NIVÔSE. - FLORÉAL AN X (Janvier. - Mai 1802.) La Paix. — Sentiments de la nation. — Les soldats. — Le paysan. — Le bourgeois. — Les ouvriers. — Les mécontents. — Coups de théâtre. — Enthousiasme pour la Paix et le Premier Consul. — Préparation du Consulat à vie. — Insignes (lu Premier Consul. — Maison civile. — Présidence de la République italienne. — L'unité italienne. — Consulte de Lyon. — L'aristocratie italienne. — En France, poussée démocratique, opposition parlementaire. — Éléments constitutifs de l'opposition. — Ses actes. — La lutte ouverte. — Observations. — La session de l'an X. — L'opposition irréconciliable. — Le Corps législatif. — Le Tribunat. — Le Sénat. — Les généraux. Bernadotte. — L'Armée de l'Ouest. — Dangers pour Bonaparte. — Son impuissance dans le Parlement. — Nécessité de s'y créer un parti. — Rentrée en scène de Lucien. — Lucien et Napoléon. — Les discussions. — L'entente. — Lucien monarchiste. — Préparatifs du coup d'État. — Cinquième sortant du Tribunat et du Corps législatif. — Procédés renouvelés de la Convention. — Le Sénat grand électeur. — Retour de Lyon. — L'opposition domptée. — Rôle de Lucien. Articles du Mercure. — Lucien au Tribunat. — Les sections du Tribunat. — Vote du Concordat. — Complots contre Napoléon. — La cérémonie de Notre-Dame. — Conspiration de Rennes. — Bernadotte. — Le Consulat à vie. — Vœu du Tribunat. — Réponse du Sénat : la prorogation. — Réplique de Bonaparte : le plébiscite. — L'arrêté du Conseil d'État. L'hérédité. — Napoléon repousse l'hérédité. — Ses motifs. — Colère de Joseph. — Certitude qu'il a de réussir. La Paix ! Était-ce vraisemblable ? Était-ce possible ? Depuis neuf ans, à travers toutes les fortunes, tantôt envahie jusqu'aux portes de Paris, tantôt envahissante jusqu'aux portes de Vienne, déchirée au dedans par les factions, menacée au dehors par les nations coalisées, subissant à la fois toutes les violences des discordes civiles et des discordes politiques : révolution agraire, confiscation et banqueroute mobilière, persécution religieuse, luttes de classes, intrusions de l'étranger, conspirations des partis, brigandages individuels ; la France — et chacun des Français — a traversé toutes les misères, subi toutes les angoisses, éprouvé toutes les terreurs : famine, maximum, réquisitions, les fusillades, la guillotine et, en ce temps où l'horreur d'être soldat était presque universelle, tout le monde soldat, sous peine de mort. Le paysan a tout supporté, tout enduré pour garder la terre qu'il avait prise — bien de nobles et de prêtres. Pour cela, il a donné ses fils, il a même donné de son argent. Il a, sauf en des provinces, renié pour cela sa religion, son roi, sa langue, ses coutumes. Il a, pour cela, passé sur les tyrannies qui lui sont les pires, celles qui pénètrent en sa maison et sa vie, comptent ses sous, pèsent ses sacs, nombrent ses bues ; il a souffert, l'inquisition achevée, qu'on lui prît tout ce qui était de récolte pourvu que le fonds lui reste. Ses fils, au paysan, ont plus encore souffert et trimé. En combien d'hôpitaux, combien de cimetières, combien de laudes désertes, de bois noirs, de ravins neigeux, en a-t-on couché de ces gars de France ? Pauvres petits gars aux yeux clairs, croit-on qu'ils soient allés de bon cœur aux batailles ? Les premiers volontaires peut-être, parce qu'ils ne savaient pas, qu'ils croyaient que ce serait un coup de collier, que ça durerait un mois ou deux, qu'ils voyaient depuis trois ans autour d'eux jouer à la garde nationale et qu'ils imaginaient que c'était cela, titre des soldats. Combien rares parmi eux les prédestinés, ceux qui, d'instinct, de goûts, d'aptitudes, par leurs qualités et leurs vices, par la tournure de leur esprit et la force de leur Lime, étaient de naissance des hommes de lutte, des destructeurs, avaient la vocation guerrière, le tempérament de combativité ! Cette couche, comme elle est vite épuisée et comme, en réalité, elle est peu profonde ; comme, à travers les temps, en un même pays, elle reste identique, suffisante à peine pour fournir de cadres inférieurs et d'un certain nombre de soldats de métier une armée telle que l'armée de 1789, l'armée de 1805, l'armée de 1839, l'armée de 1855 ! — Et, tout de suite après, viennent ceux qui sont soldats par soumission, puis ceux qui sont soldats avec répugnance, enfin ceux qui ne veulent point être soldats. Des soldats par soumission, combien morts, non tant du feu de l'ennemi que de maladie et de misères ! De ceux qui servent avec répugnance, combien partis, désertés, rentrés chez eux ! Et de ceux qui ne veulent point servir, combien cachés avec la' complicité de tous les leurs, errant dans les bois, perdus dans la montagne ! En ce temps où aller à l'armée, c'est aller à la guerre, où l'on est soldat pour se battre, le nombre des jeunes gens qui dans le peuple, et surtout dans la bourgeoisie, veulent sincèrement, librement être soldats, qui y vont pour leur plaisir, qui y sont pour leur compte, est infime. Par la Terreur, volontaires et réquisitionnaires sont maintenus sous le drapeau, mais avec quelle peine ! Sitôt un peu de relâche dans le gouvernement, les armées fondent. Au début du Consulat, Bonaparte est, chaque jour presque, obligé de faire des appels à l'honneur, des adresses aux réfractaires, promettant que cela ne durera pas, que c'est l'affaire d'une campagne, et, comme il compte peu sur les mots, en même temps il met en branle préfets et gendarmes. Une fois les réfractaires rentrés au régiment, on prend des mesures pour les garder, on les dépayse, on prévient par tous moyens les désertions, on applique des lois terribles ; mais, l'occasion se présentant, rien n'y fait. Pour tous ceux-là, soldats malgré eux, la Paix, c'est la rentrée au village et, pour les parents, c'est le travailleur qui revient, l'ouvrier qu'on ne paye point et qui va mettre en valeur la bonne terre enfin acquise, enfin assurée, la terre pour qui l'on a tant souffert ! C'est là le principal, l'unique objet que voit le paysan de France et qu'il touche : la Révolution agraire consommée. Cette Paix, c'est le titre de propriété incommutable de sa terre. Et, sur ce morceau de terre qui lui tient plus au cœur que femme et enfants, il suffirait qu'on l'inquiétât pour qu'il se soulevât, risquât à nouveau quinze ans de guerre, et, lui qui eu a l'horreur, l'affrontât presque joyeusement. Le bourgeois, non celui de Paris, mais celui des villes de province, surtout des petites, presque rurales, est, au même, degré que le paysan et pour les mêmes causes, intéressé à la Paix : c'est lui, le plus souvent, qui a acheté les grandes terres, les châteaux, les abbayes, pour les dépecer ensuite aux paysans, garder la meilleure part et l'avoir pour rien. De là, dans la France presque entière, son attachement sincère à la Révolution, sa joie de la Paix qui lui garantit son bien. De là, un très vif enthousiasme pour Bonaparte, tant que Bonaparte ne lui demandera point ses Cils pour l'armée. Cela il ne l'admet point ; il n'a point fait des enfants pour cela ; il ne s'est point enrichi pour qu'ils prennent ce métier de meurt-de-faim. Il consent à payer, il fournit, en rechignant déjà, un remplaçant, mais la conscription, le service obligatoire, le service personnel, quelle horreur et quelle profanation I Tout plutôt que cela ! Dans les villes, pour les ouvriers et les commerçants, l'impression sans doute est moindre, parce que, pour eux, la Révolution ne s'est point faite tangible, que la Paix leur apporte seulement la libération de l'esclavage militaire, l'espérance que les affaires vont reprendre, qu'on va commercer, gagner, s'enrichir. Bien plus éprouvés que le paysan par les banqueroutes de l'État et par les banqueroutes individuelles, bien plus touchés que lui par les désastres des assignats, ils n'ont, en fait, tiré de la Révolution que des mots, des rêves, du vent. Mais ce sont des rêves d'autre espèce que la Paix leur apporte, des rêves d'orgueil et de vanité, des rêves de grandeur acquise et de travail assuré, la certitude que leur nation est la première au monde, la seule. La Paix donc est une joie, un enthousiasme, un enivrement pour tous, hormis pour quelques soldats de métier qui n'ont point fait une suffisante fortune ou qui ont mangé à mesure celle qu'ils avaient faite, pour quelques ambitieux insatiables ou pour quelques mécontents incorrigibles. A ceux-là, le Premier Consul, d'ailleurs, garde Saint-Domingue à conquérir, la Louisiane à occuper, des terres lointaines à saisir ; à ceux-ci, il réserve des traitements de généraux en chef, des places diplomatiques et de larges présents : ils ne sont, d'ailleurs, dans la nation et dans l'armée qu'une minorité infime ; mais, avec cette minorité, il faut compter. Car, de cette même classe d'où sont sortis les Dumouriez et les Pichegru, l'on verra sortir les chefs de cette conspiration permanente qui, prenant tous les masques, le républicain comme le royaliste, acceptant toutes les alliances, provoquant même celle de l'étranger, épiant sans cesse l'instant où faiblira la fortune de la France, suivra Napoléon au travers de ses succès et de toutes ses gloires et finira, en coalisant contre lui les bas intérêts, les viles rancunes et les haines ignobles, par le mettre à bas et l'écraser. A ce moment, ils en sont à l'attente, aux jalousies sourdes, aux confidences à l'oreille, aux insinuations que seuls ils sont patriotes et républicains, car, de parler haut contre lui, à cette heure d'universel applaudissement, qui l'oserait ? Si le Premier Consul a cherché la mise en scène, s'il a prétendu frapper au profond l'imagination des peuples, s'il a voulu émouvoir la nation et enter sa gloire dans la mémoire des hommes, comment mieux eût-il pu s'y prendre ? Chaque semaine, pour ainsi dire, à partir des premiers jours de l'an X, un matin, Paris s'éveille secoué par le canon ; les trompettes sonnent à travers la ville que les préfets et les maires parcourent en cortège proclamant un traité nouveau, et, de Paris, la nouvelle est rejetée en écho par les villes, les bourgs, les villages. La Paix ! la Paix ! la Paix avec l'Autriche, la Paix avec le Portugal, la Paix avec les Anglais, la Paix avec les Russes, la Paix avec la Turquie, la Paix, l'universelle Paix que Dieu bénit moins que les hommes ! Cette Paix, chacun veut la voir, la toucher, la France entière en veut des représentations ou des allégories. Ce n'est point flatterie ni besogne policière, les images où les graveurs ne suffisent point, que le public s'arrache, qui, en quelques jours, doublent, triplent de prix, les imprimeurs ne pouvant répondre aux demandes. Toute vieille planche qui prèle à l'allusion se rajeunit en quelque endroit pour dire la Paix, le triomphe du Peuple Français et la gloire de Bonaparte. Car, de la Paix à l'auteur de cette Paix, le pas est vite franchi. Il n'est si pauvre maison ou si riche, où l'on ne veuille avoir sous les yeux son buste, son médaillon, une représentation de lui. Il y en a pour toutes les bourses, pour tous les goûts : des bustes en plâtre, des bustes en bronze, des bustes en marbre, des bustes en biscuit, en porcelaine coloriée, en faïence sous couverte, en composition, en terre cuite, en ivoire ; des médaillons de toute dimension et de toute matière, depuis les grands de Boizot et de Chinard jusqu'aux minuscules de Corriguer ; les estampes en tel nombre, en telle profusion qu'il est impossible d'en dresser l'inventaire, impossible, après moins de cent ans, d'en connaître l'entière collection. Jamais, à nul moment de sa vie, il n'apparut aux yeux de la nation, de la nation tout entière, entouré d'une telle gloire : Bonaparte vainqueur et pacificateur. A tous égards, l'instant est donc opportun pour consolider
son pouvoir et l'asseoir d'une façon qui semble définitive. Il s'y prépare
et, par quantités de moyens, il y prépare l'opinion. N'est-ce point un
symptôme qui doit frapper l'attention, lorsqu'il prend dans son costume
certains insignes qui n'ont été jusque-là réservés qu'aux seuls rois de
France ? Dès le 14 vendémiaire an X (6 octobre
1801), il a écrit au ministre de l'Intérieur de
lui faire préparer un sabre de dimensions médiocres, qu'il pût porter dans
les grandes cérémonies, et qui fût d'accord avec les usages et les formes
civiles du costume consulaire et dessiné de manière à avoir pour ornements le
Régent et d'autres diamants d'un aussi grand prix. Cette commande, il
juge à propos de l'annoncer dans le Moniteur : Le Diamant dit le Régent, qui, pendant la Révolution,
avait été mis en gage, a été retiré par le gouvernement... Ce diamant, le plus beau que l'on connaisse, a été jugé
digne d'être mis sur la garde de l'épée, marque distinctive des Premiers
Consuls. Le luxe et la parure des diamants ne conviennent, il est vrai,
qu'aux femmes, mais le Régent, par sa grandeur, sa beauté et sa rareté, fait
exception. Et cette épée que Boutet, le célèbre armurier de
Versailles, avait établie pour la somme de 6.689 fr. 21 c., où Nitot avait
monté le Régent accompagné des plus beaux diamants du Trésor, le Premier
Consul la montre volontiers aux ambassadeurs et aux généraux qu'il reçoit à
sa table : Vous voyez, messieurs, l'épée du chef du
Gouvernement français ; elle contient pour quatorze millions de diamants
; et l'épée passe de main en main, donnant à qui la tient le symbole de l'esprit nouveau, la glorification de la
force militaire, figurée par l'inconcevable richesse d'une épée. Certes, une telle épée suffit à la parure d'un Consul à vie et même d'un Roi : elle vaut autrement qu'une couronne ; elle n'est pas, comme le dit Bonaparte, l'insigne des Premiers Consuls, car quel, n'ayant point fait la guerre, ou l'ayant faite sans une gloire sans pareille, oserait la ceindre ? Au flanc de Bonaparte, les diamants qui l'ornent peuvent briller de mille feux : ils n'éteignent pas sa gloire, et le sabre tout uni qu'il portait à Lodi, aux Pyramides ou à Marengo, est bien plus précieux ; à lui seul convient donc un tel glaive et le présenter ainsi, n'est-ce pas affirmer du même coup que lui seul en est digne ? Mais ce n'est point assez qu'un insigne unique en son genre et qui, soi seul, marque un pouvoir quasi royal et plus que royal ; il faut à présent au Premier Consul une maison civile et des chambellans. Jusque-là, sa maison a été exclusivement militaire, composée uniquement de ses aides de camp. Sans doute, un conseiller d'État, le ci-devant ministre de l'Intérieur Benezech, faisait, près des Consuls, office d'introducteur des ambassadeurs et de maître des cérémonies, mais rien ne le distinguait de ses collègues du Conseil, c'était une fonction d'État qu'il remplissait près du gouvernement ; il n'y avait rien là de domestique, rien qui fût même particulier à Bonaparte. D'ailleurs ni les attributions exactes de Benezech, ni l'étiquette, n'ont été réglées ; on ignore même quelle appellation officielle il convient de donner au Premier Consul et quel rang chacun doit occuper dans les cérémonies. La désignation d'abord timide, ensuite plus franche, de deux, puis de quatre préfets du Palais ; la nomination d'un gouverneur du Palais ayant les pouvoirs et les fonctions d'un grand maître de la cour ; la réglementation des titres et des uniformes ; l'établissement d'une étiquette sévère qui proscrit qu'on s'assoie ou qu'on se couvre dans le palais ; l'accroissement du personnel intérieur, l'organisation des réceptions, l'augmentation de la Garde, les commandants qu'elle reçoit, les uniformes dont elle est parée, tout ce qui se passe aux Tuileries, annonce la formation d'une cour, le progrès de l'idée monarchique, la transformation de la magistrature temporaire dont Bonaparte est revêtu en une sorte de dictature viagère. S'il est besoin qu'il fournisse de ses intentions une indication plus précise encore, ne la donne-t-il point lorsque, tout de suite après le mariage de Louis, il vient à Lyon se faire conférer par la Consulte cisalpine le titre, la dignité et le pouvoir de président de la République italienne ? Mais il n'en va pas en France comme en Italie : en Italie, la Constitution qu'ont souhaitée les patriotes les plus instruits et les plus intègres, a pour objet principal, unique peut-on dire, qu'il y ait une Italie. Lorsque, à la Consulte de Lyon, on lit l'intitulé de la Constitution cisalpine : Italienne ! Italienne ! jette une voix inconnue et, de banc en banc, le cri court dans une acclamation. Pour la première fois, la nation s'affirme ; mais encore faut-il que, dans un moule unique que chauffera l'unique fondeur, soient jetés les royaumes, les principautés, les duchés, les fiefs, les républiques à forme oligarchique ou démocratique, tous ces débris d'États dont il faut faire une patrie. Cette division à l'infini qui crée l'impuissance ; cette rivalité continuelle qui cause la ruine ; cette diversité de lois, de monnaies, de mesures, de patois qui empêche qu'on s'approche, qu'on s'unisse, qu'on commerce, qu'on s'entende, c'est cela d'abord, avant tout, qu'il faut abolir. C'est pourquoi, rejetant hautement la forme fédérative que les Français croient toujours, à priori, la mieux adaptée au tempérament italien parce qu'ils voient le passé et ne veulent pas regarder l'avenir, les hommes d'État, les patriotes cisalpins, voulant d'abord faire une nation, veulent d'abord un État centralisé — république ou monarchie, peu leur importe — mais où, sous une main ferme, s'éteignent les hostilités, se brisent les angles, se fondent les patriotismes locaux, par qui l'esprit de clocher se sublime en un esprit national. Cette union faite, périsse, après douze années, Napoléon qui en aura été. l'auteur ; périsse la forme gouvernementale qu'il aura donnée à l'Italie, forme la plus parfaite sans doute qu'ait reçue un État moderne ; périsse l'armée qu'il aura créée et instruite ; périsse le drapeau où, pour symbole de l'alliance nouée à jamais entre les deux nations, il a imposé sa couleur entre les couleurs françaises : il n'importe : l'Italie renaîtra. Elle renaîtra par les lois, par les institutions, par l'esprit d'unité que Napoléon lui a soufflé au visage ; et ce jour-là, c'est du drapeau napoléonien qu'elle s'enveloppera, affirmant ainsi — consciente ou non — que seule l'Idée napoléonienne a inspiré, éclairé, guidé son relèvement et procuré sa résurrection. Mais, en Italie, cette minorité infinie qui a charge et qui s'est donné mission pour le peuple entier, est consciente de ses devoirs envers la nation. Elle est avant tout patriote ; elle est composée de grands seigneurs instruits et réfléchis, qui mettent de côté leur vanité particulière et leurs intérêts personnels ; leur but est trop élevé pour qu'ils s'arrêtent à des considérations individuelles ou même à ces prétendus principes de politique qui ne servent d'ordinaire qu'à dissimuler, sous la pompe des mots, les ambitions et les rancunes. C'est une aristocratie dans le sens le plus exact et le plus formel, qui, prenant sur soi de délibérer et de résoudre comment la nation italienne peut et doit être, a compris que, d'abord, il fallait un homme, a trouvé cet homme et se fie en lui. Elle agit pour le peuple à venir, non, peut-on dire, pour le peuple présent, qui s'ignore, nui est un incapable, qui est peut.-être hostile, qui est certainement indifférent. Elle crée le mouvement, elle ne le reçoit pas. Elle n'a point de mandat du peuple ; elle n'en demande pas ; elle va, et, en même temps qu'elle détruit les servitudes qui lui sont personnellement utiles, elle range à la loi commune qui lui semble la meilleure elle-même et le peuple. En France, c'est exactement la situation inverse ; le peuple acclame Bonaparte, pourvu qu'il soit et sous quelque titre qu'il lui plaise d'être ; la poussée est démocratique, elle est nationale ; elle ne dépend point de quelques hommes ; elle est la résultante à la fois des sentiments, presque des sensations, et des idées. Elle ne raisonne pas, ne se propose pas des buts : elle est. Elle tient à tant d'éléments disparates et divers, elle est produite par des causes si profondes et si médiocres qu'on chercherait vainement à en rendre compte. Il est ainsi de ces instants où la nation unanime veut ; où elle n'a qu'une âme, qu'un cœur, qu'un cri : instants rares et délicieux où, jusqu'en ses profondeurs, tressaillit la conscience humaine pour un enfantement surhumain ! Mais, en face de la nation qui veut, se dresse une faction qui ne veut point : contre Bonaparte et le peuple, se sont coalisés les parlementaires qui se croient et sont peut-être une aristocratie, en ce sens qu'ils raisonnent et discourent, qu'ils possèdent un certain nombre de notions que le Peuple n'a pas et qu'ils nourrissent la ferme croyance de leur supériorité sur les autres êtres. Cette opposition a cinq foyers : le Sénat d'abord, bien que le Sénat soit timoré, accessible et muet ; puis, le Tribunat, émané du Sénat, dont il se fait l'organe imprudent puis, le Corps législatif, émané aussi du Sénat, muet comme lui, mais en correspondance intime avec le Tribunat et recevant son impulsion ; l'Institut, qui, d'après la Constitution, n'a point d'attributions politiques, mais où les hommes politiques, ayant joué ou jouant encore un rôle, se trouvent en trop grand nombre pour que leur réunion en corps constitué ne les amène point à des manifestations politiques ; enfin, l'Armée, ou plutôt, dans l'armée, certains chefs politiques qui rêvent de remplacer Bonaparte et qui, pour y parvenir, ne reculent devant rien. L'Institut est le cerveau. C'est le seul corps constitué non épuré ou transformé en Brumaire ; le seul qui ayant conservé son organisation de l'an IV, ait encore son personnel du Directoire ; il ne se met point en avant, mais il imagine l'opposition, l'élabore, Fin-stalle au Sénat qui cherche l'opportunité et choisit le terrain. La plupart des sénateurs disposés à l'opposition sont de l'Institut. Rien de plus naturel donc que l'action d'une des assemblées sur l'autre, mais l'Institut dirige. Le Tribunat est la voix ; le Corps législatif agit, de la façon au moins qu'il peut agir, par un vote muet ; les militaires sont en réserve, mais on compte qu'ils donneront la force. Il est d'autres oppositions, dans le Conseil d'État, dans le ministère même ; mais, au Conseil d'État, le Premier Consul souffre, accepte, provoque même la discussion ; avec les ministres, plus encore. Cela se passe à huis clos, hors de la vue et des oreilles du public ; cela est pour le bien de la chose et on n'y conteste point les grandes lignes. Tant qu'elle demeure en quelque sorte privée et qu'elle est loyale, l'opposition ne l'inquiète ni ne l'irrite. Ce qui l'inquiète, c'est l'opposition sénatoriale qui si facilement peut se tourner en conspiration qu'on ne sait trop, à dire vrai, ce qui l'en sépare ; ce qui l'irrite, ce sont les discours au Tribunat et les votes au Corps législatif, mais les discours plus encore : Je suis soldat, dit-il, enfant de la Révolution ; je ne souffrirai pas qu'on m'insulte comme un roi ! Certes, Napoléon est trop soldat pour accepter, pour tolérer la contradiction publique ; par tempérament, par éducation et par métier, il doit recevoir comme une insulte toute critique de ses actes de gouvernement ; mais a-t-il si grand tort de penser que, contre lui, la partie est liée entre le Sénat, le Tribunat et le Corps législatif, et que, dirigés parle troisième, les deux autres se sont mis d'accord pour rejeter les lois qu'il juge le phis nécessaires et, comme il dit, empêcher le gouvernement ? La marche a été graduelle ; dans la session de l'an VIII, le Tribunat n'a rejeté qu'un projet de loi de médiocre importance — sur l'établissement des péages au passage des ponts construits par des particuliers — et encore sous le prétexte, peut être justifié, que la question était administrative, non législative. Le Corps législatif a rejeté seulement le projet de loi sur le Tribunal de cassation, et il l'a adopté ensuite avec quelques modifications dans l'ensemble de l'Organisation judiciaire. Néanmoins, l'opposition s'est comptée : sur des projets aussi importants que celui des contributions, elle est parvenue, au Tribunat, à réunir 40 voix sur 83 volants. En l'an IX, l'opposition qui, au Tribunat, à chaque scrutin, ne groupe jamais moins de 20 voix contre tout projet du gouvernement, quel qu'il soit, rejette, sur la proposition de Benjamin Constant, par 36 voix contre 30, l'indispensable projet sur la dette publique et les domaines nationaux, et, sans parler du projet de loi sur les archives nationales, de celui sur la réduction du nombre des moyens de cassation en matière criminelle, elle engage directement la lutte avec le Premier Consul sur le projet créant des tribunaux spéciaux. Ici, c'est l'affaire personnelle de Napoléon ; c'est sa vie qui est en cause, c'est la sécurité publique qu'il s'agit d'assurer c'est la partie saine de la nation qu'il faut défendre contre les brigands. Celte loi, c'est la conséquence fatale de l'attentat de Nivôse. En contester l'opportunité sous prétexte qu'elle contient des mesures d'exception, c'est laisser le champ libre aux assassins, c'est se ranger de leur parti. Au Tribunat, Daunou, Ginguené et Benjamin Constant s'acharnent contre le projet : mais c'est le discours de Daunou avec les insinuations qu'il contient qui irrite le plus le Consul. Il perd patience, il se jette de sa personne dans la mêlée. Dans une audience qu'il donne au Sénat, il dit : Ils sont douze ou quinze métaphysiciens bons à jeter à l'eau. C'est une vermine que j'ai sur mes habits... Il ne faut pas croire que je me laisserai attaquer comme Louis XVI. Mais, c'est encore presque il huis clos, ces paroles, il les veut publiques et entendues de tons : dans tons les journaux officieux, il fait encarter une feuille d'Observations, sans lieu d'impression ni nom d'imprimeur, qui répandue à un nombre infini d'exemplaires doit porter le débat devant le pays : il flétrit ces hommes dont la fatale influence a présidé à toutes les scènes funestes de la Révolution, et qui sont parvenus jusqu'aux derniers jours couverts de l'égide de leur divinité tutélaire : la Peur. Ils devaient reparaître quand les gouvernements oppresseurs avaient disparu ; ils reparaissent en effet, enhardis par les illusions les plus grossières et armés de cette métaphysique ténébreuse qui, jadis, fit tour à tour leur succès et leurs infortunes. Ils sont douze ou quinze et se croient un parti. Déraisonneurs intarissables, ils se disent orateurs. Ils débitent depuis cinq à six jours de grands discours qu'ils croient perfides et qui ne sont, que ridicules. Enfin, au sein d'une société où les idées et les choses sont remises à leur place, ils se proclament sages et ne s'aperçoivent pas qu'ils sont les seuls insensés..... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A qui en veulent-ils ? Au Premier Consul. On a, il est vrai, lancé contre lui des machines infernales, aiguisé des poignards, suscité des trames impuissantes ; ajoutez-y, si vous voulez, les sarcasmes et les suppositions insensées de douze ou quinze nébuleux métaphysiciens. Il opposera à tous ces ennemis LE PEUPLE FRANÇAIS. Le projet de loi passe au Tribunat avec une majorité de 8 voix (49 contre 41) ; au Corps législatif avec une majorité de 104 voix (192 contre 88) ; mais l'abîme est ouvert ; dans les Observations, il est impossible, même à défaut d'autres indications, de méconnaître la pensée, le style, la griffe du Consul. A sa suite, les orateurs du gouvernement se sont montrés hautains, agressifs et violents ; le conflit est désormais inévitable entre les deux pouvoirs et il ne peut se terminer que par la soumission ou la démission. A l'ouverture de la troisième session du Corps législatif (an X), la période du Consulat qu'on peut appeler préparatoire est terminée ; la paix générale est conclue ou va l'être ; il s'agit, pour Bonaparte, d'asseoir des institutions politiques dont certaines ne semblent encore qu'en projet, n'ont jamais fonctionné et ne sont inscrites que pour ordre dans la Constitution. Les délibérations du Conseil d'État au sujet des lois qui doivent servir de bases au nouveau droit civil des Français sont achevées. La liste des émigrés est close et, si les radiations individuelles ont été nombreuses jusqu'ici, c'est par une amnistie générale accompagnée de lois réparatrices que le Consul entend procéder désormais, afin de rendre à la patrie des citoyens qu'il juge nécessaires à sa grandeur et à son prestige. Enfin, le Concordat est signé : on en connaît les dispositions principales ; la paix va être rétablie clans les consciences, tout prétexte va être enlevé aux fauteurs d'insurrection, et, en même temps que cesseront la guerre continentale et la guerre maritime, s'abolira la guerre civile. Ce programme rempli, quelle récompense décerner à Bonaparte autre que le pouvoir suprême durant sa vie ? Mais, traités de paix, Concordat, lois politiques, lois civiles, tout doit être soumis au Corps législatif, et, dès le premier jour, c'est sur le Concordat que la bataille s'engage. Le Corps législatif, dont la grande majorité est composée de philosophes et de ci-devant prêtres constitutionnels, élit pour son président Dupuis, l'ami de Lalande, le plus connu des athées, le plus célèbre des écrivains qui ont attaqué la religion chrétienne, l'auteur de l'Origine de tous les cultes. C'est là une première affirmation. Voici la seconde : le Premier Consul a présenté la première loi du Code civil, le titre préliminaire. Cette loi est rejetée au Tribunat par 65 voix contre 13 ; au Corps législatif, par 142 voix contre 139. Le Tribunat accepte à la vérité, avec une majorité de 38 voix (64 contre 26), la troisième loi du Code présentée en second lieu, le titre relatif à la tenue des actes de l'état civil, parce qu'il y voit une mesure de guerre contre le clergé ; mais il repousse ensuite par 30 voix de majorité (61 contre 31) la deuxième loi, le titre relatif à la jouissance et à la privation des droits civils. Les traités de paix — sauf le Concordat réservé après l'élection de Dupuis — ont été déposés : ils sont attendus par le Peuple avec une telle impatience que le Tribunat n'ose point en retarder la promulgation ; mais, à propos d'un terme de style qui se rencontre dans le traité avec la Russie, du mot sujets appliqué aux nationaux des deux États, c'est une sorte d'insurrection et, malgré l'urgence, malgré les avantages d'un traité nécessaire et glorieux, il se trouve quatorze tribuns pour le rejeter. Jusqu'ici le Tribunat et le Corps législatif ont seuls paru : c'est au tour du Sénat de marquer son opposition et d'affirmer sa bonne entente avec les corps qu'il a élus : trois places sont à remplir au Sénat ; le Premier Consul présente trois généraux : Jourdan, La Martillière, Berruyer ; c'est, à l'occasion de la paix, un hommage qu'il convient, dit-il, de rendre à l'armée ; les trois officiers qu'il présente sont des vétérans illustres, de bons serviteurs du pays qui, depuis 1792, ont pris leur glorieuse part de toutes les guerres. Les nommer, c'est affirmer la reconnaissance que leur doit la Patrie. En réponse, le Tribunat présente Daunou, l'ennemi personnel du Consul ; le Corps législatif présente Grégoire, l'évêque de Blois, le chef reconnu des Constitutionnels, l'adversaire résolu du Concordat : le Sénat élit Grégoire et il ne parait douteux à personne qu'il ne réserve la deuxième place à Daunou. Et en même temps, à l'Institut, il s'élève presque une émeute contre Bernardin de Saint-Pierre qui a prononcé le mot Dieu ; Cabanis y répète comme en 1798 : Je jure qu'il n'y a point de Dieu et je demande que son nom ne soit jamais prononcé dans cette enceinte ; l'esprit de faction gagne l'armée ; Lannes, Augereau se font insolents, si bien que Lannes, disgracié, est privé de son commandement et envoyé ambassadeur au Portugal ; Masséna, en lutte perpétuelle avec Joséphine à propos de sa maison de Rueil, irrité depuis sa destitution de commandant en chef de l'Armée d'Italie, s'affiche en ennemi, glose sur les janissaires de Bonaparte ; Gouvion Saint-Cyr et Macdonald, éloignés par des missions d'apparat, souhaitent vivement de revenir et ne cachent point leur hostilité ; Moreau s'établit en adversaire déclaré, poussé qu'il est par la femme qu'il vient d'épouser, dont la mère, Mme Bulot, créole comme Joséphine, est, de longue date, en rivalité avec elle. Plus le Consul a donné de retentissement à la victoire d'Hohenlinden, plus il a rendu Moreau dangereux. On a fait de lui son égal, son rival ; on lui a prêté, avec des vertus républicaines un désintéressement que démentent Grosbois, les chasses, les meutes de cent chiens, l'hôtel de la rue d'Anjou, mais qui fait légende : Moreau, aux yeux des opposants, est le successeur désigné de Bonaparte. si un hasard — et il en est de préparés — met Bonaparte à. bas. Mais Moreau, pas plus que Masséna, Macdonald ou Augereau, n'a de commandement ; Bernadotte en avait un hier, il l'a encore nominalement et, par suite, c'est lui le plus à craindre. Toutefois, Bonaparte, par un coup d'adresse, vient de briser ses armes : Bernadotte, nommé conseiller d'État, le 4 pluviôse an VIII (24 janvier 1800), par l'unique influence de Joseph et alors que sa conduite en Brumaire l'avait montré ennemi irréconciliable, avait, quatre mois plus tard, le 20 floréal (10 mai), été pourvu, sur les mêmes instances, du commandement en chef de l'Armée de l'Ouest. De là, il a fait répandre sa gloire par tous les journaux, annonçant qu'en un mois il avait repoussé quatre débarquements des Anglais, quoique, à aucun, il ne se fût trouvé avec les troupes. Son armée était si peu disciplinée que la désertion y vidait les cadres, faisant, en dix jours, perdre ainsi cent cinquante hommes à la 82e demi-brigade ; la 31e s'était mise en pleine révolte ; dans la 52e, le chef de brigade Féry avait été assassiné par ses soldats révoltés, mais Bernadotte n'en affectait pas moins de se déclarer hautement satisfait. Tout son but semblait être de se créer des partisans, de faire que son armée fût à lui, devint entre ses mains un moyen assuré d'arriver au gouvernement si Bonaparte périssait. Il en arrivait à décerner, de son chef, à ses officiers, des armes d'honneur portant cette inscription : Le Conseiller d'État, général en chef, Bernadotte au... en récompense de ses services rendus à l'armée de l'Ouest. Le Consulat paraissant consolidé, la guerre de l'Ouest, réduite à des assassinats individuels et à des vols de diligence, étant plus affaire de gendarmes que de soldats, l'armée par suite devant bientôt se dissoudre, Bernadotte avait pensé s'assurer un commandement plus important et plus profitable. Venu à Paris en brumaire an IX (octobre 1800), il avait, on l'a vu, été sur le point, grâce à Joseph, d'enlever à Murat le commandement de l'Armée d'Italie ; ayant échoué de ce côté, il n'espérait pas moins un grand commandement où il pût faire la guerre sur une plus large échelle et, par Joseph, il comptait obtenir l'Armée de Batavie. Elle lui échappa encore et il dut retourner en Bretagne où sa conduite commença à attirer d'une façon particulière l'attention du Consul : au commencement de l'an X, Leclerc se rendant à Brest pour prendre le commandement de l'Armée expéditionnaire s'arrêta quelques heures à Rennes où était le quartier général de Bernadotte. Il y eut entre eux, malgré la présence de Paulette, une scène des plus vives où Bernadotte reprocha à Leclerc de lui avoir pris l'année précédente l'Armée de Portugal, de lui prendre à présent l'Armée de Saint-Dominique, n'épargna pas plus Napoléon que Leclerc lui-même. Leclerc se contint : La conduite de Bernadotte, dit-il à ses aides de camp, regarde exclusivement le Premier Consul, il s'en est réservé l'examen. Malgré l'intervention de Joseph, cet examen parut décisif ; à la fin de frimaire (décembre 1801), Bernadotte fut rappelé à Paris ; il en fit part à ses soldats dans une proclamation où, leur annonçant en même temps la paix générale, il leur disait : Que ceux d'entre vous qui vont joindre leurs familles portent au milieu de leurs concitoyens l'exemple des vertus civiles ; ce sont elles qui ont enfanté les prodiges militaires... La paix vous rend à une vie plus douce ; jouissez, dans le repos, du souvenir de vos triomphes et ne perdez jamais de vue que l'élan de la liberté vous a conduits. Vous pouvez conserver votre gloire, il est difficile que vous puissiez l'augmenter... Cela avait l'apparence d'une déclaration de guerre ; mais, avec la duplicité qui lui est coutumière, Bernadotte, après avoir lancé cette proclamation, courut à Amiens trouver Joseph, protesta de son innocence, et grâce à son beau-frère — peut-être convaincu — obtint de conserver, durant l'année commencée, le commandement en chef nominal et les appointements. Renseignements reçus, le Premier Consul comprit la faute commise ; il chercha à éloigner Bernadotte, même en lui faisant un pont d'or. Il lui fit offrir le commandement en chef à la Guadeloupe avec le titre de capitaine général : C'est une mission importante et agréable sous tous les points de vue, écrit-il à Joseph le 17 nivôse (7 janvier 1802), puisqu'il y a aujourd'hui quelque gloire à acquérir et un grand service à rendre à la République en faisant rentrer pour toujours cette colonie dans l'ordre. Si ceci tente l'ambition de Bernadotte comme il paraît que cela est, il faut que tu me le fasses promptement connaître, car l'expédition partira dans pluviôse et ces missions aux colonies sont demandées par les généraux qui ont le plus de réputation. La Guadeloupe ne plaît pas à Bernadotte : le Premier Consul offre la Louisiane ; mais, avant d'accepter, Bernadotte fait ses conditions : il emmènera, outre trois mille soldats, un pareil nombre de cultivateurs et il sera d'ailleurs pourvu de tout ce qui est nécessaire dans un éloignement qui peut l'empêcher pendant un temps plus ou moins long, de communiquer avec la métropole. Je n'en ferais pas autant pour un de mes frères, répond Bonaparte, et il nomme à la Louisiane le général Victor. Au fait, Bernadotte ne veut pas s'éloigner ; il ne veut pas perdre le commandement nominal qui lui donne la supériorité sur tous les généraux non employés. Il a beau écrire à Joseph : Paris est une caverne où ont abouti tous les égouts du crime, mettez-moi, je vous en conjure, à même d'en sortir d'une manière honorable ; il s'entend à miracle à décliner les propositions, à longer la courroie, à se faire marchander, cherchant comme en Brumaire qui le paiera davantage, en relations avec les sénateurs, en confiance par Mme de Staël avec les tribuns, en coquetterie par Mme Récamier avec les banquiers, en fraternité avec Joseph. Il connaît son Armée de l'Ouest, elle n'est point à dix marches de Paris : peu s'en faut que les officiers subalternes ne soient dans l'état d'esprit qui permet le pronunciamento du chef. Tant qu'ils se tiendront assurés de leur grade et de leur solde, rien à craindre d'eux ; mais que leur état se trouve coin-promis, que la non-activité les menace, ce sont des recrues toutes préparées à celui qui, étant le chef, exerçant sur eux ce prestige, leur promettra la conservation de leurs emplois. Et si, à ces soldats de l'Armée du Rhin qui se disent sacrifiés, à qui la solde n'a pas été alignée depuis trois ans, on fait espérer les avantages qu'ont obtenus, dit-on, les soldats de l'Armée d'Italie ; si surtout à tous ces corps destinés aux expéditions lointaines, on garantit qu'ils ne quitteront pas la France, qui peut affirmer qu'ils ne se laisseront pas séduire ? Bonaparte vivant, ils hésiteront peut-être ; mais, Bonaparte disparu d'une façon quelconque, ils n'hésiteront pas. Bien fou serait Bernadotte s'il rompait volontairement le lien qui l'attache encore à cette armée, lui permet encore, sans être factieux, de correspondre avec ses chefs et de se tenir en contact avec eux ! Donc, pour Bonaparte, jamais apparence plus brillante ; jamais au fond situation plus menacée. Opposition déclarée dans les centres parlementaires, conspiration latente dans la seule armée qui soit approchée de Paris ; le gouvernement en échec devant le Sénat, devant le Tribunat, devant le Corps législatif et, dans les villes, par suite de la mauvaise récolte de l'an IX, le pain renchéri, au point qu'on ait des inquiétudes, que fon ne fabrique plus qu'une sorte de pain et que, ce pain bis, aux repas des ambassadeurs, le Premier Consul le fasse servir à sa table. Il n'est que temps de parer — mais comment et avec quoi ? Bonaparte a écrémé les corps parlementaires pour former son Conseil d'État ; il y a placé les hommes de la Révolution ayant le plus de sens et d'instruction, dont quelques-uns, comme Thibaudeau, Berlier, Boulay, Regnauld, ont une longue pratique des assemblées et auraient rendu de signalés services en s'y faisant chefs de groupes. Tout ce qui, au Tribunat, lui est dévoué est terriblement médiocre ou singulièrement maladroit. Au Corps législatif c'est pis encore ; on est sans prise sur ces muets dont ou ne tonnait la pensée collective qu'à la couleur de leurs boules anonymes. Au Sénat, ceux qui sont fidèles se laissent tourner et conduire par les habiles ; c'est là, néanmoins, qu'on peut le mieux agir : la majorité y est intimidable, accessible et vénale. Mais, personne pour remettre les choses en place et donner la direction. Bonaparte, étant l'homme de la nation, n'a point de parti ; c'est sa force et ici sa faiblesse. Il doit naturellement, et d'obligation, se tourner vers les seuls qui puissent être de son parti : ses frères. Mais Joseph n'est point orateur, n'a point marqué dans les assemblées, n'a rien de ce qu'il faut pour les conduire. D'ailleurs, en ce qui touche les sentiments et les opinions de Joseph. Napoléon ne peut-il concevoir quelque inquiétude ? N'est-ce pas Joseph qui s'est porté garant du dévouement de Benjamin Constant et qui l'a fait nommer au Tribunat ? Ne reste-t-il pas en relations avec lui, en intimité avec Mme de Staël qui groupe autour d'elle tous les mécontents ? N'est-il pas l'ami des métaphysiciens du Sénat ? N'a-t-il pas pour Daunou des grâces particulières ? Surtout, n'est-il pas le beau-frère de Bernadotte ? A tous égards donc, à cause de son caractère, de ses liaisons, de son incapacité parlementaire, Joseph ne doit pas être employé ; mais il y a Lucien. Depuis son retour de Madrid, Lucien s'est établi en grand seigneur ami des arts, menant large vie, ayant en ville le superbe hôtel Brienne, et aux champs le Plessis, transforme en un chemin d'enchantements. Il a tout du grand seigneur, même la maîtresse titrée, une marquise de Santa-Cruz, qui, parait-il, est née Wallenstein et qu'il a amenée d'Espagne. Il reçoit du monde, fait galamment les honneurs du Plessis où l'on mène cette vie de château qui, en ce temps, semblait amusante : grosses farces, jeux d'eau, revenants, lits en portefeuille, poil à gratter, divertissements exquis. Il raconte volontiers ses tableaux, fait l'historique de ses objets d'art, explique son ambassade, — discourt. Sa cour, car il en a une, comme il a une maison, écoute et profite. Avec le Consul, il est assez mal : il a eu avec lui, à son arrivée, une explication de trois heures, à la suite de laquelle il s'est fait une sorte de réconciliation. Ils ont, dit Lucien, fait leurs conventions sur leur manière d'être ensemble, car il ne veut pas être goguenardé, avili par son frère ; que Bonaparte prenne avec lui un ton qui ne lui convient pas ; qu'il lui tienne des propos devant ses aides de camp, les officiers de sa garde. — Plus de mauvaises plaisanteries ! plus de citoyen Lucien ! de grand Lucien ! de grave Lucien ! Je ne veux pas servir de risées à vos aides de camp. Cela a été très bien entendu ; Lucien lui a dit aussi : Je ne veux plus ni fonctions, ni missions ; je veux vivre à Paris, en citoyen de Paris, à moins que vous ne me fassiez concourir à quelque chose d'utile pour consolider votre pouvoir. Le lendemain, Lucien vient dans le salon ; Napoléon qui ne
peut se défendre d'être taquin, qui surtout l'est en famille et plus encore
avec son cadet, recommence ses attaques : Eh
bien ! citoyen Lucien, que faites-vous ? Puis, à la réplique, de
mauvaises plaisanteries : Qu'est-ce que fait cette
femme ? Madame... madame qui ?... madame Santa-Cruz, qui court après vous ? Là-dessus,
échange de propos très vifs, et Lucien sortant sur un : Je vous salue. Il est revenu plusieurs fois chez Joséphine ; Napoléon ne l'a pas fait demander. Alors il est parti au Plessis, fort mécontent et s'exprimant en termes amers sur les désagréments qu'on lui a donnés à Madrid. Il paraît bien qu'il eût souhaité alors que le Premier Consul lui proposât la Cisalpine ; mais la tentative près de Joseph avait été trop mal accueillie, à la fois par Joseph et par Melzi, pour qu'on la renouvelât. Lucien donc a beau énumérer les conditions qu'il eût posées à son acceptation, le Premier Consul n'a eu que faire de les entendre, puisqu'il n'a rien offert. Ce n'est pas pourtant qu'il ne tienne à Lucien et qu'il ne tienne à lui surtout en ce moment, par le besoin qu'il a de lui ou croit avoir. Au fond, ils sont pins près de s'entendre qu'il ne semblerait à qui ne connaîtrait point leurs caractères et qui ne serait point averti de leurs idées. Napoléon ne peut se défaire de cette habitude de jeunesse de goguenarder Lucien ; Lucien ne peut prendre assez sur lui pour ne pas monter sur ses ergots, répondre au raide, chercher le mot piquant. Napoléon, peu accoutumé aux résistances, s'en excite davantage et, du mauvais goût, passe aux brutalités ; mais, après ces escarmouches où il s'amuse et qu'il juge à tort sans conséquence, Napoléon est ramené à penser que seul Lucien a des idées semblables aux siennes, que seul il est capable de les soutenir dans une assemblée et que, seul, il a assez de tactique parlementaire pour triompher des résistances. Lucien, de son côté, s'il se grimpe et s'il boude, est trop ambitieux de parole et de pouvoir — de parole surtout, — pour ne pas être prêt à revenir si Napoléon, qui tient les clefs pour le pouvoir et la parole, lui fait signe. Peut-être poursuit-il en même temps d'autres visées, a-t-il des entretiens avec quelques-uns des conjurés ? Cette affirmation, trois fois reproduite dans ses mémoires, que le choix éventuel d'un successeur à Napoléon a, pour son malheur, attiré sur lui l'attention de certains cercles politiques ; que c'est ce qui lui aliéna le cœur de son frère, que du reste il n'a été désigné que concurremment avec Joseph et le général Moreau ; cette affirmation si nette peut-elle être entièrement gratuite, ne reposer pas même sur une apparence ? C'est peu vraisemblable : pour susciter au Consul des ennemis clans sa propre famille, pour obtenir des renseignements, pour nouer des complicités, on a dû parler à l'ambition des frères et leur promettre la succession, à l'un comme à l'autre, sachant qu'on ne la donnerait ni à l'un ni à l'autre. Lucien, s'il a de tels entretiens, ne regarde point qu'ils le compromettent ; il agite des hypothèses et n'est point étonné qu'on pense à lui mais, d'ailleurs, pas plus pour Napoléon que pour lui-même après Napoléon, il ne veut d'un pouvoir médiocre, d'un pouvoir dépourvu des bases essentielles : hérédité, religion, monarchie, d'un pouvoir qui ne soit pas en fait un pouvoir d'ancien régime. Le premier, par le Parallèle, il a proposé l'hérédité du pouvoir exécutif dans la famille Bonaparte. Dès son ministère, il a été l'ami, le protecteur, le collaborateur de Fontanes ; il a même été dans une mesure l'inspirateur de Chateaubriand. Il a été et il reste l'ennemi des idéologues et il juge, avec Fontanes, que cette dernière espèce est la pire de toutes ; que ce sont là ses véritables ennemis, ceux de la France et du Premier Consul qu'ils environnent. Ses amis et lui-même n'ont jamais perdu de vue, durant son ambassade d'Espagne, le projet du rétablissement, en fait et en droit, de la monarchie : J'ai lu l'histoire, lui écrit Fontanes le 28 germinal an IX (18 avril 1801), et je n'ai jamais vu qu'un grand homme s'élevât si haut pour manquer ensuite à sa destinée. Il faut que le dénouement soit digne du ce grand drame que j'ai vu commencer et que j'espère voir finir. Je suis convaincu que tout ce que nous avons pensé se réalisera ; de jour en jour, le grand événement se prépare et il est impossible de le retarder longtemps. Il s'est, à la suite de Fontanes, rangé parmi les partisans d'un accord avec le Pape parce que, si le culte se rétablit, c'est un grand pas vers le but désiré ; il est d'avis comme Fontanes, qu'on peut rire des augures, mais qu'il est bon de manger avec eux les poulets sacrés. — C'est, lui écrit Fontanes, ce que pensaient Cicéron, Pompée et César qui se fit nommer pontife suprême. Tous ces hommes-là sont de votre famille qui hérita de leurs grandes qualités et doit les imiter en tout. Il veut, pour lui-même, une place à part dans les réceptions et dans les cérémonies, et, à son retour d'Espagne, un de ses griefs contre Napoléon est que, à table, on le met ou on le laisse pêle-mêle avec les aides de camp et que, à l'exemple du Consul, les ambassadeurs prennent la même liberté. C'est déjà le mot qu'il dira à Mme Bonaparte lui demandant pourquoi il n'est pas venu dîner le lundi précédent : Parce qu'il n'y a point de place marquée pour moi : les frères du Consul doivent avoir les premières places après lui. Idées générales, menus faits, liaisons, amitiés, la fréquentation assidue de Fontanes, de Rœderer et de Regnauld, le passé, le présent et un certain avenir — assez bref à la vérité, et l'on verra pour quelle cause — tout dément la posture républicaine que Lucien a prétendu se donner devant l'histoire. Il est le plus ardent à désirer le Consulat à vie parce qu'il compte en tirer l'hérédité ; il sera le plus ingénieux à entourer la République d'institutions monarchiques de telle façon que fatalement la République tombe en monarchie. Napoléon n'a donc qu'à l'appeler : il viendra. A quel moment exactement l'entente se fait-elle ? Très certainement avant le 14 nivôse (4 janvier 1802), avant le mariage de Louis où Lucien assiste. Pour supprimer l'opposition dans le Tribunat et dans le Corps législatif, le moyen employé va être sensiblement analogue au procédé suggéré par Lucien, le 19 brumaire, pour éliminer les opposants des Cinq-Cents et des Anciens. Sans doute, l'on a affirmé que cette marche avait été indiquée par Cambacérès, qu'elle avait été combinée avant le départ de Napoléon pour la Consulte de Lyon ; mais ce départ n'a eu lieu que le 18 nivôse (8 janvier) à minuit, et Lucien était certainement rentré en intimité avec son frère avant le 14 ; il était destiné à jouer le premier rôle dans le Tribunat reconstitué, il eût même un des pivots de la combinaison ; il est donc impossible qu'il n'ait pas été consulté et, dès lors, en retrouvant sa manière dans les procédés employés, comment ne pas penser que c'est lui qui les a fournis ? D'abord, le 12 nivôse (2 janvier), le Premier Consul, par un message hautain et sévère, retire des délibérations du Corps législatif le 2e et le 3e titre du Code civil, l'un adopté, l'autre rejeté par le Tribunat : C'est avec peine, écrit-il, que le gouvernement se trouve obligé de remettre à une autre époque les lois attendues avec tant d'intérêt par la nation, mais il s'est convaincu que le temps n'est pas venu où l'on portera dans ces grandes discussions le calme et l'unité d'intention qu'elles demandent. Le Sénat, intimidé par une scène des plus vives que
Bonaparte lui a faite, renonce à Daunou, élit le candidat du gouvernement, le
général La Martillière, (14 nivôse, 4 janvier).
Ce n'est point à coup sûr une raison positive pour qu'on soit assuré des
sénateurs, mais n'est-il pas des moyens pour obtenir leur bonne volonté ? Le
Premier Consul croit en être certain, lorsque, quatre jours plus tard, il
leur adresse ce message : L'article 38 de la Constitution
veut que le renouvellement du premier cinquième du Corps législatif et du
Tribunat ait lieu dans l'an X et nous touchons au quatrième mois de cette
année. Les Consuls ont cru devoir appeler votre attention sur cette
circonstance. Votre sagesse y trouvera la nécessité de vous occuper sans
délai des opérations qui doivent précéder ce renouvellement. Les législateurs pourront s'étonner qu'on choisisse le milieu de la session pour renouveler le premier cinquième dont le mandat a encore huit mois à courir, mais si ce n'est point l'esprit, c'est la lettre de la Constitution qu'invoque Bonaparte : il n'y a rien à répondre. Reste à fixer le mode de renouvellement : le procédé le plus simple, c'est sans doute l'élimination du cinquième par le tirage au sort ; mais le sort peut frapper aussi bien les amis que les ennemis. Il est un autre procédé qui consiste à désigner individuellement les membres sortants ; c'est celui qui a été employé au 19 brumaire, c'est celui qu'on adopte ; mais on le modifie suivant la procédure décrétée par la Convention le 5 fructidor an III pour la réélection des deux tiers de ses membres. Tous les membres du Corps législatif et du Tribunat sont soumis à la réélection ; les quatre cinquièmes des nouvelles Assemblées seront pris dans les anciennes ; les législateurs qui ne seront pas réélus seront naturellement exclus. C'est moins net, moins hardi, tout aussi illégal, peut-être moins justifiable que l'acte de Brumaire ; mais le coup d'État est rendu nécessaire par ce fait que nul des pouvoirs constitués n'est revêtu du droit de dissolution et, en réalité, c'est la dissolution qu'on prononce avec réserve des quatre cinquièmes. De ce coup d'État on donne la responsabilité au Sénat, investi par la Constitution des fonctions du grand électeur, et, en même temps qu'on élimine les plus compromis, on se réserve de marchander les autres, qu'on ne reprendra qu'après des engagements ou tout le moins des déclarations. Tout de suite, le Sénat se met à l'œuvre et scrutine. Il faut dus ballottages a l'infini, car il s'agit de quatre cents noms ; il s'agit de se mettre d'accord sur vingt tribuns, soixante législateurs à écarter et à remplacer. Il pleut des candidatures et autour de chacune des brigues s'organisent. La place de tribun est bonne, elle rapporte 15.000 francs ; celle de législateur, 10.000 : cela est enviable. On se refuse d'autant plus à les perdre que, d'ailleurs, on a moins de ressources ; le personnel du Corps législatif et du Tribunat est étrange : beaucoup de prêtres défroqués, d'anciens conventionnels obscurs ; puis des employés des ci-devant commissions révolutionnaires, du bas inonde anonyme qui a manqué les occasions de se garnir les mains ou qui même est honnête. Tous sont habitués à la dépense, à une sorte d'existence aisée ; depuis dix ans ils vivent à sauver le peuple et c'est un métier qui ne nourrit son homme que dans l'industrie publique. La preuve ? Des éliminés du Consulat, des opposants de l'an X, qui, sous l'Empire n'a point sollicité un emploi ou mendié un secours ? L'intrigue autour du Sénat est d'autant plus vive que le corps électoral est plus restreint et, lorsque le 11 pluviôse (31 janvier), le Premier Consul revient de Lyon où, pour la première fois, sa femme a, dans des fêtes officielles et publiques, reçu des honneurs particuliers, pris un rang spécial, vu son nom imprimé dans le Moniteur, il trouve l'usine en plein travail, les sénateurs absorbés par les sollicitations et convaincus de l'importance de leur tâche, les membres du Corps législatif et du Tribunat d'autant plus inquiets de leur réélection qu'ils n'ont que cela à penser, tous les projets de loi ayant été retirés et leur oisiveté leur faisant mieux sentir le néant où ils vont retomber. Aussi, tous ces corps, un mois auparavant si pleins d'arrogance et si gonflés de l'esprit de faction, s'empressent à lui porter l'hommage de leur respect et de leur dévouement, à le féliciter d'une nomination qui ne peut être qu'un acheminement vers le Consulat à vie : l'orateur du Corps législatif s'emporte en lyrisme : Gloire à celui qui doit autant de conquêtes à l'amour de ses vertus qu'à la terreur de ses armes, qui sait gouverner comme il a su vaincre et dont chaque pensée prépare et chaque action réalise un bienfait pour l'humanité ! Heureuse aussi la France sur qui rejaillit la gloire du magistrat qui préside à ses brillantes destinées ! Lucien, dont l'élection au Tribunat semble à Napoléon indispensable aux combinaisons ultérieures, mais dont la nomination par le Sénat ne doit être officieusement connue que le 18 ventôse (9 mars), ne perd point son temps, et depuis qu'il s'est associé aux projets de son frère, s'est donné pour mission d'éclairer et de diriger l'esprit public. Sans doute il a d'autres journaux que le Mercure de France qu'il inspire et où il collabore, mais tout est anonyme et par suite incertain, et, pour juger de la façon dont il se conduit ailleurs, cet exemple suffit. Un drame d'Alexandre Duval, Édouard en Écosse, protégé par Maret, autorisé par Chaptal, a été joué aux Français et, à la première représentation, a fait émeute par l'enthousiasme des émigrés rentrés. A la seconde, où le Consul a voulu assister, les applaudissements ont été plus grands encore, et, parmi les claqueurs, Napoléon a remarqué ce duc de Choiseul auquel il a fait grâce de la vie en l'an VIII et dont, il y a deux mois, il a autorisé le séjour en France. Nul doute ; c'est une manifestation royaliste qu'on tire de ces aventures de Charles Edouard. Le Consul coupe court, interdit la pièce et cela fait un gros événement. Or, dans le Mercure du 5 germinal (26 mars), parait un article écrit par
Ambroise Rendu, corrigé par Fontanes, refait presque en entier de la main de
Lucien, où non seulement l'interdiction est approuvée, mais où Lucien dit : Peut-être les Stuarts seraient remontés sur le trône de
Charles II s'ils n'eussent marché à la tète des troupes françaises, et c'est
par la suite du même crime que les princes français de la Maison de Bourbon
sont à jamais expulsés du territoire français. En fomentant la Vendée, en
excitant cette révolte de Toulon qui livra aux Anglais une partie de la
marine française, en attisant cette affreuse guerre qui nous a coûté le sang
de deux millions d'hommes, ils se sont rendus les plus grands ennemis de la
Patrie. Le mépris égale l'indignation quand an songe que ceux qui ont
constamment payé les crimes de la guerre civile n'en ont jamais partagé les
périls. Si quelques-uns de leurs adhérents sont rentrés en France, ils
n'y sont que par forme d'armistice et par l'indulgence de la nation qui,
parvenue au point d'influer sur le sort des rois étrangers, n'a pas voulu
être inflexible pour ses enfants égarés. Mais la tranquillité publique est la
borne de l'indulgence, et si les partisans d'une cause déshonorée par tant de
crimes oubliaient la reconnaissance qu'ils doivent à la patrie réconciliée,
le devoir du gouvernement serait alors d'être inflexible : on pourrait les
plaindre de leur nouveau délire, mais il faudrait les frapper et rejeter loin
de nous des ingrats couverts aux yeux de toutes les nations d'un second
opprobre et devenus parjures une seconde fois[1]. Est-ce là le ton
d'un simple journaliste ? N'est-ce pas plutôt celui d'un ministre qui donne
de haut des avertissements et des injonctions ? Si, dans un recueil purement
littéraire comme est le Mercure, Lucien donne de tels articles, est-ce
qu'ailleurs il ne doit pas mieux encore s'ériger en arbitre de la politique,
en directeur de l'opinion ? Et il n'est rien encore officiellement. Que sera-ce tout à l'heure ? Voici enfin que, le 6 germinal (27 mars), le sénatus-consulte élisant les vingt membres nouveaux du Tribunal est officiellement publié ; sur ces vingt noms, il en est de célèbres, d'autres qui mériteraient d'être mieux connus, mais le niveau n'est point ordinaire, à en juger seulement par Lucien, Carnot, Daru, Daugier, Rock et Pictet. Tout de suite, le 8 germinal (29 mars), Lucien se rendant l'organe du Consul, soumet au Tribunat une proposition que Napoléon a développée au Conseil d'État la veille de son départ pour Lyon et qui a pour objet d'établir dans le Tribunat des sections correspondant à celles du Conseil d'État. A ces sections seront communiqués secrètement les projets de loi leur ressortissant. Elles nommeront trois orateurs, chargés (le les discuter devant la section du Conseil d'État, de les amender au besoin, et de les soutenir devant le Corps législatif de concert avec les conseillers d'État désignés. Ainsi, le Tribunat qui, dans l'esprit de Sieyès, était un organe de critique et de résistance, devient, selon Lucien, une force supplémentaire de gouvernement. Il cesse d'avoir une originalité, une personnalité, pour confondre sa voix avec celle du Conseil d'État. Il devient le défenseur obligé des projets du gouvernement dont il se trouve accepter la paternité secrète. La délibération publique n'y est plus qu'une comédie, et c'est dans la coulisse que, désormais, devront, à huis clos, se traiter toutes les questions. Il y aura peut-être encore des discours contraires ; mais, avec ce système, on est ou l'on se croit assuré du vote définitif. La proposition est acceptée : le Tribunat se partage en trois sections, et Lucien lui-même est nommé président de la section de l'Intérieur avec Carnot et Girardin pour secrétaires. Aussitôt, une session extraordinaire du Corps Législatif est indiquée : il faut profiter du moment pour faire passer le Concordat signé depuis sept mois, et qu'on n'a pas encore oser présenter. Le Tribunat, suivant les formes qu'il a adoptées, vote le projet par 78 voix contre 7 et nomme, pour le soutenir, Lucien, Siméon et le protestant Jaucourt. Devant le Corps législatif, Lucien prononce un discours très étudié, divisé en trois parties comme un sermon, où, sauf dans l'exorde et la péroraison, on ne retrouve rien de sa manière, et qu'on dit avoir été très retouché par Fontanes. Ce n'est ni ce discours ni aucun autre qui enlève le vote : c'est sans doute la paix avec l'Angleterre signée le 5 germinal (26 mars) ; c'est aussi la précision, la netteté, la roideur des Articles organiques qui accompagnent le Concordat, qui en sont indivisibles et qui, du moins, donnent quelque satisfaction aux adversaires des théories ultramontaines. Il ne se trouve que 21 opposants ayant le courage d'exprimer un vote négatif : 51 se sont réfugiés dans l'abstention ; 228 suffrages ont été affirmatifs. Ce scrutin suffit à indiquer ce qui se serait produit sans le renouvellement du cinquième et à quel point Cambacérès était dans le vrai lorsqu'il écrivait au Consul que, si le Sénat parvenait à éliminer les chefs de cabale, il ne pourrait pourtant avoir raison de l'opposition entière. Néanmoins, tel quel, le résultat est acquis. C'est une sorte de victoire. Reste à savoir si, battus devant le Parlement, les opposants ne vont point tenter leur revanche par un mode extra-légal et, au coup d'État qui les a frappés, répondre par un coup de violence. Le Premier Consul bien qu'il n'ait point l'air de s'en préoccuper, prend néanmoins ses précautions ; il augmente la Garde consulaire ; il la complète par l'institution de la Gendarmerie d'élite, corps d'extrème confiance, composé des plus beaux hommes et des meilleurs sujets de la Gendarmerie, placé sous les ordres directs d'un de ses aides de camp et destiné à un service permanent de police et de surveillance autour de sa personne. A la fête du rétablissement du culte, le jour de Pâques (28 germinal, 18 avril), le public ne voit que les pompes d'étiquette : d'abord l'audience solennelle au Cardinal légat, qui, après avoir été reçu par le Consul, l'est par Mme Bonaparte, laquelle ne bouge de son fauteuil ni pour le recevoir ni pour le reconduire, se lève seulement à son arrivée et à son départ ; puis, l'aller à Notre-Dame, l'étonnant cortège, le premier cortège royal qui traverse Paris depuis la Révolution : voitures à quatre chevaux des conseillers d'État, des ambassadeurs et ministres étrangers, des ministres français ; voitures à six chevaux du troisième et du deuxième Consul ; enfin, saluée à sa sortie des Tuileries par soixante coups de canon, précédée de six chevaux de main que mènent des mameluks, entourée par les généraux commandant la Garde et la division et par le premier inspecteur de la Gendarmerie, la voiture à huit chevaux où le Premier Consul est seul, en habit de velours écarlate brodé de palmes en or sur toutes les coutures, un sabre d'Égypte pendu à son côté par un baudrier étroit et du plus beau travail de broderies ; colleté de noir, culotté de noir, chaussé de bas de soie blancs et de souliers à boucles, coiffé d'un chapeau français à grand panache tricolore. Et bien plus encore que la messe célébrée pontificalement, que le Te Deum de Païsiello pour qui le Conservatoire est réquisitionné et où Sarrette, Méhul et Cherubini se démènent et s'agitent, ce qui étonne le peuple et ravit quelques-uns, ce sont, sur toutes les voitures, les domestiques en livrée ; ce sont les tenues de gala des laquais aux voitures des ambassadeurs ; ce sont les livrées jaunes galonnées d'or aux voilures des ministres, bleues et rouges aux voitures de Lebrun et de Cambacérès, vertes à la voiture de Bonaparte. Des livrées ! Où est le décret du 19 juin 1790, où la motion tant applaudie de M. de Noailles et de M. de Montmorency, où l'égalité rendue à la classe sacrifiée des officieux ? On voit cela, les livrées — fait plus significatif que les proclamations et les lois, — on en cause, on admire ; on ne voit point combien il a défilé de soldats : hussards, chasseurs à cheval, dragons, les grenadiers, l'infanterie légère, la légion d'élite, les grenadiers à cheval, les Chasseurs à cheval de la Garde ; près des voitures, piquets renforcés d'infanterie de ligne et d'infanterie de la Garde, et, dans Notre-Dame, quatre bataillons au grand complet, baïonnette au canon. Pourquoi ? Sans doute pour que, à l'Élévation, les tambours battent aux champs et que les soldats présentent les armes. Mais faut-il quatre bataillons pour ce service ? — C'est que l'on a lieu de tout craindre. Depuis l'épuration du Tribunat, il s'est formé autour du général Bernadotte un parti composé de sénateurs et de généraux qui veulent savoir de lui s'il n'y a pas quelques résolutions à prendre contre l'usurpation qui s'avance à grands pas. Il a proposé divers plans qui se fondaient tous sur une mesure législative quelconque... Mais, pour cette mesure, il fallait une délibération au moins de quelques membres du Sénat, et pas un d'eux n'a osé souscrire un tel acte. A défaut, l'on s'est arrêté l'avis de préparer au Premier Consul l'apothéose de Romulus ; plus simplement de l'assassiner à Notre-Dame. Bernadotte est certainement dans l'affaire et Joseph, à qui son frère a proposé de prendre place à ses eûtes durant la cérémonie, comme négociateur des traités avec l'Autriche, l'Angleterre et Rome, décline ce suprême honneur et préfère se confondre au milieu de ses collègues du Conseil d'État, n'est-ce pas qu'il est averti ? Plus tard, il a cherché à expliquer sa conduite à ses intimes en leur disant que ces distinctions, ces honneurs n'avaient été qu'un piège tendu par le Consul ; ce que voulait Napoléon, c'était l'offrir, lui, Joseph, à l'envie et à la jalousie des autres Consuls, des ministres et des conseillers d'État, sans lui donner aucun moyen de braver ces sentiments, et, en même temps, s'acquitter avec lui. Si Joseph a imaginé de tels sentiments à son frère, Napoléon ne les a point éprouvés. Il était sincère, lorsqu'il offrait à Joseph la première place après la sienne, et Joseph, beau-frère de Bernadotte et son ami, était bien instruit lorsqu'il la refusait. Le coup manqua : dans l'armée, on pouvait recruter des mécontents, des révoltés, point encore des assassins, et si Bernadotte avait l'esprit assez large pour envisager sans timidité tous les moyens de parvenir, il était trop prudent pour agir lui-même. Il lui eût fallu des complices : ils ne se trouvèrent point, ou ils se dérobèrent. Les quatre bataillons firent leur effet. Ce qu'il y eut de plus fort, ce furent des propos, imprudents peut-être, mais braves, naïfs et sincères de quelques généraux qui n'avaient pas de goût pour les capucinades et à qui il déplaisait d'être commandés de messe. Le Premier Consul disparu, l'Armée de l'Ouest entrait en scène. Le chef d'état-major de Bernadotte, le général Simon, la menait sur Paris. Mais le Consul vivant, rien à faire. Simon, soit qu'il eût reçu des ordres de Bernadotte, soit qu'il agît de lui-même, ne comprit pas que l'occasion était passée. Des propos avaient été échangés entre les officiers supérieurs ; Simon crut qu'ils trouveraient facilement de l'écho parmi les subalternes ; il rédigea et fit imprimer clandestinement, à Rennes, deux placards excitant à la sédition qu'il expédia simplement par la poste L'expédition fut faite le 6 prairial (26 mai) ; le lendemain, la police était informée. On remonta facilement à l'imprimeur, à l'expéditeur, vaguemestre en chef de l'Armée. Le général Simon, mandé par le préfet d'Ille-et-Vilaine, avoua tout et partit pour Paris avec sa femme, sous l'escorte ou plutôt sous la conduite d'un officier de gendarmerie en bourgeois. On destitua un chef de brigade, un capitaine et un lieutenant. On pressa le départ aux colonies, par détachements, des demi-brigades désignées, dont le mécontentement n'avait vraisemblablement pas d'autre cause, et là s'arrêtèrent les vengeances. Sans doute, en cherchant, eût-on trouvé d'autres ramifications ; on ne voulut point chercher. Sur la nouvelle, Bernadotte, toujours couvert par Joseph, partit avec sa femme pour Plombières afin de se ménager une sorte d'alibi, une disparition convenable et, au retour, le moyen de faire l'étonné et, par ses procédés ordinaires — l'influence de son beau-frère et de sa femme — de recouvrer, sinon la bienveillance, au moins les faveurs du Consul. Bien instruit et fidèle, sachant peut-être que son sort dépendait de son silence, peut-être n'ayant pas en mains de preuves contre son chef, Simon ne parla pas, et, à son retour, Bernadotte put, comme il l'avait pensé, prendre les airs de l'innocence persécutée. Cela ne réussit pas tout de suite près de Napoléon qui, à Rapp, chargé par Bernadotte de parler de lui, répond : Ne me parle pas de ce bougre-là. Il a mérité d'être fusillé. L'opposition du Tribunat et du Corps législatif a donc été domptée par le renouvellement du cinquième ; l'opposition militaire, si l'on peut ainsi l'appeler, a perdu sa partie sans même avoir osé la jouer ; — mais, pour arriver au but auquel il aspire, il faut au Premier Consul le Sénat et l'occasion. Certes, il a tout d'un chef définitif de la nation, comme représentation et comme train : chaque mois, grand dîner officiel ; les princes étrangers, reçus en cérémonie, comblés de présents et traités un peu en vassaux ; une audience, chaque quintidi plus nombreuse et dont les préfets du Palais, en bel habit rouge brodé d'argent, font savamment les honneurs ; les présentations à Mme Bonaparte instituées dès le 18 ventôse (9 mars), la cérémonie calquée sur celle qui était autrefois en usage chez la reine ; les femmes d'ambassadeurs et de ministres tenues d'y figurer et un cercle établi où les gracieuses façons de Joséphine font seules passer sur les rigueurs de l'étiquette ; la maison toute foisonnante de valets à livrée verte galonnée d'or, des écuries où deux cent quatre-vingts chevaux martèlent le pavé, un train de voitures, de chiens, d'équipages, qui, sinon parfait de correction, rappelle les bons modèles et prouve l'intention ; mais tout cela ne fait pas encore le dernier pas franchi. Le 6 floréal (26 avril), Napoléon tâte le Sénat ; passant par-dessus le Tribunat et le Corps législatif dont il redoute l'opposition, car il en a essuyé une vive au Conseil d'État, il fait régler par un sénatus-consulte l'amnistie des émigrés, nouveauté grave par ses conséquences, mais qui ouvre la voie à d'autres modifications constitutionnelles. Dix jours après, le 16 floréal (6 mai), sans prévenir Lucien et agissant en dehors de lui,
certain de la majorité au Tribunat où les opposants n'ont jamais pu réunir
plus de onze voix, il fait, par Cambacérès prévenir le président, Chabot (de l'Allier), qu'on va déposer sur le bureau
le traité avec l'Angleterre afin qu'il soit converti en loi et que le moment
serait favorable pour émettre un vœu agréable au
Premier Consul. Chabot se concerte avec Siméon, et la proposition
qu'ils font d'inviter le Sénat à donner à Bonaparte un témoignage éclatant de
la satisfaction nationale est votée à l'unanimité. Une députation de quatorze
membres est chargée de présenter ce vœu au Consul. Dans l'esprit de
Bonaparte, c'est du Consulat à vie qu'il s'agit ; mais, soit qu'il prétende
qu'on lui force la main, soit qu'il hésite lui-même à formuler son désir,
tant, de près, il lui parait ambitieux, il parait ne vouloir, ni ne pouvoir
prononcer le mot ; il laisse volontairement une sorte d'incertitude et ne
dévoile pas sa pensée. Même, le 17 floréal (7
mai), quand la députation du Tribunat se présente, il s'enveloppe
encore d'équivoque et lui, si net, si clair, si précis, lorsqu'il exprime des
idées acquises, il ne trouve pour répondre que des phrases obscures et
bredouillantes. Il ne désire pas d'autre gloire que
d'avoir rempli tout entière la tache qui lui était imposée ; il n'ambitionne
d'autre récompense que l'affection de ses concitoyens ; heureux s'ils sont
bien convaincus que les maux qu'ils pourraient éprouver seront toujours pour
lui les maux les plus sensibles, que la vie ne lui est précieuse que par les
services qu'il peut rendre à la patrie, que la mort même n'aura point
d'amertume pour lui si ses derniers regards peuvent voir le bonheur de la
République aussi assuré que sa gloire. Il veut qu'on le devine et fait le Sphinx, jeu dangereux, car un homme est là qui dira à sa façon le mot de l'énigme. C'est un homme bien autrement fort que Bernadotte, bien autrement rusé, qui a le double avantage d'être, par fonctions, au courant des projets du Consul et d'avoir près de lui une alliée disposée à lui prêter constamment l'appui de son influence et le concours de ses renseignements. Fouché ne s'est point converti depuis la disgrâce de Lucien. Adversaire décidé du Consulat à vie en l'an IX, il est encore tel en l'an X. Pourquoi ? Il est difficile de croire aux convictions de Fouché, mais Fouché peut avoir des opinions, il a surtout des intérêts. Compromis avec les jacobins de telle manière qu'il semble pour jamais lié à leur fortune, il leur doit de lutter pour les idées qu'ils ont fait triompher ensemble. Mais ce qui le frappe davantage, c'est que ceux qui poussent le plus au Consulat à vie, Lucien, Rœderer, Talleyrand, sont ses ennemis déterminés. C'est assez pour qu'il le combatte. De plus, le Consulat à vie implique, avec le retour des émigrés, la formation d'une sorte de cour, la prédominance autour de Napoléon des éléments d'aristocratie et d'ancien régime. Or, quelque effort qu'ait fait Fouché pour s'acquérir quelques sympathies dans ce milieu, son travail n'est point si avancé qu'il s'imagine avoir vaincu les répugnances et désarmé les hostilités. De vrais nobles, il ne voit encore que ceux qui passent à sa caisse et le servent argent comptant. Par le génie qu'il porte aux choses policières, par l'art qu'il a d'intimider, de séduire et de corrompre, il a su jusqu'ici maintenir son pouvoir et la crise qu'il a traversée après l'attentat de Nivôse, l'a affermi durant une année ; mais, dans le jeu de bascule qui, pour les conspirations, semble s'être établi entre royalistes et jacobins, ce sont ceux-ci plus que ceux-là qui paraissent devoir marcher à présent et, en effet, après toutes les avances qui ont été faites aux royalistes, les brigands ou les illuminés seuls doivent refuser de désarmer, tandis que, après les dégoûts de tous genres qu'ils ont essuyés, les partisans de la Dévolution sont en droit de chercher une revanche. Or, excellent jusqu'ici contre les royalistes, Fouché est sans doute bien moins habile, moins zélé, moins perspicace lorsqu'il s'agit des jacobins. Il a contracté, envers plusieurs, de ces obligations que créent les complicités anciennes ; il est obligé de ménager de vieux camarades, les couvre à l'occasion, partage certains de leurs griefs, et, au fond de lui, conserve quelques-unes de leurs idées. Dans les dernières affaires, conspiration de Bretagne et complot de Notre-Dame, il a eu soin de ne point pousser, de ne mettre la main que sur les subalternes, sur les autres d'épaissir l'obscurité. Mais, si le Premier Consul n'a point vu ou s'il n'a point voulu voir, ce n'est point parce que Fouché a prétendu le lui cacher ; c'est qu'il a jugé inutile de montrer à la France et à l'Europe que l'année n'est pas unanime et que des généraux même ont espéré et préparé sa chute. Cela ne lui rend pas Fouché moins suspect et, tôt ou tard, avec le Consulat à vie, il sera amené à remplacer un ministre inutile et dangereux. Pied à pied, donc, Fouché a lutté : en d'autre temps, il eût pu le faire avec quelque avantage, car il n'a point eu de peine à faire partager ses inquiétudes aux anciens conventionnels du Conseil d'État et il a Joséphine entièrement à lui. Mais les hommes de la Révolution siégeant au Conseil, quoique les plus intègres, les plus intelligents et les plus travailleurs de cette assemblée, ont été tenus à l'écart de tonte l'intrigue et, quant à Joséphine, tout ce qu'elle a pu faire, ç'a été fournir des renseignements sur ce qui se tramait à Malmaison. Elle a bien essayé, dans les moments d'intimité, de suggérer des craintes à Bonaparte, de le mettre en éveil contre Lucien, mais ces moments s'éloignent de plus en plus ; les habitudes bourgeoises disparaissent ; les tentations se multiplient autour de Napoléon, et, en le détachant d'elle, en rompant l'habitude de ses sens, l'on sait bien ce que l'on fait. Si, d'Espagne, Lucien a tenté son frère au divorce en lui proposant une infante ; à présent, Talleyrand profite du séjour du prince de Bade pour faire des insinuations au sujet d'un mariage possible avec la princesse dernière fille du margrave. Joséphine, certes, voit l'abime : le Consulat à vie gros de l'hérédité, l'hérédité grosse du divorce. Par le mariage d'Hortense, elle a cru s'établir en une forteresse, mais il lui fallait Louis pour allié et Louis s'est d'autant plus retiré que sa belle-mère lui a fait plus d'avances ; son état physique, comme son état mental, écarte à présent la possibilité que le Premier Consul le désigne immédiatement comme héritier par-dessus Joseph, qui maintient obstinément ce qu'il appelle ses droits, par-dessus Lucien, rentré en faveur, devenu l'auxiliaire presque indispensable des projets de Napoléon. Elle se désespère donc, se donne grand mal pour recueillir des informations, en faire part à Fouché, à Thibaudeau, à Berlier, mais cela ne sert de rien. Napoléon se méfie d'elle, l'égare sur de fausses pistes et, peut-être même, se sert d'elle pour tromper Fouché et ses amis sur le moment précis qu'il a choisi. La bombe ayant éclaté au Tribunat, Fouché n'a plus à douter. Il n'a plus qu'une carte à jouer, et c'est le Consul qui la lui a fournie : c'est cette incertitude qui plane sur la récompense attendue du Sénat. Fouché court, et fait courir ses amis près des sénateurs de l'ancien parti Sieyès et il leur fournit le mot d'ordre ; il s'emploie près de ceux que leur intelligence médiocre et leur caractère timoré portent à suivre les partis déjà formés ; il se donne près des gouvernementaux comme le confident du Consul, affirme que Bonaparte ne pousse point ses ambitions au delà d une prolongation de sa magistrature, que ce serait excéder non seulement ses désirs, mais contrarier son plan que lui déférer une dictature perpétuelle dont il n'a que faire et que d'ailleurs il n'a jamais demandée. Aux autres, il démontre qu'il faut bien sacrifier quelque chose ; qu'une prorogation des pouvoirs engage peu, en un temps comme celui où l'on vit, lorsque ces pouvoirs ont encore huit années à courir — car clans huit ans où sera-t-on, les uns et les autres ? — Par là, l'on évite le Consulat à vie, l'on arrête la modification profonde des institutions, l'on se met à l'abri de cette royauté rétablie sous un nom républicain. Il persuade, il endoctrine, il séduit et, comme tout cela est très hâté, que c'est à quelques heures près, que c'est le 16 floréal le vœu de Siméon, le 17 l'audience du Consul au Tribunat, qu'il faut pour le 18 un acte du Sénat, les hésitants n'ont point le temps de se renseigner, ne reçoivent pas à temps les indications. Cambacérès, il est vrai, est là pour les avertir et ne s'y ménage point, mais sans oser affirmer ; il est intéressé d'ailleurs, puis, pourquoi le croire plutôt que Fouché ? Rœderer rédige bien cette Lettre d'un citoyen à un sénateur si éloquente, si inspirée qu'elle passe tout ce qu'il écrit d'ordinaire et écrase tout ce qu'il a laissé d'ailleurs, mais lorsque, tout humide, on l'apporte de l'imprimerie au Sénat, la porte est close, le vote est commencé. Et c'est ainsi que, le 18, le Sénat vote que les pouvoirs du Premier Consul sont prorogés pour dix années. On vient annoncer cette nouvelle à Napoléon. Quelques sénateurs — des naïfs — s'empressent pour le féliciter. Il les reçoit mal, et, enfermé avec Joseph, Lucien et Cambacérès, il délibère. Cette délibération est courte : tout de suite, il a trouvé la parade celle qu'il annonçait déjà dans les Observations. Ce n'est point du Sénat qu'il tient ses pouvoirs, c'est du Peuple ; c'est au Peuple qu'il appellera du Sénat. Ce qu'une assemblée parlementaire lui marchande, la reconnaissance de la nation le lui donnera. Et aussitôt, il dicte à Bourrienne un projet de message : Le suffrage du Peuple m'a investi de la suprême magistrature. Je ne me croirais pas assuré de sa confiance si l'acte qui m'y retiendrait, n'était pas encore sanctionné par son suffrage. Ce message dont, le lendemain, avec les Consuls et quelques conseillers d'État d'intime confiance, il discute l'opportunité, est assez vague pour ouvrir toute liberté de vote, non sur la prorogation de dix années, mais sur la prorogation à vie. Il s'agit seulement de régler la procédure, de trouver la formule de la question, de savoir qui la posera, car il semble impossible que ce soit Napoléon lui-même. C'est affaire aux juristes, à Portalis, Regnier, Bigot-Préameneu et Rœderer. De ces hommes, un est l'intime ami de Joseph, son confident intime. Il a toujours prêché pour l'hérédité, la monarchie rétablie. Il profite de l'occasion, propose que, à la question sur le Consulat à vie, on joigne pour Bonaparte la faculté de désigner son successeur. Les autres se rallient, avec enthousiasme. Ils se croient si assurés que c'est là le désir du Consul qu'ils ne l'avertissent point de ce surcroit d'honneurs : d'ailleurs, peut-être n'ont-ils point le temps. Cela est très improvisé. La conférence a lieu tout juste avant la séance du Conseil d'État, car c'est au Conseil d'État que l'on veut demander d'appuyer d'une délibération le plébiscite proposé : c'est sans cloute peu constitutionnel, mais on n'a pas le choix. On entre en séance. Cambacérès préside. Bigot, Rœderer parlent, comme il est convenu. Une commission est nommée, composée de ceux qui sont clans le secret. Rœderer fait semblant d'écrire l'arrêté qu'il a en poche tout rédigé, revient, le lit ; personne ne fait d'observation. Le premier paragraphe Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie ? est adopté à l'unanimité. Sur le second : Pourra-t-il nommer son successeur ? cinq conseillers s'abstiennent, deux, à la contre-épreuve, votent contre. Le 21 (11), l'arrêté parait dans le Moniteur : les considérants en sont en entier changés ; il n'est plus question de l'hérédité ; il y est dit seulement : Le Peuple français sera consulté sur cette question : Napoléon Bonaparte sera-t-il Consul à vie ? Lorsque, en effet, la veille, le Consul a reçu l'arrêté du
Conseil d'État tel que Rœderer rédigé ; lorsqu'il a lu ce considérant : Que la nation ne peut espérer la stabilité que du
dévouement du Premier Consul dans l'exercice de sa suprême magistrature durant
sa vie entière et du dévouement d'un successeur animé du même esprit que
lui et pénétré des mêmes motifs, il est entré dans une colère très
vive et très légitime ; il a pu, il a dû croire, il a cru, que ses frères —
surtout Joseph — s'étaient entendus avec Rœderer pour lui forcer la main. Il
avait pu causer de l'hérédité avec quelques sénateurs, avec les Consuls, avec
Talleyrand ; mais de quoi se mêlait Rœderer ? Pourquoi ce zèle ? Pourquoi
l'ignorance où ou l'avait tenu de ce qui l'intéressait davantage ? Conçue en
ces termes, présentée de cette façon comme une garantie nécessaire de la
stabilité, la faculté de désignation impliquait à bref délai la désignation même,
et cette désignation qui, étant données les circonstances et les préventions,
ne pouvait tomber que sur un Bonaparte, équivalait à un établissement de
dynastie. Or, comme le lui avait dit Joséphine, les
généraux criaient déjà qu'ils ne s'étaient pas battus contre les Bourbons
pour leurs substituer la famille Bonaparte. Si, pour le Concordat, on
avait eu à redouter dans l'armée des conjurations sanglantes, que dirait
l'armée d'une telle usurpation ? Sur le Consulat à vie, le Sénat avait
nettement marqué son opposition, et, tout de suite, sans tenir aucun compte
de ces indications, on ajouterait comme par bravade la demande de l'hérédité
à celle du Consulat à vie ? D'ailleurs, au profit de qui cette hérédité ? Napoléon lui-même n'était nullement fixé : il craignait les rivalités, il redoutait les compétitions ; il n'eût jamais consenti à partager son pouvoir, et n'était-ce point le diminuer, le partager même, que se retirer à soi même l'avenir, se dépouiller du grand mystère du toujours ? De loin, à distance, il pouvait prendre des illusions sur la valeur de ses frères ; mais, de tout près, au pied du mur, pouvait-il en garder sur leur prestige, leur notoriété, leur popularité, sur la connaissance qu'ils avaient des besoins, des intérêts, des aspirations de la France : Il ne suffit pas d'avoir le droit de désigner son successeur, disait-il ; le plus difficile est de le désigner, et je ne sais personne qui eût les qualités nécessaires et dont la nation voulût. Lorsque, avec les deux Consuls et Talleyrand, il avait examiné des noms, il n'avait pas même parlé de Joseph et, s'il avait parlé de Lucien, ç'avait été pour l'écarter tout de suite, disant qu'il ne voulait pas plus de lui que de Moreau. D'ailleurs, d'où venait cet empressement qu'il ne demandait point, cette hâte dont il n'avait que faire ? Il voulait attendre ; il avait ses raisons et n'éprouvait nul besoin de les donner. Il sabra donc l'arrêté, puis, le Moniteur paru, envoya Cambacérès expliquer au Conseil d'État qu'il avait eu des scrupules : Le droit de nommer son successeur appartenait au Peuple, lequel ne pouvait l'aliéner ; il y aurait-une disparate trop frappante entre son refus d'accepter la prorogation pour dix ans et la demande du droit de désigner son successeur ; si la tranquillité se maintenait, on serait toujours à môme de pourvoir à cette désignation ; si elle ne se maintenait pas, toutes les précautions prises à l'avance seraient illusoires. Le Conseil d'État se contenta de ces raisons ; mais Joseph sentit vivement l'échec, et la blessure qu'il eu reçut fut profonde. En public, il fut assez fort pour garder une parfaite sérénité ; s'il regrettait que le Premier Consul eût renoncé au droit de nommer son successeur, ce n'était point pour lui, Joseph : Je ne veux point être son successeur, disait-il, je veux être indépendant ; je ne serais pas assez fort pour soutenir la comparaison avec lui et résister aux difficultés... Je ne veux pas être nommé ? Peut-être ne voudrait-il pas me nommer. Mais pourquoi ne nommerait-il pas Cambacérès ? Mais, aux intimes, aux affidés, aux gens d'extrême confiance qui avaient lié leur fortune à la sienne, il disait : Vous connaissez mal mon frère ; l'idée de partager son pouvoir l'effarouche tellement que mon ambition lui est aussi suspecte que celle de tout autre, peut-être même davantage, parce qu'elle est la plus plausible de toutes celles qui peuvent se manifester et parce qu'elle serait plus aisément justifiée dans l'opinion générale. Il veut surtout que le besoin de son existence soit vivement senti et que cette existence soit un si grand bienfait qu'on ne puisse rien voir au delà sans frémir. Il sait et il sent qu'il règne par cette idée plus que par la force ou la reconnaissance. Si demain, si un jour, on pouvait se dire : Voilà un ordre de choses stable et tranquille, voilà un successeur désigné qui le maintiendra, il n'y a ni trouble ni novation à craindre, mon frère ne se croirait plus en sûreté. Tel est, le sentiment que j'ai démêlé en lui ; telle est la règle immuable de sa conduite. Si, en public, Joseph ne se colérait pas davantage, c'est qu'il sentait que l'hérédité n'était que retardée ; que, tôt ou tard, Napoléon serait obligé de la réclamer comme un complément nécessaire de son autorité. Même s'il n'en avait ni un besoin, ni un désir immédiats, le Consulat à vie, les circonstances dans lesquelles le pouvoir viager était réclamé par Napoléon, l'amnistie des émigrés, le rétablissement du culte catholique, les institutions nouvelles en préparation et dont Joseph avait le secret, tout allait déterminer promptement une poussée dans le sens monarchique, et cette poussée aurait pour premier effet, pour effet nécessaire ; d'abord l'attribution du droit de désignation, ensuite l'hérédité. Cette poussée, il est vrai, ne serait pas identique, en ses causes et en ses éléments, aux divers mouvements d'opinion qui, au 18 brumaire, au lendemain de Marengo et, en ce moment même de l'an X, avaient porté Bonaparte jusqu'au sommet. Au lieu d'être une poussée nationale et démocratique, il s'y mêlerait un courant aristocratique et un courant clérical : les deux Ordres d'ancien régime, rentrés à petit bruit et par la basse porte, ne seraient satisfaits que lorsqu'ils auraient rétabli dans le gouvernement quelque chose qui ressemblât an régime de leur prédilection. Ils ne pouvaient songer encore à abattre Bonaparte ; mais ils pouvaient penser à faire préparer par Bonaparte le lit des Bourbons ou, si leur imagination ne les portait pas jusque-là, du moins devaient-ils rêver un état social tel qu'ils y retrouvassent leurs places, leurs charges et quelque chose de leurs privilèges : il leur fallait une monarchie pour qu'il y eût une cour, et une monarchie ne peut exister sans une série de successeurs désignés, sans une famille appelée à la succession. Certes, leur pouvoir sur l'opinion paraissait singulièrement médiocre ; mais lorsqu'ils seraient rentrés dans leurs biens, lorsqu'ils se seraient glissés dans les emplois, lorsqu'ils tiendraient la chaire et y parleraient au nom de la divinité même, n'était-ce rien pour agir sur l'esprit des peuples que la richesse, l'autorité et la religion ? Joseph n'avait donc qu'à attendre : l'hérédité serait. Il est vrai qu'alors, pour l'écarter lui-même, deux hypothèses pouvaient se présenter : l'une, que Joséphine eût des enfants — on ne la discutait même pas ; l'autre, que Napoléon divorçât, prit une jeune femme, en eût des enfants — les Bonaparte semblaient avoir de bonnes raisons pour ne la point redouter. Donc, point de doute : la maison leur appartiendrait, quoi que fit ou que tentât celui qui l'occupait. |
[1] D'après l'original autographe. La phrase en italique est en surcharge et de la main de Fontanes.