NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME I. — 1769-1802

 

VII. — LE MARIAGE D'HORTENSE.

 

 

16 BRUMAIRE AN IX. — 14 NIVÔSE AN X (7 Novembre 1800. — 4 Janvier 1802.)

Caractère de Louis. — Louis et Hortense. — Hortense et sa mère. — Hortense et Napoléon. — Politique d'Hortense. — Ses projets de mariage. — Duroc. — Louis. — L'attentat de Nivôse. — Conséquence : L'hérédité. — Délibération de Napoléon. — Lutte entre Joséphine et les Bonaparte, sur Fouché. — Victoire de Joséphine. — Louis à son retour de Berlin. — Sa fuite. — Intrigue de Lucien. — Joséphine se retourne vers les royalistes. — Voyage à Plombières. — Tentatives de Napoléon pour grandir Joseph. — Joseph et la Cisalpine. — Retour de Louis. — Louis amoureux d'Hortense. — Triomphe de Joséphine.

 

Louis venait d'avoir vingt-deux ans. Depuis le 21 nivôse an VIII (10 janvier 1800) qu'il avait été nommé chef de brigade au 5e Dragons, il avait d'abord résidé à Paris, où il avait suivi des cours, fréquenté des gens de lettres et s'était occupé de toute autre chose que du métier militaire ; puis, il avait accompagné, à Verneuil en Perche, son régiment, l'un de ceux désignés pour réprimer en Normandie l'insurrection royaliste. On a dit qu'il s'y était signalé en refusant avec indignation de présider le conseil de guerre qui jugea à mort Frotté et ses complices. On lui a prêté cette réponse au général Lefebvre : Je ne suis soldat que depuis peu d'années, mais j'en sais assez sur l'honneur militaire pour ne pas commettre mon nom dans une telle iniquité.

même a affirmé cela, mais c'est une légende : le conseil de guerre qui jugea Frotté était présidé par un chef de bataillon ; s'il avait dû l'être par un chef de brigade, il l'eût été par Bisson, chef de brigade de la 43e, plus ancien que Louis. puisqu'il était du 17 messidor an VII, et présent à Verneuil. L'assertion est pourtant à retenir : à défaut d'actes réels d'opposition contre son frère, Louis s'en attribue d'imaginaires pour établir dès ce -temps son indépendance et sa contradiction.

Quelques jours après cette exécution de Frotté qui entraîna la pacification du Perche, le 5e Dragons fut rappelé à Versailles puis il reprit la garnison de Paris. Louis qui y était le 15 ventôse (6 mars), reçut du Premier Consul, le 29, la mission de visiter à Brest, Lorient et Nantes, les vaisseaux et les forts. A son retour, il trouva deux escadrons de son régiment désignés pour l'Armée de Réserve. Il n'en prit point le commandement, ne demanda pas à les suivre, resta à Paris, puis alla aux eaux. Il rentra à Paris en thermidor (août) et, dès lors, commencèrent, à l'en croire, les intrigues de Joséphine pour lui faire épouser Hortense. Cela est peu croyable : à ce moment même, il était question pour Mlle Beauharnais d'un mariage qui ne semblait nullement déplaire à sa mère. D'ailleurs, toute tentative pour engager Louis eût alors été inutile : il aimait ailleurs, — non pas, comme on a dit, Emilie de Beauharnais, Mme Lavallette ; car, au retour d'Egypte, Lavallette avant demandé au Général de la faire divorcer pour qu'elle pût épouser Louis, Louis, consulté, avait répondu : Fût-elle libre, je ne l'épouserais pas ; la petite vérole l'a trop marquée ; — c'était une jeune fille rencontrée au jardin des Tuileries, dont Louis ne savait ni le nom, ni la famille, ni la fortune. Chaque jour, au bras d'un de ses familiers, Cuvilier, sous-chef du cabinet topographique du Consul ou Mésangère, son ancien camarade de Valence qu'il avait appelé à Paris et attaché à son régiment, il parcourait le jardin dans l'espérance d'apercevoir cette demoiselle dont longtemps il ne voulut pas même savoir le prénom[1].

A ce platonique amour qui occupait si singulièrement son esprit, Louis mêlait des amitiés qui n'étaient pas moins absorbantes et qui ne paraissent point d'une espèce moins rare que son amour. Il ne fréquentait ni les officiers de son grade, ni les aides de camp de son frère, ni les jeunes hommes que lui appariaient leur fortune. leur éducation et leur nom. Il s'était choisi deux ou trois amis, pauvres, obscurs, ignorés, qui étaient ses confidents à titre d'office, des confidents de tragédies. Il leur lisait ses vers, il se perdait avec eux en d'étonnantes dissertations sur son moral qu'il observait avec une attention aussi scrupuleuse que son physique — et ce n'est pas peu dire ! — Il surveillait leurs moindres actions, leurs plus fugitives pensées avec une susceptibilité de jalousie qui ne leur permettait ni de s'écarter de lui, ni de rien recevoir que de lui seul. En même temps qu'il les comblait de menus bienfaits, il entendait qu'ils restassent inconnus afin de lui appartenir entièrement. Ce n'était point qu'il affectât sur eux une supériorité ; il entendait être aimé pour lui-même, de pair et à égalité ; mais c'était une égalité qui peut sembler la pire des servitudes. Il paraissait rêver une sorte d'existence mystérieuse, vouée aux lettres, à la nature, à l'amitié telle qu'il la concevait et, comme il disait, au sentiment. Point du tout, comme l'a cru et l'a dit Napoléon, le jugeant d'après lui-même, élève de Jean-Jacques qu'il détestait au contraire et dont, dès l'Egypte, il combattait violemment les doctrines, mais disciple de Bernardin de Saint-Pierre ; surtout très atteint, très touché par ce mouvement littéraire et philosophique qui venait d'Allemagne, ce courant de mélancolie romantique à la Werther. Si étrange qu'elle paraisse chez un Corse, chez un homme du Midi, chez un garçon de vingt-deux ans à qui tout souriait et dont la fortune avait été si surprenante, cette disposition à la mélancolie qui s'accentuera avec les années et s'aggravera avec la maladie, s'explique chez Louis parce qu'elle ne relève point de la psychologie, qu'elle n'est pas le résultat d'une impression littéraire qui peut être fugitive ; elle dépend du physique ; par suite elle est incurable et l'aliment qu'elle trouve en une certaine littérature à laquelle Louis conforme sa vie, est néfaste. Ce jeune homme taciturne, qui, comme dit Napoléon, a l'air mais, dont la physionomie inerte ne traduit aucun sentiment, dont le regard, habituellement sans expression, est, à moins d'émotions vives, si singulièrement terne que ses yeux semblent éteints ; qui vit comme un ermite ou comme un malade ; qu'on s'imagine conduire parce qu'il ne réplique point et qu'on croit diriger dans l'avenir parce qu'il a généralement cédé dans le passé, cache sous ces apparences un amour-propre inquiet, jaloux, sonnant comme sa personne, une instabilité qui le rend incapable de régularité dans la vie, honnis dans ses occupations littéraires, une manie des persécutions qui lui enlève à des heures toute conscience du réel et qui, par accès, inspire à son esprit parfaitement honnête, plein de droiture, imbu et convaincu de l'idée de devoir, des actes d'une duplicité surprenante qui, par un phénomène très commun, lui paraissent, en conscience, irréprochables.

Si, pour le juger, on ne part point de cette observation, rien de sa vie ne s'explique et c'est pourquoi, n'ayant point cette clef de son caractère, son frère, et Joséphine, et la plupart de ceux qui vivent autour de lui, se trompent entièrement à son égard. Napoléon croit que sa mélancolie et les idées sentimentales qui y sont consécutives, tiennent à l'extérieur, et qu'elles peuvent être distraites par un changement de milieu et d'habitudes ; il veut le déniaiser, le sortir de son marasme physique et moral : en même temps, peut-être veut-il déjà l'habiliter comme son successeur en l'introduisant comme son frère dans les cours d'Europe qui sont en alliance avec la République il lui propose donc de voyager en Allemagne et Louis accepte avec empressement, pour se soustraire, dit-il, aux sollicitations pour son mariage avec Hortense.

 

Hortense est-elle donc si effroyable à voir, et les tentatives de Joséphine contre l'indépendance de Louis ont-elles vraiment le caractère qu'il leur a prêté en rédigeant, dix-neuf ans plus tard, les Documents et réflexions sur le gouvernement de la Hollande ? Ne les place-t-il pas trop têt dans le temps ? Ne leur prête-t-il une continuité qui n'exista pas dans la réalité ? N'a-t-il pas, par un lien imaginaire, rattaché les uns aux autres les moindres faits qui pouvaient justifier sa thèse et, en les grossissant hors de mesure, n'a-t-il pas pris pour des invites formelles des actes qu'inspirait simplement la politesse ? Enfin, s'il est vrai que, dès le mois d'août 1800 (thermidor VIII), Joséphine ait formé sur Louis les projets qu'elle a certainement tenté d'exécuter à partir du mois d'octobre (brumaire IX) ; si, à partir de cette dernière date, ses poursuites ont pu être vives et peu discrètes n'est-on pas en droit de croire que, à diverses reprises, Louis n'a point marqué à l'égard d'Hortense une répugnance si vive que l'on dut croire qu'il eût besoin, pour l'épouser, d'y être contraint ? Dans des rencontres qu'il a eues avec elle, il n'a nullement paru la regarder eu ennemie, et, déjà, peut-être pour flat ter Joséphine, quelques personnes prétendent l'avoir remarqué.

Il n'y eût eu là rien qui dût surprendre. A seize ans, Hortense était ce que les maitresses de pension appellent une jeune personne accomplie. Plus agréable que régulièrement jolie, mais singulièrement plaisante par la sveltesse de sa taille, l'élégance de sa tournure, la finesse de ses membres, la vivacité gracieuse de ses mouvements, elle eût paru de visage assez ordinaire si ses cheveux blonds n'avaient tout sauvé : le nez est gros, la bouche médiocrement dessinée est enlaidie par des dents déjà mauvaises ; mais un grand air de douceur chaste est répandu sur la physionomie ; les yeux d'un bleu violet léger ont. à des instants, une vivacité et une tendresse exquises. L'ensemble est d'une séduction très grande et qui s'exerce sur tous.

Hortense danse à merveille ; elle a tous les talents d'agrément qui constituent l'éducation brillante ; elle dessine, elle chante, elle pince de la harpe, elle touche le forte-piano, elle excelle en tous les petits ouvrages de salon, elle a des prétentions littéraires qui ne sont pas injustifiées. C'est une admirable élève : elle restera telle toute sa vie, car aucun de ses talents ne saura se passer d'un professeur pour le redresser et le mettre au point et ses œuvres seront toujours trop médiocres pour perdre cet aspect de devoir qui est le propre de la plupart des compositions de femmes.

De caractère, elle est douce, aimante, facile à vivre, pourvu qu'on ne la rebute pas, ni qu'on ne la brusque : car, en ce cas, elle se replie sur elle-même dans une résolution entêtée que rien ne fait céder. Elle se plaît dans la société et. elle aime les divertissements mondains : si, pour sa danse, on la remarque au bal, on l'applaudit à tout rompre dans la salle de spectacle de Malmaison : elle s'amuse franchement aux charades et aux comédies de paravent, aux jeux de campagne mime un peu garçonniers ; elle monte à cheval en casse-cou, ne cède sa part d'aucune de ces farces qui font alors l'agrément de la vie de château ; elle est rieuse, un peu moqueuse même, mais sans méchanceté, ni aigreur.

Un trait est principal : elle adore sa mère et elle est convaincue que sa mère l'adore. De sa part à elle, par une inversion moins rare qu'on ne croit, la tendresse qu'elle lui porte est plus maternelle que filiale : elle l'admire, la choie, la pare, lui sauve des difficultés, s'interpose au besoin entre elle et Bonaparte, fournit à chaque instant pour la protéger, des preuves de bon sens, d'intelligence pratique et de dévouement.

Elle semble avoir complètement oublié comment sa mère a agi vis-à-vis d'elle, ou bien le trouver si naturel et ordinaire qu'elle n'a nul besoin d'y chercher une excuse. Que, à leur retour de la Martinique, Joséphine l'ail placée à l'Abbaye-aux-Bois ; que, à la fermeture du couvent, elle l'ait confiée à la princesse de Hohenzollern ; l'ait reprise ensuite pour la mettre en apprentissage chez une lingère ; qu'elle  l'ait enfin, de l'an IV à l'an VIII, quasi abandonnée à Saint-Germain chez Mme Campan, cela ne l'a point touchée, n'a point tracé sur elle. Il fallait que ce fût ainsi. Bien moins qu'aux faits, elle s'est attachée aux mots qui coûtaient si peu à Joséphine, aux démonstrations qu'elle prodiguait dans les rares occasions où elle venait à Saint-Germain ; aux baisers, aux chatteries, aux mignardises de cette mère si profondément femme qu'elle était coquette même avec ses enfants. Elle a contracté l'habitude de l'admirer comme un être d'exception qui mérite qu'on lui rende au centuple l'affection qu'il paraît donner : Elle n'a jamais eu la tentation ni même la possibilité de regarder autour d'elle et de se rendre compte. Grèce à son existence enfermée, elle n'a rien su de cette vie prodiguée au dehors, de ces liaisons avec tel ou tel... Elle qui n'a pas eu même une chambrette de jeune fille dans cet hôtel de la rue Chantereine où la toute-puissante femme de chambre, Louise Compoint, occupait une sorte de salon, elle a gardé seulement de cette société où on la menait parfois, à de rares jours de sortie, un souvenir confus où, sur la trame brouillée, Joséphine a posé les couleurs à sa guise. Elle croit que, durant la Révolution, sa mère a vécu ignorée du monde, ne fréquentant aucun de ceux qui gouvernaient, qu'il a fallu, pour la sortir de sa retraite, l'occasion de sauver Mme de Béthisy ; que, à ce moment, elle a fait la connaissance de Tallien qui devait la sauver à son tour en thermidor...

Son père bien plus encore est une victime : il est le vicomte de Beauharnais, général en chef d'armée, président de l'Assemblée constituante, habitué des bals de la Reine, joli cavalier, officier de grand mérite, et il a été guillotiné par la Terreur. Donc, il était royaliste — royaliste constitutionnel peut-titre, comme étaient les Montmorency et les La Rochefoucauld ; mais pour républicain, clubiste et sans-culotte, fi donc ! Dans le cerveau d'Hortense, les étapes parcourues par son père se mêlent et se confondent de façon qu'elle en tire une idée de sa carrière à ce point simple et logique qu'elle semble avoir prévalu dans la plupart des histoires, mais qui n'a nul rapport avec la réalité. Son père, recherché de la Cour et de la Ville, avant affaire à une femme qui l'adorait, et qui était jalouse, a eu sans doute, comme bien des grands seigneurs, des torts dans sa conduite privée, mais il est un héros et un martyr, et sa gloire est sans tache. Hortense est fière de porter son nom : un des plus beaux de France. Sa mère est digne de son père : elle a montré un courage admirable pendant la Révolution et elle a lutté ensuite pour conserver à ses enfants qu'elle adore les débris du patrimoine paternel : cela explique, justifie, sanctifie Barras et le reste.

Hortense a donc éprouvé un grand chagrin, une grande désillusion lorsque sa mère a épousé un général de nom inconnu, de noblesse incertaine, dont toute la carrière tenait à la Révolution. Elle l'avait aperçu une fois chu Marras ; il lui avait déplu. Elle ne le revit vraisemblablement que lorsqu'il revint d'Italie, quelques jours à peine ; puis, au retour d'Egypte, dans cette grande scène où elle vint à genoux implorer le pardon de sa mère, sans savoir, sans soupçonner ce qu'il fallait qu'on lui pardonnât. Si, après cela, elle s'était prise, non pas même de passion, mais de sympathie pour l'inconnu qui faisait ainsi pleurer et souffrir sa mère, comment faudrait-il la juger ? Est-il un sentiment qui fasse plus honneur à une fille que la répugnance, la haine même, contre le second mari de sa mère ? En est-il un plus logique, plus conforme à la nature ?

Peut-on croire qu'une cohabitation de quelques mois, qu'une communauté de repas, fût-ce d'une année, ait modifié ces sentiments inspirés par l'instinct, commandés par l'amour filial, au point que Hortense se soit prise à aimer Napoléon, à lui porter quoi que ce soit des sentiments qu'une tille éprouve pour son père ? Qu'elle l'admirait peut-être : il était un grand général, un organisateur civil hors ligne ; tout le monde le disait et elle devait bien le croire ; mais, dans l'existence quotidienne, il était souvent bourru, parfois mal élevé et toujours autoritaire et même despote ; il faisait pleurer sa mère ; sans cesse il fallait être à ses ordres ; pas un instant, l'on ne s'appartenait ; pas un instant, même dans la pièce la plus écartée, même dans sa chambre à coucher, l'on n'était en sécurité. Cela, elle le voyait, le touchait, le vivait. Non seulement elle ne s'était pas familiarisée avec lui, mais elle gardait, avec une répugnance qui n'était pas vaincue, une peur timide qui peut sembler fort explicable. Elle ne sentait pas qu'il était l'homme de génie ; par suite, elle ne lui dédiait pas ces sentiments religieux qui font allègrement porter, par ceux qui entourent un tel homme, d'étranges servitudes domestiques ; et elle ne comprenait même pas — car Napoléon n'était pas expansif, ou, s'il l'était, c'était par des façons qui allaient au contraire de ce qu'il voulait exprimer — qu'il éprouvât pour elle ce sentiment très tendre, très profond, très paternel que, dès le début de son mariage avec Joséphine, il avait reporté de la mère aux enfants et qui, à présent, par l'habitude de la vie, était devenu si puissant qu'il semblait avoir trouvé comme une nouvelle famille.

Et puis, il y avait la politique. — Elevée dans la confiance que son père avait été un des premiers gentilshommes de France, avait rempli de grandes charges et avait fait à la Royauté le sacrifice de sa vie, Hortense ne pouvait considérer comme acceptable, logique et régulière qu'une seule hiérarchie, celle de la France royale et bourbonienne : si haut que montât son beau-père, — même mise à part l'origine que, au dedans d'elle, elle ne pouvait manquer de trouver inférieure. — son ascension serait hors de la hiérarchie : elle devait donc rêver pour sa mère la rentrée en grand dans cette hiérarchie, grâce à la restauration du Roi, au retour des gens titrés, au rétablissement d'une cour telle que les enseignements de Mme Campan la lui avaient montrée.

La politique, chez les femmes, n'est le plus ordinairement qu'une question de monde, monde où l'on aspire à entrer, où l'on veut se maintenir, d'où l'on prétend s'élever à un autre. Le monde, pour Hortense, avec l'éducation qu'elle avait reçue, ne pouvait être que la Cour ou le Faubourg Saint-Germain. C'est de ce côté qu'elle se dirigeait ; c'était cette société qu'elle fréquentait avec plaisir ; c'était là qu'elle venait au bal ; c'étaient les propositions de mariage qu'elle en eût reçues qu'elle eût le plus favorablement écoutées.

Sans doute, ces propositions ne lui avaient pas manqué ; mais, en même temps que, d'une façon confuse, imprécise, elle se sentait attirée, non pas vers un homme donné, mais vers un ensemble social, vers un monde, Hortense, qui n'avait pas assez de volonté pour tendre délibérément à un tel but d'ambition ou de vanité, avait, en son esprit, un côté romanesque et sentimental qui demandait à être satisfait et qu'elle n'eût pas sacrifié au premier objet : elle voulait être aimée uniquement, n'avoir point eu de rivale dans le passé, faire un mariage d'amour et trouver l'amour dans le mariage. Ce scrupule lui avait fait écarter, dans le Faubourg Saint-Germain même, des partis que sa mère eût trouvés convenables au début du Consulat et que l'on peut même croire qu'elle avait recherchés. Ces mariages manqués ne lui avaient laissé aucun regret. En était-il de même d'un autre projet où le sentiment seul et non l'ambition était en jeu ?

Dans l'intimité où l'on vivait à Malmaison, dans cette existence très mêlée et très enfant, de jeux de barres, de comédies de paravent, de promenades à cheval, de farces et de rires, où tous les figurants étaient jeunes, beaux garçons et pouvaient ressentir et inspirer de l'amour, il était difficile qu'un des officiers de l'entourage du Consul ne s'éprit pas d'Hortense et que, étant données ses idées, elle le vit sans plaisir. On a beaucoup dit que Duroc l'avait aimée et qu'elle avait partagé cet amour. Elle ne se défend point d'avoir trouvé Duroc de son goût, mais avec celte sincérité dont, en ses Mémoires ; elle a donné tant de preuves, elle a ramené les faits à leur véritable expression. Point de correspondance échangée et qui ait passé par les mains de Bourrienne, lequel, dit Hortense, avait affiché lui-même pour elle une passion qui l'avait couvert de ridicule ; point de conditions imposées par Bonaparte à Duroc à cause desquelles Duroc, d'un mot grossier, refuse le mariage. Quelque chose de bien plus simple et, sans doute, de bien plus vrai : Duroc désirait l'épouser ; elle-même n'était pas éloignée de consentir. Duroc parla. à Mural qui l'encouragea. Le Premier Consul avait jadis songé à lui pour une de ses sœurs ; il pouvait bien l'accepter pour sa belle-fille. Duroc était gentilhomme, non de maison illustre, mais de naissance meilleure certes que Bacciochi, Leclerc ou Murat. Un jour, dans le salon de Malmaison, Hortense cherchait un livre qu'elle croyait avoir égaré. Duroc le lui remit : il y avait caché une lettre. Le même jour, il dut partir pour Berlin en mission diplomatique : il laissa derrière lui un courrier qui, au travers de Murat, devait lui apporter la réponse. Hortense, très anxieuse et très confuse, n'ayant pu rendre la lettre, ne pouvant se résoudre ni à la lire, ni à la détruire, eut l'imprudence de la laisser, non décachetée et telle qu'elle l'avait reçue, dans un pupitre de sa chambre. Lorsque, le soir, elle descendit au salon, le Premier Consul lui dit : Eh bien ! j'apprends de jolies choses ! vous recevez des lettres d'amour à l'insu de vos parents ! Hortense fondit en larmes ; son beau-père la tourmenta quelque temps ; puis, voyant la confusion qu'il lui causait, il comprit la vérité : la même nuit, Hortense raconta tout à sa mère et la lettre fut renvoyée à Duroc sans avoir été ouverte.

Ce fut donc là une amourette sans importance, et le cœur d'Hortense était libre puisque le renoncement lui avait été si facile. Elle était, à ce moment encore, une petite pensionnaire obéissante, qui cédait à une impulsion pourvu que cette impulsion fût forte et continue. Elle n'eût pas pris sur elle de lutter en vue d'un mariage qui lui convint ; elle ne pouvait davantage résister, au moins longtemps et résolument, à un mariage qui ne lui convenait pas. Elle conservait sans doute ses sympathies et ses antipathies, mais sans les exprimer, repliée qu'elle était sur elle-même et sans confidence possible, vu que toutes les personnes à qui elle eût parlé, dépendant de sa mère et de son beau-père, ne l'eussent jamais encouragée à traverser leurs projets. La tendresse, le respect, la déférence qu'elle portait à l'une, la peur qu'elle avait de l'autre, l'isolement où elle se trouvait, tout la livrait sans défense.

Joséphine, en examinant les partis qui s'étaient présentés pour Hortense, ne s'était jamais placée au point de vue du bonheur de sa fille, mais à celui de son propre intérêt. Jadis, elle avait jeté les yeux sur le fils de Rewbell parce que Rewbell pouvait lui être un appui. Plus tard, un peu par vanité, elle avait recherché des hommes du Faubourg Saint-Germain ; mais elle avait bien vite compris que ayant à ses pieds, chez elle, les plus grands noms de France, elle ne gagnerait rien à marier Hortense, même à un homme titré. Son jeu était fait à présent, et Hortense, si elle épousait Louis, ne serait pas en plus mauvaise position que toutes les jeunes filles de l'ancien régime : Où avait-on l'habitude de les consulter ? La tante de Joséphine, Mme Renaudin, avait-elle cherché si son caractère s'accordait avec celui de M. de Beauharnais ? Sa fille ferait comme elle : voilà tout. D'ailleurs ne pouvait-on s'y tromper ? N'y avait-il pas, entre Hortense et Louis, au point de vue intellectuel et moral, des analogies qui devaient, à un spectateur inattentif, paraître des promesses de bonheur ? N'avaient-ils pas des goûts littéraires et des goûts artistiques qui devaient amener entre leurs esprits une sympathie nécessaire ? N'étaient-ils pas tous deux également droits et sincères, avant le culte de l'amitié presque à l'état de passion et capables, l'un et l'autre, d'un entier dévouement pour ceux qu'ils aimaient ? Si Hortense éprouvait contre Louis une répugnance physique, cette impression vague que ressent une jeune fille chaste et qui doit passer pour un avertissement de ses sens, ne pouvait-on penser qu'elle était produite plus par l'idée du mariage que par la personne du mari ? Sans doute, presque à chaque occasion où ils se rencontraient, leurs caractères se heurtaient, et toujours par ce qui était de meilleur en eux, mais est-il rien qui ressemble mieux à ces brouilles que des bouderies d'amoureux ? doit-on pas compter que les timidités disparaîtront pour se fondre en confiance, lorsque la nature aura fait son œuvre et n'est-on pas d'autant mieux en droit de le croire que, physiquement, non seulement Hortense ne déplaît pas à Louis, mais qu'elle a même à ses yeux un attrait particulier ?

Donc, sans commettre le crime qu'on lui a imputé des deux parts, Joséphine a pu croire que ce mariage était convenable et désirable pour sa fille et son beau-frère. Si ses intérêts particuliers rendaient bien plus aigu son désir et bien plus vive sa recherche, au moins pouvait-elle alléguer qu'elle désirait le bonheur d'Hortense en même temps que le sien, qu'elle voulait sa fortune aussi grande que la sienne et que, jamais, elle n'avait mieux prouvé la tendresse qu'elle portait à ses enfants. Cela pensé — si elle en prenait la peine — elle marchait à son but de tout l'effort persistant de sa volonté, car si les incidents qui, en brumaire an IX, avaient précédé et suivi la disgrâce de Lucien lui avaient démontré l'utilité de l'union entre Louis et Hortense, un mois après, en nivôse, un événement nouveau, faisant sortir la discussion sur l'hérédité des conciliabules privés, posait la question en pleine lumière et en rendait la solution, telle que Joséphine l'avait imaginée, absolument urgente.

 

Le 3 nivôse (21 décembre 1800), le Théâtre de la République donnait une représentation solennelle et unique de l'oratorio d'Haydn, la Création du monde. Garat et Mme Barbier-Walbonne devaient chanter ; l'orchestre avait été augmenté jusqu'à deux cent cinquante musiciens. C'était une fête à ne point manquer pour une personne aussi passionnée de musique que l'était Hortense : elle insista tellement près de son beau-père que, bien qu'il fût averti par des rapports de police qu'on parlait de nouveau d'attentats contre sa vie, il décida d'y assister avec sa femme, sa belle-fille et sa sieur, Mme Murat.

A huit heures du soir, accompagné de Bessières et de l'aide de camp de service et escorté de son piquet de garde, il sortit en voiture des Tuileries pour se rendre à l'Opéra, rue de la Loi (rue Richelieu). À l'entrée de la rue Saint-Nicaise, en face de la rue de Malte, c'est-à-dire à l'intersection de deux rues ou plutôt de deux ruelles où se versait le Carrousel, une mauvaise charrette, attelée d'un petit cheval, barrait à demi le passage, qu'un fiacre débouchant de la rue de Malte allait obstruer entièrement. Un grenadier d'escorte, qui marchait vingt-cinq pas en avant de la voiture, prévit l'embarras inévitable, fit avancer vivement le fiacre en menaçant du sabre le cocher, repoussa contre le mur un homme qui se trouvait devant la charrette, donna au cheval de celle-ci un coup qui le fit reculer et ouvrant ainsi, en un trait de temps, le passage entre la charrette et le fiacre, fut suivi à grande allure par le cocher du Consul qui, pourtant, devant l'obstacle, avait fait marquer un arrêt à ses chevaux. A peine la voiture avait-elle gagné quinze pas dans la rue de la Loi qu'une formidable détonation retentit. La machine infernale placée sur la charrette de la rue Nicaise venait de sauter. La voilure de Bonaparte pencha, se mit un peu sur une roue, eut ses glaces brisées ; mais personne, même de l'escorte, ne fut atteint. Joséphine suivait dans une autre voiture avec Mme Murat, Hortense et Rapp ; mais, retardée par un accident de toilette, elle était encore, à l'explosion, sur la place du Carrousel. Les glaces tombèrent brisées et Hortense fut, très légèrement, blessée à la main.

Le Premier Consul avait continué son chemin et il était déjà dans sa loge, lorsque les dames l'y rejoignirent par un détour, la rue Nicaise étant encombrée de morts et de blessés, de débris et de décombres. Ces coquins ont voulu me faire sauter, dit simplement Bonaparte et, s'adressant à l'aide de camp : Faites-moi apporter un imprimé de l'oratorio.

Cette fois, on ne pouvait prétendre que cc fût une manœuvre de police pour grandir Napoléon. Fouché même n'eût point, sans meilleure raison, tué huit personnes, blessé vingt-huit et risqué le Consul en sorte que, sans la vigueur d'un grenadier et l'audace d'un cocher, il eût infailliblement péri. Ce n'étaient plus là des bruits en l'air, une conspiration avortée comme toutes celles tentées depuis l'an VIII : par Metgé, par Juvenot, par Bougault-Lachaise, par Chevalier, par Demerville, Aréna et Céracchi, conspirations dont la police avait saisi les fils, qui, toutes, avaient des jacobins pour auteurs et qu'on accusait Fouché d'avoir inventées ou provoquées.

On ne pouvait nier désormais que certains partis — le jacobin disaient la plupart, le royaliste soutenaient quelques-uns — en voulussent à la vie de Bonaparte, que cette vie fût perpétuellement menacée, que, pour l'atteindre, tout moyen fût bon. L'activité et la surveillance de la police étaient impuissantes à la protéger ; la découverte et la punition des conspirations antérieures semblaient, par leur publicité, n'avoir eu d'autre effet que de répandre l'idée du crime et d'indiquer des moyens pour l'exécuter ; sans doute, on pouvait, d'un coup de filet, prendre tous ceux qui avaient manifesté des opinions anarchistes et qu'on soupçonnait d'avoir participé à des complots ; sans les traduire en jugement — car on n'avait pas contre eux de preuves juridiques et, devant une cour criminelle, on eût risqué qu'ils fussent acquittés, — on pouvait leur appliquer une mesure d'exception, ce qu'on nomme une mesure de sûreté générale, quelque chose comme une loi des suspects, limitée et nominative ; mais on ne toucherait ainsi que des individus déjà signalés et surveillés, et cela n'aurait aucune action suries nouveaux venus, —inconnus, par suite, de la police— qui envisageaient, isolément ou en groupes, la disparition de Bonaparte comme le moyen assuré d'établir ou de rétablir le gouvernement de leur choix.

 

Quel remède ? — Peut-être l'hérédité. L'hérédité, c'est l'immortalité accordée, dans la mesure où l'humanité le permet, au gouvernement personnel ; c'est la perpétuation d'un système, établie, au travers des générations, par l'investiture, naturelle ou légale, donnée au représentant de l'Avenir par le représentant du Passé. Rendre le Consulat héréditaire en attribuant au Premier Consul le droit de désigner son successeur, c'était donc, sinon rendre Bonaparte immortel, du moins assurer la continuation du gouvernement tel qu'il l'avait établi ; par suite, ôter à sa mort une partie de l'intérêt qu'elle présentait aux conspirateurs.

Nombre d'esprits sages — la plupart des monarchistes constitutionnels de 1791, entre autres — agréaient et recommandaient résolument cette formule de salut et, dans la nation, elle se répandait et gagnait singulièrement d'adhérents. Dès lors, on eût dû s'attendre que, à partir du 4 nivôse, la campagne en faveur de l'hérédité fût reprise avec d'autant plus d'activité que, à présent, la question n'était plus factice, académique et familiale, mais urgente, actuelle et nationale. Joséphine le croyait ainsi et le redoutait ; mais, à ce moment même, les principaux intéressés étaient absents : Joseph était retenu à Lunéville par les négociations qui, à la suite de la victoire de Hohenlinden, avaient pris nécessairement une grande activité ; Lucien, tout récemment arrivé à Madrid, venait d'v engager les premiers pourparlers de son étrange, ambassade. Or, c'étaient Joseph et Lucien qui jusque-là avaient mené l'attaque ; eux absents. leurs amis n'osaient prendre sur eux de la continuer. Ce n'était point qu'ils eussent changé d'objectif : Un événement, arrivé hier au soir, écrivait Fontanes à Lucien le 4 nivôse, et dont les papiers publics vous parleront assez, doit vous avertir à Madrid que les frères d'un homme monté si haut sont trop loin quand ils ont passé les barrières de Paris ; je sais que le second poste est difficile et dangereux, mais il est des hommes condamnés à la gloire et aux dangers. Qui est fait pour la première comme vous, ne craint pas les seconds et puis, après tort, je vous dirai, comme Auguste dans Cinna :

Il est beau de mourir maître de l'Univers.

Mais Fontanes, s'il écrivait de ce style à son patron, n'était point si sot que de faire imprimer, sans son ait cire, hi suite du Parallèle.

Quant à Napoléon, si, au début de la campagne de Lucien, il avait approuvé certains des efforts qu'on avait faits en faveur de l'hérédité ; s'il avait désiré que l'idée s'en répandit clans la nation et que celle-ci s'y accoutumai, à présent il ne semblait point pressé de s'engager sans pouvoir s'en dédire dans une lutte où il serait obligé de donner de sa personne, où vraisemblablement il obtiendrait le résultat qu'il souhaitait — mais qu'il souhaitait plutôt comme un complément de sa puissance, comme un droit passif que comme un droit actif, dont il fût obligé d'user, ce qui sans doute l'eût singulièrement embarrassé.

Il sentait d'abord que, s'il ne rencontrait pas des oppositions formelles dans les grands corps de l'État, il heurterait individuellement les hommes qui étaient attachés aux idées de la Révolution et qui formaient, en fait, le bataillon sacré du Consulat. Si leur mécontentement ne se traduisait pas par des actes et par des discours, il n'en subsisterait pas moins, et, à chaque instant, ils en donneraient, des marques par leur façon de servir. Il avait encore trop besoin d'eux pour se les aliéner volontairement.

Dans la nation, il choquerait autant les royalistes, auxquels il fallait le temps de se déshabituer de leur fidélité, que les républicains qui, justifiant Brumaire par la consécration plébiscitaire de la Constitution, ne pourraient, voir dans l'établissement de l'hérédité qu'un pas décidé vers la monarchie.

Que si Bonaparte, s'en tenant à obtenir l'hérédité en puissance, s'abstenait, d'exercer immédiatement le droit de désignation, n'ouvrait-il pas, par ce fait même, une ère de difficultés nouvelles, ne créait-il pas à son gouvernement des obstacles sans nombre ? Quelles intrigues s'agiteraient autour de lui ! Quels moyens ou emploierait pour lui forcer la main 1 Dans sa propre famille, il verrait ses frères et ses beaux-frères, ennemis les uns des autres, peut-être à des moments coalisés contre lui-même, convoiter sa succession et s'apprêter à la disputer. Il sentirait répandu tout à l'entour cette atmosphère particulière qu'apportent les prétendants à héritage : calomnies, pièges, brigues, souterrains cheminements, les tendresses qui mentent, les sourires qui mentent, les larmes qui mentent, l'odieux mensonge où l'on s'enlise comme en une houe humide et chaude, grouillante de crabes et de hèles immondes.

Et s'il faisait un choix, s'il le déclarait, il se dépouillerait donc au profit d'un autre homme qui, presque fatalement, deviendrait son ennemi, de cette part la plus précieuse de sa puissance : ne dépendre de personne et faire dépendre tout le monde de lui. Il aliénerait l'avenir, et au profit de qui ? Le pourrait-il même ? Malgré le désir de stabilité qui était l'aspiration principale de la nation, malgré l'enthousiasme qui avait accueilli le général d'Italie et d'Egypte et l'avait porté au suprême pouvoir, Napoléon n'avait point de parti, et c'est pour cela même qu'il était tellement fort. Son autorité ne tenait point au triomphe d'une faction, mais à la volonté de la masse nationale : or, cette masse qui avait accepté jadis la Royauté jusqu'à en faire un culte, qui depuis dix ans avait subi, sans révolte, quoiqu'en en détestant la plupart, toutes les sectes révolutionnaires ; cette masse qui l'acclamait, qui le voulait pour son chef, qui le prenait pour son maître, était à Lui parce qu'il était Lui et n'était qu'à Lui. Tout le reste pour elle était néant : elle ignorait absolument, cette masse, s'il avait des frères ou des cousins. Il était le général Bonaparte, c'était assez, mais c'était tout. Non seulement la nation n'avait nul motif pour accepter ses frères comme maitres, mais elle avait toutes raisons pour les rejeter. Pour qu'un homme fût librement agréé par elle, pour qu'il fût subi seulement plus que quelques jours, il fallait qu'il fût un grand soldat des armées de l'extérieur — et c'est ce qu'avaient senti Dumouriez, Pichegru, Boche et d'autres — ou il fallait qu'il fût un soldat tout au moins — et c'est ce qu'avait été le Général Barras : car c'était à ses actes militaires en Thermidor, en Prairial, en Vendémiaire, que Barras avait dû ses quatre années de quasi-dictature. Donc imposer des civils, tels que Joseph et Lucien, il n'y avait pas, pour le moment, à le penser.

Restait Louis : mais, tout colonel de dragons qu'il était, il ne pouvait passer ni pour un grand soldat, ni même pour un soldat. Qu'on le grandit, pour peu qu'il fournit l'étoffe nécessaire, rien de mieux ; mais il fallait qu'il s'y prêtât et que l'on eût un peu de temps devant soi. D'ailleurs, il faudrait dédommager Joseph, lui trouver quelque part une grande situation ; Napoléon l'aimait trop pour le rendre à jamais mécontent, et ce n'était pas sans dessein que, dans toute négociation d'importance, il le plaçait en vedette, l'appuyant à la vérité, en arrière, d'hommes du métier qui faisaient la besogne, mais lui réservant les bénéfices de la décoration, de la représentation et de la signature.

Puis, quelque affection qu'il éprouvât pour Louis, Napoléon se sentait vraiment bien jeune à trente et un ans pour rédiger un testament qui eût pu lui porter mauvaise chance. N'avait-il pas une façon, la plus simple, la plus correcte et la plus naturelle, de résoudre, en dehors de ses frères, la question d'hérédité ? Sans doute, sa femme avait trente-huit ans et, chez ces créoles, arrivées si tôt à la puberté, l'âge critique se fait sentir d'ordinaire avant la quarantaine. Joséphine avait commencé à le subir et elle avait pu craindre de voir disparaître à jamais tout signe apparent d'une maternité possible ; mais, à la suite d'un traitement ordonné par Corvisart, les symptômes avaient reparu Le-cas était grave, il n'était pas désespéré, et les médecins assuraient qu'une nouvelle saison à Plombières consoliderait ce qu'on se plaisait à appeler la guérison de Joséphine et régulariserait sa santé. Aussi, de cela, Bonaparte s'inquiétait en ce moment comme d'une affaire d'État : elle l'était en effet, et si la grande question de l'hérédité se trouva ainsi suspendue, c'est peut-être que l'on guettait aux Tuileries si la femme du Premier Consul pouvait ou non devenir enceinte.

Sans doute les Bonaparte ne le craignaient point. Ils avaient d'autres idées et attribuaient si peu à Joséphine la stérilité du mariage de leur frère, qu'ils ne s'efforçaient point — tout au contraire — de maintenir près de lui une femme qui, par son âge et l'état de sa santé, réunissait pourtant toutes les qualités physiques que des frères ou des neveux souhaitent d'ordinaire chez l'épouse d'un parent à héritage. Ils étaient convaincus que Napoléon ne pouvait avoir d'enfant et tablaient là-dessus. Joséphine était trop avisée de son côté pour ne point embrasser cette justification en accréditant des bruits qu'elle croyait la servir. Napoléon aussi doutait de lui-même mais, enfin, il restait une espérance ; Corvisart avait grande foi aux eaux. C'était une expérience à tenter dont il convenait d'attendre l'effet. On verrait après Plombières.

D'ailleurs, ce n'était pas tout pour le déterminer que ces détails de ménage : il était d'autres mobiles qui l'agitaient et qui ont plus de grandeur apparente : Pour donner à la Nation les institutions qu'il jugeait dès lors le complément nécessaire de celles que le peuple avait acceptées de lui en l'an VIII ; pour affirmer le passage d'un état encore républicain à un état serai-monarchique ; pour s'établir en cette sorte de régence qui rappellerait sans cesse à son esprit comme à celui des spectateurs le souvenir des premiers Carolingiens, il voulait avoir fondé la paix définitive — la paix continentale et la paix maritime, la paix entre les citoyens et la paix dans les consciences ; il voulait que cette universelle guerre dont il avait reçu l'héritage non seulement de la Révolution, mais des rois Bourbons, fût définitivement terminée par lui au profit des Français ; que toutes les questions soulevées depuis des siècles eussent été résolues par lui ; que l'ouvre inachevée des Valois et des Bourbons, en Italie, sur le Rhin, aux Pays-Bas, eût été accomplie par lui et que la France continentale, plus forte qu'elle ne l'avait jamais été, avant repris possession de la France coloniale perdue dans le dernier siècle, eût acquis par lui sur les autres nations un tel avantage qu'elle fût sans conteste la première dans le monde comme il serait, lui, le premier en France.

 

Il fallait au Premier Consul le temps d'exécuter cette besogne telle que, à d'autres, des siècles n'eussent point suffi : il y employa une année ; mais, cette année, il dut la gagner sur ceux qui prétendaient précipiter le cours des événements et en profiter avant même qu'ils fussent accomplis. Par un hasard singulier, l'attentat de nivôse qui aurait dû les servir et contribuer plus que tout autre événement à amener le résultat immédiat de leur campagne, eut au contraire pour effet direct de détourner du but leur attention et, comme il arrive souvent en politique, de faire naître une question incidente qui, primant alors la principale, absorba durant un grand mois, pour une lutte secrète d'une incroyable vivacité, toutes les influences qui s'agitaient autour du Consul et pouvaient à des degrés divers, exercer une pression sur sa décision. Avant toute chose, on s'évertua à déterminer quels avaient été les auteurs de l'attentat, non pas par un goût de justice, pour connaître les véritables ennemis du régime, mais parce que, suivant que tel ou tel parti y aurait mis la main, on espérait prononcer dans un sens ou dans l'autre la marche du gouvernement et surtout se débarrasser d'êtres gênants qu'on pourrait faire passer, de loin ou de près, pour les protecteurs ou les répondants des assassins.

Au premier moment, personne, sauf Fouché, ne paraissait mettre en doute que ce coup, comme Napoléon disait lui-même, n'eût été fait par les Terroristes.

Les amis de Joseph et de Lucien en triomphaient ; car, si le fait était avéré, si seulement, dans l'incertitude des véritables auteurs, il demeurait probable, que devenaient, dans l'entourage politique du Consul, les adversaires du projet d'hérédité, les anciens conventionnels qui, ralliés à son système, avaient toujours indiqué le péril à droite, et s'étaient portés garants des hommes de la Révolution ? Que devenait Fouché surtout, odieux, non pas tant par ses idées et ses attaches, que par son hostilité coutre Lucien, Fouché qui avait précipité Lucien du ministère de l'Intérieur et avait contraint le Premier Consul à l'exiler en Espagne ? Que devenait enfin Joséphine, ouvertement liée avec Fouché, qui s'était faite sa caution, et qui avait avec lui marché contre Lucien, parce que, en ce faisant, elle contrebattait cette hérédité dont elle avait peur ? On ne se risquait pas à attaquer encore Joséphine directement ; mais, Fouché tombé, elle était découverte : c'était fini des jacobins du Conseil d'État et il fallait en venir, pour gouverner, aux amis de Lucien et de Joseph, à Rœderer, à Girardin, à Miot, à Fontanes, à toute la bande réactionnaire des émigrés rentrés — à ceux qui souhaitaient l'hérédité en faveur des frères, qui avaient déjà tout tenté pour la faire prononcer et qui se trouveraient ainsi maîtres du terrain.

Cette campagne, très hardiment menée surtout par Rœderer qui n'hésite pas à se mettre en avant en adressant au Premier Consul une série de lettres et de dénonciations contre Fouché, se poursuit jusque dans les salons des Tuileries. Ma lame, dit Rœderer à Joséphine, tant que vous aurez votre ministre de la Police, il n'y aura de sûreté pour aucun de nous. — Votre ministre ! répond-elle avec aigreur : je n'ai point de ministre, c'est le ministre du gouvernement. — Oui, sans doute, madame, en disant votre ministre, je vous confondais avec le Premier Consul : mais, madame, votre ou notre ministre mérite beaucoup de blâme pour cette affaire-ci ; et s'il reste là, avant deux mois, nous aurons tous le cou coupé. L'escarmouche continue avec des coups portés à fond, mais accompagnés de révérences et de jolies politesses, si bien qu'à la fin, Joséphine s'impatiente et lâche à Rœderer : Ce n'est pas du ministre de la Police que Bonaparte doit se défier. Les gens les plus dangereux pour lui sont les flagorneurs qui lui persuadent des choses qui irritent les bons citoyens et qui Lichent de lui inspirer une ambition qu'il n'a pas. La riposte était vive : mais c'est que Joséphine, pour l'ordinaire plus maîtresse de sa parole, se sentait menacée de tous côtés et qu'elle perdait le sang-froid. Si Joseph avait été à Paris, nul doute qu'il n'eût enlevé à ce moment le renvoi de Fouché. Aussi s'efforçait-on de l'y faire venir : Mme Bacciochi qui seule à ce moment y représentait les idées politiques de la famille, lui écrivait le 12 nivôse : J'espérais que le résultat de cette fatale journée aurait ouvert les yeux à Bonaparte et qu'il aurait chassé ses ennemis et rapproché ses amis. Personne n'ose lui parler ; personne n'ose lui dire la vérité. Vous seul auriez pu lui faire entendre la vérité. On finira par l'assassiner. Tous ses amis disent la même chose. Fouché et les autres sont soutenus, protégés, par qui ?... tout le monde le pense et nomme les masques. Lui seul l'ignore. Je vous assure, mon cher Joseph, que nous avons besoin que vous reveniez parmi nous. Vous étiez écouté... vous connaissez les hommes. On criait les premiers jours contre la police ; aujourd'hui, on les flatte. On voit qu'ils sont enracinés et qu'ils sont bien protégés. Bonaparte s'aveugle. Il ne lit, ne voit que par sa police, sa femme et son secrétaire. Voilà où nous en sommes. C'est à vous à trouver le remède... Il est dit qu'il faut que vous soyez tous éloignés. C'est bien malheureux : on prend tant d'empire en votre absence qu'il sera bien difficile de lui faire voir et entendre votre voix.

Elisa se trompait : à ce moment même, Bonaparte était très ébranlé en sa confiance dans Fouché et ce qui pouvait achever de perdre celui-ci, c'était justement l'intervention en sa faveur de Joséphine et de Bourrienne, soupçonnés et presque convaincus de recevoir de l'argent du ministre de la Police, de s'être laissé intéresser à lui par des mensualités prélevées sur les fonds fournis chaque jour par les fermiers des jeux. Pourtant, il délibérait ; il avait dit à la fin de l'an VIII, après un dîner chez Cambacérès : Je veux que les dix années de ma magistrature s'écoulent sans que j'aie renvoyé un seul ministre, un seul général, un seul conseiller d'État ; il voyait, clans la stabilité ministérielle, la condition essentielle de la stabilité gouvernementale ; il ne pouvait s'empêcher de rendre justice aux talents déployés par Fouché, à son activité, à son admirable sens policier ; il se souvenait des services qu'il lui avait rendus en Brumaire ; il attribuait, non sans raison, à sa coopération la compression si rapide de l'insurrection de l'Ouest ; il n'aurait pu se déterminer à une destitution brutale que sur le moment même, si Joseph avait été là pour enlever la décision. Mais à présent, il pesait le pour et le contre et envisageait toutes les hypothèses : cependant, il penchait à renvoyer Fouché, qui avait manqué de surveillance et de décision, qui avait amené le péril en ménageant les jacobins ; car c'étaient bien les jacobins : après toutes les faveurs dont il, avait comblé les royalistes, il ne pouvait admettre qu'ils eussent eu même part à l'attentat. Il signifia à Joséphine avec une certaine brutalité qu'elle ne se mêlât point de défendre Fouché. Un soir, aux Tuileries, où, après le dîner, les dames faisaient de la tapisserie autour d'une grande table, Rœderer s'approche d'Hortense, lui parle de son ouvrage. Eh bien ! dit Bonaparte à Rœderer, vous donnez des conseils aux dames pour faire de la tapisserie ?Général, je disais à mademoiselle, que je voyais avec grand plaisir les clames reprendre l'aiguille. — Il vaut mieux, dit Napoléon en forçant le ton, qu'elles travaillent de l'aiguille que de la langue surtout pour se mêler d'affaires politiques. Et quelques instants après, causant avec Laplace et Girardin, à portée de Joséphine, de la situation générale, il jette : Les États sont perdus quand les femmes gouvernent les affaires publiques. La France a péri par la Reine... voyez l'Espagne, c'est la Reine qui gouverne. Pour moi, il suffirait que nia femme voulût une chose pour que je fisse le contraire.

Voilà Joséphine avertie et de telle façon qu'elle ne peut ni s'expliquer, ni se défendre : en même temps, Bonaparte cherche dans ses entours qui il pourrait mettre à la Police en remplacement de Fouché. Il a là-dessus des conversations avec des amis de Joseph, et envisage successivement tous les hommes que leur passé, leurs actes ou leur intelligence indiqueraient : Leroy, Regnier, Pontécoulant, Béranger, Cochon, Miot ; finalement, il n'en trouve pas un qui vaille celui qu'on veut chasser, qui l'égale en habileté, en astuce, en scélératesse peut-être et qui lui donne autant de garanties. Néanmoins il ne prend encore nul parti et continue sa délibération.

Dans cette tempête où tout autre, trop empressé, se serait perdu par une fausse manœuvre, Fouché, opposant à tous son front de marbre, ses yeux ternes et sans regard, son impénétrable silence, fuit devant le vent, toutes voiles basses. Pour se relever, se réhabiliter, triompher, il lui faut la preuve. S'il prouve que les assassins sont royalistes, que c'est par la condescendance montrée, malgré lui, aux royalistes qu'ils ont échappé à sa police, alors, les vrais coupables ce sont ceux qui engagent Napoléon dans une politique telle que, sans lui amener aucunement les royalistes, elle le livre sans défense à leurs attentats alors, toutes le, suppositions, toutes les calomnies, toutes les machinations des royalistes du Conseil d'État et des royalistes à la suite de Joseph. de Lucien et d'Elisa, tombent. Fouché triomphe ; il est l'homme nécessaire ; il est à jamais consolidé dans son ministère de la Police.

Cette preuve, après trente-huit jours de recherches où pas une minute il n'a perdu son sang-froid, où pas une minute il n'a douté que les royalistes ne fussent les assassins, Lien qu'il n'en ait eu la certitude que vingt-six jours après le crime, cette preuve, Fouché l'apporte à Malmaison le 11 pluviôse (31 janvier) Sans doute dans le rapport qu'il remet au Consul et qui, du Moniteur passera dans l'histoire, il se donne pour avoir, dès le mois de frimaire, connu la présence des conjurés à Paris mais qu'a-t-il besoin d'avouer l'impuissance de ses agents et de fournir des armes contre lui-même ? Ce qui montre son triomphe, c'est l'accablement de ses adversaires, qui, momentanément, se réduisent au silence ou cherchent, pour couvrir leur retraite, des chicanes de détail surtout, ils demandent pourquoi Fouché, convaincu de la non-participation des jacobins à l'affaire de Nivôse, en a laissé déporter cent trente — et ils ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre que si Fouché n'avait pas jeté ce lest et sacrifié ces gens pour gagner du temps, c'eût été lui qui fût tombé : ils comprennent moins encore. parce qu'ils l'ont de la légalité où il s'agit de salut public que, en donnant un coup de balai à gauche en même temps qu'il en donnera un à droite, en arrêtant en masse les jacobins dangereux aussi bien que les royalistes dangereux, Fouché s'est trouvé avoir consommé dans Paris une épuration qui, durant près de deux années, jusqu'au complot formé par Georges, après la chute de Fouché, avec des éléments tous venus de l'étranger ou de la province, permettra au Premier Consul de vivre et d'agir presque en sécurité.

Avec Fouché, Joséphine triomphe, mais son triomphe est modeste, car il ne faut pas que le Premier Consul en prenne ombrage et croie qu'elle se mêle de politique. Mais, est-ce de la politique de chercher à marier Hortense, de trouver que Louis est pour elle un parti souhaitable et de faire effort pour l'attirer à Malmaison ?

 

Voici, justement, que Louis demande à rentrer en France : au lieu du grand voyage qu'il avait projeté d'abord, en Saxe, en Pologne, en Russie, en Suède et en Danemark, et qui devait prendre près d'une année, voici que, après trois mois, il est las de voir du pays. Parti à la fin de vendémiaire (octobre 1800) il est allé à Berlin où il a été reçu à miracle par le roi de Prusse qui l'a plusieurs fois invité à souper, par le prince Louis chez qui il a passé une semaine au château de Rheinsberg ; de là, il a dû aller à Dresde, puis gagner le Danemark ; mais, à l'en croire, il est tombé malade à Dantzick, y a été retenu plusieurs semaines, et il a regagné la France en passant par Brunswick-.

Est-ce là, en réalité, son itinéraire ? D'une façon certaine, on trouve Louis à Berlin le 31 décembre 1800 et 11 janvier 1801 (14 nivôse) ; et à Paris avant la fin de janvier. Où placer alors le voyage à Dresde et à Dantzick ? Louis n'a-t-il pas quelque intérêt à brouiller les dates ? n'a-t-il pas voulu dissimuler à la fois et son séjour prolongé à Berlin et son départ précipité ? C'est qu'en effet une rencontre pareille à celle faite cinq ans avant à Milan, a amené une rechute de la maladie qu'il avait contractée en Italie et qu'il est revenu à Paris pour faire des remèdes : lui-même a raconté plus tard les détails à son médecin et, vraisemblablement les a consignés dans un certain Voyage en Allemagne, manuscrit dont à diverses reprises on constate formellement l'existence.

A peine de retour, bien que ce soit en plein hiver, Louis n'a qu'une idée, c'est d'aller s'enfermer à la campagne ; et la maison qu'il achète, le 9 pluviôse an IX janvier 1801, est à coup sûr la retraite la mieux imaginée, la plus profonde et la plus cachée qui puisse se rencontrer à dix lieues de Paris.

C'est, entre le bois de Bonnet, les marais de la Thève et la forêt du Lys, à une lieue de toute route carrossable, une maison simple en profondeur, sans caractère précis d'architecture et que flanquent aux extrémités deux tourelles ; la rivière de Thève l'entoure de toutes parts et fait une île de la maison principale qui n'a point de caves, et des deux petits bâtiments qui servent de cuisines. Du dehors, d'aucun côté, on n'aperçoit le château, où l'on n'accède que par des chemins forestiers, des sentiers de cavaliers ; des fenêtres, la vue s'étend seulement sur la nappe de la rivière et sur les futaies d'un parc de soixante hectares clos de murs. Le plus proche village est à une lieue ; quelques huttes de fagottiers et de bûcherons font seules le hameau de 'billon, où l'on ne trouve nulle ressource. C'est un lieu de mystère, un coin où nul ne se hasarde, un refuge d'exil ou de grand désespoir. C'est là que, en 1759, M. Lenormant d'Etioles, le mari de M de Pompadour, est venu se terrer avec sa compagne, la dame Matha, des chœurs de l'Opéra, qu'il épousa par la suite et qui y vécut trente années. Louis a acheté Baillon de Mme de Mongelas, née Delisle, veuve d'un ancien consul général en Andalousie, et fille de ce Delisle, premier commis de la Guerre, chargé du département de la Corse, chez qui lors de ses députations à -Versailles, Charles Bonaparte avait trouvé bon accueil. Mme de Mongelas a passé là, à l'abri de toute insulte — car les gens sont bons et susceptibles de s'attacher pourvu qu'on ne se mêle point de les tyranniser — l'époque la plus cruelle de la Révolution. Ruinée, elle vend son château 6 000 francs pour se faire quelque revenu : ruais ce n'est point le souvenir évoqué de son père qui a déterminé Louis à s'y établir ; c'est l'aspect sauvage et retiré du lieu qu'il a pu reconnaitre en allant à Mortefontaine ou au Plessis, car, en ligne droite Baillon n'est qu'à trois lieues de l'un ou de l'autre. Il a cru s'y plaire, mais il y est trop près encore de Joséphine qui, prétend-il, l'obsède et, à peine a-t-il entrepris quelques travaux d'aménagement qu'il en laisse les soins à Mésangère et que, pour avoir prétexte de s'éloigner, il fait comprendre son régiment dans l'armée d'observation de Portugal qui est aux ordres de son beau-frère, Leclerc. Avant de partir. il va prendre condé de Napoléon à Malmaison, mais, pour n'y point être retenu, il ne vient que lorsque, depuis une heure, ses dragons sont en route pour l'Espagne. On le garde quinze jours et comme, nouveau Renaud, il craint les enchantements, il s'échappe pendant la nuit et part : le 15 germinal (5 avril) il est à Orléans, et le 29 (19 avril), il passe en revue, à Bordeaux, le régiment qu'il commande.

 

Cette fuite est un échec pour Joséphine : ce sont ses espérances indéfiniment ajournées sinon détruites. Louis va retrouver dans le midi les personnes de la famille qui sont le plus ennemies des Beauharnais : Lucien et bientôt Elisa, sans parler de Leclerc et de Paulette qui, quoique moins haineux, ne sont guère mieux disposés. Ce départ même, ne peut-on pas croire que Lucien l'a préparé ? N'a-t-il aucune relation avec la proposition que, à cette même date (4 avril-14 germinal), Lucien a faite confidentiellement à Napoléon, au nom de la reine d'Espagne et du prince de la Paix, de la main d'une infante, l'infante Isabelle. Le Premier Consul, il est vrai, n'a pas envisagé sérieusement cette ouverture. Si j'étais dans le cas de me marier encore une fois, a-t-il dit à Volney, ce n'est pas dans une maison en ruine que j'irais chercher une femme. Même, par esprit de taquinerie sans doute, il a communiqué l'affaire à Joséphine ; ce qui n'a pu adoucir ses sentiments pour Lucien : car n'y a-t-il pas lieu de lier les deux faits, de les croire concertés, de penser que cette attaque a eu pour but d'empêcher ou de retarder le mariage de Louis, de détourner le Consul d'un projet d'adoption que les frères doivent connaitre, puisque l'idée en a été confiée à leurs amis et que le mariage d'Hortense serait le premier pas vers sa réalisation ?

Mais si, de ce chef, Joséphine est en droit de garder rancune à Lucien, ne lui doit-elle aucune reconnaissance pour le service assurément involontaire qu'il lui a rendu en éventant sous ses pas un nouveau danger, un danger qu'on peut dire suprême ? Si la reine d'Espagne, la reine catholique, a offert sa fille au Premier Consul, c'est que, à son estime, comme à celui de tous les catholiques, Napoléon n'est pas marié. Le lien civil qui l'unit à Joséphine ne compte pas : or, en ce moment même, les négociations du Saint-Siège avec la France pour la conclusion d'un nouveau concordat sont en pleine activité. La France rendue au catholicisme, son premier magistrat continuera-t-il à vivre on état de concubinage aux yeux de la religion ? À défaut de l'infante, d'autres princesses ne se présenteront-elles pas pour l'épouser ? Ne sera-t-il pas tenté lui-même de se mettre à l'unisson de la France qu'il aura faite ? Ne considère-t-il pas, dès lors, ne dit-il pas, même devant sa femme, que le mariage religieux, conféré par un prêtre insermenté, est le seul qui compte et aux yeux de toute honnête femme et aux yeux de la société ? — Et, à ce mariage, toujours il s'est refusé. — Mais n'est-il pas quelque moyen de l'y amener et puisque, d'autre part, elle est repoussée par Louis, Joséphine ne peut-elle pas, contre les projets certains d'hérédité, contre les projets possibles de divorce, trouver d'autres alliés hors d'elle-même et en elle-même ?

 

Le 22 mars 1801 (1er germinal IX), le Comte de Provence écrit au marquis de Clermont-Gallerande pour l'inviter à continuer ses tentatives près de Napoléon : le même jour, il charge par une note explicite l'abbé de Montesquiou de suivre des négociations analogues par une autre voie. Clermont-Gallerande doit passer par Mme Bonaparte ; la lettre du Prétendant ne permet aucun doute : après avoir énuméré les motifs qui peuvent porter le général Buonaparte à rétablir le monarque légitime, et marqué les récompenses qu'il serait disposé à lui accorder à cet effet, Louis XVIII ajoute : Personne ne peut mieux l'en convaincre que celle dont le sort est lié avec le sien, qui ne peut être heureuse que de son bonheur, honorée que de sa gloire. Je regarde comme un très grand bien que vous ayez pu vous mettre en communication avec elle. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je connais sa façon de penser. Le comte de Vioménil, dont assurément les sentiments ne sont pas équivoques, m'a dit plus d'une fois qu'à la Martinique, il lui avait souvent représenté que son royalisme allait jusqu'à l'imprudence et l'appui qu'elle donne aujourd'hui à ceux de mes fidèles sujets qui ont recours à elle lui mérite bien le surnom d'ange de bonté que vous lui donnez. Faites donc connaitre mes sentiments à Mme Buonaparte. Ils ne doivent pas la surprendre ; mais, ou je me trompe, ou son âme en jouira.

Une telle communication est évidemment la conclusion des conversations que Joséphine a entretenues soit avec M. de Clermont-Gallerande, soit avec Mme de Champcenetz — la belle Mme Pater — qu'elle recevait fort souvent dans son particulier, soit avec d'autres femmes plus obscures, surtout une Mme Paulin, fille d'un ancien valet de chambre de Louis XV, très intime chez elle et qu'elle voyait constamment. On eût pu s'en étonner d'autant plus que trois mois étaient à peine écoulés depuis l'attentat du Carrousel, qu'il n'était plus douteux que les assassins ne fussent des royalistes, et que, en ce qui les concernait, toute la question se réduisait à savoir si les Princes avaient, ou non, connu et autorisé leur crime. Â la vérité, dans la note ostensible confiée à l'abbé de Montesquiou, le Comte de Provence disait : En vous chargeant de transmettre ces réflexions au général Buonaparte, je lui donne une nouvelle preuve de ma confiance ; et, quand je lui répète, au nom de la France, que je le crois appelé à de plus liantes destinées, quand la reconnaissance, l'effroi des âmes faibles, devient un besoin pour mon cœur qui ne connut jamais la haine, mes serviteurs et mes amis ne doivent pas être soupçonnés d'attenter à ses jours. Les rois sont souvent atteints par un fer parricide : les rois n'arment pas le bras des assassins. Mais n'était-ce pas le même qui, un an auparavant, à deux jours d'intervalle, le 4 juin, écrivait à Bonaparte pour lui demander son trône et, le 6, écrivait à Cadoudal pour lui témoigner sa plus vive satisfaction qu'il se fût enfin échappé des mains du tyran et lui adresser cette phrase significative : Aujourd'hui, vous êtes libre ; vous êtes auprès de mon frère ; tout mon espoir renaît ; je n'ai pas besoin d'en dire davantage un véritable Français tel que vous...

Pour que la femme du Premier Consul reprît ainsi, avec les protecteurs des assassins de son mari, les conférences interrompues l'année précédente, il lui fallait à coup sûr ou un grand scepticisme ou un complet aveuglement, des intérêts bien pressants ou un égoïsme tel qu'elle ne tint compte de rien que d'elle-même. En l'an VIII, Joséphine avait pu céder à mille motifs : outre qu'elle n'était point tenue de comprendre le génie de son mari, et de discerner les destinées qui l'attendaient, elle avait pu, en dehors même des considérations qui lui étaient personnelles, être attirée par ses anciennes liaisons de Fontainebleau avec le chevalier de Coigny et se trouver compromise par lui sans qu'elle eût apporté, dans la Correspondance anglaise rien de plus qu'un souvenir affectueux pour un ancien ami. Mais, en l'an IX, après Marengo, après Hohenlinden, après Lunéville, après la France pacifiée au dedans et victorieuse au dehors, comment Joséphine pouvait-elle supposer que Bonaparte se contenterait, pour rétablir les Bourbons de la promesse d'une place secondaire et de l'assurance d'une dignité illusoire ? C'était pourtant à cela qu'elle s'attachait, tant elle était obsédée de chercher partout, et de trouver à tout prix, des garanties contre le divorce.

Ce qui achève de donner à cette intrigue son caractère, c'est que Joséphine cache entièrement ces pourparlers à Napoléon qui, lorsqu'il perce le secret des fréquentes visites de Mme de Champcenetz, se fâche et ordonne qu'elle soit conduite hors des frontières ainsi que Mme de Damas. Mais cette double expulsion n'a lieu qu'en ventôse an X (février 1802) ; donc, durant une année entière, Joséphine a laissé ignorer à son mari l'essentiel de la mission que Mme de Champcenetz remplissait près d'elle.

Si ce mystère est grave et fait penser, l'absence de secret devrait enlever son importance à la tentative faite par le Comte d'Artois près de Joséphine par l'entremise de Mme la duchesse de Guiche : mais si le Premier Consul a connu et autorisé la visite de Mme de Guiche à Malmaison ; si, peut-être, il s'est arrangé pour entrevoir, sans qu'elle le sût, la fille de Mme de Polignac, comment aurait-il pu supposer que Joséphine traiterait ouvertement de sa trahison avec l'émissaire des Princes ; qu'elle demanderait pour lui, et à plusieurs reprises, la dignité de connétable ; qu'elle mettrait sur le compte de la boisson les déclarations antiroyalistes qu'il a faites ; qu'elle affirmerait que la seule chose qui pourrait empêcher Bonaparte de rétablir le Roi, c'est la crainte que l'on ne tienne pas les promesses que l'on aura faites ! Là, Joséphine se retrouve telle que dans l'intrigue avec Monsieur, et, en regardant les dates — la lettre de Louis XVIII du 22 mars n'a pu parvenir et être mise aux mains de Joséphine que tout à la fin d'avril ; la visite de Mme de Guiche est du 30 juin — il est impossible de ne voir aux deux faits qu'une simple coïncidence : c'est une politique adoptée, c'est une marche suivie, à partir du moment où la fuite de Louis d'une part, et, de l'autre, la proposition de Lucien et la négociation du Concordat. ont laissé Joséphine, sans le défenseur qu'elle avait imaginé acquérir, en présence d'un danger qui l'obsède.

 

N'est-ce pas toujours, pour le même but — quoique la poursuite en soit différente — que, quelques jours après la visite de Mme de Guiche, elle part à Plombières prendre les eaux qui ont si bien réussi l'année précédente à Mme Joseph qu'elle est devenue enceinte et se trouve sur le point d'accoucher ? Le voyage a été retardé par la réception faite au roi d'Etrurie — bien qu'il soit venu incognito sous le nom de comte de Livourne et que, à aucune fête ou cérémonie, Mme Bonaparte n'ait paru officiellement. — Mais à présent, la cure serait compromise par le moindre ajournement, fût-ce d'une semaine. A ce moment même, Corvisart, pour délivrer Bonaparte de la maladie cutanée dont il souffre depuis sept ans, vient de lui poser des vésicatoires à la poitrine et au bras ; il est au lit, avec la fièvre et fort souffrant, et pourtant Joséphine part le 18 messidor (7 juillet) : elle part avec sa fille. sa nièce Lavallette et sa belle-mère Mme Bonaparte. un vrai voyage de famille ; et à Plombières, elle prend les eaux avec un sérieux imperturbable, sans oublier la traditionnelle visite à Luxeuil et le pèlerinage au trou du capucin, ce trou qui, comme tant d'autres en France, opérait des merveilles, qui enfantait des enfants et où les femmes trouvaient, dit-on, une fécondité assurée.

Joséphine ne l'y rencontra point, soit qu'elle n'eût pas donné un suffisant pourboire à Jean, le gardien de ce petit abîme de création, soit que la foi lui manquât. Elle revint, la saison faite, vers le 20 thermidor (8 août), s'installer à Malmaison pour attendre inutilement les effets miraculeux de sa cure.

En son absence, le Concordat avait été signé : le Concordat où Bonaparte voyait la fusion des partis et la réunion de tous les Français, les amis de Lucien, un grand pas vers le Lut désiré e. les fils de la Révolution une capucinade, et Joséphine son divorce. Joseph en avait eu tout l'honneur. Le traité avec les Américains avait été signé à Mortefontaine, dans sa maison des champs ; le Concordat fut signé dans l'hôtel qu'il venait d'acheter au faubourg du Roule, l'hôtel Marbeuf, où sa fille, Zénaïde-Lætitia-Julie, était née le 19 messidor (8 juillet)[2]. Et pourtant combien a été médiocre la part prise par Joseph aux négociations, aussi bien avec les envoyés des Etats-Unis qu'avec ceux de l'Empereur, ou ceux du Pape. Ici, on est mieux qu'ailleurs à même d'en juger. Les pourparlers engagés officiellement dès le mois de fructidor de l'an VIII (août 1800) par Monsignor Spina, ont abouti à une négociation en règle où, pour la France, Dernier, Cretet, Portalis, d'Hauterive, Talleyrand, le Premier Consul surtout, ont tenu les rôles ; Joseph n'a paru nulle part et n'a été tenu au courant de rien. C'est seulement le 23 messidor (12 juillet), que le secrétaire d'État Maret a été chargé de l'avertir qu'il était nommé plénipotentiaire : Maret est venu chez lui, ne l'a point trouvé et a laissé ce billet. Le ministre des Relations extérieures vous remettra les projets de convention déjà rédigés contradictoirement et provisoirement ainsi que toutes les pièces et documents nécessaires.

Signer est donc toute la mission réservée à Joseph ; mais il suffit au Premier Consul que Joseph ait signé pour qu'il croie avoir atteint son but. Ce but n'est pas seulement de mettre Joseph en avant dans les négociations, de le présenter comme le, diplomate émérite qui a résolu les problèmes les plus compliqués de la politique européenne ; mais surtout de l'accréditer comme tel en Italie : s'il y accomplit les changements qu'il médite, il y trouvera ainsi une compensation pour Joseph, et se tiendra libre dès lors, s'il se détermine à établir en France l'hérédité du Consulat, de désigner, sous une forme ou une autre, Louis pour son successeur.

Mais, en fait, Napoléon ne réussit pas mieux à tromper la France que l'Italie. La France, quoi qu'il fasse, n'est point dupe. Elle se refuse à lire au bas des traités cette signature qu'il lui montre et ne voit en Joseph que son prête-nom. Lui seul est l'auteur de cette paix désirée ; lui seul l'a imposée par l'épée ; lui seul l'achève par ses négociations. A lui seul va la reconnaissance de la nation et l'attention du monde. La réputation des talents diplomatiques de Joseph ne sort pas de ce petit groupe d'admirateurs qu'il réunit à Mortefontaine, dont il paye les louanges avec ses dîners, ses chasses, les menues faveurs qu'il leur fait octroyer. Permis à eux de voir en Joseph, qu'ils se plaisent à opposer à son frère, l'homme libéral, l'homme de 89, l'homme de la Constituante, une sorte de Comte de Provence de l'Assemblée des Notables, que l'on pose en héritier nécessaire et dont on escompte la grandeur possible parce que l'on se croit assuré de le conduire. Nul encens n'est assez épais, nulle hyperbole assez soufflée. Ainsi, lorsque, après les négociations d'Otto qui seul a tout conduit sous l'inspiration et par les ordres directs de Napoléon. transmis par Talleyrand, Joseph est nommé plénipotentiaire pour signer à Amiens la paix avec l'Angleterre, Mme de Staël lui adresse cette sorte d'hymne qui résume magnifiquement ce que répètent les Rœderer, les Miot, les Dumas, les Jaucourt, les Montmorency, les Girardin : La paix de l'Angleterre est la joie du monde ; la mienne, à moi, c'est que ce soit vous qui la fassiez et que vous ayez ainsi, chaque année, une nouvelle occasion de vous faire aimer et admirer de toute la nation. Vous avez terminé la plus importante négociation de l'histoire de France. Cette gloire sera sans mélange. Un assentiment universel vous attend : les conditions seront excellentes. Le fussent-elles moins, cette paix aura tant d'influence sur la prospérité intérieure de la France qu'elle vous donne mille occasions de développer votre sagesse et votre esprit... Ne sont-ce pas là de belles louanges et ne voit-on pas comme, en passant sous silence jusqu'au nom du Consul, celui-ci s'en trouve mieux attaqué par le contraste, chaque flatterie adressée à Joseph se tournant en épigramme contre Napoléon ?

Mais ce bruit, quoi qu'on fasse, ne dépasse pas le grand lac de Mortefontaine. Il s'éteint dans l'acclamation universelle qui accueille chaque pas que fait le Consul : dans cette prodigieuse quantité d'images populaires qui célèbrent la paix de Lunéville, le Concordat, la paix d'Amiens, pas une seule ne représente Joseph : l'unique gravure consacrée à sa gloire, à la paix avec les Etats-Unis, c'est lui qui l'a commandée et payée aux frères Piranesi. Or, l'image populaire c'est le thermomètre le plus exact de la faveur d'une nation, presque l'unique moyen de juger à distance l'intensité des courants ; dès qu'un homme émerge, le peuple en veut une représentation, bonne ou mauvaise : de Joseph rien !

Pour l'Italie, l'échec est plus grave, car il est double. Napoléon propose à Joseph d'aller, comme président, gouverner la République Cisalpine : Joseph y réunira sur sa tête les pouvoirs qui sont, en France, attribués au Premier Consul, mais à condition qu'il réserve à la nation libératrice la part d'influence à laquelle elle peut prétendre, et au général d'Arcole et de Marengo l'action supérieure que seul il a le droit et. le pouvoir d'exercer. A cette offre, Joseph se cabre : il n'acceptera qu'à des conditions qu'il entend imposer et qu'il fait connaître : Il exige que le Piémont soit réuni à la République italienne ; qu'on lui laisse la liberté d'en rétablir les principales forteresses ; qu'on retire du territoire de la République les troupes françaises et surtout le général Murat. En obtenant ces concessions, dit-il, j'étais véritablement le maître. Certes, et même à ce point que, du jour au lendemain, l'Italie aurait pu entrer dans une coalition contre la France.

Napoléon refuse naturellement une telle combinaison et Joseph, aussitôt, se retourne vers la France et profite de l'occasion pour reprendre au sujet de l'hérédité, son thème habituel : S'il arrivait malheur, dit-il à son frère, je devrais à notre famille, à nos amis, de nie dévouer pour faire une chose à laquelle la nature ne m'a point destiné et qui n'est point dans mes goûts... Ce thème, il le développe bien plus amplement dans une lettre à Murat. Il ne lui dit point sans doute quelles conditions il a posées pour accepter l'Italie ; il n'admet même pas qu'il ait marchandé : il trouve trop utile, vis-à-vis de son beau-frère son attitude adoptée de modestie philosophique, qui ne saurait inspirer ni inquiétude ni jalousie : Je reconnais, lui écrit-il, tes sentiments pour moi à ce que tu m'as dit sur la Cisalpine : cela ne change pas ma manière de voir. Le bonheur est une chose relative que chacun trouve où il croit le trouver quand la possession ne le détrompe pas. Quant à moi, je l'ai trouvé autant que possible dans ma vie privée, les affections douces de ma famille et les occupations non tumultueuses de la campagne. Pourquoi voudrais-tu que je changeasse de vie sans de fortes et de solides raisons ? Elles ne peuvent être tirées de mon bonheur actuel puisqu'il dépend de mon imagination et que je me trouve heureux. Faudrait-il tirer ces arguments de notre position future s'il nous arrivait le plus grand des malheurs ? Mais crois-tu bonnement qu'un président de la Cisalpine résisterait à un flot révolutionnaire qui, parti de la Seine, ne serait pas arrêté par les Alpes, d'où il se précipiterait si facile-meut sur un état sans défense ? Cette chance de malheur est d'ailleurs hypothétique : né avant mon frère, n'est-il pas dans l'ordre que je meure avant lui ? Et pourquoi serais-je assez peu sage pour sacrifier le présent à l'avenir, le certain à l'hypothèse, surtout lorsque, dans cette hypothèse, l'état que tu voudrais me faire embrasser ne serait pas un rempart centre l'adversité.

On voit la matière : elle est digne d'un latiniste meilleur que Joseph ; mais il excelle à la remplir en prose française : sans doute il ne dit point à Murat pourquoi il a refusé l'Italie ; et il ne dit point davantage ce qu'il demande en échange ; mais, en tout ce qu'il a fait, il n'a été conduit que par l'intérêt supérieur de la famille, par l'intérêt de Mural lui-même ; à la famille, il ne peut en effet servir absolument de rien que Joseph soit ou non président de la Cisalpine, tandis que, si l'on contraignait sa modestie à accepter la succession du Premier Consul, ce serait assurer l'avenir de la famille entière. Certes, Joseph n'y tient pas, il aime les champs, les divertissements familiaux, il possède l'otium cum dignitate. Mais il se sacrifiera s'il le faut absolument et uniquement par amour fraternel. Le Premier Consul est-il la dupe de cette attitude si bien calculée sous laquelle Joseph dissimule, de façon à faire illusion à beaucoup, une ambition forte, contenue et nette, quine se disperse point en mille désirs, ne peut être satisfaite par nul honneur médiocre, n'envisage qu'un but, mais y tend avec une rectitude que rien ne distrait : en tout cas, il ne veut point approfondir : il aime Joseph ; il estime son esprit ; il est convaincu de ses talents ; il se tient, on ne sait pourquoi, obligé à son égard : il renouvellera donc ses instances pour lui faire agréer quelque grande dignité, quelque grande place en France ou hors de la France ; il sera constamment repoussé, et, de guerre lasse, vaincu par cette obstination, il laissera échapper la seule chose qu'il veuille retenir, la seule que Joseph veuille prendre : la succession consulaire.

Donc, Joseph n'a point voulu de l'Italie ; mais l'Italie ne veut point de lui : et ce n'est pas un médiocre étonnement de trouver sous une plume italienne, officiellement exposés par l'homme le plus considérable de la Cisalpine, tous les arguments qu'auraient pu inspirer à des Français la candidature de Joseph et ce qu'on doit appeler dès lors ses prétentions dynastiques. Pour une semblable dignité qui se confond bien avec celle de souverain, écrit Melzi d'Eril à Talleyrand, il faut absolument ou la naissance, ou les actions d'éclat qui élèvent un homme au-dessus des autres assez pour les maîtriser en s'emparant de leur imagination. Quelles que soient les qualités personnelles de Joseph auxquelles je rends volontiers une pleine justice, les circonstances lui ont manqué pour les faire valoir au degré qui est nécessaire pour sortir de la foule ; il vaut certainement mieux que tous ceux qui nous ont gouvernés jusqu'à présent et je serais heureux si ceux qui nous gouverneront dans la suite le valaient ; mais cela ne suffit pas pour lui donner la juste mesure qu'une place de cette nature exige. À bien juger, il ne s'agit plus aujourd'hui de l'alternative entre la Monarchie et la République, il ne reste plus de doute que sur le nom... puisqu'on ne veut que le gouvernement d'un seul : or, une fois que l'on en est là, quel est le parti qui pourrait être content de préférer Joseph Bonaparte aux princes souverains qui se trouvent à portée d'être appelés à ce poste ? L'éclat que jette sur cet individu la première magistrature que son frère, le Premier Consul, exerce, est certainement très grand, mais cependant, il ne peut suppléer au prestige qui est nécessaire pour soutenir avantageusement cette position.

Talleyrand eut-il le courage de mettre sous les yeux du Consul cette lettre si vraie et si noble ? C'est douteux ; sans doute, les arguments de Melzi, irréfutables en ce qui touchait l'Italie, eussent pris encore plus de force appliqués en France ; mais nul, semble-t-il, n'avait assez de bon sens, de calme, d'autorité, peut-être de foi dans l'avenir pour envisager les personnalités en les dégageant des principes, et montrer à Napoléon les inconvénients immenses d'une désignation successorale uniquement motivée par des considérations familiales.

 

Et pourtant, à y regarder de près, dès que l'on acceptait l'idée d'hérédité, était-il possible à Napoléon de chercher et de choisir un successeur hors de sa famille ? Si ce successeur était un homme illustré par ses victoires — tel que Moreau — combien de temps se contenterait-il du second rôle ? Si, déjà, près de Joseph considéré comme successible, se réunissaient des hommes d'une certaine opposition ; si d'autres étaient tentés de faire de même près de Lucien, que serait-ce lorsque le successeur apporterait, avec une force personnelle, la certitude de sa désignation, t'absence de ces sentiments familiaux qui, jusqu'ici, empêchaient, probablement, Joseph et Lucien de se mêler aux conspirations ? Que si Napoléon prenait parmi les consuls ou les ministres un personnage civil, pourrait-il, par le simple fait de son choix, lui attribuer un prestige qui manquait à ses frères, ministres et ambassadeurs eux aussi et ayant rempli en fait des fonctions aussi liantes ? C'étaient sans doute tous ces motifs réunis qui l'avaient amené à se tourner vers Louis et à le désigner dans son intimité pour son successeur éventuel ; ce furent ces mômes motifs qui, à la fin de l'an IX, le ramenèrent de nouveau à Louis : mais, à moins de créer des difficultés intérieures devant lesquelles il reculait, il ne pouvait suivre un tel projet que si, d'abord, Louis était réconcilié avec Joséphine et cette réconciliation ne pouvait devenir sincère que par le mariage avec Hortense.

En quittant Malmaison, Louis avait rejoint son régiment à Bordeaux ; de là, par Mont-de-Marsan où il avait décliné les honneurs qu'on voulait lui rendre, et par Bayonne, il rejoignit Leclerc qui commandait en chef le Corps d'expédition de Portugal. A Badajoz, où il fut présenté au roi et à la reine d'Espagne, il revit sans doute son frère Lucien ; puis il retourna prendre ses cantonnements d'abord à Ciudad-Rodrigo, puis à Zamora. Là, dès messidor (juillet 1801), fatigué du métier militaire qu'il venait de faire à peine durant trois mois, il demanda au ministre l'autorisation de se rendre à Barèges pour y soigner un rhumatisme dont il commençait à se ressentir. Une cure à Barèges, dans ce hideux paysage, sous ces nuages abaissés qui aveuglent et qui mouillent, sans autre spectacle que celui de la souffrance et de la laideur humaines, c'est déjà un supplice durant vingt et un jours. Louis passa à Barèges près de trois mois, égayés, il est vrai, un trait de temps, par la société d'Elisa, mais remplis surtout semble-t-il par une certaine Malle dont il éprouva le besoin de chanter les rigueurs.

A l'automne seulement (vendémiaire an X, fin de septembre, 1801), il se décida à revenir. Il vint à Malmaison faire visite à sou frère et à sa belle-sœur. A un bal, il eut avec Hortense, un décisif entretien et, décidément amoureux, après une conversation avec sa belle-sœur et son frère, il se détermina au mariage.

Sans doute, cette assertion est contraire aux affirmations réitérées de Louis, Louis a cherché à, prouver qu'il avait été contraint ; il a prétendu plus tard en réunir des preuves pour suivre l'annulation de son mariage ; il a provoqué à ce sujet des dépositions ; il a écrit lui-même : que dans ce bal à Malmaison, sa belle-sœur l'avait pris à part, que son frère était survenu et qu'après une longue conférence, on lui avait fait donner son consentement ; le jour de la cérémonie fut fixé, ajoute-t-il, et le 4 janvier 1802, le contrat, le mariage civil, la cérémonie religieuse eurent lieu... Louis se trouva marié.

Tout cela est inexact, dates comme faits ; quelque bonne volonté qu'apportassent à le satisfaire les anciens amis de Louis, ils ne purent jadis lui fournir en conscience les témoignages qu'il réclamait, et à présent des pièces authentiques permettent de rétablir exactement la vérité.

Il s'écoula trois mois entre le bal à Malmaison et les cérémonies. Dès vendémiaire (octobre), Joséphine avait fait part du mariage désormais décidé, et Hortense recevait les compliments. Elle se préparait sans grand enthousiasme, mais avec la volonté d'être une honnête femme et de remplir tous ses devoirs, à une union qu'elle n'eût point souhaitée, mais qu'elle acceptait parce qu'elle serait le lien de deux familles qui devaient n'en faire qu'une seule. Quant à Louis, il était amoureux, et il l'était juste à la façon que comportait sa nature : avec des rêves de bonheur à deux, d'entière confidence, de solitude partagée. Cela allait au point qu'il éprouvait le besoin de faire à sa fiancée une confession générale en règle : il remettait à Hortense une lettre de vingt pages contenant l'histoire entière de sa vie sentimentale avec des détails circonstanciés sur toutes les émotions d'amour qu'il avait éprouvées.

De la part d'un homme tel que lui, c'est, sans doute, la preuve de confiance la plus extrême qui se puisse donner, la plus dangereuse en male temps, une preuve d'amour qui certes est convaincante. Mais il en est d'autres : durant ces trois mois de cour, Louis eut sans doute des vacillements, des alternatives, des regrets. Il eût pu se reprendre s'il l'eût voulu, mais, pour se justifier de ne l'avoir pas fait, outre qu'il supprime ces trois mois et rapproche les événements au point de les confondre, pour mieux établir la contrainte, il semble indiquer qu'on l'a isolé des siens, qu'on l'a chambré jusqu'au mariage. Or, justement durant ces trois mois, tous on presque tous les membres de sa famille se trouvent réunis à Paris ou aux environs : Mme Bonaparte revenue de Vichy où elle est allée après Plombières ; Elisa revenue de Barèges, de Carcassonne et de Montpellier où elle a pris des consultations et suivi des traitements ; Lucien revenu de son ambassade d'Espagne ; Murat revenu en congé de Milan où il commande depuis un an ; Leclerc appelé par un courrier extraordinaire de Bordeaux et de son Armée de Portugal pour prendre la direction de l'expédition de Saint-Domingue ; Joseph tout à portée puisqu'il va et vient d'Amiens à Mortefontaine ; Louis n'a donc point manqué d'avis, de conseils et d'appuis : il n'ignorait point que ce mariage déplaisait à tous les siens, à sa mère en particulier, qui y voyait le triomphe d'une famille étrangère sur la sienne ; il a eu à subir de rudes assauts, de la part de Lucien spécialement, qui n'a point hésité à se faire contre Hortense et Napoléon l'écho des plus basses calomnies[3], qui par deux fois, a-t-il dit lui-même, l'a mis en garde ; mais, une troisième fois, Louis revint à la charge. — Que veux-tu ? dit-il, mais... c'est que... parce que... enfin, je suis amoureux.

Voilà la vérité : Louis était amoureux et c'est contre quoi tout s'est brisé : même les insinuations, qu'infirment à présent les dates les plus précises au sujet de l'urgence d'un mariage qu'on a dit bâclé en huit jours et qui en réalité avait été précédé ale trois mois d'attente.

A la fin, tout est convenu : dès le 21 frimaire (12 décembre) les bans sont publiés, et le 8 nivôse (29 décembre) Napoléon annonce à Joseph qu'aussitôt après le mariage, Louis, quittant son appartement de la cour de l'Orangerie, ira s'installer dans l'hôtel de la rue de la Victoire. Le 13 nivôse (3 janvier 1802) le contrat est passé avec solennité, au Palais du gouvernement, en présence de Mme Bonaparte la mère, de Lucien qualifié ex-ministre de l'Intérieur, de Mme Bacciochi, de Joachim et de Caroline Murat, de Fesch, de M. et Mme Lavallette, de Cambacérès, de Lebrun, de Portalis et de Bessières.

Louis, qui stipule pour lui-même, déclare pour ses apports le domaine de Paillon et une somme de cent quatre-vingt mille francs, tant en deniers comptants qu'en mobilier, argenterie, armes et équipages. Hortense a ses droits dans la succession de son père, pour éviter aux futurs époux les embarras et les frais d'une liquidation et d'un partage long et dispendieux, Joséphine en remplit sa fille moyennant la donation d'une somme de cent mille francs, à la condition qu'elle renoncera dans les trois mois à la succession paternelle. Hortense, de plus, apporte ses habits, linges, dentelles et bijoux, provenant en partie de présents de noces, d'une valeur de cent mille francs, et, quinze actions de la Banque de France pour le doublement desquelles elle a payé un acompte de 3.180 francs. A cause de mariage enfin, le Premier Consul fait à sa belle-fille donation d'une somme de 210.000 francs, qui comme celle de cent mille constituée par Joséphine, devra être incessamment employée en acquisitions de biens ruraux. Le douaire, si la future survit, est fixé à huit mille francs de rente annuelle et viagère. Le surplus des stipulations est de style.

Le lendemain, 14 nivôse (4 janvier) — non le même jour, comme l'a dit Louis — vers les neuf heures du soir, l'acte de mariage est passé par-devant Huguet de Montaran, maire du le' arrondissement, en présence des témoins qui avaient signé au contrat. Vers onze heures du soir toute la compagnie, consistant dans les deux fiancés, la mère de l'épouse, la mère et l'oncle du Premier Consul, le Premier Consul avec les deux autres consuls, Lucien Bonaparte avec sa sœur et l'époux de celle-ci, Bacciochi, le général Murat avec la Caroline, l'officier qui commande aux Tuileries et le conseiller d'Etat Portalis, se transporte rue de la Victoire où le cardinal-légat Caprara a été, à son grand étonnement amené à neuf heures par Portalis et où il a fait établir, dans une chambre à part, une espèce d'autel. A l'arrivée du Premier Consul, Caprara quitte l'habit cardinalice, revêt des habits pontificaux et procède, selon le rite romain, à l'administration du sacrement. Cette fonction terminée, le général Mural s'approche de lui et lui dit qu'il est seulement marié civilement avec Caroline et qu'il désire contracter un mariage in facie Ecclesiæ. Caprara lui confère immédiatement le sacrement en présence des mêmes témoins qui ont attesté le mariage d'Hortense : Cambacérès, Lebrun et Portalis Puis on monte à l'étage supérieur où est disposé un souper qui dure fort peu de temps et où n'assistent ni les Consuls, ni le légat. Le lendemain, s'il faut en croire une tradition locale, les nouveaux époux partent pour Baillon.

Ainsi, se trouve réalisé le vœu le plus ardent qu'ait formé Joséphine ; ainsi, elle peut se croire non seulement consolidée en sa place pour le présent, mais certaine d'une place meilleure pour l'avenir : de cette famille si constamment unie contre elle depuis son mariage, dont à chaque instant elle a dû repousser l'attaque ; dont, à. mesure crie grandit la fortune de Bonaparte, elle a eu davantage à redouter les mesures, elle vient de détacher, pour le rendre à son estime son allié nécessaire, le membre le plus important, celui qui de tous tient le plus au cœur du Consul, le seul qu'en pensée il accepte pour son héritier. Sans doute, pour se mieux garantir de toute malchance, lorsqu'elle a cru que Louis lui échappait, elle a croisé cette principale intrigue de plusieurs autres dont elle n'a plus guère de souci une fois le mariage accompli : elle n'a dédaigné rien ni personne pour se créer des appuis dans des camps si différents, dans des conditions si contradictoires qu'une telle rouerie semblerait improbable chez une femme, si l'on ne pensait qu'il lui en faut bien plus pour tromper un amant que pour leurrer trois factions : mais elle a toujours regardé comme la vraie, la partie qu'elle jouait ici ; elle l'a suivie avec cette opiniâtreté et cette adresse que donne l'idée fixe aux femmes réputées les plus indolentes ce qui leur est un avantage en surcroît et leur sert mieux à dissimuler leur marche. Et pourtant elle l'eût perdue, si l'amour n'était venu tirer la bonne carte.

De scrupules ici elle n'en saurait avoir : outre que, certes, le mariage est de tous points convenable aussi bien pour Hortense que pour Louis, n'est-ce point une garantie de bonheur pour sa fille d'épouser un homme qui l'aime ? N'est-ce point même une satisfaction réelle pour Joséphine de penser que son mari pourra confondre dans la même tendresse deux êtres auxquels il porte une paternelle affection ? Sans doute, Louis a résisté et s'est fait prier ; mais n'est-ce point le cas pour la plupart des jeunes gens médiocrement désireux d'engager si jeunes leur liberté, et plus il a pris de temps pour réfléchir, mieux doit-on augurer d'une résolution prise ainsi avec maturité et sans contrainte. S'il se mêle à la joie profonde que lui apporte une telle victoire, le regret de n'avoir pas osé demander ou de n'avoir pas pu obtenir que le Premier Consul fit bénir religieusement son mariage en même temps que ceux de Louis et de Murat, le souci qu'elle en peut prendre n'est point pour obscurcir son triomphe. Tout peut se réparer : entre femmes et prêtres il se rencontre de telles affinités que, pour faire triompher les unes, les autres trouvent toujours des ressources. Caprara ne doit-il pas être bien disposé pour la mère de Mme de Beauharnais, l'exemple du monde qui va à Saint-Roch. Pour réparer ce que l'Église appelle un scandale, il n'est rien qui ne soit licite. Pour obtenir ce que Joséphine croit une garantie, il n'est rien qu'elle ne fasse : l'alliance est donc comme forcée, et il ne s'agit que de trouver occasion pour la conclure.

 

 

 



[1] Quatre ans plus tard, à propos d'elle, il écrit à Mésangére : Je désire une chose que je te prie de faire avec soin sans qu'on puisse se douter que tu me connaisses : c'est que tu passes en revenant de Paris par Troyes en Champagne et que tu prennes des renseignements de quelques jeunes gens ou bonne femme d'un habitant de cette ville qui se nomme M. Arsenne. Sache s'il est vrai qu'il ait épousé Mlle Lefebvre de Paris, fille d'un inspecteur en chef des ponts et chaussées, s'il est heureux, si sa femme se conduit bien, quels sont l'état, la fortune, la considération dont jouit M. Arsenne ? Ont-ils une maison à Troyes et une maison de campagne ? Dans quelle rue et sur quelle route ? Que dit-on de leur famille et de leurs affaires ? Tâche de les voir : tu pourrais même sous un prétexte vague et en ayant l'air de te tromper, aller chez eux, les voir et m'en donner des nouvelles.

[2] Par une singulière confusion, Joseph dit dans ses Mémoires : Le Concordat fut signé à deux heures du matin dans l'hôtel que j'habitais rue du Faubourg Saint-Honoré : à la même heure, je devenais père d'un troisième enfant dont la naissance fut signée par les plénipotentiaires de deux grandes puissances et la prospérité prédite par le vicaire du Christ. Leurs vœux n'ont pas été exaucés. Veuve à vingt-neuf ans, séparée de son père, proscrite comme tout le reste de sa famille, il ne lui reste que la consolation de n'avoir pas mérité ses malheurs. Or, bien que l'instrument officiel du Concordat porte la date du 15 juillet, il ne fut en réalité signé que le 16 (27 messidor), à deux heures du matin, et la tille de Joseph était née huit jours auparavant ; de plus, celle de ses filles à laquelle Joseph fait allusion serait Charlotte, mariée au prince Napoléon-Louis ; or, Charlotte est née à. Mortefontaine le 9 brumaire an XI (31 octobre 1802) : celle des filles de Joseph qui est née le 8 juillet 1801 (19 messidor an IX) est Zénaïde, laquelle fut mariée à Charles Bonaparte, prince de Musignano et de Canino. Cela est seulement pour montrer à quel degré, même sur les points qui les touchent de plus près, les mémorialistes peuvent induire en erreur.

[3] Lucien prétend qu'on lui a offert Hortense, qu'on l'a presque jetée dans ses bras, que Joséphine a tout fait pour la lui faire épouser. — Or, sans parler des autres raisons, Lucien est arrivé à Paris à la fin de brumaire an IX et depuis le commencement de vendémiaire les fiançailles de son frère avec Hortense étaient officielles.

Voir Napoléon et les femmes. L'amour, p. 178.