NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME III. — 1805-1807

 

XVII — LE GRAND EMPIRE.

 

 

(Décembre 1805 — Mars 1806)

Le Couronnement de Milan. — Les Fiefs impériaux. — Le Saint Empire Romain. — La guerre nécessaire avec l'Empereur allemand. — Le retour à Paris. — L'expédition d'Angleterre. — La Famille à ce moment. — Madame. — Trianon. — Pont-sur-Seine. — La prise de possession. — Pantelle. — Sa maladie. — Séjour au Petit Trianon. — La visite de l'Empereur. — Borghèse, chef d'escadron aux grenadiers, envoyé à l'armée. — Caroline. — Projets de fêtes. — Son départ pour Boulogne. — Joseph. — Ce qu'il a fait durant le voyage d'Italie. — Ses voyages. — Ses réceptions. — L'Empereur s'en offusque. — Explications. — Il accompagne l'Empereur à Boulogne. — Louis, à Saint-Leu, puis à Saint-Amand. — Napoléon à Boulogne. — Lettre à Joséphine. — Caroline. — Hortense. — Napoléon-Charles. — Projets de l'Empereur. — La guerre avec l'Autriche. — Que fera Joseph ? — L'ordre de service. — Joseph reste à Paris. — Sa position. — Celle de Louis. — Joseph et Joséphine. — La crise. — Joseph et Lucchesini. — Joseph commandant de l'Armée de Naples. — Rôle du connétable. — Son activité inimaginable. — L'Armée du Nord. — Ce qu'il en faut penser. — Le récit de Louis en contradiction avec les faits. — Résultats acquis en 1806. — L'Allemagne du Sud. — Les alliances. — Les mariages. — Jérôme. — La rupture du mariage Patterson. — Recours au Pape. — Son refus. — Mécontentement de l'Empereur. — Voyage de Jérôme à Alger. — Il est désigné pour une croisière sous Willaumez. — Ordres de l'Empereur. — Comment ils sont exécutés. — Impossibilité de le marier en ce moment. — Eugène. — Négociation du mariage. — L'Electrice de Bavière. — Menaces de Talleyrand. — Convention de Lintz. — Joséphine à Munich. — Arrivée du Grand maréchal. — Résistance obstinée de la Princesse. — Lettre de l'Electeur. — Conditions de la Princesse. — Arrivée de l'Empereur. — Difficultés qu'il rencontre. — Signature du contrat. — Arrivée d'Eugène. — L'Empereur reste à Munich. — Le mariage. — La famille adoptive. — Conscription matrimoniale. — Le Programme de Boulogne est rempli. — Le Grand Empire est constitué. — Il n'y manque qu'un nom. — La hiérarchie du Grand Empire. — Le Statut de famille du 31 mars 1806.

 

A Milan, on a vu Napoléon, le front ceint de la couronne d'empereur des Français et de roi d'Italie, s'avancer vers l'autel, précédé des insignes impériaux de Charlemagne. Aix-la-Chapelle étant de son domaine, il affirme ses droits sur l'héritage que le grand Empereur a laissé — droits inséparables de la possession d'une ville où, vivant, Charlemagne a établi sa capitale et, mort, sa sépulture.

Le couronnement de Paris vaut un couronnement à Aix-la-Chapelle où, d'ailleurs, sous prétexte de rejoindre Joséphine, le fondateur de la quatrième dynastie est venu vénérer les cendres de son illustre prédécesseur. Selon les rites anciens, le couronnement de Monza doit suivre le couronnement impérial et confère le titre de roi d'Italie. Un troisième couronnement, celui de Rome, où le Pape assiste et préside, ouvrira enfin l'accès au Saint-Empire-Romain.

Pour les anciens juristes français, la dignité d'Empereur romain est, en effet, essentiellement divisible de celle d'empereur d'Allemagne ; l'Empire romain, non plus que le royaume d'Italie, n'ont été incorporés à l'empire d'Allemagne ; la qualification d'empereur donnée au souverain de l'Allemagne est abusive et n'est admissible que par une prétérition : jusqu'à Charles-Quint, la plupart des empereurs sont venus en Italie se faire sacrer par le Pape, et ceux qui ne venaient point sollicitaient du Saint-Siège des lettres confirmatives de leur élection.

Le titre d'empereur des Français peut donc emporter les mêmes prérogatives que le titre d'Empereur allemand, s'il est conféré dans des conditions pareilles et par des pouvoirs égaux : le Sénat, le Peuple et l'Armée en France valent les Electeurs en Allemagne : donc, similitude dans l'élection ; le Pape vaut mieux qu'un archevêque-électeur ; donc, supériorité dans la consécration, au point qu'un couronnement à Rome peut sembler superflu, n'ajouterait point des grâces nouvelles. N'a-t-on pas l'exemple de Charles-Quint, couronné à Bologne par le Pape, et ayant, par là reçu de lui toutes les facultés d'Empereur romain ?

C'est pourquoi, sans attendre, Napoléon use de tous les droits qui appartiennent au titre qu'il ne prend pas encore. En Italie, l'une de ces prérogatives, la plus utile peut-être, consiste à disposer des fiefs impériaux. N'est-ce pas ainsi que, à l'extinction des Sforza, Charles-Quint a disposé du Milanais en faveur de son fils Philippe II et l'a donné à la maison d'Espagne ? Sans doute, dès 1797, le général Bonaparte s'emparant du marquisat de Fordinuovo et de la principauté de Torriglia, fiefs impériaux, les a, de son chef, réunis à la république de Gènes : c'était du droit de la conquête et, à Campo-Formio, l'Empereur a confirmé la cession. Mais voici que, en pleine paix avec l'Empereur d'Allemagne, Napoléon, en qualité d'Empereur romain, dispose du fief princier de Piombino et qu'il en investit sa sœur Élisa ? Et des fiefs impériaux de la Lunigiana, des fiefs de Vernio, de Montanto et de Monte-Santa-Maria, il fera de même, affirmant ainsi par des actes réitérés, que ne précède et que n'accompagne aucune déclaration, mais qui n'en sont peut-être que plus significatifs, la scission entre 1s Saint-Empire et l'Empire d'Allemagne, la séparation des deux couronnes, l'avènement d'un Napoléon au Grand Empire. Et de quel geste victorieux, il a pris sur l'autel, posé sur sa tête la couronne des rois lombards et des Empereurs romains ! De quel accent vibrant et profond, dans le silence recueilli, sous les voûtes ambroisiennes, il a jeté à la foule, à l'Italie, au monde, le cri de défi sonnant comme une fanfare : Dio me la diede ; guai a chi la tocca.

Si la théorie est nettement française, aussi ancienne que la Monarchie, n'est-elle point justement odieuse à quiconque est Allemand ? La réunion des deux Empires, leur confusion sur la même tête, le transport en Allemagne de la souveraineté de l'Occident, les longues luttes pour acquérir et conserver la domination en Italie, la prétention à la monarchie universelle, justifiée par les successifs accroissements de la maison d'Autriche, ce sont là des principes qui semblent irréductibles. Lors donc que Napoléon affecte l'héritage de Charlemagne, les Lorrains doivent y voir leur déchéance et même leur dépouillement. Cet héritage, en effet, ne consiste pas pour eux seulement dans le titre du Saint-Empire-Romain ni dans la suzeraineté des fiefs impériaux en Italie : c'est l'Empire tel que Charlemagne l'a possédé : la France jusqu'au Rhin et l'Italie jusqu'au Vulturne ; l'Allemagne jusqu'à l'Elbe, la Moldau, le Danube et l'Ens ; le rivage de l'Adriatique jusqu'au golfe de Fiume, l'Espagne même jusqu'à l'Èbre. Dans tous ses droits, dans toutes ses possessions, l'Empereur d'Allemagne se sent menacé et il s'apprête à combattre l'usurpateur. Sans doute, il sait ce qu'il en coûte ; il sait quel dévorateur d'armées est ce Bonaparte et, avant de risquer la partie, il veut s'être assuré les chances, avoir recruté des auxiliaires, calculé les époques de mobilisation, rempli ses coffres. Si la persévérance est la vertu principale du cabinet de Vienne, la circonspection entre dans ses procédés et, avant d'accéder à l'alliance conclue contre la France le Il avril 1805 entre la Russie et la Grande-Bretagne, ce ne sera pas trop de quatre mois de négociations.

Napoléon ne saurait douter de la tournure que les choses prendront un jour ou l'autre, mais ce n'est pas là ce qui le ramène d'un trait de Turin à Paris (19-22 messidor-8-11 juillet). En même temps qu'il suivait en Italie, le formidable projet de restaurer l'Empire, il a continué à préparer jusque dans les moindres détails la descente en Angleterre. Une fois les moyens assemblés pour l'instruction, le transport, l'action immédiate des troupes, il est arrivé aux combinaisons qui doivent rendre possible la traversée de la Manche. Lançant alors ses flottes à travers les Océans, combinant ses opérations non plus sur le terrain d'un royaume ou d'un empire, mais sur l'immensité des espaces, sur les mers tout entières ; élevant d'un bond le train ordinaire et banal de la stratégie maritime, restée jusqu'à lui, redevenue après lui enfantine et barbare, à des conceptions qui passent en profondeur, défient en hardiesse tout ce que lui-même a tenté dans la guerre terrestre, il attend, à jour fixe, l'événement décisif qui doit changer la face du monde. Ce secret, il l'a porté seul, au milieu des fêtes d'Italie, parmi les cérémonies grandioses, les revues d'apparat, les divertissements pompeux ; il l'a enfermé dans sa poitrine, sans que, sur son visage, nul ne pût même voir l'ombre de son rêve. L'heure qu'il a marquée approche ; encore un peu de temps et l'Angleterre lui sera livrée.

Il revient, franchissant en quatre-vingts heures la distance de Turin à Fontainebleau ; là les nouvelles le calment net et, alors, sans rien laisser deviner des motifs qui si rapidement l'ont fait courir, il s'occupe à quantité de détails, de minuties, de règlements, fait des visites aux siens, s'emploie à leur plaire, à rendre leur vie plus agréable et plus somptueuse, comme si, aux choses de famille, il cherchait une distraction à l'activité brûlante de sa pensée.

De Saint-Cloud où il arrive le 29 messidor (18 juillet), un de ses premiers soins est de venir voir Madame Mère. Avant son départ, dans la chaleur de la réconciliation, il a laissé dire qu'elle irait occuper aux Tuileries l'appartement où le Pape avait été logé. En attendant, Madame étant malade et ayant besoin de l'air de la campagne, il a mis à sa disposition, au Grand Trianon, l'aile dite du Dauphin. Selon son habitude de précision, il s'est fait remettre le devis de réparations et d'ameublement, et pour les étudier à loisir, il les a emportés en voyage : en les renvoyant de Fontainebleau à l'Intendant général, il a fixé le chiffre de la dépense et détaillé, pièce par pièce, l'appartement qu'il destinait à sa mère. Vers le milieu de floréal (commencement de mai), celle-ci est venue le visiter et n'a rien trouvé de son goût. L'exposition est mauvaise, les chambres basses, petites, en trop petit nombre ; tout est mal, et le palais dont se sont accommodés Louis XIV et Louis XV, ne suffit à Madame Lætitia que si elle l'occupe en entier. On lui fait observer, avec la plus respectueuse déférence, qu'on l'a trompée sur l'orientation ; on l'assure que si les locaux n'ont point encore l'apparence d'être libres, c'est à cause du nombre d'ouvriers qui y sont employés ; on prend l'engagement que tout sera prêt à la fin du mois ; mais, quant à des échanges ou des agrandissements, l'on ne peut qu'attendre de nouveaux ordres de l'Empereur, les premiers étant formels. L'Empereur, à qui l'on en réfère, répond qu'il s'est réservé, pour l'habiter lui-même, la partie du palais qui n'a point été réparée ni meublée pour Madame, et il offre, au cas où sa mère aurait besoin de quelques lits de plus pour les personnes de sa suite, de faire disposer des chambres dans le bâtiment construit sous Louis XV. Puis cela traine, Madame ne se décide pas à l'instant ; il y a des correspondances, fort lentes comme de juste, et l'Empereur qui, le premier feu passé, aperçoit les inconvénients d'une cohabitation et se soucie peu de les subir, trouve plus simple que sa mère ait son chez elle, et que lui-même reste chez lui. Cela est vite décidé : de Bologne, le 3 messidor (24 juin), il écrit à sa mère : Madame, j'ai acheté pour vous le château de Pont. Envoyez votre intendant le voir et en prendre possession. Mon intention est d'accorder 60.000 francs pour le meubler. Vous avez là une des plus belles campagnes de France où, je crois, vous avez été il y a dix ans. C'est beaucoup plus beau que Brienne. Je désire que vous voyiez, dans ce que j'ai fait, une nouvelle preuve de mon désir de vous être agréable.

Ç'a été en effet un des plus beaux bastiments de France, ce château de Pont, construit en 1630, par Le Muet, pour le surintendant des Finances Bouthillier de Chavigny ; plus d'un siècle, il est resté dans la famille ; en 1773, il a été, par le cinquième descendant du surintendant, vendu à ce Rohan, alors archevêque de Bordeaux, à présent premier aumônier de l'Impératrice ; M. de Rohan ne l'a gardé que deux années et l'a revendu au prince Xavier de Saxe, frère de la Dauphine, celui qui, depuis son mariage morganatique, a été connu en France sous le nom de comte de Lusace. A la Révolution, comme bien d'émigré, la terre a été morcelée en cent dix-huit lots ; le château avec le parc attenant, clos de murs, de cinquante-deux hectares, a été adjugé, le 29 pluviôse an VII, moyennant 4.444.000 livres assignats, valant en numéraire 66.000 francs, à un citoyen Benoît Gouly, se qualifiant propriétaire à Paris, mais qui semble bien le même que B. Gouly, représentant du peuple, député de l'Ile-de-France, qui fut de la Convention et des Anciens, et joua un certain rôle dans la réaction thermidorienne. Gouly s'empressa, selon l'usage, de raser les futaies du parc — de jouer du hautbois, comme on disait — pour payer sa propriété, n'y parvint qu'à grand'peine, car, à deux reprises, par deux arrêtés qu'il eut le crédit de faire rapporter, sa déchéance fut prononcée, et il s'empressa pour revendre dès qu'il en eut occasion. Bonne affaire au reste, car l'Empereur lui paye 214.000 francs ce qu'il a eu pour 66.000 et qu'il a payé avec les bois. Le château n'a pas été touché et subsiste en sa magnificence ancienne, tel qu'il a été gravé par Marot un siècle auparavant, mais il n'y a plus pour la promenade qu'une seule avenue au milieu des terres défrichées et dénudées, et, de l'immense château vide, tous les meubles ont été enlevés. C'est là surtout ce qui inquiète Madame. Elle venait d'être souffrante au point que sa faiblesse ne lui permit point d'écrire elle-même pour remercier son fils du présent et surtout des formes obligeantes qui l'accompagnaient, mais son état de santé ne l'empêcha pas d'ajouter qu'elle n'hésiterait pas à aller habiter cette propriété si cela était possible, et qu'elle espérait que la somme destinée aux réparations et à l'ameublement serait suffisante. Il paraît que, au premier coup, elle ne se trouva point telle et que Madame sut le faire valoir ; car, à son retour, l'Empereur, aux 60.000 francs promis, en ajouta cent mille autres, sans parler de treize pièces de tapisserie des Gobelins qui valaient bien plus. Ainsi lestée, les travaux en train et même un contrôleur des jardins et bâtiments de Son Altesse Impériale, M. de Landresse, officiellement nommé, Madame vint solennellement prendre possession de son château le 7 fructidor (25 août) au milieu de l'enthousiasme des populations. Gardes d'honneur à cheval, illuminations, danses, feux de joie, il n'y manqua rien de ce que sont accoutumés de voir les princes, rien non plus des sentiments qu'on dissimule à leur passage. Elle ne vit rien de ceux-ci, comme de juste, et se déclara fort satisfaite de son très heureux voyage.

 

Si Madame avait été malade durant que l'Empereur était en Italie, son indisposition, bien qu'annoncée par les journaux, n'avait rien eu de grave. Les soins de Corvisart et de ses autres médecins avaient promptement écarté les symptômes alarmants, mais il n'en était pas ainsi de Paulette. Toute la famille était inquiète de son état. Sa santé est évidemment délabrée, écrivait Joseph. Il parait qu'elle a la poitrine attaquée. Comme à elle aussi, on avait ordonné la campagne, elle était venue, le 25 prairial (14 juin), en l'absence de l'Empereur, s'installer à Saint-Cloud dans les appartements du rez-de-chaussée ; mais, presque tout de suite, elle avait trouvé l'air trop vif et les dispositions incommodes, et elle s'était fait porter au Petit Trianon qu'on avait, tant bien que mal, meublé en toute hâte et que les travaux exécutés depuis le commencement de l'année avaient, par bonheur, rendu habitable. Là bien que Joseph déclare qu'elle est fort bonne et fort patiente en ses souffrances, elle passe son temps à s'irriter contre ses gens et à rédiger sur leur service presque autant de règlements que son grand frère fait de décrets. Elle a, lorsqu'elle s'ennuie, et c'est le cas, car elle est prodigieusement lasse de Borghèse, un esprit singulièrement méticuleux. Aussi l'emploie-t-elle à disserter et à raffiner sur les fonctions de son peuple : intendant, contrôleur, premier valet de chambre, premier valet de pied, garçon d'appartement, valets de chambre, valets de pied, linger, femmes de chambre, nègres, chacun à sa pancarte où son devoir est tracé en articles, extraits des arrêtés faits, rédigés et signés de la main de la princesse Paulette, laquelle a une volonté très ferme, mais mobile. Nulle des règles de l'étiquette la plus raffinée n'est omise sur ces pancartes et pourtant cela sert assez peu lorsque, le 2 thermidor (21 juillet), au moment où la Maison dîne dans l'antichambre et où la princesse, se disant indisposée, fait de même en son appartement, on aperçoit dans l'avenue quelques chasseur de la Garde arrivant au galop. C'est l'Empereur ! Les dames s'enfuient pour faire toilette ; on enlève rapidement le couvert et les tables ; mais, dans la précipitation, on oublie un huilier sur une console, Point d'ordre ici, l'argenterie traîne, dit l'Empereur en traversant au pas relevé. On croit qu'il veut entrer chez la princesse ; on ouvre les portes, mais déjà il est dans le parterre des Orangers se dirigeant vers le Grand-Trianon. Joséphine et le service, égrenés, suivent à la galope.

Il revient, mais, cette fois, la princesse est prévenu et guette le retour. Son intendant est à la porte du petit salon, pour en ouvrir les battants ; car, par une combinaison de Paulette, toujours en terreur des courants d'air qu'elle cherche en promenant des bougies le long des joints, la porte qui, de la salle manger, donne accès directement dans le grand salon est condamnée par des tapis bien cloués, de sort que, dans le grand salon, on ne plus pénétrer que par une porte dérobée du petit salon. Tout se passe bien d'abord. L'Empereur, toujours de même allure, va à la porte qu'il voit ouverte. Qui êtes-vous ?L'intendant général, Sire. — C'est un Italien que ton intendant, dit-il à Paulette qui néglige de relever le propos. Il entre dans le petit salon, s'assied, s'installe, se met à causer avec sa sœur.

Quelques instants après, débouche l'Impératrice hors d'haleine, suivie de sa cour qui s'éponge Sachant l'Empereur en conférence avec Paulette, Joséphine, entrée dans la salle à manger, veut gagner le grand salon, mais elle se heurte à la porte condamnée ; on veut arracher les tapis, elle le défend, et, n'en pouvant plus de sa course, s'assied sur la première chaise venue, une chaise de paille. L'Empereur sort du petit salon, voit ce spectacle : l'Impératrice assise, dans une salle à manger, sur une escabelle d'antichambre ! Grande colère — il appelle l'intendant et comme il suit son idée que c'est un Italien, il lui jette un paquet de phrases irritées où l'autre n'entend rien et répond seulement à tout hasard qu'il n'a pas d'ordres à donner dans une maison impériale.

Vous n'êtes donc pas Italien ?

Non, Sire !

Eh bien, vous êtes un imbécile.

Et il repart, du même pas, suivi de Joséphine et de la cour.

Napoléon n'est pas content et il passe sa colère sur qui se rencontre ; mais Paulette a obtenu ce qu'elle désire : que l'Empereur la débarrasse de son Borghèse dont elle est lasse, dont elle est excédée, dont elle est malade. Ses moyens de joli homme ont cessé de plaire et celui auquel est remis le soin de rendre heureuse la veuve d'un brave et la sœur d'un héros va apprendre à ses dépens que les agréments d'une telle mission se trouvent compensés par les déboires qu'elle amène. Par une lettre qui porte la date du 1er thermidor, mais qui pour les besoins de la cause pourrait bien être antidatée d'un jour, l'Empereur annonce à Bessières qu'il a nommé M. Borghèse chef d'escadron à la suite des Grenadiers à cheval. Recommandez-le au major qui reste, ajoute-t-il, afin qu'on lui apprenne les détails et les manœuvres du corps et que, dans quelques mois, il puisse commander un régiment. Le surlendemain, 4, nouvelle lettre à Bessières : Vous donnerez l'ordre au prince Borghèse, chef d'escadron des Grenadiers à cheval de ma Garde, de se rendre à Boulogne. Il doit envoyer dès demain ses chevaux à l'armée. Pour encourager cette vocation militaire que Borghèse n'avait point soupçonnée jusque-là l'Empereur qui, le 21 pluviôse (10 février), lui a conféré le Grand aigle de la Légion, lui attribue, le 5 thermidor, l'une des Toisons que le roi d'Espagne lui a envoyées. Sans doute, il sera agréable au nouveau chef d'escadron d'étrenner sur son uniforme ses décoration somptueuses, mais comme il préférerait rester à Paris !

Enchantée de la visite impériale qui a fait un autre heureux — Trepsat, l'architecte du Palais, gratifié de 8.000 francs par l'Empereur — Paulette, tout de suite, s'en porte mieux, de mieux en mieux. Le temps seul la contrarie. Il est, écrit-elle, d'une variété qui impatienterait un saint. Pourtant, elle ne le commande pas. Elle se met à donner des petites fêtes, même des bals caractérisés ; elle se promène aux environs, elle donne à sa société l'agrément de grandes eaux jouant pour elle seule et égayées d'une musique militaire. Trianon la ravit et sans éprouver même la tentation d'aller à quelques eaux, elle passe toute la saison.

Avec Caroline, l'Empereur est aux petits soins. Durant son voyage en Italie, il a assez vivement repris Murat sur ce qu'il a, comme gouverneur de Paris, passé une revue au Carrousel et qu'il y a, de son chef, appelé des bataillons de la Garde : grave faute, car le Carrousel est réservé aux parades de l'Empereur et le commandement de la Garde est complètement indépendant de celui de Paris. Plus tard, il a l'idée de le faire venir à Milan, peut-être pour le faire vice-roi, mais il se ravise devant les avis qu'il a reçus et la formelle opposition qu'il a rencontrée. Par suite, Caroline qui, elle aussi, avait pensé faire le voyage, a été refusée, mais avec quelles gentilles paroles : Donnez-moi des nouvelles de Mme Murat, écrit-il, qu'elle se ménage et ne sorte pas de trop bonne heure. J'approuve qu'elle ne vienne pas à Milan et c'est surtout des ménagements qu'il faut après des couches. Pour ses relevailles, elle a pourtant donné de beaux bals à Neuilly, tandis que, mêlant le sacré au profane, Murat, marguillier d'honneur à Notre-Dame de Lorette, y rendait le pain bénit, escorté du plus brillant des états-majors, aux sons d'une musique militaire, et, sous un dais, au banc-d'œuvre, recevait, avec une gravité majestueuse, l'encens du diacre et les louanges du curé.

Au retour de l'Empereur, Caroline, accorte et toute en grâces, plus fraiche encore et plus jolie, demande à lui donner à diner en sa maison de campagne, presque entièrement rebâtie, constamment agrandie par elle, le château doublé de deux ailes, le parc augmenté, dans ces années, de quatorze achats de terres, chacun de 50 à 70.000 francs. Le jour est pris et cela fait même nouvelle dans les journaux ; mais, en ce moment, Napoléon a d'autres choses à penser et ne bouge point de chez lui : c'est donc Caroline qui vient aux diners de famille, aux cercles et aux spectacles de Saint-Cloud ; elle voit les Templiers, Tartufe, le Mariage secret et le ballet de la Rosière ; elle manque nulle occasion, ne quitte point le palais et, à Boulogne même, sous prétexte d'accompagner son mari, elle ira bientôt retrouver son frère.

C'est au reste, à Boulogne comme un rendez-vous de famille, car, outre Borghèse, grenadier malgré lui, Joseph et Louis sont à l'armée.

Au moment du départ de Napoléon pour l'Italie, Joseph était en telle disgrâce que son nom — le nom l'héritier du Trône, — ne fut pas prononcé une seule fois dans l'ordre de service que l'Empereur donna pendant son absence. Tout le travail devait passer l'Archichancelier pour le civil et le Grand amiral pour le militaire, et le Grand électeur n'y avait nulle part. Soit qu'il prétendit se plaindre, soit que, sentant l'échec, il voulût le réparer, Joseph se rendit à Fontainebleau pour prendre congé et il y eut une sorte réconciliation. Dans une longue conversation, l'Empereur revint sur les reproches qu'il avait adressés à son frère et se plaignit encore du peu de part qu'il prenait aux affaires et de son opposition au système. Il l'engagea à se rendre à son régiment et apprendre son métier. Joseph vint donc à Boulogne, mais comme il n'avait nul goût pour le militaire et que, à Paris ou aux environs, il se sentait mal à l'aise à cause de la nullité politique où il était tenu, il saisit le prétexte de la convocation du collège électoral de la Dyle dont, en sa qualité de grand-électeur, il était président à vie, pour voyager, en grande pompe, par la Belgique et prendre possession de sa sénatorerie. Après six jours passés au camp d'Outreau, il partit pour Bruxelles où il fut accueilli comme de raison, par les plus vives acclamations et, après avoir rempli fort élégamment son métier de prince, il visita Anvers, Gand et Bruges avant de rentrer par Dunkerque à Outreau. De chaque ville, il adressait maintenant à l'Empereur des rapports fort déférents, où il se conformait strictement au protocole et mandait tout ce qu'il apprenait d'important. Mais, partout aussi, il se faisait ou se laissait recevoir en prince héritier, accueillait les hommages, passait des revues, exigeait tous les honneurs : Il y tenait si fort que, parce que, à son retour au camp, on ne lui avait pas rendu exactement ce qu'indiquait le décret de Messidor, il en fit l'objet d'une lettre singulièrement vive contre le ministre de la Guerre. Peut-être eût-il mieux fait de ne pas se plaindre, car Napoléon, lorsqu'il venait au camp, n'exigeait point pour lui-même le quart de ce qu'il eût fallu faire à chaque arrivée et chaque départ du colonel du 4e de ligne, et c'était bien le colonel qui était en cause non le Grand-électeur. L'Empereur avait un autre grief, et c'étaient justement les parades, les revues passées par un grand officier civil, qui n'avait nulle mimer de lui : revue à Bruxelles, revue à Anvers, revue Dunkerque, revue à Ambleteuse, et, dans chaque ville, l'argent donné aux soldats, deux francs à chaque homme de la garde d'honneur, un franc à chaque soldat de la garnison, et, dans les camps, des déjeuners offerts à tous les officiers supérieurs, à tous les capitaines de grenadiers. De là une lettre sévère à laquelle, en dépit de tous les rapports, Joseph répondit qu'il s'était permis seulement de faire donner quelques gratifications à des musiques des corps qui étaient venues jouer pour lui et aux détachements qui l'avaient escorté.

Au camp, Joseph continua les mêmes fantaisies prenant en toute circonstance la place du général er chef, passant les revues à son côté, mais en telle façon que c'était à lui seul qu'allaient les honneurs ; hébergeant les officiers, se rendant populaire dans le : bas grades et formant dans les hauts des liaisons ; il écoutait les plaintes des mécontents et, s'il ne les encourageait point ouvertement, au moins s'apitoyait-il. C'était toucher au vif Napoléon qui, déjà trois mois auparavant, avait reproché à son frère qu'il dépensât cent mille écus par mois pour donner à dîner. Cela devait amener et amena en effet un orage.

Faites connaître à Soult, écrit l'Empereur à Berthier le 30 floréal (20 mai), mon mécontentement de ce que à différentes revues, à son camp, le prince Joseph a paru autrement que comme colonel ; que rien, dans une armée, ne peut éclipser le commandant en chef ; que le prince pouvait passer la revue de son régiment comme il le voulait ; mais, le jour d'une revue, s'il y avait un déjeuner à donner, c'était au général et non au prince ; cela tient de trop près au service. Le principe général est qu'à la revue le prince n'est que colonel. Le prince ne peut quitter Boulogne sans l'ordre du général. Vous écrirez à Joseph qu'instruit que, rendu au camp, il l'a quitté sans consentement, je ne puis que lui en témoigner mon mécontentement ; que la discipline militaire est une et entière ; que celui qui commande est tout ; que mon intention est qu'il se rende à son régiment et y remplisse, dans toute la force du terme, son devoir de colonel. Faites-lui sentir qu'il se tromperait étrangement s'il croyait avoir encore les qualités nécessaires pour mener son régiment.

Mais Joseph est reparti : après dix jours au camp et encore des revues, le voici de nouveau, le 21 (11 mai), sans plus de congé que la première fois, en route pour une grande tournée dans le nord : Saint-Omer, Arras. Douai, Lille, Bruxelles, Liège, Cologne, Coblentz, Mayence, puis Strasbourg, toutes les places d'Alsace, et partout visite aux établissements publics, réception par les maréchaux et les généraux commandants, inspection en train de prince, avec des généraux chambellans simulant à miracle les aides de camp, deux voitures de suite, les courriers en livrée commandant en maîtres au nom de l'Altesse impériale. Après Strasbourg et l'Alsace, Nancy et la Lorraine. Le 13 prairial (2 juin), il arrive à Nancy, retrouve sa femme qui vient de Plombières où elle a pris le eaux ; le 14, il inspecte et fait manœuvrer le bataillon de dépôt du 4e de ligne — son régiment — et, ce devoir accompli, après une abondante distribution d'argent à la garnison (3 francs à chaque sous-officier, 1 franc à chaque soldat), il rentre le 11 (6 juin) à Mortefontaine où sans élever le moindre doute sur la correction de son attitude militaire il attend avec impatience, au milieu de sa famille, les ordres d l'Empereur.

Il y a de quoi déconcerter : est-ce inconscience ou mépris de la discipline, ignorance ou dédain des règlements, ferme propos de ne point s'y soumettre et d'agir en colonel propriétaire — comme jadis Mon sieur aux Carabiniers — ou simplement impossibilité de se plier à des obligations qui ennuient et lassent ? L'Empereur a le choix entre les mobiles, mais les résultats étant donnés il lui faut opter entre ces deux partis : ou sévir, casser Joseph de son grade et le traiter en officier déserteur, ou le laisser, comme un prince, prendre ses aises à la campagne. C'est là qu'il s'arrête. Toutefois, à son retour d'Italie, il a encore, à Fontainebleau, une nouvelle explication avec son frère accouru dès qu'il a su son arrivée. Joseph allègue que si l'Empereur a trouvé mauvais que, à Boulogne, il tint état de prince, à lui, il était impossible de tenir état de simple colonel ; il manifeste humblement le vœu d'accompagner l'Empereur au camp lorsqu'il s'y rendra, et Napoléon veut bien ne pas repousser. Ainsi sa conduite n'inspirera plus de critiques ni de soupçons, et l'armée, en le voyant reparaître avec l'Empereur, prendra l'idée que ces allées et venues étaient concertées, que l'accord n'a cessé de régner entre les deux frères et qu'il convient de s'attacher à celui qui nourrit si copieusement, donne des dîners si magnifiques, se montre si gracieux lorsqu'il s'entretient avec les officiers et les soldats et se rend l'intermédiaire par qui tous les avancements se font.

 

Louis aussi est à l'armée, mais non à Boulogne. Au départ de l'Empereur, il est venu faire des remèdes à Saint-Leu, car son état a empiré ; il a en partie perdu l'usage des doigts de la main droite, ce qu'il n'a pas manqué d'attribuer au froid, aux rhumatismes et aux fatigues de toutes les cérémonies. Là pour le soutien de sa dignité de connétable, il a imaginé qu'une garde lui était nécessaire — Joseph comme grand électeur ayant au Luxembourg les Vétérans de la Garde nationale devenus Garde du Sénat — et il l'a prise dans la Garde impériale. L'Empereur lui en a fait une vive semonce, disant que, si c'était pour la sûreté, quelques hommes de la gendarmerie feraient bien mieux le service ; mécontent d'ailleurs de ce que Louis ne s'est point montré disposé à accepter le Gouvernement général des départements au delà des Alpes, il lui a ordonné d'aller prendre, à Lille, le commandement de la réserve de l'armée d'Angleterre, composée des deux régiments de Carabiniers dont il est colonel général et de deux divisions d'infanterie. Pour cette fois, Louis n'a pas été tenté de désobéir : le voisinage des boues de Saint-Amand dont il n'a pas encore fait l'expérience et dont il a l'idée d'user, puisque deux mois auparavant il a envoyé deux médecins en faire l'analyse, lui rend admissible le service qu'on attend de lui. C'est donc à Saint-Amand qu'il est venu établir son quartier général et il a emmené son fils aîné et sa femme. Celle-ci qui a mené, à Saint-Leu, la vie la plus solitaire et la plus craintive, ayant pour uniques distractions les leçons de musique de Plantade et les soins méticuleux qu'elle prenait de ses enfants, a accepté sans déplaisir ce voyage, si triste que fût le lieu et bien qu'elle fût obligée de laisser à Saint-Leu son second fils.

Dès son arrivée à Fontainebleau, l'Empereur a envoyé chercher cet enfant, autant pour son plaisir à lui-même que pour la consolation de Joséphine fort attristée d'avoir laissé Eugène si loin et peut-être pour toujours. Il a senti, écrit Joséphine à sa fille, que j'avais besoin de voir un second toi-même, un petit être charmant créé par toi. Et comme elle est la maman gâteau et qu'elle sait la fermeté des principes d'Hortense en matière d'éducation, elle se hâte d'ajouter : Il se porte à merveille ; il est très gai ; il ne mange que la soupe que lui donne sa nourrice ; il ne vient jamais lorsque nous sommes à table. L'Empereur le caresse beaucoup. N'est-ce pas là l'apologie de toutes les mères-grands ?

L'époque que Napoléon a fixée pour la concentration des flottes dispersées sur les Océans approche. Il part pour Boulogne le même jour où Joséphine, fatiguée du long et rapide voyage d'Italie, part pour Plombières (14 thermidor-2 août.)

Il est à ce moment dans une disposition douce et très tendre, comme il lui arrive souvent à la veille des suprêmes périls, lorsque son cerveau est le plus tendu par les combinaisons politiques et militaires. Il a, davantage alors, besoin d'affections, de gentillesses, d'entours féminins. Le délassement qu'il en éprouve lui est utile et salutaire. Et ce n'est pas tant des caresses physiques qu'il veut — bien que la belle Génoise présentée par Murat trouve alors son emploi — que des espèces de caresses morales. C'est l'occasion attendue où son cœur adouci a des expansions pareilles à celles de jadis. N'est-ce pas du ton des lettres de la campagne d'Italie, cette lettre à Joséphine[1] ? J'ai voulu savoir comment on se portait à la Martinique. Je n'ai pas souvent de vos nouvelles. Vous oubliez vos amis. Ce n'est pas bien. Je ne savais pas que les eaux de Plombières eussent la vertu du fleuve Léthé. Il me semble que c'est en buvant ces eaux de Plombières que vous disiez : Ah ! [Bonaparte], si je meurs qui est-ce qui l'aimera. Il y a bien loin de cela, n'est-ce pas ? Tout finit : la beauté, l'esprit, le sentiment, le soleil (?) même ; mais ce qui n'aura jamais de terme, c'est le bien que je veux, le bonheur d'en jouir et la bonté de ma Joséphine. Je ne serai pas plus tendre, fi ! vous en faites des risées. Adieu, mon amie, j'ai fait hier attaquer la croisière anglaise, tout a bien été.

Si loin est Joséphine, et il lui faut des femmes qu'il aime pour lui tenir société. Il a Caroline, installée avec Murat dans une maison de campagne de la vallée de la Liane, mais ce n'est pas assez : il veut Hortense et surtout son fils. Il invite donc Louis à le rejoindre, mais Louis tout occupé de sa cure, des bains froids qu'il a dû prendre d'abord, des boues qui le tracassent et le fatiguent, sans qu'il perde courage, ne veut point interrompre les eaux, et, plutôt que de se déranger, préfère encore envoyer pour huit jours sa femme et son fils. C'est ce que Napoléon désire, et désormais, chaque soir, il a ces deux femmes à sa table. Dans la journée, ce sont déjeuners dans les camps, manœuvres, petites guerres où, une fois, l'Empereur, Hortense et le petit Napoléon se trouvent entre les deux feux : Comme nous l'avions suivi, a-t-elle dit, il fallut y rester ; mon fils n'eut pas la moindre frayeur, ce qui fit grand plaisir à son oncle. Ce sont des revues où l'Empereur parcourt les rangs, tenant, dans ses bras, ce petit enfant qui sourit. et, de sa voix grêle, crie aux hommes : Vive Nonon le soldat !

Et c'est le temps où il attend Villeneuve, où il guette la jonction des flottes, c'est le temps (21 thermidor-9 août) où il apprend le combat du Ferrol ; c'est le temps (25 thermidor-i3 août, le jour même de la lettre à Joséphine) où il apprend que Villeneuve va se laisser bloquer au Ferrol, faire manquer la combinaison, où impérieusement il lui ordonne de sortir et de combattre ; c'est le temps (toujours le même jour, 23 thermidor) où tout craque avec l'Autriche, où il dicte la grande lettre à Talleyrand, le programme le plus étonnant de sa politique, où, de fait, il lance, lui, son ultimatum.

 

Joseph a profité de ces heures de confidence nécessaire, où sous peine de faire éclater le cerveau, l'esprit doit s'épancher. Il a entendu l'exposé du grand projet déjà réalisé dans l'imagination de Napoléon qui le saisit si fortement qu'il ne doute point de le remplir. S'il lui faut renoncer à l'Angleterre, si l'imbécillité de Villeneuve le condamne à remettre la conquête au temps où les jeunes officiers de vaisseau — Jérôme peut-être — auront acquis assez de métier pour diriger une grande flotte sans qu'ils aient perdu l'esprit de décision et la volonté d'aventure par qui, avant trente ans, on risque tout pour vaincre ; alors, avant la Noël, il n'y aura plus de Habsbourg à Vienne, il n'y aura plus de Bourbons à Naples ; Venise sera rentrée à l'Italie ; les Deux-Siciles seront à donner. Une Bavière agrandie, reliée à l'Empire par une étroite alliance, reliée à l'Empereur même par un mariage dont Napoléon a jeté la première idée plus d'un an auparavant (le 23 messidor an XII-12 juillet 1804), recevra le prix de cette fidélité deux fuis séculaire qui, jusqu'ici, n'a valu à la maison de Wittelsbach que des revers glorieux et un empire éphémère. La Bavière fermera le Danube à l'Autriche et lui barrera le Rhin. Si l'électeur de Wurtemberg ne veut point devenir un allié fidèle et soumis, son remplaçant est tout trouvé : c'est le prince électoral auquel l'Empereur vient, sur sa cassette, de prêter 450.000 francs. Pour l'électeur de Bade, on l'a dans la main ; il l'a prouvé lors de l'enlèvement du duc d'Enghien ; le landgrave de Hesse-Darmstadt est de même, mais on s'en inquiète peu. Ainsi, tout le sud de l'Allemagne est acquis. Pour le nord, il consent à le laisser sous l'influence et dans le rayon d'action de la Prusse, à qui il abandonnera même le Hanovre pourvu qu'il y ait une alliance décidée. En Hollande, la République doit disparaître comme elle a fait en Italie, mais le système qui a créé la République batave doit subsister ; un vice-roi napoléonien ira prendre la place du Grand pensionnaire.

Ainsi c'est un remaniement général de l'Europe, et Joseph peut en profiter pour trouver une place ; mais c'est, semble-t-il, la dernière occasion, et, s'il la laisse échapper, sa situation en France ne sera pas moins compromise. Aussi se prête-t-il aux confidences et si, dès lors, il ne reçoit pas l'assurance formelle que le royaume des Deux-Siciles lui est destiné, du moins est-il assez eu courant des desseins de son frère pour savoir que ce royaume va devenir disponible et pour comprendre qu'il faudra qu'il l'accepte.

Que va-t-il devenir durant la campagne ? Colonel d'hier, n'ayant eu, malgré sa légère blessure de ses états de service, nulle occasion de faire ses preuves de bravoure, laissera-t-il son régiment aller au feu sans vouloir le commander ? Napoléon eût voulu montrer un peu son frère aux boulets, mais il était grave de risquer en même temps l'Empereur et son héritier présomptif. C'était, sans doute possible, le sentiment de Joseph. Napoléon n'était-il pas comme tout homme, comme tout soldat, à la merci d'un accident et cet accident n'était-il pas prévu, escompté, en dehors de certains Français, par tous les étrangers, ceux qui lui faisaient la guerre et ceux qui lui paraissaient alliés et même amis ? Etait-ce sans avoir abordé cette hypothèse, sans avoir reçu des indications, et échangé des vues, que le marquis de Lucchesini, ministre de Prusse, écrivait à sa cour : Les amis de l'ordre et des idées sages... croiraient trouver le complément des bienfaits de la Providence si la mort de Napoléon pouvait mettre le prince Joseph à sa place. Le cas avait donc été envisagé et, s'il se produisait, il n'était point indifférent que Joseph fût à Paris.

 Selon l'ordre de service que donne l'Empereur le 1er vendémiaire an XIV (23 septembre 1805), Joseph doit partir pour l'armée. L'Archichancelier est désigné pour remplir toutes les fonctions du Grand électeur, présider le Conseil d'État, centraliser le travail des ministres et pourvoir à l'administration courante. Joseph — les journaux l'annoncent — est attendu à Strasbourg. Dans cette journée du 1er, changement à vue ; nouvel ordre de service : le Grand électeur est, saut pour la présidence du Conseil d'État, substitué à l'Archichancelier en tout ce qui est de représentation. Outre ses fonctions sénatoriales, il a mandat de réunir les ministres, le mercredi de chaque semaine, en son palais du Luxembourg, et il pourra adresser à l'Empereur toutes les observations qu'il jugera convenable. La direction générale n'en est pas moins laissée à Cambacérès, l'Empereur se réservant d'ailleurs de décider sur toutes les affaires qui, dans l'ordre normal du gouvernement et de l'administration, auraient besoin de sa signature.

L'apparence est gardée et Joseph reçoit ainsi une sorte d'emploi qui semble motiver son séjour, au poste où les événements l'ont placé, mais, si l'on entre dans le détail des fonctions, peut-on voir dans celles dévolues à Joseph une marque d'entière confiance ? Il aura la fumée de cette espèce de régence que l'Empereur établit en son absence ; Cambacérès en aura la réalité. L'Archichancelier, craignant, dit-on, que Joseph ne fût blessé de la nullité de son rôle, en fit l'observation à Napoléon, mais celui-ci l'interrompit brusquement en lui disant que, pour ménager les vanités, il ne voulait pas se priver des lumières les plus précieuses pour lui. Il consentait à ce que son frère ne le suivît point, mais quant à lui abandonner une part de son pouvoir, il n'avait garde.

Avec Louis, il en va tout autrement et il en résulte un contraste singulièrement instructif. Dès le 2 fructidor (31 août), Louis a reçu sa nomination au gouvernement de Paris. Je tremble doublement, écrit-il à Lavallette, 1° de ne pouvoir refuser, 2° que je ne sois pas fait pour cette place et surtout que ma mauvaise santé et l'hiver ne m'empêchent de la bien remplir et ne compromettent, le service de l'Empereur. Que penses-lu de cela, mon cher ami, donne-moi le conseil que ton amitié et ton dévouement pour l'Empereur te dicteront en conscience. Puis-je accepter dans l'état où je suis, que l'hiver peut empirer ? Cependant, être nul quand tout nous indique la guerre et l'activité la plus utile ! Que faire ! Que je serais heureux si je me portais bien ! J'écris à Sa Majesté qu'elle décide de moi, que je ne sais qu'obéir, que Corvisart sait l'état où je suis et que, du reste, la santé et les lumières à part, je me sens le courage de remplir une place où il ne faudra que du courage, du zèle et de la bonne volonté. C'est bien plus et mieux encore que le commandement de Paris : Le connétable, est-il dit dans l'ordre général de service, commandera sous nos ordres notre garde impériale, notre garde nationale de Paris et celle des villes et départements de la première division militaire. Il commandera également la Garde municipale et toutes les troupes qui se trouveront dans l'étendue de cette division... Il assistera à toutes les séances du conseil... Il nous adressera tous les jours un rapport sur la partie que nous lui avons confiée. Ainsi, la force militaire aux mains de Louis, la force civile aux mains de Cambacérès ; néanmoins, soit que Joseph ne veuille pas voir, soit que les apparences lui suffisent et que les 300.000 francs dont son frère le gratifie le 1er vendémiaire (23 septembre) lui fassent prendre patience soit que, ayant atteint son but principal : rester Paris, il ne veuille pas gâter la situation par de prétentions nouvelles, il parait satisfait ; toutefois, il obtient que Napoléon justifie officiellement sa présence et, par un message au Sénat (8 vendémiaire 30 septembre), lui en délègue la présidence. J'ai été fort aise, écrit l'Empereur, de trouver l'occasion de donner à ce prince une preuve de mon estime pour ses talents et de ma confiance illimitée dans son attachement à ma personne... J'ai pensé ainsi que le besoin de la Patrie exigeait que, pendant que je serais sur les frontières, le Grand électeur restât au milieu de vous. Tout s'arrange donc au gré de Joseph. Dans son palais, meublé tout à neuf aux dépens de l'Empereur, il voit beaucoup de monde, il se rend presque toujours accessible, il reçoit et communique les nouvelles ; partout, il a la première place ; il tient cercle au Luxembourg, donne des concerts et des ballets ; toute la cour impériale s'y presse, tous les ambassadeurs y vont et chacun se loue de l'accueil du prince, de la politesse bienveillante de la princesse. Seul, Joseph est en vue ; l'absence de l'Impératrice qui est à Strasbourg lui attire tous les honneurs ; il est vrai que, à Strasbourg, les courriers s'arrêtent, qu'il en vient parfois, à la société habituelle de Joséphine, des avis qui ne passent point par lui ; cela seul lui gâte sa quasi-souveraineté. Aussi, à chaque occasion, dans ses dépêches quotidiennes à l'Empereur, glisse-t-il une insinuation contre Strasbourg, c'est-à-dire contre Joséphine. Le faux bruit est-il répandu d'une grande victoire ? Les nouvelles exagérées sont venues de Strasbourg, écrit-il. Une lettre de l'Empereur, au sujet des drapeaux pris sur l'ennemi et donnés à la Ville, a-t-elle été directement adressée de Strasbourg au préfet de la Seine ? J'ai le droit de m'en plaindre, dit-il. J'ai tout lieu de croire, écrit-il un autre jour, que les dépêches de Votre Majesté sont retenues à Strasbourg, et encore : J'ai su par des lettres particulières transmises par le télégraphe, par une lettre particulière que Sa Majesté l'Impératrice a bien voulu m'écrire, le succès prodigieux des armes de Votre Majesté. La lutte engagée depuis 1796 continue sans que l'une des parties au moins désarme un instant devant les triomphes ni devant les revers.

Hormis la représentation, le rôle de Joseph est d'ailleurs assez nul. La crise financière et commerciale que traverse Paris a sans doute des causes apparentes et en partie sérieuses, mais, par la spéculation d'une part, par une sorte de conspiration de l'autre, elle se trouve aggravée au point de mettre l'Empire et la France en péril. C'est l'occasion cherchée et trouvée par les royalistes rentrés, les Anglais et les financiers à leurs gages. A des aveux échappés, à des confidences surprises, nul doute : ce n'est point ici une simple intrigue des gens d'argent jouant à la baisse, avec leur habituel patriotisme, sur la défaite possible de leur nation ; c'est une formidable machine de guerre, préparée par l'Angleterre et ses alliés, pour faire sauter la Banque de France, ruiner le crédit national, arrêter Napoléon en pleine marche sur Vienne. Cette crise est la première manifestation d'une politique nouvelle, d'un système de guerre financier où les banquiers cosmopolites, conscients ou non, exécutent à l'intérieur les ordres de l'ennemi et, à brassées d'écus, tuent les soldats par derrière. Pour la résoudre, la parole est à l'Empereur seul ; c'est à coup de victoires qu'il défend la Banque, qu'il sauve le crédit, qu'il terrasse les gens d'argent. Quelque mesure qu'on prenne à Paris, on ne gagnerait rien si, chaque jour, n'arrivait de Bavière et d'Autriche, un courrier de victoire. C'est la façon dont Napoléon joue à la bourse. Joseph, quoiqu'il ait eu jadis d'intimes liaisons avec divers financiers — et d'autres plus intimes encore avec les femmes de certains ne saurait être rendu responsable des mesures, sa doute mal conçues, qui furent délibérées par ministres et décidées simplement sous sa présidera,

Sur d'autres points, sa conduite est plus critiquable. Duroc, envoyé à Berlin, n'y a point obtenu les résultats qu'espérait Napoléon. Le passage du corps d'armée de Bernadotte à travers le margraviat d'Anspach a donné prétexte aux inimitiés anciennes de la plupart des gens de la cour pour se déchaîner contre la France. La visite de l'empereur de Russie, ses galanteries près de la reine Louise partie en guet d'ailleurs depuis la mort du duc d'Enghien ; les rancunes excitées chez le roi et les intrigues suscitées dans son cabinet particulier, les inquiétudes que donne à la Prusse l'étroitesse des alliances contractées avec la France par les Allemands du sud, tout présage une guerre prochaine. Joseph le sait, et pourtant, c'est le ministre de Prusse qu'il prend pour confident ; c'est à lui qu'il dévoile les projets de son frère ; c'est devant lui qu'il les critique. Est-ce indiscrétion ? Convient-il d'accuser d'un si grave défaut le négociateur de Lunéville et d'Amiens ? Est-ce propos délibéré et dessein médité pour se ménager la puissance avec laquelle il est à penser que l'Empereur va entrer en guerre ? En tout cas, le marquis de Lucchesini, après avoir rapporté nombre de conversations qu'il eues a avec un personnage autorisé qu'il n'a point nommé, ajoute dans une dépêche ultra secrète : La personne avec laquelle j'ai eu l'entretien rapporté dans ma dépêche d'aujourd'hui est le prince Joseph Bonaparte. Ami de la paix, connaissant à fond le besoin qu'en a la France, mais courbé tout le premier sous le joug de fer avec lequel Napoléon contient et comprime plus qu'il ne règne et gouverne l'Empire ; mais, craignant la fougue et le despotisme de ce frère, l'ivresse de ses succès, les conseils ambitieux de son beau-frère Murat qui veut sortir de cette guerre souverain d'un nouvel Etat ; mais, redoutant les insinuations incendiaires des généraux qui l'entourent et pour qui la guerre est une source de richesses et d'honneurs, le prince Joseph m'a paru fort inquiet sur l'issue de la négociation du comte de Haugwitz.

Cette intrigue qui aurait pu avoir des conséquences n'est pas, semble-t-il, poussée plus avant ; la bataille d'Austerlitz la dénoue comme elle dénoue la négociation du comte de Haugwitz. D'ailleurs, au même moment, arrive à Paris la nouvelle du débarquement à Naples d'un corps d'armée anglo-russe. Coïncidant avec les victoires de l'Empereur en Moravie cette démonstration qu'a provoquée la reine des Deux-Siciles et à laquelle elle s'est jointe ardemment ne peut avoir pour effet que de précipiter la déchéance des Bourbons, et Joseph est au courant des intentions de l'Empereur. Dès Boulogne, il en a eu la confidence et son attention, depuis lors, est éveillée de ce côté. C'est un pis-aller sans doute, mais supportable. La guerre n'ayant point réalisé une hypothèse qui eût été préférable, il n'y a plus lieu, pour le moment, dl porter ailleurs ses rêves. Joseph coupe donc l'intimité avec Lucchesini ; il met dans sa plus grande confiance le marquis de Gallo, ministre de Naples, toujours prêt à trahir ses maîtres du jour pourvu que ceux du lendemain le conservent en faveur, et il dispose toute chose comme s'il était déjà assuré de son trône.

Par le trente-septième bulletin, Napoléon, le 5 nivôse (25 décembre), notifie à l'Europe sa décision : Le général Saint-Cyr marche à grandes journée : sur Naples pour punir la trahison de la reine et précipiter du trône cette femme criminelle qui, avec tant d'impudeur, a violé tout ce qui est sacré parmi les hommes. On a voulu intercéder pour elle auprès dl l'Empereur, il a répondu : Les hostilités dussent-elles recommencer et la nation subir une guerre de trente ans, une si atroce perfidie ne peut être pardonnée. La reine de Naples a cessé de régner : ce dernier crime a rempli sa destinée ; qu'elle aille à Londres augmenter le nombre des intrigants et former un comité d'encre sympathique avec Drake, Spencer, Smith, Taylor, Wickham ; elle pourra y appeler, si elle le juge convenable, le baron d'Armfeld, MM. de Fersen, d'Antraigues et le moine Morus.

Huit jours plus tard, le 10 nivôse (31 décembre), il écrit à Joseph : Mon intention est de m'emparer du royaume de Naples. Le maréchal Masséna et le général Saint-Cyr sont en marche avec deux corps d'armée sur ce royaume. Je vous ai nommé mon lieutenant commandant en chef l'armée de Naples. Partez quarante heures après la réception de cette lettre pour vous rendre à Rome et que votre première dépêche m'apprenne que vous en avez chassé une cour perfide et rangé cette portion de l'Italie sous nos lois.

Courrier par courrier, le 7 janvier 1806, — car il faut sept jours à l'estafette — Joseph répond : J'ai reçu la lettre de Votre Majesté du 10 nivôse. Je la remercie de la confiance qu'elle me témoigne ; je partirai sous quarante-huit heures. Nulle discussion, nulle explication, un vague remerciement comme de quelque chose de convenu et d'arrêté, voilà de la part de Joseph, et, de la part de Napoléon, pas d'hésitation sur les intentions d'un frère qui ne l'a point accoutumé à tant d'obéissance qu'il ne doive avoir des doutes sur l'exécution de ses ordres : rien qu'une énonciation de titre et le règlement de menus détails : Vous prendrez l'uniforme de général de division. Le titre de mon lieutenant vous donne le commandement sur les maréchaux. Votre commandement ne s'étend pas au delà de l'armée et du territoire de Naples. C'est tout : quant à la capacité militaire de Joseph, l'Empereur a bien quelques scrupules, mais, dit-il, avec les généraux que vous avez et les instructions que je donnerai, vous ferez ce que j'aurais pu faire.

Avant la campagne, dans la conversation où a été finalement réglé l'ordre de service, Joseph s'est donc arrangé avec son frère. L'entretien n'a pas été poussé au point qu'il ait dû officiellement se prononcer : en son for intérieur, il s'est déterminé ; il a compris qu'il n'avait rien à gagner à une plus longue résistance, que si, à défaut de la Lombardie, il obtenait Naples sans renoncer à l'hérédité impériale, ce ne serait point un établissement à dédaigner. Mais il n'a point instruit son frère de sa pensée et ne lui a donné que des assurances générales. Napoléon ne l'a point poussé, mis au pied du mur. Pour lui, l'engager est tout. Dépaysé, mis hors de ses habitudes et de ses coteries, Joseph prendra le goût de l'exercice du pouvoir, en touchera les avantages et, à distance, sentant mieux les vraies proportions de son frère à lui, deviendra pour le système un auxiliaire précieux au lieu de demeurer un centre de ralliement pour les opposants. Mais, exiger une solution avant le temps où elle sera nécessaire, à quoi bon ? On reste dans les termes vagues, sans se compromettre de part ni d'autre. Et ce n'est pas une nuance indifférente des caractères, la diplomatie dont usent les deux frères, le secret qu'ils gardent, les façons détournées qu'emploie Napoléon pour réaliser un dessein que Joseph connaît certainement et sur lequel il a soin de se taire au point de laisser son frère incertain s'il acceptera de le remplir.

 

Joseph, bien que l'Empereur en remerciement de tout ce qu'il a fait pendant le temps qu'il est resté à Paris, lui promette, comme gage de satisfaction, son portrait sur une tabatière, ne semble pas avoir gardé de grandes illusions sur le rôle qu'il a joué. Il sait que quoiqu'il pensât, décidât, exécutât, c'était de Moravie seulement que viendrait la perte ou le salut.

Au contraire, Louis, à l'en croire, a tout fait : Durant cette campagne jusqu'à la fin de 4805, écrit-il lui-même, Louis mit un zèle et une activité inimaginables dans son commandement à Paris. Avec peu ou presque point de troupes, il maintint l'ordre, malgré les embarras des finances, les intrigues et l'agitation extrême de tous les partis et des rassemblements prodigieux de l'immense population de Paris qui se multipliaient et grossissaient chaque nuit par la pénurie des finances, l'attente des événements et peut-être les projets secrets des factieux. Malgré tous ces obstacles, non seulement, il fit face à tout, mais il envoya journellement des renforts à la Grande armée. Il correspondait souvent avec son frère, assistait au conseil des ministres et veillait sur les côtes de l'Ouest, Brest, Anvers et la Hollande.

Au moins, il se rend justice. Sauf quelques revues qu'on le voit passer, on ne se douterait pourtant pas de son inimaginable activité. Il ne se trouve aucune lettre que l'Empereur lui ait adressée durant le premier mois de l'an XIV et aucun des rapports qu'il a dû faire n'a été retrouvé. Il est certain pourtant qu'il entretenait une correspondance avec le quartier impérial et que, en dehors de ses pouvoirs ostensibles de commandant de la première division militaire, il avait reçu des instructions particulières pour le cas d'un malheur à l'armée, d'une descente des Anglais ou d'une attaque des Prussiens. Celte dernière hypothèse devenant vraisemblable vers le milieu de brumaire, l'Empereur, par décret rendu à Lintz le 17 (8 novembre), ordonna la formation d'une armée du Nord, composée de six divisions et placée sous les ordres du connétable de l'Empire.

Il envoya en toute hâte un courrier à Louis, en le priant de faire l'impossible pour organiser cette armée, afin de protéger le nord de la France, les chantiers d'Anvers et la Hollande. Malgré la difficulté de la chose qui parut impossible aux ministres de l'Empereur, à force de soins, de zèle et d'activité, Louis parvint à former son armée, et, un mois après la date du décret de son frère, jour pour jour, il lui écrivit de Nimègue qu'il se trouvait en position avec son armée attendant ses ordres. Voilà ce qu'écrit Louis, et peut-être ce qu'il croit vrai.

En réalité, l'Empereur, comme il l'écrit à Lefebvre le 24 brumaire (13 novembre) a pourvu à tout ce qui était nécessaire ; il a désigné chacune des unités devant composer chacune des divisions ; il a mis à la tête des quatre premières deux soldats émérites Michaud et Colaud, il a laissé le choix des deux autres divisionnaires aux maréchaux Kellermann et Lefebvre, commandant les corps de réserve formés à Mayence et à Strasbourg, et c'est à ceux-ci qu'est revenue la besogne à faire sur les indications fournies par César Berthier qui, destiné aux fonctions de chef d'état-major, s'est, sous prétexte d'une tournée d'inspection, rendu à Nimègue plusieurs jours avant que le décret ne fût lancé.

L'invasion prussienne était le prétexte ; l'occupation définitive de la République batave par un corps français est le but. Le soin qu'on a pris d'embrigader, sous les ordres de Michaud, les troupes bataves avec les troupes françaises et l'état des cantonnements assignés à l'armée le démontrent amplement.

Louis, qui sans doute n'est point dans le secret, a cru sincèrement à la menace prussienne et, au lieu de se conformer aux ordres de son frère, il a fait feu des quatre membres, a expédié sur la frontière du Nord, en grande hâle, tout ce qui se trouvait de troupes à Paris, en Normandie et en Bretagne ; puis, très fier de sa prouesse, il est parti pour son armée. Il est arrivé le 13 frimaire (4 décembre) à Anvers, a passé en revue, le lendemain, les troupes du général Colaud ; puis s'est rendu à Berg-op-Zoom ; de là à Nimègue et à Lent, où il y a ou une conférence avec le ministre de France et les ministres bataves pour la Guerre et la Marine. Il est revenu à Nimègue, y a fait un court séjour, est passé, vers le 26 frimaire (17 décembre) dans le pays de Clèves, et de là est retourné enfin à Nimègue où il s'est établi.

A l'en croire, cette opération eut une grande influence sur les négociations au quartier général de France entre celle-ci et la Prusse, prête à déclarer la guerre. Elle ne le fit pas, ajoute-t-il, et l'Empereur apprit par le comte d'Haugwitz, ministre de Prusse, que l'Armée du Nord se trouvait sur les frontières de duché de Berg, appartenant à ce royaume, tandis que l'Empereur doutait encore de la possibilité de le former. La première demande d'Haugwitz fut l'ordre à cette armée de s'arrêter.

Tout cela s'est passé dans son imagination ; de bonne foi, il a pu croire qu'il a joué un rôle ; phénomène que son état mental expliquerait, mais il est tellement à double fonds qu'une autre hypothèse est admissible. En se présentant ainsi comme le sauveur de l'Empire, n'a-t-il pas suivi un double but d'abord dissimuler l'espèce de panique à la suite de laquelle, malgré les observations très précises de Joseph, il a démuni Paris de sa garnison entière, ce qui lui a valu de Napoléon une réprimande sévère ; ensuite, couvrir son infraction aux ordres successifs que l'Empereur lui a adressés par Berthier ?

La bataille d'Austerlitz qui a déterminé M. de Haugwitz à changer d'adresse le compliment dont il était porteur, a été livrée le 11 frimaire (2 décembre) ; c'est le 13 (4) que Louis est arrivé à Anvers ; mais ce n'est que le 26 (17) qu'il s'est trouvé à Clèves. Or, le 19 (10), on a reçu à Paris la nouvelle de la victoire ; le 21 (12), le colonel Lebrun en a apporté tous les détails. Par la ligne télégraphique du Nord, Louis a été informé au plus tard le 20 (11), et il sait dès lors qu'il n'a plus rien à craindre ; d'ailleurs, le bruit qu'il a si légèrement accueilli le 14 (5) du passage du Weser par les Prussiens, bruit sur lequel il a appelé à lui toutes les troupes de Paris, du camp d'Évreux et même du camp de Poitiers, est faux et il ne peut pas l'ignorer. Donc, six jours avant qu'il fût rendu à Clèves, son rôle de sauveur était terminé, sans qu'il eût eu à en réciter une ligne ; mais un autre rôle lui était assigné et c'est peur se disculper de l'avoir refusé, puis accepté, qu'il fausse les dates et dissimule les faits.

De Brünn, le 19 frimaire (10 décembre) l'Empereur lui a ordonné de faire partir les deux divisions du général Colaud, d'Anvers pour Amsterdam, où elles seront ainsi que le 20e Chasseurs venu de Clèves, soldées et nourries aux dépens de la République batave. Louis a reçu cette dépêche au plus tard le 28 frimaire (19 décembre), alors qu'il était dans le pays de Clèves. Le 9 nivôse (30 décembre), il a reçu de Berthier cette lettre écrite de Schœnbrunn, le 30 frimaire (21 décembre) : L'Empereur me charge de vous faire connaître que vous ne devez pas avoir de grandes inquiétudes sur le Nord.

Sa Majesté ordonne que vous fassiez retourner à Paris tous les détachements de sa garde que vous avez fait partir pour la Hollande.

L'Empereur pense arriver d'un moment à l'autre ; d'ailleurs, son intention est que sa garde ne donne jamais en détail.

Comme je l'ai mandé à Votre Altesse, l'Empereur s'est arrangé avec la Prusse, ce qui change beaucoup les affaires du Nord.

Sa Majesté ordonne, mon Prince, que vous restiez en Hollande, que vous y fassiez bien cantonner votre armée, que vous la teniez sur un pied respectable. La Hollande doit fournir la solde et toutes les dépenses de l'Armée du Nord ; elle doit acheter et fournir tous les chevaux d'artillerie et de charrois et, par ces rapports, Votre Altesse n'a rien à tirer de France, l'Armée du Nord ne devant rien coûter à l'Empereur...

Rien de plus net : l'Empereur entend que l'Armée du Nord occupant la République batave, Louis, qui conserve le commandement en chef, devienne, par une pente insensible, le gouverneur, puis le roi de la Hollande. Louis a en mains depuis quinze jours la dépêche du 19 frimaire, il a en mains depuis sept jours la dépêche du 30 frimaire, lorsque, le 6 janvier 1806, il reçoit communication de la paix de Presbourg. Or, le 8, sans tenir le moindre compte des ordres de l'Empereur, il part de Nimègue pour Utrecht et Amsterdam, laissant le commandement de l'armée au général Colaud. D'Amsterdam, où il s'arrête quarante-huit  heures, il vient le 13 à La Haye où il prend congé du Pensionnaire, et, le même jour, à minuit, il s'embarque sur un yacht de l'État pour gagner Rotterdam, d'où il revient en droiture à Paris.

C'est seulement à Carlsruhe, le 21 janvier, que Napoléon apprend cette formelle désobéissance à ses ordres. On me dit, écrit-il à Cambacérès, que le prince Louis a donné l'ordre de dissoudre l'Armée du Nord. Je ne sais où il a pris cela. Le lendemain, nouveau sujet d'étonnement. C'est Louis qui le reçoit à Strasbourg. Louis, en effet, a jugé opportun de venir au-devant de son frère afin de conjurer l'orage, et il a des façons de s'expliquer qu'il faut retenir. L'Empereur le gronda, écrit-il, sur sa précipitation à renvoyer les troupes à Paris comme sur son prompt départ de la Hollande. Pourquoi l'avez-vous quittée, lui dit-il ? un vous y voyait avec plaisir, il fallait y rester. — La paix une fois conclue, répondit celui-ci, j'ai tâché de réparer la faute que vous m'aviez reprochée dans vos lettres en renvoyant à leur poste les troupes que j'en avais fait sortir pour former l'Armée du Nord. Quant à moi, à qui vous avez laissé le commandement de la Capitale en votre absence, mon devoir était de m'y trouver à votre retour, si je n'avais cru mieux faire en venant à votre rencontre. Je conviens, ajouta-t-il, que les bruits qui circulaient en Hollande sur moi et sur le changement de gouvernement dans ce pays ont hâté mon départ. Ces bruits ne sont pas agréables à cette nation libre et estimable et ne me plaisent pas davantage.

Ces paroles, si elles ont été réellement prononcées, — c'est Louis qui les rapporte — n'étaient point pour atténuer les griefs de toute sorte que Napoléon avait réunis contre son frère — d'ordre politique, militaire et familial. — Toutefois il n'engagea point la bataille et ne se lança dans aucun reproche. Sauf la Hollande, le reste était du passé et il était préférable de n'en pas parler ; face à face, Louis ne lui résisterait pas longtemps sur le seul point qui, à présent, l'intéressât, parce que, seul, il tenait aux desseins d'avenir. Sans colère, mais avec une froide raideur, il permit à Louis de le suivre.

 

Si, momentanément, la Hollande échappait à son système, Napoléon avait au moins réalisé dans l'Allemagne du sud les projets qu'il exposait à Pont de Brique. Il avait d'abord entraîné Bade, le Wurtemberg et la Bavière dans sa lutte contre la maison de Lorraine, il avait ainsi attaché à la fortune de la France des princes dont la puissance individuelle pouvait être médiocre, mais dont la force collective n'était point à dédaigner ; il les avait compromis d'une façon qu'on pouvait croire définitive vis-à-vis de leur ancien suzerain ; puis, il avait introduit, dans ses alliances avec ces trois cours, un lien essentiel, le seul qui comptât à ses yeux, le lien de famille. L'union qu'il avait établie par l'influence de sa politique, affermie par la puissance de ses armes, consolidée par ses bienfaits, il croyait la rendre indissoluble et définitive en jetant de son sang dans les dynasties allemandes, grandies par lui jusqu'à la royauté.

De son sang est beaucoup dire, car, dans sa propre famille, les sujets manquaient pour cette sorte de conscription matrimoniale. Il n'avait à présenter que Jérôme, et Jérôme, quoique ci-devant marié et déjà père de famille, pouvait-il être garanti comme époux ? Etait-on bien assuré d'abord qu'il eût renoncé à Mlle Patterson, qu'il ne se tint point engagé vis-à-vis d'elle ? Puis, quelle était sa position au regard des lois civiles et religieuses ? E tait-il marié, ne l'avait-il jamais été, comme le soutenait Napoléon, ou était-il à démarier ? Au civil, on pouvait discuter : Cambacérès, juriste, soutenait qu'il y avait eu mariage et que la justice devait intervenir pour prévenir les effets qu'on ne manquerait pas d'en tirer. Je ne puis être de votre opinion, avait répondu l'Empereur. Si Jérôme s'était marié en France, devant des officiers d'état civil, il faudrait un jugement pour l'annuler. Marié à l'étranger, son contrat n'étant inscrit sur aucun registre, mineur, sans aucune publication de bans, il n'y a pas plus de mariage qu'entre deux amants qui se marient dans un jardin, sur l'autel de l'amour, en face de la lune et des étoiles. Ils se disent mariés, mais l'amour fini, ils s'aperçoivent qu'ils ne le sont pas. Pour l'Empereur, il suffit que l'acte du mariage n'ait été inscrit ni transcrit sur aucun des registres français destinés à recueillir et à constater l'état civil des citoyens ; par ses décrets, il y a paré : point d'acte, point de mariage. A-t-il ainsi prétendu éviter le scandale, ou cru rendre plus douteuse encore la filiation de l'enfant de M Patterson ? En tout cas, il a refusé que la cause fût portée devant un tribunal ; il s'est contenté d'affirmer, par les actes les plus solennels, sa volonté de chef de famille et de souverain ; il s'est imaginé que ce serait assez pour qu'elle fût à jamais respectée par ceux qui, héritiers de son nom, recevraient le bénéfice de sa gloire et en emprunteraient leurs droits. Sans doute il s'est trompé. Ce n'est pas de son vivant seulement qu'il a trouvé, dans sa propre famille, l'oubli de ses doctrines, le mépris de ses décisions et la révolte contre ses ordres.

Il a donc refusé de faire rompre par un tribunal civil ce mariage qui, civilement, n'existe pas, mais il ne peut nier qu'il ait été contracté une sorte de lien religieux, bien fragile à coup sûr et qui par l'énoncé seul de l'acte qui le constate est frappé de nullité[2] ; mais, enfin, cela vaut comme un mariage de conscience et doit être brisé de même : simple affaire de forme. A Paris, Napoléon en a parlé au Pape incidemment, avec une négligence affectée et il se flatte de n'éprouver aucune difficulté. Toutefois, bien qu'il croie Pie VII convaincu par les arguments qu'il a développés devant lui, quoiqu'il estime le fait acquis (lettre à Cambacérès du 23 floréal an XIII-13 mai 1805) une parole dite en conversation ne suffit point et le 4 prairial (24 mai), au milieu de diverses affaires, il glisse sa demande. J'ai parlé plusieurs fois à Votre Sainteté, écrit-il, d'un jeune frère de dix-neuf ans que j'ai envoyé sur une frégate en Amérique et qui, après un mois de séjour, s'est marié à Baltimore, quoique mineur, avec une protestante, fille d'un négociant des Etats-Unis. Il vient de rentrer ; il sent toute sa faute. J'ai renvoyé sa soi-disant femme en Amérique. Selon nos lois, le mariage est nul. Un prêtre espagnol a assez oublié ses devoirs pour lui donner sa bénédiction. Je désirerais une bulle de Votre Sainteté qui annulât ce mariage.

J'envoie à Votre Sainteté plusieurs mémoires dont un du cardinal Caselli dont Votre Sainteté recevra beaucoup de lumières. Il me serait facile de le faire casser à Paris, l'Église gallicane reconnaissant ces mariages nuls ; il me paraîtrait mieux que ce fût à Rome, ne fût-ce que pour l'exemple des membres des maisons souveraines qui contracteront un mariage avec une protestante. Que Votre Sainteté veuille bien faire cela sans bruit ; ce ne sera que lorsque je saurai qu'elle veut le faire que je ferai la cassation civile.

Il est important pour la France même qu'il n'y ait pas auprès de moi une fille protestante ; il est dangereux qu'un mineur de dix-neuf ans, enfant distingué, soit exposé à une séduction pareille contre les lois civiles et toute espèce de circonstances.

Tout dans cette lettre est maladroit et hors de propos. Napoléon a trop le ton du commandement pour prendre celui de la sollicitation. Il est si habitué à être obéi en tout ce qu'il ordonne, qu'il ne peut se prêter à soumettre ses actes à un jugement étranger. Les arguments qu'il invoque ne sont pas soutenables. Les assertions qu'il émet sont la plupart controuvées. Les menaces dont il les accompagne sont inutiles. II semble, en cette lettre, aller tout au rebours de la requête qu'il présente, il ne parlerait pas autrement s'il avait le dessein médité de la faire rejeter et, en vérité, il compte trop sur la terreur qu'il inspire, sur le prestige ou la séduction qu'il exerce. Le Pape ne doit pas, ne peut pas résister ; il le lui signifie, lui notifiant en même temps le jugement à rendre et les considérants à alléguer.

Certes, pour invalider un tel mariage les arguments ne manquent pas ; les motifs d'annulation ou de dispense se rencontrent à chaque mot ; rien n'est régulier ni correct ; les énonciations sont à dessein incomplètes ou fausses ; nulle des règles obligatoires n'a été suivie et il suffirait d'un peu de complaisance pour que, à Rome, on en fût certain.

Mais, justement, Pie VII ne croit avoir aucune raison de se rendre agréable. Son voyage à Paris ne lui a rapporté ni la restitution des Légations, ni l'abolition des Articles organiques, rien que de vains honneurs et d'inutiles présents. Le moment n'est-il pas venu de prouver à l'Empereur que, en regard de sa puissance, il en est une, indépendante et autonome, que nul, si grand qu'il soit, ne peut ni braver ni contraindre et devant qui tout conquérant s'arrête. Pie VII d'ailleurs, comme moine et comme casuiste, peut éprouver des scrupules que l'autorité du cardinal Caselli, si bizarrement invoquée, n'est pas plus pour ébranler que les exemples tirés de l'Eglise gallicane, On peut admettre qu'il est de bonne foi, qu'il ne mêle même pas les querelles du Temporel avec le Spirituel lorsque, après un mois de réflexion, il répond que, pour quantité de raisons qu'il expose il lui a été impossible, parmi les motifs qui lui ont été proposés ou ceux qu'il a pu imaginer lui-même, d'en découvrir un seul qui lui permette, ainsi que le désire l'Empereur, de déclarer la nullité dudit mariage.

Napoléon ne pardonna point au Pape cette décision qu'il crut inspirée par le dépit alors qu'elle l'était peut-être par la conscience. Il ne voyait — ou prétendait ne voir — qu'une question politique là où le Pape trouvait un point de doctrine ; se tenant supérieur aux instances et aux procédures, il n'admettait point qu'il pût être obligé pour l'un des siens de fournir des arguments ou même des prétextes. Sa parole suffisait et son ordre. Le refus qui lui fut opposé le blessa comme une révolte. Dès lors, il tint le Pape suspect, sinon déjà ennemi. En plusieurs lettres, il fait allusion à la protection accordée par Pie VII au protestantisme ; on le sent frémissant, méditant des revanches ; toutefois, malgré sa menace de recourir à l'Eglise gallicane, il lui faut pour le moment subir l'échec et longer la corde. Il ne peut introduire devant l'officialité de Paris une demande en nullité sans l'aveu de Jérôme, et Jérôme, s'il se soumet à vivre loin de Mue Patterson, s'il se résigne à reprendre le service de mer, n'en continue pas moins à correspondre avec sa chère Elise.

Napoléon l'a retrouvé à Gênes, à son retour de Milan, le 12 messidor an XII (1er juillet 1805) et il l'a chargé d'aller avec sa division, composée de trois frégates et de deux bricks, retirer tous les esclaves génois, italiens et français détenus dans les bagnes d'Alger. La démarche n'a point de périls et on donnera tout l'éclat d'un triomphe, elle attachera les Liguriens à la France et mettra Jérôme en vue.

Le projet est bien conçu, mais les moyens d'exécution sont des plus médiocres. L'armement des navires se fait lentement et le jeune commandant ne le presse point, car il use sans discrétion des plaisirs de Gènes, s'y est lié surtout d'intimité avec une famille Laflèche, où il a rencontré les plus agréables complaisances.

Ce n'est qu'un mois après le passage de l'Empereur, le 19 thermidor (7 août) qu'il se décide à appareiller. Un coup de vent le force à relâcher à Toulon où il reste jusqu'au 26 (14), non sans faire quelque bruit et prendre des gaîtés qui n'ont de rapport ni avec le régime des vents, ni avec l'opération secrète qu'il annonce d'ailleurs à tous ses correspondants.

Il repart enfin, arrive le 30 (18) devant Alger où M. Dubois-Thainville, consul général de France, a, moyennant 450.000 francs dont on n'eut garde de parler, donné forme et conclusion à l'affaire et, le 2 fructidor (20 août), il remet à la voile, emmenant 231 esclaves que le Dey a fait délivrer. Onze jours après (13 fructidor-31 août), il entre en rade de Gènes et, après une quarantaine de quatorze jours, débarque en vainqueur. Rien ne manque. Il y a canon, pavois, arcs de triomphe, Te Deum, banquet et bal chez l'Architrésorier faisant fonctions de gouverneur général et, pour conclure, illumination générale. Decrès lui écrit une lettre où l'on lit cette phrase : Toute l'Europe a les yeux sur vous et particulièrement la France et la marine de Sa Majesté. (24 fructidor-11 septembre.)

Le 1er vendémiaire an XIV (23 septembre), l'Empereur forme, sous le contre-amiral Willaumez, une escadre de 6 vaisseaux et 2 frégates qu'il destine à attaquer le commerce de l'ennemi sur tous les points. Cette escadre, qui devra tenir la mer pendant quatorze mois au moins, visitera d'abord le Cap de Bonne-Espérance ; en mars 1806, elle croisera autour de Sainte-Hélène ; elle remontera à la Martinique, ravagera les petites Antilles anglaises, gagnera Terre-Neuve, y détruira la pêche, la poursuivra au nord de l'Islande, sur les côtes du Spitzberg et du Groenland et interrompra la navigation entre l'Angleterre et l'Amérique. C'est un brûlot de 450 canons lancé sur le commerce britannique : partout où Willaumez pourra l'atteindre, aux Indes ou au Brésil, qu'il aille, il a carte blanche et l'Empereur résume ainsi la philosophie de la croisière : L'art consiste surtout à savoir faire la guerre aux dépens de l'ennemi et à prolonger l'activité de l'escadre en remplaçant ses consommations par ses prises.

Jérôme, quoique toujours capitaine de frégate, destiné à commander dans cette escadre un vaisseau de 74 canons : le Vétéran. Seulement il n'a aucune envie de partir. A peine l'Empereur en Allemagne annonce à Joseph sa prochaine venue à Paris (11 vendémiaire-3 octobre). Le lendemain, il apparaît en personne. Il sort de chez moi, écrit Joseph à Napoléon, et il part pour se rendre auprès de vous. Son désir est de servir sous vos yeux et, dans tous les cas d'exécuter vos ordres. Je crois que, près de vous, il sera très bon ; loin, il est possible qu'il se laisse plus aller aux passions de son âge et aux mouvements de sa position. Grâce à Decrès, qui se flatte d'avoir acquis quelque influence sur son esprit, probablement en faisant miroiter à ses yeux la dignité de grand amiral, Jérôme, qui s'en tient déjà revêtu — qu'on voie sa lettre à Mlle Patterson du 16 octobre — renonce au voyage en Allemagne. C'est une victoire que Joseph annonce et, autre victoire, Jérôme consent à partir pour la destination qui lui a été transmise le ministre. Mais il ne part pas ; il est encore Paris le 7 brumaire (29 octobre) ; le surlendemain, sans faute, il ira prendre congé de sa mère, et, dans la semaine, gagnera Brest. Il est plein d'ardeur et de bonne volonté ; seulement, il n'a pas d'argent. C'est 40.000 francs, si l'on veut qu'il parte. Or, outre sa pension annuelle de 150.000 francs, il a reçu de l'Empereur 100.000 francs le 5 thermidor (24 juillet) et 91.000 francs le 30 fructidor (17 septembre). Joseph avance les 40.000 francs. Jérôme s'en va à Pont, y passe deux jours, revient à Paris. Pressé par Decrès de rejoindre son poste, il s'y détermine enfin le 27 brumaire (18 novembre) ; mais, cette fois, c'est 60.000 francs qu'il demande. Joseph les emprunte, les paie et les réclame ensuite à l'Empereur. Celui-ci montre les dents : Je ne veux rien donner à Jérôme au delà de sa pension, écrit-il, de Schœnbrunn le 22 frimaire (13 décembre). Elle lui est plus que suffisante et plus considérable que celle d'aucun prince de l'Europe. Mon intention bien positive est de le laisser emprisonner pour dettes si cette pension ne lui suffit pas... Il est inconcevable ce que me coûte ce jeune homme pour ne me donner que des désagréments et n'être bon à rien à mon système. Ce qui a contribué à mettre Napoléon de méchante humeur, ç'a été l'éclatante réception que Jérôme a acceptée à Brest : on ne s'y est point contenté de lui faire, suivant le terme consacré, un accueil distingué. On a déployé toutes les pompes officielles ; il y a eu harangues des autorités civiles et militaires, titre de prince, traitement d'Altesse impériale ; peu s'en est fallu qu'on ne saluât du canon. Cela a retenti dans toute l'Europe. Or, dès le 11 brumaire (2 décembre), l'Empereur avait pris la précaution d'écrire lui-même à Decrès : J'imagine que M. Jérôme est parti. Je vous rends responsable de la conduite qu'on tiendra avec lui. Il faut qu'il soit maintenu rigoureusement dans son grade. J'espère que vous aurez écrit qu'il ne lui soit rendu aucun honneur à Brest ; il ne lui est rien dû. De plus, il a fait adresser par Decrès à Willaumez une instruction précise et détaillée sur la façon dont Jérôme être traité : L'Empereur, a dit Decrès, ne vous pardonnerait pas, et pesez bien cette expression, aucun acte d'adulation envers son frère ; et c'est par commandement exprès que je vous donne cette information... L'Empereur m'ordonne de vous signifier qu'il annoterait d'expressions humiliantes dans les papiers publics ceux qui se donneraient envers M. Jérôme le ton de l'adulation et je vous transmets par son ordre exprès cette disposition de Sa Majesté.

Il y avait bien d'autres recommandations dans ces instructions. Jérôme devait faire rigoureusement son service, rester exactement, militairement et moralement, subordonné à l'amiral, vivre et coucher uniquement à bord, faire du métier, en faire à force, durant toute cette longue croisière dont on ne lui révèlerait ni le but ni le secret. Je lui ai dit, écrit Decrès à Willaumez : Vous ne pouvez occuper la place à laquelle vous êtes destiné qu'en remplissant les vues de l'Empereur ; car vous n'avez vous-même aucun droit à cette place et vous ne pouvez l'obtenir que de la bienveillance du maître. Or, l'Empereur y a mis cette condition que le rang que vous devez ambitionner serait acheté par vos services. Un dévouement de quelques mois passés à la mer vous donnera les droits que Sa Majesté exige.

Ces discours, ces ordres, ces prescriptions minutieuses, la défense absolue faite à Willaumez de communiquer sur ses instructions avec quelque personne et pour quelque prétexte que ce puisse être, tout doit rester inutile. Dans l'escadre, comme à Brest, à Paris, à Toulon, partout, l'on sent trop que, quelque chose qu'il fasse, le capitaine de frégate Jérôme Bonaparte va devenir un des maîtres, que son service militaire n'est qu'une comédie et que l'on gagnera bien plus à le flatter qu'à le censurer. L'escadre, c'est Jérôme qui la commande. Il écrit, de Nantes à Mlle Patterson, le 21 novembre : Je suis arrivé en cette ville, me rendant à Brest, prendre le commandement d'une escadre ; je monterai le Vétéran de quatre-vingts canons. J'espère réussir dans mon expédition. Le titre d'Altesse impériale, la dignité de prince français, Jérôme dès ce moment se les donne. Quand tu m'écris, dit-il à Mlle Patterson, il faut envoyer tes lettres aux correspondants de ton père et leur dire de ne pas me les envoyer par la poste, mais d'écrire à M. Duchambon, intendant de Son Altesse Impériale le Prince Jérôme, en son hôtel, rue Cerutti, à Paris. Donc, personne ne se risque à le contredire, pas même Joseph. Quand, à Joseph, Napoléon écrit le 10 nivôse (31 décembre) : J'ai demandé une princesse pour Jérôme. Comme vous l'avez vu le dernier, faites-moi connaître si je puis compter que ce jeune homme fera ce que je voudrai, Joseph répond : Il m'a paru être dans les dispositions de faire tout ce qui pourra vous être agréable ; il me l'a dit souvent. Cependant, je n'ose rien prendre sur moi, de crainte d'induire involontairement en erreur Votre Majesté. Il n'a pas tort. Jérôme à la vérité ne fait plus scandale comme à son premier séjour ; il dîne, il joue à la bouillotte, et, à une soirée que lui donne Tousey, le commissaire de la Marine, il ne parle, en dehors des cartes, qu'à deux dames, ce qui est comme on pense très remarqué par contre, il montre à qui veut le portrait de sa femme et en toute occasion vante les hommes constants. Il ne paraît guère se préparer pour la princesse qu'on lui destine, mais l'Empereur voit de loin : Jérôme vient de mettre à la voile le 22 frimaire (13 décembre) pour une croisière qui, selon les instructions données doit se prolonger quatorze mois au moins, c'est-à dire jusqu'en mars 1807. Durant ce temps, sans parler des risques de guerre et des accidents de mer, il faut que Jérôme oublie son premier mariage, qu'il consente à le faire ou le laisser annuler au point de vue religieux, qu'il trouve des juges favorables, enfin qu'il admette une nouvelle union. Néanmoins, tel est chez Napoléon le désir d'établir immédiatement des liens de famille avec les princes de l'Allemagne du sud qu'il n'hésite point à engager, même à conclure une négociation matrimoniale au sujet de ce frère qu'il n'a pas même consulté, dont il sait mieux que quiconque les défauts, mais qu'il juge assez utile à ses desseins, assez nécessaire à son système, pour qu'il lui ménage une princesse et un trône.

A défaut de Jérôme, momentanément indisponible, à défaut de garçons ou de filles de son sang qui soient en âge, Napoléon s'est rejeté sur la famille de Joséphine, tant il est désireux de former ces alliances, en quelque sorte matérielles, les seules qui comptent. Si, dès le 28 messidor an XII (12 juillet 1804), il a chargé Otto, alors son ministre en Bavière, de prendre des renseignements sur l'électeur de Bavière et spécialement sur sa fille, et de lui faire connaître s'il y avait des projets connus de l'Electeur pour l'établissement de cette jeune princesse et quels pourraient être ces projets, c'étaient sans doute alors, de sa part, des idées en l'air, dont l'objet n'était pas défini. A certains indices, l'on peut même se demander si ce n'était pas à lui-même, dans l'éventualité d'un divorce, que Napoléon pensait ; mais, à dater de vendémiaire an XIV (septembre 1805), ces idées se sont fixées : dans le plan conçu à Boulogne, elles doivent jouer leur rôle et M. de Thiard, chambellan de l'Empereur, placé à ce moment singulièrement haut dans sa confiance, est chargé d'en préparer la réalisation : il a mission de se rendre à Bade, à Stuttgard, puis à Munich, afin d'examiner le terrain et, grâce aux entrées que lui donnent dans toutes les cours sa naissance illustre et ses anciennes relations, de poser des jalons, de provoquer et de recevoir des confidences. Il y a un obstacle : l'électrice de Bavière, seconde femme de Maximilien-Joseph, a, de longue main, préparé un mariage entre sa belle-fille et son frère, le prince héritier de Bade. Cette union n'a pu manquer d'obtenir l'entier assentiment aussi bien de la margrave, mère du prince de Bade, née princesse de Hesse-Darmstadt, que de ses sœurs, la princesse héréditaire de Hesse-Darmstadt, la duchesse de Brunswick-Œls et l'impératrice régnante de Russie. L'électeur de Bavière ne peut, de gaîté de cœur, s'exposer ainsi à blesser profondément tant de puissantes dames, entre lesquelles Napoléon trouverait difficilement des amies. Rompre l'alliance projetée avec elles, en contracter une avec l'aventurier corse, c'est une double offense et de celles qu'on ne pardonne point. Si, comme en Wurtemberg, il s'agissait uniquement d'obtenir l'aveu d'un despote, maître absolu de sa famille et de ses sujets, et pour qui sa femme, toute princesse royale d'Angleterre qu'elle soit, ne compte point, la besogne serait médiocre. Des avocats tels qu'en a Napoléon gagnent sur les hommes toutes les causes, mais non sur les femmes, et c'en est un rassemblement que l'Empereur trouve en front. La jeune princesse même s'y mêle, car elle s'imagine aimer le frère de sa belle-mère. Les choses ne vont donc pas toutes seules. Après un mois d'efforts et quantité d'entretiens avec M. de Montgelas, le ministre dirigeant, Thiard n'est arrivé qu'à envisager le système de faire rendre parole par l'électeur de Bade en s'adressant directement à lui. Talleyrand, las de voir traîner la négociation et sentant le poids que donnent à ses paroles les victoires continuelles de l'Empereur, prescrit alors à l'envoyé d'aller directement trouve l'Electeur et de lui proposer sans détour l'alliance de la famille de Sa Majesté avec la sienne. L'Empereur, écrit-il le 17 brumaire (8 octobre), a montré qu'il voulait protéger la maison de Bavière ; il ne peut offrir une meilleure, une plus sûre garantie de durée de ses sentiments pour l'Electeur. L'Empereur n'a point de prince de son nom qui puisse être établi. Le jeune Beauharnais peut l'être et, à cette occasion l'Empereur fera pour lui ce qu'il ferait pour une personne de son nom. Sa Majesté a fait voir quelles étaient ses vues à l'égard de la succession au trône. Il n'y a personne en Europe qui n'ait vu d'une manière évidente, dans le sénatus-consulte d'avènement, que l'héritier présomptif était dans la branche du prince Louis. Cette disposition prise et bien arrêtée place le prince de Beauharnais (car je puis déjà lui donner ce titre) dans une position particulièrement avantageuse. Beau-frère d'un prince impérial, oncle de celui qui sera probablement appelé à la succession, beau-fils de l'Empereur qui règne, fils unique de l'Impératrice, voilà pour la dignité ; les avantages seront tout ce qu'on peut désirer. Puis, très nettement, Talleyrand met en parallèle les bénéfices que l'Electeur et sa fille tireront du mariage et les suites qu'aurait un refus. Je n'ai pas besoin, dit-il, d'analyser les conséquences et d'en faire l'application pour être compris par l'électeur de Bavière. Ce qui serait pire encore qu'un refus, ce serait une indiscrétion ; sa notoriété ne ferait qu'accélérer plus rapidement les maux que l'Electeur ne manquerait pas d'attirer sur sa maison. D'ailleurs, nulle promesse positive quant à l'établissement d'Eugène. On pourra le former d'anciennes terres de la maison de Bavière de ce côté du Rhin ; on consultera les convenances de la princesse et de l'Electeur, soit pour les formes, la situation et l'étendue ; point d'engagement de lui constituer un État indépendant, pas un mot de l'Italie.

Thiard n'a point à faire usage de cette dépêche vis-à-vis de l'Électeur, celui-ci ayant pris les devant. Comprenant, après la délivrance de Munich et surtout après la lettre que Napoléon lui a adressé d'Augsbourg le 1er brumaire (23 octobre), qu'il a tout à gagner à s'offrir et rien à se faire désirer, il a expédié son ministre Gravenreuth avec ordre de conclure. Gravenreuth a trouvé l'Empereur à Lintz le 14 brumaire (5 novembre) et là des engagements ont été pris de part et d'autre. On peut penser que les avantages accordés alors, en faveur d'Eugène et de la princesse, ont passé de loin ceux qui avaient d'abord été proposés.

Ces points acquis, l'Empereur pour mettre une sorte de lien dans les relations avec la maison de Bavière, pour convaincre les femmes comme il a convaincu les hommes, compte sur Joséphine. Elle est à Strasbourg, tenant une cour brillante, recevait les hommages des princes du Rhin ; saluée au passage par les députations des grands corps de l'État qui vont en Allemagne remercier l'Empereur de ses belliqueux présents ; variant ses soirées par des ballets des spectacles français et allemands, des concerts pour lesquels on appelle de Paris, Spontini, Mlle Gervas et Mlle Delihu ; présidant des réceptions de néophyte dans la loge des Francs-chevaliers ; mais, malgré ces divertissements et ces plaisirs qu'elle y trouve, aspirant pas moins à rejoindre l'Empereur. Elle n'ignore pas le dessein qu'il a formé sur Eugène mais est-ce de lui-même qu'elle le tient ou l'a-t-elle appris d'une de ses dames, Mme de Serrant qui en eu la nouvelle ? Lorsque onze jours après l'affaire conclue à Lintz, l'Empereur se détermine à appeler Joséphine, il écrit simplement : Tout ce que tu as su par Mme de Serrant est définitivement arrangé.

Napoléon règle lui-même le voyage et envoie à M. d'Harville tout le détail de ce que l'Impératrice devra faire, des présents qu'elle emportera, des gens qui l'accompagneront, des sous-officiers qui courront devant sa voiture. Elle ira d'abord à Carlsruhe, puis à Stuttgard. Là deux recommandations : en passant à Louisbourg, Napoléon a assisté à une noce du second fils de l'Electeur, le prince Paul, avec la fille du duc de Saxe-Hildburghausen, nièce, par sa mère, de la reine de Prusse ; il était à ce moment tout aux ménagements envers Berlin, aux galanteries à l'adresse de la reine Louise ; aussi a-t-il écrit à Joséphine : Je désire donner une corbeille de 30 à 40.000 francs à la jeune princesse. Fais-la faire et envoie-la par un de mes chambellans à la jeune mariée. Il faut que cela soit fait sur-le-champ. Joséphine s'est hâtée ; Leroy a fait diligence, mais, si rapide qu'il ait été, lorsque ses 43.000 francs de modes et robes sont arrivés à Strasbourg avec les 1.063 francs de fleurs artificielles de Roux-Montagnat, les affaires étaient gâtées avec la Prusse, et Napoléon a ordonné de tout garder. L'Impératrice partant, il lui écrit : Tu donneras à Stuttgard la corbeille à la princesse Paul. Il suffit qu'il y en ait pour quinze à vingt mille francs. Le reste sera pour faire des présents à Munich aux filles de l'électeur de Bavière.

Puis, en Wurtemberg, quelle conduite tenir ? Sois honnête, écrit l'Empereur, mais reçois tous les hommages. On te doit tout, mais tu ne dois rien que par honnêteté. L'électrice de Wurtemberg est fille du roi d'Angleterre ; c'est une bonne femme, tu dois la bien traiter, mais cependant sans affectation.

Pour les présents à distribuer, l'Impératrice est munie des mieux ; la caisse de d'Harville est pleine, et lorsqu'elle sonnera le creux, l'Impératrice videra ses poches, celles de ses dames, de ses chambellans, de ses domestiques[3]. C'est l'éblouissement du luxe français qu'elle doit apporter dans ces cours où les électrices couchent avec leurs diamants à antique monture, et n'ont pas encore vu de cachemire. Ambassadrice des modes parisiennes, elle doit achever de séduire les femmes que Napoléon se vante d'avoir conquises. Bon cela pour l'électrice de Wurtemberg qui, pour s'excuser, écrit à sa mère, la reine d'Angleterre : Son sourire est enchanteur, mais, pour les princesses de Bavière, est-ce aussi sûr ?

Lorsque le 14 frimaire (5 décembre), Joséphine, partie le 7 de Strasbourg, arrive à Munich, la jeune princesse, malgré que son père ait engagé sa parole un mois auparavant, n'est rien moins que décidée l'union qu'on lui propose. Malgré les grâces de Joséphine, elle continue sa résistance et elle persiste encore dans son refus, lorsque le 30 frimaire (21 décembre), arrive de Schœnbrunn le grand-maréchal Duroc pour présenter la demande officielle. L'Empereur, dans sa lettre à l'Electeur rappelle les anciens projets, les nouvelles promesses et insiste, avec d'autant plus de force, que, dans les circonstances actuelles où plusieurs propositions lui ont été faites, il est resté fidèle aux engagements qu'il a pris à Lintz avec Gravenreuth. Ce n'est rien moins en effet qu'une archiduchesse qu'on lui a offerte et c'est là pour donner une valeur plus grande encore à la preuve d'estime et d'amitié qu'il accorde à l'Electeur et à son peuple. Aussi n'admet-il aucun retard. Il désire voir célébrer le mariage au même moment de la paix générale qui sera incontestablement signée dans la quinzaine.

Duroc, dès son arrivée, prétend donc, selon ses instructions, prendre, de la part de l'Empereur, tous les engagements convenables et les arrangements pour le mariage, mais il se heurte, comme les autres, à la volonté de la princesse. Le 4 nivôse (25 décembre), la veille du jour où la paix va être signée à Presbourg, l'Électeur, sentant le danger imminent, tente près de sa fille un effort suprême. Pour s'épargner la douleur d'une explication qui pourrait trop nuire à sa santé délabrée, il lui écrit : S'il y avait une lueur d'espérance, ma chère et bien-aimée Auguste, que vous puissiez jamais épouser Charles[4], je ne vous prierais pas à genoux d'y renoncer ; j'insisterais encore bien moins, ma chère amie, à ce que vous donniez votre main au futur roi d'Italie si cette couronne n'allait pas être garantie par toutes les puissances à la conclusion de la paix et si je n'étais pas sûr de toutes les qualités du prince Eugène et qu'il a tout ce qu'il faut pour vous rendre heureuse... Songez, ma chère enfant, que vous ferez le bonheur, non seulement de votre père, mais celui de vos frères et de la Bavière qui désire ardemment cette union... Il m'en coûte, ma chère, de navrer votre cœur, mais je compte sur votre amitié et sur l'attachement que vous avez constamment témoigné à votre père et vous ne voulez certainement pas empoisonner la fin de ses jours. Songez, chère Auguste, qu'un refus rendrait l'Empereur autant notre ennemi qu'il a été jusqu'ici l'ami de notre maison.

Il faut alors qu'elle se rende, mais ce n'est pas sans faire ses conditions et se ménager même des espérances de rupture : Mon très cher et tendre père, écrit-elle, on me force à rompre la parole que j'ai donnée au prince Charles de Baden, j'y consens, autant que cela me coûte, si le repos d'un père chéri et le bonheur d'un peuple en dépendent ; mais je ne veux donner ma main au prince Eugène si la paix n'est pas faite et s'il n'est pas reconnu roi d'Italie. Je remets mon sort entre vos mains ; aussi cruel qu'il pourra être, il me sera adouci, sachant que je me suis sacrifiée pour mon père, ma famille et ma patrie. C'est à genoux que votre enfant demande votre bénédiction ; elle m'aidera à supporter avec résignation mon triste sort.

Il est temps, car, dans la lettre que l'Empereur écrit le 6 nivôse (27 décembre) à l'Electeur, devenu roi de Bavière par le traité de Presbourg, il glisse, au milieu des compliments officiels, quelques traits d'avertissement, de mécontentement et même de menace : Ainsi, dit-il, après une crise qui menaçait la maison de Votre Majesté de la destruction, elle en sort avec un nouveau lustre et un accroissement d'un tiers de puissance de plus : si elle reste constamment fidèle au traité, elle recevra dans d'autres circonstances un nouvel accroissement.

Cela est sans réplique, mais seulement pour des hommes.

Le 10 nivôse (31 décembre), à une heure trois quarts du matin, Napoléon arrive à Munich où il croit trouver les esprits pacifiés et les préparatifs achevés. Il manque à la vérité le futur, mais s'il n'a point encore été officiellement averti par l'Empereur, il n'a point manqué d'être mis au courant par sa mère et l'on est certain de sa bonne volonté. Dès le matin, Napoléon, instruit par Joséphine des obstacles qu'elle rencontre, fait demander la princesse Auguste et, après un long entretien qu'il a avec elle, il se flatte de l'avoir convaincue et il écrit à Eugène : Mon cousin, je suis arrivé à Munich ; j'ai arrangé votre mariage avec la princesse Auguste... Elle est très jolie, vous trouverez ci-joint son portrait sur une tasse, mais elle est beaucoup mieux. Le mariage publié, le contrat signé, les difficultés vont tomber ; Napoléon pourra partir pour Paris où quantité d'affaires urgentes le rappellent. Il laissera au besoin Joséphine pour assister à la célébration ; il y invitera même d'autres personnes de la famille, Hortense surtout, à laquelle il fera ainsi grand plaisir. Il est vrai qu'il compte sans Louis qui refuse nettement et crûment.

Les jours passent : le 1er janvier, l'Electeur se proclame roi ; à cause des cérémonies, on ne signe pas le contrat ; le lendemain, le surlendemain, pas davantage. L'Empereur veut assigner le douaire sur les duchés de Parme et de Plaisance qui ne font pas partie du royaume d'Italie ; il ne consent pas à en transmettre la couronne à Eugène et à l'en déclarer roi. Or, ce n'est qu'à cette condition qu'Auguste a donné son consentement. Il propose, il est vrai, de donner à Eugène le titre de fils adoptif en laissant penser que le royaume d'Italie pourra lui échoir que, par conséquent, le sort de la vice-reine sera assuré par un apanage équivalent à l'adoption, mais nul engagement immédiat, tout juste une promesse pour la succession. C'est, d'ailleurs, la dernière concession qu'il veuille faire, et le 3 janvier, dans la nuit, il ordonne à Duroc d'en finir, voulant qu'avant midi le contrat soit signé et qu'il contienne la clause formelle que le mariage sera célébrer le 15. On signe donc. Pour tout le reste, la princesse est traitée au mieux ; en échange de sa dot de cent mille florins, elle trouve une contre-dot égale, des intérêts de laquelle elle jouira, ainsi que de la pleine propriété de son apport et de tous les acquêts en cas de décès du prince. Elle aura un présent de lendemain de noces de 50.000 florins ; elle recevra 100.000 francs par an pour ses dépenses particulières ; en cas de mort du prince, son douaire sera de 500.000 francs, et elle aura seule la tutelle de ses enfants ; mais, sur les deux points où elle a le plus insisté, l'Empereur seul a imposé sa volonté : dans l'article premier du traité-contrat où est stipulée la date du mariage, on introduit seulement cette clause : Sa Majesté l'Empereur des Français et roi d'Italie traitera Son Altesse Impériale le prince Eugène comme fils de France ; et à l'article X, celle-ci : Son Altesse Impériale le prince Eugène jouira de la vice-royauté du royaume d'Italie avec tous les revenus et prérogatives qui y sont attachés. Sa Majesté Impériale et Royale assurera à Son Altesse Impériale et à ses descendants mâles la pleine et entière souveraineté, soit du duché de Parme et de Plaisance, soit de tout autre pays équivalent en forces et revenus.

En même temps qu'il force la signature, l'Empereur écrit à Eugène de faire diligence, d'arriver le plus tôt possible afin d'être certain de le trouver à Munich. Il vient, en effet, d'apprendre que les retards qu'a éprouvés la conclusion du contrat font partie d'un système imaginé par la reine de Bavière pour retarder le mariage, et, lui parti, l'empêcher. D'abord, pour gagner du temps, il y a eu le contrat ; après, c'est l'âge de la princesse ; puis, une indisposition subite ; enfin, une entorse. Napoléon y prend un si vif intérêt qu'il envoie aussitôt son propre chirurgien visiter la malade ; tout de suite, elle est guérie ; mais, désormais, il est averti que sa présence est indispensable pour prévenir les rechutes et, malgré l'urgence de son retour à Paris, il se détermine à rester à Munich jusqu'à ce que la cérémonie soit accomplie. Le 7 janvier, il annonce, par un message au Sénat, à la fois la paix de Presbourg et le mariage d'Eugène : Je n'ai pu, dit-il, résister au plaisir d'unir moi-même les jeunes époux qui sont tous deux les modèles de leur sexe... Le mariage aura lieu le 15 janvier. Mon arrivée au milieu de mon peuple sera donc retardée de quelques jours ; mais, après avoir été sans cesse livré aux devoirs d'un soldat, j'éprouve un tendre délassement à m'occuper des détails et des devoirs d'un père de famille.

Point de petits moyens : en même temps qu'il ordonne à Paris des bijoux splendides et une corbeille de 202.967 fr. 60, il donne à ses frères et sœurs des instructions très nettes pour qu'ils envoient à la fiancée des cadeaux qui sortent du mesquin ; il taxe chacun de quinze à vingt mille francs et c'est ainsi, chaque jour, une arrivée de belles choses rares ; puis il s'arrange pour conquérir Mme de Wurmb, gouvernante de la princesse, qui est avec elle sur le pied d'extrême confidence : il lui adresse un brevet de pension de 15.000 francs, et — faveur sans précédent — il l'autorise à suivre Auguste en Italie. Pour la reine, la plus difficile à vaincre, car elle s'appuie désespérément à ces deux griefs, l'enlèvement du duc d'Enghien et le mariage manqué du prince Charles, il multiplie les attentions, les soins, les prévenances, les flatteries, au point qu'on le croit amoureux d'elle et que le bruit s'en répand. Aussi bien n'en vaut-elle pas la peine ? Elle a trente ans au plus, des yeux admirables, un visage qui, sans être parfaitement régulier, est plein de charme et d'esprit, une taille qui a été rare et que n'ont point gâtée ses quatre grossesses. N'est-ce pas le meilleur moyen de se la rendre favorable qu'attaquer chez elle la femme, non la reine ? Elle sut, a-t-on dit, tenir en respect son étrange soupirant et cependant parut s'amuser de ses hommages. N'est-ce pas tout ce que voulait l'Empereur et si, par surcroît, l'Impératrice trouva la reine un peu plus coquette qu'elle n'eût voulu et le marqua légèrement, n'est-ce pas pour achever, par cette jalousie cette fois feinte, de donner à la belle-mère d'Auguste la certitude qu'elle est aimée ? Or, quelle femme y résiste ?

Des soins que prend l'Empereur, il en est de toute sorte : les musiciens tiennent déjà grand'place à la cour de Bavière ; il les comble : 5.925 francs à la Musique, 2.400 au maître de la Musique ; 4.000 à Himmel, maître de chapelle du roi de Prusse, venu pour l'occasion à Munich ; 2.400 francs aux musiciens de la Chambre, 2.400 aux comédiens. L'hôpital que tiennent les frères de la Miséricorde est sous la protection de la Reine : 12.000 francs. Et comme la reine aime la toilette, se plaît aux modes nouvelles, Joséphine est dévalisée : les belles étoffes, les dentelles, les cachemires surtout vont leur train. — Et c'est le premier cachemire qu'elle a !

Cependant Eugène a fait diligence : parti le 6 au soir, de Padoue où l'a trouvé la lettre de l'Empereur, il traverse le 8 les montagnes du Tyrol et le 10 il arrive à Munich. Aussitôt, Napoléon s'empare de lui. Dans son cabinet, il passe l'inspection du futur marié. Ces moustaches auxquelles Eugène tient tant, qui marquent en lui le cavalier léger, le colonel des Chasseurs de la Garde, il faut les abattre sur l'heure ; elles peuvent déplaire à la princesse. Puis, tout simplement, bourgeoisement peut-on dire, avec une affectation de rondeur, l'Empereur conduit son grand benêt de fils au roi et à la reine de Bavière. Mais ne faut-il pas penser que la résistance dure encore puisque, le 12, il se décide à affirmer par un acte solennel, un message au Sénat de l'Empire et aux trois Collèges d'Italie, les promesses qu'il a faites de vive mais qu'il n'a point voulu insérer au contrat. Nous nous sommes, dit-il, déterminé à adopter comme notre fils le prince Eugène, archichancelier d'État de notre Empire et vice-roi de notre royaume d'Italie : nous l'avons appelé, après nous et nos enfants naturels et légitimes, au trône d'Italie, et nous avons statué qu'à défaut, soit de notre descendance directe, légitime et naturelle, soit de la descendance du prince Eugène, notre fils, la couronne d'Italie sera dévolue au fils ou au parent le plus proche de celui des princes de notre sang qui, le cas arrivant, se trouvera alors régner en France. Nous avons jugé de notre dignité que le prince Eugène jouisse de tous les droits attachés à notre adoption quoiqu'elle ne lui donne des droits que sur la couronne d'Italie : entendant que, dans aucun cas, ni dans aucune circonstance, notre adoption ne puisse autoriser, ni lui, ni ses descendants, à élever des prétentions sur la couronne de France dont la succession est irrévocablement réglée par les Constitutions de l'Empire.

Ainsi, c'est la qualification de mon fils (au lieu de mon cousin), qu'Eugène reçoit désormais de l'Empereur ; il a le traitement d'Altesse Impériale et Royale et il passerait le premier après l'Empereur s'il se trouvait en concurrence avec Louis et Joseph. Il est nommé avant eux dans l'Almanach impérial où il est désigné comme fils adoptif de l'Empereur. Mais il porte les armoiries d'Italie et non celles d'Empire[5] ; en tout, il parait devenir Italien, quoique, dans la hiérarchie de l'Empire, il demeure archichancelier d'État et, dans l'armée, colonel des Chasseurs à cheval de la Garde.

Le 13 janvier, à une heure de l'après-midi, dans la grande galerie du Palais royal, a lieu la signature officielle du contrat — non la lecture, car ce contrat qui est secret et ne doit être connu de personne, écrit Napoléon à Joseph en lui en envoyant copie, a été tenu tellement caché que la copie qui en avait été déposée aux Archives de l'Empire en fut, par ordre de l'Empereur, retirée par les soins du secrétaire de l'état civil de la Famille, M. Regnault de Saint-Jean-d'Angély et que les stipulations en sont jusqu'ici restées ignorées.

Après le contrat, où signent, outre les parties, Leurs Majestés Impériales et Leurs Majestés Bavaroises, le prince de Bavière, le prince Murat et les grands officiers des deux cours, il est procédé par Maret, secrétaire d'État, au mariage civil : mariage, à dire le vrai, où les cas de nullité abondent. Maret, quoique délégué par l'Archichancelier ou plutôt substitué à lui par décret, n'a point qualité pour marier ; il n'y a eu aucune publication ; les noms enfin qui sont donnés à Eugène ne sont point ceux que légalement il peut et doit porter. Il se nomme Eugène-Rose de Beauharnais et on le marie comme Eugène-Napoléon de France.

Aussi, pour parer à tous les dangers à venir, Maret, après les questions d'usage, prononce cette phrase longuement méditée : Sa Majesté l'Empereur et Roi entendant que les formalités ci-dessus satisfassent pleinement à ce qu'exigent les lois de l'Empire pour consacrer l'état civil des augustes conjoints et pour les autoriser en conséquence à appeler sur leur union les bénédictions de Notre Sainte Mère l'Eglise Catholique, Apostolique et Romaine ; en vertu de l'autorisation expresse que nous en avons reçue de Sa Majesté, nous déclarons, au nom de la Loi, Leurs Altesses Impériales et Royales le Prince Eugène et la Princesse Auguste-Amélie de Bavière unis par les liens du mariage.

Aussitôt après, entre dans la galerie, l'Électeur archichancelier de l'Empire germanique qui fait la bénédiction des anneaux et procède aux fiançailles.

Et le lendemain 14, à sept heures du soir, c'est dans la Chapelle royale, la bénédiction nuptiale, que suit le Te Deum ; ensuite le cercle et le Banquet impérial dans les appartements de l'Impératrice.

 

C'en est donc fait : Napoléon a, pour lui et les siens, forcé l'entrée des Maisons souveraines ; il s'y est installé en maître et, là aussi, en chef de famille, disposant à son gré les inclinations et contraignant les cœurs. Pour son début, il s'est attaqué à la plus haute, la plus glorieuse et la plus ancienne, cette Maison de Wittelsbach qui réclame Charlemagne pour son auteur, et fait authentiquement ses preuves depuis Luitpold, né en 854. Ainsi, Napoléon, par son fils adoptif, entre en alliance avec la plupart des souverains de l'Europe et, toutes les cours, suivant l'exemple qui leur a été donné par la plus illustre, offrent leurs filles comme le Wurtemberg ou leurs fils tomme Bade.

 

L'Empereur, il est vrai, pour profiter de ce qu'il considère comme le complément de son étonnante fortune, comme l'établissement définitif de son système, est contraint de sortir de la théorie qu'il a d'abord adoptée, ou plutôt, qui s'est, par l'atavisme et l'éducation, imposée à son esprit. Jusqu'au sacre de Milan, il a réservé les grandeurs souveraines à ceux-là seuls qui, étant de son rang et de sa race, procèdent de lui. A ce moment, Lucien manquant aux destinées qu'il lui a préparées, Jérôme n'étant point encore formé pour elles, il a dû puiser, dans une famille étrangère, le vice-roi qu'il devait à l'Italie. Eugène n'a point trompé son attente et il a justifié l'expérience. Non seulement il s'est montré soumis et respectueux, mais il ne s'est point enivré de sa fortune et il a observé, près du trône, les règles d'obéissance et de subordination qu'il avait puisées dans l'armée. Il a su, dit l'Empereur, gouverner par l'amour et faire chérir nos lois. Et parlant de lui, Napoléon peut lui rendre ce magnifique témoignage : Il nous a offert un spectacle dont tous les moments nous ont intéressés. Nous l'avons vu mettre en pratique, dans des circonstances nouvelles, les principes que nous nous étions étudiés à inculquer dans son esprit et dans son cœur pendant tout le temps où il a été sous nos yeux. En vérité, le contraste est vif entre celui-là qui le sert de son mieux, qui rapporte tout à son bienfaiteur, qui, en tout, cherche à se conformer à son esprit et à mériter son approbation, et ceux-là qui ne savent et ne veulent point servir, qui reçoivent les dignités en rechignant, comme si elles étaient toujours dues à leur naissance et inférieures à leur mérite et qui, depuis que leur frère a prétendu les associer à son système, l'ont constamment mis en péril. Une forme nouvelle de famille se présente donc à son esprit, famille non plus telle que le sang la forme, mais telle que la crée une communauté d'idées, d'aspirations et d'intérêts ; famille telle que l'entendaient les Romains, où il fera, comme il dit, des enfants avec ses doigts et sa plume ; à laquelle, par un système d'adoption, il agrégera quiconque dans la génération qui suit la sienne, pourra lui être utile, homme ou femme. Tous les sentiments d'affection, a-t-il dit alors, cèdent actuellement à la raison d'Etat. Je ne reconnais pour parents que ceux qui me servent. Ce n'est point au nom de Bonaparte qu'est attachée ma fortune, c'est au nom de Napoléon. Ce nom, il l'imposera donc, par une sorte de sacrement politique, à quiconque sera associé par lui à ses destinées. Ce sera la marque indélébile qu'il imprimera sur tous les êtres, de sa race ou d'autres races, qu'il suscitera pour son œuvre. Il ne se restreindra plus à quelques individus — hommes ou femmes. Partout où il en trouvera qu'il jugera propres à ses desseins, il ira les saisir, il les élèvera jusqu'à lui, il les sacrera de son nom, et ce sera assez pour qu'il leur donne des peuples à régir.

De fait, ce n'est ici que le développement de la théorie de l'adoption telle qu'il l'a soutenue au conseil d'Etat, telle qu'ensuite il l'a fait passer dans les Constitutions ; mais, restreinte alors à sa famille, elle ne présentait point l'élasticité nécessaire pour un système embrassant peu à peu l'Europe entière. Il faut à la Maison impériale une multiplicité de sujets que la nature ne fournit pas. On les prendra ailleurs et peut-être les choses n'en iront que mieux.

Cette évolution si curieuse s'accomplit sans doute dans l'imagination de Napoléon plus qu'elle ne se traduira dans sa conduite : Napoléon, séduit par l'idée directrice, croit, parce qu'il l'a formulée, qu'il y conformera ses actes : il est sincère en le disant ; il est sincère en adoptant Eugène pour son fils italien ; il est sincère en adoptant une des nièces de Joséphine et en la donnant pour femme au prince de Bade ; il est sincère en promettant son adoption à une autre nièce qu'il prétend établir gouvernante des Pays-Bas ; selon l'almanach, selon les décisions inscrites au livre des cérémonies, Eugène et Stéphanie de Beauharnais auront le premier rang à la cour impériale : l'une passera avant les reines et les princesse, l'autre avant les rois et les princes du sang. Mais cela durera-t-il ? cela peut-il durer ? Est-il possible à Napoléon de se soustraire ainsi au temps, au milieu natal, aux habitudes prises, aux préjugés acquis ? L'effort de pensée le mène à concevoir le système, la volonté lui manque pour l'appliquer. Comme le flot aux grèves, l'idée corse de la famille, tenace et continue, reviendra couvrir l'idée romaine de l'adoption, qui peut-être ne lui a été d'abord suggérée que comme un expédient, pour parer à la disette de sujets matrimoniaux.

C'est qu'en effet, il a établi ses listes avec la même précision que ses livrets militaires et ses états de finances. Rien n'est omis et, s'il tient tant à Lucien, peut-être est-ce à cause de ses deux filles du premier lit. Joseph en a une, Zénaïde, qui court sur les cinq ans. En faisant part à son frère des unions diverses qu'il vient de former, Napoléon lui écrit : J'ai également arrangé un projet de mariage avec un petit prince qui devra un jour devenir un grand prince. Comme ce dernier mariage n'aurait lieu que dans quelques mois j'aurai le temps de vous en entretenir. Quel est ce petit prince ? On a pensé Napoléon-Charles, le fils aîné de Louis et d'Hortense, mais il vient d'avoir quatre ans ; pourquoi plutôt pas le Prince impérial d'Autriche né en 1793, ou le Prince royal de Prusse né en 1796 ? Il semble que ce ne puisse être que l'un ou l'autre et, s'il s'agit de l'Autriche, Napoléon auquel on vient d'offrir, soit pour lui-même, soit pour Eugène, la fille du duc de Brisgaw, oncle de l'Empereur, la seule archiduchesse nubile de la maison de Lorraine, est en droit de penser qu'il ne sera pas refusé ; s'il s'agit de la Prusse, les arrangements pris avec Haugwitz et le traité signé le 15 décembre, aussi bien que le revirement qui parait s'être fait dans :'esprit du roi par l'essor donné à son ambition, peuvent être des motifs de croire que, de ce côté aussi, une alliance de famille sera accueillie avec empressement.

 

Quoi qu'il soit de ce projet, au début de 1806, le programme de Boulogne se trouve exactement rempli : l'Italie a reçu son complément nécessaire des Provinces vénitiennes, et, appuyée sur le Tyrol bavarois et sur la Bavière agrandie, à laquelle elle est liée par une alliance de famille, constitue avec sa masse compacte de cinq millions et demi d'habitants, une puissance de premier ordre. Naples est conquise ou va l'être. La Péninsule, où tous les changements accomplis à Parme, à Turin, à Gènes, à Lucques, à Piombino, ont été reconnus par l'Autriche, la Péninsule, morcelée pour l'apparence en grands gouvernements dont les Napoléonides sont les chefs, mais soumise (sauf la Toscane et les Etats pontificaux) aux mêmes lois civiles, aux mêmes règles administratives, aux mêmes institutions militaires, est virtuellement établie en confédération et s'élève graduellement à l'unité. La Suisse est sous l'influence directe du médiateur qui l'a sauvée de la guerre civile. Dans l'Allemagne du Sud, en attendant le pacte fédératif qui doit unir les puissances du second ordre sous la protection de l'Empereur, un lien de famille rattache à sa personne la Bavière, et bientôt Bade et le Wurtemberg. Jetée au delà du Rhin comme un poste avancé, une principauté se prépare pour un Napoléonide, et la Hollande, tôt ou tard, malgré Louis, lui deviendra un royaume.

C'est là semble-t-il, le moment que l'Empereur a attendu pour proclamer le Grand empire — de fait, de quoique le nom ne soit pas encore prononcé : l'Empire d'Occident. Le bruit court sérieusement qu'il va, à Munich, en prendre le titre ; le maître de la Garde-robe a mission d'apporter les ornements impériaux et les diamants ; quelque chose se prépare, est dans l'air. On attend. Rien.

Est-ce l'impossibilité d'ajouter aux magnificences du sacre de Notre-Dame, et, après le couronnement de Milan, de trouver, hors de Saint-Pierre, un théâtre qui soit digne de sa gloire ? Est-ce l'embarras de demander au Pape, dans le moment où la discussion s'échauffe avec lui, l'investiture suprême que seul il peut donner ? N'a-t-il pas échoué dans des insinuations que Pie VII n'a pas voulu comprendre et n'est-ce pas pour s'en plaindre qu'il écrit à Fesch : Pour le Pape, je suis Charlemagne, parce que comme Charlemagne, je réunis la couronne de France à celle des Lombards et que mon empire confine avec l'Orient ? Attend-il que le Pape, terrifié, vienne à résipiscence pour racheter les menaces de renvoyer le ministre de France écrites à la veille d'Austerlitz, qu'il s'offre et se propose et fasse la moitié du chemin ? Sans doute, à beaucoup cela semblerait une cérémonie vaine, non à lui qui se trouverait ainsi franchir la troisième étape, l'étape suprême, atteindre le Saint-Empire-Romain.

S'il y renonce alors, est-ce parce qu'il craint d'abandonner ou de mettre en seconde ligne le titre d'empereur des Français que lui ont déféré le peuple et l'armée, de mécontenter ses fidèles, de diminuer vis-à-vis d'eux son prestige, de paraître infidèle à la grande nation et de la blesser au vif de son orgueil ? Sent-il que les Français ne comprennent point, ne sauraient comprendre les grandeurs de l'idéal latin dont il est imbu : un empire groupant toutes les forces vives de l'Occident civilisé, renouant, après des siècles, au travers de Charlemagne, la tradition romaine et, avec les légions de l'Alouette pour suprême réserve, faisant face à la fois au monde barbare et à la moderne Carthage ? Ces Français, par conscience de leurs grandeurs passées, par confiance en leurs destinées futures, ne veulent être rien que ce qu'ils sont et satisfaits de ce qu'ils ont été, vaniteux peut-être de ce qu'ils se croient, ils ne renonceront jamais, quelque avantage qu'ils en tirent, à se dire, à être, à s'affirmer Français. C'est là leur force et la sienne. Doit-il, peut-il la compromettre ?

Ou bien attend-il des circonstances plus favorables encore pour gravir ce dernier échelon ; un choc suprême avec la Russie vaincue à Austerlitz, mais non réduite, la conclusion de la paix générale, et alors, l'acclamation des rois d'Europe, ses vassaux ou ses créatures, lui déférant le suprême empire, — qui sait ? Mais, en 1806, le Grand Empire est fait ; il n'y manque qu'un nom ; encore le qualificatif suffit-il et c'est ainsi que désormais Napoléon désignera son œuvre.

Dans les six premiers mois de cette année 1806, voici que, sur les assises solidement disposées de France, d'Italie et d'Allemagne, l'édifice va se développer et qu'on en contemplera toute la structure. Du duché de Clèves cédé par le roi de Prusse, du duché de Berg cédé par le roi de Bavière, Napoléon compose pour Murat, grand amiral héréditaire, un état nouveau, frappé de réversion à la descendance impériale en cas d'extinction de la descendance du prince Joachim. Il établit Joseph, grand électeur héréditaire, roi de Naples et de Sicile, sous les mêmes réserves. La principauté de Guastalla, jadis possédée par le duc de Parme, est à sa disposition ; il la donne à sa sœur Borghèse, officiellement débaptisée de Paulette ou Pauline pour plus de dignité. La République batave lui demande un roi : ce sera Louis, connétable héréditaire de l'Empire.

Enfin, du roi de Bavière, son allié par Eugène, du roi de Wurtemberg, dont la fille est promise à Jérôme, de l'électeur de Bade, dont le petit-fils et l'héritier épousera Stéphanie-Napoléon, de l'électeur. archichancelier de l'Empire germanique, archevêque et prince de Ratisbonne, du duc de Berg et Clèves, qui est Murat, du landgrave de Hesse-Darmstadt, des princes de Nassau-Usingen, de Nassau-Weilbourg, de Hohenzollern-Hechingen, de Hohenzollern-Sigmaringen, de Salm-Salm, de Salm-Kyrbourg et d'Isembourg, du duc d'Aremberg et du comte de la Leyen, il forme la première confédération du Rhin dont il se déclare protecteur. La succession de l'Archichancelier, devenu prince-primat de la Confédération, est assurée à Fesch ; les princes confédérés ayant renoncé à ceux de leurs titres qui expriment des rapports quelconques avec l'Empire germanique, en reçoivent de nouveaux et de supérieurs qu'ils tiennent uniquement de lui. Autour de ce noyau qu'il a formé, se groupera l'Allemagne.

L'héritier des Habsbourg sent si bien que l'Empire lui échappe qu'il en abdique de lui-même la dignité, qu'il dissout le vieil Empire germanique, qu'il renonce à ses titres d'Empereur élu des Romains toujours auguste, et de Roi de Germanie, pour garder comme la première de ses dignités la qualification d'empereur héréditaire d'Autriche. Pour faire place à Napoléon, pour ouvrir en quelque façon une issue nouvelle à son orgueil, François II se change en François Ier et, après vingt empereurs que sa maison a fournis au trône de Charlemagne, il le cède à ce nouveau venu comme une proie qu'il peut même disputer : si le trône reste vide, c'est que Napoléon le veut ainsi.

Mais le Grand Empire n'en recevra pas moins sa forme, n'en sera pas moins constitué en hiérarchie. Au-dessous de l'Empereur, au premier rang des princes qui tiennent de lui, à titre héréditaire, des royaumes ou des principautés, mais qui sont constamment reliés à lui par les dignités dont ils sont revêtus dans l'Empire, dignités qu'ils énoncent les premières avec leurs titres royaux ; puis, les princes du deuxième ordre, non indépendants (Piombino et Neufchâtel) ; ils sont souverains, lèvent des troupes, battent monnaie, gouvernent librement, transmettent la souveraineté à leurs descendants mâles, mais, à chaque transmission, il faut une nouvelle investiture à l'héritier qui prêtera à l'Empereur serment de le servir en bon et loyal sujet. Un degré au-dessous, d'autres princes (Bénévent et Ponte-Corvo) possédant en toute propriété et souveraineté leurs principautés, mais comme fiefs immédiats de la Couronne, sans droit de battre monnaie ni de lever des troupes ; enfin, plus bas, sans souveraineté, vingt-deux duchés héréditaires, grands fiefs de l'Empire, à ériger dans les pays nouvellement conquis. Quelle forme l'Empereur leur donnera, il le cherche encore. Au-dessous, un fonds de dotation à distribuer, peut-être avec des titres, entre les généraux, officiers et soldats, qui auront rendu le plus de services à la patrie et au trône, — fonds constitué de biens immobiliers produisant environ trois millions de rente, réservé par les traités avec les Napoléonides.

Ainsi, cette base des dotations militaires ; au-dessus, les duchés grands fiefs ; puis, les principautés des diverses classes, enfin les royaumes familiaux. Partout, sauf en ce premier degré, le lien de sujétion est établi ; le droit de l'Empereur, suzerain ou souverain, est reconnu et affirmé ; mais les rois et princes de la Famille échappent au serment de fidélité, à l'acte de foi et hommage, ne sont plus rattachés à l'Empereur que par leurs dignités impériales. Il faut mieux et plus : pour les grouper sous la main de l'Empereur, il faut une loi organique qui assure son autorité, non seulement sur eux, mais sur leurs descendants. Cette loi, l'article XIV de l'acte des Constitutions de l'Empire autorise l'Empereur à la rendre seul, sans avis, délibération, ni conseil, et, le 31 mars 1806, Napoléon adresse au Sénat pour être transcrit sur ses registres, le Statut formant la loi de Famille de l'Empereur des Français.

Par là il achève l'organisation du Grand Empire ; il en révèle tout le système ; sous l'apparence de pourvoir à l'état, à l'éducation, à la fortune des princes, il étend sur eux tous — sans distinguer la dignité, l'âge ou le sexe — son autorité absolue.

L'Empereur, est-il dit dans l'article 1er, est le chef et le père commun de sa famille. A ces titres, il exerce, sur ceux qui la composent, la puissance paternelle pendant leur minorité et conserve toujours à leur égard un pouvoir de surveillance, de police et de discipline.

Or, la Maison Impériale se compose :

1° Des Princes compris dans l'ordre d'hérédité, de leurs épouses et de leur descendance en légitime mariage ;

2° Des Princesses sœurs de l'Empereur, de leurs époux et de leur descendance jusqu'au cinquième degré inclusivement ;

3° Des enfants d'adoption de l'Empereur et de leur descendance légitime.

Pour eux tous, interdiction de se marier sans autorisation expresse de l'Empereur ; interdiction de contracter des mariages de la main gauche ; interdiction de divorcer, d'adopter, de reconnaître des enfants naturels. La séparation de corps leur est permise ; elle s'opère par la seule autorisation de l'Empereur, sans forme ni procédure. Leur état civil est dressé par l'Archichancelier assisté d'un secrétaire de l'état de la Famille impériale. L'éducation de leurs enfants appartient à l'Empereur. De l'âge de sept ans à celui de seize, les princes, nés dans l'ordre de l'hérédité, seront élevés ensemble et par les mêmes officiers, soit dans le palais de l'Empereur, soit dans un palais voisin. Les princes, dans l'ordre de l'hérédité, qui monteront sur un trône étranger, seront tenus, lorsque leurs enfants mâles auront atteint l'âge de sept ans, de les envoyer pour recevoir l'éducation commune.

Sans l'ordre ou le congé de l'Empereur, les princes et princesses, quel que soit leur âge, ne peuvent sortir du territoire de l'Empire ni s'éloigner de plus de quinze myriamètres de la ville où la résidence impériale est établie.

Si un membre de la Maison impériale vient à se livrer à des déportements et à oublier sa dignité ou ses devoirs, l'Empereur peut infliger, pour un temps déterminé et qui n'excède pas une année, les arrêts, l'éloignement de sa personne, l'exil.

Après avis d'un conseil de famille, il peut, selon la gravité du fait, prononcer la peine de deux années de réclusion dans une prison d'Etat.

Les grands dignitaires et les ducs sont assujettis ces dispositions.

Enfin, l'Empereur peut ordonner aux membres de sa famille d'éloigner d'eux les personnes qui lui paraissent suspectes, encore que ces personnes ne fassent pas partie de leurs maisons.

Telle est l'expression la moins enveloppée et la plus précise que Napoléon ait donnée du Grand Empire et des liens qu'il a prétendu établir du chef aux membres : institution féodale à bien des égards, au moins telle qu'alors on imagine la Féodalité, mais surtout institution familiale, ayant pour loi suprême un statut de famille, où nul mot de politique n'est prononcé, où la plupart des articles n'ont pour objet apparent que le règlement de questions civiles, où tient pourtant tout l'esprit du système.

En donnant des rois de sa maison à des nations jusqu'alors indépendantes et jalouses de leur indépendance, l'Empereur n'a pu, sous peine de révolter les peuples et d'émouvoir encore, dans l'Europe non conquise, des coalitions suprêmes que serviraient les suprêmes désespoirs, divulguer entièrement sa pensée et marquer, par des articles précis, la vassalisation de ces couronnes à la sienne ; mais l'union familiale n'a rien de neuf pour l'Europe qui a vu la maison d'Autriche et la maison de Bourbon établir de tels systèmes ; et, sous l'apparence de l'union familiale, par ce simple statut dont de récentes aventures justifient assez certains articles, il étend la plus étroite et la plus stricte domination, non sur les peuples, mais sur ceux-là qu'il charge de les régir et qu'il déclare autonomes.

Sans doute, depuis le point de départ, l'idée initiale, l'idée corse s'est élargie et amplifiée : elle s'est mûrie d'exemples ; elle s'est nourrie d'histoire ; elle s'est coulée en des moules romains, carlovingiens ou féodaux, mais c'est elle qui domine tout ce système, qui lui fournit son organisme, lui prête ses formules et lui impose ses lois. Napoléon a eu beau, depuis dix ans, livrer combat sur combat, recevoir échec sur échec, lutter constamment avec ses frères, il croit encore que le lien de famille est le seul sérieux, durable et permanent ; il tient encore que nulle alliance politique n'est stable si elle n'est doublée par une alliance de famille ; il est encore convaincu que, seul, le sentiment de famille peut plier les individus à dépouiller leurs ambitions personnelles pour confondre, sous la direction du chef familial, l'effort de leurs volontés.

 

 

 



[1] L'écriture étant singulièrement difficile, on ne saurait répondre de tous les mots.

[2] Baltimore, ce 24 décembre mil huit cent trois. Avec licence, j'ai, cejourd'hui. uni dans les saints liens du mariage conformément aux rites de la Sainte Église Catholique, Jérôme Bonaparte, frère du Premier Consul de France avec Elisabeth Patterson, fille de William Patterson, écuyer, de la ville de Baltimore et de Dorcas (Spear), son épouse.

J. † Evêque de Baltimore.

[3] Voir Joséphine Impératrice. Edition Ollendorff, p. 431.

[4] Le Prince de Bade.

[5] L'écu d'Italie, tiercé en pal, le premier et le dernier pal partis de deux, avec un écusson sur le tout, rappelle : 1° Ferrare, Ravenne, Bologne et la Romagne (clefs en sautoir et dais papal) ; 2° Modène (Aigle de la Maison d'Est) ; 3° Milan (Bisse des Visconti) ; 4° Venise (Lion de Saint-Marc) ; 5° Piémont (Croix de Savoie) ; sur le tout la couronne de fer des Rois Lombards. L'écu qu'entoure, pour Eugène, le collier de Grand aigle de la Légion s'impose en cœur sur l'Aigle de France. aux ailes éployées, empiétant le fondre et est sommé d'une étoile portant la lettre N. Le tout est posé sur un manteau hermine de couleur de sinople, et surmonté de la couronne royale portant des lauriers au lieu de perles sur le cercle. Au lieu du sceptre et de la main de justice, deux hallebardes sont croisées en sautoir derrière l'écu.