur donner sa confiance entière ? On a vu jusqu'où il a poussé l'aveuglement pour Bernadotte, — ce pouvait être un cas spécial : mais, voici le général de Salligny qui, le 7 messidor an XIII (26 juin 1805), a épousé une nièce de Julie, Mlle Anthoine de Saint-Joseph ; voici le général Maurice Mathieu qui, en 1802, a épousé une autre nièce, Mlle Lejéans ; ils seront les deux généraux de la Garde napolitaine, et Salligny aura le titre de duc de San-Germano ; voici Maurice et Bienvenu Clary ; voici un Tascher qui épousera une Clary ; voici un vieil oncle le colonel Somis ; un beau-frère Villeneufve, un autre, le sénateur Lejéans ; et les vagues cousins d'Henrique, Barbon, Ricard, Harslawer, sans parler des Fléchon, des Guey, des Lejeune, des Rouyer et du plus illustre, Suchet. Cette famille Clary, si nombreuse en soi s'accroit, à proportion, d'alliances et multiplie à mesure ; et, pour chaque fille, Julie donne une dot et trouve un bon mariage ; pour chaque garçon, Joseph découvre une place et procure de l'avancement. Très dispersé, très divers en ses noms comme en ses ambitions, visant d'abord au solide, s'établissant d'ordinaire en des positions qui ne donnent point d'ombrage, se soutenant mutuellement et s'étayant, mais sans se compromettre, ce n'est point ici un clan à la Corse, c'est comme une société de commerce que dirige, sans avoir l'air d'y toucher, la douce, l'humble, la tranquille Julie. Julie n'a point de rôle extérieur qu'elle tienne à jouer. Laide lorsqu'elle était jeune, elle est pire à présent. Malingre, contrefaite, si pauvre de race, — et combien plus sous les diamants, les pierres de couleur, les soies lourdes, les velours épais ! — elle a en horreur de se montrer, de représenter, de paraitre. Elle passe pour sotte, prude et pieuse. Or sa tête est excellente. Elle est, a dit un de ses amis, une réunion admirable de qualités solides et éminentes ; la raison et l'esprit, avec un dégagement complet de toute vanité ; un fonds de bonté qui ne se dément jamais, avec beaucoup de force de caractère ; un discernement et un tact parfaits, sentant le Lien et le mal, l'empressement et l'offense ; et n'ayant jamais d'autre arme contre l'offense et le mal que le mépris, et d'autre expression de son mépris que de petites moqueries piquantes et gaies, car la gaîté est un de ses dons et serait un de ses avantages, si sa modestie extraordinaire lui permettait l'idée de se faire valoir en quelque chose. Sa pruderie n'est point telle que les mots l'effraient, que sa société, même intime, reste fermée à des femmes ayant eu des amants, en ayant même épousé, après divorce et sans prêtre : elle en a, de cette sorte, trois au moins dans sa maison et ce cas est sans analogue chez les princesses. Sa piété se compose de foi, de candeur et de charité ; mais, de son cœur, son aumônier, Lécuy, l'ancien abbé général de Prémontré, est seul à connaître le secret, comme seul il a le secret de ses aumônes qui passent 20.000 francs par année. Sa pensée très ferme, avec un grain de causticité enjouée qui la relève et l'agrémente, est susceptible de desseins, car elle est nourrie par la méditation, abritée par la modestie, renforcée par la solitude. Sans imposer sa personne physique, elle a su gagner et garder la confiance et l'affection de son mari ; elle lui suggère des idées qu'il croit siennes, et c'est au point qu'il se tient modéré parce qu'elle l'est véritablement et qu'il s'imagine dédaigner les grandeurs parce qu'elle n'en a pas souci. Tout ce qui la sort d'un intérieur où elle se plaît et se rend plaisante à tous, lui est odieux. Sauf Madame, pour qui elle est déférente, avec une nuance même de tendresse, le moins possible elle voit les Bonaparte ; elle n'aime pas davantage les Beauharnais ; leur ton, leurs façons, leur vie la choquent. Elle a d'anciens souvenirs par qui elle est blessée ; de constantes timidités qui la font se retirer et se clore. Sa santé lui sert de prétexte pour éviter la Cour où ses plus intimes ne sont pas admis. Après le départ de Joseph, elle viendra quelquefois encore aux dîners du dimanche ; mais bientôt, le supplice d'y paraître lui sera insupportable et elle demandera à son mari de l'en dispenser ; quant aux cérémonies, elle s'abstiendra. Aussi bien, n'a-t-elle plus, au moins officiellement, de maison d'honneur française, et est-ce pure bonne volonté si, aux rares cortèges où elle est obligée de figurer, ses dames — la bourgeoise et la nourrice, comme dit dédaigneusement l'Empereur, — font l'effort de l'accompagner. Chez elle, pas de dîners, pas de cercles ni de bals ; c'est au point que Cambacérès, voulant donner un bal à l'Impératrice et ses salons n'étant pas prêts, trouvera tout simple d'emprunter le Petit Luxembourg pour sa fête et que Julie le laissera faire. Nulle existence aussi renfermée, aussi particulière. Pas une fois, dans les voyages que fait l'Empereur aux résidences, Julie ne parait sur les listes. Elle est aux eaux, elle est à Mortefontaine, elle est au Luxembourg ; elle ne se mêle ni aux amusements, ni aux splendeurs de la vie souveraine ; elle s'occupe de ses filles, elle surveille leur éducation, elle dirige leur gouvernante, Mme Damery, née Forget, veuve d'un ancien consul, femme de mérite qui, trente ans plus tard, sera surintendante des maisons de la Légion d'honneur ; elle-même, avec l'abbé Lécuy, les instruit en leur religion, de très près, avec un zèle attentif et en prenant les connaissances qu'il faut. Ses sœurs, ses nièces, ses cousines, son petit monde, ses pauvres, c'est assez pour l'occuper et pour la distraire, car elle aime s'entourer d'enfants et participer à leurs jeux. La timidité qui la glace dès qu'elle sort de ce milieu, est faite autant de la conscience de sa disgrâce physique que de l'exagération de sa fortune. Elle n'est point née Bonaparte pour se croire, dès le premier instant, égale à toutes les places et supérieure à tous les honneurs. Elle n'est point née Tascher ou Beauharnais, pour s'y laisser porter et se trouver satisfaite d'y vivre. Par tant de liens dont elle ne veut rompre aucun, elle s'attache à son passé ; par tant de souvenirs qu'elle se plaît à évoquer, elle est soudée à Marseille, aux gens et aux choses de là-bas ; elle se sent si peu princesse, et, plutôt que de l'être, comme elle préférerait couler paisiblement sa vie maladive avec un mari beau, tendre et fidèle, dans un site de lumière, près de la grande mer bleue ! Par là elle déplaît à l'Empereur et le choque. Depuis onze ans, il lui a témoigné infiniment d'égards, même d'amitié. A cause de la déconvenue qu'il lui a donnée par la rupture du mariage avec Désirée, il s'est fait plus tendre peut-être, plus affectueux ; il a eu pour elle des attentions plus délicates et plus rares ; il ne lui a jamais rien refusé, lorsqu'elle s'est forcée à solliciter, et il l'a même prévenue en ses désirs ; mais, depuis qu'il est monté à ce degré de fortune et qu'il a fondé un système européen, il considère que, en se tenant à l'écart, en vivant comme elle vit, en ne prenant aucune part aux fêtes et au luxe impérial, Julie manque au devoir dynastique, même au devoir social. Il rend une pleine justice à ses vertus d'épouse et de mère ; il estime la chrétienne ; il se plaît à l'aider en ses charités ; mais il ne lui pardonne pas de continuer sur les marches du trône, l'existence d'une grande bourgeoise, de tenir pour une insupportable corvée les joies de la représentation et de se soustraire par tous les moyens aux agréments de l'étiquette. Plus tard, parce qu'elle ne voudra point aller régner, il aura des colères, se montrera dur, presque injuste, ordonnera, exigera le départ. Il estime que chacun, dans sa famille, doit concourir au système, recevoir de lui et exécuter sa consigne. La consigne pour Julie est d'être reine, d'abord parce que les ménages royaux qui vivent séparés ont mauvais ton, qu'il en court des bruits de désunion, que la porte ainsi se trouve ouverte à des abus, que, à une cour, pour donner la loi et maintenir la règle, il faut une reine, que c'est une occasion de luxe et de dépense dont profitera la France, d'autres raisons encore plus intimes. Joseph, en ce qui le concerne, aura su prendre très vite son parti, Ce n'est pas que la séparation ne lui coûte d'abord. Il est homme d'habitude et s'est fait, par des côtés, homme d'intérieur. Plus que mari il est père, et si, pour sa femme, il éprouve un sentiment où entre à la fois de la reconnaissance — car elle lui a fourni le premier échelon de sa fortune — d'une affectueuse pitié pour ses misères et une confiante amitié, c'est à ses filles qu'il réserve la tendresse intime de son cœur. A l'entendre parler de Zénaïde et de Lolotte, on sent bien que c'est à cause d'elles qu'il serait tenté de revenir ; à elles qu'il serait disposé à sacrifier ses ambitions. Restera-t-il à Naples, après qu'il aura conquis la Sicile, ce qui ne saurait, à son avis, souffrir de difficulté, il se le demande : Cela fait, écrit-il à Julie, s'il entrait dans les arrangements de l'Empereur de marier Zénaïde ou Lolotte avec Napoléon[1] au lieu d'un étranger, je m'estimerais heureux si, par l'adoption de notre neveu, l'Empereur réunissait sur lui toutes ses affections sans que mon honneur en fût blessé ; je demanderais d'être aussi l'organe de sa volonté au Sénat. Par ce moyen, je reviendrais vivre à Mortefontaine et je ne m'arracherais avec plaisir à cette vie que pour obéir à l'Empereur, soit qu'il me voulût à la tête d'une armée, soit que, s'y mettant lui-même, il me laissât le soin d'être l'organe de sa volonté à Paris comme il l'a déjà fait une fois. Je crois que l'intérêt de toute la famille, de l'Empereur surtout qui reste seul exposé aux complots ennemis, toutes les affections de mon cœur se trouveraient réunies dans ce projet. Et, lorsque ces impressions, assez vives alors pour que Joseph veuille que Julie en fasse part à l'Empereur, se seront estompées, puis effacées devant les réalités, et qu'il aura renoncé aux délices campagnardes, ce qu'il souhaitera bien plus que la présence de sa femme, ce sera celle au moins d'une de ses tilles ; mais il ne commandera point, il n'insistera même pas ; il sait les droits de la mère ; il sait en quelle femme il a placé sa confiance, et si elle estime qu'un tel voyage ne convient pas, il n'a qu'à s'incliner. Joseph a fait diligence ; le 22 janvier, il passe à Alexandrie ; le 25, il arrive à Rome où il a une entrevue avec le Pape dont il a lieu d'être satisfait ; le 27, il est en son quartier général d'Albano, d'où il lance la proclamation que l'Empereur a dictée à Schœnbrunn, un mois, jour pour jour, auparavant : Soldats, mon frère marche à votre tête ; il connaît mes projets, il est le dépositaire de mon autorité, il a toute ma confiance, entourez-le de toute la vôtre. Il la paraphrase le 8 février, après avoir fait passer le Garigliano à son avant-garde, s'adresse successivement aux soldats français et aux peuples napolitains, garantit aux uns sa protection et leur promet de n'user d'aucun des droits de la conquête, recommande aux autres avec sévérité, et comme s'ils entraient en pays ami, la plus exacte discipline, et fait connaître à tous les grandeurs qui attendent encore Joseph Napoléon prince français, grand électeur de l'Empire, lieutenant de l'Empereur, commandant en chef de son armée de Naples et de Sicile. Le 14, il est à Capoue ; il annonce à l'Empereur que ses ordres sont remplis. Partouneaux, avec l'avant-garde, est entré à Naples dont les forts sont occupés ; lui-même part pour s'y rendre. Les Bourbons se sont embarqués pour la Sicile ; les Anglais, sans même tenter le sort d'un seul combat, ont gagné précipitamment Castellamare où leur flotte les attendait. Les Russes, par Baïa, sont retournés à Corfou ; il reste à soumettre quelques places en Apulie, les Abruzzes insurgées où s'est retirée l'Armée royale et Gaëte où le prince de Hesse Philipstadt prétend sauver l'honneur du maitre qu'il s'est donné et du drapeau dont il a adopté le service. Le 15, Joseph fait son entrée à Naples où il se trouve très bien reçu par toutes les classes ; le 16, il se rend à la cathédrale, assiste à la messe, fait présent à saint Janvier d'un collier de diamants qu'il passe lui-même à la statue ; le 21, il annonce aux peuples du royaume que le changement de la dynastie est immuable, que les magistrats seront conservés, qu'aucune contribution de guerre ne sera levée, que toutes les propriétés, de quelque genre qu'elles soient, seront respectées ; il constitue son premier ministère qui, sauf Miot à la Guerre et Saliceti à la Police ; est composé uniquement de Napolitains ; il adresse aux soldats français une proclamation sévère pour interdire toute réquisition, et menace les généraux de ses rigueurs en cas qu'ils ne tiennent pas compte de ce premier avertissement. Ainsi, dès le premier jour, Joseph, qui n'est encore que général en chef de l'Armée française, établit et prononce la politique qu'il compte suivre. Cette armée qu'il commande n'a ni vêtements ni souliers ; il est dû sur la solde près de trois millions ; on n'a vécu que sur les moyens que le Pape a fournis ; mais, à présent, en pays conquis, Joseph refuse d'en employer d'analogues, parce qu'ils lui feraient perdre dans l'opinion. Il est convaincu que le peuple napolitain n'aspirait qu'à être délivré : J'ai été content, écrit-il le 18 février, des membres qui composent les autorités et, plus je les vois, plus je m'aperçois que ceux-là même qui passent pour être le plus attachés à la Reine ne l'aiment pas et redoutent son retour. Et le peuple donc ! J'ai traversé aujourd'hui à pied une place où il y avait bien vingt mille lazaroni qui m'ont parfaitement accueilli. Aussi, aux uns et aux autres, faut-il demander le moins possible : Le moyen des nouveaux impôts est inadmissible, dit-il d'abord, et, y revenant, je ne le croirais ni juste ni convenable chez un peuple nombreux, si éloigné du centre de l'Empire et qui doit voir justifier par des faits la préférence qu'il semble nous accorder sur la maison qui régnait sur lui. Quant aux marchandises anglaises, il n'y a pas à les confisquer ; pour quelques milliers de louis, cela n'en vaut pas la peine et les capitalistes et commerçants napolitains qui ont des créances à Londres pourraient en souffrir. Pas d'autres ressources : les arrendamenti ou impositions aliénées sont des propriétés sacrées comme les biens fonds ; les terres seigneuriales paient des droits comme les biens allodiaux ; les banalités et autres droits qui pèsent sur le peuple ne sont pas trop considérables et leur suppression ne rendrait rien au fisc ; quant à une contribution de guerre, il y a promesse de n'en pas lever ; ce sera donc la France qui devra nourrir, entretenir et solder son armée ; il en coûtera seulement 1.590.000 francs par mois, car Joseph consent à donner le surplus, soit deux millions. L'Empereur ne trouve pas de son goût un tel mode de gouverner. Quoi ! la ville n'est point désarmée ; nulle précaution n'est prise ; les lazaroni donnent impunément des coups de stylet ; Naples n'a même pas payé quatre à cinq millions ; et, à chaque lettre, et il y en a tous les jours, il revient sur les mesures à prendre, car répète-t-il quinze jours plus tôt ou plus tard vous aurez une insurrection. C'est un événement qui arrive tôt ou tard en pays conquis ; et il prêche la vigueur : Dans un pays conquis, la bonté n'est pas de l'humanité. Il faut fusiller les lazaroni qui assassinent ; il faut fusiller les espions ; il faut fusiller les chefs de masse ; il faut confisquer les biens des émigrés ; il faut armer les forts ; il faut placer des carions devant le palais ; il faut constituer une garde sérieuse ; il faut chasser les étrangers Russes et Anglais ; il faut surtout contenter l'armée française et pour cela lever une bonne contribution d'une trentaine de millions, pour mettre les soldats, les généraux dans l'abondance, pour que l'armée soit entretenue aux frais du pays. — Il serait par trop ridicule que la conquête de Naples ne lui valût pas de l'aisance et du bien-être. Ce n'est pas une simple divergence d'opinions sur des
mesures transitoires ; ce sont les principes mêmes qui sont en cause : Joseph
prétend substituer purement et simplement sa maison à la maison de Bourbon,
sa personne à celle de Ferdinand, gouverner mieux, mais gouverner par et pour
les Napolitains, constituer une armée napolitaine, prendre position comme roi
national, mettre sa dynastie italienne et française à la place de la dynastie
espagnole et française. Jusqu'aux titres qu'il veut semblables : Je n'ai pas pris, écrit-il à l'Empereur, le titre de gouverneur général parce que j'aurais été
contre les intentions de Votre Majesté qui a cru par là me donner plus de
considération dans le pays : c'est le contraire qui serait arrivé ; celui de
lieutenant de Votre Majesté est bien plus en honneur et tous les gens du pays
ont observé que c'était celui qu'avait le fils du roi d'Espagne quand il
est arrivé dans ce Royaume. Napoléon voit dans la conquête du royaume de Naples la répétition d'un fait historique : Normands, Allemands, Français, Espagnols, tous les envahisseurs qui se sont rendus possesseurs du royaume, ont dépouillé leurs antagonistes, se sont installés dans leurs biens, et ont ainsi constitué une force de résistance au profit de leurs chefs. C'est ainsi qu'il faut agir : Il faut établir dans le royaume de Naples un certain nombre de familles françaises qui seront investies de fiefs, provenant soit de l'aliénation qui sera faite de quelques domaines de la couronne, soit de la dépossession de ceux qui ont des fiefs, soit des biens des moines en diminuant le nombre des couvents. Dans mon sentiment, écrit-il à Joseph, votre couronne n'aurait aucune solidité si vous n'aviez autour de vous une centaine de généraux, de colonels et des officiers attachés à votre maison, possesseurs de gros fiefs dans les royaumes de Naples et de Sicile... Dans peu d'années, cela se mariera dans les principales maisons et le trône se trouvera consolidé de manière à pouvoir se passer d'une armée française, point auquel il faut arriver. Et ce n'est pas une fois, c'est dix qu'il répète la même idée : Il ne faut pas vous dissimuler que vous n'aurez la possession réelle du royaume de Naples qu'en y fixant un grand nombre de Français. Voyant que Joseph ne s'y rend point, c'est lui qui tentera de l'exécuter. Si Joseph est tel, lieutenant de l'Empereur et commandant de l'Armée, que sera-ce lorsque, après la promenade militaire de Reynier, les quelques combats où nulle part l'Armée royale ne tint sérieusement, l'embarquement pour la Sicile des débris des troupes bourboniennes, il aura, au commencement d'avril, visité les provinces. Au-devant de lui, il verra accourir des populations entières précédées de leurs prêtres ; des hommes portant des couronnes d'épines et se frappant la poitrine en signe de repentir, qui l'entraîneront, le porteront à l'église. Aussi, chaque lettre qu'il écrit est un dithyrambe : Plus j'avance dans la Calabre, plus j'ai à me louer des habitants... Tous à l'envi s'empressent de m'offrir leurs services... Je suis content de l'empressement qu'ils me témoignent. Je continue à être parfaitement accueilli. Bien mieux, il en donne les raisons, comme si la crainte des Français, le tempérament méridional, la venue d'un prince, le protocole des réceptions ne suffisaient pas à expliquer les vivats. Ces vivats s'adressent à lui, donc ils sont sincères. Le 13 avril, en route pour Reggio, il reçoit le décret en
date du 31 mars par lequel l'Empereur lui transfère
le royaume de Naples tombé en son pouvoir par le droit de conquête et faisant
d'ailleurs partie du Grand empire. Il s'y attend, car c'est chose
convenue, mais seulement, il faut le dire, depuis peu de temps. Napoléon,
lorsqu'il lui a ordonné de prendre possession du royaume, ne lui a pas
formellement dévoilé sa pensée. Ce n'a été que le 19 janvier qu'il lui a
écrit de Stuttgard : Mon intention est que les
Bourbons aient cessé de régner à Naples ; je veux asseoir sur ce trône un
prince de ma maison, vous d'abord, si cela vous convient ; un autre, si cela
ne vous convient pas. Le 30, n'ayant pas encore de réponse, l'Empereur
a dit à Miot qui venait de prendre congé de lui : Vous
allez partir pour rejoindre mon frère ; vous lui direz que je le fais roi de
Naples, qu'il restera grand électeur et que je ne change rien à ses rapports
avec la France, mais dites-lui bien que la moindre hésitation, la moindre
incertitude le perd entièrement. J'ai, dans le secret de mon sein, un autre
tout nommé pour le remplacer s'il refuse. Je l'appellerai Napoléon ; il sera
mon fils. C'est la conduite de mon frère à Saint-Cloud, c'est son refus
d'accepter la couronne d'Italie qui m'ont fait nommer Eugène mon fils. Je
suis résolu de donner le même titre à un autre s'il m'y force encore. Le
9 février seulement, il a été fixé par une lettre de Joseph en date du 31
janvier : Une fois pour toutes, disait
Joseph, je puis assurer Votre Majesté que tout ce
qu'elle fera je le trouverai bien ; je vous l'ai dit à Boulogne avant de
retourner à Paris et, depuis ce temps, je n'ai pas varié un instant. Faites
tout pour le mieux et disposez de moi comme vous le jugerez le plus
convenable pour vous et pour l'État. Joseph a beau jeu pour prendre ces formes doucereuses d'obéissance, car, malgré le ton autoritaire qu'affecte Napoléon, c'est Napoléon qui a capitulé. Si Joseph n'a point accepté l'Italie, c'est qu'il ne voulait rien perdre, rien abandonner de ses droits au trône impérial. Or, qu'a dit l'Empereur par le décret du 30 mars ? Nous entendons que la couronne de Naples et de Sicile, que nous plaçons sur la tête de notre frère Joseph-Napoléon et de ses descendants, ne porte atteinte en aucune manière que ce soit, à leurs droits de succession au trône de France ; mais il est également dans notre volonté que les couronnes soit de France, soit d'Italie, soit de Naples et de Sicile ne puissent jamais être réunies sur la même tête. Joseph n'a signé aucune renonciation patente ou secrète ; il n'a adhéré à aucun pacte de famille ; si son accessibilité au trône se trouve subordonnée toujours à la faculté d'adoption laissée à l'Empereur, cette faculté n'a reçu aucun accroissement ; le droit de désignation a été formellement écarté, bref il l'a emporté sur tous les points. Les restrictions sont sans importance : que lui importe que, à l'extinction de sa descendance mâle, sa couronne soit dévolue d'abord aux descendants de Napoléon, puis à ceux de Louis ? Nulle obligation imposée, ni de subside, ni de contingent militaire ou maritime. Pleine possession et sans tribut, rien que le lien fédératif qu'indique le titre conservé de Grand électeur, mais il rapporte 300.000 francs et il annonce l'Empire. Napoléon n'ayant pu obtenir de son frère qu'il réalisât son projet à l'égard de l'armée, a prétendu l'exécuter lui-même : six duchés grands fiefs de l'Empire ont été institués dans le royaume et un million de rentes devra être distribué en dotations aux officiers et aux soldats : c'est la seule clause restrictive et encore semble-t-elle prise dans l'intérêt de Joseph. Encore celui-ci parvint-il à s'y soustraire. L'Empereur ayant indiqué que Bernadotte, comme beau-frère du roi, et Masséna, comme conquérant du royaume, pouvaient l'un et l'autre recevoir justement des duchés, Joseph fit la sourde oreille et il ne semble pas qu'il ait été particulièrement satisfait lorsque, pour donner un avertissement à la cour de Rome, l'Empereur investit, des principautés de Ponte-Corvo et de Bénévent, Bernadotte et Talleyrand. Fidèle à la tradition des rois ses prédécesseurs, Joseph avait déjà les yeux sur ces deux enclaves, qui quoique ayant toujours relevé du Saint-Siège, n'en avaient été que plus ardemment désirées, plus fréquemment occupées par les Napolitains. Il savait de plus que M. de Talleyrand était un ami onéreux et quoique Bernadotte fût son beau-frère, il ne souhaitait pas l'avoir pour si proche voisin. Rien de cela n'était pris sur ses États, mais tout l'était sur ses convoitises. Quant aux fiefs qu'il devait constituer à 200.000 francs de rente chacun, il manœuvra si bien qu'il sut, tant qu'il régna à Naples, en éloigner la nomination et il en fut de même pour le million des soldats. Aussitôt qu'il eut en mains le décret dont l'apparition avait été avancée par la prochaine ouverture de négociations avec l'Angleterre — les négociations une fois ouvertes toute chose nouvelle eût été inconvenante. —Joseph répondit simplement : Je n'avais pas besoin d'une preuve aussi éclatante de l'affection et de la confiance de Votre Majesté en moi pour en être convaincu et quelques grands que puissent être ses bienfaits, ils n'égaleront jamais les sentiments que je lui porte et qui en sont indépendants. Puis il se fit proclamer roi, et se tint assuré qu'il l'était par la grâce de Dieu. Comment ne l'eût-il pas cru quand il entrait à Reggio, aux salves du canon, aux volées des cloches, dans les acclamations de la foule, entouré d'une garde d'honneur formée des jeunes gens de la ville et que, se jetant à ses pieds, un vieux gentilhomme lui faisait ce discours : Sire, que le ciel vous comble de bénédictions ; aidez-vous et nous vous aiderons ; si vous avez besoin de soldats, nous prendrons tous les armes pour Votre Majesté ! Et c'était pareil accueil en chaque ville. Je ne crois pas être aveuglé, écrit-il à l'Empereur, lorsque j'assure à Votre Majesté que les peuples se trouvent heureux d'être gouvernés par un homme qui tient de si près à Votre Majesté... Elle se persuadera que ni le clergé, ni le peuple ne sont en état de payer au delà de ce qu'ils payent aujourd'hui, que si le gouvernement fait quelque chose pour ce pays, ce pays fera dans l'avenir beaucoup pour lui. Sans doute, il y avait l'armée française : elle avait assumé la mission de délivrer cette nation qui visiblement attendait Joseph pour son souverain, mais là se bornait son rôle. Elle était nue ; elle ne recevait point de solde ; à peine était-elle nourrie ; on l'assassinait en détail ; on en martyrisait les traînards ; nul agrément, nul avantage pour qui restait Français, n'entrait pas dans la Garde royale, ne s'engageait pas dans les régiments pour y servir d'instructeur aux recrues napolitaines ; même dans ces régiments, les officiers napolitains venus de France, d'Italie, même de Sicile ou trouvés sur le pavé de Naples, primaient les Français. Qu'avait-on à faire d'eux lorsque tant de Bourboniens sollicitaient des places et demandaient des emplois ? C'étaient les Français pourtant qu'on envoyait se faire tuer — et tout seuls. L'Empereur avait beau stimuler son frère, lui écrire à vingt reprises : N'écoutez pas ceux qui veulent vous tenir loin du feu ; vous avez besoin de faire vos preuves s'il y a des occasions ; les occasions se présentaient, et Joseph ne venait point. Soit pour ne point se mêler à d'obscurs combats, car à présent il visait au grand et se tenait propre à commander des armées — soit pour ne point poursuivre lui-même ses sujets égarés, Joseph avait laissé conquérir les Calabres par Reynier, la Basilicate par Duhesme ; il laissait assiéger Gaète par Campredon. Toutefois, à son retour à Naples, où un temple de la gloire avait été érigé en face du palais, après les pompes souveraines, les gardes d'honneur, les compliments des autorités et les Te Deum, il jugea bon d'aller une nuit faire un tour aux travaux du siège : après Grigny, tué à la première reconnaissance, le général du génie Vallongne venait d'y être blessé à mort. Sur un sol tout de pierre avec des moyens insuffisants et un ravitaillement mal assuré, l'on n'avançait point et chacun se décourageait. L'on se demandait pourquoi tant d'efforts et pour qui ? Une visite du roi s'imposait. Elle fut brève, mais marquée, comme il faut, par d'aimables et françaises réparties entre Joseph et les grenadiers admirable matière pour les feuilles officieuses. Dans le silence de l'Europe, ce canon désespéré de Gaète s'entendait loin. L'Autriche détruite, la Russie vaincue, la Prusse attentive mais point encore décidée, l'Angleterre négociant la paix, seul, ce prince de Hesse, malgré la cour, ses soldats, le peuple en sédition, le clergé demandant pitié, tenait contre l'Empereur et l'Empire. Nulle animosité personnelle, mais le devoir militaire ; Mack a rendu Ulm, Hesse ne rendra pas Gaëte, criait-il, et, à lui seul, il tenait en suspens la royauté de Joseph, car si, dans la négociation ouverte, la base de l'Uti possidetis était admise, n'était-ce rien qu'un tel gage aux mains des Bourbons ? Donc, un grand effort nécessaire, d'autant plus que, par ailleurs, les circonstances devenaient plus pressantes ; enfin, les batteries prêtes, approvisionnées, démasquées toutes en terne temps le 7 juillet, le 10, le prince de Hesse, toujours au plus fort du feu, fut blessé grièvement ; le 17, il y avait brèche ; le 18, Gaëte capitula. Il était temps : durant qu'on se battait si près, Joseph avait continué à se bercer de son rêve. Autour de sa personne, venaient se grouper les hommes les plus considérables de l'Empire : le maréchal Jourdan acceptait de commander à Naples ; le maréchal Pérignon, le général Ferino et Rœderer arrivaient le complimenter au nom du Sénat. Sa fête avait été célébrée avec un enthousiasme tout napolitain ; il y avait eu des temples, des arcs de triomphe, des inscriptions et des poèmes. De France, il attendait et recevait les hommes en qui il avait placé sa confiance. Avec Rœderer, avec Mathieu Dumas, avec Miot, avec Jaucourt, avec l'abbé Louis qu'il essayait de débaucher à la grande colère de l'Empereur ; c'était une Salente qu'il prétendait instituer aux lieux mêmes où Fénelon a placé son Utopie. Sans doute, nulle constitution écrite, nulle charte octroyée : en est-il une qui puisse valoir le bon plaisir d'un prince généreux, intelligent et libéral, tout prêt à se rendre le père de ses sujets ? Des formes de gouverner qui, toutes, par la douceur, la persuasion, l'équité, iraient à la diminution des impôts, à la prospérité, à l'instruction, au bien-être des peuples : un royaume selon la formule des Économistes et des Constitutionnels de 1791. Aussi, hormis ses amis personnels, le moins possible de Français ; point de ces auditeurs que l'Empereur lui-même a choisis parmi les mieux formés de sa pépinière du Conseil d'État ; point de ces gardes du Corps de Louis XVI qu'on a formés en compagnies exprès pour les lui donner — peut-être le corps d'élite constitué par d'Astorg au début de la campagne de l'an XIV ; — point d'officiers français ou allemands, de ceux qui n'ayant point de service en leur pays, viennent s'offrir qu'en a-t-il besoin ? Toute la noblesse rivalise de zèle pour le servir... Toute la noblesse veut être placée dans sa garde comme garde du corps... Tout ce qu'il y a de propriétaires s'est abandonné à lui ; ils savent bien que la reine ferait pendre à son retour, s'il avait lieu, ceux qui ont sollicité de le servir et cependant il n'est aucune place gratuite : chambellans, écuyers, pages, colonels, officiers de gardes nationales, qui ne soit sollicitée par les plus nielles seigneurs qui sont ennemis des Bourbons, parce que les Bourbons les ont vexés, parce qu'ils ont gouverné par les étrangers et par la lie de la nation, parce qu'ils espèrent beaucoup de la puissance de l'Empereur et que la justice et le caractère de Joseph leur ont inspiré assez de confiance pour aimer à le servir. Qui dit cela ? Joseph. Et il ajoute : J'ai inspiré assez d'ardeur à la classe opulente pour que deux fils du prince Colonna soient entrés comme soldats dans un régiment napolitain et qu'ils en aient entraîné beaucoup d'autres. C'est en leur parlant. en me donnant beaucoup de peine et en leur prouvant que je veux, avant de mourir, ressusciter la gloire du nom italien en faisant le bonheur de celle belle partie de l'Europe, que j'ai pu réussir. C'est pourquoi, non content d'emplir sa cour et ses conseils de ducs et de princes, de multiplier les fournées de chambellans, d'écuyers, de maîtres des cérémonies, d'ouvrir son armée toute grande aux officiers bourboniens, de prendre à sa solde tous ceux qui sont sans emploi, il remet en liberté les chefs des bandes de 1799 que les généraux français ont préventivement arrêtés ; il disgracie presque Saliceti qui a fait fusiller un bandit, le marquis de Rhodio, sur qui ont été saisis les pleins pouvoirs de la reine Marie-Caroline ; il expédie sur France les espions, les galériens, tout ce qui l'embarrasse et, comme s'il avait vingt années de règne dans le royaume de son père, il ne songe qu'au bonheur qu'ont les peuples d'être gouvernés par lui. En vain, Napoléon essaie-t-il de troubler cette quiétude ;
en vain, écrit-il lettres sur lettres. Vous ne
connaissez pas le peuple en général, moins encore les Italiens. Vous vous
fiez beaucoup trop aux démonstrations qu'ils vous font... Je vous le recommande encore : ne vous laissez pas enivrer
par les démonstrations des Napolitains. La victoire produit sur tous les
peuples le même effet qu'elle produit aujourd'hui sur les Napolitains. Ils
vous sont attachés parce que les passions opposées se taisent ; mais, aux
premiers troubles sur le continent, où les quarante mille Français qui se
trouvent dans le royaume de Naples, cavalerie, infanterie, artillerie,
seraient réduits à quelques mille hommes, que la nouvelle se répandrait que
je suis battu sur l'Isonzo, que Venise serait évacuée, vous verriez ce que
deviendrait ce bel attachement ! Et comment cela serait-il autrement ?
Qu'avez-vous fait pour eux ? Comment les connaissez-vous ? Ils voient la
puissance de la France et ils croient que parce que vous êtes nommé roi de
Naples tout est fini, parce que la nature des choses l'ordonne, parce que
cela est de la nouveauté et parce que cela est sans remède. Il en arrive à dire des vérités très dures lorsque Joseph,
répondant à la députation du Sénat, a poussé l'illusion jusqu'à comparer les
sentiments que lui portent les Napolitains à ceux que les Français ont pour
l'Empereur. Je trouve dans les Napolitains,
a-t-il dit, les sentiments que notre Empereur a
trouvés dans les Français ; j'imiterai de mon mieux l'exemple glorieux qu'il
m'a donné et ce sera par le bonheur du peuple dont il m'a confié les
destinées que je prouverai ma reconnaissance à ce grand homme. — Quel amour, réplique Napoléon, voulez-vous qu'ait pour vous un peuple pour qui vous
n'avez rien fait ? chez lequel vous êtes par droit de conquête avec quarante
ou cinquante mille étrangers ?... Si vous
n'aviez pas d'armée française et que l'ancien roi de Naples n'eût pas d'armée
anglaise, qui serait le plus fort à Naples ? Et certainement je n'ai pas
besoin d'armée étrangère pour rue maintenir à Paris. Je remarque avec peine
qu'il y a dans votre lettre de l'engouement, et l'engouement est très
dangereux. Le peuple de Naples se conduit très bien ; il n'y a rien à cela
d'extraordinaire. Vous l'avez ménagé ; il s'attendait à pire de la part d'un
homme qui était à la tête de 50.000 hommes. Vous êtes doux, modéré, vous avez
un bon esprit ; vous êtes apprécié ; mais il y a loin de là à un esprit
national, à une soumission d'attachement raisonné et d'instinct. Je ne sais
pourquoi je vous le dis parce que cela vous affligera ; mais il faut que vos
actes aient le ton de décence convenable, que toutes vos paroles politiques
donnent une idée juste de votre caractère. L'Empereur prêche en vain ; Joseph est enivré par les acclamations du peuple, les adulations des nobles ; il ne songe qu'à s'établir agréablement et somptueusement. Il commande à Paris des ameublements et des costumes, des objets d'art et des présents ; il veut faire venir un Théâtre français et ne pense à rien moins qu'à Talma et à Fleury ; il prétend de peupler l'Opéra pour San-Carlo. Ce qui l'occupe plus encore, c'est de donner à son royaume des armoiries, un pavillon, une cocarde et des ordres de chevalerie, et à sa maison, une livrée : cela finira l'œuvre ; cela mettra la dynastie en belle posture et il n'y aura plus à douter qu'il ne soit un roi : et c'est alors, sur ces minuties, une correspondance étrangement étendue : Il veut l'aigle pour ses armoiries ; il veut les trois couleurs dans son pavillon, mais en remplaçant le bleu par du noir parce que tous les habitants des montagnes qui sont nombreux et belliqueux sont habillés d'un drap noir qui se fabrique dans leurs villages ; là cocarde sera analogue, et la livrée celle de l'Empereur, avec un galon différent. Napoléon n'y contredit pas, ses idées à ce moment n'étant pas fixées sur un point qui, plus tard, lui parera d'importance ; il n'a pas pris de notions d'héraldisme, n'y a encore jamais fait attention, n'a pas senti par quels liens intimes il se rattache à l'histoire, l'éclaire et parfois l'illumine. Talleyrand, qui en est mieux instruit, demande au moins une brisure à l'écu impérial, mais, à cause de l'aigle, cette brisure ne saurait être un bâton péri en bande, comme a porté la branche de Condé, mais un lambel comme porte la branche d'Orléans ; de plus, il veut que Joseph partisse ou écartèle un écusson indiquant le pays sur lequel il règne : celui, par exemple des Normands, premiers rois de Naples : De gueule à la fasce échiquetée d'argent et d'azur. Pour supports, on conservera les deux sirènes, l'une tenant en main la bannière de Jérusalem : enfin, les armoiries seront posées sur le manteau de Grand électeur et entourées du collier de l'ordre du Croissant. Le pavillon et la cocarde seront blanc et noir, et la livrée, du fond de celle de l'Empereur avec un galon échiqueté argent et azur. Joseph n'adopte rien de ce projet, et, pour les armoiries, il s'arrête à un écu gironné irrégulièrement de quinze pièces en chacune desquelles se trouve figuré le blason réel ou supposé d'une des provinces du royaume, sans omettre la Sicile[2]. Sur le tout, il impose l'écu d'Empire qu'il borde de gueules en brisure, comme fait la branche d'Anjou, (Espagne, Sicile et Parme) ; il place ce petit écu sur le manteau et le somme de la couronne impériale. Les sirènes, portant, l'une une corne d'abondance et une ancre, l'autre une corne d'abondance et un gouvernail antique, demeurent les supports du grand écu posé sur le manteau royal bleu d'azur, à la bordure échiquetée d'argent et de gueule, aux couleurs des rois Normands, fondateurs de la monarchie. La couronne qui le surmonte est d'une forme spéciale, les cinq diadèmes reposant sur un cercle très bas, sont séparés par quatre pointes surmontées d'une petite perle : elle est traditionnelle pour les rois de Naples. Telles sont les grandes armes : à l'ordinaire, les deux royaumes sont seuls représentés par leurs armoiries[3], avec la même distinction d'Empire, la couronne, mais point le manteau. Pour arriver à ce résultat qui témoigne au moins d'une certaine connaissance des précédents, il faut beaucoup de correspondances, il en faut tant que le drapeau, la cocarde et les ordres de chevalerie restent es suspens malgré les instances réitérées de Joseph et les renseignements qu'il accumule sur le mérite respectif de l'ordre Constantinien, de l'ordre de Saint-Ferdinand et de l'ordre de Saint-Janvier ; l'ordre du Croissant écarté parce que le Grand turc vient d'en foncer un ; cela prouve une grande sécurité et une entière liberté d'esprit. N'écrit-il pas au reste à l'Empereur : Quant à l'opinion du pays, je répète à Votre Majesté que, depuis le duc d'Ascoli, ministre de la police du roi Ferdinand jusqu'au dernier Napolitain, Fra-Diavolo compris, je puis tous les avoir ; ils sont convaincus que je veux le bien de leur pays. Le 13 mai, Sidney Smith s'est emparé de Capri où l'on n'a laissé que cent hommes de garnison ; il menace à chaque instant Ischia et Procida ; les Anglais paraissent sur tous les points des Abruzzes, y jettent des bandes organisées en Sicile, débarquent des armes, fournissent de l'argent, préparent, des Calabres à l'Apulie, une insurrection formidable. Joseph ne semble point averti, ne perd rien de sa sécurité, ne presse pas plus fort le siège de Gaëte qui retient les 46.000 hommes de Masséna. Est-il si mal renseigné par ses nouveaux sujets, peut-être complices de la cour de Palerme, ou refuse-t-il d'entendre la cloche d'alarme des Français ? On ne sait, mais nulle précaution n'est prise, et jamais il ne s'est montré plus certain de sa popularité. Le 1er juillet, un convoi sort de Messine et jette sur la plage de Santa-Eufemia, dans la Calabre ultérieure, six mille soldats anglais, et trois mille soldats napolitains que viennent presque aussitôt rejoindre quatre mille insurgés. Reynier, qui commande, réunit tout ce qu'il peut — cinq mille cent cinquante hommes et marche à l'ennemi. Soit mauvaises dispositions, soit infériorité de nombre, c'est un échec qu'il essuie, presque une déroute ; sans la bravoure du 23e léger, ce serait un désastre. Au canon anglais, le tocsin répond de tous les clochers ; la cocarde rouge sort de toutes les poches ; le drapeau blanc est arboré dans tous les villages ; les postes de correspondance sont égorgés ; les petites garnisons des villes se retirent en hâte et à grand'peine, et Reynier emmenant ses blessés, bat en retraite à travers le pays insurgé, prenant d'assaut les villes pour s'ouvrir passage et se procurer des vivres, obligé à d'infinis détours, perdant du monde à chaque pas. Il arrive enfin, après quels efforts ! à Cassano et tout ce qu'il peut c'est s'y maintenir. Une guerre s'ouvre où, aux embuscades et aux assassinats, on répond par le sac des villages et la potence ; point de quartier ; les insurgés, pâtres, paysans, brutes lâchées qui ont retrouvé leurs chefs d'il y a sept ans, pillent les villes et les biens de campagne des bourgeois, font la terreur chez qui possède et s'est rallié aux Français, coupent les communications, menacent à la fois tous les points ; la flotte anglaise se multiplie, parait le même jour partout, et partout débarque des brigands ; rien ne sert d'en tuer, ils multiplient par la mort. La discipline se relâche avec les besoins qui augmentent. Déjà les régiments étrangers, polonais et allemands, pillent et se débandent. Plus qu'en des batailles rangées, les Français perdent du monde ; ils se découragent, lassés de poursuivre un ennemi invisible dont tout est complice et, sur ce qu'épargnent les balles et le couteau, les fièvres, les terribles fièvres s'abattent, jetant par terre les deux tiers de l'effectif. Dès le premier jour de la crise, Joseph a perdu la tête. Il est nécessaire, Sire, écrit-il à l'Empereur le 8 juillet, que vous veniez à notre secours : l'état de ce pays est déplorable ; il n'y a plus de numéraire, plus de commerce ; l'armée est nue et je ne puis pas parvenir à satisfaire à ses besoins ; je travaille nuit et jour ; je ne me plains de personne, mais nous ne pourrions pas satisfaire à tous les besoins de l'état de guerre sans commerce, sans argent. Que Votre Majesté m'envoie le plus tôt possible six millions... L'ennemi est sur tous les points de la côte, les troupes sont dégoûtées. Il ne connaît pas encore l'étendue du désastre : toutes ses lettres, à présent, ne sont qu'un cri pour demander de l'argent, des troupes, des moyens nouveaux. Il faut du temps pour que ces renforts arrivent, mais, heureusement, Joseph rencontre à ses côtés des hommes de décision et de bon conseil, avec lesquels il se reprend et s'arrête à des mesures de salut. La première est d'enlever Gaète, de façon à rendre libre Masséna, C'est l'objet auquel on s'applique et comme les préparatifs d'attaque sont presque achevés, c'est affaire d'une semaine. Il faut de l'argent : emprunt forcé sur les 1500 propriétaires les plus riches de Naples. Il faut, dans la capitale, assurer l'ordre : commission militaire, garde bourgeoise de six mille hommes, armement et organisation en réserve des employés civils français ; il faut pour l'avenir se ménager des ressources et Joseph appelle Rœderer au ministère des Finances. Je suis contraint par les événements, écrit-il, à des mesures hardies qu'un homme du pays n'ose pas prendre sur lui ; l'ennemi me trace lui-même la marche que je dois suivre. Et comme il le dit, il profite de ce mouvement pour faire tout ce que l'Empereur aurait voulu qu'il eût fait il y a six mois. Votre Majesté, ajoute-t-il, a presque toujours raison et j'en conviens bien sciemment et bien librement. Donc, tribunaux spéciaux avec pouvoirs discrétionnaires, organisation d'un nouveau système d'impôt, abolition de la féodalité, abolition des arrendamenti, confiscation des biens des émigrés, établissement d'une contribution foncière, suppression des couvents de moines mendiants, suppression graduelle des autres ; organisation civile et judiciaire du royaume, vente des terres de la Couronne. Ce n'est pas sans regret, à coup sûr, qu'il se détermine à ces mesures vigoureuses surtout en ce qui touche les grands seigneurs du royaume qui sont en même temps les plus riches propriétaires. Ils sont décidément pour le nouveau gouvernement ainsi que tous les autres propriétaires ; ils ont pris les armes pour lui ; aucun ne les a prises contre ; et pourtant c'est d'eux qu'on exige des emprunts, des impôts, des sacrifices de tous genres et c'est eux qu'on atteint directement par l'abolition de la féodalité : mais Joseph s'y résigne, car il ne voit que ce moyen de conserver son royaume et, sorti de son apathie, éveillé de son rêve, guéri, au moins pour un temps, de ses illusions, il s'emploie à bien faire avec une activité dont il rend compte en termes presque touchants, tant on sent qu'elle lui coûte et qu'elle le sort de ses habitudes. Tout, en même temps, est en branle dans l'État en vue d'une régénération nécessaire, d'une révolution sociale qui produira les mêmes effets que la révolution en France : unité de l'impôt direct, égalité devant la loi financière ; division et lotissement des propriétés communales ; organisation de l'instruction primaire ; réorganisation de renseignement supérieur, division du territoire en treize provinces, dont l'administration reproduit exactement celles des départements français ; un travail colossal, pour qui à la vérité l'on n'a qu'à suivre le modèle impérial, mais encore avec des modérations, des atténuations, des transitions indispensables, et qui s'accomplit au milieu des descentes continuelles des Anglais, tandis que l'armée française lutte en Basilicate, en Calabre, à Bénévent, dans les Abruzzes, dans la Terre de Labour contre les bandits et contre la fièvre pire. Les régiments disparaissent, fondent dans les cantonnements. Des détachements entiers meurent dans trois jours par le mauvais air. Sur 45.000 soldats de l'Armée de Naples, il y a 12.000, 13.000, 14.000 malades. Cette armée de Naples où sont employés deux maréchaux d'Empire, dix généraux de division, dix-sept généraux de brigade, où il y a de Français quatorze régiments d'infanterie et trois de cavalerie, d'Italiens quatre d'infanterie et trois de cavalerie, de Polonais deux, d'Hanovriens un, de Suisses un, ne serait pas d'un médiocre poids dans le nord de l'Italie ou en Allemagne si la guerre s'y réveillait ; mais l'Empereur tient formellement à l'idée qu'il a exprimée dès le premier jour : Je veux que mon sang règne à Naples aussi longtemps qu'il régnera en France. Et Naples, c'est pour lui le royaume entier, péninsulaire et insulaire, ce qui est conquis et ce qui est à conquérir, la Sicile comme le continent. C'est là le complément indispensable de son système méditerranéen. Aussi, lorsque, à la suite du retour de Fox aux affaires, des négociations s'engagent avec l'Angleterre pour rétablir la paix sué les bases du traité d'Amiens, c'est cette question de la Sicile qui devient la difficulté principale. En indiquant les bases sur lesquelles on pourrait s'entendre, Talleyrand avait dit à lord Yarmouth : Vous avez la Sicile, nous ne vous la demandons pas. Si nous la possédions, elle pourrait augmenter de beaucoup les difficultés. C'était admettre, au moins pour le midi de l'Europe, l'Uti possidetis, et c'est de cette façon que Fox l'a compris ; au retour à l'a ris de lord Yarmouth, muni des pleins pouvoirs du roi d'Angleterre, l'Empereur, enhardi par la paix séparée qu'il venait de signer avec la Russie, a changé de terrain : il veut la Sicile et propose des compensations. Nous serions assez d'accord sans la Sicile, écrit-il à Joseph le 21 juin ; les Anglais vous reconnaîtraient roi de Naples ; mais n'ayant pas la Sicile, ils ne peuvent vous reconnaître. De mon côté, il ne me convient pas de rien conclure que vous ne soyez en possession des deux parties de votre royaume. Le 15 juillet : Je crois que les négociations commencées avec l'Angleterre n'iront pas à bien ; elle s'est mis dans la tête de conserver la Sicile au roi de Naples ; cette clause ne peut pas me convenir. Le 21 : On négocie toujours avec les Anglais, la Sicile est toujours la pierre d'achoppement ; cependant ils paraissent céder un peu... Si ces premières données se confirment vous aurez le plus beau royaume du monde et j'espère que, par la vigueur que vous mettrez à former un bon corps d'armée et une escadre, vous m'aiderez puissamment à être maître de la Méditerranée, but principal et constant de ma politique. Gardez cependant ces premières notions pour vous, car il serait possible que cela manquât, et je préférerais dix ans de guerre plutôt que de laisser votre royaume incomplet et la Sicile en contestation. Dans cette négociation longue et confuse, où il est difficile de savoir qui est de bonne foi, où la Russie en signant d'abord, puis en refusant de ratifier le traité du 20 juillet, où l'Angleterre en soulevant constamment des difficultés nouvelles, semblent l'une et l'autre avoir pour but de gagner du temps en vue d'événements qui se préparent, où Napoléon, de son côté, continue, durant qu'on parlemente, à prendre des gages et à étendre son système, ce qu'il convient de remarquer ici, c'est l'attitude inébranlable de l'Empereur quant à la Sicile : Je n'ai voulu, écrit-il le 17 août, entendre à aucun mezzo termine là-dessus... Je ne poserai jamais les armes, écrit-il le 20 septembre, que vous n'ayez Naples et la Sicile ; c'est d'autre part, l'impression éprouvée par Joseph et le plan imaginé par lui : La condition de la paix la plus dure, écrit-il le 23 juillet, serait celle qui conserverait la Sicile au roi Ferdinand ; ce serait la même chose pour la France que d'y laisser les Anglais et, pour le royaume de Naples, ce serait y laisser une furie. Elle serait assez près pour allumer la guerre civile dans le royaume et empêcher l'ordre de s'y établir... Plutôt que de laisser la Sicile au roi Ferdinand, il faudrait y placer le roi d'Etrurie, mettre le Pape à Naples, si cela était possible, me donner Rome et l'Etrurie ; au moins, la Méditerranée resterait française en étant en partie espagnole, et il n'y aurait plus de solution de continuité entre la France et mes États. Joseph ne peut penser que, dans l'état actuel des relations avec le Pape, l'Empereur puisse l'enlever de Rome où il ne peut faire aucun mal, pour le mettre à Naples où il se trouverait sous la main des Anglais et des Russes. Quelle probabilité d'ailleurs que le Pape y consente ? Puis, n'est-on pas de fait presque en état de guerre avec lui ? Civita-Vecchia n'est-il pas occupé comme Ancône ? N'est-ce pas de l'Armée de Naples qu'a été détachée la division Duhesme et n'est-ce pas à cause de la reconnaissance de Joseph lui-même en qualité du roi de Naples, que sont survenus entre Napoléon et Pie VII les paroles irréparables ? Le Papi a affiché la prétention de ne le reconnaitre que moyennant le tribut de la Haquenée que les rois di la maison de Bourbon ont constamment conteste et qu'ils ont refusé depuis 1776[4]. Il veut que Joseph tienne de lui l'investiture. Et c'est à Napoléon qu'i le demande, à Napoléon qui, trois mois auparavant lu écrivait : Votre Sainteté est souveraine de Rome, mais j'en suis l'empereur : Aussi Napoléon écrit à Joseph : La cour de Rome est tout à fait folle. Par Talleyrand, il fait passer au cardinal Caprara une note comminatoire : Sa Majesté ne cherchera point dans l'Histoire si, dans des temps d'ignorance, la cour di poule a usurpé lit prétention de donner des couronnes aux princes de la terre. Si, dans d'autres siècles, oz trouvait pie des papes ont détrôné des souverains, prêche des croisades, interdit des royaumes, on rencontrerait également que les papes out conservé leur temporel connue ressortissant des Empereurs français, et passant du terrain historique au terrain pratique, très licitement il menace le Pape de lui enlevez sus États (8 juillet). C'est donc en pleine connaissance de cause que le 23 juillet, Joseph formule son plan et qu'il se propose pour régner sur l'Italie méridionale, de l'Arno au golfe de Tarente. L'appétit lui est venu, sans doute aussi les talents militaires, car il s'offre aussi l'Empereur pour commander son armée en son absence, dirigé par ses conseils et servi fidèlement par les maréchaux que Sa Majesté lui a donnés et dont l'expérience serait facilement dirigée par lui pour le service de Sa Majesté et la gloire de la Famille. La mort de Fox, la rupture avec la Russie, les armements
de la Prusse, l'ouverture d'une nouvelle campagne, arrêtent le développement
de ces projets ; mais, sans qu'on tente de donner plus d'ampleur au royaume
de Joseph, il n'en faut pas moins, pour le maintenir tel qu'il est, cinquante
mille hommes de troupes et un secours mensuel de trois millions, et c'est
pour ce résultat que les négociations de paix ont échoué avec l'Angleterre et
que, avec Rome, la brouille est devenue formelle et ouverte. N'est-ce pas le
payer chèrement ? Napoléon est-il donc à ce point dominé par l'esprit de
famille, à ce point aveuglé par la tendresse fraternelle que ce soit pour un
tel objet qu'il impose à la nation de tels sacrifices ; ou bien estime-t-il
vraiment qu'ils sont nécessaires à sa politique ? Il ne semble pas que, consciemment
au moins, ce soit au sentiment qu'il obéisse ; il s'en défend et le proclame
: lorsque Miot est venu prendre congé de lui, dans le discours qu'il lui a
tenu et qui devait servir de règle à Joseph, qu'a-t-il dit ? : Tous les sentiments d'affection cèdent actuellement à la
raison d'État. Je ne reconnais pour parents que ceux qui me servent. Ce n'est
point au nom de Bonaparte qu'est attachée ma fortune, c'est au nom de
Napoléon. C'est avec mes doigts et ma plume que je fais des enfants. Je ne
puis aimer aujourd'hui que ceux que j'estime : tous les liens, tous les
rapports d'enfance, il faut que Joseph les oublie. Qu'il se fasse estimer !
qu'il acquière de la gloire, qu'il se fasse casser une jambe, alors je
l'estimerai. Qu'il renonce à toutes ses vieilles idées, qu'il ne redoute plus
la fatigue ! Ce n'est qu'en la méprisant et en s'y livrant qu'on devient
quelque chose et non en courant des lièvres à Mortefontaine ! Et,
lorsque à l'occasion de la Saint-Napoléon, Joseph a glissé, dans sa dépêche
officielle, cette phrase timide : Je resterai ici
jusqu'à la fête de Votre Majesté que je lui souhaite lionne ; je désire
qu'elle éprouve encore un peu de plaisir à recevoir cette expression de ma
tendresse. Jamais ce glorieux empereur ne pourra m'indemniser de ce Napoléone
que j'ai tant aimé et que je désire retrouver tel que je l'ai connu il y a vingt
ans, si l'on se retrouve aux Champs Elysées ; l'Empereur a coupé court
à ces effusions et, en d'autres termes, plus adoucis, mais aussi nets, il a
répété ce qu'il a dit a Miot : Je suis fâché que
vous croyiez ne pouvoir retrouver votre frère qu'aux Champs Élysées, Il est
tout simple qu'à quarante ans, il n'ait las pour vous les mêmes sentiments
qu'à douze. Mais il a pour vous des sentiments plus réels et plus forts ; son
amitié a les traits de son âme. Ce qu'il prétend c'est : l'avantage du grand système que la divine Providence l'a destiné à fonder. Sans doute la famille dont il est le chef y sert de base, mais c'est parce qu'il croit chacun de ses frères constamment propre à l'objet auquel il l'applique, parce qu'il les croit ensemble les meilleurs ouvriers de sa besogne. Il s'étonne bien quelquefois que Joseph ne l'entende pas lorsqu'il lui parle politique et surtout militaire ; mais cela passe, et il demeure convaincu que si son frère veut et veut bien, tout ira à souhait. S'il lui vient des doutes, c'est uniquement de la bonté ou de la paresse qu'il lui connaît, mais ces doutes, au résumé, comme, à la façon dont il les exprime, l'on sent qu'il ne les réalise point et qu'il les tient presque pour insultants ! Vous serez roi de Naples et de Sicile, lui écrit-il ; vous aurez trois ou quatre ans de paix. Si vous vous faites roi fainéant ; si vous ne tenez pas les rênes d'une main ferme et décidée ; si vous écoutez l'opinion du peuple qui ne sait pas ce qu'il veut ; si vous ne détruisez pas les abus et les anciennes corporations de manière que vous soyez riche ; si vous ne mettez pas des contributions telles que vous puissiez entretenir à votre service des Français, des Corses, des Suisses, des Napolitains et armer des vaisseaux, vous ne ferez rien du tout et, dans quatre ans, au lieu de m'être utile vous me nuirez, car vous m'ôterez de mes moyens. C'est là son dernier mot et n'est-ce pas assez le prononce pour prouver comme il y croit peu ? La princesse Élisa a été dotée ; elle règne sur Piombino et Lucques ; la princesse Caroline ne peut être moins bien traitée et elle souhaite l'être mieux. Son mari a rendu d'autres services que Bacciochi ; il est d'une autre allure et ne saurait se con tenter à si peu de frais. Sans doute, la place di gouverneur de Paris offre des avantages ; de l'Élysée, s'il arrive quelque chose à l'Empereur, d'un saut on est aux Tuileries ; on tient la garnison entière on a la main sur tous les ressorts ; mais, après Ulm et Austerlitz, il y a de la paix pour quelque temps au moins ; les dangers s'écartant de l'Empereur, les chances diminuent pour Murat. A attendre la grosse fortune qui peut-être ne viendra pas, on risque de manquer d'en établir une certaine. D'ailleurs, qui empêcherait le ménage de se partager ? Si l'on a des États, c'est assez d'un pour y résider, l'autre restant à Paris en observation. Reste à chercher le royaume ou la principauté, et à déterminer en quel pays il sera plus utile, plus agréable et plus commode de régner. En Italie, rien à faire ; Parme vaque, mais, comme l'Etrurie, semble réservée ; d'ailleurs le voisinage immédiat d'Eugène et d'Élisa est peu tentant. Eugène, vice-roi, primerait Murat, duc ; il y aurait des difficultés, des chocs d'influence, nul moyen de s'agrandir. Élisa chicanerait des frontières ; surtout, l'Empereur ne consentirait jamais : il sait les liaisons anciennes et n'a pu si vite oublier comment Murat a conduit les affaires à Milan. Il craindra les complots, les rivalités — qui sait ? — les guerres civiles. Mais en Allemagne ? A Schœnbrunn, le 15 décembre 1805 (25 frimaire au XIV), le roi de Prusse, par le ministère du comte d'Haugwitz, a cédé en toute propriété et souveraineté et au même titre qu'il le possède lui-même, le duché de Clèves au prince du Saint-Empire qui sera désigné par S. M. l'Empereur Napoléon. Le lendemain 16, l'Empereur a contre-cédé au roi de Bavière, électeur palatin, le margraviat d'Anspach cédé la veille parla Prusse et, en reconnaissance, le roi de Bavière a cédé en toute propriété et souveraineté et au même titre qu'il le possède le duché de Berg au prince du Saint-Empire-Romain qui sera désigné par S. M. l'Empereur des Français, roi d'Italie. L'Empereur est décidé à former un
État pour faire contrepoids à la Prusse et qui sera, par les relations de
famille ou géographiques, dans le système de la France ; le noyau en sera les
duchés de Clèves et de Berg avec 300.000 habitants, la capitale Wesel ou Düsseldorf.
Le 30 janvier, il en a, avec Talleyrand, jeté le projet sur le papier, et
Talleyrand a pu, en ami, avertir Caroline. C'est tout près de France, à la
frontière, et la plus rapprochée de Paris : quatre-vingt-dix lieues. Des
beaux châteaux, des grands domaines, un peuple soumis, bien de l'argent à
prendre, point de voisins de famille, des limites que l'on peut pousser à
l'infini, car il y a de quoi tailler en cette Allemagne, Caroline peut-elle
trouver rien de mieux ? Elle y jette son dévolu et se met en campagne :
l'Impératrice, par quantité de raisons, voudrait que les Murat s'éloignassent
de Paris ; le ministre des Relations extérieures est tout acquis. Reste
l'Empereur à décider. Caroline flatte ses goûts, lui
prête sa maison, si quelque fantaisie subite la lui rend nécessaire ; elle
cherche à l'amuser par des fêtes, à lui plaire par un étalage de luxe qu'il
aime ; elle entre avec lui dans les détails de l'étiquette qu'il veut
établir, affecte une sorte de dignité un peu guindée qui l'ait dire à
l'Empereur que sa sœur a réellement tout ce qu'il faut pour être reine et, ne
dédaignant aucun moyen qui peut lui servir, elle caresse Maret, elle flatte
Fouché et se l'attache fortement. Par là, elle se refroidit, il est
vrai, avec Talleyrand qui a médiocre opinion des talents de Murat, et Talleyrand,
en la plus grande faveur, pourrait alors la contrecarrer, mais elle emploie
les grands moyens. Si, pour la fortune de son mari, elle a ci-devant tiré bon
parti de la liaison de l'Empereur avec Mme ****** elle en tire un meilleur de
la protection qu'elle accorde à Eléonore Denuelle, sa compagne de la pension
Campan[5]. Ce qui retarde, n'est que, le roi de Prusse ayant introduit des modifications essentielles dans la ratification du traité du 15 décembre, il faut négocier à nouveau. Haugwitz venu à Paris, signe, le 15 février, une convention moins avantageuse encore pour son maitre que la précédente ; le 9 mars, le roi la ratifie, et le même jour, sans attendre l'échange des ratifications, l'Empereur donne a Murat ordre de prendre, du 16 au 21, possession de Wesel et de Düsseldorf. Le 15, par un décret solennel, il confère au prince Joachim, son bien-aimé beau-frère, les duchés de Clèves et Berg pour être, dans toute leur étendue et plénitude, possédés par lui en qualité de duc de Clèves et de Berg et transmis héréditairement à ses descendants légitimes et naturels, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture à l'exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance. A défaut d'héritiers appelés du prince Joachim, les duchés passeront à la descendance de l'Empereur, puis à celle de Joseph et à celle de Louis, sans que, dans aucun cas, ils puissent être réunis à la couronne de France. L'héritier présomptif portera le titre de duc de Clèves. La dignité de grand amiral de France sera héréditaire dans la descendance du prince Joachim et transmise avec les duchés. Et le décret se termine par un couplet de bravoure sur les éminentes qualités du nouveau souverain et par un appel à la fidélité et au dévouement des nouveaux sujets. Le 16, le général Beaumont, aide de camp du prince, prend possession de Wesel ; le même jour, Joachim arrive à Cologne où il établit son quartier général à l'hôtel de la Cour impériale ; le lendemain, il va visiter le château de Bensberg qui devra lui appartenir. Enfin, le 21, ayant reçu les ordres de l'Empereur sur les noms et titres qu'il devra prendre : Joachim, prince et grand amiral de France, duc de Berg et de Clèves — jamais plus le nom de Murat ne doit paraître — il lance sa première proclamation à ses peuples ; ce même jour, à quatre heures du matin, la garnison bavaroise évacue Düsseldorf ; le duc Guillaume qui y réside depuis 1803 et dont le duché de Berg forme l'apanage, quitte la ville en hâte avec sa famille et se rend provisoirement au château de Benrath, tandis qu'au palais, on emballe fiévreusement le mobilier, même la célèbre galerie formée par l'électeur palatin Jean Guillaume. Deux colonnes de la division Dupont, chacune de trois mille hommes, font leur entrée et prennent logement. Le 25, à midi, le prince, accompagné de ses aides de camp et des officiers de sa maison civile, escorté de la gendarmerie et des grenadiers du département de la Roêr, descend de voiture sur la rive gauche, en grand uniforme de maréchal d'Empire, décoré de tous ses ordres, légion d'honneur, couronne de fer et aigle noir ; durant qu'il traverse le pont-volant, les musiques retentissent, étouffées à des moments par les acclamations. Dupont, à la tête de son état-major, les députations de la magistrature, la garde d'honneur à cheval, le reçoivent et entourent son carrosse. A la porte de la ville, clefs, vin d'honneur, salves, cloches, clergé ; le 32e et le 96e de ligne formant la haie jusqu'au palais. Là complimenta des États, du Conseil infinie et de la Régence. Le soir, spectacle et illuminations, et le 26, le prince, revêtu cette fois d'un costume espagnol des plus riches, son costume de grand dignitaire que relève un manteau de velours bleu brodé d'or, assiste à la messe, et, sous le dais ducal, reçoit les serments. Puis, en français, il prononce un discours où, comme de juste, il rend témoignage de l'allégresse générale qui l'a accueilli, du dévouement qu'on éprouve pour sa personne et de la protection qu'il ne manquera pas d'étendre sur ses sujets. Le décret déjà exécuté est, le 31 mars, communiqué au Sénat français lequel s'empresse d'envoyer une députation féliciter Son Altesse Impériale la princesse de Clèves et de Berg. Murat n'a point attendu ce complément d'investiture pour tenter des annexions. Ses États, tels qu'ils sont composés, ne sont pas pour le contenter. Dès le 28 mars, il écrit à l'Empereur : Je viens de faire occuper, en vertu de vos ordres, les seigneuries immédiates de Hombourg de Gimborn-Neustadt et de Willenberg qui confinent au duché de Berg et sur lesquelles, de tout temps, les souverains de ce duché ont formé des prétentions. En prenant possession du duché de Clèves, Beaumont avait négligé les territoires des anciennes abbayes d'Essen et de Weyden... J'ai ordonné à Beaumont d'achever sa mission en prenant possession de ces deux territoires... J'espère qu'il ne s'élèvera aucune réclamation, et, s'il s'en élevait, je me confie dans la justice et la bonté de Votre Majesté pour soutenir mes droits. Le même jour, il écrit à Talleyrand : Attendez-vous à vous voir déclarer la guerre pour cette occupation, mais je prouverai mes droits ; défendez-moi et songez que je suis aux avant-postes. Beaumont établit donc à Essen et Werden deux compagnies de ligne françaises ; mais, Mâcher qui commandait pour la Prusse dans le duché de Clèves et qui ne l'a évacué qu'à contre-cœur et sur des ordres réitérés, a laissé à dessein quelques soldats dans les abbayes contestées, Essen, Verden, Elten, il revient sur ses pas, cerne, avec un corps de troupe, infanterie, cavalerie, artillerie, les deux compagnies françaises et en réfère à sa cour. L'émotion est des plus vives à Berlin où l'on considère l'entrée en armes des Français sur un territoire réservé que les Prussiens occupent encore, comme une insulte ; elle est vive à Paris, où, à la vérité, l'Empereur n'a jamais donné à Murat ni l'ordre, ni l'autorisation de s'emparer de seigneuries immédiates extérieures à ses duchés, mais où l'attitude de Blücher qu'on sait ouvertement ennemi de la France, est appréciée comme un acte d'hostilité. On négocie néanmoins. Je suis fâché, a dit l'Empereur, de la chaleur qu'on met dans celte affaire qui n'est pas d'une telle conséquence qu'un ne puisse l'arranger à l'amiable, tout doucement. Seulement, sur la parole de Murat qui s'est préparé d'avance des justifications, on est placé pour traiter sur un mauvais terrain. Murat a affirmé que, au moment de sa prise de possession, le territoire contesté était entièrement évacué par les Prussiens ; et les Prussiens affirment et prouvent que, au moment de l'occupation, ils avaient à Essen une compagnie d'artillerie et ailleurs des hussards. Question de fait que Murat craint de voir approfondir et comme il préférerait brouiller les cartes ! Sire, écrit-il à l'Empereur, je me croirais coupable si je renonçais à des droits que je tiens de Votre Majesté et si je laissais rétrograder vos aigles devant les aigles de Prusse... En attendant que je reçoive les ordres de Votre Majesté, elle peut compter que les Prussiens ne m'en imposeront pas... Commandez de les chasser de la Westphalie et bientôt nous serons délivrés de ces insolents voisins qui ont besoin de quelque bonne leçon, comme Votre Majesté sait en donner aux puissances trop orgueilleuses. — Que voulez-vous que je vous dise, lui répond l'Empereur, voit marchez tantôt avec étourderie, tantôt avec imprévoyance. Il ne fallait pas occuper Essen et Verden puisque le commissaire prussien ne vous avait pas mis en possession. Si vous les aviez occupées, il fallait y être tellement en force que deux bataillons du général prussien ne pussent pas vous enlever... J'ai écrit au roi de Prusse de retirer ses troupes vous, retirez les vôtres. Cela est un petit affront que vous avez fait essuyer à nies armes. L'Empereur est donc disposé à céder ; s'il conteste, c'est sur la simultanéité de la retraite des deux troupes demandée par la Prusse ; d'après les renseignements qu'a fournis Murat, il prétend que les Prussiens se retirent les premiers : cela devient irritant et grave, la parole du roi de Prusse se trouvant contestée ; il faut trois mois d'efforts diplomatiques pour qu'on découvre une formule ménageant l'amour-propre de Frédéric-Guillaume. Encore le souvenir de l'offense lui reste-t-il cuisant. D'ailleurs, ce n'est point qu'à ces abbayes que va
l'ambition de Murat, Le même jour où il en a pris possession, il a écrit à
l'Empereur : Le pays que Votre Majesté m'a donné ne
peut se passer du comté de la Marck ; et à Talleyrand : Le comté de la Marck est vivement réclamé par le pays ;
les rapports commerciaux, tout milite en faveur de cette réunion. Les deux
pays ne peuvent se passer l'un de l'autre et comme il parait que la Prusse ne
doit pas le garder, tachez de nous le faire céder. Vous voyez que c'est
commencer bientôt à manifester des vues d'agrandissement, mais elles sont
permises à un pauvre petit prince de Clèves et de Berg. Talleyrand ne
répond pas ; l'Empereur laisse tomber l'insinuation ; il se contente, à
propos d'une nouvelle querelle que Murat a cherchée, sur l'octroi du Rhin, à
l'Electeur archichancelier, de lui adresser une remontrance générale. Vous marchez avec une telle précipitation, lui
écrit-il le 16 avril, que je ne doute pas que vous
ne soyez constamment obligé de reculer.... vous
marchez trop à l'étourdie. Il n'est pas dans ma poli tique de m'indisposer le
roi de Prusse ; ma politique est tournée ailleurs. Il ne faut point vous
montrer voisin aussi inquiet. On ne se repent jamais de répondre des choses
honnêtes et d'attendre.... Je vous recommande
de la prudence et de la tranquillité ; il n'est pas un propos que vous tenez
qui ne soit répété à Berlin, Vienne et Saint-Pétersbourg, et par les hommes
mêmes qui vous excitent à le tenir. Cependant, il était bien plus naturel de
commencer par établir une bonne garnison dans Wesel, par bien connaître
l'état de l'artillerie de la place et par assurer son approvisionnement et sa
défense. Cela doit être la première de toutes les opérations et j'ai si peu de
renseignements, depuis cependant tant de jours, que je ne sais pas même quel
nombre de pièces il y a. Si une armée se présentait devant Wesel, comment
feriez-vous ? Voilà cependant à quoi il faut penser avant d'insulter les
grandes puissances par des démarches et par des propos hasardés. Wesel ! Mais c'est à quoi Murat pense constamment, seulement ce n'est pas de la façon que l'entend l'Empereur. Il y a fait son entrée le 3 avril ; le 4, il y a reçu le serment de ses sujets du duché de Clèves ; il a tout vu, tout examiné ; Wesel est une grande place de guerre, mais quelle chance de l'occuper avec ses moyens ? Il a donc pris les devants, a écrit négligemment à l'Empereur qu'il allait vendre les approvisionnements et a envoyé un mémoire d'un officier du génie démontrant qu'il faut désarmer la place et la déclasser. L'Empereur bondit : Je ne veux pas qu'on désarme Wesel, répond-il.... il faut au contraire l'armer, en compléter les approvisionnements et la tenir en bon état et, en même temps, il annonce l'envoi d'un régiment qui y tiendra garnison. Ce n'est point là ce qu'a cherché Murat, mais il se tait et gagne du temps ; il ne fournit aucune information et compte, à son retour à Paris, arranger les choses. En attendant, il organise ses états : trois ministres : Justice et Relations extérieures, Intérieur, Finances ; une seule administration pour les deux duchés divisés en quatre départements ; un Conseil aulique, deux cours d'appel ; une représentation communale, cantonale, départementale, une assemblée plus ou moins élue pour les questions d'ordre général, bref un décalque des institutions françaises ; cela très rapidement fait, les ministres nommés : aux finances, Agar son camarade de collège qui a toute sa confiance, ailleurs le comte de Nesselrode et Fuchsius qu'il a trouvés dans le pays, il repart pour Paris où il arrive le 26 avril, après un mois d'absence. Il s'agit à présent de manœuvrer et il s'y emploie. Près du roi de Prusse, dont il recherche en tous lieux le ministre, il ne cesse de témoigner, ce sont ses propres expressions, son respect et son dévouement. Ne pouvant justifier par des arguments de droit sa prise de possession d'Essen, Verden et Elten, il se retire sur la petitesse des objets occupés si on les détachait des vastes États de Sa Majesté Prussienne, arrondis et étendus par l'acquisition des états de Hanovre et il s'offre d'engager l'Empereur à favoriser telle vue d'agrandissement qui pourrait convenir au roi. Il ne dissimule pas que l'acquisition du comté de la Marck lui conviendrait extrêmement et témoigne beaucoup de regret de n'avoir pu contribuer à se la ménager en tâchant de conserver au roi la possession de la principauté d'Anspach. Il insinue que la Prusse pourrait fort bien s'emparer de la Poméranie suédoise, et, sur les objections de Lucchesini : L'Empereur, dit-il, n'aura pas voulu me jeter comme une sentinelle perdue au delà du Rhin et s'il pouvait contribuer à un agrandissement considérable de Sa Majesté Prussienne, il trouverait du plaisir à faire en même temps quelque chose pour moi. Il termine en priant le ministre de le mettre aux pieds du roi et de ne pas l'épargner lorsqu'il pourra s'employer à son service près de l'Empereur. Ces gentillesses n'ont à la vérité aucun succès, le roi avant répondu en propres termes à Lucchesini : Vous écarterez de toute manière les insinuations sur la cession du comté de la Marck dont, je l'avoue, j'ai été indigné et, s'il le faut, vous déclinerez avec fermeté d'en être l'organe. Mais Murat n'en continue pas moins ses grâces : pour se justifier d'avoir pris possession des trois seigneuries immédiates, il allègue un ordre exprès et impératif de l'Empereur. Il se targue de la modération dont il a usé jusqu'ici à l'égard des princes de Wied, alliés à la maison de Prusse et il veut qu'on lui en sache gré. Que prétend-il ? Être authentiquement reconnu par le roi ; accréditer près de lui un ministre, établir des relations. Avec Joséphine, pareil jeu : le soir de son entrée à Düsseldorf, il lui a écrit : Les cris de vive Napoléon ! vive Joséphine ! se faisaient entendre de toutes parts ; leurs chiffres étaient partout tracés ; partout on parlait de la gloire de Napoléon ; le récit des bienfaits de Joséphine était dans toutes les bouches. Il a rapporté un tableau pour la galerie de Malmaison et il l'offre avec des gentillesses infinies. Il a arrangé le mariage de sa nièce, Antoinette Murat, avec le fils de l'ancienne amie de Joséphine, la princesse de Hohenzollern-Sigmaringen, et Joséphine n'y a point été indifférente, elle à qui les Hohenzollern doivent la conservation de leurs États et les Salm l'active protection de l'Empereur. Mais c'est à Napoléon surtout qu'il faut plaire, car c'est lui qui donne et retient. Au débotté, mauvaise nouvelle ; formellement, impérativement, l'Empereur a signifié ses ordres pour Wesel : Vos drapeaux y seront arborés, quoique, en réalité, le commandement de cette place appartiendra à la France et toutes les fois que vous serez à Düsseldorf, le commandant vous rendra compte et sera sous votre dépendance ; mais, en votre absence, aucun de vos ministres ni agents n'aura aucun ordre à donner à ma garnison, à mes officiers où à mes magasins d'artillerie ou du génie. Le commandant, de son côté, n'aura aucun ordre à donner aux habitants. Il sera considéré comme les commandants français dans la république de Hollande... C'est dit ; il n'y a pas à revenir ; les ordres sont donnés à Dejean ; l'étude des fortifications est commencée par l'Empereur même et suivie dans un tel détail que, sans nul doute, Wesel doit devenir la grande place de protection du Rhin inférieur et de la Hollande. Il faut faire contre fortune bon cœur et se rendre aimable. Caroline s'y entend, elle qui, si galamment, a conduit un quadrille au bal de mariage de cette Stéphanie de Bade qu'elle avait si fort molestée quelques jours avant. Stéphanie est en faveur, les Murat s'attachent donc à elle. Aussi, sont-ils indispensables et, avec Stéphanie, de tous les voyages à Rambouillet ; eux qui aiment si fort leurs aises et qui souhaiteraient tant jouir de leur belle maison de Neuilly. L'Empereur s'est pris de passion pour Rambouillet ; les Murat ont, pour y coucher, deux petits cabinets où, à Paris, ils ne logeraient pas leurs gens : cela est au mieux, et l'on sourit, et l'on a l'air de se plaire, et l'on sollicite de revenir, et l'on revient en effet. L'on ramasse, il est vrai, en suivant la chasse, quelques menues faveurs : l'on fait régler ses armoiries et ce n'est pas rien sans doute de porter : parti d'argent au lion léopardé de gueule armé, lampassé et couronné d'azur qui est de Berg et de gueule au rais pommeté et fleuronné d'or de huit pièces percé d'argent qui est de Clèves avec, brochant sur le parti, l'ancre double de grand amiral, de sable, chargée en cœur de l'écu, en bannière, d'Empire. L'on a une cocarde rouge et blanche, un drapeau rouge et blanc, une livrée rouge et argent. L'on est autorisé à réclamer à Munich la galerie de Düsseldorf ; l'on obtient pour les officiers de l'état-major — tous ou presque tous — et pour quelques officiers civils, dix-huit étoiles de la Légion. On est sur le point d'avoir son ordre de chevalerie, de se trouver élu grand maître d'un ordre vieux d'un siècle : l'ordre de Saint-Joachim. On a mieux : la promesse que, les préliminaires achevés, les troupes françaises évacueront toutes les places du duché, sauf Wesel. Cela serait pour contenter de petites gens, mais Caroline
et Murat sont d'un bel appétit. A défaut de l'Italie et de Naples, ils
eussent accepté la Batavie dont Louis et sa femme paraissent faire fi. Ils ont
offert à l'Empereur une résignation spontanée à se
charger du fardeau repoussé par les autres. Au refus prononcé qu'a
essuyé une telle offre, ont, succédé les plaintes de la princesse Caroline
sur le petit lot qui lui est échu en partage sur la rive droite du Rhin et de
vives sollicitations de la femme et du mari pour que l'Empereur sanctionne,
de toute la puissance de sa volonté, les différents
empiètements que le duc de Clèves et de Berg s'est permis tant envers le roi
de Prusse qu'à l'égard des trois seigneuries immédiates. Caroline, qui
excelle aux cabales, a su faire croire à sa mère et à Pauline qu'il s'agit
ici, non d'elle-même, mais des Bonaparte menacés par la fortune des
Beauharnais. N'a-t-on pas vu Eugène vice-roi, Stéphanie princesse héréditaire
et fille adoptée ; Hortense reine et mère de l'héritier présomptif ; cette
autre Stéphanie, Stéphanie Tascher, n'est-il pas question de la faire
duchesse d'Aremberg avec la vice-royauté dans les départements belges ? Et
c'est à elle, Caroline, qu'on conteste trois misérables abbayes ! Cela se
peut-il supporter et ne faut-il pas, par une coalition, emporter de vive
force ce qu'on refuse ? Mais elle finit par indisposer
si fort et si justement Napoléon que l'orage éclate ; il reproche à ses
frères et à ses sœurs l'ingratitude par laquelle ils répondent à ses
bienfaits et les contradictions perpétuelles qu'ils lui font éprouver tandis
que la famille de l'Impératrice a toujours témoigné obéissance, respect et
dévouement filial. Il déclare aux deux sœurs que, si elles continuent à le
tourmenter, il les renverra avec leurs maris dans les États qu'il leur a
assignés et où elles pourront intriguer tout à leur aise sans qu'il leur soit
permis de revenir en France. La menace est assez sérieuse pour que l'on
craigne qu'elle ne soit promptement suivie de l'effet. Alors, le prince Murat
et son épouse se jettent dans les bras de M. et Mme de Talleyrand, en tâchant
par toutes les manières de gagner leur appui. En ont-ils besoin vraiment, comme le croit Lucchesini, et Caroline n'est-elle pas de force à se tirer seule d'affaire ? N'a-t-elle pas moyen de faire jouer des ressorts qui demeurent inconnus de la plupart des diplomates ? Ne sait-elle pas profiter de chaque occasion, et faut-il entrer dans le calcul des dates pour prouver qu'à ce moment même elle en saisit d'intéressantes ? A coup sûr, la colère de l'Empereur est tombée lorsque, le 12 juillet, il procède, par le traité de la Confédération du Rhin au remaniement de l'Allemagne occidentale, car la part qu'il attribue à Murat est immense. Son Altesse Impériale le prince Joachim reçoit, avec le titre de grand-duc, tous les droits, honneurs et prérogatives attachés à la dignité royale ; il siège dans le premier collège, celui des rois, après le grand-duc de Bade, avant le grand-duc de Hesse-Darmstadt. Il reçoit du duc de Nassau, en toute propriété et souveraineté, la ville de Deutz avec son territoire, la ville et le bailliage de Königswinter, et le bailliage de Willich ; il a le privilège des postes du nord de l'Allemagne qui, depuis 4615, appartenait à la maison de Thurn et Taxis ; il exerce les droits de souveraineté sur le comté de Limbourg-Styrum qui, depuis 1289, est à la branche cadette de la maison de Limbourg ; sur la seigneurie de Bruck qui est à la veuve du prince Georges de Hesse-Darmstadt, née comtesse de Linange-Heidesheim ; sur la seigneurie de Hardenberg qui est aux barons de Wendt ; sur Gumborn et Neustadt qui sont au comte de Walmoden ; sur Wildenberg qui, depuis 'quatre siècles, est aux comtes de Hatzfeld ; sur Bentheim et Steinfurt qui, en 1165, sont venus par mariage aux comtes de Bentheim issus des comtes de Hollande ; sur Horstmar aux Wild et Rhingraves ; sur Rheina-Wolbeck au duc de Looz-Corswaren ; sur Siegen, Dillenbourg, Hadamar, Reilstern aux princes de Nassau-Orange ; sur Westerbourg et Schadeck aux comtes de Linange. Ces princes, ducs et comtes devront prêter à Murat foi et hommage ; mais, selon l'expresse stipulation de l'article 27 du traité, ils conserveront chacun leur propriété patrimoniale et privée, leurs domaines, leurs droits seigneuriaux et féodaux — notamment( basse et moyenne juridiction en matière civile et criminelle, juridiction et police en matière forestière, en matière de chasse, de pêche, de mines, d'usines, de dîmes et prestations féodales, de patronage et autres semblables revenus. Les terres équestres enclavées dans les possessions de ces princes, Joachim, au contraire, les aura en toute souveraineté, avec les droits de législation, de juridiction suprême, de haute police, de conscription, de recrutement militaire et d'impositions. Ce sont 170 lieues carrées et 280.000 sujets ajoutés aux 168 lieues carrées et aux 310.000 sujets qu'il a reçus déjà Il aura une armée ; son contingent officiel est fixé à 5.000 hommes, mais il compte sur mieux, lorsqu'il aura organisé ses États et, d'abord, rangé dans ses sujets ces princes médiatisés auxquels il s'étonne de voir reconnaître des droits et conserver des privilèges. Il va partir pour prendre possession de ses nouveaux États, mais il lui faut encore tirer diverses petites choses de l'Empereur : c'est d'abord l'autorisation de porter la Toison d'or que lui a offerte au nom du roi d'Espagne, son bon ami le prince de la Paix ; c'est dix mille fusils ; c'est un équipage d'artillerie ; c'est le régiment des Hulans polonais ; ce sont six à sept officiers généraux ou supérieurs ; c'est la Légion pour son ministre Nesselrode ; ce sont les orangers qui sont à Bonn dans la sénatorerie et qui seront bien mieux à Düsseldorf ; ce sont des places à l'École de Fontainebleau pour les jeunes gens de Berg ; c'est de l'argent pour achever de payer l'Elysée, car il a vidé sa bourse en achetant aux criées du tribunal de la Seine, sur Augustin Jailloux et Pierre-Marie Joly, les écuries ci-devant d'Artois sises faubourg du Roule n° 21, et, il en coûte 166 050 francs. Qu'est-ce encore ? L'ordre à Soult, chef de la quatrième cohorte de la Légion d'en échanger le chef-lieu, le château de Brühl, contre le chef-lieu de la douzième, l'abbaye de Saint-Maixent. Saint-Maixent est en ruines, n'a jamais été habité ; Brühl restauré, meublé, regorge des glaces, des tapisseries, de l'argenterie de l'électeur de Cologne. Tant mieux ; le prince Joachim en vivifiera les environs. L'Empereur accorde tout, Toison, fusils, canons, Polonais, officiers, Légion, orangers, places, 150.000 francs pour l'Elysée (ordre du 16 juillet), Brühl même si Soult consent à l'échange. Il permet une chose qui est de plus grande conséquence : Murat a écrit à Talleyrand : Il est à présumer que la cour de Berlin a pu être étonnée de ce qu'il ne lui a pas été donné notification de mon avènement à la souveraineté de Clèves et de Berg et j'ai de fortes raisons de penser qu'elle la recevrait avec plaisir. Ignorant moi-même dans quelle forme elle doit être faite et si une semblable démarche entrerait dans les vues de l'Empereur, je vous prie de bien vouloir prendre à ce sujet les ordres de Sa Majesté. L'Empereur ignore que, avant de partir de Paris, Murat a témoigné à M. de Lucchesini dans les termes les plus expressifs ses sentiments d'attachement et de respect pour le roi ; il autorise son ministre à Berlin à notifier l'avènement du grand-duc. Ayant gain de cause sur tous les points, Murat a quitté
Paris le 19 juillet et, passant par Bruxelles, il s'est hâté vers ses Etats
où déjà les prises de possession s'effectuent. Le 21, il est à son château de
Benrath et le 25 à Düsseldorf où l'attend la plus brillante réception. Tout
de suite, il reprend avec l'Empereur la question de Wesel. Dans quels termes,
on ne peut que le déduire de la réponse : J'ai reçu
vos lettres, écrit Napoléon le 30 juillet. J'ai
été surpris de vos observations sur Wesel. Je dépenserai cette année plus de deux
millions pour cette place ; je dépenserai encore beaucoup plus pour la mettre
à l'abri des mouvements du Rhin. Wesel ne peut appartenir qu'à une grande
puissance. Quant à la garantie de vos enfants, c'est un raisonnement
pitoyable et qui m'a fait hausser les épaules ; j'en ai rougi pour vous ;
vous êtes Français, j'espère que vos enfants le seront ; tout autre sentiment
serait si déshonorant que je vous prie de n'en jamais parler. Il serait fort
extraordinaire qu'après les bienfaits dont le peuple français vous a comblé,
vous pensiez à donner à vos enfants les moyens de lui nuire. Encore une fois,
ne me parlez plus de cela, c'est trop ridicule. Et l'Empereur en même
temps recommande beaucoup de sagesse avec les Prussiens, beaucoup de prudence,
car les espions ne manquent pas, ni les observateurs, ni les répéteurs de
discours. Et comme il est homme de précaution, il se hâte de renforcer la
garnison de Wesel, d'y faire filer une partie des troupes qui sont en
Hollande, d'y jeter à tout hasard 8.000 bons soldats. Ces injonctions ne sont pas pour calmer Murat. S'il n'a pas obtenu Wesel, la guerre qu'il rendra nécessaire lui donnera mieux sur la Prusse. Certains des pays qui doivent passer sous sa souveraineté, tels les comtés de Bentheim et de Horstmar, sont occupés par des troupes prussiennes. Il a dix mille Français sous la main, il va chasser les Prussiens et prendre possession. Ce sera, mais en grand, la répétition d'Essen, Werden et Elten. Mon cousin, lui écrit l'Empereur le 2 août, la résolution où vous êtes de repousser par la force les Prussiens du pays qu'ils occupent est une véritable folie : ce serait alors vous qui insulteriez la Prusse, et cela est très contraire à mes intentions. Je suis en bonne amitié avec cette puissance, je cesse de faire la paix avec l'Angleterre pour lui conserver le Hanovre ; jugez après cela si je voudrais me brouiller avec elle pour des bêtises... Je ne puis vous exprimer la peine que j'éprouve en lisant vos lettres ; vous êtes d'une précipitation désespérante. Mais Murat n'en tient pas moins à son idée et, repoussé ici, il trouve ailleurs d'autres ressources ; tantôt il se plaint des propos du général Blücher, tantôt il annonce une incursion de hussards prussiens sur son territoire ; sa capitale et son état-major sont des usines à fausses nouvelles, toutes des plus alarmantes. Par tous les moyens, par toutes les voies, il pousse l'Empereur à la guerre. Cela s'explique ; il veut étendre son territoire, mordre
le comté de la Marck, la Westphalie entière ; c'est une politique. Mais
alors, pourquoi, le 20 août, au plus fort de ses provocations contre la
Prusse, envoie-t-il au roi de Prusse par un de ses aides de camp, une lettre
où il dit : J'ai toujours admiré hautement le
monarque habile que l'amour de ses sujets environne et qui a pu les faire
jouir de tous les avantages de la paix au milieu des guerres qui ont embrasé
les autres Etats, tandis que par la constance de sa politique, il étonnait
l'Europe et obtenait des résultats que ne procurent pas toujours les succès
militaires les plus brillants et les plus chèrement achetés. Je me flatte que
Votre Majesté voudra bien agréer que je saisisse cette première occasion de
lui exprimer les sentiments dont je n'ai cessé de faire profession pour elle.
Voilà qui sort du style habituel et qui passe la courtoisie : si le roi y
regarde, il peut y trouver une avance politique, mais tout l'effet est
détruit par la formule que sa naïve vanité a dictée à Murat : Mon frère, a-t-il écrit au roi et, à la salutation
: Je suis, de Votre Majesté le très affectionné
frère. A Berlin, on sait le protocole, on en a le respect, presque la
superstition, et, de la part du grand-duc de Berg, à qui l'Empereur donne du
cousin, cette fraternité toute nue semble une insolence préméditée. Murat
porte si beau qu'il ne s'en aperçoit pas, tout lui est permis et il a liberté
de prendre tous les tons. Comme l'Empereur et moins poliment qu'il ne fait,
il donne du cousin au Prince primat,
au prince de Nassau Unsingen, son voisin et confédéré, c'est par des
violences et des menaces de soudard qu'il répond à une note diplomatique. Ces
princes allemands, c'est chair à pâté et il
va bien leur faire voir. Pour le 1er septembre, il convoque les États de son
grand-duché. En apparence c'est en vue de voter les impositions de 1807,
mais, il le dit très franchement, ce n'est qu'un prétexte. Son dessein est de
faire adopter par les Étals la détermination de faire peser également l'impôt
sur tous les biens et de lever tous les privilèges qui peuvent y être
attachés : par ce moyen, tontes les propriétés et
tous les domaines des princes dépossédés paieront également, ce qui
augmentera beaucoup le produit des contributions. Sans doute — mais
comment, pour un tel vote, les États sont-ils compétents ? Comment
violeront-ils des droits affirmés par tous les signataires du traité de
Confédération, garantis par l'Empereur protecteur, et faisant partie
intégrale du pacte constitutif ? Ces princes ont-ils refusé de prêter foi et
hommage au grand-duc ? Non, mais ils se sont abstenus de figurer à sa cour.
Par la race, par le sang, par les services, ils se tiennent égaux à tous les
souverains et ne se soucient pas de se dégrader. Ils ont pour eux la lettre
et l'esprit du traité du 12 juillet, l'appui de tous les grands princes dont
ils sont parents, la parole de l'Empereur. Tout autre que Murat reculerait,
mais lui appelé par la divine Providence à la
souveraineté du grand-duché, n'éprouve même pas un scrupule. Si ces
princes prétendent réclamer près de l'Empereur, il leur fait savoir que leur voyage sera de nul effet et que c'est s'exposer
eux et leur famille à être par la suite mal vus de lui. Puis, il
déclare les diètes unies en une seule, il proclame l'égale représentation,
l'unification de la dette et de la législation, et la suppression des privilèges
et des exemptions d'impôt. Que pense Napoléon ? Le prince Murat qui ne veut faire qu'à sa tête, ne fait que des bêtises. Vous êtes à portée d'en juger, écrit-il à Louis le 15 septembre ; mais comme, à ce moment même, il a besoin de Murat pour commander sa cavalerie dans la campagne qui se prépare, il ne le réprime pas et le laisse faire. Murat qui voit enfin arriver l'occasion désirée, n'a garde de se dérober et, sous prétexte de conférer du militaire avec l'Empereur, il court à Paris (21-22 septembre), emporte l'approbation tacite de ses actes et revient à son poste de bataille où, par son activité et sa bravoure, il est certain de se faire tout pardonner. Depuis six mois qu'il est souverain, quelle conduite et quelle menace pour l'avenir ! Il a suscité avec la Prusse les premières querelles, s'est ingénié à les envenimer et a failli, par des contre-vérités, donner à la France un mauvais rôle. Il s'est brouillé avec ses voisins et a jeté sa convoitise sur tous leurs États. Ses possessions doublées par l'Empereur, il n'a rêvé qu'à les arrondir, a provoqué la guerre, violé les traités, rendu les hostilités nécessaires. En même temps, il a cherché à se ménager le roi de Prusse en rejetant sur l'Empereur des torts qui lui appartiennent uniquement ; il a voulu se donner, vis-à-vis de celui qu'il dit ailleurs l'ennemi nécessaire, une attitude de complaisant, de flatteur et d'allié. En face de l'Empereur même, il s'est posé en rival, presque en adversaire et, sans aller jusqu'à croire qu'il l'ait encore menacé d'une révolte ouverte, dès lors certainement, tout en tirant de lui tout ce qu'il peut, il ne confond point leurs fortunes, il prend à tâche d'établir la sienne à part, comme doit faire un grand-duc par la grâce de Dieu à qui Dieu ne saurait manquer. Avec l'habileté fuyante qui est dans son tempérament, Louis, en Hollande, à la fin de l'an XIV, a esquivé les volontés de son frère : il s'est dérobé, a disparu au moment opportun et, ensuite, il a pu alléguer qu'il n'avait pas compris et jouer l'innocent. Face à face avec l'Empereur, il n'est ni de taille ni de force à lutter, et ses velléités de combat doivent fatalement aboutir à une capitulation, d'autant qu'il ne manque point de l'ambition de jouer un rôle ; seulement, il ne sait lequel. Comme il se croit apte à tout, son indécision se promène successivement sur tous les points. Comblé de dignités, cumulant en sa personne les charges les plus variées, à la fois prince du sang avec un million d'apanage, connétable, grand dignitaire, colonel général des Carabiniers, grand officier de l'Empire, membre du Conseil privé, du Sénat, du Conseil d'État, de la Haute cour impériale, du Grand conseil de la Légion, grand aigle, gouverneur général des départements au delà des Alpes, décoré de la Toison d'or et des ordres de chevalerie les plus distingués d'Europe, il reste mécontent, anxieux et persécuté. L'existence de Louis, a-t-il écrit, devenait chaque jour plus insupportable en France. Sans intérieur, sans tranquillité, muet au conseil, non employé militairement, voyant à cet égard ses fonctions restreintes à présenter des officiers au serment et à visiter de temps en temps l'École militaire, portant ostensiblement les marques de la défaveur, très peu de personnes osant venir le voir, il se sentait dans un état de gène et de spasme moral qu'il lui était impossible de supporter plus longtemps. Ces marques de défaveur, était-ce la gratification de 1.200.000 francs reçue de l'Empereur le 7 février, laquelle porte à quatre millions ce que Louis a touché cette année ? Etait-ce la grande décoration de la Couronne de fer qui lui a été conférée le 20 du même mois ? -Etait-ce le commandement supérieur des troupes de Paris et de la division militaire dont il a été investi le 12 mars ? Etait-ce enfin le gouvernement général des départements au delà des Alpes constamment, publiquement, solennellement offert : Dans l'Exposé de la situation de l'Empire présenté au Corps législatif, l'Empereur n'a-t-il pas fait prononcer ces paroles par son ministre de l'Intérieur : Turin, veuve de ses rois, est consolée par une auguste promesse : un frère de l'Empereur gouvernera cette belle contrée et son caractère connu garantit le bonheur dont il la fera jouir. Il résidera à Turin. Une cour aimable et brillante rendra à cette ville bien plus qu'elle n'a perdu ; son magnifique palais deviendra le séjour de la bonté et des grâces. Qu'importent les faits, si, dans l'imagination de Louis, les faveurs se changent en dégoûts et les dignités en marques d'abaissement, et n'est-ce pas ainsi qu'il convient d'envisager ses rapports avec Hortense ? Lorsqu'ils étaient éloignés l'un de l'autre, ils savaient garder les apparences ; ils échangeaient des lettres qui n'étaient sans doute ni fréquentes, ni détaillées, ni intimes, mais qui, du moins, maintenaient, entre ces deux êtres, le seul intérêt qu'ils eussent commun, celui de la santé des enfants. Rapprochés, c'était pis. Hortense s'abritait derrière un mutisme obstiné : comment se fût-elle mise en confiance ? il suffisait qu'elle s'avançât en quelque chose pour se voir vivement contrariée. Dernièrement, lorsqu'elle a indiqué le désir d'assister au mariage de son frère, Louis a brutalement mis son veto et n'était-ce pas le plus naturel en même temps que le plus doux des devoirs ? Sans doute, sa cassette a été portée à cent mille francs par année et c'est de quoi payer bien des robes et bien des bijoux, et Hortense n'y est pas indifférente. Si elle n'aime point la toilette au même degré que sa mère et ses autres belles-sœurs, elle s'habille beaucoup et prend chez les meilleurs faiseurs. Ses robes, presque toutes blanches, coûtent cher de broderie : certaines 1.100 francs, la plupart entre 4 et 500. Mais la folie ce sont les bijoux. Chaque mois 4 à 5.000 francs, souvent plus : non pas en fantaisies qu'on porte une fois, mais en pierres de valeur, en parures de 50 et de 60.000 francs qu'elle paye par acomptes réglés. N'est-ce pas un placement qu'elle fait là et qui peut dire qu'elle ne songe à se créer une réserve ? Sauf la toilette permise, guère de distractions : chez elle, où elle se tient beaucoup, elle reçoit surtout ses dames, ses anciennes amies de pension et les dames de l'Impératrice ; avec elles, elle organise des petites comédies pour fêter le retour de l'Empereur ; aux bals, sauf aux Tuileries et dans les jours officiels, on la voit rarement : si elle parait à celui que donne Marescalchi pour célébrer le mariage du vice-roi, deux jours après, elle doit s'excuser sur une indisposition près de M. de Cetto, ministre de Bavière ; l'Empereur à Paris, elle a quelquefois les chasses, pourvu que ce soit au bois de Boulogne ; très peu de théâtre : dans l'hiver une fois Feydeau, une fois le Théâtre olympique où l'on donne un concert. Elle est pourtant toujours aussi passionnée de musique et on lui laisse les leçons de piano de Plantade à 9 livres, des leçons de chant de Bonesi à 24 livres, les leçons de guitare de Castro à 8 livres. Comme toute musicienne qui se respecte, elle a son livre de romances où Plantade fait copier celles qui sont le mieux dans sa voix. Elle se mêle même de pousser des faiseurs d'opéras malgré le souvenir qu'a dû lui laisser la Machine infernale ; elle ne parvient pas à faire jouer le Vieux de la Montagne de Porta, ni plus tard le Tancrède de Berguncini, mais ce n'est pas faute de s'employer près de M. de Luçay. Dès ce temps, elle s'essaie à mettre des notes sous des couplets de vaudeville en attendant qu'elle se hausse à la romance chevaleresque. Ce n'est pas tout que la musique : en bonne élève qu'elle est et restera, elle continue à s'appliquer à tous les arts dits d'agrément. Elle a M. Bouchet qui lui donne des leçons de peinture à 25 livres, Isabey qui fournit son album de caricatures, et surtout l'habituel, l'excellent Thiénon, qui est de la maison, la suit où elle se porte et qui, de son clair pinceau d'aquarelliste, traduit toutes les scènes, esquisse tous les paysages, y pose, légères et souples, des petites figures riantes qu'il est impossible de méconnaître. Elle aime à se faire peindre et à distribuer ses portraits. En cette seule année 1806, voici huit miniatures de Guérin sans parler de celles d'Augustin et d'Isabey. La charité tient assez peu de place. Elle l'exerce dans l'officiel — hospice de Chaillot et Charité maternelle — et par Mme Campan, perpétuelle quémandeuse. Les pensions faites sont médiocres : 600 francs à la mère Rousseau, sa nourrice, 300 à sa sœur de lait. La grosse dépense ce sont les jeunes filles entretenues à ses frais chez Mme Campan, Mme Gourdin et plus tard Mme de Lezeau. Chez Mme Campan, elle donne mieux que de l'argent, sa présence et la réclame de ses visites. Ce milieu de Saint-Germain lui plaît et n'offusque pas son mari : aussi y fait-elle avec les pensionnaires des parties où elle retrouve sa belle gaîté de jadis. Beaucoup de son temps est pris par ses enfants, qu'elle aime entourer de petits compagnons, les fils de ses amies. Ce sont des distributions de joujoux et de bonbons et, aux grandes fêtes, les marionnettes avec la musique de Séraphin. Puis de longues promenades au bois de Boulogne, alors étrangement désert, où une seule bonne femme vend des gimblettes : avec cette femme, durant que les enfants goûtent, Hortense cause, elle s'apitoie et fait, par chacun de ses fils, donner un beau louis d'or. Ces garçons, c'est la joie et l'inquiétude d'une vie qui, par les leçons prises à jour et à heure fixes, par les devoirs d'étude imposés, par les jeux mêmes, les comédies de salon, les petites farces et les papotages, reste très pareille à la vie de pension. Certaines femmes demeurent ainsi, très vieilles, jusqu'au dernier jour, des pensionnaires, avec les amitiés, les occupations, les raisonnements, le cerveau de leur enfance. Sauf l'amour — et encore n'en causaient-elles pas ? — la vie ne leur a rien appris et telles à soixante ans qu'à douze, elles continuent avec une ingénuité qui déconcerte au point qu'on est tenté parfois de la prendre pour de la fourberie, à suivre, avec une existence très semblable à celle du pensionnat, des rêves de pensionnaires. Hortense a, par malheur, rencontré en son mari un pion fantasque et déséquilibré qui souffre autant qu'il la fait souffrir. Ses gaîtés sont pour lui des attentats et ses enfances des conspirations. Tout ce qui est le meilleur en elle est pour lui nuire davantage : sa bonne foi sans cesse rebutée, sa droiture constamment soupçonnée, son respect filial et son amour fraternel tournés à crime. Et lui, en son esprit solitaire qu'absorbe la méditation perpétuelle des petits accidents de sa vie, torture chaque acte, en tire une déduction, la réalise, l'étaie des moindres indices, s'établit en sa conviction, et, chaque jour ainsi, l'abîme s'élargit, elle certaine de la tyrannie, lui certain de l'infamie. Et le malentendu est sans remède, car il tient au physique de Louis ; et chaque jour, la maladie l'aggrave, augmentant l'instabilité, débilitant la raison, exaspérant les soupçons et fournissant à la hantise du délire un continuel aliment. En avril, le bruit se répand que le jeune prince, qui, l'hiver dernier, vint préserver la Hollande d'une invasion formidable, sera appelé à la gouverner sous un titre qui n'est pas encore connu. Le 10, on annonce que le Gouvernement batave est d'accord avec l'Empereur pour fixer définitivement le sort de la Hollande, qu'un Conseil extraordinaire, la Grande Besoigne, a été assemblé au Palais du Bois, que son rapport va être lu à l'assemblée de Leurs Hautes Puissances et qu'une députation sera incessamment envoyée à Paris pour demander comme souverain un prince de la Famille impériale. Une dette publique portée à onze cent vingt-six millions de florins, un déficit annuel de quarante-cinq millions, une créance sur la France de deux cent vingt-neuf millions, le refus de l'Empereur d'en rien payer, ses exigences continuelles et constamment aggravées, ont porté un certain nombre de Hollandais patriotes, convaincus que l'indépendance même de leur nation est en cause, à offrir le trône à un frère de l'Empereur. C'est, à leur estime, le seul moyen d'alléger leurs charges et de s'assurer, près du souverain maître, un défenseur autorisé. Ils sacrifient la formule ancienne du gouvernement républicain, mais ils échappent à l'annexion et restent un peuple. Ces Hollandais sont, la plupart, de ceux qui, servant dans l'armée et dans la marine, ont subi le prestige direct de l'Empereur, partagé la gloire de ses aigles, éprouvé sa puissance. Ils ne se dissimulent pas que, tant qu'ils auront pour chef un de leurs compatriotes, tant que la constitution gardera l'étiquette républicaine, tant que la Hollande enfin se tiendra dans une mesure hors du système, Napoléon la traitera en conquête, ne lui laissera nulle part aux avantages que les Français tirent de son gouvernement et qui peuvent, dans une mesure très faible il est vrai, atténuer les désastres de la guerre maritime. Plus que n'importe quel peuple, les Hollandais en souffrent, puisque leur commerce, leur industrie, leur vie même, est de la mer et que la mer leur est interdite : l'une après l'autre, leurs colonies tombent au pouvoir des Anglais, et ils ne sont ni assez forts pour les défendre, ni assez certains de la bienveillance de l'Empereur pour qu'il fasse, de leur restitution à l'époque de la paix générale, une des conditions expresse de ses négociations. Sans doute, malgré la gravité des circonstances, la plupart des hommes publics hollandais se refusent à abandonner les étiquettes auxquelles leurs pères s'étaient attachés — quoique ces étiquettes ne désignent plus les mêmes institutions et que les successives révolutions aient entièrement, à diverses reprises, changé l'esprit même de la constitution ; mais outre que c'est pour eux abandonner le pouvoir dont ils sont nantis — si asservi que soit ce pouvoir aux volontés de l'Empereur — c'est déserter leurs traditions familiales, c'est accepter pour maître un étranger, c'est renoncer, non seulement à leurs lois politiques, mais à leurs institutions et à leurs mœurs. Si l'oligarchie de naissance a été renversée avec les princes d'Orange, c'est l'oligarchie d'argent qui l'a remplacée. Son intérêt, comme son honneur, est attaché à ne pas se rendre. Certes, on comprend les hésitations, les scrupules, la résistance, mais, le jour où la force sera mise en jeu, que pèsera la Hollande ? L'armée batave est incorporée dans l'armée française, la flotte batave dans la flotte française ; ce sont des troupes françaises qui occupent les places bataves et, comme alliées, elles poussent leurs cantonnements jusqu'au cœur même du pays. L'Empereur a prononcé, il faut donc s'incliner ; mais, avant de se rendre, les aristocrates hollandais prétendent tenter un dernier effort, attester au moins leur contrainte, emporter quelques garanties et c'est une lutte où ils vont rencontrer un allié inattendu. L'occasion qu'attendait l'Empereur a été fournie par une
maladie du grand pensionnaire Schimmelpenninck, menacé de cécité. Louis était
alors à Nimègue ; Napoléon venait de triompher à Austerlitz. Le 6 janvier
1806, Talleyrand a écrit au grand pensionnaire que l'état
de sa santé semblant lui interdire de conserver le gouvernement et l'Empereur
redoutant que, par suite du mode d'élection, le nouveau grand pensionnaire ne
soit dans la main des Anglais, il y a lieu qu'il envoie à Paris une personne,
ayant l'entière confiance de la république et l'agrément de l'Empereur,
par l'intermédiaire de laquelle les deux
gouvernements pussent se concerter sur toutes les mesures que nécessiterait
l'établissement en Hollande d'un régime qui assurât pour toujours son indépendance
et sa prospérité. L'Empereur a désigné à cet effet le contre-amiral
Verhuell. Malgré l'éclat du brusque départ de Louis et le dispersement qu'il
a combiné de l'Armée du Nord, Verhuell, aussitôt nommé, a reçu de son
gouvernement en même temps que le pouvoir d'accéder
au désir que témoigne l'Empereur d'exercer une plus grande influence sur la
nomination du chef de la république, l'ordre de s'opposer inflexiblement à
l'introduction d'une monarchie héréditaire au profit d'un membre de la
Famille impériale, principe, écrit
Schimmelpenninck le 15 février, tout à fait
inadmissible et de nature à n'être susceptible d'aucune composition.
Verhuell arrive et, dès la première audience, l'Empereur lui annonce que, le
système électif n'offrant pas des garanties suffisantes contre le retour des
influences étrangères dans le cas où le chef actuel de la république batave
viendrait à disparaître, il a résolu d'y fonder un ordre de choses stable et
qu'après y avoir bien réfléchi, il ne voit que deux moyens pour obtenir ce
but : Incorporer la Hollande à l'Empire comme partie
intégrante, ou y placer un prince de sa maison en qui il pourrait mettre une
confiance parfaite. Pour donner aux Hollandais une marque particulière de son
intérêt et de sa bienveillance, c'est à son frère Louis qu'il a décidé de
confier le gouvernement de leur pays. C'est cette alternative que
Verhuell a dû soumettre à la Grande Besoigne
et, entre l'annexion et la monarchie, c'est cette dernière qu'on a choisie.
Mais la députation qui est alors envoyée à l'Empereur, ne devra pas encore
capituler sans conditions. D'abord elle proposera d'autres moyens plus
conformes au caractère hollandais et toutes les satisfactions désirables ;
battue sur ce premier terrain, elle se repliera sur les garanties à donner à
la Hollande : indépendance nationale, intégrité du territoire, maintien de la
langue maternelle, liberté de conscience, indépendance de la magistrature,
maintien des droits et libertés civiles, administration intérieure réservée
aux seuls Hollandais, exclusion des soldats étrangers, réduction des charges
financières, réciprocité équitable dans les relations commerciales avec
l'Empire et ensuite tout ce qui est en rapport
immédiat avec l'indépendance nationale. Même si ces bases sont adoptées, les députés devront faire constater le désir de Sa Majesté d'une manière telle que jamais le moindre doute ne puisse surgir ni dans le présent ni pour la postérité ; ils ne prendront les propositions qu'ad referendum et pénétreront bien le gouvernement français que la décision définitive reste à la nation batave. Arrivée à Paris le 25 avril, la députation a dû, dès le 28, renoncer à tout espoir de faire prévaloir la première solution. L'Empereur a refusé de la recevoir, l'a renvoyée à Talleyrand qui a posé, comme condition préalable à toute négociation, la manifestation du désir qu'un prince de la Famille impériale et nommément le prince Louis fût placé à la tête du gouvernement. Ces préliminaires acceptés, la charte fondamentale donnerait toute satisfaction aux intéressés. Le 3 mai, la Grande Besoigne s'est inclinée et désormais c'est sur les termes de la constitution qu'on négocie. Louis a-t-il été mis au courant de ce qui se passe et du
sort qui lui est destiné ? Selon Mollerus, qui dit le tenir de lui-même, il a
été laissé dans une entière ignorance. Lorsque tout a été réglé, il a été
appelé aux Tuileries ; là durant qu'il attendait, il a reçu des compliments
qui l'ont étonné ; Napoléon, près de qui enfin il a été introduit, lui a
annoncé que sa volonté était qu'il allât régner en Hollande et l'a congédié
sans entendre aucune explication. C'est là sa version à l'usage des
Hollandais. Il en est une autre qu'il a directement fournie : Il ne fut point appelé aux négociations des lois
constitutionnelles, a-t-il écrit ; des propos
sans authenticité lui apprenaient qu'il s'agissait de lui. Les membres de la
députation vinrent enfin le trouver, l'informèrent de tout et l'engagèrent à
accepter, en assurant que la nation lui donnait la préférence. Il fit alors
tout ce qu'il put pour éviter l'expatriation ; son frère lui répondit qu'il
s'alarmait trop vite ; mais les députés de la Hollande l'instruisaient
d'eux-mêmes des progrès de la négociation. Voyant s'approcher l'instant
décisif, il se décida à refuser obstinément, lorsqu'on vint lui annoncer que
l'ancien stathouder était mort. Le prince
héréditaire ayant reçu Fulde en indemnité, vous n'avez, vous ne pouvez plus
avoir d'objections raisonnables. Que nous soyons forcés ou non à demander un
roi, ce qu'il y a de certain pour vous, ce qu'il y a d'incontestable, c'est
que nous venons volontairement et appuyés du suffrage des neuf dixièmes de la
nation, vous prier de lier votre sort au nôtre et de nous empêcher de tomber
dans d'autres mains. Son frère s'expliqua plus ouvertement et lui fit comprendre que s'il n'était pas plus consulté sur cette affaire, c'est qu'un sujet ne pouvait se refuser d'obéir. Louis réfléchit qu'il pouvait être contraint par la force ; que, l'Empereur le voulant absolument, il lui arriverait ce qui était arrivé à Joseph qui, pour avoir refusé l'Italie, était alors à Naples. Cependant il fit une dernière tentative ; il écrivit à l'Empereur qu'il sentait la nécessité pour les frères de l'Empereur de s'éloigner de France, mais qu'il lui demandait le gouvernement de Gènes ou de Piémont. Son frère refusa et, peu de jours après, Talleyrand se rendit à Saint-Leu et lut le traité et la constitution à Louis et à Hortense. Louis a attaché une extrême importance à ce récit destiné à établir qu'il avait cédé en même temps à la contrainte de l'Empereur et au vœu formellement exprimé des Hollandais, qu'il n'avait eu aucune part à la rédaction du traité, ni de la constitution ; et surtout qu'il n'avait pris la place de personne. Par malheur, les dates et les faits y infligent les plus cruels démentis. Il n'a, dit-il, accepté la proposition des députés hollandais que sur l'annonce de la mort de l'ancien stathouder. Or, les députés sont arrivés à Paris le 25 avril : le 9 avril était mort à Brunswick, Guillaume V, prince d'Orange-Nassau, ancien stathouder, et l'annonce de cette mort se trouve, du 15 au 22, dans tous les journaux de Paris. Les députés, en admettant qu'ils n'aient point attendu, pour entretenir Louis, la décision de la Grande Besoigne qu'ils ont reçue le 6 mai, ont sans doute voulu du moins être fixés sur le premier article de leurs instructions, et ils ne l'ont été que le 28. Donc, ou Louis ment lorsqu'il affirme qu'il n'a cédé que sur la nouvelle de la mort du Stathouder, ou il était en conférences réglées avec des Hollandais avant même la venue des députés, c'est-à-dire antérieurement au 25 avril. D dit que l'Empereur ne l'a tenu au courant de rien. Sans doute, il est parti pour Saint-Leu le 1er mai, mais il en est revenu officiellement les 4, 10, 11 et 18 mai pour exercer les fonctions de connétable et présenter des officiers à l'Empereur. Est-il admissible que, à ces jours, l'Empereur ne lui ait point dit un mot de projets si peu secrets que les journaux de Paris en parlaient ouvertement et que, dans le voyage à Rambouillet du 9 mai, auquel participait Hortense, ils avaient fait l'objet, de la part de Caroline, de si vives récriminations ? Les députés hollandais, avoue-t-il, se sont maintenus constamment en communication avec lui, se sont rendus presque chaque jour à Saint-Leu pour y conférer. Le traité qui n'a pu être rédigé que du 8 au 22 mai, lui a donc été connu à mesure qu'il était discuté. Il y a mieux : les déclarations qui le précèdent, entièrement inusitées dans un instrument de telle nature, n'ont pu être insérées qu'à sa demande formelle, et elles semblent, par leur allure et leur style ; émaner directement de lui[6]. Enfin, si, par le traité, l'Empereur a garanti à la Hollande le maintien de ses droits constitutionnels, son indépendance, l'intégrité de ses possessions dans les deux mondes, sa liberté politique, civile et religieuse, telle qu'elle est consacrée par les lois actuellement établies et l'abolition de tout privilège en matière d'impôt ; s'il a consenti, sur la demande officielle de LL. IIII. PP. que le prince Louis-Napoléon fût nommé et couronné roi héréditaire et constitutionnel de la Hollande ; s'il n'a établi aucune clause de réversion, soit à ses propres enfants, soit aux enfants de Joseph, — et s'il a stipulé même que les couronnes de France et de Hollande ne pourraient jamais être réunies sur la même tête ; s'il a fixé la liste civile à 1.500.000 florins avec un domaine de la Couronne comprenant un palais à La Haye, le palais du Bois, le domaine de Soësblysck et des biens-fonds rapportant 500.000 florins ; s'il a réservé que la reine serait, de droit, régente, en cas de minorité, avec un douaire montant à 250.000 florins ; s'il a ordonné que le roi serait à perpétuité grand dignitaire de l'Empire sous le titre de connétable et resterait soumis ainsi que sa descendance aux dispositions du Statut constitutionnel du 30 mars formant la loi de la Famille impériale ; s'il a acquiescé à ce que les charges et emplois de l'Etat, sauf ceux tenant au service personnel de la Maison du roi, seraient exclusivement réservés aux Hollandais ; s'il a promis qu'un traité de commerce serait incessamment conclu entre les puissances contractantes ; sur deux points essentiels : la garantie de la dette publique et l'exclusion des soldats étrangers, il a refusé de s'engager et, malgré l'insistance des députés, il n'a point admis l'insertion dans le traité de ces objets si fortement demandés par leur gouvernement. Comment se fait-il alors qu'ils trouvent place dans la constitution donnée par Louis, au milieu de quantité d'autres garanties données à la langue, aux espèces monnayées, au pavillon national, à la liberté des cultes et à la magistrature ? Ces deux actes — le traité et la constitution — sont solidaires ; l'un ne doit être que le développement de l'autre et a pour but seulement de régler les attributions et les formules ; or, dans la constitution sont ainsi insérées des clauses essentielles qui ne sont pas dans le traité. L'Empereur, en excluant officiellement son frère de la discussion du traité, ne s'est-il pas proposé, en même temps de lui laisser l'apparence d'être appelé librement et volontairement par les Hollandais et de lui ménager la possibilité de refuser à ses futurs sujets des avantages qui obstrueront constamment son gouvernement, en rendront le fonctionnement impossible et, surtout, condamneront le roi de Hollande à rester inutile, sinon nuisible, au Grand Empire. Où il a vu un ménagement nécessaire pour l'autorité du souverain, Louis a vu une marque de défiance : il s'est empressé de donner ce qu'on s'était résigné à ne plus lui demander, il s'est lié les mains et s'est dépouillé de son seul élément de puissance : l'argent, l'argent qui lui permettrait de solder des troupes autres que les bataves, lesquelles ne lui feront jamais une armée. La constitution, par ailleurs, est un décalque des institutions impériales. Le roi reçoit l'entier exercice du gouvernement, le droit de nommer à tous les emplois civils et militaires, le droit exclusif d'administrer et de gouverner les colonies. Il est assisté de quatre ministres et de treize conseillers d'Etat. La loi émane de lui, avec le concours d'un corps législatif de trente-huit membres élus pour cinq ans par le roi, sur une liste quadruple présentée par LL. IIII. PP. Louis, dans ses récits, a soin de confondre le traité et
la constitution : Est-ce celle-ci ou celui-là que Talleyrand vint lui lire ?
A l'en croire, il écouta sans broncher la lecture
qui lui était faite et, questionné s'il l'approuvait, il répondit qu'il lui
était impossible de juger un objet aussi important sur une seule lecture ;
qu'étranger aux discussions et au travail qui avaient eu lieu, il ignorait si
on ne lui faisait pas promettre plus qu'il ne lui serait possible de tenir,
mais qu'il pouvait assurer son frère qu'il se dévouerait à son nouveau pays
avec zèle et chercherait à justifier dans l'esprit de la nation la bonne
opinion que l'Empereur avait sans doute donnée de lui. Ce sont comme on voit toujours les mêmes réserves : tout est dirigé à prouver qu'il a été forcé. Qu'il y ait eu de la part de l'Empereur une sorte de contrainte, de la part de Louis des velléités de résistance, de la part d'Hortense une répugnance marquée, on ne saurait en douter. L'Empereur poursuivait inflexiblement son système ; Louis, avec la tournure habituelle de son esprit, craignait une décision qui l'engageât, voulait et ne voulait plus, redoutait de n'avoir pas en Hollande sa liberté d'action, d'y rester encore un écolier vis-à-vis de son frère, non pas de se trouver au-dessous de sa tâche — il se tenait supérieur à toutes, — mais d'être contraint de suivre une politique subordonnée et de ne pouvoir donner cours à ses desseins. Quant à Hortense, quitter Paris, son petit monde, ses distractions, ses habitudes, Saint-Leu, Malmaison, aller en un pays lointain, froid et humide, s'enfermer avec ce mari détesté, autant le suicide : qui ne sentirait comme elle ? La scène de Saint-Leu se passe le mardi 3 juin. Le 5, Louis est proclamé. On le fait en cérémonie : après que l'Empereur a reçu l'ambassadeur turc et agréé les présents du Grand seigneur, les députés hollandais sont introduits. Il se prononce quantité de discours, mais qui sortent de l'habituelle banalité. La France, dit l'Empereur aux Hollandais, a été assez généreuse pour renoncer à tous les droits que les événements de la guerre lui avaient donnés sur vous, mais je ne pouvais confier !es places qui couvrent ma frontière du Nord à la garde d'une main infidèle ou même douteuse... Ne cessez jamais d'être Français, dit-il à Louis ; la dignité de connétable de l'Empire sera possédée par vous et vos descendants. Elle vous retracera les devoirs que vous avez à remplir envers moi... Prince, entretenez parmi vos troupes cet esprit que je leur ai vu sur les champs de bataille ; entretenez dans vos nouveaux sujets des sentiments d'union et d'amour pour la France. Soyez l'effroi des méchants et le père des bons : c'est le caractère des grands rois. — Sire, dit Louis, lorsque Votre Majesté quitta la France pour aller vaincre l'Europe conjurée contre elle, elle voulut s'en rapporter à moi pour garantir la Hollande de l'invasion qui la menaçait ; j'ai, dans cette circonstance, apprécié le caractère de ces peuples et les qualités qui les distinguent. Oui, Sire, je serai fier de régner sur eux, mais quelque glorieuse que soit la carrière qui m'est ouverte, l'assurance de la constante protection de Votre Majesté, l'amour et le patriotisme de mes nouveaux sujets peuvent nie faire concevoir l'espérance de guérir des plaies occasionnées par tant de guerres et d'événements accumulés en si peu d'années. Sire, lorsque Votre Majesté mettra le dernier sceau à sa gloire en donnant la paix au monde, les places qu'elle confiera alors à ma garde, à celle de mes enfants, aux soldats hollandais qui ont combattu à Austerlitz, ces places seront bien gardées. Unis par l'intérêt, mes peuples le seront aussi par les sentiments d'amour et de reconnaissance de leur roi à Votre Majesté et à la France. Dans ces compliments échangés sous une forme emphatique et noble, toute la question d'avenir n'est-elle pas posée, tous les conflits futurs ne se trouvent-ils pas en germe ? L'Empereur ayant pour objet de réunir de fait la Hollande à l'Empire en y envoyant son frère, considérant que Louis est toujours son sujet, lui dit : Vous êtes d'abord un Français, vous êtes connétable de l'Empire, vous avez la garde de mes places fortes ; l'intérêt de la France commande, vous devrez obéir. Louis, se fondant sur les déclarations des députés hollandais, sur le vœu du peuple, sur la constitution qu'il a acceptée, répond : Je suis un Hollandais, les peuples qui m'acclament attendent de moi leur bonheur, et il objurgue son frère de faire la paix. Le fossé est creusé, les positions sont prises et déjà l'on sent la poudre. Néanmoins, à ce moment rien n'éclate ; la cérémonie s'en trouverait troublée et ne convient-il pas qu'on suive jusqu'au bout les exemples qu'a donnés Louis XIV ? Louis précède l'Empereur lorsque, pour l'audience publique, celui-ci se rend aux Grands appartements, et l'huissier, ouvrant les battants, annonce : Le Roi de Hollande ! Selon les instructions de l'Empereur, Louis devrait partir le lendemain et être arrivé dans la semaine. Le Grand pensionnaire a été averti de disposer son palais et de préparer la réception. Ordre a été envoyé au général Michaud, qui commande dans la République batave, de se rendre à la Haye avec tous les généraux français, un bataillon de grenadiers et le 20e Chasseurs à cheval. Les détails de l'entrée ont été réglés de façon qu'il apparaisse à tous les yeux, que c'est un prince français, qui, de par la France et au nom de l'Empereur, vient régner en Hollande. Louis ajourne son départ, pour conférer, a-t-il dit, avec les députés hollandais, excuse peu vraisemblable, — tous sont partis le 6. — Il a un meilleur prétexte : rassembler ceux qu'il compte emmener. Cs n'est pas moins en effet que toute sa maison civil( et militaire et l'entière maison de la princesse Louis : aumôniers, chambellans, écuyers, secrétaire des commandements, intendant, aides de camp, dames pour accompagner[7], lectrices, gouvernante et sous-gouvernantes des princes, tout part : de plus pour le : jardins — et quelle étrange idée de mener en Hollande ce botaniste ! — Mirbel dont l'Impératrice s'es défaite en leur faveur[8] ; pour la musique, Plantade pour le cabinet, Cuviller-Fleury et Gillet Ducoudray puis, les femmes de certains officiers telle Mme d'Arjuzon, demandée à la princesse Pauline, et les mari ; de certaines dames, comme M. de Boucheporn ; des personnages inattendus, un commissaire des guerres, M. Fornier-Montcazals, que jadis Mme Permon lui recommanda en Egypte, des secrétaires, des topographes, des chefs de bureau, sans parler des gens de service, tous appelés, chambre, cuisine, office, écurie. Louis n'a eu garde d'oublier les médecins, il en a trois, mais un surtout, Dominique Latour, qu'il a découvert à Orléans sur un mémoire pour traiter la paralysie des extrémités inférieures. Il lui a demandé une consultation, l'a fait venir à Paris, et, devant neuf médecins en réputation, lui a fait exposer son système. Ravi, il a décidé de s'attacher à tout prix, l'homme en qui il salue son libérateur. Il ne manquera pas d'ailleurs de correspondants à Paris où il appointe, comme consultants, six médecins et trois chirurgiens. Le Service de santé, une fois constitué comprendra vingt-deux personnes. Au reste, tout sera monté sur un pied grandiose sur le modèle et à l'instar de la Maison de l'Empereur. Les charges des grands officiers de la Couronne seront distribuées aux premiers officiers de la maison française : et si d'Osmond évêque de Nancy, premier aumônier, ne suit pas en hollande, c'est que, pour plaire aux hérétiques, il n'y aura pas de grand aumônier. D'Arjuzon sera grand chambellan, Senegra intendant général, Caulaincourt grand écuyer, de Broc grand maréchal, Noguès grand veneur ; chacun à 15.000 florins (2 fr. 12 cent.) par an et, pour se distinguer, ils auront un costume à eux, un admirable habit vert foncé brodé en or ; les chambellans seront écarlate, les écuyers bleu foncé, les préfets violet foncé, les officiers de vénerie vert clair. Il y aura trois tenues : habit de cérémonie, petit costume, habit de voyage ; du rouge y fera bien et Louis demande presque pour tout son monde l'étoile de la Légion. Napoléon trouve que c'est beaucoup et en profite pour ne rien donner. Il a hâte que Louis parte, prenne possession, s'installe. Enfin, le 12, de très grand matin, c'est le départ ; le 11, à Péronne, au moment de l'entrée, un vétéran qui tire le canon de salve a le bras emporté ; le roi va le voir, lui donne un brevet de 1.200 francs de pension, lui fait remettre 700 francs d'avance ; on est à Bruxelles le 15, entre neuf et dix heures du soir ; depuis quatre, le préfet attend à la porte pour complimenter. On va directement à Laeken où, pour la réception, l'Empereur a détaché du service du grand maréchal le général Macon. Le 16, il y a grand spectacle ; le 17, on part pour Anvers et de là à Breda, le 18 on est dans une sorte de demi-caractère à la Haye. L'enthousiasme n'est pas requis : il n'y a que canon, carillon et vins d'honneur offerts par les magistrats qui accompagnent ensuite Leurs Majestés jusqu'au palais du Bois où elles se retirent en attendant que tout soit prêt pour l'entrée solennelle. C'est en effet, une grande affaire : dans toutes les grandes villes, sur le mot d'ordre apporté par les députés, l'on forme des gardes d'honneur : celle de la Haye, en habit écarlate doublé de blanc, à revers bleu clair, à collet et parements noirs, à épaulettes, boutonnières, ganses et boutons d'or, l'emporte à peine sur celles de Rotterdam, Amsterdam et Breda. De tous côtés, les troupes hollandaises — ce qu'il en reste dans le royaume — sont en mouvement ; les françaises sont déjà arrivées, campées dans le bois de la Haye, vis-à-vis le Mail ; Noguès les a passées en revue avec Michaud, mais Louis ne témoigne aucun désir de les voir. Et lorsque, le 23, à midi précis, le cortège sort du palais du Bois et que, après le héraut d'armes, défilent les corps de cavalerie, puis, précédées des huissiers, les voitures des conseillers d'État, des amiraux, des ministres, des grands officiers de la Couronne, le carrosse de Leurs Majestés, puis encore les généraux, les dames, les officiers de la maison, pas un soldat français n'a été admis aux honneurs de l'escorte par le roi qui commande en chef l'armée française. Les troupes sont exclusivement hollandaises. Et lorsque, la reine dans sa tribune, le roi s'est assis
sur son trône, entouré de ses grands officiers et de ses ministres en face de
LL. IIII. PP. debout et couverts, c'est pour dire : Lorsque
les députés de la nation sont venus m'offrir ce trône où je monte
aujourd'hui, je l'acceptai par la conviction que c'était le vœu de la nation
tout entière, que la confiance et le besoin de tous m'y appelaient. Comptant
sur les lumières, le zèle et le patriotisme des principaux fonctionnaires...
j'ai mesuré sans crainte toute la profondeur des
maux de la nation. Animé du vif désir de m'occuper du bonheur de ce bon
peuple, et concevant l'espoir d'y parvenir un jour, j'étouffai les sentiments
qui avaient été constamment jusque-là le but et le bonheur de ma vie...
J'ai pu y consentir et j'y consentirais encore,
Messieurs, si cela n'était déjà fait, alors que, par l'empressement, la joie,
la confiance des peuples dont j'ai traversé le territoire, ils m'ont prouvé
que vous étiez les véritables interprètes de la nation. Il se lance
alors dans une dissertation historique pour démontrer que, de ce jour,
commence la véritable indépendance des
Provinces-Unies ; puis, dans une dissertation philosophique pour
prouver la supériorité de l'état monarchique modéré sur tout autre
gouvernement. Sans doute, dit-il, si nous pouvions être tels que la raison et l'illusion de
la jeunesse nous le font concevoir, la société pourrait se passer du
gouvernement d'un seul ; la loi serait toujours rendue avec sagesse et suivie
sans obstacles et sans retards ; la vertu serait triomphante et récompensée,
les vices bannis, et les méchants impuissants, mais ces illusions sont
courtes et l'expérience nous ramène bientôt aux idées positives. Et il
termine par l'éloge de la constitution. Le nom de l'Empereur, le nom de
France no sont pas prononcés. Une allusion à celui
qui dès son enfance a captivé son amour et son admiration... celui dont l'éloignement lui inspira de l'effroi même dans
les temps les plus calmes et dont la présence détruit les dangers,
c'est tout : nulle part l'affirmation qui eût été habile, car elle eût posé
les choses sur leur vrai terrain, qu'il doit son trône à l'Empereur, règne
par lui et pour lui. Non ! Il est Hollandais ; il est l'élu des
Hollandais ; ce n'est qu'aux Hollandais qu'il doit sa couronne, et si les
hollandais l'ont choisi, c'est qu'ils ont rendu justice à ses mérites si
longtemps méconnus. Dès le lendemain, Louis commence son métier de roi
hollandais et, par chaque courrier, des panerées de plaintes et de demandes
sont jetées sur Paris : de l'argent, un traité de commerce, des soldats
français pour en faire le fond de la Garde ; et en même temps la retraite des
troupes françaises, leur solde par la France, le rappel de Flessingue du
général Monnet, c'est le moins qu'on lui puisse accorder. Pour l'argent,
l'Empereur résiste : Mes dépenses sont fortes,
dit-il, et je ne suis pas en mesure de vous aider
comme je le voudrais... il faut ôter à votre
conseil tout espoir que je lui envoie de l'argent, sans quoi il ne vous
donnera pas les moyens de vous mettre au niveau de vos affaires. Je n'ai
point d'argent et j'ai peine à suffire à mes immenses dépenses. Il
refuse encore le rappel de Monnet, mais, sans paraître attacher une
importance aux contradictions, il accorde pour la Garde hollandaise des
officiers et des soldats français, et il concède le retrait de toutes les
troupes, sauf deux régiments de ligne. Il suit avec intérêt, avec tendresse
peut-on dire, les efforts de son frère. Il ne faut
pas être trop bon ni vous laisser affecter, lui écrit-il. Soyez ferme. Ce n'est pas de vous qu'il doit dépendre
d'augmenter les ressources du pays. Vous ne les connaissez pas assez.
Moi-même, je n'ai pu améliorer les ressources de la France qu'au bout de
quelques années. Il le calme, il le rassure, il semble lui indiquer
qu'il ne convient pas de prendre les choses tant à cœur. Peut-être ne sommes-nous pas éloignés du port, ajoute-il
par une allusion aux négociations engagées avec l'Angleterre. Mais, de ces négociations où, à chaque instant, le sort de la Hollande peut être engagé, où son trône même est en jeu — car, avec Naples, c'est le gros obstacle — Louis parait ne prendre aucun souci. A peine a-t-il, à peu près au hasard, composé son ministère, recruté son conseil d'État, établi sa cour, marqué aux gentilshommes orangistes qui se sont présentés en groupe à sa première audience, une affabilité qui ne peut manquer de déplaire aux patriotes ; à peine a-t-il, par enfantillage, par manie de touche-à-tout qu'il nomme volonté de réformes, cassé quelques rouages de la machine sans penser à les remplacer, que l'idée lui vient, obsédante et irrésistible, d'aller aux eaux. Huit jours après son entrée à la have, le 1er juillet, il écrit à l'Empereur : Aussitôt que j'aurai... mis en activité toutes mes affaires, je profiterai de la permission que Votre Majesté m'en a donnée pour aller passer un mois ou six semaines aux eaux dont j'ai le plus grand besoin. L'humidité me pénètre et m'est bien nuisible. Encore une semaine et il n'y tient plus : J'ai un besoin pressant des eaux, écrit-il, je ne puis me dispenser d'y aller au moins un mois à Wiesbaden près Mayence. Ses équipages sont déjà partis ; lui-même un mois, jour pour jour, après son arrivée au palais du Bois, quitte La Haye. Il arrive le 20 à Wiesbaden où la Reine le rejoint ; s'y trouvant mal logé, il s'installe à Mayence d'où il va prendre quotidiennement ses bains jusqu'au 18 août ; puis, cette première saison ne l'ayant pas soulagé à son gré, il se rabat sur Aix-la-Chapelle pour une seconde cure et, durant que tout arme, que la Prusse se prépare à la guerre, que la Russie assemble ses troupes, que l'espoir de la paix avec l'Angleterre s'évanouit, il prend consciencieusement ses verres d'eau et ses douches. Ce n'est pas assez encore de Wiesbaden et d'Aix, il lui faut des Eaux-Bonnes, et il expédie tout exprès ses courriers à Lavalette pour en avoir du vrai dépôt, celui qui est à côté de l'Hôtel des Postes. Tant d'eau n'éteint pas ses idées de grandeur, ses rêves de gloire. Napoléon n'est point son modèle, mais son rival ; il prétend l'égaler, se mettre de pair avec lui, s'établir en Hollande sur le pied où il est en France, mieux si c'est possible ; prendre une représentation pareille, avoir à ses ordres autant de ministres, entretenir une cour aussi nombreuse, et par l'étiquette, le protocole, les titres, les décorations, se rendre roi comme son frère est empereur. Cela tient dans son esprit la grande place, l'occupe presque uniquement ; cela est autrement sérieux pour lui que le pouvoir même, l'armée, les finances, la paix ou la guerre. C'est une nouvelle forme de délire, et c'est le délire des grandeurs. D'abord, c'est la question des armoiries. Au début, il avait conservé celles de connétable : d'azur à l'aigle d'or, l'écu posé sur l'épée de connétable, et il avait seulement chargé en cœur l'aigle du lion de Hollande ; puis, il a supprimé l'indication de sa dignité d'Empire, a écartelé au un et au quatre de Hollande, au deux et au trois de France ; plus tard, il posera parfois la couronne sur un casque taré de face et fera sortir, des deux côtés de l'écu, des mains armées de l'épée ; mais les combinaisons de couronnes, de casques, d'insignes sont sans nombre ! Non content d'avoir nommé huit ministres au lieu de quatre qu'indique la Constitution, il a ajouté trois directeurs généraux, ayant honneurs, rang et appointements de ministres ; il devait avoir treize conseillers d'Etat, il en a vingt en service ordinaire, soixante-sept en service extraordinaire, plus des auditeurs du Roi et des auditeurs près le Conseil ; il a réglé la cérémonie du serment que, dans le courant de l'année, il veut prêter à la nation hollandaise ; il dispose tout à Amsterdam pour son couronnement ; il a préparé les notifications de son avènement à toutes les cours et n'attend que les réponses pour rendre officielle la désignation de tout son corps diplomatique. Il a nommé un grand maître des Cérémonies ; il a rédigé l'étiquette qu'il entend qu'on suive dans ses palais et l'a rendue plus sévère encore et plus minutieuse que l'étiquette impériale ; il a désigné, par fournées, des dames du palais, des chambellans, des écuyers, des officiers de vénerie, en tel nombre que la tête en tourne ; il a écrémé les régiments français pour arriver à se former une garde et, pour chacun de ses deux régiments d'infanterie, il a un état-major de dix-sept officiers, sans parler d'un état-major général de quinze, et il aura de plus, lorsqu'il plaira aux Hollandais de s'y engager, trois compagnies de gardes du corps ; ceux-ci auront sans doute un admirable uniforme, mais le roi aura tant varié en ses projets que, en 1810, cet uniforme ne sera pas encore confectionné ; il projette d'établir une noblesse titrée avec ducs, marquis, comtes et barons ; enfin, ce qui lui tient le plus au cœur, c'est un ordre de chevalerie ; rien ne lui ferait autant de bien. Avant même de quitter Paris, il en a fait faire un projet par Isabey. Sur la croix, il y aurait d'un côté l'effigie du roi, de l'autre le lion néerlandais, avec la devise : L'union fait la force. Ce serait : l'ordre de l'Union. Il serait purement honorifique, sans aucune espèce de traitement. N'ayant point d'argent à donner et très peu de places, écrit-il à l'Empereur, il m'aurait été agréable et surtout bien utile de pouvoir donner les décorations d'un ordre du pays. Il en existe partout et cette institution est peut-être la seule mesure qui puisse avoir une grande influence sur l'esprit national et ramener les idées républicaines des vieux et froids Hollandais à la monarchie. C'est en même temps la seule chose capable de détruire un peu l'esprit égoïste des négociants, de les attacher à leur pays et de les engager même à des sacrifices. C'est ici la première manifestation des idées de son frère que Napoléon perçoive ; le reste, fait à petit bruit, n'est pas arrivé jusqu'à Paris ou l'on n'y a point prêté attention, surtout on n'en a point établi le lien et jugé l'esprit. Mais ici, pour un acte de cette importance, il faut bien demander l'autorisation, et l'Empereur la refuse : il trouve que son frère va trop vite, qu'il se presse trop. Est-il certain lui-même de le laisser à la Haye ? Si pour conclure la paix continentale, il fallait sacrifier ce trône, devrait-il hésiter ? Enfin, s'il ne saisit pas la suite des projets, Louis, par son agitation, la promptitude et l'incohérence de ses décisions, l'inintelligence qu'il a du grand dessein, le fatigue et l'énerve : deux fois déjà il a dû le rappeler à l'ordre, d'abord à propos d'un conflit d'autorité à Flessingue, puis sur la nomination d'un ambassadeur à Paris, sans avertissement donné, sans consultation prise, sans consentement demandé. Il le plaint parce qu'il sent sa besogne lourde, qu'il croit fermement à ses bonnes intentions, qu'il ne voit pas encore avec quelle suite s'enchaînent les actes de Louis, dissimulés avec une fourberie qui lui est instinctive. Il ne se plaint pas de lui ; au contraire ; il lui voudrait seulement un peu plus de poids, de fermeté, de stabilité. D'ailleurs comment résisterait-il à des déclarations de ce genre : Dans la position où je suis, Sire, je n'ambitionne rien ; je n'oserais même plus espérer de laisser une réputation sans tache, si je perdais votre bienveillance et vos bontés. Tant que je serai convaincu que je les mérite, je me figurerai que je les possède ou que je les aurai un jour ; mais si cette dernière espérance m'était enlevée, Sire, je ne serais plus bon à rien et j'aimerais mieux me jeter dans la mer que de supporter un jour qui me deviendrait odieux. S'il était tenté de croire que Louis, en flattant les Hollandais, oublie trop ce qu'il est et d'où il vient, que répondre à cette apologie : J'ai le cœur très français, Sire, et je l'aurai toujours, mais, malgré moi, il faut bien que ma raison soit à la Hollande. Je ne m'y attacherai qu'autant que je pourrai obtenir la confiance et l'attachement des habitants et surtout que mon arrivée ici m'attirera quelque considération de la part de Votre Majesté et que je pourrai y paraître posséder sa confiance et sa protection paternelle et constante. D'ailleurs, ce qui achève de l'adoucir envers son frère, c'est que, pour le moment, le ménage parait un peu plus uni. Hortense, au départ, a obtenu d'emmener son monde. Elle a fait assez facilement le voyage. Elle n'a pas été insensible aux honneurs qu'elle a reçus dans l'Empire et à l'accueil qui lui a été fait. Elle l'a écrit à l'Empereur en lui demandant une grâce pour le directeur des postes d'Anvers : Je tâcherai pour l'amour de vous, lui a-t-il répondu, d'accorder un commutation de peine ; et elle, en le remerciant d'avoir pris le temps d'écrire lui-même, dit gentiment : Il est impossible d'être plus heureuse que je ne le suis quand je reçois de vos nouvelles et c'est la seule chose qui puisse me consoler de n'être plus auprès de vous ; et elle ajoute : Napoléon apprend toujours des fables dans l'intention de vous les répéter. Dieu veuille que ce soit bientôt ! associant ainsi ce petit être qu'il aime, à tout ce qu'elle pense pour lui. Dans l'éloignement de l'espace, si semblable à celui du temps, les querelles des deux époux s'estompent, et Napoléon se plaît à penser que l'obligation de la vie commune de représentation effacera les différends privés, que Louis ayant à s'occuper de choses sérieuses perdra de vue les bagatelles, que, à tous les points de vue, le dépaysement sera utile et que, faute d'aliment, les jalousies tomberont. Il raisonne sur un homme sain, et comme un homme sain, et son frère est un malade. Et, en effet, à la Haye, Hortense ne paraît pas d'abord se déplaire. Les agréments de la royauté sont de telle nature qu'en quelque lieu que ce soit, ils flattent toujours la vanité et séduisent au moins l'imagination. Comme Hortense est de nature aimable, elle fait bon visage aux dames présentées ; elle leur donne un bal où elle danse avec les grands officiers, les grands fonctionnaires et même des particuliers. Comme sa mère, elle fait les honneurs du souper où quatre-vingts (lames sont assises. A Rotterdam, où elle va voir lancer un vaisseau de quatre-vingt-dix canons, il est impossible, écrit-elle, d'avoir été mieux reçus, et je n'ai pas trouvé les Hollandais si froids qu'ils en ont la réputation. Elle s'est fait une réputation de bienfaisance à bon compte, car, en un mois, sur 58.000 francs qu'elle reçus pour le voyage, elle a donné aux pauvres 4.050 francs, et elle a acheté pour 21.995 francs de diamants : mais les journaux disent les aumônes et non les joyaux. Sans doute elle est contrariée, en partant pour Wiesbaden, de laisser en Hollande son second fils, mais elle emmène l'aine, qu'elle préfère. Et puis, elle a l'espérance, presque la certitude, de venir à Paris pour la fête de l'Empereur, pour les fêtes triomphales promises aux soldats d'Austerlitz. Elle y retrouvera Eugène : Rien que d'y penser, c'est du bonheur ! Pour l'Empereur, en ce moment, celui de ses parents à couronne qui donne le moins de soucis, c'est Louis. Point de révolte dans le pays qu'on lui a donné à gouverner, car une émeute tôt apaisée sur la flotte du Texel ne compte pas ; point de grosse armée à entretenir et à faire combattre ; point d'argent à envoyer par chaque courrier — Louis crie misère, il annonce la banqueroute, mais il ne la fait pas ; — point d'énormes et grossières folies à la façon d'un Murat, ameutant l'Europe contre l'Empire pour augmenter son duché de deux villages ; point de démêlés de religion, de soulèvement de prêtres, de querelles cherchées avec le Pape ; point même d'ambition trop ouverte de s'agrandir, bien qu'il y en ait déjà des velléités présentées sous l'espèce de rectifications de frontières, mais si humbles si timides, si subordonnées aux projets de l'Empereur ! Même la Hollande ne parait plus un obstacle à la paix ; les Anglais semblent agréer que Louis y règne et, si l'on chicane sur la possession de certaines colonies, est-ce que, en désarmant la flotte malgré les injonctions de l'Empereur, Louis ne donne pas prétexte à éluder l'article du traité du 24 mai relatif à la garantie de l'intégrité des colonies hollandaises ? Enfin, s'il fallait sacrifier la Hollande aux ambitions prussiennes, afin de trouver une compensation au Hanovre rendu à l'Angleterre, est-il croyable que Louis résisterait à son frère, lui qui, en toutes ses lettres, marque tant d'humilité et de déférence, qui, jusqu'ici, en toutes les oppositions qu'il a tentées n'a su que se dérober par la fuite aux volontés de son frère et qui, dès qu'il s'est retrouvé sous son regard, s'est soumis, muet, tremblant, comme hypnotisé. |
[1] Le fils aîné de Louis.
[2] Les quinze pièces sont :
1. D'or au cheval de sable. — Province et cité de Naples.
2. D'azur aux cernes d'abondance d'or liées par une couronne du même. — Terre de Labour.
3. Coupé d'argent à l'huile polaire (?) et de sable ; à la boussole maritime ailée d'azur (?) de l'un en l'autre. — Principauté Citrà
4. D'or à la demi-aigle couronnée sur une onde de sable. — Basilicate.
5. D'argent à la croix de sable. — Calabre citrà.
6. D'or aux trois pals de gueule embrassé d'argent à la croix de sable. — Calabre ultrà
7. D'or aux pals de gueule chargés d'un dauphin d'argent ayant une demi-lune dans sa bouche. — Terre d'Otrante.
8. D'azur au pastoret d'or embrassé d'argent. — Terre de Bart.
9. D'azur au mont d'or, planté d'épis de blé, sur lequel est un ange de carnation. — Capitanate.
10. De gueule à la couronne d'épis d'or avec une étoile d'argent au centre. — Comté de Molise.
11. Coupé de gueule et d'argent à la couronne d'or de l'un en l'autre. — Principauté Ultrà.
12. D'or à la hure de sanglier de sable surmontée d'un joug de gueule. — Province de Chiéti.
13. D'azur à trois monts d'or sur qui est posée une aigle d'argent. — Province d'Aquila.
14. De gueule à la bande d'argent accostée de deux croix du même. — Province de Teramo.
15. D'or à la Trinacrie d'argent. — Sicile.
[3] Armes du Royaume de Naples : D'azur à la corne d'abondance d'or à senestre et au dauphin d'argent à dextre de l'écu Impérial, et armes du Royaume de Sicile : d'or à la trinacrie d'argent, en pointe.
[4] Je me permets sur ce point de renvoyer le lecteur à mon livre : Le cardinal de Bernis depuis son Ministère, p. 333.
[5] Napoléon et les femmes, 21e édition, p. 163 et suivantes.
[6] Voici ces considérants :
1° Vu la disposition générale
des esprits et la constitution de l'Europe, un gouvernement sans consistance et
sans durée certaine ne peut remplir le but de son institution ;
2° Le renouvellement
périodique du chef de l'État sera toujours, en Hollande, une source de
dissensions et, au dehors, un sujet constant d'agitation et de discorde entre
les puissances amies ou ennemies de la Hollande ;
3° Un gouvernement héréditaire
peut seul garantir la tranquille possession de tout ce qui est cher au peuple
hollandais : le libre exercice de sa religion, la conservation de ses lois, son
indépendance politique et sa liberté civile ;
4° Le premier de ses intérêts
est de s'assurer d'une protection puissante à l'abri de laquelle il puisse
librement exercer son industrie et se maintenir dans la possession de son
territoire, de son commerce et de ses colonies ;
5° La France est essentiellement intéressée au bonheur du peuple hollandais, à la prospérité de l'Etat et à la stabilité de ses institutions, tant en considération des frontières septentrionales de l'Empire, ouvertes et dégarnies de places fortes, que sous le rapport des principes et de la politique générale.
[7] Sauf Mesdames de Léry et de Seyssel.
[8] V. Joséphine Impératrice et Reine, Ed. Ollendorff, p. 337.