NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME I. — 1769-1802

 

V. — LE DIX-HUIT BRUMAIRE.

 

 

VENDÉMIAIRE AN VII. — AN VIII (Septembre 1798 — Novembre 1799).

Fortune des Bonaparte en l'an VII. — Lutte avec Joséphine. — Sentiments de Louis. — Rôle politique de Joseph. — Rôle politique de Lucien. — Débarquement de Napoléon. — Joséphine accusée, acquittée. — Son rôle. — Préparation du coup d'Etat. — Journées des 18 et 19 Brumaire. — Le coup d'Etat des Parlementaires. — Conséquences de l'intervention militaire.

 

Vers le milieu de l'an VII (1799), tous les membres de la famille Bonaparte se trouvent réunis à Paris ou aux environs. Le départ de Napoléon pour l'Égypte date d'une année ; aucun événement n'est survenu dans cet intervalle qui ait dé modifier la position de ses frères et de ses sœurs, et pourtant, dans cet espace de temps et même en moins, — six mois à peine, — ils se sont si publiquement et si authentiquement établis en richesse qu'il faut une époque pareille pour qu'on n'ait, à. les regarder, ni étonnement ni curiosité.

Ces petits Corses, qui, six années auparavant, débarquaient à Toulon en si mince équipage, sont maintenant de grands seigneurs possédant hôtels à Paris et châteaux dans les environs ; ils traitent de pair avec le gouvernement, écrivent en maîtres aux ministres, donnent à manger aux gens de lettres, nouent à table des parties avec les hommes d'Etat et paraissent si bien convaincus qu'ils doivent la fortune dont ils jouissent uniquement à leur propre mérite, qu'à peine semblent-ils se souvenir d'un certain porte-épée, leur frère, utile sans doute jadis, mais à présent si éloigné à la fois de la France et de leur esprit, qu'ils s'arrangent comme s'il ne devait jamais revenir.

C'est pourtant avec l'argent laissé par Napoléon, confié par lui, avant son départ, à Joseph, qu'ils mènent cette vie grasse et ont pris ces façons d'hommes puissants : ils ont traité le dépôt comme une succession ouverte et, selon les mérites respectifs, ont attribué les portions d'héritage.

Une part a été faite aux filles, mais médiocre, surtout pour Elisa, dont le mari n'est utile à rien. A la fin de l'an VI, comme Elisa manifeste le désir de revenir sur le continent, Baciocchi est nommé commandant du fort Saint-Nicolas, à Marseille (8 fructidor an VI-25 août 1798). Elisa s'y établit donc rue Libertat, avec le petit garçon qui lui est né à Ajaccio deux mois auparavant ; mais cet enfant meurt le 30 nivôse an VII (19 janvier 1799), et, peut-être pour distraire sa douleur, — car elle fut une mère, Elisa vient quelque temps à Paris près de ses frères. Puis, Baciocchi promu adjudant général avec emploi de son grade à Ajaccio (2 messidor an VII-20 juin 1799), elle retourne en Corse avec lui. En dehors de ces avantages obtenus du gouvernement, on ne voit pas qu'elle reçoive autre chose que quelques lopins de terres autour d'Ajaccio, soit qu'elle répugne à demander, soit que, dans la situation qu'elle occupe, elle ait moins de besoins, de goûts et de désirs.

 

Paulette a été mieux traitée : après le baptême civique de son fils Dermide, elle est restée encore quelque temps à Milan, mais la rivalité entre l'élément militaire et l'élément civil, entre les généraux et les ministres du Directoire, donne lieu à des scènes étranges et, après une de celles-là, Leclerc est obligé de demander son rappel. Il partirait sur-le-champ, si Paulette ne tombait malade. Dès qu'elle est rétablie, il l'emmène à Paris (6 messidor-17 juillet 1798) ; là il se débrouille ; le 12 brumaire an VII (2 novembre 1798), il sort officiellement de l'Armée d'Italie et se fait employer à l'Armée d'Angleterre, il s'établit alors à Rennes comme chef d'état-major de cette armée. L'année, d'ailleurs, ne se passe point sans qu'il soit nommé général de division (9 fructidor an VII-26 août 1799), et il est alors chargé du commandement des troupes de l'Aimée d'Italie réunies à Lyon. Il a vingt-sept ans, mais, s'il peut devoir quelque chose de son récent avancement à son alliance avec les Bonaparte, c'est à son mérite seul qu'il a dû, avant vingt-cinq ans, son grade d'adjudant général. Il porte dans les affaires une intelligence et une sagacité qui le rendent un allié désirable et un auxiliaire puissant : aussi les Bonaparte se gardent bien de le négliger.

En Italie, Leclerc a acheté de la princesse romaine Bernolda, un domaine sis à Villa-Reatino, dans la commune de Novellara, et rapportant de 3.800 à 4.000 francs par an. A Paris, il achète un hôtel, rue de la Victoire, n° 1, au coin de la rue du Mont-Blanc, et, aux environs de Paris, il acquiert une terre : d'abord, le Plessis-Chamant, près de Senlis, l'ancien château de M. de Briges où le cardinal de Bernis avait passé plusieurs mois de son exil ; puis, le Messis revendu à Lucien, le beau château de Montobert, près de Villers-Cotterêts, qui, avec la ferme de Soucy, rapporte d'utile, 17.400 francs par an. Le château presque neuf a été rebâti par le dernier propriétaire, M. Desplasses, sur l'emplacement d'un ancien manoir du duc d'Estrées ; plus tard, il y joint Lieu-Restauré, ancienne abbaye de l'ordre de Prémontré, qui vaut plus de 4.000 livres de revenu.

 

Louis, trop jeune pour s'établir encore, arrivé d'ailleurs tardivement, jouit de la fortune commune, mais sans en recevoir de particulière. A son retour d'Égypte, il a trouvé à Ajaccio sa mère encore sous l'influence des fièvres dont elle a été très malade durant vingt-sept jours. Il l'a l'amenée avec lui à Livourne, sous l'escorte des avisos l'Encourageante et la Dangereuse et, aussitôt à Paris, il s'est empressé de solliciter du Directoire la confirmation du grade de chef d'escadron, qu'il affirme lui avoir été conféré par le général en chef de l'Armée d'Orient le 14 messidor an VI (2 juillet 1798), jour de l'assaut d'Alexandrie. A la vérité, il n'en apporte aucune preuve ; nulle allusion n'y est faite dans la dépêche du 16 vendémiaire an VII (9 octobre 1798) dont il est porteur, mais Louis ne se démonte pas pour si peu ; il écrit en particulier à chaque directeur, il demande à Sieyès une apostille chaleureuse : on le croit sur sa parole et le 12 thermidor (30 juillet 1799), il est, par arrêté du Directoire, nommé chef d'escadron au 5e Dragons. Là-dessus, il réclame un congé de deux mois pour aller aux eaux et se rend avec sa mère à Vichy. Mme Bonaparte se trouve assez bien de sa saison et revient en fructidor (fin août) à Paris où elle s'installe chez son fils aîné, tandis que Louis, qui demande un nouveau congé, prend gîte chez son frère Lucien. il essaie de l'aire sa cour pour le mauvais motif à Mme Lavallette ; elle le remet à sa place et le voilà tout confus : Oubliez, je vous en conjure, lui écrit-il, une demande qui ne s'accorde ni avec mes sentiments désintéressés pour vous ni avec vos devoirs. Sur quoi, il se met à courir les filles et, comme il sera toujours malchanceux, il attrape le même mal qu'à Milan, mal dont il est à peine guéri. Cette fois, il est mieux soigné, au moins avec les remèdes qui coûtent plus cher, car il est mieux argenté. En effet, Mme Bonaparte est alors dans une telle situation de fortune et a de tels fonds à sa disposition qu'elle peut, dans la même journée, tirer sur Braccini, son homme d'affaires d'Ajaccio, deux lettres de change, l'une de 10.000 et l'autre de 6.000 francs à l'ordre du citoyen Ange Chiappe.

Cela ne compte pas près des dépenses que fait Joseph : quittant l'hôtel meublé de la rue des Saints-Pères, où il a pris gîte après son retour de Rome, il a acheté à l'extrémité de la rue du Rocher, dans la rue d'Errancis, près de la petite Pologne, une grande et belle maison qu'a fait bâtir, par l'illustre Gabriel, une célèbre impure, Mlle Grandi, des chœurs de l'Opéra. Le quartier est, à la vérité, peu fréquenté, et l'hôtel est le premier qui ait été construit dans cette rue où, en 1789, on ne comptait, au milieu des guinguettes, que trois maisons ; mais c'est le temps où, pour trouver de vastes terrains, l'on commence à sauter la Chaussée d'Antin, et ici les bâtiments et leurs attenances sont tels que, après Joseph, on a pu, saris remaniement, y installer un pensionnat fort nombreux et des plus renommés. Joseph a payé cette maison 60.000 francs ; avant d'y entrer, il y a dépensé 28.000 francs pour divers travaux et réparations. En quatre ans il y mettra 50.000 francs de plus : mais au premier jour, c'est cent mille francs qu'il lui en coûte.

A la campagne, c'est mieux encore : le 29 vendémiaire an VII (20 octobre 1798), à l'audience des criées du Tribunal civil de la Seine, Joseph a acquis, des héritiers de Duruev, banquier des Affaires étrangères, — guillotiné le 28 ventôse an II pour ses relations avec les émigrés et en particulier avec l'infâme Dubarry, — le château et la terre de Mortefontaine : le château avec tous les bâtiments en dépendant, ainsi que les potagers, parc et pépinières y attenant ; cinq hectares au lieu dit le Temple ; le moulin de Vallière et dix hectares de pré ; huit maisons au hameau de Charlepont et soixante-trois hectares de pré ; les étangs et pièces d'eau au Moulin et à Charlepont ; cent quatre-vingt-quatorze hectares de pré à Mortefontaine et à Plailly ; deux cent quatre-vingt-quinze hectares de terres, friches et marais, avec tous les bâtiments, terres, friches, terrains vagues et vains, eaux, remises, bois, promenades, etc., à Mortefontaine et il Plailly, dépendant de la succession Duruey ; de plus, des rentes dues par divers et s'élevant à 539 fr., 31 centimes. Cette acquisition est faite moyennant le prix principal de 25S.000 francs sans compter l'obligation d'acquitter diverses rentes montant ensemble à près de 5.000 francs.

Mortefontaine est au nombre des propriétés d'agrément les plus justement célèbres par l'étendue, l'agrément des eaux, les plantations d'arbres rares, les fabriques de tous genres ; de vrais lacs, semés d'îlots boisés, occupent le fond de la vallée qu'entourent des collines où l'art du paysagiste a jeté les plus ingénieuses et les plus rares surprises. Comme la plupart des grandes terres des environs de Paris, Mortefontaine a été embellie, parée, mise au point par une succession de fermiers généraux et de gens d'argent, mais ici la nature leur a fourni largement la trame sur laquelle ils ont brodé et l'on n'a pas à y regretter de ces entreprises qui semblent destinées à démontrer tout ensemble l'opulence des propriétaires et leur ineptie.

On n'habite point Mortefontaine sans un train de maison digne de la terre, sans un peuple de gardes, de basse-couriers, de valets de toute sorte ; l'acheteur d'un tel domaine n'entre jamais si avant dans les goûts de son prédécesseur qu'il ne soit tenté d'améliorer, de perfectionner, de bâtir, d'arrondir, de joindre des bois aux bois et des prés aux prés. C'est ce que ne manque point de faire Joseph. Par suite, pour représenter ce qui fut dépensé dès la première année de jouissance, il faut doubler au moins le prix d'acquisition : — car, depuis la Révolution, Mortefontaine n'a pas été habitée, le château tombe en délabre, les lacs sont des mares fangeuses et, dès l'an VIII, tout est coquet, réparé, propre, agrandi, somptueux, en une tenue qui satisfait les plus difficiles.

 

On sait quelle était, en l'an V, la situation critique de Lucien et l'aveu, très noble, que sa femme faisait de leur pauvreté. En arrivant de Corse pour siéger aux Cinq-Cents, Lucien descend d'abord chez son frère, rue du Rocher, puis, au milieu de l'an VII, il vient s'installer dans un bel hôtel situé Grande-Rue-Verte, n° 1125 (rue de la Pépinière), au coin de la rue de Miromesnil. Le 11 fructidor de la même année (28 août 1799), il acquiert de Leclerc et de Paulette la terre du Plessis, moins considérable à coup sûr et moins célèbre que Mortefontaine, mais encore d'assez bonne façon pour que, après les Saint-Simon, un premier écuyer du roi en ait fait sa résidence. Maison d'habitation comprenant plusieurs appartements, parc de seize hectares clos de murs, terres, bois, chemins, avenues plantées d'arbres, le tout pour 57.300 francs, cela est pour rien, mais tout a besoin, parait-il, d'être mis au goût moderne ; on bouleversera tout, seulement cela ne se fera point en cette septième année républicaine déjà presque écoulée.

 

Ainsi, en moins d'un an, rien qu'en propriétés territoriales purement somptuaires, on peut estimer que les deux aînés des Bonaparte ont dépensé plus d'un million ; quant aux terres que Joseph devait acquérir pour Napoléon aux environs de Paris et en Bourgogne, — Ris et Ragny, — il n'en a pas été question, quoique, dans chacune de ses lettres, le Général eût formellement renouvelé sa commission. Lorsque, à la fin, Joséphine eut trouvé Malmaison tout à fait à son gré et qu'elle se fut engagée pour 22.5.000 francs de prix principal, 9.111 francs 60 centimes de droits d'enregistrement et 37.516 francs de mobilier, Joseph consentit à rembourser, au nom de son frère, le 17 messidor an VII (5 juillet 1799), la somme de 15.000 francs que sa belle-sœur avait dû emprunter au citoyen Lhuillier, régisseur du domaine au nom de M. Lecouteulx du Moley, pour donner à celui-ci un premier acompte. Sans doute, pour obtenir cette an mûrie, Joséphine dut se fâcher sérieusement et faire témoigner à Joseph que la façon dont elle était, traitée différait vraiment trop de celle dont il accommodait lui-même et les siens sur les fonds de Napoléon. Autrement, ce secours, si médiocre qu'il fût, serait inexplicable : si on laissait Joséphine habiter l'hôtel de la rue de la Victoire, on lui payait tout juste la pension fixée par Bonaparte ; on n'entrait dans aucune de ses charges, et elle en avait de nombreuses — la pension seule d'Hortense chez Mme Campan contait 1.636 francs par an ; — on n'avait jamais pensé qu'elle pût avoir des dettes anciennes ; et de tout cela résultait qu'avec ses bijoux dignes d'une reine, ses tableaux de maîtres et ses antiquités, Joséphine se trouvait dans une véritable détresse.

S'était-on imaginé la prendre ainsi par famine ? Était-ce la revanche contre elle d'esprits étroits, ou Joseph croyait-il, en exécutant rigoureusement les ordres anciens de Napoléon, outrepasser encore ses intentions actuelles ? Depuis son retour de Plombières, Joséphine, il est vrai, avait donné prise singulièrement par sa conduite, les sociétés qu'elle avait fréquentées, l'affichage de ses amours avec Hippolyte Charles, les affaires de tous genres où elle s'était mêlée, mais ce qui, plus encore, avait, avec ses beaux-frères, tendu les rapports au point qu'à ce moment ils paraissent rompus, ç'avait été la politique qu'elle avait ,adoptée, toute contraire à celle qu'ils suivaient eux-mêmes et de nature certainement à leur porter ombrage.

Sans doute, elle n'était -point femme à donner au parti qu'elle embrassait un autre appui que celui du nom qu'elle portait ; mais c'était déjà une force singulière. Car, enfin, elle tenait de plus près à Bonaparte que ses propres frères. Nul mieux qu'elle ne pouvait passer pour refléter sa pensée. De quelle passion le Général l'avait année, Paris, la France, le inonde le savaient. Qu'elle fréquentât chez les Directeurs, qu'on la sût habituée de leurs salons, en intimité avec Barras et Rewbell, c'était assez pour qu'on imaginât qu'elle exécutait les instructions de son mari et que Napoléon penchait du côté des Directeurs. Le public en était resté à cette impression, entrée dans tous les veux, fixée dans toutes les mémoires après la campagne d'Italie, par ces médaillons accolés du mari et de la femme, par ces portraits sans nombre, contrefaçons du portrait d'Appiani, qu'il y avait près de Bonaparte une madame Bonaparte agréable à voir, galante, bien habillée et que le Général adorait. C'était tout, et ce n'était point sur quelques épigrammes rajeunies qu'il changerait son siège. Au fond, rien d'immuable comme l'opinion que se fait un peuple ; après cent ans elle reste encore telle.

Donc, pour les gouvernants, avantage certain à tenir Joséphine de leur côté. Quant à elle, c'eût été déjà un suffisant motif qu'elle fût d'un parti, si ses beaux-frères étaient de l'autre, mais elle ne voyait pas si loin. Incapable, surtout au milieu de la confusion parlementaire, de se former une idée juste et raisonnée sur la politique, elle allait du côté du Directoire parce que c'était le Gouvernement, et qu'il est toujours bon d'avoir pour soi le Gouvernement, quel qu'il soit. Aussi, ce n'était pas parce que Barras et Rewbell étaient régicides et que, dans l'administration, ils s'appuyaient sur les Terroristes, qu'elle cherchait à renouer avec Barras et pensait à marier sa fille Hortense avec le fils de Rewbell ; ce n'était pas parce que Collier représentait telle ou telle fraction des Conseils qu'elle se jetait à la tête de Mme Gabier ; — ils étaient le Gouvernement. Elle ne voyait pas au delà, et qui peut dire qu'elle dit si tort ? N'est-ce pas là toute la politique des gens en place, la seule qui rai porte de ces menues faveurs dont on fait de l'argent, — et plus que personne n'avait-elle pas besoin d'argent comptant ?

De plus, le cas échéant de la mort de son mari, qui la protégerait contre les héritiers ? Qui lui assurerait même la conservation de ses bijoux ? Qui interviendrait pour qu'on lui constituai, un douaire ? Qui la mettrait à l'abri de revendications qu'on pouvait dès maintenant prévoir et qui, si elles se produisaient, la laisseraient plus pauvre qu'avant son second mariage ? Elle avait donc plus besoin encore des Directeurs que ceux-ci d'elle, quoique les renseignements qu'elle fournissait ne fussent point inutiles. Nulle lumière, certes, sur ce que le Général faisait et pensait à l'heure présente. D'Egypte, elle ne recevait pas plus de lettres que les autres, et les quelques billets que, au début, son mari lui avait écrits, n'étaient sans doute pas à montrer ; mais, sur le passé, sur Bonaparte eu Italie, surtout sur ses beaux-frères, sa conversation était instructive, et ses confidences apportaient des lumières. Elle les ménageait moins à mesure que le temps s'écoulait et que l'hypothèse du retour de Bonaparte devenait moins probable. Chaque jour, presque, le bruit courait de sa mort ; elle en avait envisagé toutes les conséquences, et elle cherchait dès lors, au cas que la nouvelle se confirmât, à s'assurer un avenir.

Elle n'était point la seule ; sauf Louis, chacun des frères Bonaparte avait, à son point de vue, raisonné comme elle, et, comme elle, cherchait à tirer son épingle du jeu. Seul, Louis suivait l'idée de procurer des secours à l'armée et à Napoléon ; seul, il espérait pour eux ; seul, il affirmait que les abandonner serait un crime de lèse-patrie ; seul, il conservait assez d'affection pour son frère, de confiance en ses desseins, d'assurance en ses destinées pour lutter en sa faveur. Depuis que le monde existe, écrivait-il à Joseph, il n'y a pas d'exemple de l'indifférence et du peu de compte que fait ou semble faire le Gouvernement de vingt mille Français et d'une colonie aussi riche que l'Egypte... A quoi bon se faire illusion ? Je vous l'ai dit, je l'ai dit aux Directeurs et au ministre : si le siège d'Acre est levé, l'armée est dans une situation extrêmement critique. On dit à présent qu'on ne peut rien faire pour celte armée ; c'est-à-dire qu'elle n'entre pas assez fort dans l'équilibre des affaires actuelles. Si elle se perd, on verra quel effet cela produira en Europe et en France ; on verra alors que l'on aurait dû tout entreprendre peur éviter un si malheureux événement. Mon cher frère, dites-le au Directoire, au ministre ; parlez-leur avec chaleur et sans vous laisser séduire par ce qu'ils vous diront que votre frère se tirera de tout embarras ; en disant cela, ils savent fort bien qu'il est un terme au pouvoir de l'homme, et ces discours tendent à jeter sur lui toute la faute Lucien et vous devriez n'avoir point de repos que l'on ne vous ai promis de s'occuper de cette armée et de s'en occuper chaudement. Les deux Conseils devraient partager vos craintes et vos sollicitudes auprès du Directoire exécutif. Dans cette lettre, Louis se plaint encore de ne point être député pour pouvoir ameuter les Conseils ; il ne recule devant des révélations clans la presse que par crainte de fournir des armes aux ennemis extérieurs. On sent en lui une sincérité entière, une bonne foi absolue : il se tient engagé non seulement vis-à-vis de Napoléon, mais vis-à-vis de ses compagnons d'armes. Il est naïf, il ne cherche son intérêt que clans la mesure de s'avancer d'un grade. Il n'a point de projet d'avenir indépendant et n'envisage point, en ce qui le touche personnellement, que sa fortune puisse être séparée de celle de son grand frère.

 

Il n'accuse point Joseph d'hostilité, mais seulement de mollesse. Mais cette mollesse même, ce détachement que Joseph semble affecter des affaires d'Égypte, ne cachent-ils nul dessein et nul projet ? Sans doute, pour un homme qui a donné jusqu'ici aussi peu de preuves de valeur intellectuelle, de travail et de caractère, c'est un beau rêve de se voir, à trente ans, ancien ambassadeur, représentant du peuple, possesseur d'une grande fortune, d'un bel hôtel à Paris, d'un domaine célèbre dans le Valois, de marcher de pair avec les hommes les plus considérables et les plus justement connus, d'avoir pour amis intimes et pour commensaux Cabanis, Rœderer, Jean Debry, Andrieux, Benjamin Constant et Mme de Staël ; mais cela suffit-il à Joseph et peut-on croire qu'il borne ses ambitions à la vie qu'il mène ? Mis par la loi du 6 prairial an VI au nombre des membres des Cinq-Cents, qui composent ce qu'on nomme le tiers de l'an IV, réputé par suite élu en l'an IV, et destiné à sortir du Conseil avec ce premier tiers en germinal an VII, il est trop familier déjà avec les révolutions pour ignorer que, désigné comme il l'est par son nom et par sa fortune aux regards et à l'envie, il se trouvera en péril dès qu'il cessera d'are couvert par un mandat législatif et rattaché par ce lien au Gouvernement. L'attaque au surplus ne se fait pas attendre. Sorti le 1er germinal, dès le 10 (30 mars 1799), il se plaint à Jean Debry des persécutions dont on cherche à l'entourer lui et ses amis. On le fait passer pour un anarchiste ; tous les membres de sa famille sont en suspicion ; on a cherché à trouver des crimes dans la famille de sa femme ; on emprisonne, dans son département, tous les amis de la Révolution s'ils sont soupçonnés d'être les amis de sa famille. De gré ou de force, par la nécessité des choses, il n'est assuré de vivre que moyennant qu'il participe au pouvoir.

Ne compte-t-il, comme il a voulu le faire entendre, que sur son frère Napoléon ? A-t-il lié sa partie si étroitement avec la sienne qu'il se conforme strictement à toutes ses instructions et que, pour les suivre, il garde une espèce de neutralité bienveillante à l'égard du Directoire ? N'en est-il sorti qu'une fois, comme il l'a dit, — parce que dans une réunion générale des membres des deux Conseils, les Directeurs n'avaient pas craint de s'exprimer, par l'organe du législateur Garat, sur le général Bonaparte, d'une manière tellement inconvenante, qu'il n'avait pu contenir son indignation ? Le fait est possible, bien que l'on n'ait jusqu'ici rencontré aucun compte rendu de cette réunion ; mais, même acquis, il ne prouve rien. Que Joseph ne laisse point accuser son frère, il y est intéressé au premier chef, mais qu'il fasse un effort en sa faveur, c'est ce que la lettre de Louis rend douteux ; que, au demeurant, il songe à se mettre personnellement en mesure pour des éventualités qu'il prévoit prochaines, c'est ce que certains indices rendent probable. On n'a, il est vrai, de lui, durant cette période, ni discours, ni lettres, ni écrits en forme politique, mais, à défaut, on a une manifestation dite littéraire et un acte.

La manifestation littéraire, c'est la publication de cette nouvelle Moïna ou la Villageoise du mont Cenis écrite durant le voyage que Joseph a fait en Italie avec Joséphine et qui, au retour, communiquée par Louis à Bernardin de Saint-Pierre, a si vivement surpris l'auteur de Paul et Virginie par le tableau qu'elle renfermait des malheurs de la guerre, suivi d'une énergique apostrophe contre les ambitieux et les conquérants. L'appréciation est juste : mais on trouve dans Moïna d'autres traits à signaler. On lit à la première page cette épigraphe, qui est un manifeste : Indépendant des événements externes, le bonheur gît au sein des affections domestiques. Quant à la fable, c'est, au début, l'histoire à la Daphnis et Chloé de deux jeunes pâtres des Alpes de sexe divers qui sont au moment de s'émanciper. Pour dépayser le garçon, ses parents l'envoient en pension chez un curé du voisinage ; puis, brusquement, ils le font revenir, parce que la fille, la vertueuse Moïna, venue, par hasard, dans un moulin au bas de la montagne, a été ensevelie par une avalanche qui a couvert en entier le bâtiment où elle était. On la croit morte. Le garçon ne veut pas lui survivre ; il se jette à la rivière, dont le courant le porte à l'intérieur du moulin où Moïna, en florissante santé, quoique séparée à jamais des humains, le recueille, le soigne et le sauve. Le jeune couple rencontre dans ce souterrain tout ce qu'il faut pour être parfaitement heureux, et même Moïna y accouche d'une fille, qu'elle nomme Zénaïde. Mais, un jour, à travers les rochers, la terre, les neiges qui couvrent leur demeure, les deux jeunes gens perçoivent un bruit effroyable. Une bataille est engagée autour du moulin auquel les obus mettent le feu. A grand'peine, Moïna et son amant échappent aux flammes et regagnent la lumière ; mais, alors, ils rencontrent des soldats qui empoignent le garçon, le forcent à marcher avec eux, le conduisent en Italie, où il est blessé au Pont de Lodi et nommé capitaine. Il rentre alors dans sa patrie et couronne au pied des autels la fidélité de Moïna.

Cela était assez niais et eût peu mérité qu'on s'y arrêtât, si, à côté de quelques lignes consacrées à l'éloge du héros Bonaparte, la moitié presque du petit vol urne n'était remplie par des déclamations d'une virulence étrange contre la guerre et contre les soldats. C'en est l'horreur, la détestation, et jamais, en ce temps surtout, on ne poussa si loin l'invective. Écrit, imprimé, publié par le frère de Napoléon, Moïna eût semblé une étrange inconséquence, à qui ne se fût pas avisé d'y voir l'intention de placer en contraste avec le soldat qu'était le cadet des Bonaparte, un législateur, un pacificateur, un ennemi des militaires tel que l'aîné.

Quant à l'acte, il peut paraître plus grave encore et plus décisif. Joseph procure le mariage de sa belle-sœur Désirée avec le général Bernadotte. Or, quiconque s'est trouvé tant soit peu mêlé aux affaires infimes de l'Armée d'Italie sait que, dès l'arrivée de sa division, Bernadotte s'est posé en censeur et même en adversaire de Bonaparte ; qu'il a joué le même rôle à Vienne ; qu'il a combattu l'expédition d'Égypte ; que, en toute occasion, il a témoigné contre Napoléon des sentiments d'hostilité et d'envie manifestés par de continuelles dénonciations. Faut-il croire que Joseph, en lui donnant sa belle-sœur, en joignant ainsi sa fortune à la sienne, ait l'intention de le ramener à Napoléon ? Ce serait une naïveté dont il n'est pas besoin de le défendre. Le Gascon emphatique et retors qui, eu politique, ne s'était signalé jusque-là qu'en provoquant l'émeute de Vienne, niais dont nul, dès ce moment, ne pouvait méconnaître l'ambition et la marche décidée vers les grandes places de gouvernement, n'était point de ces hommes qu'on s'imagine mettre en poche. Si Joseph s'est lié à Bernadotte, s'il a cru lier Bernadotte à lui, c'est pour quelque dessein où Napoléon n'entre pour rien : qu'il ait vu en Bernadotte l'homme de main qui, à défaut de Napoléon, prendrait une sorte de consulat militaire, en lui abandonnant à lui, joseph, un consulat civil auquel il se croyait appelé, rien de plus vraisemblable. Que — la question de la fortune de Désirée mise en dehors — Bernadotte estimant le nom de Bonaparte à son prix et Joseph à sa valeur, ait accepté une combinaison de ce genre, rien de plus probable ; que, pour gravir le premier échelon, prendre le portefeuille de la Guerre, il ait utilisé l'influence qu'avaient les Bonaparte, rien de plus certain ; mais, quant à se mettre à leur remorque, quant à les servir en quoi que ce fût, il s'en garda. Lorsque Joseph s'aperçut tardivement qu'il était joué, il se retourna vers son frère et combina, alors seulement, de lui envoyer des émissaires, mais il ne le fit qu'après que Bernadotte fut sorti du ministère, et ce fait à lui seul est significatif.

 

Toutefois, en la conduite de Joseph, on trouve des indices, point de preuve. L'action de Lucien est bien moins obscure, bien plus manifestée par des paroles, bien moins souterraine et, en apparence, bien plus saisissable. Ce n'est pas que, en réalité, l'on soit mieux éclairé sur ses intentions dernières, mais ses discours fournissent au moins des points de repère certains.

En ce qui touche les affaires d'Égypte, Lucien paraît entièrement désintéressé. Lucien, et cela me facile beaucoup, écrit Louis, a de fausses, et très fausses idées sur cette armée. Pas une fois, dans aucun de ses nombreux discours, Lucien n'a fait allusion à l'Égypte. Jamais il n'a demandé qu'on y porta t des secours ; jamais il n'a interrogé le gouvernement sur la situation de l'armée ; jamais il n'a cherché à se mettre en communication avec son frère.  Napoléon n'existe plus pour lui qu'à l'état d'hypothèse. Il n'entre pas dans ses combinaisons. Quelles sont-elles ? C'est sa carrière législative qui va fournir les traits nécessaires pour les reconnaître.

Son élection a été validée le 29 floréal an VI (18 mai 1798), la veille du jour où Napoléon a fait voile de Toulon. Il a été admis pour trois ans dans la séance du 3 prairial (22 mai). Il lui a fallu quelque temps pour regarder autour de lui, écouter les discours, prendre l'air du Conseil. A peine un mois et demi après sa validation, il se tient suffisamment préparé, et, sans autres exercices oratoires que ses discours anciens aux clubs d'Ajaccio, de Toulon et de Marathon, sans nulle étude du droit, sans aucune connaissance des précédents, il escalade la tribune. Du premier coup, — pour rassurer ceux qu'effraierait son passé, ou par un changement radical dans ses opinions, — il se pose et s'établit en réactionnaire, en partisan de la liberté des cultes, en adversaire des mesures inquisitoriales contre les consciences (29 messidor-17 juillet et 19 thermidor-6 août) ; huit jours plus tard (27 thermidor-11 août), reprenant, dans la discussion de l'impôt sur le sel, certaines théories soutenues par les députés proscrits au 18 fructidor, il déclare que si les conspirateurs ont émis une opinion constitutionnelle, il adoptera leur langage avec la seule différence de l'intention. Une telle affirmation, étant donnés le temps et le milieu, équivaut à un blâme direct du coup d'État. Deux jours après, il prononce un grand discours contre la faction liberticide des dilapidateurs et fait voter que le Conseil se formera en comité général toutes les fois que les rapporteurs de la Commission des finances auront la parole. Ici, c'est l'attaque formelle contre les directeurs Rewbell et Barras qui passent universellement pour les protecteurs des financiers, des agioteurs et des fournisseurs.

Sans doute, ces discours de Lucien sont remplis de la pire phraséologie révolutionnaire, des déclamations redondantes et médiocres qui avaient cours quatre ans auparavant dans les clubs de province : on y trouve les forêts de lauriers qui ombragent le génie de notre marine, les sangsues du peuple qui lancent tous leurs poisons, l'hydre des factions qui veille autour de ce palais, qui traduit dans son idiome infernal ce qui se dit à cette tribune ; à première vue, on s'y trompe, et l'habillement de la pensée fait illusion sur la pensée même ; mais c'est là le langage qui plaît et qu'il faut parler pour se faire entendre et pour gagner le renom d'orateur. Les membres du Conseil se retrouvent au milieu de ces métaphores et elles servent de véhicule jacobin à des idées nettement réactionnaires. Lucien a eu beau dire plus tard que, au début de son admission aux Cinq-Cents, il avait voté parmi les partisans du Directoire, les faits le démentent. Il s'était, au contraire, dès ses premiers discours, montré l'adversaire violent des actes du Gouvernement, et c'est à cette attitude qu'il avait dû, le 2 fructidor (19 août), son élection comme secrétaire.

 

Il avait compris que, malgré les coups d'Etat renouvelés chaque année par la faction thermidorienne, malgré la formidable pression exercée sur le corps électoral, malgré les invalidations générales ou particulières, les sentiments de la nation ne pouvaient être, comprimés plus longtemps : le Directoire, tel qu'il avait été composé en brumaire an IV, tel que, depuis lors, il était parvenu à se maintenir en recrutant ses membres nouveaux dans le parti auquel appartenaient ses membres sortants, ne représentait que l'oppression de la presque unanimité par quelques individus sans mandat. La popularité ne pouvait se trouver que dans l'opposition à ce gouvernement et ses agents ; le but que devait poursuivre cette opposition, c'était la substitution, même illégale, d'hommes modérés, ayant acquis une réputation d'intégrité et un prestige personnel, aux hommes de violence, déshonorés par leurs exactions, leurs fréquentations et leur conduite. Pour se mettre lui-même en ligne, Lucien, sans doute, était bien jeune ; mais si, à vingt-deux ans, on l'avait trouvé mûr pour le Conseil des Cinq-Cents où il en fallait vingt-cinq, pourquoi exigerait-on de lui qu'il eût quarante ans pour être admis au Directoire ?

A partir du moment où il a été nommé secrétaire, Lucien ne laisse point passer une semaine sans se mettre en vue, sans se poser comme l'organe de l'assemblée et l'interprète de ses intentions : ainsi, à la séance du 1er vendémiaire an VII (22 septembre 1798), séance solennelle et toute de cérémonie, avec hymnes et chœurs patriotiques exécutés par le Conservatoire national de musique, où d'ordinaire le président seul porte la parole au nom du Conseil pour prononcer l'apologie de la Révolution et célébrer l'anniversaire de la fondation de la République, on voit Lucien se lever précipitamment, le bras tendu, criant : Oui ! Vive la Constitution de l'an III ! Jurons de mourir pour elle ! Et tous les députés de se lever, d'étendre le bras, de répéter le serment. Ainsi, à cette séance du 22 vendémiaire (13 octobre), où Jourdan annonce qu'il donne sa démission de député pour aller prendre le commandement d'une armée, Lucien monte aussitôt à la tribune et y prononce une apologie de Jourdan qu'il termine ainsi : Sûr de n'exprimer que vos sentiments, j'ose être en ce moment votre organe et donner en votre nom un témoignage éclatant d'estime et de confiance au collègue qui va nous quitter. Ainsi, à cette séance du 22 prairial (10 juin 1799) où, critiquant un discours de Carnet sur l'assassinat des plénipotentiaires français à Rastadt, il s'écrie en finissant : Du fond des Vallées helvétiques jusqu'au sommet des Apennins, un seul cri s'est fait entendre ; les ombres des victimes ont tressailli... les bourreaux ont tremblé... Ce cri, vous le répéterez encore avec moi, c'est celui de :Vive la République ! Vengeance ! Vengeance des assassins ! Et l'assemblée se lève tout entière, et les tribunes retentissent d'acclamations et d'applaudissements réitérés.

Ainsi se montre, et grandit, et s'établit réellement sur le Conseil des Cinq-Cents, l'autorité de Lucien. Il ose ; jamais il ne se déconcerte ; il va de l'avant sans cesse, il est toujours prêt à parler, à faire vibrer ces phrases, en quelque sorte sacramentelles, au prononcé desquelles, selon les rites de la Révolution, les assemblées se tiennent obligées de manifester bruyamment leur enthousiasme. D'ailleurs, dans la guerre qu'il mène contre le Directoire, il ne manque pas d'habileté. Le seul fait qui puisse encore rallier autour des Directeurs une partie de la nation, c'est la passion qu'elle a de stabilité, l'espérance qu'après tant de constitutions avortées, celle-ci subsistera, qu'on ne retombera pas encore une fois dans l'anarchie du provisoire. Aussi, Lucien, en saisissant tout prétexte, bon ou mauvais, pour attaquer le Directoire, à propos des innovations qu'on prépare dans la Cisalpine, des atteintes à la liberté de la presse, de l'impôt sur le sel, de chaque mesure financière, ne manque jamais, à chaque fois, d'affirmer son dévouement à la Constitution de l'an III, d'y renouveler ses serments, de faire parade de la plus susceptible inquiétude à son sujet. — Et c'est ainsi jusqu'à la fin de prairial, où, sans contredit, il joue un rôle considérable, et peut-être majeur, dans le coup d'État organisé par la majorité des Conseils contre la majorité du Directoire.

On sait ce qui se passe. Rewbell, désigné par le sort pour sortir du gouvernement, est légalement remplacé par Sieyès ; Treilhard, accusé d'avoir été inconstitutionnellement élu, parce qu'il l'a été un an moins quatre jours après avoir cessé les fonctions de représentant et que, selon la Constitution, il faut une année pleine, est exclu par une loi ; mais, des cinq, restent encore Barras, Merlin et Revellière-Lépeaux qui, quelque successeur qu'on donne à Treilhard, forment toujours la majorité. Les Conseils se déclarent en permanence ; une Commission des Onze est revêtue par les Cinq-Cents de pouvoirs dictatoriaux pour contraindre Merlin et Revellière à quitter la place, et Lucien est l'un des membres de cette Commission, il en est même diverses fois le rapporteur. C'est là, au premier chef, un attentat du Législatif contre l'Exécutif, mais on sauve les apparences en exigeant des démissions au lieu de prononcer des proscriptions, et Barras, en trahissant ses collègues pour se sauver lui-même, conserve au Directoire, où il est maintenu, une apparence de stabilité qui lui manquerait si l'on procédait à un renouvellement intégral.

Lucien n'a point eu l'audace d'invoquer contre Treilhard l'argument des quatre jours manquants, lui à qui manquent encore quatre cent cinquante-quatre jours pour être valablement député ; mais, contre Rewbell, Merlin et Revellière, contre ce qu'on appelle l'ancien Directoire, il prononce toute une série de réquisitoires ; toutefois, s'il est toujours aussi éloquent, s'il sème toujours en ses phrases cette profusion d'images qui semblent en avoir assuré le succès, il est dès lors moins heureux et parait moins habile. La situation n'est pas simple : attaquer l'ancien Directoire, c'est attaquer Barras qui fait partie du Directoire régénéré. Or, d'une part, Lucien a envers Barras des obligations anciennes qui le paralysent ; Barras, toujours amateur de petits papiers, en a de lui. Puis Barras, par suite des fausses mesures prises par les Conseils, fait à lui seul la majorité dans le nouveau Directoire. En effet, Sieyès a été élu à la place de Rewbell, Roger-Ducos, qui est l'ombre de Sieyès, à la place de Treilhard, et tous deux marchent dans un sens asti-jacobin avec la majorité des Conseils ; mais Gabier et le général Moulin, qui ont succédé à Merlin et à Revellière, ont presque identiquement les opinions de leurs prédécesseurs. Ils étaient si profondément obscurs, l'un et l'autre, qu'on les a nommés, sur de faux renseignements, sans savoir à quelle faction ils se rattachaient. Barras est donc plus puissant que jamais, puisque, selon qu'il penche à droite ou à gauche, il y fait tomber la balance ; les meneurs du Conseil sont donc d'autant plus obligés de le ménager, et c'est pourquoi, dans les nombreux discours que prononce Lucien en messidor et en fructidor, il est impossible de ne pas remarquer des contradictions qui arrivent à l'incohérence. Tantôt il affirme qu'il ne faut pas comprimer l'énergie républicaine, qu'il appartient au Corps législatif de saisir l'esprit public et de le diriger ; tantôt il appuie la proposition de charger le Directoire de veiller au maintien des institutions républicaines (même séance, 8 messidor / 28 juin 1799) ; tantôt il attaque les catholiques, tantôt les jacobins ; il s'indigne des attentats renaissants du royalisme dans l'intérieur et plus tard des attentats des clubistes. Orateur d'opposition, il lui manque l'objectif nécessaire pour développer ses ressources de combat. Il ne lui reste qu'un recours, et il est compromettant, c'est d'invoquer, à tout propos, la Constitution de l'an III, d'affirmer que le Corps législatif ne souffrira qu'on ramène ni la royauté, ni le régime de 93 — séances du 26 messidor (14 juillet) et du 14 fructidor (31 août) — ; même, il arrive (29 fructidor-15 septembre) à faire à la tribune, avec solennité, cette déclaration imprudente : Je viens répéter avec Augereau que si une main sacrilège voulait se porter sur les représentants du peuple, il faudrait penser à leur donner à tous la mort avant de violer le caractère d'un seul... Il existe une loi, qui est encore en vigueur, qui fut rendue sur la proposition de Français de Nantes et que vous devez vous rappeler : c'est celle qui met hors la loi quiconque porterait atteinte à la sûreté de la Représentation nationale.

Cette obligation où se trouve Lucien d'affirmer ainsi à chaque instant sa fidélité à la Constitution ne prouve-t-elle pas que chacun s'attend à un coup d'État nouveau, que tout le monde soupçonne Lucien de le préparer et qu'il éprouve lui-même le besoin de s'en justifier par avance. Sans cela, pourquoi, contre lui, ces attaques passionnées dans les journaux ? pourquoi ces interruptions sanglantes toutes les fois qu'il monte à la tribune ? ces propositions, représentées presque à chaque séance, de renouveler le serment, — comme s'il fallait qu'un serment fût tout neuf, pour qu'on fut obligé de le tenir ! — Chacun est si bien convaincu qu'il se machine quelque chose que le moindre incident éveille toutes les défiances ; ainsi, à propos de l'impression d'une circulaire passe-partout portant convocation à séance extraordinaire, peu s'en faut que la gauche ne mette Lucien en accusation (9 vendémiaire VIII-30 septembre 1799). Il est la bête noire des jacobins, dans le Conseil comme hors du Conseil ; par suite, il se trouve naturellement désigné comme leur plus puissant adversaire. Sans doute, la masse populaire ignore encore son nom, mais, pour la majorité des parlementaires, il représente la seule force conservatrice, si l'on peut dire, la seule force asti-.jacobine, anti-conventionnelle qui soit eu réserve dans le Conseil des Cinq-Cents.

Cela, pour une raison très simple : les proscriptions, les invalidations, ont vidé les deux assemblées d'hommes de valeur, surtout à droite. Quelques-uns restent aux Anciens, niais usés par dix années de révolution, susceptibles peut-être d'énergie dans les délibérations secrètes, mais non dans les paroles publiques et moins encore dans les actes. Aux Cinq-Cents, c'est pire : il n'y a presque d'hommes capables de parler qu'à gauche ; à droite et au centre, une masse flottante, terne, timorée, une majorité qui sait ce qu'elle ne veut pas, niais qui ignore ce qu'elle veut, composée qu'elle est de révolutionnaires convertis, de royalistes honteux et de braves gens sans couleur politique, affamés de sécurité, mais terrifiés par l'idée de se compromettre, de ne point se montrer républicains, et disposés à se joindre toujours aux plus forts. Quelques-uns sont hommes de talent, la plume en main, mais la tribune leur fait peur ; quelques autres sont bons administrateurs, tout à fait aptes à la rédaction approfondie des lois, mais ces motions inattendues, confuses, contradictoires, auxquelles il faut improviser une réponse, les surprennent et les déroutent. Ils les dédaignent, haussent les épaules et laissent passer le flux, ce qui donne avantage à leurs adversaires. Seul, peut-être, Boulay est à la fois homme de parole et de plume, énergique et déterminé, mais il n'a point l'audace de Lucien, son inexpérience et sa jeunesse. Avec cela, Lucien ose tout, et c'est ainsi qu'il s'est placé au premier rang.

 Faut-il croire qu'il agit en ce moment pour Napoléon ? qu'il fait son jeu ? qu'il escompte son retour attendu ? non pas. Il agit pour lui-même et par lui-même. Pas plus en l'an VI, en l'an VII, en l'an VIII qu'en 1793, il ne s'est subordonné. Il peut causer avec Joseph des choses politiques ; il peut avoir quelque idée de l'introduire dans les combinaisons. Il peut, à un moment et dans une mesure, avoir lié partie avec Bernadotte ou quelque autre général ; plus tard, il peut, comme il l'a reconnu lui-même, s'être entendu avec Sieyès en vue de substituer une constitution nouvelle à la Constitution de l'an III ou d'amender celle-ci de façon à la transformer radicalement — mais, c'est méconnaître entièrement son caractère et son tempérament que d'imaginer qu'il subit une direction ou même une influence. Dès son enfance, il a cru uniquement en lui-même ; il n'a accepté conseil de personne ; il a été convaincu de son génie politique et, si on lui refuse ce génie, au moins, devant les événements qui l'ont servi, qui l'ont si vite et si prodigieusement élevé, lui-même est-il en droit de croire que ce que Napoléon a fait dans le militaire, il le fait, lui, dans le civil. Par le fait des circonstances, il voit réalisé tout ce qu'il a pu rêver : en deux ans, en un, presque du premier coup, il a gravi tous les échelons. Dans sa pensée, c'est un rien à présent qui le sépare du pouvoir : il croit y être /orle tout droit par la nouvelle constitution que Sieyès prépare, dont il a reçu la confidence, et où, sans nul doute, il s'imagine qu'une des trois places de Consul lui est réservée. C'est peut-être une illusion, mais ne lui est-il pas permis de se la faire, lorsque, autour de lui, tant de gens paraissent la partager ?

Ce jeune homme, il faut le reconnaître, déploie, durant ces deux années, une activité qu'on dirait sans exemple, si l'on n'avait celui de Napoléon. Non content de cette vie politique intense où, chaque jour, il se pro-(ligue en discours et en rapports et où, pour acquérir une simple teinture d'une des cent questions qu'il traite, une étude obstinée de plusieurs mois ne suffirait pas à d'autres, il a le temps d'être père de famille — car Christine-Charlotte-Alexandrine-Egypta nait à Paris le 28 vendémiaire au VII (19 octobre 1798), et, sans parler de ses travaux à la campagne, de l'existence luxueuse, des parties de vie mondaine, il écrit et publie un roman ; peut-être même essaie-t-il d'en vivre un où il voudrait introduire, comme actrice principale, la belle des belles, Récamier.

Est-ce assez, et faut-il croire que, avec Sapey qui s'intitule directeur général des bâtiments de la correspondance de Corse, il a aussi (les affaires, qu'il a des parts dans ces corsaires pour l'armement desquels, dès l'an IV, Joseph obtenait par Napoléon des lettres de marque, — corsaires qu'on accuse de jouer aux pirates, et dont le Journal des Hommes libres dénonce les procédés pour capturer des bâtiments marocains ? Il peut se faire que Lucien y ait des intérêts, mais il est trop grand seigneur à présent pour s'occuper directement de telles vilenies. Il plane ; il touche au port, ou croit y toucher. Encore quelques jours...

 

Le 21 vendémiaire (13 octobre 1799), éclate la nouvelle que le général Bonaparte, de retour d'Egypte, a débarqué à Fréjus. Pour ses frères, pour Joséphine, surprise égale à celle qu'éprouvent les Directeurs, les membres des Conseils ; tout le monde politique. Seul, Joseph a eu la velléité de lui expédier un émissaire, le Grec Bourbaki ; mais, au 13 octobre, Bourbaki n'a pas encore quitté Paris. Depuis le 5 germinal an VII (25 mars 1799), où le courrier Mourveau, parti de Paris le 10 nivôse (30 octobre), l'a rejoint devant Saint-Jean-d'Acre, Napoléon n'a eu avec la France aucune communication. Encore Mourveau, avant son départ, n'avait vu ni Joseph, ni Lucien, mais seulement Joséphine. — Si Napoléon est revenu, ce n'est sur aucune indication de ses frères, c'est de lui-même, parce que, après Aboukir, il a surpris de la vanité imprudente de Sidney Smith un paquet de journaux anglais et italiens qui l'ont instruit de nos désastres et averti de presser son départ. Son retour ne dérange pas seulement les combinaisons de Barras avec le prétendant, et celles de Sieyès avec Moreau, il dérange aussi les combinaisons de Lucien. Joseph seul peut s'en réjouir, car il sait à présent qu'il a été dupe de Bernadotte, tourné maintenant, comme la plupart des généraux, comme Augereau et Jourdan, du côté des Jacobins et de la Société du Manège.

Quoi qu'il en soit des projets de Lucien et du degré où il les a avancés, ils s'écroulent devant Napoléon. Devant lui, quiconque est Bonaparte disparaît, comme, au surplus, quiconque tient une place, quiconque participe au Directoire. Pour le peuple, cette nouvelle de son retour n'est pas seulement l'assurance des victoires prochaines, elle est surtout la certitude du rétablissement de l'ordre par l'organisation d'un gouvernement dont il sera le chef. Comment cela s'opérera-t-il ? par quel procédé un régime nouveau se substituera-t-il au Directoire croulant sous l'exécration et le mépris ? Sera-ce un simple changement de personnel ou faudra-t-il encore une fois bouleverser les institutions ? On ne sait ; mais ce que tout le monde sait, dès que Napoléon a mis le pied à Fréjus, c'est que la nation Fa élu et qu'elle le veut.

A mesure que roule sur la route de Paris la voiture qui l'emporte, la nation soulevée se rue à lui faire cortège. De Fréjus à Aix, une foule, portant des flambeaux, court autour de lui. C'est là l'image de ce que le peuple attend de Napoléon : il vient dans la nuit et il apporte la lumière.

Ses frères, sitôt la nouvelle, partent à sa rencontre : Joseph, Louis et Lucien, que Leclerc accompagne. Louis tombe malade à Autun et ne peut suivre. Les trois autres continuent, rejoignent le Général, gagnant trois jours sur Joséphine qui, partie, elle aussi, à la première nouvelle, a manqué son mari sur la route de Bourgogne, a dû pousser jusqu'à Lyon et en revenir. Ce n'est pas seulement de la situation politique que ses frères veulent l'entretenir avant qui que ce soit : elle est si nette, le problème est si clairement posé à tous les yeux qu'il est d'avance résolu ; il ne reste qu'à trouver les moyens qui permettront au peuple d'exprimer sa volonté, la procédure parlementaire de ce que, à défaut de mot propre, on nomme un coup d'Etat, et qui n'est, en fait, que la rentrée du peuple dans l'exercice de sa souveraineté.

Mais il y a Joséphine : il faut profiter du moment pour en finir avec elle et pour l'écraser : il faut que, en arrivant à Paris, Napoléon ait rompu le lien qui l'attache à une femme sans doute infidèle, mais dont les infidélités sont le moindre tort aux veux de Joseph et de Lucien. Napoléon devenant, par un procédé quelconque, membre, c'est-à-dire chef du gouvernement — et pour eux c'est déjà un fait comme acquis — Joséphine prend immédiatement une importance, une influence, une place nuisibles aux intérêts de la famille ; elle traîne à sa suite les siens, leur fait donner de l'argent et du pouvoir ; elle détourne Napoléon de famille pour lui donner un milieu différent auquel on sait qu'il aspire. Le chef du clan, Joseph, consent à ce que, momentanément, son cadet ait les honneurs, mais pourvu que le clan seul continue à récolter les profits. Certes, Napoléon sait, mais qu'il revoie seulement sa femme, et tout sera de nouveau en question. Qui a brûlé d'un tel amour, garde toujours au foyer de son cœur quelque étincelle sous la cendre. On ne lui laisse pas le temps : on lui dit les obscures intrigues avec Rewbell et Barras, les indiscrétions sur le passé, les amours présentes avec cet ignoble Charles ; on dit les dettes, les accords avec les financiers véreux, l'hostilité marquée contre la famille, tout ce qui peut le détacher d'elle, la lui faire prendre en haine et en mépris, montrer la créature sans foi qui n'a souci ni de l'honneur du mari, ni de la fortune du politique, ni même de la gloire du soldat.

Il écoute cela et il pleure : certes, ils doivent la voir ainsi ces Corses, et il n'est pas même possible qu'ils la voient autrement. Avec leurs idées traditionnelles sur la famille, sur la femme, sur le rôle dévolu à l'épouse, en s'acharnant contre Joséphine, ils peuvent même croire qu'ils remplissent un devoir. Comment comprendraient-ils un être comme celui-ci, inconstant, mobile, fuyant, biche devant les passions et les désirs, subordonnant tout à soi par une inconscience d'égoïsme devant qui tout disparaît, mêlant, dans le même instant, la plus calculatrice habileté et l'abandon le plus absolu, capable de suivre un plan avec une rigueur et une continuité qui surprennent , et ne vivant jusqu'ici qu'au hasard des rencontres ; un être de civilisation corrompue, en qui s'amalgament avec tous les sentiments compliqués qui rendent la femme le plus inexplicable , les ardeurs du tempérament créole, parées à souhait, pour plaire aux yeux et duper l'esprit, de tendresse, de sensibilité, de grâce, de dentelles et de bijoux ?

Mais lui qui l'a aimée, cette femme, de l'amour le plus passionné qui fut jamais, d'un de ces amours qui brisent le cœur qu'ils emplissent ; qui l'a aimée jusqu'au délire dans le désir et jusqu'à l'épuisement dans la possession, peut-il, comme ses frères qui n'aiment point, raisonner les choses et peser les avantages que, pour lui-même, aurait eus, sans nul doute, à ce moment, une répudiation éclatante ? Peut-il à ce point bannir de ses sens le souvenir de ces nuits heureuses où, pour la première fois, une femme a fait vibrer tout son être au point de l'abîmer dans la jouissance ? Peut-il effacer de son esprit l'idée sur laquelle il a vécu deux années , que cette femme appartient à un inonde supérieur et lui en ouvre les portes ; que, par sa naissance, par ses parentés, par ses alliances, elle se rattache à l'ancienne France et à la vieille cour, qu'elle seule est le trait d'union entre lui et cette société inconnue, dont peut-être il s'exagère, faute de la connaître, l'importance, l'influence et le mérite, mais qu'il faut pourtant qu'il conquière et qu'il amène à ses desseins s'il veut être l'homme de la France et non pas l'homme d'un parti ? Sans doute, il se dit déterminé à rompre et il croit sa décision prise ; mais, pour qu'il la garde, il ne faut pas qu'il se trouve en présence du monstre : tant qu'il se soustrait, qu'il tient sa porte close, il se contraint ; lorsqu'il voit Joséphine, il a cédé. Encore une fois, elle a vaincu par les seules armes qu'elle puisse employer sans s'accuser ou se défendre : les larmes. Par une habileté suprême elle y a joint les supplications de ses enfants, devant qui Napoléon ne peut même dire ses griefs, et comme, avec cet instinct de la femme qui ne peut la tromper et qui établit sur l'homme sa puissance, elle sent qu'il la désire encore, elle n'a qu'à se laisser prendre pour que ce soit elle qui pardonne et que la répudiée d'hier se retrouve la maîtresse d'aujourd'hui.

Le lendemain matin, Lucien, mandé par son frère, arrive rue de la Victoire : ordre est donné de l'introduire dans la chambre des époux réconciliés. Cela épargne des discours.

A présent, il faut que les frères fassent à mauvaise fortune bon visage et, puisqu'ils n'ont trouvé nul moyen d'empêcher le raccommodement, que chacun s'emploie à manœuvrer et, selon ses forces, se prête au grand dessein. Mme Bonaparte y a son rôle, et il n'est point médiocre.

D'abord, intime comme elle est avec les Collier, chez qui elle dînait le soir où l'on apprit le débarquement à Fréjus, et qu'alors elle a cherché à engager avec elle contre les misérables qui tenteraient de s'emparer de Bonaparte, elle peut décider le mari par la femme ; et c'est ce qu'elle essaie de faire par quantité de menus soins, jusqu'au moment où elle se détermine à s'ouvrir à la clame, qui, trop contente du premier rang pour en accepter un autre, fait la républicaine et repousse, à ce moment, toutes les offres et les compensations.

De même, avec Barras, quoique leur amitié soit fort refroidie et qu'il ne soit plus entre eux question de la bagatelle, elle a conservé de ces relations que, en ce temps, toute femme du monde savait garder avec un ancien amant ; elle le rencontre sans embarras, le reçoit sans affectation, et, dans son salon, qu'il fréquente naturellement, il a gardé assez d'habitudes pour que sa présence ne soit point suspecte. Un soir même, devant quelques personnes qu'il n'a point aperçues d'abord, il y fait des confidences.

Ce salon n'est pas indifférent, et pour les gens qu'on y voit et pour les bruits qu'on y recueille. Dès qu'elle en entrouvre la porte, il arrive, pour y frapper, de ces hommes toujours à la recherche de ces endroits où l'on trouve, le soir, du feu, de la lumière, des femmes — ce qu'on appelle le monde. Voici les Caulaincourt, les Ségur, M. de Mun, M. Maupetit, M. de Montigny-Turpin, des personnes des plus élégantes, sans parler des généraux et des gens de lettres : cela fait un centre, et cela fait aussi un paravent, car, du salon de madame, on passe dans le cabinet du Général.

Puis, la réconciliation, très bien prise par le monde de Paris qui en a vu bien d'autres et ne pense pas un instant à trouver ridicule cette rentrée que sauve le mot de Napoléon à Réal : Les guerriers d'Égypte sont comme ceux du siège de Troie et leurs femmes leur ont gardé le même genre de fidélité ; cette réconciliation qui rassure tant de femmes pareilles à Joséphine, qui évite le scandale d'un divorce où, quels que soient les torts de la femme, on est toujours disposé à lui donner raison, permet encore à Napoléon de reprendre l'attitude du bon mari, de l'homme d'intérieur, nullement agité d'ambition, qui, pendant que tout Paris est occupé de lui, passe sa soirée à jouer au trictrac avec sa femme.

Joséphine excelle à son rôle, triple ou quadruple. Elle en saisit toutes les nuances et eu fait valoir tous les effets. Familière avec Mme Gohier, accueillante, aimable, câline pour quiconque franchit le seuil de son salon, reconnaissante, soumise et tendre avec son mari, elle a même l'air de pardonner à ses beaux-frères et leur fait accueil. Elle leur doit, en effet, dans celle transe où ils l'ont mise, le plus éminent service. Pour la première fois à ce qu'il semble, depuis son mariage, elle a deviné quelle affaire elle a faite : elle a compris, non Bonaparte auquel elle ne comprendra jamais rien, mais la fortune de Bonaparte. Elle ignore quelle elle sera, n'a point conscience, certes, des sommets oà elle peut le porter, mais elle la pressent colossale et elle la tient si bien embrassée que, pour l'en détacher, il faudrait, ce semble, lui briser les os et lui scier les tendons.

 

Les beaux-frères besognent de leur côté. Joseph, dans son court passage aux Cinq-Cents, s'est lié avec certains de ses collègues, Cabanis, Jean Debry, Andrieux, entre autres ; niais surtout, par une tendance naturelle à son esprit, il s'est rapproché, en politique, des anciens Constituants encore dans les affaires, d'hommes tels que Talleyrand, Rœderer, Volney, Lecouteulx avec qui il est en sympathie d'idées et qu'il n'a nulle peine à amener à son frère, car ils sont convaincus de longue date que ça ne peut pas durer. Par eux, il s'est établi chez certains des députés les plus influents au Conseil des Anciens, lesquels sont tous d'ailleurs dans la main de Sieyès, et Sieyès est trop avisé pour ne pas voir que, à présent, sans Bonaparte, il ne peut rien. Cabanis met en contact Joseph et Sieyès ; Sieyès est déjà en confidence avec Lucien et presque accordé avec lui. Lucien a donc pu, en omettant certaines parties du plan qui ne sont plus d'actualité, donner des notions sur ses idées générales. Entre Joseph et Sieyès, quelques conférences suffisent : les principes qui doivent servir de base à la nouvelle constitution sont adoptés par Napoléon.

Reste la procédure à suivre pour arriver au but.

Sieyès, outre les Anciens, amène Roger-Ducos, son collègue au Directoire ; il ne reste plus à détacher qu'un directeur pour avoir à soi la majorité danse pouvoir exécutif. On sonde Barras, qui ne parvient pas à donner une réponse, veut se ménager à droite et à gauche pour se maintenir, quoi qu'il arrive. Lui promettre formellement qu'on le conservera, on ne le peut ; il est si compromis, si discrédité, que son nom seul frapperait d'impuissance le gouvernement nouveau. D'ailleurs, ce qu'on veut, c'est concentrer et renforcer le pouvoir exécutif ; comme, dans les premiers projets pour la Cisalpine, établir trois gouvernants au lieu de cinq. Il faut une place pour Napoléon, deux pour Sieyès et Roger-Ducos. Nulle autre à donner ; c'est là le point faible : car il faudrait un tel appât pour amorcer Barras, ou, à son défaut, Gohier, qu'on espère encore par Joséphine, ou Moulin, qu'on travaille par Leclerc, — pour obtenir ainsi la majorité légale. Faute de place à donner, on pense aux grands moyens d'argent ou de contrainte. En attendant, on berce. Barras usé, las, incapable de ses coups de vigueur de Thermidor, de Prairial ou de Vendémiaire.

Lucien est la cheville ouvrière de la machine an point de vue parlementaire ; il apporte la majorité des Cinq-Cents ; au moins a-t-il droit de le croire, car, au moment du renouvellement du bureau pour brumaire, il a été élu président. Il a avec lui la plupart des inspecteurs de la salle, et le plus important, le général Frégeville.

Ainsi, sur les trois pouvoirs constitutionnels, l'on est assuré de la minorité du. Directoire — de la majorité si Barras, qui résiste pour la forme, finit par se rendre — de la presque unanimité des Anciens et de la majorité des Cinq-Cents.

Des ministres, un seul compte, celui de la Police, Fouché ; on l'a. A l'Intérieur, à la Guerre, à la Marine, aux Relations extérieures, rien à craindre. Celui qu'on a présenté comme le plus hardi, le plus dévoué à la Révolution, Dubois-Crancé, ministre de la Guerre, ne bougea pas, n'écrivit pas une ligne, ne donna pas un ordre, fit le mort.

Hors du gouvernement, les hommes les plus importants sont d'accord qu'il faut en finir. Les malins, comme Talleyrand, ont quitté leurs places pour ne point risquer d'être pris sous l'écroulement final. Au reste, d'hommes de valeur, il y en a bien peu à l'intérieur de la France. La plupart sont proscrits ; les heureux traînent leur exil sur les routes d'Europe, attendant que quelqu'un — n'importe qui — leur rende une patrie et du pain.

Restent les moyens de force : la garnison de Paris les Gardes du Directoire et des Conseils, les généraux disponibles qui peuvent être tentés, soit de prendre le commandement de troupes restées fidèles, soit de se mettre à la tête d'une émeute jacobine. Pour pratiquer les officiers, Napoléon a Leclerc qui joue le principal rôle. Il était à Montgobert au moment du débarquement à Fréjus : Pauline ne se trouvant pas bien du climat de Lyon, il l'avait menée pour passer un mois à la campagne : il en est parti au-devant de son beau-frère. Il peut d'autant mieux le servir que, ancien officier d'état-major de l'Armée d'Italie et de l'Armée de l'Ouest, il est un négociateur autorisé près des généraux que Napoléon ne connaît pas personnellement. C'est lui qui recrute Moreau, allié bon à montrer : aussi, le 16 brumaire, le Moniteur annonce que Bonaparte lui a fait présent d'un damas garni de diamants qu'il a rapporté d'Égypte et qui est estimé 10.000 francs. Il réussit encore avec Macdonald, mais il échoue sur Moulin, si intimement qu'il soit lié avec lui, ayant été son chef d'état-major à Rennes.

En ce qui touche les officiers particuliers, Lannes, Berthier, Murat, Duroc, Lavallette, Marmont, Eugène, sont, chacun pour son arme, des porte-paroles précieux. Il ne faut pas de grands mots pour gagner Lefebvre, commandant de la division ; il suffit de lui affirmer que la République est en péril du fait des avocats. Avec .Jubé, commandant de la Garde du Directoire, et Blanchart, commandant de la Garde des Conseils, on s'arrange tout de suite : ce sont à peine des soldats l'un et l'autre, et l'effort est médiocre. En cavalerie, il y a, à Paris, les 8e et 9e Dragons et le 21e Chasseurs. Les dragons ont été de l'Armée d'Italie, et leurs chefs. Milet et Sébastiani, sont tout acquis, celui-ci avec une nuance particulière de dévouement : il est Corse et se dit parent des Bonaparte. Le 21e Chasseurs — ancien hussards-braconniers — est le régiment où Murat a Fait sa carrière, et il y a son monde. Quant aux demi-brigades d'infanterie, la 6e, la 79e et la 86e, elles sont tout à Bonaparte, aussi bien que la Garde de police et les adjudants de la Garde nationale.

 

Trois hommes seulement restent en dehors : Augereau qui, le matin du coup d'État, se présenta plus en ami qu'en ennemi, bien qu'il eût fait pacte avec les Jacobins ; Jourdan, qui sans doute n'avait pas été abordé inutilement par Joseph et qui se tint assez neutre pour qu'il n'y eût rien d'irréparable entre Napoléon et lui ; et enfin Bernadotte. Celui-ci était le plus à craindre : il avait des talents et de l'habileté ; il avait acquis de l'autorité comme ministre de la Guerre ; il était connu des soldats et même du peuple. Si la majorité du Directoire (Barras, Gohier, Moulin), s'appuyant sur les hommes du Manège et sur la gauche des Conseils, l'allait chercher et lui offrait une sorte de dictature, il n'hésiterait pas à se mesurer avec Bonaparte. Il aurait pour lui la légalité, mettrait la force de son côté, car la troupe, s'il commandait, hésiterait certainement et, dans ces conditions, l'issue serait douteuse. Bernadotte haïssait Sieyès qui l'avait chassé de son ministère ; il porterait donc, ô prévenir et à réprimer le coup d'État, la passion personnelle que lui inspiraient sa rancune contre Sieyès et l'envie exaspérée qu'il nourrissait contre Napoléon. Aussi, pour gagner Bernadotte, Joseph ne néglige nul effort le rusé Gascon ne se refuse point aux mare-vues, soit qu'il prétende ainsi se réserver une sortie dans chacun des camps ; soit qu'il espionne les Bonaparte pour le compte de Barras ; soit que, avant de se décider, il veuille peser lui-même les forces des deux partis et se vendre le plus cher possible. Il se rencontre à Mortefontaine avec Napoléon, en société de Regnauld, d'Arnault, et de quelques autres, ce jour même où, par le faux pas d'un cheval, il s'en fallut de si peu que l'édifice de la fortune de Bonaparte lie croulai, avant d'être élevé. Le 16 brumaire, il donne à tous les Bonaparte, dans sa maison de la rue Cisalpine (rue de Monceau) un magnifique liner, à la suite duquel il a, dans un berceau, au fond du jardin, un long entretien avec Napoléon. Désirée, Mme Bernadotte, a mis tous les ressorts en jeu pour amener son mari à son beau-frère, mais rien n'y fait. Bernadotte ne peut penser que le Directoire s'abandonnera sans tenter au moins la lutte ; il est désigné pour la soutenir ; il attend donc qu'on le fasse appeler, mais ne veut point, en s'offrant, diminuer le prix qu'il pourra exiger au moment décisif. Pourtant, le matin du 18, avant cinq heures, il est chez Joseph et, de lui-même, l'accompagne rue de la Victoire. Mais lorsque, arrivé au bout de l'étroite allée qui débouchait dans la cour de l'hôtel, il voit cette cour remplie des officiers de la garde nationale et de l'armée, il quitte brusquement son beau frère, en lui disant : Je vais ailleurs où peut-être je suis destiné à vous sauver : car vous ne réussirez pas ; au pis aller, je trouverai toujours en vous un frère et un ami. Tout Bernadotte est là.

 

Dans la journée du 18, on gagna, sans combat, la première manche. Nul ne pouvait contester que les Anciens, aux termes des articles 102 et 103 de la Constitution, n'eussent le droit de transférer les deux Conseils de Paris à Saint-Cloud, et si certains membres, qui, par hasard, étaient de la minorité, n'avaient point reçu à temps leur convocation, ils n'avaient à s'en prendre qu'aux huissiers. A la vérité, à ce décret, parfaitement légal, les Anciens in' avaient ajouté un autre qui constituait le coup d'État, l'usurpation du pouvoir exécutif : ils avaient nommé le général Bonaparte pour commander en chef la Vie division militaire, la Garde du Corps législatif et les gardes nationales sédentaires — ce à quoi Bonaparte avait ajouté de sa main, dans son ordre du jour, la Garde du Directoire ; mais la prise de commandement s'était effectuée sans aucune difficulté ; tous les chefs de corps, qu'ils fussent ou non prévenus et gagnés, étaient venus se ranger près du Général en chef. D'ailleurs, il n'y avait plus de gouvernement, car il n'y avait plus de majorité directoriale, Sieyès et Roger-Ducos étant volontairement démissionnaires, et Barras s'étant, à peu près de bonne grâce, soumis à signer la lettre rédigée par Talleyrand qui le compromettait d'une façon définitive.

C'était bien taillé, mais il fallait coudre.

Il restait les Conseils à convaincre ou à dissoudre, et c'était Napoléon qui devait faire l'un ou l'autre. Sur sa proposition, il fallait que les Anciens, dont on était sûr, prissent l'initiative des mesures de salut public, déclarassent la vacance du gouvernement, nommassent les Consuls provisoires, décrétassent leur propre ajournement : que cette résolution fût portée, ou tout au moins appuyée par lui aux Cinq-Cents ; y parût et enlevât le vote. Or si, le 18, aux Anciens, devant une assemblée qui paraissait unanime, qui était toute prête à l'applaudir, qui venait de lui conférer la dictature, il avait montré un embarras, une timidité, un manque d'à-propos singuliers, que serait-il, le lendemain, devant une réunion tumultueuse et hostile, dont on avait tout à craindre, et où les violents, comme de juste, écarteraient el réduiraient au silence les modérés, — à moins encore que, comme il y en eut tant d'exemples, ils ne les entraînassent à leur suite ?

Tout soldat véritable, en face d'un parlement assemblé, s'emporte ou s'abaisse : pour manœuvrer, ruser, discuter, faire un discours, il faut une autre âme que celle qu'il a de naissance. Habitué au passif silence dans les rangs, toute interruption lui parait insultante, tonte contradiction insupportable. Un Imperator qui ne commande pas, c'est un non-sens. Le titre même dont il est revêtu, la qualité suprême qu'il doit posséder, il faut qu'il les abdique. S'il ne se montre pas tel que, par nature, par éducation, par orgueil de son grade, il faut qu'il soit, comme un donneur d'ordres, un disperseur d'émeutes qui va chercher la garde si l'on fait trop de bruit dans la maison ; si, de sa main crispée par la colère, il n'a point la tentation formidable de saisir et de brandir l'épée, alors nulle alternative : c'est l'effarement, l'ahurissement ; ses idées se confondent, sa bouche se sèche, sa voix s'altère, ses mots lui manquent. Rien de la peur qu'un bielle éprouve au feu ; mais cette folie de terreur qui envahit l'acteur inaccoutumé aux planches et le paralyse à son entrée en scène ; un tremblement, qui d'une des extrémités se communique à tout l'être, fait vibrer tous les nerfs ensemble et, devant une foule, dont chaque membre est individuellement un imbécile ou un criminel, paralyse à ce point un homme de cœur on un homme de génie que, coupée net, la parole s'arrête dans son gosier, et que, pour un peu, il pleurerait de désespoir et de honte. Cette sensation, rien n'en triomphe, et, si elle est inexplicable pour les gens de parole, — ceux qui en font métier ou qui en ont le don, — elle demeure insurmontable pour les autres et plus peut-être pour les hommes d'action et les hommes d'épée.

Aussi, le 19, dès son entrée dans la galerie de Saint-Cloud où siègent les Anciens, bien que l'immense majorité soit à lui, bien que tout soit préparé à son gré, bien que, après la lettre de démission de Barras, on vienne de lire une lettre de Lagarde, secrétaire général du Directoire, annonçant faussement que quatre membres sur cinq ont donné leur démission, Napoléon, aussitôt qu'il prend la parole, est troublé, et les mots qu'il dit, même figés par l'impression, s'entendent hésitants, indécis, sans suite. Ce sont des justifications qu'il invoque, c'est une apologie qu'il balbutie, ce sont des menaces qu'il lance, et tout cela sonne faux, jusqu'à la dernière phrase pourtant apprise, il semble, par cœur : Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la Guerre et du dieu de la Fortune ; qu'il prononce : Sachez que je suis le dieu de la Guerre et le dieu de la Fortune. Cela lancé, il veut se retirer, mais on veut qu'il donne des explications, et c'est alors une déroute, car, pour les fournir, il faudrait sortir des généralités ou les présenter avec ces accents et cette mimique qui, dans, les assemblées où l'on se pique d'éloquence, provoquent, à des moments, cette sorte de délire qui étouffe toute discussion et enlève les votes.

Il sort enfin dans un grand et terrible silence. Les Anciens n'ont point rendu le décret, ni fait les propositions qui sans retard doivent être transmises à l'autre Conseil. Ils n'ont désigné aucune députation pour accompagner le général, et lui pourtant, d'un pas automatique, oubliant ce qui a été convenu, se dirige vers l'Orangerie où siègent les Cinq-Cents.

Là, depuis que la séance est ouverte, Lucien, qui préside, lutte vainement, malgré l'habitude qu'il a des tempêtes des clubs, contre un courant qui, dès le début, se dessine et entraîne peu à peu même les conjurés de la veille. Gaudin, le premier inscrit, qui, selon le plan arrêté, doit s'étendre en paroles, tenir la tribune jusqu'au moment où arrivera le décret des Anciens, s'arrête intimidé au bout de quelques phrases courtes et vagues. Un tumulte s'élève : la gauche propose que chaque député vienne renouveler à la tribune le serment de fidélité à la Constitution de l'an III. Lucien saisit la motion, la fait voter : le serment à la tribune, c'est du temps qu'il gagne et que les autres perdent. Pendant qu'on jurera, arrivera le décret des Anciens. On fait l'appel nominal : on a prêté le serment : point de messager d'État. Une lettre est remise au président, celle de Barras. On en donne lecture : avec les interruptions, les exclamations, les insultes à Barras, c'est encore quelques minutes. Les Anciens ne peuvent se faire attendre davantage. La porte s'ouvre, c'est Bonaparte qui parait, entouré uniquement de quatre grenadiers de la Garde des Conseils, mais suivi de tout un peloton de généraux et d'officiers. Alors, une clameur furieuse sur tous les bancs, une tempête de hurlements : Hors la loi ! A bas le tyran ! A bas le dictateur ! Napoléon ne peut prononcer un mot. On le presse, on le menace, on le pousse ; les grenadiers se serrent autour de lui et l'entraînent.

Lucien reste seul avec ces fous déchaînés, et seul il lutte contre eux. Hors la loi ! hors la loi ! Aux voix, président, le hors la loi ! Il quitte le fauteuil, s'approche de la tribune, glisse un mot au général Frégeville, qui, au milieu du tumulte, sort sans être aperçu. Il attend, laisse quelques parleurs développer des motions furibondes, puis, lorsqu'il suppose que les soldats que Frégeville est allé chercher approchent, il escalade la tribune. Sa voix vibrante et profonde domine l'assemblée parvenue au paroxysme de la violence et de l'insulte : Il n'y a plus ici de liberté, dit-il. N'avant plus le moyen de me faire entendre, vous verrez au moins votre président, en signe de deuil, déposer ici les marques de la magistrature populaire. Il se dépouille de sa toge et de son écharpe, les jette sur la tribune, puis lentement en descend l'escalier, au bas duquel ses amis se sont groupés ; entouré par eux, il marche vers la porte, et, au moment où il y arrive, parait la garde qu'il a requise. Il sort alors, il se précipite dans la cour, il s'élance sur un cheval, il fait battre un ban, il harangue les troupes et, sous le coup de son émotion, avec une éloquence passionnée, il demande, il requiert, il commande le dispersement des représentants du poignard. Bonaparte donne l'ordre, les tambours battent la charge et, Leclerc et Murat en tête, les grenadiers, baïonnette basse, entrent dans l'Orangerie.

 

Dans ce même lieu, le même jour, à neuf heures du soir, la majorité des Cinq-Cents est réunie sous la présidence de Lucien. Elle proclame que Bonaparte et ses troupes ont bien mérité de la patrie ; elle décrète qu'il n'y a plus de Directoire : que soixante et un individus ne sont plus membres de la représentation nationale ; elle crée une Commission consulaire provisoire composée de Sieyès, Roger-Ducos, ex-directeurs, et de Bonaparte, général, et charge deux commissions, chacune de vingt-cinq membres, de préparer les changements à apporter à la Constitution de l'an III. Le Conseil des Anciens approuve la résolution, les nouveaux Consuls appelés prêtent serment ; les Commissions intermédiaires sont élues et les Conseils se séparent.

 

Ainsi, le coup d'Etat parlementaire, le coup d'État qu'on avait prétendu entourer de formes quasi légales, le coup d'État dirigé par l'immense majorité des Conseils contre une minorité de soixante et un membres ; ce coup d'État. combiné entre toutes les fortes tètes du Directoire et du Parlement, assuré de tous les bons vouloirs, garanti par la complicité universelle, avait, on peut le dire, misérablement échoué : atermoiements qui seraient incompréhensibles de la part des Anciens. si l'on n'y soupçonnait la pensée de se réserver, la crainte de l'insuccès, la défiance des forces et de l'énergie de Napoléon ; attribution forcée à celui-ci d'un rôle que lui seul doit jouer, et qu'il ne sait, ni ne peut jouer ; panique des conjurés dans les deux salles, ce terrible hors la loi ! qui a tué Robespierre et tant d'autres, sonnant à leurs oreilles ; c'en a été assez pour que, contre une fiction de légalité, se brisât presque la volonté de la Nation qui, sans se soucier le moindrement des formes, acclame Napoléon pour son chef. — Et cela a ainsi tourné parce qu'on a eu confiance aux parlementaires, qu'on a suivi leurs directions, adopté leurs plans et embrassé leurs idées. Au 10 août, au 31 mai, au 9 thermidor, au 13 vendémiaire, au 18 fructidor, toujours et partout, les parlementaires en face du péril ont perdu la tête, ont été incapables d'action el, lorsqu'ils ont été sauvés comme lorsqu'ils ont été proscrits, ils l'ont été par un homme qui n'était point un parlementaire, qui était un révolutionnaire comme Henriot ou un soldat comme Barras, mais ils ne se sont jamais sauvés eux-mêmes, pas plus qu'ils n'ont à eux seuls combiné et exécuté un coup d'État. Il y a une exception : le 30 floréal, mais c'étaient parlementaires contre parlementaires.

Par son à-propos, par son activité, par sa résolution froide au milieu du flux bouillonnant de ses propres paroles, Lucien a tout sauvé — et cela parce que, malgré ses deux années de députation, il est resté un révolutionnaire, un clubiste, ne s'est, pas plus qu'à d'autres jougs, soumis à la discipline parlementaire. Mais si, devant l'imminent danger, la nécessité de vaincre ou de périr, l'abîme ouvert pour lui et pour les siens, il s'est déterminé, a, en une seconde, trouvé et employé le seul moyen de sortir de l'impasse, l'expédient légal qui a justifié l'intervention de la force armée, on peut croire qu'il l'a fait à contre-cœur. Ce n'est plus là son programme : l'intervention des soldats, qu'il a été obligé de provoquer, transforme radicalement, et à son détriment à lui-même, le plan convenu, donne l'influence aux soldats et la retire aux avocats, — ces avocats dont il a suffi de parler à Lefebvre pour qu'il vit rouge, dont l'évocation seule a précipité les grenadiers, la baïonnette en avant, dans la salle de l'Orangerie. Dans sa combinaison, Lucien agréait sans doute un homme de main, un général, son frère, puisque l'opinion l'imposait : mais, à la condition que l'élément civil primât, absorbât le militaire ; que, dans le gouvernement, le soldat se trouvât lié par les mille formules légales qui peu à. peu brisent sa volonté, détruisent son autorité et anéantissent son prestige. Que Lucien eût ou non adopté sincèrement ce que lui avait laissé voir, de ses théories d'ailleurs fort séduisantes, Sieyès, le grand maître en constitutions, ce qu'il voulait, c'était le pouvoir pour lui-même,

à brève échéance. Il comprenait bien la nécessité que Sieyès et Roger-Ducos, ex-directeurs, lissent le pont en quelque sorte entre la constitution détruite et celle à faire, mais il entendait que, ensuite, une des places fût pour lui, et certes il la rêvait prépondérante. L'entrée en jeu de l'élément militaire dans de telles conditions renversait toutes les proportions, infériorisait tout civil, le rejetait personnellement au dernier plan, — bien en arrière de son frère qui ne l'admettrait jamais pour son égal et ne partagerait certes point avec lui le pouvoir suprême.

Si le programme avait été régulièrement exécuté, c'est-à-dire si les Anciens avaient envoyé à temps leurs propositions et que les Cinq-Cents les eussent votées, le rêve de Lucien se réalisait en entier : la constitution de Sieyès entrait tout entière en exercice ; par suite, le pouvoir exécutif, où l'élément militaire se trouvait en minorité et n'avait plus qu'un rôle secondaire, était subordonné au pouvoir législatif. Le Sénat ayant, en même temps que le droit d'élire les Consuls, celui de les absorber, — c'est-à-dire de les destituer sans phrases, sans motifs, sans raison, sur une simple inquiétude ; — se recrutant lui-même, avant à la fois pour attributions de sanctionner les lois et d'élire les députés et les hauts fonctionnaires. eût de fait réuni tous les pouvoirs, anéanti toute initiative de la part de l'exécutif, brisé le seul ressort par lequel il peut tenter et réaliser de grandes choses, introduit dans l'administration la lutte permanente entre des fonctionnaires d'origines différentes ; le système de Sieyès en vigueur, c'était Napoléon avortant avec les réformes qu'il apportait et le grand mouvement national qu'il incarnait, ou c'était Napoléon obligé de recourir à un nouveau coup d'État, purement militaire celui-là, qui eût écarté, non pas seulement les parleurs inutiles, mais les penseurs, les administrateurs, les grands fonctionnaires qui allaient accomplir l'œuvre de réparation et, dans la France pacifiée, élever, sous une direction féconde, parce qu'elle est unique, l'édifice de ses institutions modernes.

Pour la nation, ce fut donc un bonheur si le coup d'État dévia comme il fit : car, grâce à cette déviation, si, le soir du 19 brumaire, pour les parlementaires qui aiment le compliqué, il y a un gouvernement composé de trois pouvoirs, — un exécutif, les trois Consuls ; un délibératif, la commission des Cinq-Cents ; un approbatif, la commission des Anciens, — pour le peuple, qui est simpliste et qui incarne toujours en un homme ses espérances, ses rêves et ses passions, il y a Napoléon Bonaparte. Cela est si vrai que, aux veux de tous, même de la plupart des historiens, c'est à cette date que commencent son règne, sa puissance incontestée, sa prépotence presque sans limite, — alors que, en réalité, il y eut un mois et demi de tâtonnements, un espace de quarante-cinq jours, durant lequel les idées constitutionnelles de Sieyès, d'abord prépondérantes, se dispersent, se diluent, se volatilisent heure par heure, sous la pression chaque jour plus forte de la nation, lasse des ambiguïtés parlementaires et réclamant pour le Général-Consul un pouvoir plus indépendant, plus concentré, plus responsable, plus dictatorial.