Les tomes III et IV de Napoléon et sa famille forment, au vrai, le troisième volume — ou si l'on préfère la troisième partie de ce livre. Si je me suis vu forcé d'y donner un tel développement, c'est que, dans l'ignorance où l'on est resté jusqu'ici des faits qui se sont produits durant cette période (1805 à 1809), il m'a fallu souvent, pour établir le développement des caractères que j'ai entrepris d'étudier, préciser d'abord, en ce qui concerne les frères et les sœurs de l'Empereur, la suite des événements, et, sans insister sur leurs rapports avec l'histoire générale, déterminer au moins leur liaison avec les desseins et les actes familiaux de Napoléon. Par là peut-être, ce livre contribuera-t-il, dans la mesure qui lui appartient, et au moyen des notions précises qu'il apporte, à provoquer sur les points de détail des monographies plus complètes, et à fournir des éléments à la synthèse définitive. Cela ne s'est point fait sans labeur et si j'ai mis un long intervalle depuis la publication du tome II, en voilà l'excuse pour ceux qui me font l'honneur de s'intéresser à mes travaux. Certains de ceux-là — et des amis qui me sont infiniment chers — se sont étonnés que, durant ce temps, j'aie publié deux volumes sur Joséphine. S'ils me continuent leur bienveillante attention, ils verront que ce n'est point là un hors-d'œuvre et que les éléments de connaissance que j'ai ainsi apportés étaient nécessaires pour compléter et mettre au point ceux que j'ai recueillis ici. Le tableau que j'ai entrepris de former exige, je l'ai dit déjà une suite d'études poussées jusqu'à la minutie et qui, concourant toutes au même but, ne formeront un ensemble que lorsque j'aurai rempli le plan que je me suis tracé. Les onze volumes publiés font à peine la moitié de l'œuvre totale. Arriverai-je à la terminer ? J'en doute à présent. Je m'y suis pris tard : je croyais aux longs jours et aux vastes espoirs ; les jours s'abrègent et les espoirs diminuent. J'essaie alors de pousser de l'épaule les séries commencées, de les mener au moins jusqu'à la fin d'une période ; et, n'osant plus compter sur un accomplissement entier, je m'efforce de donner des accomplissements partiels. Une série — la Jeunesse[1] — a ses deux volumes ; d'une autre — Extérieur de la vie — un seul volume[2] est publié sur quatre ; pour une troisième — l'Amour — il faut encore deux volumes ; pour celle-ci — la Famille — peut-être deux ou trois ; et à quoi bon parler de celles qui sont seulement amorcées par des articles et dont la documentation est préparée. Je l'avoue, je voudrais tout mener de front, tout dire, tout faire sentir comme je le sens, fournir à l'étude tous les matériaux que j'ai assemblés, apporter au statuaire qui fondra la statue tous les débris de métal que j'ai trouvés, car, tel qu'il fasse le moule, tout y doit tenir, et si ce ne sont que des scories que je donne, n'y en a-t-il pas dans le métal de Corinthe ? Peut-être me sera-t-il permis de dire encore qu'après un labeur tel qu'en témoignent des livres comme ceux-ci, j'ai besoin de me reprendre et de me délasser en suivant un sujet plus simple, moins touffu, qui, avec une égale précision, exige un dispersement moindre et donne plus d'assurance au point de vue des documents rassemblés. Car c'est là l'écueil que je dois signaler pour excuser mes fautes, mes omissions et mes balourdises. Je m'avance sur un terrain neuf où quelques sentiers seulement ont été piquetés en France, en Allemagne et en Italie. Tous les imprimés sont suspects et doivent être regardés avec défiance. Les sources manuscrites celles auxquelles on peut atteindre sans s'engager à des complaisances — sont rares, brèves, souvent contradictoires. Les personnages étant tous — ou presque tous — devenus politiques, il faut aller saisir, dans leurs manifestations politiques, l'expression de leurs sentiments intimes et, outre qu'un tel discernement oblige à des exposés qui augmentent hors de mesure le nombre de ces pages, est-on assuré, dès qu'on entre dans le domaine politique, de quelque chose qui ressemble à une certitude ? Le théâtre s'étend sur l'Europe entière ; vingt acteurs sont constamment en scène, et, de ces vingt acteurs, il ne faudrait perdre aucun geste, laisser tomber aucun mot qui intéresse le protagoniste. Encore est-il des personnages moins nécessaires au drame que l'on me reprochera justement d'avoir négligés. J'ai fait effort au moins pour entendre chacun des rôles, tout en maintenant l'unité d'action et de temps. Je ne me dissimule pas qu'il en résulte, pour la composition, une monotonie fâcheuse et que, peut-être, des sacrifices eussent été nécessaires, mais n'est-ce point le détail de vie qui met au courant des êtres, et les êtres qui, en ces volumes, paraissent les plus effacés ne sont-ils pas ceux qui, par la suite, occuperont justement les premières places ? Si l'on reproche quelque dureté à mes jugements, ce n'est pas moi qu'il en faut accuser, mais les faits : ils parlent, je les écoute et je traduis leur langage. Si l'on trouve exagérées les conséquences tirées de certains événements, qu'on sursoie pour me juger jusqu'à la fin de ce livre. Si, enfin, sans contester les faits ni les conséquences, on estime que toute vérité n'est pas bonne à dire, et que j'ai trop dit de vérités, qu'on me permette de répondre que la Vérité est une, que l'Histoire n'est faite que pour elle, de même qu'elle n'est légitimée que par l'indépendance de l'écrivain et que si, ayant trouvé un fait, surpris une pensée ou même ressenti une impression, j'en dissimulais une parcelle, si j'hésitais à découvrir tout entière la Vérité telle qu'elle m'est apparue, je ne serais plus, à mes propres yeux, qu'un misérable pamphlétaire ou un méprisable courtisan. L'un vaut l'autre. FRÉDÉRIC MASSON. Clos des Fées, 2 décembre 1899. |