NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME II. — 1802-1805

 

X. — LE DROIT DE DÉSIGNATION.

 

 

MESSIDOR AN X—VENDÉMIAIRE AN XI (Juin-Octobre 1802.)

Institutions complémentaires du Consulat à vie. — La Légion d'honneur. — Opposition qu'elle rencontre. — Violences de Lucien. — Clôture de la session. — La Constitution nouvelle. — Le droit de désignation. — Lutte des deux partis. — Les frères au Grand conseil de la Légion. — Napoléon en défiance contre Lucien, en confiance avec Joseph. — La Constitution de l'an X. — Le Sénat. — Satisfaction des frères. — Les frères sénateurs. — Pourquoi Napoléon a accepté le principe d'hérédité. — Louis et Hortense. — Première rupture. — Départ de Louis. — Son caractère. Sa correspondance. Hortense recueillie par sa mère et son beau-père. — Grossesse d'Hortense. — L'héritier attendu. — Calomnies contre Hortense. — Réponses de Napoléon. — Achat de la maison Dervieux. — Le bal de Malmaison. — Retour de Louis. — Naissance de Napoléon-Charles.

 

Pour compléter le système dont le Consulat à vie est à la fois la base et le couronnement, Napoléon n'attend pas que le peuple ait émis son vote. Dans la seconde décade de floréal (premiers jours de mai), il fait remettre à Rœderer un projet sur la fondation d'une Légion d'honneur et, dès le 14 (4 mai), il le présente au Conseil d'État. Le but qu'il poursuit ici est triple : d'abord établir, conformément à l'article 87 de la Constitution, une récompense nationale à décerner aux guerriers qui auront rendu des services éclatants en combattant pour la République : c'est là le prétexte et l'occasion ; en second lieu, constituer une hiérarchie, à la fois militaire et civile ayant le Premier Consul pour chef et dont tous les membres soient rattachés à lui par un serment solennel, par un traitement annuel, par une série d'obligations spéciales ; enfin, substituer, au moins en partie, cette hiérarchie à celle qu'a créée la Constitution de l'an VIII, et, dans la plus large mesure possible, remplacer par la Légion d'honneur le système des listes étagées, communales, départementales, nationale, qui, dans le gouvernement, laisserait encore à la désignation élective une part considérable, s'il n'était point présenté d'une façon trop métaphysique pour rester incompris par la masse des citoyens.

Ces listes le gênent ; soit qu'il y voie une machine de guerre dirigée contre lui-même, soit qu'il y trouve une borne imposée à son pouvoir et qu'il ne puisse souffrir cette restriction au droit qu'il a reçu de nommer les fonctionnaires ; soit qu'il prétende faire dériver la notabilité de lui seul ; que, dans son système, ce soit à lui à indiquer les notables à la nation et à les marquer du sceau du chef de l'État, non à la nation à les présenter au chef de l'État en les marquant du sceau national.

Cette condamnation des listes, il l'a portée dès pluviôse (février) et il l'a marquée en les laissant bafouer par Picard dans les Provinciaux à Paris. Encore sur ce point, il a été d'accord avec Lucien, qui écrivait dans le Mercure : Nous observons — à cette forme nous observons, on le reconnaît mieux qu'à une signature — qu'il est permis de se moquer de ces listes composées telles qu'elles le sont aujourd'hui pour la plupart, mais elles ne devront plus être exposées aux traits de la malignité lorsqu'elles offriront les noms d'anciens propriétaires ou d'hommes dont les talents et la moralité donneront une autre espèce de garantie à la nation qu'ils représentent ; mais il a fallu trois mois pour faire mûrir le projet de la Légion, en sortir les conséquences, en trouver la forme, en préparer la présentation.

Tel qu'est ce projet à ce moment, il semble entouré, au point de vue démocratique et national, de quantité de garanties : c'est, de fait, la création d'une noblesse exclusivement personnelle, qui ne doit être décernée qu'au seul mérite et qui ne peut être attribuée qu'à des patriotes, puisque, pour y être admis, un civil, même s'il a rendu de grands services à l'État dans les fonctions législatives, la diplomatie, l'administration, la justice ou les sciences, doit justifier d'avoir fait partie de la garde nationale du lieu de son domicile. La faveur ne peut que difficilement s'y introduire, car ce n'est point le Premier Consul qui nomme, c'est le Grand conseil, et ce Grand conseil est composé de sept membres : les trois Consuls et les délégués du Sénat, du Corps législatif, du Tribunal et du Conseil d'État. Enfin, les membres ne peuvent se dégrader ni tomber dans l'abjection ; ils sont solidaires, ils se surveillent mutuellement ; ils sont constamment soumis à l'autorité de leurs chefs, car la Légion comprend 13 cohortes, chacune composée de 7 grands-officiers, 20 commandants, 30 officiers et 350 légionnaires. Tels sont les cadres proposés à la France nouvelle et c'est là que la société réformée doit trouver ses conducteurs.

On a tout détruit, dit Napoléon, il s'agit de recréer. Il y a un gouvernement, des pouvoirs, mais tout le reste de la nation, qu'est-ce ? Des grains de sable. Nous avons au milieu de nous les anciens privilégiés organisés de principes et d'intérêts et qui savent bien ce qu'ils veulent. Je peux compter nies ennemis. Mais nous, nous sommes épars, sans système, sans réunion, sans contact. Tant que j'y serai, je réponds bien de la République ; mais il faut prévoir l'avenir. Croyez-vous que la République soit définitivement acquise ? Vous vous tromperiez fort. Nous sommes maîtres de la faire, mais nous ne l'avons pas, et nous ne l'aurons pas, si nous ne jetons pas sur le sol de France quelques masses de granit.

Malgré ces déclarations, malgré les garanties apparentes fournies aux hommes de la Révolution, la discussion fut vive — si vive que, au Conseil d'État, la proposition d'ajournement présentée par Thibaudeau, ne céda qu'à 4 voix de majorité (14 contre 10) ; que, au Tribunat, il se trouva 38 opposants contre 56 favorables ; que, au Corps législatif, on compta 110 boules noires contre 166 blanches (30 floréal, 20 mai).

C'était la dernière grande bataille que les républicains dussent livrer : les républicains de gouvernement, ceux qui avaient été le plus ardemment dévoués au Consul de l'an VIII, mais qui estimaient encore que l'homme, si grand fût-il, était inférieur aux principes.

Or, en cette bataille, le plus ardent, le plus acharné, le plus despotique, ç'avait été, non Napoléon, mais Lucien. Dès son entrée au Tribunat, ses collègues les mieux disposés n'avaient pu s'empêcher de remarquer que sa tête était encore jeune et qu'il tenait beaucoup à faire triompher la moindre opinion, mais, clans la discussion sur la Légion d'honneur, il perdit toute mesure et laissa voir clairement sa nature. Après avoir impérativement présenté le projet de loi, il n'obtient point immédiatement le vote qu'il demande, il rencontre des contradicteurs et voici comme il leur réplique : Dans une discussion publique, dit-il, présenter un projet de loi sous un point de vue différent de celui sous lequel on l'a offert, y trouver un sens tout à fait opposé à sa lettre et à son esprit, c'est, après s'être égaré soi-même, chercher à égarer les autres. Attaquer les intentions d'une loi en la travestissant d'une manière peu convenable, c'est attaquer les intentions de ceux qui la proposent, c'est attaquer le gouvernement. Si l'excès d'indignation que fait naître une pareille adresse (s'il y a de l'adresse à ne rien ménager) ; si l'excès d'indignation ne rendait ce sujet trop grave pour défendre toute plaisanterie, je comparerais les efforts d'un des préopinants à ceux de ce champion de la chevalerie qui voyant une armée dans des ailes de moulin déployait contre elles toute la vigueur de son bras. Tel est l'exorde : Dans le reste, sans fournir aucune bonne raison, il a des mots pires : ainsi dit-il des armées qu'elles ont relevé la grandeur d'une nation qui se montrait si pitoyable chez elle. En terminant ce discours prononcé au nom de la section dont il est l'organe, il requiert qu'on ferme la discussion. On comprend mieux encore le vote qui suit. Tonte revanche serait légitime de la part des tribuns à qui un collègue conteste ainsi, non seulement la liberté de parler, mais la liberté même de penser autrement que le gouvernement le commande et que Lucien le permet. Aussi, au Corps législatif où il soutient le projet concurremment avec Fréville et Girardin, Lucien a beau se montrer plus calme, s'abstenir d'improviser, donner lecture d'une dissertation monotone et sans rouleur, on écoute encore son discours du Tribunat, on se rappelle d'autres paroles dites du même ton, sous lesquelles, jadis, aux Tuileries, la Convention courbait la tête, on retrouve le jacobin et l'on découvre le tyran.

Le vote acquis, on pressa le reste des projets déposés : les lois de finances furent acceptées à la presque unanimité ; la loi sur le régime des colonies, loi qui rétablissait l'esclavage et qui eut une si fatale répercussion à Saint-Domingue, fut un peu plus ballottée, mais elle passa malgré 21 voix d'opposition au Tribunat et 63 au Corps législatif. Désormais, on put clore la session, et préparer les esprits à cette Constitution nouvelle qui, fatalement, à la proclamation du Consulat à vie, devrait être substituée à la Constitution de l'an VIII. On sentait bien en effet que tout ce travail n'avait point eu pour but de déléguer au Premier Consul un pouvoir viager, mais d'accroître ce pouvoir, d'en reculer les bornes, de supprimer les restrictions que Bonaparte avait acceptées au lendemain de Brumaire et qu'à présent il ne tolérait plus. A mesure que le temps passait, il semblait que, plus conscient chaque jour de sa force à lui et de la lâcheté ou de la faiblesse de ses adversaires, il aspirât plus haut, étendit encore ses ambitions, méprisât une puissance qui ne fût point autocratique, et que, s'attaquant chaque jour à une branche nouvelle, il ne voulût de tout l'arbre constitutionnel laisser subsister que le tronc — lui seul. Comment penser dès lors qu'il ne prétendit point, à toutes les attributions qu'il convoitait, ajouter le droit de désigner son successeur ? Pourtant, les républicains du Conseil d'État ne désespéraient pas se garantir de l'hérédité. Avec plusieurs d'entre eux, Bonaparte s'était si vivement prononcé contre elle qu'il ne voudrait point se déjuger ; puis, ne l'avait-il point rayée de sa main de l'arrêté du Conseil d'État ? Voudrait-il réclamer du peuple une nouvelle consultation, ou, après ce qu'il avait affirmé lui-même, recevrait-il d'une assemblée non souveraine un complément d'autorité tel qu'il emportait presque le principal ? Voudrait-il ouvrir un si beau champ à ses frères, et sur ce qu'avait dit Lucien au Tribunat, ne voyait-il point dans quels dangers ils le jetteraient constamment, s'il partageait avec eux le pouvoir ou seulement l'avenir éventuel du pouvoir ?

Ceux qu'on peut dès lors appeler les monarchistes tentaient au contraire par toutes les voies l'ambition de Bonaparte : envisageant l'hérédité comme un accessoire indispensable, ils ne prenaient même point la peine d'en discuter la nécessité et réservaient leur effort pour des problèmes plus complexes qui, selon la solution que les uns leur donnaient, aboutissaient à établir une sorte de monarchie constitutionnelle et tempérée, ou selon la tournure d'esprit des autres, menaient à une forme de stathoudérat. Sur ces points, Napoléon les laissait dire, bien décidé qu'il était, lorsque le gouvernement serait stabilisé, à ne rien abandonner de l'effectif du pouvoir.

Retiré à Malmaison, ne venant à Paris que pour l'audience diplomatique, ne se distrayant que par quelques manœuvres à Courbevoie, le Premier Consul méditait et, alternativement, de même qu'en son esprit, les deux influences contraires essayaient sur lui leur action : Lucien représentait l'une, Joséphine l'autre, mais comme celle-ci était plus faible ! Réduite à écouter aux portes pour fournir quelques renseignements à ses amis, Joséphine ne pouvait leur dire que les fréquentes visites de Lucien, les longues conférences que son mari avait avec lui, avec Rœderer, Talleyrand, Regnauld, Fontanes, Regnier, Lebrun, Portalis, Muraire. Lorsque, par grand hasard, Bonaparte ne lui échappait pas, qu'elle s'efforçait de réveiller en son esprit les soupçons que lui avait inspirés son frère, qu'elle lui disait : Comment peux-tu avoir confiance en Lucien ? Ne m'as-tu pas dit toi-même que tu avais vu une lettre qu'il écrivait à son oncle (Fesch) dans laquelle il menaçait ta vie ? Ne m'as-tu ms dit qu'il ne serait rien tant que tu serais Premier Consul ?Mêle-toi de filer, répondait Bonaparte. Pour faire contrepoids, il eût fallu Fouché ou Chaptal — les deux adversaires décidés de Lucien. Mais Fouché s'était perdu par son intrigue au Sénat, et Chaptal, en lutte ouverte avec Rœderer, avait été si bien attaqué par lui sur un terrain intime, qu'il était presque écarté. Réduite à ses seules forces Joséphine ne conservait clone guère d'illusion : Bonaparte, disait-elle, ne parait pas donner dans ces idées, mais il les écoute et, comme presque personne ne les combat autour de lui, il peut finir par être entraîné.

Elle sentait si bien qu'elle ne pouvait rien de plus qu'à la fin de prairial (15 juin), elle quitta la partie, se décida à aller -aux eaux. Lucien en triompha et, comme il avait le triomphe insolent, il goguenarda sa belle-sœur : Vous allez aux eaux, lui dit-il, il faut y faire un enfant ?Comment pouvez-vous donner un semblable conseil à la femme de votre frère ?Oui, il le faut, puisqu'il ne peut pas vous en faire. Si vous ne le pouvez pas ou si vous ne le voulez pas, il faut que Bonaparte en fasse un à une autre femme et que vous l'adoptiez. C'est dans son intérêt, dans le vôtre et dans le nôtre. Il faut assurer l'hérédité. C'est la version de Joséphine, mais Lucien avoue le propos en lui prêtant cette tournure : Allons ! ma sœur, faites-nous un petit Césarion !

Certes, Napoléon n'avait nul besoin qu'on le tentât par des paroles ambitieuses pour qu'il élevât ses rêves au-dessus de toutes les insinuations. Néanmoins le fait qu'on lui en parlait, prouvait à soi seul qu'ils étaient réalisables ; par suite il s'y abandonnait davantage et était plus disposé à en presser l'accomplissement : mais c'était pour lui-même qu'il entendait travailler ; c'était son pouvoir à lui qu'il voulait accroître, et il entendait autant garder entière son autorité que conserver entière son influence. Il n'admettait point que ses frères prissent une action personnelle, tinssent des honneurs d'autres que de lui, cessassent d'être uniquement ses obligés, s'émancipassent au point d'avoir des opinions et un parti hors de lui-même. Ce n'était point qu'il ne fût disposé à les élever en dignités, mais à condition que ce fût lui seul qui le fit et qu'ils lui en eussent toute l'obligation. Aussi lorsqu'il s'agit de l'élection des membres du Grand conseil de la Légion d'honneur, loin de désirer que le Tribunat y portât Lucien et le Conseil d'État Joseph, il fit effort pour les écarter, car il lui déplaisait qu'ils reçussent une telle place hors de lui, et qu'ils la dussent ou crussent la devoir à leur mérite. Si tu es élu, il faudra que tu refuses, dit-il à Lucien. — Faites votre possible pour que je ne sois pas élu, répondit Lucien ; si je suis élu, j'accepte. Pour Joseph, il fit par Cambacérès proposer l'ajournement, mais l'élection de Lucien au Tribunat ayant eu lieu le 18 messidor (7 juillet), il fallut bien laisser aller le Conseil d'État qui, le 24 (13), nomma Joseph par 28 voix sur 32 votants. Lucien, lui, n'avait obtenu que 53 suffrages sur 100 inscrits et 69 votants, mais, si les abstentions et les votes négatifs prouvaient la répugnance du Tribunat et peut-être la pression du Consul, la majorité si petite qu'elle fût, montrait autant et plus même que la grosse majorité obtenue par Joseph, que certains hommes dans les corps constitués s'attachaient déjà de préférence à ménager les Princes du sang et à leur constituer un parti. C'était là la première leçon à en tirer ; mais il en était une autre : le Tribunat, n'avait-il pas pensé à donner au Consul une marque d'opposition qui, présentée de cette façon, ne pouvait être ostensiblement réprimée par lui, ni même regardée, par d'autres que les gens dans le secret, comme un échec ? Puis, au Tribunat, ne manquait-il point d'hommes assez avisés pour calculer que, par la nomination de Lucien, ils se débarrassaient d'un maître impérieux et incommode, et que, en même temps, ils mettaient en contact permanent, sur des questions de politique et sur des questions de personnel, deux caractères trop absolus pour se faire aucune concession, trop hautains pour supporter une subordination ou même une direction, et dont le choc inévitable amènerait peut-être des événements majeurs, en tout cas une diminution de forces pour les Bonaparte.

Nul doute que ce fût Lucien seul que le Premier Consul prétendit alors écarter. Quoiqu'il l'employât et qu'il crût même se servir de lui, quoique, sur des points, il eût semblé prendre en lui une sorte de confiance, qu'il écoutât ses avis et qu'il gardât, de son éloquence et de ses talents, une opinion que la dernière expérience n'avait certes pas justifiée, il le sentait dangereux, impatient, hors de la main, trop riche pour qu'il le retînt par l'argent, trop ambitieux pour qu'il l'attachât par de médiocres honneurs. Lucien ne gardait en rien la mesure, ne prenait de direction que de lui-même, donnait des conseils, mais n'en suivait point. Il eût été singulièrement redoutable si à ses qualités et à ses défauts, il avait joint l'esprit de suite et surtout l'art de s'attacher les nommés, de former et de nourrir un parti. Il était trop individualiste pour cela ; triais les circonstances pouvaient grouper autour de lui, pour un temps, les mécontents et les ambitieux, surtout à présent, que, malgré Bonaparte, il tenait, des suffrages d'un corps élu, une des plus hautes dignités de l'État. Napoléon se mit donc en défiance et, par cette nomination, Lucien perdit la plus grande partie du terrain qu'il avait gagné.

Joseph avait adopté une conduite toute différente : s'il lançait en avant ses amis, s'il lançait peut-être Lucien même que, seul, il pouvait avoir la prétention de modérer, de sa personne, il restait dans l'ombre, se tenait dans la coulisse et écartait soigneusement tout ce qui eût pu le compromettre. Ainsi avait-il réussi de nouveau à jeter sur son caractère une incertitude dont le Premier Consul était la dupe. Ma politique, disait-il à l'un de ses confidents, est de faire vanter la modération de mes désirs, mon amour du repos et des jouissances tranquilles ; enfin de faire dire à tout le monde ce dont vous étiez persuadé vous-même il n'y a qu'un instant : que je ne veux pas, et non que je ne peux pas, être plus que je suis. Napoléon semblait en être convaincu, et comme il désirait des avis désintéressés qui fussent inspirés seulement par le bien de la chose, il ne croyait pouvoir les prendre que de Joseph. Celui-ci ne venant point à Malmaison, ce fut Napoléon qui, vers ce moment même, alla le trouver à Mortefontaine, autant pour le féliciter de sa nomination au Grand conseil, que pour le consulter sur la Constitution.

Pourtant, son secret entier, il ne paraissait le confier à aucun de ses frères, et à sa femme il le cachait entièrement. Au 10 thermidor (29 juillet), au moment où les registres des votes sur le Consulat à vie venaient d'être envoyés au Sénat pour qu'il en fit le dépouillement et où la manifestation plébiscitaire s'affirmait par 3.568.185 suffrages sur 3.577.259 votes exprimés, Joséphine revenue de Plombières, croyait fermement que l'on allait simplement faire quelques changements insignifiants à la Constitution, sans toucher aux questions graves et litigieuses qu'on aurait soin de réserver : le second et le troisième Consuls seraient nommés à vie, mais il n'y aurait ni hérédité, ni désignation de successeur. Napoléon l'avait toute rassurée en riant avec elle, en se moquant lorsqu'elle lui demandait quand il la ferait Impératrice des Gaules, et pourtant, depuis le 3 (21), il avait arrêté son plan, il avait discuté presque chaque jour avec les deux Consuls, Rœderer, Portalis, Muraire et Régnier : il avait formulé Fun après l'autre chacun des articles de cette Constitution, qui devenue légale, sous forme de sénatus-consulte organique, allait être substituée à la Constitution de l'an VIII.

De celle-ci, rien ne subsiste pour ainsi dire que quelques noms et des mots : les listes de notabilité, sont remplacées par des assemblées de canton, des collèges d'arrondissement et de département, dont 1 organisation est censitaire au point que l'élément démocratique y paraisse introduit par les légionnaires, et où un droit de suffrage illusoire, exercé sous le contrôle d'un président nommé par le Premier Consul, a pour unique effet la présentation de vagues candidatures ; le Tribunat est réduit à tiO membres, et divisé en sections ; le Corps législatif n'a plus de session obligatoire môme pour la loi des finances ; le Conseil d'État perd ses attributions politiques les plus importantes dévolues à un Conseil privé, sans indépendance, sans doctrine, sans autorité et dont la composition pourra varier chaque fois qu'il sera convoqué ; mais le Sénat, par contre, est grandi à un degré qu'on ne peut croire puisqu'il est investi du droit de compléter et d'expliquer la Constitution, du droit d'annuler les jugements des tribunaux, du droit de dissoudre le Corps législatif et le Tribunat. Il est vrai qu'il sera désormais présidé par les Consuls et qu'au Premier Consul appartient de le compléter à 120 membres, c'est-à-dire de nommer 54 sénateurs nouveaux, par suite, de modifier à son gré la majorité. De plus le Premier Consul reçoit le droit de faire grâce, le droit de ratifier les traités de paix et d'alliance, le droit de désigner son successeur, soit de son vivant, soit par acte testamentaire, le droit enfin, au cas de mort de ses deux collègues, nommés comme lui à vie, de présenter leurs remplaçants au Sénat chargé de les nommer.

Certes, les prérogatives accordées au Premier Consul sont immenses ; toutes les institutions de surveillance et de contrôle qui pouvaient lui faire une opposition de détail se trouvent supprimées : il n'y a plus, en fait, qu'une apparence menteuse de représentation nationale, et même le Conseil d'État, l'auxiliaire jusque-là le plus précieux de Bonaparte, se trouve, par suite de son opposition à la Légion d'honneur, exclus de la délibération des lois. Il n'y a plus en face l'un de l'autre que Bonaparte et le Sénat : celui-ci, grandi jusqu'à être le seul corps délibérant, maître, au cas que le Premier Consul disparaisse, des destinées de la nation, subordonné à la vérité et retenu par des liens multipliés, recruté, présidé, dirigé par le Consul, — incapable d'une résistance si sa fortune persiste, ouvert à toutes les défections si la fortune l'abandonne. Et quel rôle alors pourra y jouer pour entrainer les indécis, pour gagner et séduire les médiocres que la faveur de Bonaparte y aura placés, cette minorité qui se réserve, qui s'abstient en ce moment, qui se fait silencieuse et muette, mais qui ne désarmera jamais, qui attend son heure et, au lendemain de toute défaite, se trouvera telle qu'au soir de Marengo ?

Ces dangers, il semble que personne ne les voie. Joseph et Lucien, dans le sénatus-consulte où ils ont collaboré, envisagent seulement la solution de la question de succession, et croient pouvoir en triompher. Sans doute, leur désignation n'est pas obligatoire, mais nul ne doute que Bonaparte ne présente un membre de sa famille. L'unique objection qui a été faite à l'article XLII, c'a été qu'il a l'inconvénient de ne pas laisser au Premier Consul la faculté de varier, car il peut arriver dans sa famille des changements qui puissent changer l'ordre de ses préférences et qui seraient de nature à l'exiger.

Napoléon n'en parait point, il est vrai, aussi convaincu. S'il a accepté que la désignation figurât dans le sénatus-consulte, il y a, de lui-même, introduit un article où Joseph et Lucien, sans être nommés, sont directement visés : cet article (l'article LXII) porte : Les membres du Grand conseil de la Légion d'honneur sont sénateurs de droit quel que soit leur âge. Or, des membres du Grand conseil, Kellermann élu par le Sénat est sénateur ; les Consuls sont sénateurs de droit ; seuls, Joseph et Lucien ne le sont pas et n'ont pas l'âge constitutionnel. N'est-ce pas une façon de les constituer en dignité, de leur donner une place à part et en même temps de les réduire à l'impuissance en les noyant dans une Assemblée dont il se croit le maitre et où les quelques hommes qu'il pourrait avoir à redouter, étant ennemis de tout ce qui est Bonaparte, seront moins que tous autres disposés à subir l'ascendant de ses frères, à accepter leurs prétentions, à servir leur ambition ?

Là, plus de discussion publique, plus de tribune, plus d'occasion de discours pour Lucien réduit à une nullité dorée ; autour de Joseph peut-être, il est vrai, un semblant de parti, mais Napoléon ne craint pas Joseph ; il tient que, s'il forme un parti, ce sera le sien, qu'il y trouvera un appui loin d'y rencontrer une résistance. D'ailleurs, il compte peu avec le Sénat, quelque puissant qu'il le fasse en apparence.

Ainsi, d'une part, comme il le doit, comme l'idée de famille le lui impose, il aura établi ses frères dans une fortune et une position dignes de la sienne ; mais, en même temps, il ne partagera avec eux rien du pouvoir dont il est si jaloux ; il se sera acquitté à leur égard, il leur aura offert des sinécures bien ventées ; mais, quant à la succession, il est bien décidé à ne l'attribuer à aucun d'eux. S'il a accepté et peut-être désiré ce droit de désignation, c'est en se plaçant à son propre point de vue et non à celui de ses successeurs, quels qu'ils puissent être ; ç'a été pour augmenter son autorité, non pour en concéder une parcelle à qui que ce fût. S'il y avait nécessité qu'il se constituât un héritier, il ne se dépouillerait qu'en faveur d'un être qui ne pourrait lui inspirer aucun soupçon, en qui il se croirait assuré de ne rencontrer jamais aucune résistance, qui ne pourrait avoir aucune influence, aucune velléité politique, qui serait entièrement étranger à tout ce qui l'attache et le préoccupe, qui serait hors des choses si l'on peut dire, et en quelque sorte hors des temps.

Si, après avoir refusé l'hérédité en floréal, il l'accepte ou la réclame en thermidor, c'est qu'il s'est produit un fait qui a déterminé cette évolution de son esprit et, sans doute, qu'il s'imagine avoir le moyen d'opérer cette désignation sans qu'il en résulte un inconvénient pour lui-même, sans que ses frères, désormais Lien placés, puissent s'en révolter.

 

Louis était à peine marié depuis quelques jours et installé dans le petit hôtel de la rue de la Victoire prêté par Napoléon, que sa nature inquiète et soupçonneuse reprenait le dessus sur cette sorte d'amour qu'il avait cru éprouver pour Hortense. Qui sait ? Peut-être son amour ne pouvait-il prendre d'autre forme ; peut-être croyait-il en donner une preuve certaine ; peut-être était-il convaincu qu'agir comme il faisait, était le seul moyen d'assurer leur bonheur commun ? Partageant toutes les haines que les siens éprouvaient contre Joséphine, certain de sa rouerie, témoin de ses aventures à Milan et à Paris, il la détestait et la méprisait d'autant plus que son caractère à lui était plus droit, son honnêteté plus entière, son idéal de moralité plus élevé ; que, d'autre part, il était moins accessible aux qualités de grâce, de charme, d'enveloppement, de féminité, qui, si elles ne paraient point Joséphine de vertus, la rendaient désirable à beaucoup d'hommes et plaisante à la plupart. Il est vrai que ce n'étaient point des gendres et que, sur un fonds corse badigeonné de philosophie sentimentale et vertueuse, de telles sensations n'avaient point de prise. Louis n'admettait point les compromis, et déjà inquiet à la pensée que sa femme, étant la fille d'une telle mère, devait avoir hérité de ses instincts et de ses goûts, il se proposa — cherchant peut-être son bien à elle — de la détacher de Joséphine pour l'attacher plus intimement à lui. Jusque-là rien que d'explicable, d'habituel, de conforme à la nature masculine. Ce désir, nul homme, s'il est de bonne foi, qui n'avouera l'avoir éprouvé, et combien plus Louis en devait-il être obsédé, étant donnés son caractère et les inquiétudes légitimes qu'il ressentait ? Peut-être avec de la douceur, de l'habileté et du temps, fût-il parvenu à son but ; mais il fut d'autant plus maladroit qu'il était plus convaincu, d'autant plus brutal qu'il était moins expert, et que, ayant vécu bien moins avec des êtres qu'avec des livres, il prenait les réalités pour des romans et les romans pour les réalités. Il se crut en droit et s'imagina peut-être en devoir d'éclairer Hortense sur la conduite de sa mère et, comme il se heurtait là à ce qui était la grande tendresse, la véritable passion de sa femme, à ce qui avait été l'adoration, la joie, la lumière de son enfance et de sa jeunesse, il rencontra non seulement une résistance invincible, mais une indignation qui ne pouvait manquer de se changer en haine. Il ne comprit pas, insista, se butta, laissa échapper de ces mots inoubliables d'autant plus injurieux qu'ils sont plus vrais, d'autant plus cruels que leur portée est, en réalité, tout autre pour l'homme qui les prononce et pour la jeune femme — presque la jeune fille — qui les entend. Qu'une femme de quarante ans qui a vécu et qui a vu le monde, apprenne brusquement que sa mère, l'objet de son entier respect, a eu des amants, ce lui sera sans doute une douleur, une désillusion, ce lui paraîtra même une sorte de sacrilège, si elle-même n'en a point eus ; mais, en tout cas, l'expérience lui aura appris que ces choses arrivent et qu'elles sont ordinaires. Pour une jeune fille, et pour une fille telle qu'est Hortense, c'est l'effondrement si elle croit ce qu'on lui dit, c'est la banqueroute de son passé, c'est l'anéantissement de tous ses rêves ; si elle ne le croit pas, c'est la haine à jamais contre le calomniateur, et, qu'elle croie ou non, comment pardonner à son auteur une telle blessure ?

Et à qui se plaindre ? A qui se confier ? Près de qui pleurer ? Qui prendre pour arbitre ? — Sa mère ? Comment y penser ? — Son beau-père ? Comment l'oser ? — Son frère ? Comment le vouloir ? Il est des paroles qu'une fille ne peut prononcer, qui saliraient sa bouche, y seraient odieuses et maudites. Il faut les garder, les rentrer en soi, les cacher sous sa robe et s'en laisser dévorer le cœur.

Donc Hortense, sans un cri, sans une faiblesse, renfonce tout en elle, elle se fait une contenance vis-à-vis du monde ; elle va au bal, elle va aux spectacles ; elle laisse admirer son joli petit ménage ; elle donne si bien le change sur ses sentiments quo son institutrice, Mme Campan, déclare trouver la preuve que deux êtres vertueux, amis de l'occupation des talents et des mœurs sont heureux l'un par l'autre et ne peuvent manquer de l'être. Joséphine ignore tout et est pleine de confiance : Embrasse pour moi ton mari, écrit-elle de Lyon à sa fille. Dis-lui que je l'aime à la folie.

Louis, cependant, s'est réfugié à Baillon. Il est tout aux travaux à faire, perce des allées, construit des ponts et des chemins, rêve des achats de terres ou des échanges, arrange les appartements en donnant à chaque chambre une destination. Puis, tout à coup, il se dégotte, ordonne que l'on emporte tous les objets qui lui sont personnels, le linge, l'argenterie, les armes, et par les gens d'affaires fait chercher un acquéreur. Il est vrai que, quelques jours après, il achète encore diverses pièces de terre et en marchande d'autres, mais ce n'est point pour conserver sa propriété, c'est pour en tirer un meilleur prix.

Il est revenu à Paris, mais le 10 ventôse (1er mars) il prétexte l'arrivée de son régiment à Joigny et y va. Sauf une très courte apparition en germinal (avril) il ne repasse point à Paris. C'est de Joigny qu'il part directement le 18 floréal (8 mai) pour Bagnères-de-Bigorre où, par Lyon et Nimes, il arrive au commencement de prairial (24 mai).

Quoiqu'il soit l'homme le plus caché et le plus méfiant et que, mémo à ses amis intimes il ne s'ouvre point en confidences, il lui échappe pourtant, dans les lettres qu'il écrit chaque jour à Mésangère, des traits qui ne peuvent laisser aucun doute sur l'état de son esprit. En réponse à une étrange lettre de reproches que lui a adressée ce Mésangère, il écrit : Mon caractère, l'humeur où quelquefois les chagrins qu'on éprouve vous jettent, la situation où l'on est, m'ont peut-être donné quelquefois un air qui a surpris, mais il a dû ne pas durer longtemps. Tu me connais dès longtemps, tu dois m'excuser. Dix jours après, toujours pour la même querelle : Observe que ma conduite vient bien moins de mon caractère que de la position où je me trouve, position qui, ne me permettant pas de réfléchir à autre chose sérieusement qu'à ce qui me touche de si près, nie ramène à cela, si tût que je suis à mes affaires, même en les faisant, en parlant, j'étais souvent loin de ceux avec qui j'étais. Et enfin le 13 thermidor (1er août) cette explication : Tu as deviné ma position, mon ami, et cela n'était pas difficile pour toi. Je m'aperçois qu'elle me donne quelquefois de l'humeur et que, lorsque mon cœur est content et se plaît à écrire à un ami, ma pensée morose me fait écrire sur un ton triste, mais encore une fois il n'y a que ma mère, Fleury et toi qui puissiez vous en plaindre. Je m'observe avec tous les autres. Avec vous, dussiez-vous vous ficher à devenir bourrus, je ne le ferai jamais.

Nulle allusion plus précise à sa femme dont il ne prononce pas le nom, sauf pour affirmer qu'elle aussi désire la vente de Baillon ; sauf pour charger Mésangère de lui demander l'argent nécessaire pour solder les dépenses, plus une somme de 15.000 francs à mettre en réserve.

Ce ne sont pourtant pas les écritures qui manquent : chaque jour presque, Louis envoie à Mésangère (et il a une correspondance semblable avec Fleury) quatre grandes pages d'écritures ; mais, de ces quatre pages, deux ou trois sont consacrées à des dissertations philosophiques sur l'amitié ou à l'éclaircissement de querelles nées d'une phrase ou d'un mot d'une lettre précédente ; puis des conseils, des avis sur la carrière de ses amis, des axiomes : Je ne doute pas que, malgré tes craintes, tu ne satisfasses ceux dont tu dépens ; d'ailleurs, tant pis pour eux, si, en faisant son devoir, on ne peut leur plaire. Si cela était, il faudrait se féliciter de ne pas rester à un poste où il faut agir contre sa façon de penser ou son devoir. Ensuite, ce sont des commissions mystérieuses, des lettres à remettre en secret à sa mère, des ordres contradictoires au sujet de Paillon pour qui un acquéreur — et c'est Mme Bacciochi — semble trouvé à la fin de prairial (juin), puis, que Louis ne veut plus vendre, puis, qu'il veut vendre de nouveau. Cette mobilité dans la minutie, il la pousse à tout : ainsi, il donne à Mésangère ordre de lui envoyer de l'argent. Mésangère envoie cet argent en traites sur le receveur général du département : Je suis très fâché de cela, écrit Louis. Quelle idée ! Pourquoi chercher ce que je n'aime point ? Rien ne nie pèse comme d'avoir affaire aux agents publics. D'ailleurs je ne suis pas fort aise que tout le monde sache mes affaires. Rien n'était plus simple que de te faire donner des traites moitié sur Pau, moitié sur Auch. Il renvoie donc à Paris les traites sur le receveur général : mais, comme il quitte Bagnères dont les eaux ne lui conviennent pas pour aller à Barèges, les indications qu'il a données pour lui retourner des traites sous un nom supposé se trouvent erronées. L'argent, selon nouveaux ordres, arrive à Toulouse ; mais on ne veut point le donner sans justification. Il faudrait que Louis déclinât son nom et il s'y refuse : dix lettres sont pleines de cette affaire qui, grossie par lui à l'énorme, lui apparaît comme une machination singulière où peu s'en faut qu'il n'accuse le Premier Consul d'être mêlé. Et de même en est-il pour un certain portefeuille à écrire, pour des habits, pour les moindres détails de sa vie : de continuelles suspicions, de perpétuels mystères, des recommandations constantes de secret, le besoin de cacher ses livres, ses papiers, ses actions même les plus insignifiantes et les plus ordinaires.

Sa santé, en même temps, l'occupe à un point que l'on ne saurait croire : il essaye d'abord à Bagnères, puis à Barèges toutes les façons usitées de prendre les eaux ; enfin, on lui en indique une nouvelle qu'il croit lui être favorable : dès lors, il se tient à Barèges, il s'y établit, il y restera jusqu'à la fin de la saison. Consulat décennal, consulat à vie, plébiscite, hérédité, il semble ne s'inquiéter de rien : si Mésangère lui écrit qu'il est question de lui pour quelque grande fonction : Je suis bien loin, répond-il, d'avoir le goût et les connaissances nécessaires à l'emploi que tu crois que l'on va me donner. Je n'accepterais certainement pas une mission qui m'éloignerait des pays chauds, de celui qui seul me convient.

Et c'est ainsi qu'il passe sa vie, du mois de mai au mois d'octobre, du 18 floréal an X aux premiers jours de vendémiaire an XI.

 

Abandonnée par son mari dès le second mois de son mariage (ventôse X, mars 1802), Hortense a été amenée forcément à se rapprocher de sa mère et de son beau-père au point de confondre presque son existence avec la leur. Lorsque le Premier Consul et sa femme sortent ensemble, visitent quelque monument, assistent à quelque fête, vont à quelque spectacle, Hortense est en tiers avec eux ; son existence s'écoule bien plutôt aux Tuileries et à Malmaison qu'à l'hôtel de la rue de la Victoire où elle ne rencontre à : présent que des souvenirs pénibles. Au petit couvert, elle s'assied seule entre sa mère et le Consul ; aux grands repas priés, il n'y a d'abord en femmes que sa mère et elle ; puis, quand peu à peu s'introduisent quelques femmes de conseillers d'État et de préfets du Palais, quand à partir du 1er ventôse (20 février) arrivent les ministresses, quinze jours plus tard, les femmes des généraux de la Garde et des aides de camp du Consul et, depuis le 15 germinal (25 avril), les femmes des ministres étrangers et les dames présentées, tout naturellement, elle est nommée la première après sa mère, car, malgré tout, elle est restée de la maison, si bien qu'au lieu de la nommer Mme Louis, les domestiques se prennent encore à l'appeler Mlle Hortense. De la maison, elle fait les honneurs, si l'on peut dire, tant que Mme Bonaparte est une simple particulière ; elle reçoit les honneurs, à partir du moment où est formée une sorte de cour : ainsi, au grand cercle diplomatique du 28 germinal (18 avril), le soir de la fête du rétablissement du culte, Hortense a son jeu, en face de sa mère, comme sa mère et seule avec elle.

Outre le sentiment d'affection tendre qu'il a voué à celte enfant, d'abord pour Joséphine, ensuite pour elle-même, pour sa grâce, sa jeunesse, sa fraîcheur, le bon sens de son esprit et la droiture de son caractère, Napoléon éprouve vis-à-vis d'elle un double sentiment, fait d'une grande pitié et peut-être d'un peu de remords : pitié, car, quelle position, celle d'une jeune femme abandonnée ainsi, au lendemain du mariage, sans qu'elle ait commis une faute ou en quoi que ce soit donné prise sur elle ! — remords ; car Napoléon devait savoir comme était son frère, quelle tête et quel caractère il avait, et pourtant, non seulement il avait consenti à ce mariage, mais il y avait donné les mains. Il se sent donc responsable vis-à-vis de sa belle-fille et il l'a accueillie et recueillie avec d'autant plus d'empressement.

Mais ce n'était point assez encore qu'elle fût, entre Joséphine et lui, un tiers agréable, utile même et presque nécessaire ; que, par sa jeunesse, qui malgré toutes les douleurs avait, à des moments, ses saillies et gardait son agrément, elle égayât la monotonie des soirs, qu'elle apportât un entrain dans les parties de Malmaison, qu'elle mît dans les salons et dans le parc la séduction de sa démarche, la légèreté de son pas, l'envolement de sa robe blanche, il y avait bien mieux et bien plus : Hortense était enceinte, et cet enfant qu'elle portait, cet enfant sans père, n'était-ce pas pour Napoléon l'héritier attendu ?

Un orphelin, ce petit être ! La grossesse était déclarée quand Louis a quitté Paris en ventôse ; car, à ce moment juste, Mme Campan écrit à Hortense : Prenez bien garde aux imprudences : le premier enfant bien venu, vous pourrez en faire une douzaine si cela vous convient, sans avoir les mêmes craintes ; mais prenez bien garde au premier. Cela n'a point arrêté cet étrange mari, ne lui a point donné une inquiétude, ne lui a pas causé une préoccupation. Pas une fois, dans ses lettres quotidiennes à ses amis, il n'a parlé de sa paternité future. Pas une fois, il n'a exprimé le regret que sa santé l'empêchât de revenir. Il semble entièrement désintéressé et paraît absolument insensible.

Napoléon est donc fondé à penser que, ce petit être, — si c'est un garçon, — on le laissera le former, l'élever à sa mode et que, n'avant point d'enfant à lui, il aura au moins l'illusion qu'il est père. Tout l'été, tout l'automne, Hortense le passe à Malmaison avec son beau-père. C'est elle seule qui, durant que Joséphine prend les eaux à Plombières, du 26 prairial (15 juin) au 20 messidor (9 juillet), est chargée de faire les honneurs et de recevoir les gens. C'est elle qui préside aux jolis concerts où chantent Lazzerini, Martinelli, Palamagni, Mmes Bolla et Strinasaechi ; elle qui arrête la grande représentation où les Bouffons italiens inaugurent la nouvelle salle de Malmaison ; elle qui met en mouvement la troupe de comédie, la recrute et la style ; elle qui, pour les débuts, choisit le Barbier de Séville, qui parait en Rosine, une Rosine que ne gâtent point ses cinq mois de grossesse et qui, sous cet agréable costume, retrouve la sveltesse de sa taille comme elle a gardé l'ingénuité maligne de son sourire.

Et dans les lettres que Napoléon écrit à Joséphine absente, comme on voit la place que l'aimable fille prend dans sa vie, comme la société qu'elle lui tient lui est agréable et douce. Ce qu'elle imagine pour le distraire, ce qu'elle fait, ce qu'elle dit, tout lui plaît d'elle. Hortense, d'ailleurs, sait au mieux ce qui convient et, par le tact, les façons, la politesse, il n'est personne qu'elle ne satisfasse.

Et pourtant, cette absence prolongée de l'époux, après un si court temps de mariage, cette habitation sous le même toit, dans une intimité de toute heure, d'un beau-père de trente ans et d'une belle-fille de dix-neuf, n'est-ce point pour fournir beau thème à la calomnie ? D'où part le premier trait ? N'est-ce point de la famille même du Consul ? La baille d'Elisa et de Lucien contre Joséphine, la rivalité de pension entre Caroline et Hortense, la prise en gré des Beauharnais par le Consul, dont enragent les Bonaparte, n'est-ce point assez ?

Aussi bien, pour la médisance, les émigrés rentrés à qui Napoléon vient de rendre leur patrie et leurs biens, n'ont pas besoin de professeurs et bientôt, dans les salons nouvellement rouverts du faubourg Saint-Germain, c'est un article de foi que le Premier Consul est l'amant de sa belle-fille, l'a rendue enceinte, l'a fait épouser à son frère et continue à vivre avec elle. Nul ne s'avise de calculer l'époque des noces et le temps de la grossesse. Qu'importe ! Ce qu'il faut, ce n'est pas que la chose. soit vraie, c'est qu'elle soit crue déshonorer une jeune femme, atteindre en quelque chose de son prestige un bienfaiteur gênant, se libérer en quelque sorte vis-à-vis de lui en le déclarant indigne de reconnaissance et en le montrant comme un criminel, n'est-ce pas un noble but ?

De ce faubourg Saint-Germain, dont les fenêtres sont ouvertes sur la Tamise, la nouvelle tombe à Londres. Ce que chuchotaient les beaux messieurs et les belles darnes, les gazetiers l'impriment et cela fait le tour de l'Europe. Les caquets des salons avaient laissé Bonaparte assez calme. Peut-être même ne lui déplaisaient-ils pas absolument. A sept mois, Hortense avait craint une fausse couche, Joséphine s'en lamentait à cause de ces bruits qu'on faisait courir : Ces bruits, dit Napoléon, n'ont été accueillis dans le public que parce que la nation voudrait que j'eusse un enfant ; mais l'imprimé a cet effet sur lui de lui montrer la calomnie réalisée, définitive, presque historique, ou, du moins, de nature à s'imposer à l'histoire ; ainsi, elle ne lui devient pas seulement odieuse, mais insoutenable. Dans cette guerre d'injures que mènent contre lui les journalistes d'outre-Manche, — Anglais et Français, Français surtout, — cette attaque le surprend, si blasé qu'il puisse être et le touche au vif. Il s'agit ici d'une jeune femme, d'une femme qui lui tient de près, qui est presque sa fille, qui porte son nom, dont il est l'unique protecteur, qu'il affectionne et qu'il respecte. Le sentiment qu'il éprouve n'est point celui du chef d'État insulté par un pamphlétaire, c'est celui de l'homme d'honneur, du gentilhomme, du soldat qui voit couvrir d'ordures la femme à laquelle il donne le bras, et qui ne peut la défendre ni la venger. C'est, chez lui, un enragement, l'occasion d'une colère sourde et persistante, d'autant plus cruelle que, sans répandre encore et accréditer la calomnie, il ne peut en avouer le motif et qu'il ne peut la soulager, ni en dictant des phrases de combat, ni en mobilisant des armées.

Il veut à la fois qu'Hortense ignore ces calomnies — et, en effet, elle les ignorera jusqu'en 1809, et ce sera lui -qui les lui révélera — et que l'innocence entière de sa belle-fille apparaisse et soit démontrée. Pour cela, avec quelle suite, avec quelle persistance et quelle rouerie, peut-on dire, il s'ingénie à trouver de petits moyens !

D'abord, il ne juge point convenable que Hortense, au cas même où Louis ne reviendrait, point vivre avec elle, habite les Tuileries ; d'autre part, elle ne peut continuer à occuper le petit hôtel qu'il lui a prêté, trop médiocre pour le train qu'il lui faut, incommode en ses distributions et plein de souvenirs pénibles ; mais, tout près, dans la même rue, une maison est enviable, — maison d'impure, il est vrai, comme était la maison de Julie Carraud, mais autrement somptueuse et logeable. C'est, au numéro 16, le petit palais que fit construire à la gloire de ses charmes, par une société de ses adorateurs, Anne-Victoire Dervieux, la Dervieux de l'Opéra ; une maison entre cour et jardin avec un jardin de plus d'un arpent (55 ares), qui va jusqu'à la rue Saint-Lazare, et qui, décoré de treilles, de statues, de temples, d'un petit étang, d'un pont chinois surmonté de rochers, d'un kiosque, d'une grotte et d'une serre chaude, a des aspects ombreux de parc lointain. Et c'est la merveille, le pavillon élevé d'un étage sur rez-de-chaussée, qui, sur la cour, montre en façade ses quatre colonnes engagées, qui, sur le jardin, s'arrondit pour un de ces précieux salons en rotonde qui restent la trouvaille suprême des architectes du dernier siècle. Trois pièces, pour la réception, sur la grande façade, puis, le jardin s'étendant encore à droite derrière les écuries, une salle à manger ajoutée, ouvrant sur un parterre qui semble en continuer la perspective.

Rien à reprendre aux petits bâtiments en ailes sur la cour, venant rejoindre la porte d'entrée ; aux écuries rejetées dans une seconde cour encochant largement la propriété voisine, mais c'est la décoration de l'hôtel même qu'il faut voir Bellanger, l'architecte, l'ancien amant de Sophie Arnould, l'a exécutée en ce joli style antique qui est vraiment, qui est seul le style Louis XVI, et qui, sauf une touche plus spirituelle et plus moderne aux figures semblerait un décor de la Renaissance, car il s'inspire des mêmes modèles et procède des mêmes études. Sur les murs nus, de stuc d'un seul ton, s'engagent des colonnes minces, chargées de blanches arabesques, interrompues à places réglées par des médaillons de couleur ; au-dessus des portes, bas-reliefs blancs sur fonds soutenus ; aux plafonds, plus chargés, compartiments à décors de stuc encadrant des tableaux. Très peu de meubles, presque pas : plus un décor est important et rare, moins on doit en cacher. C'est ici le chef-d'œuvre de Bellanger, qui s'employa si bien à décorer la maison qu'il devint parfaitement amoureux de celle qui en était la maîtresse, et, la Révolution survenant, comme il n'avait point de préjugés, il l'épousa. Avant cette fin, le 21 mai 1793, la Dervieux avait vendu sa maison à M. Vilain XIIII, lequel la garda tout le temps des troubles et la revendit seulement le 14 fructidor an VIII (1er septembre 1800) au citoyen Jean Simons, le carrossier de Bruxelles, et à sa femme, Anne-Françoise-Élisabeth Lange, la Lange qui fut moins célèbre encore comme sociétaire des Français que comme grande impure. Ceux-ci augmentèrent considérablement le jardin et, un peu contraints, dit-on, cédèrent l'ensemble, moyennant 184.000 francs, le 8 thermidor an X (27 juillet 1802). L'acte fut passé au nom de Louis et d'Hortense ; les fonds furent faits par Napoléon. Louis, toujours à Barèges, ne s'en émut point, sauf pour recommander une fois de plus à Mésangère de ramasser chez lui tous ses papiers déjà déménagés trois fois en six mois — et, sur la vie, de ne les remettre à personne.

Cela était fort bien pour les convenances à venir, mais, dans le présent, chacun restait convaincu que Mme Louis était accouchée et que l'on tenait la chose secrète pour laisser accomplir le temps légal de la grossesse. Napoléon, assez peu friand de divertissements à l'ordinaire, encourage vivement que, à l'occasion de sa fête, l'on donne la comédie à Malmaison. Hortense avec sa troupe, y représentera une petite pièce d'Alexandre Duval. Par hasard, le nombre des invitations se trouve doublé ; il y a presque foule. Et, après le spectacle, on danse. Hortense sait que son beau-père n'aime point voir danser les femmes enceintes ; elle reste donc à sa place, refuse les invitations ; mais le Consul vient à elle, insiste, ne se tient point pour battu, revient, prie, ordonne presque : elle danse enfin... Et le lendemain, cette note au Journal des Débats : Il a été représenté à la Malmaison pour la fêle du Premier Consul une petite pièce du citoyen Duval. Mme Louis Bonaparte y a joué, quoique grosse de sept mois, et a dansé plusieurs contredanses après la pièce ; et au Journal de Paris des vers gentiment tournés, et vers et note reproduits par toutes les gazettes de la République.

Mais le mari ! Que dira-t-on s'il n'assiste pas à l'accouchement ? Or, Louis n'a guère envie d'avancer son retour. D'après ses lettres, il compte rester à Barèges jusqu'au 1er vendémiaire an XI (23 septembre) et revenir ensuite à toutes petites journées. N'a-t-il point à ménager sa précieuse santé et veut-on qu'il perde le bénéfice de sa cure ? Courrier sur courrier, un ordre enfin ; Louis se décide. Au début de vendémiaire, il est à Paris et le 18 (10), à 9 heures du soir, dans la maison Dervieux où elle est installée, Hortense accouche d'un garçon. C'est Louis qui, le 23 (15 octobre), fait sur sa réquisition, dresser l'acte de naissance de Napoléon-Charles auquel signent comme témoins le Premier Consul et Joséphine, et, en tête de la rubrique Paris, à la date du 21 vendémiaire (13 octobre) le Moniteur publie cette note : MADAME LOUIS BONAPARTE est accouchée d'un garçon le 18 vendémiaire, à 9 heures du soir. C'est la première fois que le Moniteur fait les honneurs des petites capitales à quelqu'un de la famille.

La venue de cet enfant parut détendre un peu pour le moment les rapports entre Hortense et son mari. Louis aima son fils de la façon dont il était capable d'aimer, mais autant qu'il pouvait le faire. Il l'a dit, écrit, déclaré, prouvé. Or, s'il avait eu le plus léger doute sur sa paternité, croit-on, étant donné son caractère, qu'il n'eût point fait un éclat ? Avec quelle minutie il a dû rapprocher les dates, calculer les époques, rechercher les indices, remémorer ses sensations ! Il était si bien convaincu que, à la fête de sa femme, la Sainte-Eugénie, le 15 novembre (24 brumaire), il voulut se signaler. On m'a dit, écrit Mme Campan à Hortense, que M. Louis avait Pété avec vélite et sensibilité la mère de son cher petit. J'en ni été ravie ; elle l'aura été aussi sûrement ; sou cœur est sensible, il aura été très ému : mais je la connais bien celte maman du cher Napoléon au berceau, l'aura-t-elle témoigné ? Voilà une question qui sent l'institutrice, j'oserais ajouter la mère bien tendre. Je sais que les âmes simples, tendres et élevées sentent beaucoup et dédaignent la démonstration ; mais ce qui part de qualités estimables devient quelquefois un défaut dans la vie habituelle. Pardon, ma chère Hortense ; ces réflexions partent du fond de mon cœur seulement, car on m'a dit que les larmes perlaient dans vos yeux au moment de la surprise, et j'ai été charmée qu'elles soient venues trahir votre habituelle retenue.

Ainsi, c'est à Hortense outragée au fond de son cœur dès le premier jour, abandonnée depuis huit mois par son mari, que Mme Campan reproche de se montrer insensible aux revenez-y d'un tel époux ! En vérité, si son institutrice, sa mère bien tendre, la juge ainsi et avec cette clairvoyance, que doit-elle attendre des autres ? Napoléon est plus juste : lorsqu'il règle en l'an XI le traitement de la famille, au lieu d'inscrire Louis pour la somme totale qu'il alloue an ménage, il porte M. Louis Bonaparte pour 60.000 francs et Mme Louis pour une somme égale ; cela prouve au moins qu'il n'est pas dupe.

Et désormais, n'est-on pas en droit de penser que si, en thermidor, Napoléon a fait ce premier pas légal vers le règlement de la succession, c'est que, dès ce moment, il a formellement arrêté sa pensée sur cet enfant à naître qui, il n'en doute point, sera un garçon. L'état de santé physique et mentale de Louis l'a conduit à écarter l'hypothèse, presque admise par lui l'année précédente, de le choisir pour son successeur, et, au lieu de puiser dans sa propre génération, — ce qui évoque une idée de mort prématurée, — il ira chercher un héritier dans la génération qui le suit, qui est déjà la postérité et qui, devant lui, recule, presque à l'infini, le terme fatal de ses destinées.