NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME II. — 1802-1805

 

XI. — LA FAMILLE CONSULAIRE.

 

 

THERMIDOR AN X-THERMIDOR AN XI (Juillet 1802-Juillet 1803.)

La disgrâce de Fouché. — Ses conséquences, apparentes, réelles. — Règlement des pensions de la famille. — Finances du Premier Consul, en l'an X et l'an XI. — Lucien, seul sans traitement. — Son hôtel. — Sa galerie. — Son château du Plessis. — Lucien-Mécène. — Chateaubriand. — L'Académie française. — Béranger. — Elisa. — Sa vie chez Lucien. — Les tragédies. — Refroidissement en l'an XI. — Elisa à Neuilly. L'hôtel Maurepas. — Fontanes et Chateaubriand. — Bacciochi marguillier. — Joseph. — Son attitude réservée. — Grossesse de Julie. — Naissance de Charlotte. — Joseph élu à l'Institut. — La société. — Madame de Staël. — Bernadotte. — Joseph employé aux négociations. — Scènes violentes avec Napoléon. — Colères de Joseph. — La scène de Mortefontaine. — Caroline. — Murat. — Ses voyages à Paris, à Rouie, à Naples — Présents. — Retour à Paris. — Murat à Milan. — Lutte avec Melzi. — Melzi offre sa démission. — Avertissements sévères de Napoléon. — Rôle conciliateur de Caroline. Nouveaux essais de Murat. — Leur insuccès. — Il cherche à rentrer en France. — Voyage à Cahors. — Murat gouverneur de Paris. — Intérieur de l'hôtel Thélusson. — Les réceptions. — L'ambition du ménage. — Fesch. — Sa rentrée dans l'Église. — Archevêque de Lyon. — Cardinal. — Demandes d'argent. — Ambassadeur à Rome. — Caractère et moral de Fesch. — Chateaubriand secrétaire d'ambassade. — Pensions à des Beauharnais. — Mme Renaudin-Beauharnais-Danès. — Eugène. — Sa carrière militaire. — Colonel des Chasseurs de la Garde. — Son caractère. — Il ne demande rien. — La Jonchère. — L'hôtel Villeroy. — Jalousie des Bonaparte.

 

La fin de l'an X a été marquée par un événement qui, après l'hérédité établie, a paru aux inattentifs une preuve de l'influence désormais décisive qu'allaient exercer les frères du Consul et qui, étant données les circonstances où il a semblé se produire, était en effet de nature à frapper les esprits.

Joseph et Lucien ont pris séance au Sénat ; ils y ont prêté le bizarre serment que la nouvelle Constitution impose[1], ils y ont même affecté tout de suite une attitude d'opposition, ont fait rejeter un des sénatus-consultes présentés par le gouvernement : celui relatif au cérémonial et aux honneurs dus par le Sénat aux Consuls lorsqu'ils viendront en présider les séances : députation de deux membres précédée de deux huissiers et de deux messagers d'État les recevant et les reconduisant en bas de l'escalier. Ils ont combattu cette disposition connue avilissante puisque les Consuls sont membres du Sénat et elle a été repoussée.

Napoléon non seulement n'a pas eu l'air de s'en émouvoir, mais, le 1er fructidor (19 août), il a fait il Joseph un présent de 60.000 francs, et, dans ce mois, il a multiplié ses voyages à Mortefontaine au point que c'est après les conversations qu'il y a engagées et après les conseils qu'il y a tenus, qu'il a paru se laisser arracher le renvoi de Fouché. En réalité, ce dessein est arrêté chez lui depuis que Fouché a prononcé son opposition contre le consulat à vie ; mais il lui plaît peut-être de Faire croire à ses frères qu'ils ont pris sur lui assez d'influence pour le décider, et cela parce que leurs haines se trouvent en ce moment d'accord avec ce qu'il juge ses intérêts ; peut-être encore veut-il leur donner une satisfaction apparente pour les mieux jouer ensuite, ou prétend-il rejeter sur eux la responsabilité d'une disgrâce qui ne peut être bien accueillie ni par Joséphine, ni par une partie, et non la moins importante, du personnel gouvernemental ?

Si l'apaisement de la guerre civile dans l'ouest, le Concordat, la rentrée des émigrés, la compression de l'opposition au Tribunat et au Corps législatif, rendent, en apparence, moins nécessaire le rôle du ministre de la Police, beaucoup de bons esprits, sans s'arrêter à la surface, estiment qu'une surveillance exacte est d'autant plus utile et que cette surveillance doit être remise à un ennemi né de ceux qu'on favorise davantage ; mais, en Fouché, Napoléon voit uniquement le faiseur de l'intrigue sénatoriale ; il veut l'avertir par une punition ; et comme, en même temps, il entend ne se point brouiller avec lui, n'est-il pas tout simple qu'il feigne l'avoir sacrifié aux Bonaparte, lesquels voient en lui l'ennemi de Lucien, le protecteur, l'allié, le conseiller de Joséphine ?

Sur le coup, celle-ci se croit perdue : Les frères décidément l'emportent sur elle ; dans le publie, on annonce que le Premier Consul va partager le gouvernement entre trois ministres : Talleyrand, Joseph et Lucien, appeler Louis au gouvernement du palais à la place de Duroc, s'en remettre de tout à ses frères. Ceux-ci triomphent et Joséphine est affolée ; mais au premier mot qu'elle en touche à Bonaparte : C'est une absurdité, lui dit-il. Je ne peux pas empêcher de tels propos, mais je ne suis pas assez fou pour me mettre dans la dépendance de mes ennemis. Je reçois tous les jours des plaintes contre Lucien ; j'en ai encore reçu dernièrement de Madrid. Rien de plus, et, en allant aux faits, Joséphine peut voir qui a été joué et faire le compte de ce qu'elle gagne ou perd.

Régnier qui est de ses amis, pas au premier degré sans doute, mais trop souple pour lui rien refuser de ce qu'elle désire, paraît sous le titre de grand juge, réunir aux fonctions de ministre de la Justice celles de ministre de la Police, mais de fait, celles-ci vont être confiées à Réal, ami de vieille date de Joséphine, en liaison intime avec elle depuis le lointain séjour qu'elle a fait à Croissy ; et, si aux Domaines nationaux où elle a tant d'affaires pour ses émigrés, Joséphine perd à échanger Régnier toujours prêt à ses ordres, contre un homme tel que Boulay, probe, convaincu, inaccessible aux sollicitations, elle gagne tout, et, par contre, les frères, sans s'en rendre compte, perdent tout par l'éloignement de Rœderer. Au Conseil d'État, Rœderer a mené avec une activité et une habileté extrêmes la campagne en faveur de l'hérédité. Agent de Joseph et de Lucien, il a prétendu forcer la main au Consul !, s'est donné comme son confident, a introduit le principe de la succession dans la première délibération. Directeur général de l'Instruction publique, il a, déclarant la guerre à son ministre, Chaptal, adressé aux préfets, lors du vote sur le Consulat à vie, des circulaires où il les engageait à provoquer des vœux pour l'hérédité. Or, Chaptal, tout à fait lié avec Joséphine, cette céleste créature, comme il dit, garde son portefeuille et Rœderer, qui est en lutte ouverte avec Joséphine depuis nivôse an IX, perd sa direction générale où il est remplacé par Fourcroy, encore un ami d'ancienne date de Joséphine.

Sans doute, Fouché tombe, mais Fouché est trop habile, trop instruit des hommes et des choses, pour que, à la première crise, Napoléon qui sait ce qu'il vaut, ne le sorte point du Sénat, tandis que Rœderer, un idéologue, un économiste, un faiseur de constitutions, y restera et ne recevra plus que des missions médiocres. De fait, Napoléon s'est ici servi de ses frères pour se couvrir, et, en leur donnant, par le renvoi de Fouché, une satisfaction platonique, en prenant ainsi devant l'opinion l'apparence d'incliner à droite, il a accentué sa politique de bascule ; il a mis aux emplois d'autant plus d'hommes de gauche que ses mesures générales portent plus à droite ; mais il les a pris moins compromis, moins connus surtout que Fouché, bien plus nets en leurs principes et bien moins suspects en leurs alliances.

Or, et c'est ici une remarque nécessaire, Joséphine qui protège les personnalités d'ancien régime, qui se rattache même à l'ancien régime par ses parentés et par ses relations, est, dans le nouveau, liée d'intérêts et d'amitié avec les hommes de gauche, tandis que Joseph et Lucien, ignorés de la société ancienne qui les tient pour ennemis, sont liés d'intérêts et d'amitié avec les hommes de droite. Au changement de personnel, Joséphine trouve donc en réalité plus d'appui, et ses frères perdent toute action.

Le Premier Consul a certainement envisagé toutes ces conséquences, mais en se plaçant au point de vue de ses intérêts à lui-même, non certes en s'attachant en rien aux désirs de sa femme. Il a dû trouver que, durant ces quatre derniers mois, l'ambition de ses frères est devenue singulièrement gênante, que la collaboration de Lucien a eu d'étranges inconvénients, qu'il est nécessaire pour sa propre sécurité de ne point laisser se former des partis contre lui-même, et, au moment où il va recevoir non seulement l'exercice, mais les attributs du suprême pouvoir, de creuser davantage le fossé, de disjoindre en quelque sorte sa fortune de celle de ses frères et de réduire ceux-ci à une nullité opulente, mais entière.

Cette opulence, Napoléon a maintenant le droit de l'assurer ostensiblement, non seulement à Joseph, mais à sa mère et à tous les siens. Sans doute avant que le Sénatus-consulte du 16 thermidor eût, par l'article LIII, stipulé que la loi fixait pour la vie de chaque Premier Consul l'état des finances du gouvernement ; avant que la loi des finances eût accordé au premier consul Bonaparte un traitement de six millions pour sa représentation, les frais et entretiens du Palais des Tuileries et de Saint-Cloud et les dépenses des voyages, Napoléon avait trouvé d'autres ressources, mais il eût été difficile de les avouer.

Son traitement légal s'élevait seulement à1300.000 fr. par année, à quoi il faut joindre un crédit pour la dépense des maisons des trois Consuls, fixé à 600.000 francs en l'an VIII et porté à un million en l'an IX ; or, si, faute des comptes de Ulster,  on ne peut évaluer les recettes accessoires des exercices an VIII et an IX, les recettes, en l'an X, s'étaient élevées à 17.547.067 fr. 68, y compris le traitement de 500.000 francs et le crédit pour dépenses de maisons porté cette année à 2.028.000 francs : ç'avait été quinze millions de surplus[2] ; et Bonaparte avait pu ainsi élever en l'an X sa dépense personnelle à 12.827.578 fr. 03[3].

En l'an XI, compris les six millions fixés par la loi de finance, la recette s'élève à 18.728.002 fr. 55[4] ; et c'est ainsi que la dépense peut atteindre 16.546.139 fr. 56, mais, lorsqu'on arrive à de tels chiffres, les seize millions dépensés peuvent, aux yeux du public, se justifier par les six millions reçus, tandis que les douze millions de l'an X n'auraient pu même aux yeux les moins prévenus, paraître la somme de dépenses produite par une recette légale de 500.000 francs.

 

Seul des frères, Lucien ne reçoit point de traitement sur ce qu'on appelle dès lors la Grande Cassette, Napoléon estime sans doute que la fortune qu'il lui a fait faire en Espagne doit lui suffire : peut-être a-t-il été blessé que Lucien à son retour d'Espagne ait jugé à propos de constituer à Mme Bonaparte une rente de 24.000 francs, comme si, lui, le Premier Consul la laissait dans le besoin, même avant qu'il lui eût constitué le traitement annuel de 120.000 francs qu'il lui fit en l'an XI. En tout cas, pour Lucien, ni traitement, ni présents. Son nom ne paraît pas une seule fois dans les comptes.

Aussi bien, Lucien n'en a que faire et il se monte une maison de prince. Le 16 messidor an X (5 juillet 1802), il a acheté, moyennant 300.000 francs, l'hôtel qu'il occupait comme locataire depuis le mois de frimaire (décembre 1801) : cet hôtel qui, du prince de Conti, est venu à M. de Brienne et qui, vendu 150.000 francs par Mme de Brienne en l'an VI (1797) a, durant le Consulat, passé par trois propriétaires, montant à chaque vente selon la progression qui, eu trois années, double la valeur des immeubles. Cet hôtel est d'une décoration à ce point somptueuse et rare que, à la regarder seulement dans le glacial d'un état de lieux, elle donne l'idée du suprême bon ton à la fin du dernier siècle : c'est, passé l'antichambre, la série des petites pièces et des boudoirs lambrissés, à dessus de portes peints par des maîtres ; le billard décoré dans les boiseries de grandes toiles d'Oudry ; la salle à manger, avec les Quatre parties du monde du même Oudry dans les panneaux ; une seconde antichambre, puis un selon lambrissé à dessus de portes de Coypel ; le salon doré, aux lambris ornés de pilastres peints en or, brunis en arabesques, à la corniche rompue de médaillons qu'encadrent d'ors légers des feuilles d'eau et des rosaces ; des bas-reliefs en dessus de porte, et quatre grandes ruines d'Hubert Robert encastrées dans la boiserie. Puis, toujours au rez-de-chaussée, chambre à coucher à lambris sculptés et dorés, cabinet tout boisé d'acajou, boudoir à boiserie sculptée et dorée où sont figurés en demi-relief des instruments de musique, et encore des antichambres, des cabinets, des salles de bains, des bureaux, des chambres à coucher, une chapelle où sur l'autel il y a une Sainte Famille qu'on dit de Raphaël. Et, au premier étage, des bibliothèques, trois salons, sept chambres à coucher, une salle à manger ; et puis un autre pavillon, un autre encore, tout un monde. Le mobilier à demeure, glaces, cheminées et tableaux, est, en dehors du prix principal, évalué et payé 129.637 francs — Et c'est du démodé, du rococo, de la ferraille !

C'était assez bien pour le comte de Brienne et pour le cardinal, ces Brienne réputés pour les plus grands seigneurs et pour les plus fins connaisseurs de leur temps, mais ce n'était point du dernier style et la décoration manquait de grandiose. Aussitôt qu'il est en possession, Lucien abat les cloisons que jusque-lit il s'était contenté de tendre ; il remanie les appartements en entier ; parquets, boiseries, tapisseries, tout est renouvelé. Après plusieurs mois les travaux sont achevés ; Lucien vient inspecter l'ensemble ; tout lui délitait et on démolit tout pour reconstruire sur de nouveaux plans : La dépense passe un million.

Qu'est ce décor près des trésors qu'il y entasse. Sa galerie, la galerie du citoyen Lucien, c'est une des curiosités de Paris ; grande salle pour l'École italienne, salons pour les peintres modernes, aile spéciale pour les Hollandais. Il a des experts — et l'un est le peintre Guillon-Lethière ; un autre, le restaurateur Roser — qui courent l'Europe pour son compte et qui, se sachant accrédités par lui. tirent sans même les prévenir, sur les ministres de France à l'étranger, des lettres de change de 600, de 750 sequins. La caisse des agents des Relations extérieures semble la caisse du citoyen Lucien, ses peintres y puisent à leur fantaisie ; 12.000 fr. ne l'effrayent point lui-même pour un tableau et, dès le temps qu'il était ambassadeur à Madrid, tous les commissaires des Relations commerciales en Espagne étaient employés à guetter les objets d'art qui se rencontraient dans leurs résidences, à les marchander et à les expédier. Et comme l'argent lui coûte peu ! Pour une statue antique, dans une même lettre, son enchère fixée à 6.000 fr., il l'élève d'abord à 10.000, puis à 20.000 francs.

Qu'achète-t-il ? Ce qui est le meilleur, le plus laineux et le plus rare : sur cent trente-sept tableaux de sa galerie dont on a les gravures, pas un qui ne soit d'un maitre : tous les grands noms : Van Eyck, Albert Durer, Holbein, Rubens, Jordaens, Van Dyck, Rembrandt, Gérard Dow, Teniers, Van Ostade, Ruysdaël, Paul Poiler, Ribera, Velasquez, Murillo, Le Titien, Paul Véronèse, Canaletti, les Carrache, le Dominiquin, le Guide, le Corrège, le Guerchin, Ghirlandãjo, Masaccio, Léonard de Vinci, Michel-Ange, André del Sarte, Le Primatice, Le Perugin, Raphaël ; — trois ou quatre morceaux de sculpture, mais c'est un trépied antique, un vase de Donatello, un groupe de Michel-Ange. Et, dans tout cela, point d'attributions fantaisistes : les vingt tableaux de la galerie du Retiro sont hors de suspicion ; pour les Italiens, c'est Fabre, le peintre, l'ami de la comtesse d'Albany, bien plus célèbre en son temps comme collectionneur et revendeur, qui a donné les authentiques. Or, par les mains de Fabre, ont passé en ce temps la plupart des grandes trouvailles de tableaux, ce que les guerres, la révolution, la misère et la ruine ont fait sortir de plus beau des palais, des couvents et des églises. Et, en ce temps, c'était bénédiction d'acheter des tableaux : ainsi, pour quelques centaines de sequins, Lucien eut la Madone aux Candélabres de Raphaël, le Christ expirant de Michel-Ange et la Sainte Cécile du Guide. Il est vrai que, trente ans encore, les prix restèrent médiocres, car, en 1821, de ces trois tableaux, Lucien demandait seulement 69.000 fr.

Bien plus chèrement — comme il arrive à toute époque — ont été payés les tableaux modernes, médiocres pour la plupart, de Guérin, de Bonne-maison, de Dunoi, et il a bien fallu en prendre aussi des peintres de la maison, Lethière et Sallé. Un moment il a été question que Lucien achetât l'Atala de Girodet, mais l'affaire ne s'est point faite. C'est à la façon dont il apprécie ses contemporains qu'on juge le goût d'un amateur : Lucien n'était point connaisseur et les tableaux qu'il achète lui-même, le prouvent.

De tous côtés, on courait à lui pour lui proposer des marchés et, à Paris, par Chatillon, le conservateur de sa galerie, il refusait la plupart. Craignait-il de renouveler l'aventure qui lui était arrivée avec M. de Luynes ? Celui-ci dîne chez Lucien pour une assemblée électorale, et, après dîner, regardant les tableaux, en reconnaît deux qui lui ont appartenu et qu'il a été obligé de vendre à des brocanteurs dans le temps des séquestres, des emprisonnements et des assignats. En rentrant, il les trouve dans son cabinet où Lucien les a fait porter.

Cela est grand seigneur, mais tout est grand seigneur chez Lucien. La vie telle qu'il la mène au Plessis exige un personnel immense et entraîne une dépense dont on donnerait difficilement l'idée : trente ou quarante hôtes à demeure, chasses, voitures, clic-vaux, feux d'artifice, orchestre, comédie, tragédie même, et, dans le parc transformé, décuplé en étendue, semé de fabriques, de kiosques, de grottes, de temples, des mouvements de terrain, des plantations, des creusements de lacs, tout ce qu'il faut, pour réjouir Morel, le patriarche, et La Borde, l'apôtre du jardin anglais !

Lucien est établi en protecteur des lettres et des sciences : voici la Société galvanique qui l'élit pour un de ses membres honoraires et dont une députation vient lui exprimer le vœu de la réunion. Une société se fonde en faveur des savants et des artistes ; Lucien en est un des premiers souscripteurs, trop heureux s'il peut contribuer à secourir le sort, trop souvent malheureux de cette classe intéressante. Chateaubriand a des projets sur lui qu'il raconte à Fontanes : J'ai vu Lyon, écrit-il d'Avignon le 15 brumaire an XI (6 novembre 1802) ; quel beau et bon pays ! J'ai vu tout le cours du Rhône, Vienne, Tain, Valence, Avignon, où je suis, et je pars demain pour Marseille. Je reviens par Nîmes, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Nantes et Tours. J'aurai vu toute la France ! Mais ce n'est pas aussi rapidement que je voudrais la voir ; j'ai un dernier projet : si on ne fait rien de moi, ce qui est probable, je proposerai à votre grand ami de me faire faire le tour de la France en détail ; il me donnera un peintre et nous aurons un ouvrage complet sur le vaste empire dont il n'existe pas une description passable. Cet ouvrage a manqué au siècle de Louis XIV ; j'en ai tons les plans et toutes les parties dans la tète : s'il réussissait, comme il y a quelques raisons de le croire, il rembourserait Lucien de ses frais, en cas qu'il ne voulût pas me les abandonner, et lui ferait honneur même dans l'avenir, si l'ouvrage était de nature à me survivre... Le voyage pourrait durer trois ans et ne coûterait pas 60.000 fr. Telle est la confiance qu'il inspire aux gens de lettres et non certes aux premiers venus, et telle est la place de Mécène où ils le mettent.

Il y manque une consécration : durant son ministère, Lucien avait fort agité l'idée de rétablir l'Académie française, et quoique la mesure parût alors fort réactionnaire, elle avait été sur le point d'être adoptée, tant Lucien était convaincu que, dans l'Académie rétablie, on ne pourrait faire moins que lui offrir un fauteuil. A présent, l'Institut, signalé par son opposition au Consulat à vie et au Concordat, désigné comme un des centres de la résistance aux idées nouvelles, va disparaître, tel au moins que l'avait créé la Constitution de l'an III, pour recevoir une organisation se rapprochant davantage de celles des anciennes académies. Par arrêté des Consuls du 8 pluviôse an XI (26 janvier 1803), Lucien est nommé membre de la deuxième classe, celle qui, par ses attributions, le nombre et le choix de ses membres, est appelée à faire revivre l'Académie française. On sait l'usage qu'il fit de son traitement et comment Béranger, débutant, inconnu, très pauvre, lui ayant écrit pour lui demander un secours, reçut de lui une procuration pour en toucher l'intégralité. Protéger à la fois Chateaubriand et Béranger, inspirer assez de confiance à l'un et à l'autre pour que l'un et l'autre sollicitent un appui qui, en certains cas, aida singulièrement Chateaubriand et qui tira Béranger de l'obscurité et de la misère, cela ne marque ni une âme commune, ni une réputation ordinaire, ni des moyens et une générosité médiocres. Sans doute ces deux-là ne furent point les seuls, et les gens de lettres durent abuser, mais cet exemple suffit. Il est d'autres pages plus brillantes dans la vie de Lucien, peu qui lui fassent autant d'honneur.

 

Lorsque Lucien était revenu d'Espagne, bien que la marquise de Santa-Cruz lui tint fort au cœur, et qu'elle eût chez lui les honneurs, c'était Elisa qu'il avait installée en maîtresse dans l'hôtel et le château. Elle prenait grand soin de Lili et de Lolotte, et bien qu'elle eût encore maigri, ce qui semblait impossible, sa santé lui permettait de prendre part aux divertissements et même de les diriger. On en prenait un au Plessis, qui n'était point ordinaire : c'était de jouer la tragédie : Lucien s'y croyait excellent, Elisa parfaite ; l'auditoire était complaisant ; aussi la troupe, recrutée exclusivement dans les familiers de la maison, ne reculait devant aucune audace, ni pour le choix des pièces, ni pour celui des costumes : ceux-ci, on les voulait au dernier goût antique et on y exagérait plutôt la réforme ; celles-là c'étaient le Cid, Philoctète, Mithridate, Alzire, Zaïre, Bajazet. Pour finir la soirée, on s'abaissait à Molière. Dugazon, qui était un comique, donnait des leçons et observait. Lucien, pour le voir jouer, conviait Talma, Lafond et Larive. Il parait que Talma sourit.

Cela va à peu près bien au début de l'an X ; mais, à l'automne, voici que peu à peu Elisa s'écarte glu Plessis ; la voici qui songe à acheter Baillon de son frère Louis ; la voici qui s'installe pour l'été, à Neuilly, dans la propriété de sa sœur Murat. Elle a maintenant son indépendance, car, sur la grande cassette du Premier Consul, elle reçoit un traitement annuel de 60.000 francs ; mais ce n'est point cet argent dont elle dispose qui l'éloigne de Lucien. A Paris, elle habite encore l'hôtel de la rue Saint-Dominique, mais point pour longtemps, car, le 10 germinal an XI (31 mars 1803), elle achète des Moreton-Chabrillan qui en sont devenus propriétaires par leur mère, une du Plessis-Richelieu, le bel hôtel Maurepas, rue de la Chaise, n° 7 presque en face de l'entrée de la rue de la Planche : grande cour, grand jardin, portail distingué, tout d'un palais. Napoléon lui donne 100.000 francs pour le premier paiement.

A Neuilly comme à Paris, la même existence où Fontanes joue le premier cèle, et Fontanes, comme de juste, amène Chateaubriand, et, en ce temps, Elisa est, l'admirable protectrice, la meilleure des femmes, la plus noble des protectrices. En une fête qu'elle a donnée à Neuilly au Premier Consul, elle lui a présenté M. de Chateaubriand et elle vient de le faire nommer secrétaire à Rome.

Pour Bacciochi, Napoléon ne fait rien encore. Il a quelque peine à s'habituer à l'idée qu'il doive à ses beaux-frères, quelle que soit leur nullité, une part des splendeurs officielles. De fonctions, depuis son retour d'Espagne, Bacciochi n'en a point, bien qu'il continue à compter nominalement, comme adjudant commandant à l'état-major de la place : des gloires pourtant l'attendent : celles de marguillier de l'église de l'Abbaye aux fois, seul emploi que, peut-être, il eût été capable de remplir sans y paraître grotesque.

 

L'attitude que Lucien avait adoptée depuis son entrée au Sénat était depuis longtemps familière à Joseph ; mais Joseph y portait plus de naturel et il en avait mieux l'usage. Il excellait à jouer l'indifférence, à dissimuler ses ambitions ; il ne s'agitait point, n'avait point la fièvre d'écrire et de parler. Ses façons antérieures inspiraient moins de soupçons an Consul vis-à-vis duquel il gardait l'assurance que l'esprit de famille donne à l'aîné dans les familles corses. Il semblait que, par grâce, il eût consenti à prêter à son cadet le concours de ses lumières, qu'il eût fait effort pour sortir de sa retraite et n'aspirât qu'à y rentrer. Napoléon devait venir l'y chercher et si Joseph consentait à donner un avis, ce n'était certes pas dans son propre intérêt, mais pour le bien de la chose.

Napoléon s'y était-il laissé prendre ? C'est probable : les voyages renouvelés à Mortefontaine, à la fin de l'an X, ne s'expliqueraient pas autrement. Pour le moment, il pensait avoir contenté Joseph avec l'entrée au Grand conseil de la Légion, le siège de sénateur, un traitement annuel de 420.000 francs sur la Grande cassette, et divers avantages d'argent dont on a beaucoup parlé et qui, sans doute, ne laissaient point Joseph indifférent.

Pour l'hérédité, il n'en était point question : Joseph avait eu soin de ne se compromettre en rien, et si Rœderer, son confident, y avait insisté, c'était excès de zèle et cela ne le regardait point. Napoléon, de son côté se gardait d'en parler, soit qu'il attendit quelque occasion de se débarrasser des prétentions de Joseph en lui offrant quelque sinécure si brillante que son frère ne pût la refuser, soit qu'avant tout il voulût voir l'issue d'un événement très proche et qui pouvait changer tous ses projets. Quoiqu'il eût sans nul doute attaché sa pensée sur Napoléon-Charles, et qu'en son esprit, il l'eût dès lors désigné, comme il était avant tout un homme juste, il reconnaissait qu'un fils de Joseph eût primé le fils qu'avait eu Louis. Or, Mme Joseph était de nouveau enceinte et, suivant le sexe de l'enfant dont elle accoucherait, tout était en suspens. Ce fut une fille qui naquit à Mortefontaine le 9 brumaire an XI (31 octobre 1802), à onze heures du soir, qui reçut l'unique prénom de Charlotte, et dont l'état civil fût dressé sans nulle cérémonie sur la déclaration de deux petits amis de Joseph : Houchard et Deslandes. Cela supprimait les difficultés, et n'est-ce pas qu'on le sent dans ce billet écrit le surlendemain par le Premier Consul à son frère : Faites tous mes compliments à Mme Joseph. Elle fait de si belles filles que l'on peut se consoler de ce qu'elle ne vous a pas donné un garçon... Je vous prie de croire que rien ne peut altérer mon attachement et mon amitié pour vous, pour votre épouse et pour tout ce qui vous touche.

Cette naissance, si grave en conséquences, qui apportait à Joseph et à ses amis une telle déception, on la prit à la Corse, dans la famille ; tout passa inaperçu du public ; le Moniteur n'en parla point et, dans les autres journaux, vers le milieu de la semaine, passa cette note : Mme Joseph Bonaparte est accouchée d'une fille il y a quelques jours.

Bien ne fut changé à l'attitude réservée de Joseph, h l'altitude expectante de Napoléon : celui-ci bien déterminé à ne point désigner Joseph, mais à lui assigner une compensation fructueuse et telle qu'il la pût désirer ; celui-là convaincu de ses droits, décidé à les faire valoir, certain de les faire triompher, d'ailleurs nullement pressé d'engager la bataille et résigné à cette oisiveté qu'il prétendait aimer. Durant les premiers mois de l'an XI (vendémiaire-germinal, septembre 1802-avril 1803), Napoléon l'y laisse entièrement, mais il lui abandonne et les affaires de la famille, dont Joseph reste pour tous le chef, et les affaires de la Corse qui lui en semblent comme l'accessoire et le prolongement. Joseph, donc, avec moins d'éclat et de splendeur, avec des amitiés différentes et dans un autre milieu, mène une vie sensiblement analogue à celle de Lucien, mais plus correcte, plus familiale, plus hautaine. Il lui plaît de se tenir hors des affaires, à la campagne, mais si la famille s'y réunit, c'est lui seul qui la préside.

Comme Lucien, Joseph est un des membres honoraires de la Société galvanique ; comme lui, un des souscripteurs à la Société en faveur des gens de lettres et des artistes ; comme lui, il est de l'institut, mais il n'a point, comme Lucien, porté ses vues sur l'Académie française, et, au contraire de Lucien, il n'a point voulu être nommé par arrêté du gouvernement : à la première vacance qui s'est produite dans la classe d'histoire et de littérature ancienne (Académie des Inscriptions), par suite de la mort de Dom Poirier, il a posé sa candidature, préparée par le Troisième consul, et il a fait ses visites. Le 25 germinal an XI (15 avril 1803), il a été élu à l'unanimité. N'est-ce point ainsi une leçon qu'il a prétendu donner, l'affirmation de son libéralisme, la critique de la réorganisation de l'Institut ?

Comme Lucien, enfin, Joseph a ses gens de lettres pensionnés et complaisants, mais cela est moins vif et fait moins de bruit. Les liaisons qu'a Mme de Staël sont exclusives ; elle ne tolère près d'elle que sa société et elle vient en habituée à Mortefontaine où, malgré son exclusion du Tribunat, Benjamin Constant est toujours accueilli. Bernadotte y est des intimes et sa femme n'en sort pas. Au commencement de 1803 (pluviôse an XI), le Premier Consul a prétendu éloigner Bernadotte en le nommant ministre plénipotentiaire aux États-Unis ; mais, malgré les sommations de Talleyrand, Bernadotte n'a point encore, le 11 germinal (1er avril), gagné le port d'embarquement. Contraint, il part pour La Rochelle, mais manœuvre si bien que deux frégates mettent à la voile sans qu'il y prenne passage : une sera prête le 20 prairial (9 juin) ; mais voici la rupture du traité d'Amiens et, sans autorisation ni congé, Bernadotte revient à Paris d'où le 24 prairial (13 juin) il renvoie à Talleyrand ses lettres de créance et ses instructions.

Le milieu donc est peu sympathique à Napoléon, mais il n'a point l'air de s'en soucier et à partir du moment où les rapports se tendent avec l'Angleterre, il a plusieurs fois recours à son frère et l'emploie dans les plus importantes négociations.

Seulement, à en croire Lucien, les conférences entre les deux frères sont parfois singulièrement mouvementées : ainsi, consulté au sujet du projet de cession de la Louisiane aux États-Unis, Joseph aurait opposé à son frère une résistance invincible ; une querelle se serait élevée entre eux ; Joseph, maltraité de paroles par Napoléon, aurait commencé par lui répondre des injures et fini en lui lançant un encrier à la tète ; Napoléon, effrayé, se serait enfui chez Joséphine, et Joseph, laissé seul dans le cabinet du Consul, y aurait renversé et brisé les tables, les chaises et tous les objets qui s'y trouvaient.

Peut-on admettre ce récit de Lucien ?

Est-il vraisemblable que Joseph, partisan décidé de la paix entre la France et l'Angleterre, mais instruit des ressources de la France et des menaces de l'Angleterre, se soit refusé à reconnaître la nécessité où l'on se trouvait d'abandonner ou de céder une colonie dont la France n'avait pu encore prendre officiellement possession, où elle n'avait pas un soldat, pas même un milicien, et qui, menacée par l'Angleterre, l'était bien plus encore par une expédition imminente de flibustiers américains ?

D'autre part, c'est le 20 germinal (10 avril) que le Premier Consul fait à deux conseillers d'intime confiance la première ouverture au sujet de la cession de la Louisiane, et le 28 (18 avril) on retrouve Joseph dans le cabinet du Consul, admis aux conseils les plus secrets et désigné pour une mission d'une gravité extrême..En si peu de temps, Napoléon a-t-il pu perdre le souvenir d'outrages et de voies de fait qui lui ont été infligées — à huis clos, il est vrai — par son frère, — sans doute, — mais qui, avec le caractère qu'on lui prête, sembleraient ne devoir jamais être pardonnées ?

Cela paraît solide : mais voici des témoins désintéressés qui racontent qu'au commencement d'avril, Joseph est allé bouder à la campagne, qu'il était brouillé avec le Consul ; que d'ailleurs il n'en avait point d'inquiétude, car il disait à son interlocuteur : Le Premier Consul et moi nous ne pouvons à jamais être séparés et ce sera moi qui vous remettrai dans ses bonnes grâces. Voici Lucien qui confesse : que la rancune de Napoléon contre Joseph ne dura guère. A quelques jours de là ils se raccommodèrent et cette indulgence, sans même que Joseph songeât à lui présenter les excuses qu'il lui devait d'une voie de fait très grave, si on considère la dignité suprême du Consul, fut, sans contredit, de la magnanimité.

Le fait peut donc passer pour acquis, et l'on a des raisons de penser qu'il n'est point unique. Joseph se montre à des moments d'autant plus violent et passionné qu'il est d'ordinaire plus renfermé. Sa colère alors ne connaît point de frein ; elle passe des paroles aux actes avec la même intempérance. Or, non seulement Napoléon pardonne alors les unes et les autres, mais il semble qu'il n'en garde même point souvenir — comme si des temps de sa prime jeunesse, il en avait conservé l'habitude, et si ces fureurs de Joseph lui paraissaient quelque chose d'enfantin, à quoi il ne fallait attacher nulle importance, comme font entre eux deux camarades qui se battent, s'embrassent ensuite — ou même n'y pensent plus.

Quoi qu'il en soit, le 28 germinal (18 avril) Joseph reçoit des instructions pour régler les questions en litige avec l'ambassadeur d'Angleterre Lord Whitworth, qui ne veut plus traiter avec Talleyrand avec lequel, il faut toujours avoir l'argent à la main. Il reporte les propositions à Saint-Cloud et suit la négociation jusqu'au 21 floréal (11 mai) où avec les Consuls, les ministres de la Guerre, de la Marine et des Relations extérieures, il assiste au conseil privé où est débattue la reprise des hostilités. Le lendemain, il tente encore diverses démarches pour conjurer la guerre, et, le 24 (14 mai), il est l'un des sénateurs députés par le Sénat pour remercier le Premier Consul de sa communication au sujet de la rupture de la paix avec l'Angleterre.

Un mois plus tard (4 messidor, 22 juin) l'harmonie est si bien établie entre les deux frères que Napoléon, partant pour visiter les départements du Nord, décide de s'arrêter un jour à Mortefontaine où la famille entière se trouve réunie : mais là se produit une nouvelle scène qui parait choquer le Premier Consul plus que les injures et les violences qui lui ont été adressées à huis clos, et qui marque encore une étape dans la lutte engagée entre Joséphine et ses beaux-frères.

D'abord, au dîner, il y a deux tables, et Napoléon refuse d'admettre à la sienne les dames qui ont accompagné à Mortefontaine sa mère et sa sœur, Aline Bacciochi ; il ne veut y recevoir que les daines nommées en titre d'office près de l'épouse du Premier Consul. Cela déjà met un froid entre les assistants, mais ce n'est rien, et voici le grave : A l'heure du dîner, Joseph prévient son frère que, pour passer dans la salle à manger, il va donner la main à sa mère, qu'il la mettra à sa droite et que Mme Bonaparte n'aura que la gauche. Le Consul se blesse de ce cérémonial qui met sa femme à la seconde place et croit devoir ordonner à son frère de mettre leur mère en seconde ligne. Joseph résiste et rien ne peut le faire consentir à céder. Lorsqu'on vient annoncer qu'on a servi, Joseph prend la main de sa mère et Lucien conduit Mme Bonaparte. Le Consul, irrité de la résistance, prend le bras de sa femme, passe devant tout le monde, et se retournant vers une des dames de Mme Bonaparte, il l'appelle hautement et lui ordonne de s'asseoir près de lui. L'assemblée demeure interdite ; Mme Joseph, à qui l'on devait naturellement une politesse, se trouve au bout de la table. Irritation des frères, embarras de Joséphine ; mécontentement du Consul, qui, pendant le repas, ne parle à personne des siens, froideur durant la journée qui suit, c'est le résultat de l'équipée de Joseph, s'affirmant, devant tous, en maître de maison et en chef de famille. Pour lui-même, Napoléon aurait sans doute cédé à son frère et, comme dans ses précédents voyages, il aurait peut-être accepté, bien qu'il eût droit partout à la première place, d'occuper celle qui lui aurait été désignée près de sa belle-sœur ; mais, pour celle qui, officiellement, est à présent associée à ses honneurs et qui, par le fait, se trouve la première en France après lui, peut-il admettre un rang inférieur ? Il ressent plus l'offense que si elle lui était personnelle, car elle s'adresse ensemble à la femme de son choix et à l'épouse du Premier Consul, et elle a été consciemment et délibérément commise par Joseph dans une fête presque officielle à laquelle la présence de la famille entière et de la cour consulaire donne une sorte de solennité. Il rétablit donc par un coup de force l'état des choses tel qu'il entend qu'il soit — et il passe. Mais à la fin, tous ces petits faits s'accumulent ; toutes ces minuties portent leur enseignement. Si renfermé que soit Joseph, il se laisse deviner par ces échappées qu'il donne sur son caractère et, si Napoléon n'a pas compris encore, c'est qu'il ne lui a pas plu de comprendre.

 

En face de Joseph et de Lucien qui, pour le moment, semblent marcher d'accord et qui rattachent encore Elisa à leur fortune, un autre membre de la famille chemine et prépare ses moyens d'action par un travail entièrement isolé. Ce travail, on ne peut le suivre si l'on ne groupe point des faits qui, séparés, sembleraient sans valeur, mais dont l'ensemble paraîtra significatif.

Après la Consulte de Lyon, Napoléon a renvoyé Murat en Italie, en qualité de commandant en chef des troupes françaises stationnées dans la République italienne. Il a pensé sans doute que, avec l'énorme traitement de 380.000 francs qu'il lui attribuait et après la fortune qu'il lui avait laissé faire, son beau-frère ne lui créerait pas les mêmes embarras que par le passé.

Mural arrive à Milan pour installer les nouvelles autorités de la république et c'est alors un échange de compliments, de discours et d'acclamations (25 pluviôse an X, 9 février 1802). Il reste à Milan un mois à peine ; on l'attend à Rome d'où il doit passer à Naples pour préparer, conformément aux stipulations du Traité d'Amiens, l'évacuation du royaume par les troupes françaises : courriers sur courriers arrivent, commandant des vingt chevaux à chaque relai, annonçant la venue imminente du général : pour le recevoir magnifiquement tout est préparé par ordre du Pape au Palais Scarra — et, pendant qu'on l'attend aussi, il est sur la roule de Paris qu'il franchit en cinq jours (18-23 mars, 27 ventôse-2 germinal). C'est dit-on, pour faire visite à sa femme, très proche de ses couches. Ce n'est point cela, dit Consalvi : On a fait des rapports au Premier Consul sur diverses largesses (largizioni) qui ont été faites à Milan pour la nomination aux charges de la nouvelle constitution. Le général Murat n'a pas été épargné par ses ennemis. Il est accusé de n'avoir voulu faire le voyage de Rome et de Naples que pour faire une récolte de présents. Le Premier Consul est entré dans une grande colère et le général a envoyé à Rome et à Naples le général Reille et son secrétaire Aimé. Ceux-ci profitent dans la mesure convenable des préparatifs faits pour leur chef et, durant ce temps, Murat arrange si bien ses affaires avec le Premier Consul, auquel Caroline, malgré sa grossesse offre une fêle superbe pour inaugurer Neuilly, qu'il reçoit, avec une amnistie pour le passé, la permission d'aller à Naples. La place est décidément bonne, car le roi d'Etrurie vient de lui envoyer son portrait enrichi d'un entourage et d'un nœud de diamants du plus grand prix, et il ne peut manquer d'être bien régalé par le Pape et par les Siciliens. Reparti de Paris le 46 germinal (6 avril), il arrive inopinément à Rome le 28 (18), et il y est reçu avec tous les honneurs imaginables : garde de cinquante hommes à sa porte, grand dîner chez Consalvi, longue conférence avec le Pape, dîner à la villa Borghèse avec les plus grands de Rome, concert chez Cacault et, pour le moment, un beau camée, entouré, de la valeur de trois mille piastres. Il y aura d'autres et de plus riches présents préparés pour son retour, mais il est pressé. Le 30 germinal (20 avril) il part pour Naples où il doit traiter avec le régent le rappel des troupes françaises. A Naples de grands présents, mais aucune cordialité, ni visite ni attentions, tous craignant le gouvernement. Emportant ses cadeaux entre autres, un sabre à la poignée enrichie de diamants — il repasse par Rome sans presque s'y arrêter et le 5 prairial (25 mai), il est de retour à Paris où il trouve Caroline accouchée depuis juste un mois (5 floréal, 25 avril) d'une fille à laquelle ont été donnés les prénoms de Marie-Letizia-Joséphine-Annunziade et dont Joséphine doit être la marraine avec Napoléon ; — mais on oublia de célébrer le baptême.

Murat passe cinq mois à Paris, organisant les splendeurs de l'hôtel Thélusson et achevant de les meubler avec un luxe inusité même dans la famille consulaire. Il ne paraît nullement pressé de repartir. Au commencement de messidor (fin juin), il a, il est vrai, annoncé sa prochaine arrivée à Melzi qui, en réponse, s'est excusé de ne pouvoir lui offrir à Milan les agréments multipliés qui embellissent son séjour à Paris. Mais, en thermidor (21 juillet), il y est encore, bien que, dans les journaux, par ordre sans doute, on passe une nouvelle de son départ. C'est tout juste si, au commencement de vendémiaire an XI (octobre), il s'y dispose sérieusement.

Melzi sait à quoi s'en tenir : il faudra qualche regalo de temps en temps, il faudra beaucoup d'attentions, surtout pour Mme Murat qui accompagne son mari : Melzi y est tout disposé et, d'abord, grâce aux inspections que le Premier Consul a commandées, les choses ont l'air d'aller à peu près entre le commandant en chef des troupes françaises et les autorités de la République italienne. C'est avec le directeur français de l'Administration de la guerre que Murat est entré en lutte. Il n'admet point les reproches qu'on lui a adressés en l'invitant à montrer plus d'ordre et d'économie, à ne point s'intéresser trop ouvertement à une compagnie de fournisseurs : et voici comme il termine sa lettre : Ne me dites donc pas que j'improuve des mesures d'économie, d'ordre, ma conduite a détruit d'avance tout ce que vous vous efforcez d'insinuer à cet égard... J'aurais peine à croire que l'avant dernier paragraphe de votre lettre fût l'ouvrage d'un général si je ne le voyais écrit de votre main. (3 frimaire, 24 novembre). On voit comme un ministre est bien venu à donner des avis. Qu'est-ce alors en pays conquis ?

Murat, d'ailleurs, a son siège fait : le commandement des troupes, même avec les agréments qu'il comporte, n'est point assez pour lui : ce qu'il lui faut c'est une vice-royauté en Italie, mieux peut-être : Vous ne parviendrez à faire quelque chose de ce pays qu'en le réunissant à la France, écrit-il au Premier Consul le 22 frimaire (13 décembre) ; vous ne trouveriez aucun obstacle. Ceux qui veulent l'indépendance ne la veulent que par amour-propre... Les hommes, en Italie plus qu'ailleurs peut-être, sont conduits par l'intérêt parce qu'ils sont tous égoïstes et voilà pourquoi déjà les militaires en général nous sont dévoués ; voilà pourquoi tous les généraux et conseillers d'État et consultants veulent être et généraux français et conseillers d'État et sénateurs français.

Le Premier Consul fait la sourde oreille, mais, obstinément, Mural revient à la charge, et, à Milan, il prononce sa conduite de façon à ne laisser aucun doute sur le mépris que lui inspirent l'administration italienne et ceux qui la composent. Il entre en lutte directe avec Melzi, soulève des incidents, prend sous sa protection les officiers français qui se mêlent de contrebande, prétend contraindre Melzi à tolérer l'ouverture d'une maison de jeu dont certains officiers de son état-major ont fourni les fonds et, sachant combien les pamphlets et les pamphlétaires sont odieux au Consul, il imagine de grossir à l'absurde une histoire de vers satiriques qu'a faits un officier italien ; de lui-même, il fait arrêter cet officier pour outrage à l'armée française.

Napoléon, pris pour juge par Melzi, est obligé d'intervenir : Je désire, écrit-il à Murat le 20 ventôse (11 mars 1803), que, quelque chose qui arrive, vous restiez uni avec le gouvernement et ne prêtiez pas l'oreille aux insinuations des ennemis de la France qui excitent par toute espèce de moyens les esprits contre l'administration ; sur tous les points, il lui donne tort et donne raison à Melzi. Mais pendant l'allée et le retour du courrier, Murat a si bien manœuvré que la situation est devenue critique et qu'on ne peut en sortir que par un éclat.

Il a, avec ses entours, imaginé que ces vers ne sont qu'un symptôme d'une grande conspiration tramée à Milan contre lui-même et contre la France, et, là-dessus, perquisitions, arrestations, emprisonnements ; il ne ménage personne, et les autorités, les ministres, le Vice-président même sont menacés. Cette fois, c'en est trop, et c'est un acte d'accusation contre Murat que Melzi adresse au Consul. Du jour, lui dit-il, que j'ai refusé mon consentement à la forme générale des finances qui avait de grands protecteurs, je me suis fait de grands ennemis qui, plus ou moins ouvertement, n'ont cessé de chercher tous les moyens pour culbuter le système actuel. Melzi expose ensuite comment le parti d'opposition protégé par le général Murat a accrédité cette fausse conspiration et il ajoute : Le général Murat a couvert de son nom cette trame odieuse et, quel que soit son Lut, il s'est mis en hostilité ouverte contre moi, puisque, sans faire cas de tout le reste, il est clair qu'il a soigneusement cherché dans cette occasion à me placer dans l'alternative d'être jugé incapable de nies devoirs ou complice de l'attentat que l'on impute d'une manière aussi légère que solennelle à toute la nation. Il n'en faut pas davantage pour me convaincre que je ne puis rester à ma place. J'avais pu sacrifier mon existence et mon repos au bonheur de la Patrie, mais je n'ai ni le courage ni l'envie de sacrifier mon honneur à de viles intrigues : cette lutte est trop inégale et je ne dois pas absolument m'y engager.

Napoléon reçoit celte lettre au moment de la crise avec l'Angleterre : il écrit seulement à Melzi : Les nombreuses occupations que j'ai ici ne me permettent pas de répondre en détail à vos différentes lettres. Je m'en réfère à ce que vous écrira Marescalchi. Il vous dira que vous avez tort de penser que j'aie jamais varié d'opinion sur vous ; que j'espère, si vous avez un peu d'amitié pour moi, que toutes ces tracasseries finiront, que vous tirerez un peu les rênes et que vous vivrez en bonne intelligence avec les agents français et spécialement le général eu chef. (12 germinal, 2 avril.)

A Murat le même jour, il écrit : J'exige que vous fassiez tout ce qui est convenable pour bien vivre avec Melzi et la Consulte... Je vous écris ce peu de mots par un courrier que vous garderez et par lequel vous me répondrez que vous êtes bien avec Melzi, que toutes les querelles sont finies et que tout va bien dans la République italienne. Cette fois, l'avertissement est assez sévère pour qu'il porte fruit. Par le courrier suivant, le Premier Consul peut écrire à Murat : Je vois avec plaisir la lionne intelligence rétablie entre vous et le Vice-président ; mais, en même temps, il lui réitère l'ordre le plus formel d'investir de considération les principaux fonctionnaires de la République, et à Melzi pour le rassurer définitivement, il écrit : Tant que j'existerai, la République ne peut essuyer aucun tort ; tout ce qui a été fait à Lyon sera maintenu et des craintes chimériques et des bruits insensés, enfants de la malveillance, ne doivent trouver aucune espèce de croyance.

En toute cette campagne que mène Murat et sur laquelle ont tant glosé les diplomates en résidence à Paris, Caroline, toute jeune qu'elle est, a montré bien autrement de réserve et d'à-propos que son mari. Je ne puis m'empêcher, écrit Melzi en particulier à Marescalchi, de rendre cette justice à Mme Murat que, dans cette occasion comme en toutes les autres, elle s'est conduite toujours avec le plus de jugement, de prudence et de sagesse. Comme elle a tout fait pour prévenir la lutte entre Melzi et Murat, elle trouve, sans cloute d'elle-même, le moyen d'affirmer la réconciliation et d'établir publiquement la bonne harmonie. Etant de nouveau enceinte et devant prochainement accoucher à Milan, elle fait insinuer à Melzi qui est déjà sur un pied de confidente avec elle, qu'elle l'acceptera volontiers comme parrain. Dès ma première sortie, écrit Melzi au Premier Consul, je me suis rendu chez le Général en chef et j'ai demande à Mme Murat de vouloir bien m'accorder de tenir son enfant sur les fonts baptismaux. J'ai voulu me replacer par là dans la juste mesure de concorde et d'intimité qu'il importe de nourrir et que je me ferai le plus grand plaisir de cultiver. Le 26 floréal (16 mai), Mme Murat accouche d'un fils dont Napoléon salue la naissance en écrivant à son beau-frère : J'ai appris avec plaisir les couches de Mme Murat, elle a bien fait de faire un beau garçon. J'espère que vous m'apprendrez qu'elle est bientôt rétablie. Le baptême a lieu au commencement de messidor (fin juin), et l'enfant qui reçoit les prénoms de Lucien-Napoléon-Charles-François a ce dernier en l'honneur de Melzi.

Ce ne fut point cette fois seulement que Caroline eut celte bonne influence. Si justement fière qu'elle fût du rang où son frère l'avait placée, elle était trop fine pour chercher des querelles inutiles et, après les avertissements sévères que Napoléon avait donnés à Murat, pour l'engager dans des luttes où il n'aurait point eu l'avantage. Si, dans une fête, il arriva qu'elle fut un peu délaissée par les dames italiennes, elle se contenta fort bien des excuses de Melzi et ne fut point assez sotte pour s'en plaindre. Murat n'y manqua point, et il s'attira cette verte réponse du Consul : Il est tout simple qu'on témoigne de l'attachement à Melzi qui administre bien et qui d'ailleurs représente aux Italiens un gouvernement national. Vivez bien avec lui. Bon gré, mal gré, Murat dut comprendre qu'il ne serait point le plus fort, que ses projets sur l'Italie n'avaient aucune chance de rencontrer l'aveu du Consul, et il ne se croyait point encore assez armé pour marcher directement contre ses volontés. Toutefois, dès ce moment, il forma à tout risque, avec certains généraux de l'armée italienne, avec certains hommes qui, après avoir joué un rôle dans la Cisalpine, avaient été mis à l'écart par le nouveau gouvernement, des liaisons, dont sans doute il s'exagéra l'importance, mais qui ne furent point d'une médiocre influence sur ses destinées.

Ce travail ne pouvait plus avoir de résultat immédiat, et l'Italie n'était plus pour Murat qu'un champ où il y avait tout juste à glaner ; aussi pensa-t-il à changer de théâtre et à revenir en France. Tandis qu'il faisait ses tournées d'inspection, prisant fort encore les regali qu'on s'empressait de lui offrir dans toute ville civilisée, sa femme, aussitôt après les fêtes du baptême, avait pris la route de Paris (milieu de thermidor, commencement d'août). Elle avait charge d'y moyenner le rappel de son mari et son élévation à un grand poste sur lequel il avait jeté son dévolu. Le terrain préparé, après des réceptions royales à Gênes et surtout à Livourne— voiture à six chevaux suivie de deux voitures à quatre, escorte de sa garde et d'un régiment de hussards, feu d'artifice avec Victoire gravant en traits de feu sur son bouclier le nom de Murat — lui-même la rejoignit. Il arriva le 9 fructidor (27 août) et, nommé un mois après président du Collège électoral de Lot, il fit en triomphateur sa rentrée dans son pays natal. Il y retrouva avec joie sa vieille mère, pour laquelle il s'était toujours montré plein d'attentions et de tendresse, et l'accueil qu'il reçut de ses concitoyens fut tel, par sa cordialité et son enthousiasme, que l'exagération des louanges disparait presque devant leur bonhomie. Il y eut arcs de triomphe, garde d'honneur, banquets, bals et couplets :

Ô toi que la reconnaissance

A fait le dieu de ce séjour.

Vois tous les cœurs d'intelligence,

T'adresser un hymne d'amour...

Murat prononça là son premier discours du trône, et, sans concurrent possible, se fit élire député au Corps législatif en même temps qu'il faisait présenter comme candidat au Sénat, son oncle, le cardinal Fesch (18-20 brumaire an XII, 10-12 novembre 1803).

Il revint à Paris le 23 (15 novembre), mais, malgré tous les titres qu'il réunissait sans doute, il dut attendre près de deux mois encore pour que le Premier Consul créât en sa faveur la place qu'il enviait. Enfin, les folies de Junot, les scandales qu'il ne cessait de donner depuis qu'il avait joint le commandement de la Ire division militaire à l'emploi de commandant d'armes de la place, déterminèrent sa disgrâce et son renvoi dans une division active ; et, le 21 nivôse (15 janvier 1801), Murat fut nommé gouverneur de Paris, commandant les troupes de la 1re division militaire ainsi que la garde nationale de Paris. Il conservait le titre et les appointements de général en chef, avec une allocation supplémentaire de 60.000 francs, sans compter les divers et nombreux avantages que lui donnait sa place ; Caroline de son côté recevait sur la Grande cassette un traitement annuel de 60.000 francs et, avec ce que le ménage avait rapporté d'Italie, cela permettait de vivre.

Aussi rien de comparable comme luxe à Thélusson devenu l'hôtel du Gouverneur. Passé la grande antichambre aux chaises de hêtre garnies de moquette verte à clous dorés, c'est la rotonde, avec ses portes en glaces, son tapis d'Aubusson de haute laine, ses banquettes couvertes de soie noisette et, dans les niches drapées de taffetas noisette qui coupent la décoration peinte, de hautes lampes à quatre bougies dont l'éclat est doublé par un lustre à huit branches ; puis, c'est le grand salon à six croisées, meublé en velours bleu, à franges et galons d'or — des consoles dorées, un lustre à trente-six branches, huit statues à candélabres dans les angles, — et, sur la cheminée, au-dessus d'un feu à balustres représentant deux momies, entre deux candélabres égyptiens, une pendule en bronze doré dans sa cage de verre ; un char traîné par deux lions que mènent les quatre Saisons ; partout des glaces aux portes, partout des tapis d'Aubusson : par une suprême coquetterie, le jour, la glace de la cheminée est sans tain et laisse voir la perspective du jardin, le soir on pousse un ressort et une glace étamée vient se substituer à l'autre. Et à droite du grand salon, c'est le salon vert, aux rideaux alternés de soie verte et blanche, aux tentures et aux meubles de soie puce ; puis, le salon de stuc aux fenêtres drapées de rideaux verts et de rideaux blancs à franges de soie rose, aux meubles de soie chinée galonnés d'or, avec, partout, des statuettes, des lampes et des colonnes d'albâtre ; à gauche du grand salon, c'est le salon amarante où l'amarante alterne avec le jaune serin ; puis c'est la chambre de Caroline : ici, la tenture est de velours vert arrêté d'une baguette dorée ; au-dessus de l'alcôve garnie de velours vert et éclairée d'une glace en deux morceaux, est jetée en bandeau une draperie de velours vert brodée en or, et, dans cette alcôve, sur une estrade à deux marches couverte de drap gris à galons de soie verte, se dresse une couchette en bois doré dont les dossiers à revers sont garnis de velours vert avec des agréments en or ; la courtepointe, de velours vert brodé à palmes, avec un semis d'étoiles autour d'un grand chiffre d'or, est jetée entre les deux traversins de velours à étoiles d'or. Aux fenêtres, petits rideaux de mousseline brodée, grands rideaux de taffetas blanc sous draperie de velours vert brodé d'or. Le meuble entier — quatre grands canapés, quatre fauteuils, quatre chaises, un écran, tout de velours vert à étoiles d'or. Des candélabres partout deux très hauts près de l'alcôve, d'autres à socles de marbre sur la commode d'acajou à bronzes dorés, d'autres sur la cheminée aux deux côtés d'une haute pendule dorée, et des glaces sur la cheminée, au-dessus de la commode, à toutes les portes.

Et ce sont les dépendances de cette chambre ! les deux couloirs contre l'alcôve tendus de soie noisette, la salle de bain en basin en forme de tente, la garde-robe à l'anglaise, le boudoir tendu de taffetas violet drapé de jonquille, avec les rideaux des fenêtres alternés de mousseline brochée et de mousseline unie, le meuble de satin jaune et deux merveilleux secrétaires de racine des Indes à dessus de marbre veiné ; c'est le cabinet de toilette tendu en taffetas bleu, la bibliothèque personnelle de Mme Murat en soie vert pomme, puis encore une chambre à coucher de soie jaune, une garde-robe, une petite antichambre.

Et c'est pareil luxe dans l'appartement de Murat, avec moins de clinquant pourtant et moins de dorure : de la soie grise drapée avec des franges rouge et noir ou orange et noir, de belles consoles d'acajou, une bibliothèque toute d'acajou faisant le tour d'une pièce avec vingt-six portes à glaces sans tain, de beaux bureaux d'acajou, un ensemble respectable et solide. Et après, des chambres, des chambres, seize chambres au premier étage, vingt-deux au second. Comme toujours en ce temps, la salle à manger ne sert qu'aux banquets, aussi n'y a-t-il que le strict nécessaire : trente chaises d'acajou en crin rayé et un lustre à huit branches ; la table est de sapin et, si elle ne suffit point, on met des planches sur des tréteaux.

Et pourtant que de beaux divers en cette salle sans glaces ni tentures que de bals, que de fêtes de tout genre, l'hiver en cet hôtel Thélusson, l'été dans cet adorable Neuilly ! Mural s'est établi gourmet et a le meilleur cuisinier de Paris ; Caroline s'entend à merveille à recevoir, accueille tout le monde à miracle, se fait d'une politesse, d'une grâce, d'une générosité sans pareille. Ce n'est point pour thésauriser que le ménage a rapporté tout cet argent d'Italie ; nul comme Murat — si ce n'est Caroline — n'a la main large, et l'or coule entre ses doigts ; mais il sait fort bien où il tombe, et, doublé de sa femme, dissimulant sous cette fausse exubérance gasconne qui sait faire l'effet de la sincérité, des calculs d'ambition dont Caroline a la plupart des secrets, il ne recule devant aucune hypothèse et ne tonnait plus de degré où sa fortune doive s'arrêter.

 

A la suite du Concordat, un personnage nouveau a surgi dans la famille Bonaparte pour occuper les grands emplois et, en l'an XI, sa place a été reconnue dans la famille consulaire puisque, à ce moment, Napoléon lui a accordé sur sa cassette un traitement annuel de 30.000 francs. François Fesch, qui a trente-neuf ans en 1802, étant né à Ajaccio le 3 janvier 1763, s'est soudain souvenu, le Concordat signé, qu'il a été séminariste, prêtre et archidiacre, ou plutôt, Napoléon s'en est souvenu pour lui. Ils ont omis et le serment que Fesch a prêté à la Constitution civile du clergé, et le grand vicariat constitutionnel qu'il a exercé à Ajaccio, et la vie purement laïque qu'il a menée durant dix années, depuis le moment où, mêlé plus que qui que ce fût à la politique corse, plus violent et plus compromis que ses neveux même, il a dû fuir avec eux et gagner la France. Tout ce qu'il a fait dès lors, ses passages dans les administrations, son emploi d'inspecteur des charrois, ses séjours à Paris quand Bonaparte était général en chef de l'Armée de l'Intérieur, ses spéculations de genres divers en Italie, ses acquisitions de biens d'Église, ses brocantages de tableaux sacrés, cette fortune si rapidement gagnée que, en moins de trois années, il s'est trouvé le plus riche propriétaire terrien possesseur d'Ajaccio, d'un hôtel de fermiers généraux et d'une galerie réputée par toute l'Europe, oublié tout cela ! il ne peut convenir à Napoléon qu'un défroqué figure parmi les siens : il faut que Fesch s'aille vivre en Corse ou qu'il rentre dans les ordres ; mais, par quelle porte magique il y va rentrer ! Le voici, par arrêté du 10 thermidor au X (29 juillet 1802), nommé archevêque de Lyon, primat des Gaules ; quinze jours après, le jour de l'Assomption, le jour presque aussi solennel de la fête du Premier Consul, le voici sacré à Notre-Daine par le cardinal légat en personne, assisté des évêques d'Orléans et d'Ajaccio et entouré d'évêques sans nombre en habits pontificaux ; et treize jours plus tard, le 10 fructidor (28 août), voici pour lui la demande du chapeau de cardinal en même temps que pour de Belloy, La Tour du Pin et Fontanges : L'archevêque de Lyon, jeune et moins méritant, écrit Bonaparte au Pape, est un ecclésiastique distingué par la sévérité de sa morale et l'attachement particulier que je lui porte, étant mon proche parent.

Grâce à l'ignorance où l'on est resté à Paris et où l'on semble être à Rome des affaires de Corse, grâce à l'espèce d'obscurité où Fesch a vécu, nul n'a songé à lui demander la rétractation publique exigée de tous les prêtres constitutionnels, à contester sa nomination au siège de Lyon, ni sa présentation au chapeau. Si, par suite de son aveu, la réconciliation eut lieu, elle fut et resta absolument secrète. Au reste, Fesch parut avoir pris son parti avec franchise et bonne foi, et il sembla disposé à s'instruire des dogmes qu'il avait oubliés et de la discipline qu'il n'avait jamais connue. A cet effet, il prit volontiers les avis de l'abbé Emery et de son ancien condisciple d'Aix, l'abbé Jauffret. D'ailleurs, nullement étonné de ces honneurs qui fondent sur lui et auxquels il est appelé, non par le Premier Consul, mais par Dieu lui-même : Mon élévation au siège de Lyon, écrit-il au Pape, est à mes yeux le renouvellement des voies de Dieu, de ce grand Dieu qui se sert très souvent des instruments les plus faibles et les moins convenables pour porter sa foi, l'enseignement de sa doctrine, et pour démontrer sa perpétuelle existence ainsi que la véracité de ses promesses.

Soit qu'il prolonge sa retraite afin de s'y mieux préparer, soit qu'il soit retenu à Paris par des intérêts plus terrestres, — car jamais il n'abandonna les affaires de Corse qui passaient toutes par ses mains et il portait une attention singulière à la gestion très compliquée de sa fortune, — il se pressa si peu de prendre possession de son siège que, trois mois après sa nomination, il n'avait point paru à Lyon. Il est temps que vous parliez sans tarder davantage pour votre diocèse, lui écrivait le Premier Consul le 11 brumaire an XI (2 novembre 1802) ; il insistait encore dix jours après (20 brumaire, 11 novembre) et croyant que son oncle ne retardait que par crainte de mal faire à Lyon, il lui envoyait sa règle de conduite : un train de maison décent et sans luxe, une grande impartialité, les places données de préférence aux constitutionnels, une grande sévérité de mœurs, une tenue irréprochable, une assiduité entière aux devoirs de sa place. Mais ce n'étaient point des conseils que désirait Fesch. Quoiqu'il touchât par an 15.000 francs comme archevêque, 30.000 comme membre de la famille consulaire, 30.000 comme cardinal, qu'il eut reçu 15.000 francs de frais d'installation à titre d'archevêque et 15.000 à titre de cardinal, il se trouvait dénué, n'entendait point y mettre du sien et, pour partir, voulait que le Premier Consul lui fournît une bonne somme : 50.000 francs donnés une première fois ne suffirent point : il fallut qu'on doublât la gratification. Alors seulement, le 12 nivôse an XI (3 janvier 1803), il se décida à venir à Lyon. Le mandement qu'il publia à cette occasion fut d'une entière correction : Napoléon en avait fixé les principes lorsqu'il lui écrivait : Le Concordat n'est le triomphe d'aucun parti, mais la conciliation de tout ; d'ailleurs, pour plus de sûreté, il l'avait revu et corrigé lui-même.

Convaincu que son oncle marcherait dans ses voies et qu'il avait compris sa politique, le Premier Consul ne tarda pas à lui donner une preuve de sa confiance à ce point étonnante qu'elle en paraît incroyable. Fesch qui avait été manifesté cardinal par le Pape le 7 nivôse (17 janvier), qui, des mains du Premier Consul, avait reçu la barrette le 6 germinal (27 mars), fut, le 19 (9 avril), nommé Ambassadeur à Rome. En faisant part de cette nomination à la cour de Rome, écrivait Talleyrand à Cacault, vous lui ferez observer qu'un tel choix, par les rapports qui unissent M. l'archevêque de Lyon au chef du gouvernement français et par son mérite personnel, est un témoignage particulier de la considération que le Premier Consul a pour Sa Sainteté et qu'il est charmé, par cette espèce de profession publique de ses égards pour le Saint-Siège, d'accomplir le grand et mémorable ouvrage de la réunion de la France à la métropole de la catholicité.

Napoléon pensait avoir ainsi près du Pape, en la personne du cardinal de Lyon, d'abord un représentant personnel, puis un porte-parole obéissant, attentif et zélé. Tant qu'il avait eu Fesch sous la main, il était, en effet, parvenu à lui faire entendre la conduite nécessaire à l'égard des constitutionnels et des non-jureurs, à lui faire observer les règles fondamentales de l'Église gallicane, à lui infuser quelque esprit de gouvernement vis-à-vis des prêtres. Cela avait été si bien que Fesch, par moments, paraissait passer la mesure. Mais, que ferait à Rome, livré à lui-même, cet homme d'une intelligence bornée, d'une vanité sans limite, d'une jalousie pleine d'inquiétudes, d'une crédulité désespérante, d'une ignorance entière en tout ce qui pouvait être diplomatie, traditions romaines, doctrine gallicane, et d'une nouveauté ridicule en tout ce qui touchait le monde, les rangs, les usages et les mœurs ? Il était une proie assurée pour les maîtres en intrigue contre lesquels on allait le faire joûter ; il compromettrait sans remède la politique religieuse de la France ; il préparerait, pour un avenir prochain, des difficultés sans nombre dont les conséquences seraient incalculables.

Nommé, Fesch avait voulu, aux Relations extérieures, lire les cartons de Rome : Ne lisez rien, lui avait dit le Premier Consul, partez et ayez du tact. C'était ce dont il avait le moins, et où en eût-il pris ? Unissant en lui les défauts extrêmes des deux races dont il procédait, doublant de l'entêtement et de la lourdeur bâloises l'esprit vaniteux et vindicatif d'un Corse, avide comme un banquier suisse, parcimonieux comme un pâtre de Bocognano, aussi plein de confiance en son génie que de suspicion contre quiconque n'était point de son état et de sa robe, il avait en outre le malheur de ne s'être frotté qu'à très peu d'hommes et de ne vouloir choisir ses auxiliaires que dans le milieu singulièrement restreint où il avait fréquenté : c'était au séminaire d'Aix qu'il avait vu le plus de gens qui ne fussent ni fournisseurs d'armées, ni brocanteurs de tableaux : ce fut donc d'anciens séminaristes d'Aix qu'il composa son personnel.

Enfin, et pour achever ses disgrâces, le Premier Consul, sur les instances d'Elisa, porte-parole de Fontanes, lui donna, lui imposa pour secrétaire de son ambassade M. de Chateaubriand. Et celui-ci, tout, naturellement fier de son nom, de ses succès littéraires, de l'auréole de gloire qui le parait déjà vaniteux à la façon des gens de lettres, orgueilleux comme peut l'être un gentilhomme breton de la plus illustre liguée, dédaigneux doublement à l'égard de Fesch et à cause de sa naissance et à cause de son esprit, aussi peu instruit que lui des usages et de la discipline diplomatiques, incapable d'ailleurs de se subordonner en rien et de reconnaître une supériorité quelle qu'elle fût, était bien l'homme le mieux fait pour se mettre en querelles dès le début avec le cardinal, le bafouer devant l'Europe et le rendre la risée des Romains.

L'on s'explique pourtant que Napoléon eût voulu parer de l'auteur du Génie du Christianisme la première ambassade qu'il envoyait près du Pape ; l'on s'expliquerait moins qu'il eût nommé ambassadeur le cardinal de Lyon, dont jadis il appréciait si exactement les mérites et l'intelligence, si l'on ne devait penser que, d'abord, il avait prétendu suivre ce qu'il croyait une tradition française, entretenir à Home un cardinal ministre, comme avaient fait Louis XV et Louis XVI : or, de cardinal pouvant supporter le voyage de Home, il n'avait que Fesch, puisqu'il n'avait pas osé présenter Bernier ; la mission de Home lui paraissait surtout de représentation ; il entendait garder les fils de toutes les négociations qui y seraient engagées et n'avoir près du Saint-Siège qu'un agent de transmission. Enfin et surtout, il se faisait à présent sur son oncle les mêmes illusions que sur ses frères. Il suffisait que Fesch eût de son sang pour qu'il fût propre à tout : archevêque, cardinal, ambassadeur, et qu'il réussit partout, à Lyon comme à Rome.

Fesch, après avoir fait régler son traitement à 150.000 francs par année, obtenu des frais de voyage et d'établissement doubles de ceux qu'on payait d'ordinaire, se mit donc en route sans autres instructions. Il s'arrêta quinze jours à Lyon, où il fit l'archevêque, il s'arrêta plusieurs jours à Milan où il baptisa le jeune Murat et il arriva enfin à Rome le 13 messidor (2 juillet). Lorsqu'on lui apprit, des Relations extérieures, que le traitement des agents ne courait que de la date de la prise de possession de leur poste, ce furent de tels cris, de telles réclamations, de si grandes doléances que le Premier Consul lui fit donner les 18.750 francs de différence...

 

En même temps que Fesch, quelques Beauharnais et Tascher apparaissent officiellement dans la famille du Consul, assimilés aux Bonaparte par le traitement et compris, dans les comptes, sous la même rubrique. Pour certains, ce ne sont que des pensions alimentaires et, certes, bien ducs : ainsi, une pension de 18.000 francs est attribuée à Mme Renaudin, née Tascher, cette tante de Joséphine, qui l'a fait venir à Paris, qui l'a mariée à Alexandre de Beauharnais, qui l'a, à ce moment, déclarée pour son héritière. Mme Renaudin, depuis un temps infini, maîtresse du vieux Beauharnais, a fini par l'épouser à Fontainebleau, le 30 prairial an IV, juste au moment où sa nièce sortait de misère par son mariage avec Napoléon ; mais il s'en est fallu que Mme Bonaparte rendît à sa tante les soins qu'elle avait reçus d'elle et, dès floréal an VII, les rapports étaient si tendus que, à propos d'engagements pris par Joséphine et non tenus par elle, Mme de Beauharnais avait recours aux gens de loi et écrivait : Ma foi ! rougira qui voudra, mais ce ne sera ni son beau-père ni moi. Obligée de vendre, le 16 fructidor an VII, sa maison de la rue de France, à Fontainebleau, elle s'était transportée à Saint-Germain où, quelques mois, elle put s'intéresser à Hortense, mais où, l'année suivante, le vieux Beauharnais mourut subitement (29 prairial an VIII-18 juin 1800). Moins d'un an après, sa veuve inconsolable épousa à Paris où elle habitait à présent rue Dominique, n° 1517, un homme beaucoup plus jeune qu'elle, bien qu'ayant passé la cinquantaine, et qui semble lui être apparenté : un sieur Pierre Danès de Montardat se disant officier de cavalerie. Le contrat de mariage fut passé dès le 3 pluviôse an IX (23 janvier 1801), en présence de Joséphine et d'Hortense, mais il ne semble pas que les relations en aient été rendues plus cordiales, car l'année suivante, pour obtenir un secours, ce fut non à Joséphine, mais directement au Premier Consul que Mme Danès jugea à propos d'écrire. Je vous remercie de vous être adressée à moi, lui répondit-il et il lui envoya 10.000 francs. En l'an XI, il l'inscrivit directement pour un traitement annuel de 18.000 francs et lui envoya même son portrait en miniature par Isabey, mais Mme Danès ne jouit pas longtemps de ces bienfaits : elle mourut à Saint-Germain le 23 ventôse an XI (14 mars 1803), et c'est pitié de voir le pauvre mobilier dont Joséphine se bêla de s'emparer. Cette Mme Danès avait d'étranges combinaisons : par son testament, en même temps qu'elle léguait à son troisième mari l'usufruit de biens qu'elle tenait du premier, elle demandait à être inhumée près du second, François de Beauharnais, dans la fosse commune où Joséphine l'avait laissé jeter.

 

Bien autrement important et digne de la jalousie des Bonaparte, cet Eugène Beauharnais, traité, argent parlant, comme Jérôme et Fesch et doté par le Premier Consul de 30.000 francs de pension. Depuis le temps où il avait reçu, à la fois, son brevet (le sous-lieutenant au ter Hussards et sa commission d'aide de camp du général en chef de l'Armée d'Italie (10-12 messidor an V), depuis le temps où, mignon officier de quinze ans, au brassard blanc et rouge, à la jolie figure de petite fille volontaire, il courait avec les demoiselles Bonaparte sous les grands arbres de Mombello, Eugène avait vu du pays et gagné des grades. D'abord, ç'avait été la république des Sept-Iles, puis Home insurgée, Malte où, dans une sortie des miliciens, il avait pris un drapeau, l'Égypte, d'Alexandrie à Suez, la Syrie, d'El-Arish à Saint-Jean-d'Acre : les plus rudes missions, les courses les plus aventureuses, une jolie blessure reçue galamment lui avaient valu son second grade. Au retour, il fut capitaine aux Chasseurs de la Garde des Consuls (1er nivôse an VIII, 22 décembre 1799) ; chef d'escadrons tout de suite après Marengo (29 messidor an VIII, 18 juillet 1800) et il venait le 21 vendémiaire an XI (13 octobre 1802) d'en être promu colonel — le plus beau commandement de toute l'armée. — C'était le cadeau fait à ses vingt et un ans ; mais Eugène était si bon camarade et si aimable garçon, on l'avait vu si souvent au feu et il y avait prouvé tant d'intrépidité et de sang-froid que, dans l'armée, nul ne le jalousait et que les vieux braves qu'il avait sous ses ordres, loin de le regarder comme un intrus, reportaient sur lui quelque chose de l'adoration à la fois tendre et bourrue qu'ils témoignaient au Consul.

Il était de toutes les courses, des voyages, des revues de Napoléon, chargé de le garder, de l'escorter, de le défendre, mangeant souvent à sa table, lé reste du temps faisant bande avec Bessières et Duroc ; d'ailleurs, point du tout grandisson comme on l'a fait, fort ami du plaisir, de la grande chère et des demoiselles de médiocre vertu, mais n'en faisant point inutile tapage et subordonnant toujours ses divertissements au service : il y avait été dressé par ses deux amis, les deux hommes qui, en ce temps, ont le mieux exprimé et incarné le devoir.

De nature aimable et gaie, ravi à ces farces un peu grosses qui font alors la joie des châteaux, tout éclaté en rires bruyants aux mystifications des professionnels à la mode, aux plaisanteries en action qui sentent encore le collège et la garnison et où sa sœur d'abord entrait volontiers, se plaisant à ces beaux jeux de force et d'adresse, aussi vieux que la race, où, depuis des siècles, elle exerçait sa vigueur, et déployait sa grâce, il était vraiment alors un Français de France ; et qui eût pu se plaindre si, à ce garçon de vingt ans, la jeunesse parfois eût fait du bruit ? Mais ce n'était là qu'une poussée du sang frais et vif ; car, avec son exubérance au plaisir, il restait, dans le monde, l'homme le plus réservé et le plus poli. D'une éducation qui semblait native, — car, en vérité, qui s'était occupé de l'élever ? — il portait clans la société les manières et le ton d'un gentilhomme de la vieille cour, mises au point et comme à la mode du jour, par quatre campagnes de guerre. Il gardait avec les femmes un air de respect familier qui ne s'enseigne point et, quoiqu'il se fût particulièrement occupé de plusieurs, il n'en avait compromis aucune. A l'égard du Premier Consul, il eût pu facilement glisser dans la familiarité et rien n'était plus difficile pour lui que de prendre une attitude et de la tenir. Il y avait réussi pourtant et, tout en se montrant parfaitement dévoué, il avait su rester parfaitement discret. Il ne demandait rien, ne réclamait rien, ne se croyait de droits à rien et se trouvait, sans nulle platitude, comblé de ce qu'il recevait. La grande raison de son succès, c'était encore cette sorte de simplicité comme il faut qui était chez lui un don de nature et qui le préservait à la fois de la bassesse et de la vanité. Certes, c'était inespéré pour quiconque de se trouver, à vingt et un ans, colonel du plus beau et du plus glorieux régiment qui fût au monde — colonel des Guides d'Italie et d'Égypte ! — mais, après tout, sous l'ancien régime, dans sa famille, il y avait eu des colonels de son fige et ce ne lui était point une nouveauté dont il dût s'étonner à l'égal des gens de roture. A trente ans, son père présidait la Constituante et, à trente-trois, commandait en chef une armée. Beau-fils du Premier Consul, placé si avant dans sa confiance, n'eût-il pu nourrir d'autres ambitions, former d'autres rêves, éprouver d'autres besoins ? N'eût-il pu se montrer prodigue comme certains lui en donnaient l'exemple et avide comme d'autres ? Cela n'était pas dans son sang et les paroles lui eussent manqué pour réclamer du surplus. Certes, il se laissait faire et, de grand cœur, il acceptait les libéralités de son beau-père : ç'avait été une joie pour lui de s'installer au Pavillon de la Jonchère à Bougival que Napoléon avait acheté à son intention d'une dame Raynal, née Marie Baute, le 14 germinal an IX (4 avril 1801). Mais, avec ses quatre hectares à peine de jardin anglais, la Jonchère avait coûté tout juste 40.000 francs et, en y plaçant Eugène, le Premier Consul le gardait à portée de Malmaison, en lui allégeant seulement, par un semblant d'indépendance, la continuelle servitude où il le tenait. D'ailleurs, ce fut Eugène qui paya de sa bourse les réparations dont le pavillon avait grand besoin. Plus tard, sans doute, le Premier Consul l'aida, soit pour racheter des parties aliénées de la Ferté Beauharnais, soit pour reprendre à ses oncles certaines propriétés à Saint-Domingue ; plus tard encore, le 30 floréal an XI (20 mai 1803), il paya partie au moins du prix de ce bel hôtel — Boffrand en 1713, Torcy en 1715, Villeroy de 1740 à 1800 —, l'hôtel, rue de Lille, 552, qu'Eugène racheta 194.975 francs du citoyen Baudelier-Befort et du citoyen Garnier ; mais cet hôtel, avec sa cour d'honneur plantée de peupliers sur la rue de Lille, les écuries et les communs à droite et à gauche, au fond le principal corps de logis élevé d'un étage avec mansardes, puis le jardin planté à l'anglaise en arbres indigènes et exotiques, cet hôtel qu'Eugène allait transformer en un des logis les plus somptueux et les plus agréables qui fussent au monde, tombait pour lors en délabre, était transformé en une maison bourgeoise, à petits locataires et n'avait presque d'avantages que son incomparable situation : la Seine au bas, les grands arbres des Tuileries tout en face, le Pavillon de Flore et, les premières travées de la Grande Galerie bornant à droite l'horizon et, à gauche, la montagne au-dessus de Passy, vers le Point-du-Jour, toute fleurie au printemps d'arbres fruitiers. Certes Eugène avait cela ; il recevait de plus en gratifications, en l'an XI seulement, 150.000 francs (50.000 le 1er frimaire-22 novembre 1802 ; 100.000 le 30 germinal-20 avril 1803) ; on pensait pour lui à un grand mariage et Talleyrand voulait lui faire épouser sa nièce Mlle de Périgord, mais tout cela lui venait sans qu'il sollicitât rien ou même sans qu'il témoignât qu'il eût envie de quelque chose.

Et c'était justement ce qui offusquait les Bonaparte. Eugène ne demandant rien de médiocre, n'était-ce pas qu'il visait au grand et aspirait, sans en rien témoigner, à une éclatante fortune ? Il était soldat, ce que n'était aucun d'eux ; il avait partout combattu près du Consul et, à l'armée comme ailleurs, sa réputation était intacte ; ils avaient trop bonne opinion d'eux-mêmes et portaient trop loin l'assurance de leur mérite pour le redouter comme un rival, mais n'était-ce pas trop déjà que Napoléon le mil, sur le même pied que les moins favorisés d'entre eux ? Il y avait là de quoi réfléchir, et certains y pensaient.

 

 

 



[1] Je jure d'être fidèle à la Constitution, d'en suivre constamment l'esprit et les principes quand je serai appelé dans le Sénat à en développer et à en expliquer les dispositions, de défendre toujours les droits du peuple et la stabilité du gouvernement.

[2] Il doit y avoir de plus un compte à titre de président de la république italienne, comprenant, outre le traitement de 500.000 livres de Milan, les ressources accessoires, mais je ne l'ai pas retrouvé jusqu'ici.

[3] Ces recettes sont fournies par des crédits supplémentaires pour dépenses secrètes en l'an IX (2.345.000 francs) ; par un crédit pour dépenses secrètes en l'an X (1.500.000 francs), par deux versements de 300.000 francs chacun, faits par les ministères des Relations extérieures et de la Police, par un premier versement de 1.322.661 francs de la vile de Hambourg, à cause de l'affaire de Napper-Tandy ; par un premier versement de 2.962.962 francs de gouvernement portugais ; par des versements montant à 8.355.820 fr. il faits par le Trésor public (dont 2.028.000 francs pour les dépenses du gouvernement et 6.692.441 fr. 66 pour les dépenses des bâtiments du gouvernement) ; enfin par divers remboursements pour ordre.

[4] Sur ce total, 26.250 francs proviennent de la fortune personnelle du Consul (rente sur le Grand livre et actions de la Banque de France) ; 6.000.000 de son traitement ; 1.200.000 francs des versements mensuels des Relations extérieures et de la Police ; 3.067.519 fr. 63 d'un second versement de la république de Hambourg ; 4.938.271 fr. 61 d'un second versement de Portugal ; 1.108.095 fr. 28 de versements laits par divers ministères pour dépenses d'ordre ; 2.240.585 fr. 93 sont reportés des excédents de l'an X ; 4.719.489 fr. 65 ont été versés au Trésor de réserve.