NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME I. — 1769-1802

 

VI. — LA PREMIÈRE ANNÉE DU CONSULAT.

 

 

19 BRUMAIRE AN VIII. - 16 BRUMAIRE AN IX (9 Novembre 1799. - 7 Novembre 1800).

Lucien après Brumaire. — Rôles que Napoléon attribue à ses frères. — Mariage de Caroline. — Carrière antérieure de Murat. — Murat et Caroline. — Joséphine depuis Brumaire. — Rôle qu'elle joue. — Son habileté. — Son royalisme. — Les Émigrés. — Commencements de la lutte pour l'hérédité. — Lucien. — Joseph. — Conspiration de Marengo. — Napoléon avant et après Marengo. —La question d'hérédité. Joséphine. — Joseph. — Lucien. — Publication du Parallèle. — Première disgrâce de Lucien. — Victoire de Joséphine.

 

La proclamation adressée au Peuple français par Bonaparte, général en chef, le 19 Brumaire, à onze heures du soir, contenait un récit de la journée qui n'était point pour flatter Lucien ; son rôle était passé sous silence ; son nom même n'était pas prononcé : il dut penser qu'il était joué — et peut-être l'était-il. A la vérité, il était membre de la Commission intermédiaire des Cinq-Cents et ces fonctions eussent pu être importantes, si, comme les parlementaires le croyaient encore, ces Commissions avaient été réellement chargées de faire la Constitution et si Lucien avait, comme il le dit, pris des idées de Sieyès une vue assez nette pour s'en faire le soutien et l'avocat : mais il n'en fut rien. Sieyès, sans doute, n'avait jugé à propos de lâcher, de son ton d'oracle, devant ce jeune homme, au fond naïf, que les parties du système qui pouvaient flatter son ambition et l'entrainer dans la première conspiration — celle antérieure au retour d'Egypte : — peut-être aussi Sieyès qui, depuis dix ans. refusait de livrer la formule complète de sa panacée et qui, si on le pressait, dérobait adroitement sa pensée derrière le brouillard d'axiomes sibyllins, n'avait qu'après Brumaire, pour diminuer, pour supprimer même le premier rôle, fatalement dévolu au Général, imaginé, au lieu des trois charges consulaires, le système du grand électeur, assisté des consuls de la paix et de la guerre, et absorbable par le collège des conservateurs : enfin, quels que fussent l'intelligence et l'esprit de décision de Lucien, il ne s'était jusque-là fait sa place que par des déclamations ; il s'agissait à présent de fournir et de soutenir des idées ; et des hommes comme Rœderer et Boulay, réfléchis et mûrs, y étaient bien plus aptes que lui.

Eu tout cas, soit qu'il ignorât les projets de Sieyès, soit que Sieyès les eût modifiés à son insu, soit qu'il ne fût point préparé à les discuter, il ne joua dans la commission qu'un rôle médiocre : non seulement, il ne défendit point, comme il l'a dit, des théories de Sieyès, mais il les combattit avec une extrême vivacité. Dans une conversation — Boulay dit une dispute, — qu'il eut avec Boulay et Rœderer, il ne se contenta point de blâmer tout le système, et les listes d'éligibilité, et le collège des conservateurs, et le tribunat, et toute la forme de gouvernement ; il fit, alternativement et avec une pareille ardeur, l'apologie, tantôt de la Constitution américaine, tantôt de la Constitution de 1793. Cela ne prouvait pas une grande fixité dans les idées ; mais Lucien n'en montre guère plus dans ses souvenirs : à l'en croire, il aurait accepté en entier, dans le projet de Sieyès, le système d'absorption par le Sénat qui n'était qu'un ostracisme déguisé ; à en croire Boulay et Rœderer, il s'en fit le plus ardent détracteur comme devant être un nid de conspirations. Sur le rôle réservé au Tribunat, ce n'était plus avec Sieyès qu'il différait d'avis, mais avec Napoléon : il plaidait là sa cause personnelle ; car il était né opposant, il avait les dons nécessaires pour critiquer et démolir, s'il n'avait point acquis les qualités nécessaires à l'homme d'État, la science, la réflexion, la continuité des projets ; sa place pouvait donc sembler marquée dans ce corps spécial, ayant pour mission de pétitionner pour le peuple, d'exposer ses besoins, de soutenir ses intérêts devant le Jury législatif, contradictoirement avec le Conseil d'État, organe du gouvernement. C'était le seul corps d'ailleurs où son âge lui donnât accès puisqu'il fallait au moins quarante ans pour le Sénat et trente pour le Corps législatif : aussi, si on l'eût écouté, le Tribunat eût réuni tous les pouvoirs ; mais on ne l'écouta point : le débat se cantonna entre Napoléon cl Sieyès et ce fut des concessions mutuelles qu'ils se firent que sortit la Constitution de l'an VIII où se retrouvent la plupart des mots que Sieyès avait inventés et quelques-unes de ses idées d'apparat bientôt destinées à disparaître — mais où Napoléon a introduit avec le principe de la souveraineté nationale directement exercée, celui de l'unité et de l'indépendance du pouvoir exécutif.

Dès la mise en vigueur de la Constitution, le 3 nivôse an VIII (2 décembre 1799), Lucien fut élu au Tribunat par le Sénat, mais, le même jour, il reçut, des Consuls entrés en fonctions, Bonaparte, Cambacérès et Lebrun, le portefeuille de l'Intérieur : c'était la plus grande place qui pût lui être donnée et elle attestait, de la part de Napoléon, malgré des divergences d'opinion déjà marquées, sa reconnaissance envers le président des Cinq-Cents, sa confiance envers son frère, la considération où il le tenait et le concours éminent qu'il attendait de lui.

Joseph, dont le rôle avait été nécessairement nul en toutes les affaires qui avaient suivi le coup d'État, avait été élu par le Sénat membre du Corps législatif ; mais le Premier Consul, avait, pour l'y laisser, une trop haute opinion de ses talents ; il le destinait à jouer un rôle majeur dans les négociations et, à cet effet, dès le mois de ventôse (mars 1800), il le nomma, avec Fleurieu et Rœderer, l'un des commissaires chargés de traiter de la paix avec les Etats-Unis d'Amérique.

Louis, qui, à son retour d'Autun, avait repris près de son frère ses fonctions d'aide de camp, parut de tous le plus favorisé, car, la carrière qu'il suivait étant strictement hiérarchisée, les soldats les plus dévoués au Consul ne pouvaient regarder sans étonnement ce jeune homme qui, sans mérite, sans instruction, sans goûts militaires, sans actions d'éclat, sans service même, franchissait les gracies aussi rapidement qu'un prince du sang l'eût fait sous l'ancien régime. Chef d'escadron au 5 Dragons depuis le 12 thermidor an VII (30 juillet 1799), Louis, sans avoir jamais paru, sans avoir même été reconnu clans son grade, était, moins de six mois après (le 21 nivôse an VIII, 10 janvier 1800) promu chef de brigade au même régiment en garnison à Paris.

En poussant ainsi Louis aux hauts grades, Napoléon ne prétendait-il pas dès lors l'habiliter à une place qui, dans le militaire, fit pendant à celle qu'il avait attribuée à Lucien dans les affaires intérieures, à celle qu'il réservait à Joseph dans les relations extérieures ? Un peu plus tard, ne dirigera-t-il pas de même Jérôme vers la marine et n'est-ce pas que, dès lors, il prépare ainsi, à la tête de chacun des grands services publics, l'entrée en action d'un homme de son sang, imbu de son esprit et destiné à exécuter ses desseins sous ses ordres et sous sa direction immédiats ? N'est-ce point là une des preuves les plus convaincantes de la persistance en son esprit de l'idée de famille et, si elle entraîne à ce moment de tels projets, comment s'étonner de ceux qui ont suivi ?

Aux beaux-frères, au beau-fils, à qui n'est point du sang, il ne donne aucun de ces emplois d'attente qui présagent les grandes charges ou du moins les hautes missions gouvernementales. Il n'a pas sur eux le même aveuglement, et les faveurs qu'il leur prépare doivent être justifiées par le mérite qu'ils déploient et par les services qu'ils rendent. Ainsi, Bacciochi n'est bon à rien et il n'a rien : il reste purement et simplement adjudant général à Ajaccio. Après un court voyage à Paris, en nivôse, il rejoint son poste et c'est seulement tout à la fin de l'année, que, toujours avec le même grade, il est appelé à l'état-major de la 16e division, à seule fin de justifier et d'autoriser ainsi à Paris la présence d'Elisa.

Leclerc a rendu d'éminents services dans la journée du 19. Pourtant son nom n'est pas prononcé plus que celui de Lucien. A-t-on voulu éviter que le public vit à la fois trop de membres de la famille employés dans le coup d'Etat et y jouant les rôles principaux ? Leclerc était en tête des grenadiers dans l'Orangerie ; il était aux côtés de Bonaparte quand, à la lueur de quelques quinquets, les nouveaux consuls prêtèrent serinent aux mains de Lucien, et Paulette mène, venue de Paris, assista à cette scène étrange que Sablet a voulu peindre. Général de division du 9 fructidor an VII (26 août 1799), Leclerc parait à Napoléon trop jeune d'âge et de grade pour recevoir un commandement d'armée ; il a seulement une division à l'Armée du Rhin (12 frimaire - 3 décembre 1799) ; il est vrai que, du même coup, Napoléon lui fournit ainsi l'occasion de faire ses preuves et lui marque une confiance singulière ; car l'Armée du Rhin est destinée à Moreau, et nul doute que Leclerc ne joigne à sa mission militaire une mission de surveillance et d'observation près de son chef. Napoléon ne lui a point tenu rigueur d'un incident auquel il a été mêlé et qui eût pu faire naître des doutes sur son dévouement : à la première séance du Tribunat, au Palais-Royal, un tribun ami de Leclerc, Duveyrier, a trouvé opportun de diriger contre le Premier consul une attaque virulente, à propos d'échoppes en bois que des fripiers avaient établies dans le grand escalier et que, par décence, le gouvernement voulait faire disparaître. Faisant allusion à Camille Desmoulins et à la scène du 13 juillet 1789 : Si l'on nous parle d'une idole de quinze jours, s'est-il écrié, nous n'oublierons pas que nous avons renversé des idoles de quinze siècles. Cette sortie, douze jours après la mise en activité de la Constitution, a montré à Napoléon quel fonds il pouvait faire sur le Tribunat et ce que valait la reconnaissance des parlementaires. Or, le soir même de cette séance, Leclerc dîna avec Duveyrier et, de crainte qu'il ne lui arrivât quelque chose, il voulait l'emmener coucher chez lui. Il n'était pas fâché de cette incartade. Si de là date la défiance que Napoléon prit contre le Tribunat, il ne témoigna rien à Leclerc et ne garda pas même rancune à Duveyrier qu'il nomma, en 1808, premier président à Montpellier.

 

Le mieux traité en apparence fut le dernier venu des beaux-frères, Joachim Murat, qui venait d'épouser Caroline, ci-devant Maria-Nunziata. Lorsque Napoléon était arrivé d'Egypte, Caroline était venue avec Hortense, sa compagne de pension, de Saint-Germain  à Paris où elle avait passé une quinzaine de jours, durant lesquels Murat ne s'était point tenu de lui faire la cour. Le 16 brumaire, on les avait brusquement renvoyées chez M Campan. Nous étions bien loin de nous douter des événements du lendemain, a dit Hortense, mais le général Murat, en vrai chevalier amoureux, nous expédia, dans la nuit du 19 brumaire, quatre grenadiers de la garde qu'il commandait. Ils étaient chargés de nous apprendre ce qui s'était passé à Saint-Cloud et la nomination de Bonaparte au Consulat. Qu'on se ligure quatre grenadiers frappant aux portes d'un couvent de femmes. L'alerte fut générale. Mme Campan blâma hautement cette manière militaire d'annoncer la nouvelle. Caroline n'y vit qu'une preuve de galanterie et d'amour.

Napoléon pourtant n'avait point encore donné son avis sur ce projet qu'il ignorait vraisemblablement. Môme, il avait jeté les yeux sur Moreau et souhaitait le mettre dans sa famille au point que, dans le Moniteur du 21 brumaire, il fit annoncer son prochain mariage avec une de ses sœurs. Or, une seule était à marier : Caroline. On lui a même prêté d'autres visées, que le moindre examen montre impossibles : on a parlé de Lannes ; — ce ne fut que le 8 fructidor an VIII (26 août 1800), six mois après que Caroline eût épousé Murat, que Lannes fut divorcé de la demoiselle Méric qu'il avait épousée en nivôse an III ; on a parlé d'Augereau, — mais Augereau n'a jamais eu la moindre intention de rompre les liens qu'il avait formés à Naples en 1758 avec Mlle Gracht et auxquels il resta fidèle jusqu'à la mort de celle-ci, en 1806. C'était assez et trop, pour Murat, que Moreau fût enjeu. Quelle comparaison établir entre ce qu'apportaient et ce que représentaient les deux hommes ? Peut-on même penser que si Napoléon eût, connu exactement, en détail et par le menu, la vie antérieure de Murat, il n'eût point, malgré l'enthousiasme de Caroline, décliné son alliance ?

Joachim Murat était né, le 25 mars 1767, à la Bastide-Fortunières, village de quelque huit cents habitants à cinq lieues de Cahors. Il était le sixième enfant de Pierre Murat-Jordy et de Jeanne Loubières. Son père était maitre de poste, a-t-on dit souvent (pourtant il n'y avait pas de relai à la Bastide) ; en tous cas, tenait auberge et administrait comme une sorte de sous-intendant une partie des grands biens qu'avaient de ce côté les Talleyrand. Il était dans une certaine aisance, donnait de l'instruction à ses garçons et dotait ses filles, toutes trois mariées dans le pays : Jaquette à un M. Samat, de Souloumès, Antoinette à M. Jean Bonafous et Madeleine à M. Molinié. Dernier né de trois garçons. Joachim avait été destiné à l'Église, où son avenir était assuré par la protection des Talleyrand : il avait eu une bourse au collège de Cahors, puis au séminaire de Toulouse, mais la vocation n'avait pas suivi la bourse, et, soit pour échapper aux suites d'une fredaine, soit par un goût irrésistible pour le métier, au passage par Toulouse des Chasseurs des Ardennes allant d'Auch à Carcassonne, leur nouvelle garnison, il s'engagea le 23 février 1787 dans la compagnie de Niel. Belle recrue : cinq pieds six pouces deux lignes ; l'air casseur, des cheveux noirs, des yeux charbonnés et une santé le fer.

Murat suivit le régiment de Carcassonne à Schelestadt où il se trouva en 1789. Sa chaleur de tête l'y engagea, dit-on, dans une mauvaise affaire et il fut trop heureux d'obtenir de son capitaine son congé absolu. Il n'est point trace de ce départ dans ses états de services. Pourtant, en 1791, il était revenu dans son pays en congé, soit provisoire soit définitif, puisque, en même temps que Bessières, il fut désigné par le directoire de son département comme l'un des trois sujets que le Lot devait fournir à la Garde constitutionnelle du Roi. Il entra dans cette garde le 8 février et en sortit le 4 mars 1792. Il s'était senti déplacé dans ce milieu réactionnaire et, sans fournir de motifs, avait voulu donner sa démission. Se méprenant sur ses mobiles, son lieutenant-colonel, M. Descours, tenta de l'embaucher pour l'Armée des Princes, en faisant sonner à ses oreilles quarante beaux louis d'or s'il rejoignait les émigrés à Coblentz. Murat, qui tenait à justifier sou départ devant le directoire du Lot, dénonça le fait, et sa dénonciation, renvoyée au Comité de surveillance de la Législative, ne fut pas un des moindres griefs invoqués par Bazire pour obtenir de l'Assemblée le licenciement de la Garde du Roi.

Murat rentra alors à son ancien régiment, devenu 12e chasseurs : il y fut nommé brigadier le 29 avril, maréchal des logis le 15 mai, sous-lieutenant à l'escadron franc le 15 octobre et lieutenant le 31 du même mois. Il dut ce rapide avancement à la faveur personnelle de son colonel, M. d'Urre de Molans, qui, promu général de brigade, l'emmena comme aide de camp et le fit, à titre provisoire, nommer capitaine par le général Dampierre, le 14 avril 1793.

On peut penser que Murat avait fait la première campagne de l'Armée du Nord avec son régiment, qui, officiellement, a assisté au combat de Grandpré, au siège de Landrecies, à la bataille de Jemmapes et au combat de Saint-Troud, mais on ne sait rien d'autre que son rapide avancement sur la part qu'il a pu prendre à ces faits de guerre.

Au moment où il venait d'être nommé capitaine à titre provisoire, il rencontra à Arras un nommé Landrieux, qui, avec une commission du Conseil exécutif, s'occupait à lever sur la frontière un corps franc à cheval, auquel il avait donné le nom de Hussards-braconniers. Elevé dans la domesticité lointaine du Comte de Provence, n'ayant jamais servi que dans une vague garde nationale de province, ce Landrieux, homme d'affaires et de pillage, avait besoin, pour prêter à son corps franc une apparence militaire, de quelques officiers sachant le métier. Il s'aboucha avec Murat et lui proposa la deuxième place de chef d'escadron qui était vacante : il écrivit au ministre pour le demander. Il est aussi patriote que moi, disait-il. L'autorisation ne se fit pas attendre : Murat fut avisé le 8 mai qu'il était nommé provisoirement ; il rejoignit le corps à Hesdin, et, durant que Landrieux courait le département de la Somme à la suite des représentants Dumont et Chabot, il s'occupa à former le 2e et le 3e escadrons de guerre, assuma l'administration entière du régiment et parvint ainsi à se faire confirmer, le 11 août 1793, dans son grade provisoire.

Mais alors, il se brouille avec Landrieux : sans doute. il ne veut point lâcher le commandement effectif des Hussards-braconniers et prétend en obtenir aussi le commandement nominal, et Landrieux n'est point disposé à abandonner la crasse ferme qu'il tient des bontés de la République. Son régiment, c'est une entreprise qu'il a mise en valeur par des commis et qui doit lui rendre des bénéfices de tous genres. Le mener à la guerre, fi ! mais le faire travailler à l'intérieur, par petits paquets, aux perquisitions, réquisitions, arrestations. chez les suspects et gens de noblesse ou d'argent, voilà qui est de bon rapport. Murat rêve-t-il de plus glorieuses besognes que de commander l'escorte de la guillotine ou cède-t-il uniquement à l'obsession de supplanter Landrieux ? en tous cas, c'est de lui que part l'attaque ; Landrieux riposte et, alors, dénonciations sur dénonciations : Landrieux, dit Murat, est un aristocrate, un suppôt du ci-devant comte de Provence. — Murat, dit Landrieux, porte partout le trouble par son inconduite et son indiscipline. Chacun enchérit sur l'autre, prétend être meilleur citoyen, exagère son jacobinisme pour en tirer certificat et écraser l'adversaire, si bien que, fouetté par la jactance méridionale et ne sachant plus quoi inventer, Murat qui, l'année précédente, a dû se défendre devant le ministre de la Guerre d'appartenir à la famille des ci-devant comtes de Murat et prouver par des certificats signés de cinq membres de la Convention qu'il est un vrai sans-culotte fils d'un laboureur ; qui craint peut-être que cette homonymie ne lui cause encore des ennuis, fait cette belle découverte que, par le simple changement d'une lettre, son nom devient pareil à celui d'un des dieux du Panthéon sans-culotte : un a pour un u, et le tour est joué. Il est si fier de son invention que, dans une lettre de trois pages qu'il écrit à Landrieux, d'Arras, le 28 brumaire an II (18 novembre 1793) pour le sommer d'exécuter sur-le-champ un mandat d'arrêt qu'il lui adresse, il appose quatre fois sa nouvelle signature : MARAT. Un tel acte de civisme emporte tout en effet : un examen épuratoire des officiers du régiment a lieu à Flers, le 6 frimaire an II (26 novembre) : sur les dénonciations de Murat, Landrieux est chassé, rayé des contrôles et bientôt incarcéré ; mais Murat n'est point, pour cela, nommé chef de brigade du corps, devenu le 21e régiment de Chasseurs. De sa prison, Landrieux se défend, emploie ses amis, fait agir ses complices, ceux avec qui il a partagé le produit de ses spéculations militaires. Bref, après une étrange et confuse guerre d'écrits, Murat est arrêté à son tour, à Amiens, le 28 floréal an II (17 mai 1794), et comme, deux mois après, c'est le 9 thermidor, Landrieux a beau jeu de se présenter comme une victime des Décemvirs, et d'accuser Murat — qui a repris son u — de terrorisme et d'anarchisme. Pour cette nouvelle campagne, il trouve un allié précieux dans le citoyen Rey, qui, nominé entre temps commandant du régiment, a gobé l'huître, laissant les coquilles aux plaideurs et ne se soucie point de rendre gorge. Des mois se passent ; on se calme ; Murat est relâché, rejoint son régiment à Paris où il est en garnison et se trouve heureux d'y reprendre son emploi de chef d'escadron.

Au 2 prairial an III, c'est lui qui amène aux Tuileries la première cavalerie dont la Convention puisse disposer contre les faubourgs : il est accueilli avec cet enthousiasme qu'inspire aux peureux la conviction qu'on leur apporte le salut ; mais, la journée passée, il n'obtient point encore l'avancement qu'il désire.

Dans la nuit du 12 au 13 vendémiaire, Barras, nominé tout à l'heure général en chef de l'Armée de l'Intérieur, apprend de son prédécesseur, Menou, que quarante pièces de canon sont aux Sablons sous la garde de quinze hommes, et peuvent, d'un moment à l'autre, être enlevées par les insurgés. Cela arrivant, la Convention est perdue. Il dit à Bonaparte qui commande sous lui : Tu vois s'il y a un moment à perdre... qu'on coure à l'instant me chercher cette artillerie et qu'on me la ramène en toute hâte aux Tuileries. Bonaparte expédie aussitôt l'ordre à Murat qui part avec trois cents chevaux, et, à deux heures du matin, arrive aux Sablons au moment même où débouche une colonne de gardes nationaux section-flaires qui, de leur côté, viennent pour saisir le parc. Murat est à cheval, on est en plaine ; les sectionnaires se retirent et, à six heures du matin, les quarante canons sont aux Tuileries. Dispersés avec méthode sur tous les points menacés, ils jouent dans la défense le rôle majeur.

Murat cependant ne reçoit pas encore son grade. Il accable le ministre de ses réclamations : Je ne vous parlerai pas de mes connaissances militaires, dit-il dans un de ses mémoires ; l'âme honnête souffre toujours lorsqu'elle est obligée de parler d'elle-même ; je suis assez connu depuis que le régiment est à Paris et que j'ai commandé la plupart du temps qu'il y a fait le service. Las des injustices qu'il a dû supporter, furieux de n'être point appelé au commandement de la Garde à cheval du Directoire, ce qu'il a sollicité en obtenant des apostilles de dix Représentants, il est sur le point de quitter la partie : le 30 nivôse (20 janvier 1796), il demande à Pétiet un congé de trois mois pour visiter sa famille. Mais voici tout à coup que sa fortune change : le 13 pluviôse (2 février), il est promu chef de brigade pour prendre rang du 18 novembre 1793, et quelques jours après, le 10 ventôse (29 février), sur le témoignage de Junot et de Marmont avec qui il s'est lié, il est appelé comme aide de camp dans l'état-major que Bonaparte recrute en vue de l'Armée d'Italie.

C'est donc ici son réel début : de 1787 à 1796, on ne constate officiellement sa présence à aucune action de guerre. Et pourtant, dès l'ouverture de la campagne, à Mondovi, lorsque Stengel, dans la charge qu'il conduisait contre les débris de l'armée piémontaise, est tombé blessé au pouvoir de l'ennemi, c'est Murat qui prend la direction du combat, exécute à la tête du 20e Dragons une poussée décisive, arrache le corps de Stengel aux Piémontais et les force à la retraite. Il est cité à cette occasion dans le rapport du Général en chef, et, après l'armistice de Chérasco, il est envoyé à Paris pour porter au Directoire l'instrument qui vient d'être signé. Une telle nouvelle mérite qu'on traite favorablement le messager : Murat est nommé général de brigade le 21 floréal (10 mai 1796).

A son retour en Italie, sa fortune hésite quelque temps. A Paris, il n'a pu se tenir de faire la cour à la femme du Général en chef : on dit qu'il a été heureux et, certainement, il a été indiscret. Revenu, en une action, il a manqué d'énergie, si bien que son courage est suspecté ; enfin et surtout, il a prétendu voler de ses propres ailes : soit qu'il préfère à la guerre d'autres moyens de parvenir, soit qu'il désire jouir de Paris et des plaisirs qu'on y rencontre, soit même qu'il espère jouer un grand rôle dans l'État en se rendant l'homme de main du Directoire, il s'est, durant son voyage, lié à Barras d'une façon étroite et, de nouveau, il a sollicité de lui, avec une extrême vivacité, le commandement de la Garde du Directoire. Bonaparte ne peut l'ignorer : or il veut qu'on soit tout à lui, n'admet point les partages, avec Barras moins qu'avec tout autre. Aussi, vainement, Murat se prodigue, se montre superbe d'audace à Valeggio où, menant la charge, il prend neuf canons, deux étendards et deux mille hommes ; vainement, il fait preuve d'habileté dans la marche sur Livourne, d'intrépidité dans l'attaque du camp retranché de Mantoue ; vainement, il déploie une véritable intelligence militaire à Roveredo, à Bassano, à Saint-Georges où il est blessé, à Rivoli où il mène au feu une brigade d'infanterie et contribue puissamment à la victoire, Napoléon ne lui rend pas ses bonnes grâces, l'exalte peu et ne le propose pas : il se défie de lui et il a raison, car Murat continue à correspondre avec Barras, à solliciter le commandement de la Garde du Directoire, à dénoncer ses camarades : Les choses vont bien ici, lui écrit-il le 19 frimaire V (9 décembre 1796), mais je ne puis croire que le Directoire ne soit pas trompé sur les principes de bien des personnes que le ministre emploie dans cette armée. On ne parle plus ici que de Monsieur de..., du Baron de..., du Comte de..., et cela dans des sociétés composées d'officiers supérieurs. Je me donne à tous les diables. Et l'espèce de familiarité où il est se montre en cette formule de salutation : Permettez que je vous embrasse et que je vous prie de ne pas oublier que je vous suis entièrement dévoué.

On peut croire que, à Mombello — où pour la première fois il entrevoit celle qu'il épousera deux ans plus tard — il se remet un peu avec Bonaparte, mais cette mission de confiance qui lui est confiée dans la Valteline, ne lui est-elle point donnée surtout pour l'écarter sans scandale ? Ce qui est sûr, c'est qu'il ne suit Napoléon ni à Rastadt, ni à Paris ; qu'il reste à l'Armée d'Italie ; qu'il est employé à l'Armée de Home ; qu'il n'est point au début désigné pour l'Armée d'Angleterre à laquelle il ne parvient à se faire attacher qu'à grand'peine et peut-être contre le gré de Napoléon. Il faut qu'il emprunte douze mille francs à Duveyrier et à Haller pour rejoindre Toulon, et, dès que la flotte est arrivée à Malte, il écrit à son brave Barras, son soutient, pour solliciter son rappel en France, son envoi dans une autre armée parce que Berthier est son enémi et qu'il voit tous les jours l'amitié du général Bonaparte diminuer à son égard.

Néanmoins, au débarquement en Egypte, à la prise d'Alexandrie, il reçoit l'importante mission de relier avec ses troupes l'attaque de droite à l'attaque de gauche, Kléber à Menou, et son arrivée décide la journée. Dans la marche sur le Caire, il a le commandement de l'arrière-garde, poste d'extrême confiance. A Salahieh, à la tête du 3e Dragons, il se montre le premier entre les braves ; mais, ensuite, sa mauvaise tête l'emporte à des paroles d'opposition, à des brigues, à une sorte de tentative de conspiration qui pourrait lui coûter cher et, pour arrêter ses propos, il faut que Bonaparte le menace de lui faire mettre du plomb dans la cervelle.

Les combats de Dyndeyt, de Mit-Ghamar, de Damanhour où il manie habilement son infanterie ; celui de Gaza où, avec quelques escadrons, il écrase les six mille cavaliers arnautes, arabes et mamelucks de Djezzar ; la jolie reconnaissance sur Safed et enfin le merveilleux combat du Pont de Yacoub avec l'étonnant butin sur les Damascènes ; toute cette campagne de Syrie où, non content de ses voltiges hors du camp, il veut encore monter la tranchée devant Saint-Jean-d'Acre, ne peut le rétablir dans la faveur de Napoléon : il faut Aboukir, et, là son ingénieuse et manœuvrière audace, l'armée du grand seigneur jetée dans la nier, te camp des Ottomans emporté avec ses trésors et, de la main même de Murat, le Seraskier Mustapha pacha blessé et pris.

Sur le champ de bataille, Murat, qui a la mâchoire brisée du coup de pistolet que le Seraskier lui a tiré d'abord, est nommé général de division, et ce n'est pas assez : il faut pour lui une de ces récompenses dont Napoléon a le secret, dont il sait à chaque instant, par une trouvaille nouvelle, fouetter le courage, reconnaître le dévouement et aiguillonner l'ambition : la brigade que Murat a commandée à Aboukir (7e hussards bis, 3e et 14e Dragons) reçoit du Général en chef deux pièces de canon anglaises qui ont été envoyées par la cour de Londres en présent à Constantinople : sur chaque canon seront gravés les noms des régiments qui composaient la brigade, le nom du général Murat et celui de l'adjudant général Roize ; sur la volée, ces mots : BATAILLE D'ABOUKIR.

Comment tenir rancune au soldat d'Aboukir ? Napoléon, repartant pour la France, le tire de l'hôpital d'Alexandrie, l'embarque sur la Carrère, conserve de la Muiron, et, deux mois après, on est à Paris.

Murat se garde bien d'y rechercher son brave Barras ; il a flairé le vent et pris son parti : à présent, avec toute l'exubérance apparente de son cœur méridional, il se prodigue en dévouement à Bonaparte ; il est tout à lui et, pour le mieux prouver, il ne sort de la rue de la Victoire que pour fréquenter utilement des officiers qu'il courait. Saint-Cloud, il joue son rôle à miracle, et ce rôde, on le grandit encore dans la relation officielle, car lui seul des acteurs n'est point de la famille et on a autant d'intérêt à le montrer qu'on en a à dissimuler Lucien et Leclerc : c'est donc lui qui a bien mérité de la Patrie et qui en a par décret les solennels honneurs ; et, par dessus, confirmation du grade de général de division et, vingt jours plus tard, le 11 frimaire (2 décembre 1799), le commandement en chef de la Garde des Consuls.

Il ne reste plus à Murat que de s'établir dans la famille : il est agréé par Caroline ; mais Napoléon résiste ; car, en dehors même des invites faites à Moreau et dont il veut voir l'effet, il a contre Murat des préjugés de divers ordres dont il faut triompher. Celui de la politique écarté, puisque Barras a disparu, restent ceux qu'ont laissés les indiscrétions anciennes sur Joséphine. Pour les combattre, qui Murat peut-il mieux employer que Joséphine elle-même ? Si c'est elle qui le marie, ne sera-ce pas une réponse à tout et, pour Napoléon, la certitude que, si même Joséphine l'a pris jadis pour amant, elle a maintenant renoncé à lui ? Une telle affirmation ne suffit-elle pas à justifier le passé en même temps qu'elle a l'avantage d'assurer l'avenir ? Si Murat doit à Joséphine d'épouser Caroline, ne sera-t-il pas obligé de lui prêter sou alliance, son appui, sa protection dans la famille, ne sera-t-il pas de son bord à elle, contre les frères, qui, quoi qu'elle fasse, seront toujours les ennemis ?

Napoléon résiste quelque temps : Je n'aime pas, dit-il, ces mariages d'amourettes ; ces cervelles enflammées ne consultent que le volcan de l'imagination ; j'avais d'autres vues ; qui sait l'alliance que j'aurais procurée à Caroline ? Elle juge en étourdie et pèse mal ma position ; il viendra un temps où, peut-être, des souverains se disputeraient sa main. Elle épouse un brave ; dans ma position, cela ne suffit pas : il faut laisser s'accomplir le destin. Cela est bien, mais tous les entours du Consul sont en mouvement. A chaque objection que fait Napoléon, l'on répond par Aboukir et Brumaire. J'en conviens, dit Bonaparte, Murat était superbe à Aboukir, et cela est si souvent répété, que, Moreau ne se présentant pas, il finit par consentir. Le contrat est passé le 28 nivôse (18 janvier 1800) en la demeure du citoyen Bonaparte, premier consul de la République française, au Luxembourg, en présence de la famille entière : Mme Bonaparte, les cinq frères (Napoléon, Joseph, Lucien, Louis et Jérôme), le ménage Bacciochi, Fesch, Joséphine, Hortense, puis Bessières, qualifié cousin de Murat, et Yvan, le chirurgien, ami.

Les stipulations sont les mêmes que pour Elisa et Paillette : la future épouse reçoit de ses quatre frères aînés (Lucien intervient ici) une somme de quarante mille francs en espèces moyennant laquelle elle se reconnaît entièrement remplie et satisfaite non seulement de tout ce qui lui appartient et peut lui appartenir pour ses biens et droits paternels et collatéraux, maintenant ouverts et échus, mais encore pour ce qui peut lui revenir de la succession de la citoyenne sa mère, en quoi que le tout consiste et puisse consister. Cela, et douze mille francs de diamants, bijoux, objets de trousseau, c'est tout. Murat n'énonce pas ses apports : il constitue à la future un augment de dot de 13.333 francs et, arrivant son décès, ne lui assure point de douaire : elle reprendra seulement ses objets de trousseau, jusqu'à concurrence de 12.000 francs et, à titre de gains nuptiaux, sa toilette, l'argenterie qui en dépendra, les meubles complets qui garniront son appartement et une voiture à deux chevaux.

Le surlendemain, toute la famille s'est transportée à Mortefontaine et le mariage, purement civil, est, conformément à la loi du 13 fructidor an VI, célébré le décadi, au temple décadaire du canton de Plailly, d'où dépend le château de Joseph. L'acte est passe par devant le président de l'administration municipale du canton, le citoyen Louis Dubos, en présence de Jean Bernadotte, ex-ministre de la Guerre, et de l'inévitable Calmelet, témoins de Murat, de Louis Bonaparte et de Leclerc, témoins de Caroline. À la cérémonie, assistent en outre, Mm Bonaparte la mère, le général Latines, les citoyens Fesch, Carrière-Beaumont, Didier, Saujeon et Dorival. Nulle mention du Premier consul, de Joséphine et des autres membres de la famille. Pourtant, au moins Joseph, l'hôte des nouveaux époux, a dû assister au mariage.

Puis, Murat, qui, ci-devant, habitait rue des Citoyennes (rue Madame) vient avec Caroline s'installer à l'hôtel de Brionne, dans la partie nord des cours des Tuileries. Il paraît fort amoureux, semble payé de retour ; et l'on a vu rarement un plus beau couple : lui, grand, vigoureux, élancé, avec sa tête aux longs cheveux noirs bouclés, ses yeux vifs, brillants, toujours en quête ; elle, si fraîche, avec son teint éblouissant, sa physionomie pleine d'agrément, cet air de candeur et d'ingénuité qu'elle sait prendre, cette peau qui semble du satin glacé de rose, ces dents riantes qui jettent un éclair de blanc à toute seconde, cette taille mince et souple. Ce fut par là par les épaules rondes, par le buste trop court et qui s'engonça vite, par les hanches trop fortes, le col épais et la disproportion de la tête trop grosse qu'elle pécha ; mais, en ce moment, elle est adorable et adorée. Elle sait déjà ne montrer de son intelligence que ce qui convient et n'est point si sotte que de se mêler de querelles de famille où elle n'a rien à gagner. Elle s'amuse franchement. Elle remplit ses devoirs de société en allant faire ses visites de noces à ceux qui ont protégé son mari à ses débuts, et elle ne se montre ni infatuée, ni hautaine ; elle va au bal où, derrière elle, Murat, qui ne danse point, tient respectueusement ses gants et son éventail elle reçoit à déjeuner les camarades de Murat et, après qu'un a servi un excellent repas dans de la belle porcelaine, on met sur la table un pot de grès fort grossier, qui contient du raisiné : C'est un régal de mon pays, dit Murat, c'est ma mère qui l'a fait et qui me l'a envoyé. Cela ne l'empêche point de monter l'écrin de sa femme et de joindre trois rangs de perles de trente mille francs au collier de diamants que Napoléon a mis dans la corbeille.

Murat est en pleine faveur et c'est par une singulière distraction que, à ce moment même, certains biographes trop confiants ont prétendu lui opposer Lannes. Berthier, ont-ils dit, avait donné à Murat le commandement de la Garde des Consuls sans consulter Napoléon qui voulait y mettre Lannes ; ce commandement, ont-ils ajouté, a été, par Napoléon même, enlevé à Murat et transporté à Lannes pour consoler celui-ci de n'être point devenu l'époux de Caroline. C'est, en vérité, passer la mesure. Sans relever l'assertion au sujet de Berthier qui fut toujours au contraire en hostilité ouverte avec Murat, on sait que Lannes ne put penser à épouser Caroline puisqu'il fut, jusqu'en thermidor an VIII, l'époux légal de Mlle Méric et, quant au commandement de la Garde des Consuls, si Murat le quitta le 11 germinal an VIII (1er avril 1800), ce fut pour être nommé lieutenant du Général en chef de l'Armée de Réserve et commandant la cavalerie de ladite armée, et il ne fut remplacé par Lannes, à la Garde des Consuls, que le 26 germinal (16 avril). Le simple examen des dates, le seul contrôle des faits eût suffi pour réduire à néant toute cette série d'assertions intéressées.

Pour être en disgrâce, Murat et sa femme avaient trop bien conquis, à ce moment, de quel coté ils devaient prendre leurs appuis : Caroline ne quittait point sa belle-sœur Joséphine et le ton dont celle-ci écrivait à Murat suffit à montrer dans quelle intimité l'on vivait. Je n'ai que le temps, mon cher petit frère, lui écrit-elle le 1er messidor (20 juin 1800), de vous recommander le porteur de ma lettre, vous assurer de mon tendre attachement et de vous dire que vous avez une petite femme charmante qui se conduit à merveille. Adieu, mon cher petit frère, je vous embrasse et vous aime bien.

Cela ne dit-il pas tout et même pourquoi Napoléon a fait présent le 7 prairial (27 mai 1800) de l'argent nécessaire pour l'achat, par les époux Murat, de Mme Gabrielle Petit-Jean de Ménarchet, veuve de Bullion, d'une première portion du domaine de Villiers, d'une maison de campagne encore modeste, mais qui par la suite deviendra la splendide terre de Neuilly.

 

C'est que, depuis le 19 brumaire, ou mieux depuis le terrible assaut qu'elle a subi à l'arrivée de Fréjus, Joséphine a mené sa barque avec une telle habileté, avec une adresse si consommée, elle a su si câlinement envelopper son mari et faire juste à propos cc qui convenait qu'elle a regagné tout entier le terrain que les frères avaient cru lui avoir fait perdre. Elle est peut-être moins aimée uniquement par les sens, mais elle s'est établie en maîtresse nécessaire de la maison consulaire. Outre qu'elle sait agir et parler avec cette grâce qui est la meilleure part de sa beauté, elle sait approprier à chacun l'accueil qu'elle fait et elle rend personnelle une politesse qui n'est que banale, mais qui, par la façon dont elle s'exerce, chatouille en chaque homme le coin de sa vanité et de son amour-propre. Elle est si femme qu'on peut se demander si ce n'est point là encore, de sa part, une façon de coquetterie que de vouloir plaire à tous en particulier, éveiller en tous quelque idée de préférence. Elle s'est établie la compagne qu'il faut en ce moment à Bonaparte pour acquérir, rallier, confondre les volontés autour de la sienne, et, dans une sphère très restreinte encore, mais qui chaque jour s'agrandit, faire dans la maison de celui qui va être le chef officiel de la Nation, ce que lui-même entend faire dans le Gouvernement. La voit-on qui s'efforce d'amadouer Gohier, de le ramener, nième après le 19 brumaire, en lui faisant offrir la place qui pourra lui agréer, et cela, sans brutalité, avec l'air qu'elle serait reconnaissante du service qu'elle veut rendre ? La voit-on recevant en son hôtel, à sa table, au dîner et au déjeuner, les deux grenadiers qui passent pour avoir, à Saint-Cloud, préservé Napoléon du poignard des jacobins, embrassant le grenadier Thomé et lui mettant au doigt un diamant de deux mille écus ? Et, aussitôt après l'installation au Petit-Luxembourg, dans l'appartement du premier étage qu'occupait Gohier, Bonaparte au-dessous dans l'ancien appartement de Moulin, la voit-on, chaque jour, faisant les honneurs d'une table dressée pour vingt personnes, avec un service de dix plats seulement relevés par le dessert, et suivant les convives avec une attention soutenue. en sorte que. si Bonaparte est fatigué, absorbé ou malcontent et se refuse à causer, chacun ne se retire pas moins satisfait ? Quel accueil elle fait au bonhomme Piccini qui est venu mendier un secours ; Bonaparte l'a reçu comme déjà il ne recevrait point des princes et lui a dit : Vous allez passer chez ma femme ; j'irai vous trouver ; nous déjeunerons ensemble. Et tout le temps que se prolonge l'audience publique, Joséphine entretient Piccini, écoute ses souvenirs, lui fait délicatement exposer ses besoins si bien que, après le déjeuner, Piccini sort du Luxembourg, avant en poche sa nomination d'inspecteur de l'enseignement du Conservatoire et cinquante louis d'avance pour une marche qu'il doit composer à la Garde consulaire. Les hommes qui fréquentaient chez Joséphine, rue Chantereine, les Ségur, les Caulaincourt, les de Mun, les de Laigle, M. Just de Noailles commencent à se rencontrer dans le salon du Luxembourg avec Defermon, Regnauld, Monge, Berlier, Réal, Cambacérès : c'est ici un des creusets, et non le plus médiocre, où se traite la fusion.

En femmes, c'est moins brillant et il peut sembler que l'on a un peu trop facilement accepté l'héritage du Directoire ; mais, si l'on y trouve des femmes divorcées et des femmes compromises, au moins déjà celles-là dont la seule présence suffit à déshonorer un salon, dont le seul contact avilit un homme, les financières et les agioteuses, celles dont le luxe étalé sert d'enseigne aux exploiteurs de la misère publique, dont la beauté racole, dont les bijoux sont du recel, dont les toilettes semblent tissues de crimes, elles sont pour jamais chassées de la maison de Bonaparte, balayées au ruisseau d'où elles sortent, elles, leurs souteneurs, leurs entreteneurs et leurs maris.

Déjà même pour les autres, l'épuration s'accomplit, l'on n'est plus reçu que sur un billet d'invitation et, à deux reprises, paraît dans le Moniteur une note de ce genre : Dans le mois de décembre dernier, il y eut une grande assemblée au Luxembourg. Lorsque tout le monde fut rendu dans la salle de compagnie, Bonaparte commanda à ses gens de faire grand feu. Il affecta même de leur répéter cet ordre à deux ou trois reprises. Sur quoi, l'un d'eux se permit de lui faire observer qu'il était impossible de mettre plus de bois dans la cheminée. Cela suffit, dit alors Bonaparte, d'une voix un peu plus élevée. J'ai voulu qu'on prît soin de faire grand feu, car le froid est excessif : ces dames d'ailleurs sont presque nues. Avis aux lectrices : la décence est à l'ordre du jour. Et la décence clans le costume entraînera la décence dans les mœurs.

Mieux encore que les billets d'invitation, les fréquents, presque continuels voyages à Malmaison où la société si restreinte n'est admise que priée, sont pour écarter les indiscrètes. Or, pour ces voyages, comme pour toute fonction de la vie, Joséphine a l'art suprême de toujours être prêle et de toujours se trouver aux ordres de son mari. Dès ce moment, les heures de repos, de sortie, de départ, de coucher, toutes les heures, tous les instants, sont subordonnés au travail du Consul. Bonaparte a-t-il fini de travailler, il faut manger, sortir, partir, toujours à l'improviste, et toujours Joséphine est prête, dans la toilette qui lui sied et dans le costume qui convient ; elle a aux lèvres le même sourire, si bien étudié qu'il ne semble pas commandé ; de ses lèvres sort le même son de voix, chantant et doux, à la créole, qui flatte l'oreille et la caresse, comme l'attouchement exquis d'une main sensuelle. A cet homme de trente ans, qui jusque-là n'a jamais eu de chez soi et qui a toujours vécu à l'auberge, elle fournit à tout instant la sensation délicieuse de la maison, du luxe domestique, du salon habité, peuplé d'êtres souriants, bien vêtus, gracieux, obéissants et tendres.

Certes, Joséphine n'a pas en ce moment un rôle officiel à jouer : elle n'a nulle place dans l'État ; elle ne voit les cérémonies que comme une invitée de distinction, d'une fenêtre ou d'un balcon. Elle ne s'introduit, ni n'introduit sa fille dans les cortèges et elle préfère qu'on remarque son absence plutôt que sa présence : elle porte même son attention à ne point laisser supposer qu'elle puisse exercer une influence sur son mari. Il convient que l'on sache que cela n'appartient à personne, à sa femme moins qu'à qui que ce soit, comme l'écrit le ministre de Prusse, et, qu'il ne l'écoute que sur des objets de bienfaisance.

C'est là le secret le plus sûr de sa force : et elle le connaît. Bonaparte a une maîtresse qui est le pouvoir. Il n'admet point qu'on la touche. Du jour où Joséphine se donnerait même l'air de le diriger, d'avoir sur lui une action, tout casserait. Le reste, peu lui importe : de l'argent tant qu'elle voudra de l'argent pour payer Malmaison, pour payer les biens de Belgique, pour payer les dettes anciennes, mais du pouvoir, non. Et Joséphine, qui a pourtant, elle aussi, ses idées de derrière la tête sur le gouvernement, est assez fine pour n'en montrer que juste ce qu'il convient et manœuvre de telle sorte que sa politique à elle, déguisée en bienfaisance et en devoirs de société, loin d'inquiéter Bonaparte, lui agrée entièrement, reçoit sa pleine approbation et semble dirigée au même but qu'il poursuit lui-même.

Elle s'est faite royaliste : elle a découvert qu'elle l'avait toujours été — même au temps où elle était liée avec Charlotte Robespierre d'une telle amitié qu'elle lui donnait son portrait : même au temps où en bonne sans-culotte, elle entretenait des relations avec des patriotes dont, en pleine Terreur, le nom seul était une recommandation pour la citoyenne. Il n'importe : elle est royaliste ; elle aime à la passion la Famille royale et ses entours : elle est toujours en attendrissement au nom du roi et de l'ancienne cour ; tous ses vœux — et très sincères — sont pour le rétablissement des Bourbons par Napoléon. Pourquoi ? — C'est qu'elle se sent toujours sous cette menace de divorce qui lui ferait tout perdre ; c'est que, Bonaparte rappelant les Bourbons et elle étant mêlée à la restauration, c'est, pour lui, au moins un titre de duc et pair, la dignité de maréchal ou de connétable de France, une grande position à la Cour et un grand état à Paris, et pour elle, duchesse et maréchale, ayant rendu de tels services, l'assurance de jouir d'une telle fortune et de n'être jamais répudiée.

En réalité, comment, en 1799, — sept années seulement après que le trône est tombé — Joséphine aurait-elle, pourrait-elle avoir d'autres idées ? Qu'y a-t-il de plus grand dans l'ancienne France après le roi — et nul ne pense alors qu'il peut devenir le roi, car on ne devient pas le roi — qu'y a-t-il de plus grand qu'un duc et pair, maréchal de France ? Qu'y a-t-il au-dessus de ces dignités, dans les rêves d'ambition les plus vertigineux qu'ait formés un particulier ? Cela peut-il titre comparé à ce quelque chose qu'est un directeur, et pourtant, depuis 1792, il n'y a que les directeurs qui aient occupé des places réglées de gouvernants et qui en aient eu le nom, les fonctions et la posture. Jusque-là des anonymes, des dictateurs d'opinion, des tyrans de hasard qui duraient un jour ; il y a eu les Directeurs. Or, qui sait même leurs noms ? qui se souvient trois ans, trois jours après, qu'il y a eu des Barras, des Rewbell, des Revellière-Lepaux, des Letourneur, (les Carnot, des Barthélemy, des Merlin, des François, des Roger-Ducos, des Moulin, des Sieyès, des Gohier ? C'est cela qui, dans la République, a occupé les sommets, qui y a été les princes et qui y a tenu la place du roi. Et qu'est-ce ?

Elle ne soupçonne pas, elle ne devine pas — qui d'ailleurs hormis celui qui porte ce monde en son cerveau ? — que, à la forme neuve de la société il faut apprêter une forme nouvelle de gouvernement ; que l'homme est venu qui doit accomplir cette œuvre et que cet homme est son mari. Elle voit la route qui peut, qui doit la conduire directement à ce que, d'enfance, d'éducation, de tradition, elle est accoutumée à regarder  comme le but suprême de l'ambition humaine. Elle ne peut pas, elle ne doit pas envisager une autre issue, si même tous ses intérêts à elle, tous sans exceptions, ne le lui commandaient.

Il ne peut pas déplaire à Napoléon que sa femme se dise royaliste. Au point de vue politique, c'est sans danger ; il coupera court quand et comme il voudra. Ce n'est point à propos d'idées que Joséphine se cabrera jamais et son loyalisme passera comme son sans-culottisme a passé — le jour où quelque autre intérêt plus direct se rencontrera pour elle. Mais, en attendant, il est d'une utilité singulière : le Premier consul, obligé de ménager les royalistes purs, les combattants de Bretagne, de Normandie et de Vendée, cherche en ce moment à gagner du temps en négociant avec eux, et tente de les rattacher à sa cause et de les engager dans son armée. Pour cela, il ne veut ni ne peut rompre brusquement avec le Prétendant, qui a fait près de lui les premières démarches, et rendre impossible tout échange de vues. Il sait d'autre part que l'émigration agonise ; que, de tous côtés, les émigrés aspirent à rentrer en France et à recouvrer quelque partie de leurs biens. Il prétend que, en s'adressant à quelqu'un qui lui tienne d'aussi près que sa femme, ils lui aient, de leur radiation, une reconnaissance personnelle. Joséphine, affichée comme royaliste, devient en quelque façon l'avocat en titre des émigrés. Elle se chargera d'intercéder pour eux, aura l'air d'emporter de haute lutte, une à une, les faveurs qu'ils sollicitent et qu'on est d'ailleurs prêt à leur accorder, et cela se passera à bas bruit, sans que les jacobins se courroucent, sans que les acquéreurs de biens nationaux s'épeurent, sans que l'opinion publique s'inquiète, sans que le Gouvernement soit compromis. Peu à peu, cette force sociale immense, perdue pour la France de la Révolution, refluera de tous les points de l'Europe vers la France du Consulat, et y ramènera, avec les habitudes de politesse et d'élégance, des administrateurs pour les départements, des magistrats pour les cours souveraines, des diplomates pour les légations, des officiers pour les troupes, des causeurs pour les salons, — qui sait s'il n'y pense pas déjà ? — des figurants pour la Cour. Gérant du patrimoine national, Bonaparte croit qu'il n'en doit pas laisser périr la plus petite part. Il estime que la gloire du passé, représentée par des noms illustres, est nécessaire à la splendeur de l'avenir et que, pour faire une France digne des destinées qu'il lui prépare, ce n'est pas trop de tous ses enfants.

Mais si, au lendemain de Brumaire, devant les conventionnels, devant l'armée, devant quiconque a pris une part à la Révolution, — et c'est l'universalité des soldats, des paysans, des ouvriers et des bourgeois de France — il marquait tout de suite cette volonté de conciliation, tout se soulèverait et crierait à la trahison. Et alors, de deux choses l'une : ou le mouvement, contre-révolutionnaire le dépasserait lui-même, l'emporterait et aboutirait à une restauration ; ou une réaction se déclarerait, s'opérerait violemment et replongerait la nation dans les excès de la révolution.

Joséphine joue donc, sans qu'elle s'en doute, un rôle important dans la politique de Napoléon ; mais pour que ce rôle soit sans danger dans le présent et sans gravité dans l'avenir, il faut que, sincèrement, elle agisse en solliciteuse ; qu'elle ne soit rien moins que certaine d'obtenir ce qu'elle demande, qu'elle suive pour ses recommandations la filière des ministères, qu'elle se croie même obligée de se faire, pour le succès, appuyer par quelque intrigante auprès d'un chef de bureau. Le ton dont elle écrit est significatif et voici, entre mille, une de ses lettres : Vous m'aviez promis, Citoyen, d'avoir égard à ma recommandation. Je vous serai obligée en conséquence de prendre sous votre protection les deux affaires ci-après :

1° Antoine-Louis de Lévis, du département de l'Isère, ajourné par le Directoire exécutif sous le ministère de Lecarlier et rayé par le premier travail de la Commission des émigrés ;

2° Louis Sartiges, du département du Cantal, rayé aussi par le premier travail de la Commission.

Je désire bien vivement que vous les portiez sur le premier tableau que le ministre de la Justice doit présenter à la signature du Premier consul. C'est un droit que l'ancienneté et la justice de leur cause leur donnent le droit d'attendre. Je vous serai obligée d'accorder un véritable intérêt à la demande que je vous adresse.

Et billets, dès lors, de voler à chaque minute vers ces trente illustres inconnus qui composent la Commission des émigrés, gens choisis à dessein entre les effacés, les modérés, les hommes à tout faire, et parmi lesquels on a glissé seulement, pour rassurer les inquiétudes, deux ou trois patriotes accentués tels que Paré, l'ex-ministre de l'Intérieur, et l'ex-conventionnel Niou. Tout ce inonde d'importants se plaît à se faire prier ; Joséphine sollicite donc personnellement, et, sitôt la radiation obtenue, elle griffonne des billets de ce style : Mme Bonaparte a l'honneur de faire mille compliments à MM. de Villeneuve et leur fait dire qu'ils sont rayés.

C'est par centaines, c'est par milliers qu'on trouve de ces lettres, des fiches de rappel pour des recommandations verbales, des annonces de radiation par Calmelet, des mémoires où tel et tel invoque sa protection et menace même de sa mauvaise humeur : cela devient comme une fonction de bienfaisance et d'humanité, une sorte de ministère supplémentaire.

Aussi, de tous les coins d'Europe, l'on s'empresse ; on rentre d'abord et, après, on sollicite cette lionne Mme Bonaparte qui accueille avec si grand plaisir toutes ces personnes d'un ordre autrefois si supérieur au sien, qui fait les honneurs de sa protection avec une telle grâce qu'on croit l'avoir obligée en lui procurant les moyens d'être utile et qui se trouve à présent avoir une cour telle à peu près pour les noms qui v figurent que la Reine eût pu jadis l'avoir à Trianon ; car Mmes de Montmorency, de Matignon, de Clermont-Tonnerre, le baron de Breteuil, le prince de Monaco, M. Charles de Gontaut, venant, avec tant d'autres, s'ajouter à l'ancien fonds de société, cela pare et décore un salon. On peut avouer dans toutes les maisons de Paris qu'on a été chez elle, et elle-même trouve un singulier plaisir à venir avec sa fille au plus grand nombre des bals que donne la société royaliste. C'est là tout ce qu'aperçoivent les spectateurs : un petit côté de vanité satisfaite et une grande part d'obligeance. Joséphine elle-même, distraite et perdue dans l'infini détail des affaires qu'elle suit, peut sembler à des moments ne plus voir nettement le but réel de tant d'efforts ; mais c'est justement là ce qu'il faut au Premier consul qui, comme il a pu précipiter le mouvement, saura le ralentir, lorsqu'il ne s'agira plus de servir des particuliers, mais de tendre à des intrigues de politique générale.

 

Toute différente est l'attitude qu'ont adoptée, à l'égard de Napoléon, ceux de ses frères qu'il a mis dans les fonctions publiques, et ce contraste n'est pas la moindre force de Joséphine.

A peine si le Premier consul a eu le temps de parer en France au plus pressé et, par un semblant d'organisation, d'obtenir un peu d'administration, un peu de sécurité, un peu d'argent ; il va être obligé de partir tout à l'heure pour diriger l'Armée de Réserve commandée nominalement par Berthier : tout conspire contre lui à l'intérieur et à l'extérieur, guerres civiles à éteindre, brigandages à réprimer, argent à trouver, la coalition menaçante aux frontières, et, déjà ses frères, Joseph et Lucien, ont engagé la lutte avec lui pour ce suprême pouvoir, si chancelant encore et si peu assuré. Rien de ce qu'il leur a donné, rien de ce qu'il peut leur donner, ne les satisfait, à moins que, dès à présent, il ne désigne l'un d'eux pour lui succéder.

N'y a-t-il même que cela ? On répugne sans doute à penser que, dès l'hiver, dès le mois de ventôse an VIII (février-mars 1800) Lucien ait échangé des vues factieuses avec Bernadotte qui, après quelques jours de retraite à Château-Fraguier, chez son intime, le général Sarrazin, — le même qui, en 1810, déserta à l'ennemi — vient, par la protection de Joseph et sur son insistance, d'être nommé conseiller d'Étal. De Bernadotte, il est vrai, rien ne peut étonner : il n'a point, sous le Consulat et sous l'Empire, vécu un jour sans aspirer à renverser Napoléon et on le rencontre dans toutes les conspirations ; mais Lucien ? — Pourtant, ce ne fut point sans des preuves, au moins sans des indices formels, que le 18 germinal (8 avril), en présence du Premier consul, Fouché, regardant fixement Lucien de ses yeux morts si terribles, lui jeta cet avertissement : Je ferais arrêter le ministre de l'Intérieur lui-même, si j'apprenais qu'il conspirait. Peut-être n'y avait-il eu que des paroles, mais au moins imprudentes.

Lucien était né opposant. Il avait au superlatif cet esprit de contradiction qui, dans les parlements, peut faire les orateurs éminents et même les manœuvriers habiles, mais qui, au gouvernement et dans l'administration, apporte inévitablement le désordre et l'anarchie, surtout lorsqu'il est accompagné, comme c'est l'ordinaire, de l'esprit d'instabilité. Lucien critiquait les actes de son frère comme il se fût critiqué lui-même à défaut d'autres, et, sans intention peut-être de conspirer, il s'en donnait les allures. Son ministère de l'Intérieur allait à la diable et il n'avait su ni y prendre aucune assiette, ni donner à ses fonctions aucune importance. Toute la grande œuvre de réorganisation administrative s'accomplissait au dessus de sa tête, par les soins des Consuls, du Conseil d'Etat, du ministre de la Police, du directeur général des Ponts-et-chaussées : à peine si, pour la forme, on indique, deux fois seulement, que les arrêtés ont été pris sur son l'apport. Comme il était naturel avec son tempérament, les besognes d'administration lui semblaient inférieures, et il ne se sentait de goût que pour ce qu'on nomme la haute politique — ce qui, en un temps de prépondérance des parlements, consiste dans la recherche des moyens de renverser légalement les ministères et le gouvernement, mais en un temps tel que le Consulat ne mène qu'à conspirer.

De toutes les attributions de son département, il ne paraissait s'attacher qu'à ce qu'il appelait complaisamment la direction de l'esprit public, par quoi il faut, à sa façon, entendre une sorte de camaraderie, hautaine et protectrice avec les gens de lettres. Il leur accordait la faveur de l'entendre lire ses poèmes et ses romans ; mais aussi il les nourrissait, les hébergeait, à Paris en la maison ci-devant Brissac où était son ministère, à la campagne en son château du Plessis ; il leur procurait en outre de grasses sinécures, et tout cela lui valait de jouer au Mécène.

Elisa qui, de plus en plus, s'était liée à sa fortune, rapprochée qu'elle était de lui par tous ses goûts et toutes ses aspirations pédantes, le poussait encore vers ce côté de littérature : Il était assailli presque exclusivement par un essaim de jeunes philosophes à la mode, dont il adoptait les idées, laissant de côté les directions qu'auraient pu lui donner les hommes compétents que Napoléon avait placés près de lui pour guider son inexpérience : ainsi, nulle confiance en Duquesnoy, qui avait été Constituant, collaborateur de Mirabeau, maire de Nancy et directeur des postes ; nulle en Lausel qui savait à merveille la partie de l'agriculture, des manufactures et du commerce ; nulle en Barbier-Neuville si compétent en matières d'administration ; mais tout à la discrétion des nouveaux venus, du poète Arnault, de son intendant corse Campi, de Félix Desportes, et bientôt de celui qui va devenir le dieu de la maison, l'inspirateur du frère et l'amant de la sœur : le citoyen Jean-Pierre-Louis Fontanes.

Lucien ne se donne plus même la peine de signer : il a une griffe qu'il abandonne à son secrétaire général, lequel contresigne comme fait le secrétaire d'État pour les actes des Consuls. Et le secrétaire général (Campi, puis Félix Desportes) est son homme d'intime confidence, qui lui appartient uniquement, et, de fait, il mène tout. Un contemporain qui pourtant a cherché à Lucien toutes les excuses et qui a voulu le défendre d'avoir conspiré, a dû reconnaître que l'immoralité politique, l'improbité civile de son administration, les concussions honteuses, la cupidité insatiable des agents dont il était entouré faisaient beaucoup de tort au gouvernement de son frère.

Pourtant, son extrême jeunesse — vingt-quatre ans — son inexpérience, sa fortune inattendue et miraculeuse, le rôle qu'il avait joué en Brumaire, les flatteurs dont il était entouré, suffisaient, même à défaut de notions sur son caractère, à expliquer sa conduite : il n'y avait là ni un plan raisonné, ni une marche suivie, seulement le résultat d'une infatuation qui n'était certes pas sans excuse. Il se répandait en paroles, et montrait sans doute bien plus de desseins qu'il ne formait de projets. S'il n'était point pour le gouvernement un collaborateur utile, si même ses discours et ses liaisons avaient de réels inconvénients, du moins ils étaient sans danger pour le présent. Si ses sorties déplacées blessaient souvent le Consul, du moins ses prétentions ne l'offusquaient point sérieusement, pas plus que ses conspirations, telles qu'il les menait, ne pouvaient l'inquiéter.

Tout différemment agissait Joseph : point d'éclat, nulle violence, aucun discours à regretter, rien à reprendre dans sa conduite. Seulement, un observateur attentif eût trouvé étrange une intimité aussi cordiale avec certains hommes qui pouvaient bien passer pour les adversaires les plus dangereux du gouvernement ; mais les rapports de famille faisaient passer sur Bernadotte ; on s'excusait de Mme de Staël sur la littérature, et de Benjamin Constant sur les habitudes de voisinage. Sans doute, c'était Joseph qui avait poussé son beau-frère au Conseil d'État et qui, en répondant du dévouement de Constant, l'avait fait élire au Tribunat ; mais il avait pu se tromper ou être trompé et, parce qu'il fréquentait habituellement la société dont Mme de Staël était la souveraine reconnue, fallait-il croire qu'il se ménageait ainsi la faveur de ceux qui se proclamaient les représentants du libéralisme ? Il affectait de ne point tenir aux fonctions publiques, de ne point se mêler aux intrigues, de peu parler, de ne point écrire. Qu'était-ce donc ? Cette modestie était-elle sincère, cette inertie clans les affaires publiques était-elle véritable, ou Joseph avait-il visées plus hautes, si hautes que, pour les contenter, il ne pût être question de places, et tous ses actes n'étaient-ils combinés que pour les réaliser ?

Ce qu'il voulait, c'était, dès le second trimestre de l'an VIII, que Napoléon le désignât pour son successeur, ou, si l'on préfère, pour son remplaçant éventuel. Rien, dans la Constitution, ne donnait un tel pouvoir au Premier Consul, nommé pour dix ans, indéfiniment rééligible, mais éligible pourtant par le Sénat sur la Liste nationale. Mais, soit que Joseph imaginât dès lors que la Constitution dût être remaniée à son profit, soit qu'il pensât qu'il suffit de la volonté de Napoléon pour amender, en sa faveur, d'une telle façon, le premier pacte qui, depuis 1793, fût devenu national par l'acquiescement motivé de trois millions de Français, il ne paraissait nullement se préoccuper des oppositions qu'il pourrait rencontrer ailleurs que chez son frère. Ainsi semblait-il penser que ce serait chose toute simple, toute naturelle. qui irait de soi, qui ne soulèverait nulle contradiction ni du Sénat, ni du Tribunat, ni du peuple, ni de Farinée, que de l'ériger du premier coup, lui, Joseph Bonaparte, comme le chef désigné de la nation française aux lieu et place du général d'Italie et d'Egypte !

Il avait touché ce sujet avec Napoléon vers le 15 floréal (5 mai), quelques jours sans doute avant le départ du Premier Consul pour l'Armée de Réserve et celui-ci qui avait tant de difficultés à vaincre et si peu de gens à qui se confier ; qui, faute d'autre, venait de rendre encore une fois Joseph dépositaire de tous ses fonds — au point que ce fut lui qui, durant la campagne, fut chargé de fournir d'argent Joséphine —, avait cru lui donner une sorte de satisfaction en le nommant conseiller d'État, en l'établissant ainsi comme une sorte de surveillant officieux de ce qui se ferait en son absence ; mais ce n'était point là ce que voulait Joseph et, le 4 prairial (21 mai) il écrivit à son frère cette lettre où il se montre tout entier : Tu ne peux avoir oublié ce que tu m'as dit plus d'une fois, ce à quoi je tiens essentiellement comme le terme de mon ambition, ambition que, dans ma position, il ne m'est pas permis de ne pas avoir puisque les hommes et les choses semblent me désigner et que le défaut de confiance du gouvernement dans mes mains pourrait seul m'en éloigner. Dans ce cas, il me serait impossible de rester placé près de lui comme je le suis en ce moment : en rentrant dans la retraite, j'y emporterai le regret de l'avoir quittée et d'avoir renoncé à cette espèce de considération, résultat de beaucoup de modération.

Tu me connaîtrais mal si tu pensais que je ne veux pas fortement dans les choses décisives où je crois mon honneur engagé.

Je ne dois pas douter de ton amitié pour moi lorsqu'elle est d'accord avec l'intérêt public ; mais je devais te rappeler nia position et la volonté décidée qu'elle me force à avoir, afin que tu ne te reposes pas sur ma modération pour justifier à nies yeux tout autre choix que tu aurais pu faire. Je n'ai pas besoin de t'en dire davantage.

Ainsi, nul doute : bien que Joseph prétende dans sa première phrase attribuer à Napoléon l'idée première de le désigner et de le déclarer pour son successeur, c'est lui qui, avant que nul n'y eût songé, a posé la question de l'hérédité consulaire. Il entend qu'elle lui soit attribuée et n'admet point qu'elle puisse l'être à nul autre. Il est le chef du clan, il est le chef de la famille ; donc, ce n'est point une faveur qu'il sollicite, c'est un droit qu'il réclame.

Mais entend-il uniquement l'obtenir de son frère ? Compte-t-il seulement sur Napoléon ? N'est-ce pas lui qui, dès le départ du Consul, a imaginé de faire pressentir par Miot, au sujet de cette même hérédité, un certain nombre de sénateurs et de tribuns qui forment une sorte de réunion parlementaire, dont Miot, conseiller d'Etat, est un des membres ? Comment ne pas le croire ? Miot est l'homme de Joseph, et avec les autres membres de la réunion, Cabanis, Lenoir-Laroche, Garat, Adet, Béranger, Lebreton, surtout avec Girardin et Gallois, Joseph est intimement lié.

En ce cas, c'est donc Joseph qui donne l'éveil aux sénateurs qui suivent les inspirations de Sieyès et à Sieyès lui-même. Ces sénateurs se réunissent en conciliabule à Auteuil avec la plupart des ci-devant membres des Commissions législatives des Anciens et des Cinq-Cents (Lucien et Boulay exceptés) ; ils discutent les éventualités qu'ouvrirait la mort de Bonaparte, examinent quel successeur il conviendrait de lui donner et, après avoir balancé entre Lafayette et Carnot — sans que le nom de Joseph ait même été prononcé — ils adoptent Carnot que Napoléon vient de rappeler d'exil et de nommer ministre de la Guerre. Carnot, sondé, accepte.

De la part d'hommes en général si prudents et si timorés, n'est-ce point aller bien vite en besogne ? Certes, s'ils ne redoutaient pour Bonaparte qu'une mort militaire : mais, certains au moins d'entre eux ne seraient-il pas au courant du projet formé par quelques jacobins d'assassiner le Premier Consul à son arrivée à l'Armée de Réserve ? sans doute, ils ne participent point au complot, mais ils profiteraient du résultat.

Ce côté, Joseph l'ignore : il est en trop mauvais termes avec Fouché pour que celui-ci l'ait instruit ; d'ailleurs, Fouché, pour son compte, s'est mis en mesure ; le cas échéant, il est d'accord avec Talleyrand pour former un triumvirat éventuel pour lequel ils se sont associé le sénateur Clément de Ris, collègue commode. Ce ne serait point Cambacérès qui, s'il le savait, le lui aurait révélé, car lui-même essaie de se faire des partisans, se met sur le pied de donner audience au corps diplomatique et s'agite auprès de plusieurs membres du Sénat. Quant à Lucien, il vient de perdre sa femme (24 floréal-14 mai), et s'est retiré au Plessis où il a fait transporter et inhumer son corps. Il songe, pour se distraire, à rejoindre Napoléon à l'Armée de Réserve, — ce qui serait étrange de la part du ministre de l'intérieur, si l'on ne devait en induire que, de son côté, il pousse sa pointe et que peut-être, lui aussi, lui à qui, pour l'amadouer, Lafayette vient de faire offrir la main de sa fille, a l'idée de se faire accréditer comme successeur ; — sur le refus de Napoléon, il s'est enfermé à sa campagne où il a refusé de voir qui que ce fût et, au moins jusqu'au 5 prairial (25 mai), il a entièrement abandonné la direction de son département.

Joseph, non renseigné, doit donc faire entrer uniquement dans ses calculs une mort sur le champ de bataille, possible assurément, mais assez peu vraisemblable pour que la pensée obsédante qu'il en a ne soit pas un indice de caractère. Non content de la retourner de toutes façons, d'envisager sous tous les aspects, dans des conférences avec ses plus affidés, les chances des divers candidats qu'on peut à son estime lui opposer, il ne peut se tenir à Paris, il veut une solution immédiate, il part pour rejoindre son frère et lui arracher une décision.

Il arrive à Milan, mais après Marengo qui a résolu toute la question : Napoléon ne lui garde point rancune, et, tout de suite, veut l'employer dans les négociations avec l'Autriche. Aux autres, sauf à Carnot qui y perd son portefeuille, il pardonne de même. Il sait tout pourtant ; car chacun s'est fait un mérite de lui raconter celle des machinations à laquelle il n'a point été mêlé ; mais, victorieux, il veut oublier.

 

Napoléon est d'abord et il reste l'homme du fait. Il reconnaît que la partie qu'il vient de jouer était hasardée et qu'il avait contre lui bien des chances. Qu'on ait pris ses précautions pour le cas où un accident surviendrait, il est homme à le trouver naturel : à présent qu'il a gagné, que, par suite, les hypothèses se trouvent anéanties, il ne juge point qu'il soit utile de se souvenir qu'on les a posées. L'échelon qu'il vient de franchir, est aussi décisif — plus peut-être au point de vue de son pouvoir personnel — que celui qu'il a monté au 19 Brumaire. Dans le Consulat provisoire, il a siégé au même rang que Sieyès et Roger-Ducos et n'a pas eu plus qu'eux, en droit au moins, de puissance effective : il n'a été consul de jour qu'à son jour. Dans le Consulat, tel qu'il a été institué le 22 frimaire, il a eu la présidence, il a eu le titre de Premier Consul ; mais c'étaient les trois Consuls qui formaient le gouvernement, c'était au nom des Consuls qu'étaient pris les arrêtés, et lui- même a eu soin de rappeler, lorsqu'on le mettait trop en vedette, qu'il ne devait pas être distingué de ses collègues. Des ce moment pourtant, il a acquis peu à peu le sentiment de sa force : en prenant contact avec la nation, il est devenu conscient de l'enthousiasme qu'il a réveillé en elle et qui l'étonne. Mais c'est seulement après Marengo, après cette pleine victoire qui lui rend l'Italie, qu'il est vraiment le chef de l'État, qu'il se croit et se sent définitivement tel, qu'il joint le commandement militaire à la magistrature civile, que, devant son esprit, disparaissent et s'effacent toutes les entraves légales acceptées jusque-là. Parti pour l'Armée de Réserve en habit de l'Institut, au retour de Marengo il préside le Conseil d'État en uniforme de général. Cela ne dit-il pas tout ?

Chef militaire et chef civil tout ensemble, réunissant ainsi tous les pouvoirs et ne les devant, cette fois, qu'à lui seul, il peut, il doit tracer une barre entre le passé et l'avenir et s'établir dans son gouvernement de telle façon que tout le monde soit convaincu de sa durée, et que chacun soit certain qu'il est incommutable.

Ainsi, c'est fini des coquetteries avec le Prétendant : le 20 février (2 ventôse au VIII) le Comte de Provence lui a écrit cette première lettre où il lui promettait des places importantes. Pas de réponse. Le 4 juin (15 prairial), il lui a écrit cette seconde lettre où il lui disait de marquer sa place et de fixer le sort de ses amis. C'est seulement le 29 fructidor (7 septembre) que Bonaparte répond et alors, c'est pour couper net : Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France. L'histoire vous en tiendra compte.

Avec Joséphine, ce n'est plus par des sourires ou des haussements d'épaules qu'il répond aux allusions à l'habit de connétable bien plus beau, selon ces dames, que celui de consul ; il ne prend plus les choses gaîment, ne dit plus : ces diables de femmes sont folles ; c'est le faubourg Saint-Germain qui leur tourne la tête ; il parle sérieusement et assez haut pour que l'Europe entière l'entende et le répète : On me croit, dit-il à sa femme, assez léger et assez inconséquent dans l'étranger pour me soupçonner d'arrière-pensée en faveur d'un prince de la maison des Bourbons... On ignore donc que si même un prince pouvait entrer en arrangements avec moi sur cette matière, j'aurais aussi peu de foi à ses promesses qu'à ses engagements. Je suis persuadé que je ne tarderais pas à être traité comme un révolté, si je ne l'étais pas comme un rebelle.

Cela ne fait point d'ailleurs que Joséphine interrompe, ni les rapports qu'elle entretient du gré de son mari avec le monde royaliste, ni les relations qu'elle a, à l'insu de lui, formées avec le parti, ni même qu'elle enlève au Prétendant toute espérance de concours, mais, en même temps, elle cherche à prendre ses garanties d'un autre côté.

Les conspirations de Marengo, singulièrement intéressantes, — car elles marquent un groupement des partis qui se trouvera pareil durant quinze ans, elles révèlent le vice principal du régime personnel et donnent le principe de la plupart des conjurations tentées sous l'Empire, — ces conspirations ont forcé-nient attiré l'attention de Napoléon sur la nécessité de régler l'ordre de la succession consulaire. On n'a eu nulle peine à lui faire admettre que, à dessein sans doute, les rédacteurs de la Constitution ont entièrement glissé sur le mode d'élection du Premier Consul, en cas de vacance de la première magistrature. Il doit être élu par le Sénat, hors de son sein, et sur la Liste nationale ; mais, par quel système ? sur quelle présentation ? avec quelles garanties ? sous quelle ratification plébiscitaire ? C'est un vide qui existe clans le pacte social, et qui doit être rempli, dit Napoléon à Cabanis. Si l'on veut assurer le repos de l'Etat, il est indispensable qu'il y ait un consul désigné. Je suis le point de mire de tous les royalistes, de tous les jacobins ; chaque jour ma vie est menacée et elle le serait encore davantage si, forcé de recommencer la guerre, je devais encore me mettre à la tête des armées. Quel serait, dans cette supposition, le sort de la France et comment ne pas penser à prévenir les maux qui seraient l'inévitable suite d'un tel événement ?

Dans la position où Pa mis la campagne d'Italie, une part, et la plus importante sans doute, doit nécessairement lui être réservée dans la désignation de son successeur — donc de son héritier ; — la question d'hérédité se trouve donc ainsi posée, et pour lui-même, et pour ses frères, et pour Joséphine.

Quel âge a Napoléon ? Trente et un ans — et à cet âge abandonne-t-on tout espoir de procréer soi-même un héritier ? Donc la menace du divorce devient pour Joséphine d'autant plus instante que Napoléon grandira davantage ; que, pour confirmer la stabilité de son gouvernement, on prorogera ses pouvoirs, qu'on lui décernera à vie la suprême magistrature, qu'on lui donnera le droit de nommer son successeur. Joséphine, au début du Consulat, a cherché, contre le divorce éventuel, une protection dans la possibilité d'une restauration des Bourbons et dans l'établissement de relations avec les princes : mais le danger était alors lointain et vague, subordonné à quantité d'événements encore improbables : à présent, le péril est tout proche et il faut des alliés pour le conjurer, ou du moins pour le retarder. Les ex-jacobins qui servent le Consulat, comme Fouché, Thibaudeau, Bélier et Réal, sont hostiles — et elle le sait — à une prolongation actuelle des pouvoirs du Premier Consul et surtout à la désignation du successeur : ils considèrent un tel acte comme une violation expresse du pacte de l'an VIII et, ce qui est plus grave, du droit démocratique, un acheminement vers le rétablissement d'une monarchie héréditaire. Joséphine très nettement se tourne vers eux, les recherche, leur fait ses confidences et reçoit d'eux un appui, qui dans la circonstance se trouve décisif. Cela ne l'empêche point de continuer ses manœuvres à droite, mais elle y joint, à gauche, un effort parallèle : dans un cas pas plus que dans l'autre n'éprouvant de répugnance à de telles compromissions, guidée qu'elle est uniquement par son intérêt.

Pour les frères, nul doute en leur esprit que l'un d'eux ne soit désigné comme successeur. L'hérédité leur appartient, et elle n'appartient qu'à eux. Que Napoléon puisse choisir, hors de sa famille, un citoyen que signalent de grands services rendus et une grande réputation militaire acquise ; que la nation voie dans la nomination de l'un d'eux une tentative de rétablir la monarchie au profit de la famille Bonaparte ; que le peuple leur demande quels droits ils se sont faits à sa confiance ou à sa gratitude, ils ne le redoutent, ni ne s'en inquiètent et n'ont point même l'impression que la question puisse être posée : ils sont parce qu'ils sont, et, peut-être, dès lors, n'eût-il pas fallu beaucoup les pousser pour leur faire dire que, comme cadet, Napoléon a usurpé la place et les droits de Joseph.

Quant à imaginer que l'hérédité proclamée puisse amener leur frère à dissoudre son mariage avec Joséphine et à épouser une femme plus jeune pour en avoir des enfants, ils ne paraissent ni le craindre, ni même y songer, sans cloute parce que l'expérience que Napoléon a tentée depuis quatre ans les a convaincus qu'il ne peut avoir d'enfants. Étant donc ce qui le touche de plus près, ils ont des droits.

Joseph et Lucien marchent au même but, bien que, le but atteint, il semble que leurs ambitions doivent s'entrechoquer : mais, étant données les idées corses sur la constitution de la famille, Lucien reconnaît sans doute à Joseph, l'aîné, des droits supérieurs aux siens, et, de plus, sachant son caractère et son indolence, il se tient assuré d'être le maître sous son nom.

Quoi qu'il en soit dans l'avenir, il faut d'abord franchir le premier pas, c'est-à-dire faire proclamer authentiquement, solennellement le principe, donner à Napoléon — le veuille ou non — ce droit de désignation ; après quoi, ils s'arrangeront pour lui présenter la carte forcée, pour l'obliger, pour le contraindre à choisir l'un d'eux. Ils s'efforcent donc, mais chacun avec sa nature, et en employant les moyens qui lui sont familiers : Joseph en entourant le Consul de ses confidents qui, peut-être parce qu'ils le croient eux-mêmes nécessaire, lui répètent sous toutes les formes le thème qu'ils ont arrêté et le présentent comme l'expression positive du vœu national ; Lucien en agissant sur cet esprit public dont il a assumé la direction et qui est, de ses attributions, la seule qu'il ait conservée, la seule qui l'intéresse et à laquelle il consacre encore quelques instants.

Heureusement pour la France et pour le Premier Consul, ce zèle est intermittent, ne se témoigne que par saccades et il serait même assez difficile d'en retrouver des preuves sans un incident, qui eut sur les destinées de la famille, et de Lucien en particulier, la plus grande influence.

Depuis la mort de cet être charmant et rare, qui l'avait fixé et attaché par sa douceur, sa grâce, cet air de tendresse maladive qui l'anime et la fait mieux que jolie, cette Catherine noyer qui avait fini par conquérir les cœurs de tous les Bonaparte et l'estime de toute la société, Lucien qui, malgré des désirs sans doute et des velléités, était resté presque fidèle à sa femme par suite du tempérament marital qui était le sien, avait ajouté à son ancienne passion pour la littérature la passion des femmes, et négligeait entièrement ce qui n'avait point trait l'une ou à l'autre. Outre une liaison presque affichée avec une jolie actrice des Français, il poursuivait de ses assiduités, la belle entre les belles, Mme Récamier, et employait à lui écrire des lettres un temps qu'il eût pu mieux perdre[1]. On disait qu'une femme ne pouvait pas sans danger aborder son cabinet même. Il se dissipait de toutes façons, laissant la bride sur le col à ses amis qu'on accusait d'avoir fait de son ministère une espèce de brigandage. Déjà à cause des dilapidations de ses protégés, il avait eu avec le Premier Consul, au retour de Marengo, les scènes les plus vives ; il s'était retiré sous sa tente, — au Plessis — et il n'avait pas fallu moins que l'intervention de Mme Bonaparte et de Joseph pour amener une sorte de réconciliation.

Ce n'étaient lit encore que des fautes de jeunesse ; et, bien qu'on n'en fût plus, depuis 1793, à compter les fautes, celles-ci n'étaient point sans excuse : mais il y eut pis, et Lucien ne larda point à attaquer Napoléon sur le point qui pouvait lui être le plus sensible. Entièrement conquis par les gens de lettres qui se pressaient autour de lui et dont le noyau grossissait sans cesse : Fontanes, La Harpe, Chateaubriand, Esménard, Boufflers, il crut qu'il lui appartenait comme directeur de l'esprit public de prononcer un grand mouvement de réaction — réaction catholique, réaction antirévolutionnaire, réaction monarchique — et il y porta toute l'ardeur d'un néophyte et toute la fougue qu'il mettait à ses opinions. Ainsi, avec Suard et Morellet, il protège, contre l'Institut national, d'organisation républicaine, la reconstitution de l'Académie française, d'ancien régime, où sans doute on lui a promis place, et il ameute ainsi contre lui quiconque siège à l'Institut. Ainsi, dans un discours sur l'instruction publique, il affiche l'intention de ramener les jeunes générations aux disciplines anciennes. Ainsi, au Temple de Mars, le 1er vendémiaire IX (23 septembre 1800) il prononce l'éloge de Turenne, annonce l'ouverture du Grand Siècle et termine par cette phrase qui peut enfermer aussi bien une menace qu'une promesse, mais qui, étant donnée la tournure de ses idées, vise évidemment, le projet de magistrature à vie et d'hérédité : J'en  jure par le peuple dont je suis aujourd'hui l'organe, par la sagesse de ses premiers magistrats, par l'union de ses citoyens : les grandes destinées de la France républicaine seront accomplies !

Un mois après cette cérémonie, un matin d'un des premiers jours de brumaire (fin octobre 1800), Fouché entre dans le cabinet du Premier Consul, et lui présente une brochure qui, expédiée à tous les préfets, à tous les fonctionnaires publics sous le contreseing du ministre de l'intérieur, a été par quelques-uns retournée au ministre de la Police comme séditieuse et dangereuse pour l'esprit public. Cette brochure intitulée : Parallèle entre César, Cromwell et Bonaparte semble écrite pour deux paragraphes, qui tous deux visent l'hérédité et posent la candidature des frères du Consul[2].

Fouché atteste et certifie l'émotion que cette brochure produit dans les départements. Son portefeuille déborde de rapports et de dénonciations. Officiellement expédiée, moins d'un mois après la découverte du complot formé par Demerville, Aréna et Ceracchi pour assassiner le Premier Consul à l'Opéra —complot qu'on accuse déjà la police d'avoir provoqué, sinon inventé — cette brochure renforce les rumeurs injurieuses répandues dans le public, se lie étroitement dans les esprits au bruit fait autour de la conspiration et laisse soupçonner que celle-ci est seulement une manœuvre gouvernementale. Prenant son avantage, Fouché démontre au Consul qu'on le compromet là inutilement, que, pour lui-même, il n'y a nul avantage à une telle manœuvre et que si, dans ce pamphlet, on lui prodigue les adulations, c'est pour mieux l'étouffer sous les fleurs ; que le Lut enfin n'est nullement de le servir, mais de préparer la place à d'autres.

Lucien est appelé. Il est au Plessis ; il en arrive le 14 brumaire (5 novembre) dans l'après-midi, vient de suite aux Tuileries, et, en présence du Consul, engage avec le ministre de la Police une discussion des plus vives. Fouché reproche à Lucien sa conduite, ses concussions, ses mœurs, ses orgies avec les actrices. Lucien reproche à Fouché ses faits révolutionnaires, le sang qu'il a fait couler, l'impôt qu'il a mis sur les jeux, l'argent qu'il en retire. Ils en viennent aux injures et l'histoire du pamphlet joue un grand rôle dans la dispute. Lucien ne peut nier que le Parallèle n'émane de son ministère, n'ait été répandu par ses ordres. Tout au plus, allègue-t-il que Fontanes qui, dit-il, l'a rédigé a dépassé ses instructions. Mais ce n'est point vrai : le Parallèle n'est point de Fontanes ; il est de Lucien ; on en a vu le manuscrit tout de sa main et, à défaut de preuves matérielles, le style crie l'auteur.

Le Premier Consul reste impassible. Il ne conteste pas qu'il n'y ait là dedans certaines de ses idées, mais, dit-il, les dernières pages sont d'un fou. Or, sentes, les dernières pages portent. Il s'apaiserait sans doute, il pardonnerait certainement ce prétendu excès de zèle, surtout si Joseph, singulièrement adroit en pareilles négociations, était là pour excuser son frère, mais Joseph désigné comme plénipotentiaire aux Conférences de Lunéville pour traiter de la paix avec l'Autriche, a quitté Paris ce même jour (11 brumaire) à cinq heures du matin et il roule. Fouché, profitant de ce que le Premier Consul est isolé, lance sur lui Moreau qui lui représente le mécontentement de l'armée, désigne Lucien comme l'ennemi des militaires qu'il insulte dans sa brochure. De son côté, Joséphine, avertie, fait son effort. Gentiment, avec une grâce câline et souple à l'Hérodiade, elle entre chez Napoléon, s'assied sur ses genoux, lui passe les doigts dans les cheveux et sur la figure : Je t'en prie, Bonaparte, ne te fais pas roi : c'est ce vilain Lucien qui te pousse, ne l'écoute pas.

Cela ne le déciderait pas, bien sûr, mais Fouché, mais Moreau, mais l'opinion de l'armée, mais le ministère de l'Intérieur en déconfiture, mais les scandales incessants, et toute cette succession de fautes dont cette dernière réveille le souvenir ! Peut-être, en écartant quelque temps Lucien, en le faisant voyager, en lui montrant des gens et des pays nouveaux, le rendra-t-on plus sage. On lui donnera pour couvrir sa disgrâce une ambassade, de celles pourtant où les fautes demeurent, si l'on peut dire, personnelles à l'agent, n'influent pas sur la politique générale et, quelque temps au moins — Joseph et Lucien étant ainsi éloignés — les ambitions fraternelles le laisseront en repos accomplir son œuvre.

Cette décision lui coûte infiniment à prendre. Avec la haute opinion qu'il s'est faite et qu'il conserve, malgré tout, des talents de Lucien, comment, sans de vifs regrets, renoncerait-il aux projets qu'il a bâtis sur lui et à son concours qu'il continue à croire nécessaire ? Ne va-t-il pas se montrer publiquement ingrat envers celui auquel, en conscience, il croit être redevable du succès de la journée de Brumaire ? N'aura-t-il pas à affronter les reproches et les larmes de sa mère et de ses sœurs et la mauvaise humeur, même silencieuse, de ses frères ? Entre ses parents et sa femme, ne sera-ce pas l'occasion de brouilles nouvelles, de scènes exaspérantes, d'une reprise de la guerre d'épigrammes ? Cela est encore le dehors et l'extérieur — Mais, au dedans de lui-même, l'esprit de famille ne lui présente-t-il pas comme un crime envers la famille, cette tardive satisfaction qu'il accorde à l'opinion, ce nécessaire rappel à l'ordre qu'il inflige à un jeune homme exalté par sa fortune et devenu dans l'État un agent de dissolution plus dangereux que, sous l'ancien régime, certains princes du sang — car les princes du sang n'étaient pas ministres ? Moins en son cœur il aime ce frère, plus il se fait de scrupules à son égard : peut-être a-t-il le sentiment confus que, quoi qu'il fasse dans l'avenir pour Lucien, celui-ci ne pardonnera point sa disgrâce, que entre eux, désormais, il y aura quelque chose d'irréparable qui viendra se jeter au travers de la confiance, et que cette rupture d'aujourd'hui pèsera sur tout l'avenir ? Cela peut sortir de quelques indices ; d'autres, au contraire, montrent simplement qu'il croit le mettre en pénitence, comme il a déjà fait par deux fois — à Saint-Maximin et à Ajaccio qu'il estime qu'une retraite est nécessaire, à la suite de laquelle, assagi et calmé, Lucien reviendra prendre sa place près de lui ; mais alors pourquoi le tremblement où il est, l'état d'inquiétude, d'irritation nerveuse, presque d'agitation maladive ?

Pourtant, comme il est l'homme du Fait et qu'il sent qu'il faut une solution prompte, dès le 14, il a pris sa résolution : Lucien ira ambassadeur à Madrid, et puisqu'il aime tant Bacciochi, il l'emmènera comme secrétaire : pleine liberté d'ailleurs pour le choix de son personnel, un traitement énorme et le droit d'user de tous les avantages qu'il saura prendre.

La dernière scène de cette vive comédie, qui, par moments tourne au drame, se passe le 16 brumaire au soir dans le salon de Joséphine. Assise dans un grand fauteuil au coin du feu, la femme du Consul dérobe sa satisfaction à tous les veux sous un air de réflexion. Sa fille, en face d'elle, ne parvient pas à dissimuler sa joie, et la gaîté brille par tout son visage plus loin. Mme Bacciochi, s'isolant à dessein, semble prête à fondre en larmes ; çà et là quelques femmes silencieuses ; en un coin, une table de reversi ; des hommes, conseillers d'État, généraux, préfets, vont et viennent. A l'un d'eux, Mme Bacciochi raconte comment, l'avant-veille, elle est revenue du Plessis avec Lucien ; il l'a quittée à l'arrivée pour aller aux Tuileries ; il y a passé à peine une heure. A son retour, dit-elle, il m'annonce son prochain départ, celui de mon mari : Tous ceux que j'aime vont s'éloigner : je l'apprends au même instant ; je ne pouvais m'y attendre. Elle sent que sa douleur va faire éclat, se lève pour sortir sans être aperçue. Joséphine qui la guette, quitte son fauteuil, s'approche pour la reconduire et. avec un air de tristesse, lui serre la main, l'embrasse, lui prodigue les marques de cette affection consolatrice qui blesse plus sûrement et plus avant qu'un coup de couteau.

Durant ce temps, Napoléon est dans le salon voisin seul avec Lucien. Tous les regards sont tendus sur la porte entrebâillée. Cela dure plusieurs heures. A la fin, les deux frères rentrent. Napoléon a la figure renversée, le visage décoloré, une partie de ses cheveux relevés. L'agitation est peinte sur chacun de ses traits ; on voit qu'il vient d'en éprouver une très vive. On aperçoit aisément que le parti qu'il a pris a été pénible, que, avant de s'y décider, il a éprouvé de vifs combats intérieurs. Il lui est impossible de rester longtemps en place, de parler de suite à la même personne... Lucien affecte une grande gaîté qui a l'air excessive, conséquemment peu naturelle. Il s'arrête près de sa belle-sœur pour lui dire quelques mots à l'oreille ; puis, passant dans un groupe où sont Jaucourt, Miot, Girardin, Chauvelin, — ses amis et surtout les amis de Joseph, — il échange quelques mots, annonce que son départ est immédiat, mais que son absence ne durera que trois mois...

 

L'exil déguisé de Lucien, ce n'est pas tout encore ce que gagne Joséphine à la publication du Parallèle et à l'intervention opportune de Fouché. Dans des conversations qui suivent immédiatement la disgrâce de son frère, Napoléon examine à son tour la question du successeur. Sur le principe, il n'hésite point : il lui faut ce droit de désignation, mais, qui prendre, et à quel nom ne point trouver d'objection ? Il écarte Joseph, inappliqué, incapable de s'occuper d'affaires ; il écarte Lucien ; il écarte Eugène de Beauharnais que quelques-uns poussent aussi. Enfin, le lendemain du jour où il a pris son parti sur Lucien, le 15 brumaire, s'adressant en particulier à l'un de ceux avec qui il a débattu ces noms : Nous n'avons plus besoin, lui dit-il, de nous mettre l'esprit à la torture pour chercher un successeur. J'en ai trouvé un : c'est Louis : n'a aucun des défauts de ses frères et il a toutes leurs bonnes qualités. Alors il en fait un éloge pompeux, montre des lettres où l'amitié fraternelle est exprimée à chaque ligne de la manière la plus tendre.

Tout de suite, Joséphine est informée. — Qui peut dire si ridée ne vient pas d'elle ? si, discrètement, en des conversations d'alcôve, elle ne l'a point suggérée, mais de façon que Napoléon crût l'avoir trouvée de lui-même ? — En tout cas, à présent, il ne peut déplaire à son mari qu'elle approuve de toutes ses forces. Quand Bonaparte, dit-elle, n'aurait pas d'enfants, ni de successeur désigné, il ne faudrait pas être en peine. Louis est un sujet excellent : quoique j'aie eu à m'en plaindre pendant l'absence de Bonaparte, je ne peux m'empêcher de l'estimer. C'est un cœur excellent, un esprit très distingué. Il s'occupe sérieusement, il se forme étonnamment. Il aime Bonaparte comme un amant aime sa maîtresse.

Dès lors, son plan est arrêté. IL FAUT que Louis épouse Hortense.

 

 

 



[1] Les trente-trois lettres qui ont récemment passé dans une vente de papiers provenant de Mme Récamier, attestent que, contrairement à ce qu'ont affirmé Chateaubriand, Benjamin Constant et Mme Lenormant, la liaison entre Lucien et Mme Récamier ne remonte pas à l'an VII, mais qu'elle date seulement de la fin de l'an VIII et qu'elle est postérieure à la mort de Lucien : les deux premières lettres que Lucien écrit sont en effet polir remercier Mme Récamier de la part qu'elle a prise à la perte qu'il vient de faire. On comprend fort bien que les admirateurs de Juliette aient prétendu attribuer au hasard d'une rencontre antérieure au Consulat, des rapports qui, on le sait maintenant, ont été recherchés par Mme Récamier elle-même ; mais cette explication m'entraînerait trop loin et je préfère la réserver pour une autre étude.

[2] Voici le premier : Il (Bonaparte) promet sans doute à la France un nouveau siècle de grandeur ; toutes les espérances s'attachent à sa gloire et à sa vie. Heureuse République, s'il était immortel ! Mais le sort d'un grand homme est sujet à plus de hasards que celui des hommes vulgaires. Ô nouvelles discordes ! ô calamités renaissantes ! Si tout à coup Bonaparte manquait à la Patrie ! où sont ses héritiers ? où sont les institutions qui peuvent maintenir ses exemples et perpétuer son génie. Le sort de trente millions d'hommes ne tient qu'à la vie d'un seul homme ! Français, que deviendriez-vous si, à l'instant, un cri funèbre vous annonçait que cet homme a vœu...

Voici le second qui vient après une virulente attaque contre la dictature des parlements : Si la tyrannie des assemblées vous épouvante, quel sera votre refuge, si ce n'est la puissance militaire ? on est-il le successeur de Périclès ? Où est-il le héros que la confiance unanime du peuple et de l'année portera tranquillement au Consulat et qui saura s'y maintenir ? Vous seriez bientôt sous le joug de quelques chefs militaires qui se détrôneraient sans cesse et que leur faiblesse rendrait cruels. Les Néron, les Caligula, les Claude remplacèrent à Rome le plus grand des mortels lâchement assassiné.