NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME I. — 1769-1802

 

IV. — LE DÉPART POUR L'ÉGYPTE.

 

 

BRUMAIRE AN VI. — VENDÉMIAIRE AN VII (Octobre 1797. — Septembre 1798.)

Retour d'Italie. — Séjour à Paris. — Angleterre ou Egypte ? — Joséphine à Paris. — Joseph et son ambassade de Rome. — Conséquences de l'occupation de Rome. — Départ pour l'Egypte. — Comment les Bonaparte sont établis. — Louis et Emilie. — L'élection de Lucien. — Mme Bonaparte, Fesch et Elisa. — Paulette. — Joséphine.

 

Ainsi, il revenait. Deux ans ont passé depuis -Vendémiaire et la mitraillade de Saint- Roch ; moins, depuis le jour où, au milieu des lazzis et des risées des petits journaux, le général corse, époux de Mme de Beauharnais, est parti pour prendre à Nice le commandement d'une troupe en guenilles ; et, à présent, sa gloire est égalée à celle des plus fameux capitaines, son nom est dans toutes les bouches ; son image, copiée, décalquée, contrefaite sur les portraits qu'on a peints à Milan, est plus répandue que celle d'aucun homme et l'on se tue pour la regarder aux vitrines. Ce n'est pas la France seule, c'est l'Europe entière qui se renvoie ce nom étrange et nouveau, qui cherche d'où vient ce jeune homme, qui l'a élevé, où il a puisé son génie, quels ont été ses instituteurs et ses maîtres. L'Angleterre menacée d'une conquête prochaine, enregistre avidement les détails vrais ou supposés sur ses premières années. En France, ce qui sert de gouvernement s'inquiète : dans la société de Paris, l'opinion est ce qu'elle doit naturellement être : lassitude de la Révolution, admiration sans bornes pour le grand homme du siècle, indifférence pour les affaires publiques, bavardages contre-révolutionnaires sans but et sans objet. Pour le peuple, ces noms qui sonnent en victoires, qui s'imposent à la mémoire, à l'imagination et aux yeux ; ces noms qui éveillent dans les cerveaux latins la confuse mémoire des gloires et des désastres passés ; ces noms qui, en chaque esprit, laissent une trace de poésie et d'orgueil par l'attrait qui de tout temps a entraîné notre nation vers l'Italie ; — puis, l'éclosion brusque de républiques sœurs de la Française et, désormais, quelque chose sur quoi s'appuyer, des peuples dans le monde qui ne soient point ennemis, des alliés nécessaires auxquels on peut se confier ; — puis, Paris, capitale du inonde, où de toutes les villes d'Italie arrivent les raretés, les tableaux et les statues, trophées d'art que la foule s'empresse à regarder sans comprendre, mais qui lui font tangible la conquête, apportant à la vanité du Parisien qui se croit connaisseur, la suprême flatterie ; — tout, jusqu'à l'air de mystère qui entoure ce nouveau venu, ce général dont on sait la poigne et dont on a subi les premiers coups, fait les Parisiens fiers de lui parce qu'il les a battus, plus que s'il était de leur ville.

En France, dans ces profondeurs de la multitude, pareilles aux profondeurs de l'Océan, à la mystérieuse région des eaux bleues que jamais ne troublent les agitations de l'atmosphère ; en ces profondeurs où l'homme, uniquement absorbé par la nécessité de ses besoins physiques, n'a de loisir ni pour se recueillir, ni pour penser ; où, d'ordinaire, ne pénètre qu'après des siècles, la notion confuse et défigurée des événements accomplis ; là, si loin de la surface que les politiques ignorent qu'il y ait quelque chose et que les parlementaires le nient, un tourbillon se forme, s'agite, s'agrège, tourne, roule dans un mouvement qui, d'heure en heure, s'accélère et se précise. De village en village, de ferme en ferme, de chaumière en chaumière, on échange des mots dans des langues bestiales et primitives, on se répète un nom, on s'embrasse comme si venait d'arriver le messager de la bonne nouvelle : L'Homme du Peuple est né, l'homme en qui le Peuple s'incarne et qui sera le chair de sa chair et l'esprit de son esprit... Et le tourbillon s'étend, s'élargit, se fait de plus en plus vif en sa rotation passionnée, jusqu'au jour où il trouvera son issue, s'échappera, prendra sa route et, venant de tout en bas et des profondeurs, traversera en les entraînant les couches superposées et déterminera un de ces invincibles courants que nulle puissance humaine ne barre, qui semblent la mise en action d'une force de la nature, qui feraient croire à une providence mystérieuse et qui, le jour qu'il faut, à l'heure assignée, sans secousse, sans combat, sans lutte, par l'irrésistible poussée des millions de gouttes qui font un océan, des millions d'hommes qui font un peuple, portent le héros aux sommets où la nation attend un dieu.

Mais, si ce sont là des mouvements que rien n'arrête, rien ne les précipite ; ils échappent aux menées ordinaires des politiciens ; à les vouloir presser, ils avortent ; à les vouloir diriger, ils dévient. Un rien suffit pour que le tourbillon se disperse, ou que, sans cause apparente, il se calme. Des lois supérieures et inconnues lui commandent et il obéit. Il faut l'attendre, et il est, à ses débuts surtout, à ce point sensible aux impressions et susceptible d'en être affecté, qu'au moindre soupçon d'un certain genre il s'échappe.

Comment Bonaparte, revenu à Paris, pourra-t-il, sans se déconsidérer, subir le contact de gouvernants sans illustration personnelle et sans honorabilité collective ? Comment résistera-t-il aux tentatives des partis qui essaieront de l'accaparer ? Comment, sans mettre obstacle à la révolution que la nation entière désire, sans hâter des événements qui, pour porter leurs conséquences, doivent en quelque sorte se produire d'eux-mêmes, se maintiendra-t-il tel qu'il est et doit être : l'homme de la Nation, en présence de toutes les ambitions soulevées pour le rendre soit l'homme de la Réaction, soit l'homme du Gouvernement ? Comment sera-t-il assez en dehors de tout ce qu'on fera pour que des actes des uns ou des autres il ne rejaillisse pas quelque tache sur lui ? Comment ne s'enlisera-t-il pas ou au moins ne se crottera-t-il pas dans cette boue où il lui faudra marcher ? Quelle conduite enfin fera-t-il adopter à ceux qui lui tiennent par le sang ou l'alliance, qui sont réputés refléter sa pensée et peuvent le compromettre sans même qu'il s'en doute ?

Ce sont là les problèmes qui se posent : comment les résout-il ?

Il est parti de Milan le 27 brumaire an VI (17 novembre 1797) ; il a passé à Turin, a traversé rapidement la Savoie et la Suisse, s'est arrêté six jours à Rastadt, est reparti droit sur Paris, où il est arrivé le 15 frimaire (8 décembre) à cinq heures du soir. De sa famille, il n'a près de lui que Jérôme, venu directement de Milan avec certains des aides de camp, pour lequel, dès les premiers jours, une place est retenue (27 frimaire-17 décembre) au collège de Juilly récemment ouvert et qui y est tout de suite installé : Je n'ai pas même vu Napolione avant de partir, écrit Jérôme, car je suis persuadé qu'il m'aurait permis d'attendre l'arrivée de sa femme, car elle est arrivée quatre ou cinq jours après.

Ce n'est pas tout à fait exact : Joséphine n'arrive à Paris que le 13 nivôse (2 janvier 1798). Elle a fait sur la route l'école buissonnière : loin de se presser, comme elle le répétait en lettres, de retrouver sa fille et d'échapper à l'ennuyeuse Italie, elle a employé deux mois et demi au voyage, et après avoir formé le projet de visiter Rome, elle a pris son chemin par Turin où le ministre de France qui l'a priée à dîner a remarqué les soins qu'elle donnait à une certaine cassette ; elle a traversé le Mont-Cenis par un temps affreux, s'est arrêtée quelques jours à Lyon où elle a accepté des bals en son honneur, en d'autres villes encore, si bien que l'on perd courage à l'attendre. De jour en jour, Talleyrand, ministre des Relations extérieures, remet la fête qu'il prétend offrir à Bonaparte et à laquelle celui-ci veut que sa femme assiste, et la pauvre Hortense qui croyait sa mère revenue en même temps que son beau-père, rentre tristement à la pension.

Napoléon durant ce mois se montre à peine : il a fait aux Directeurs et aux ministres les visites d'obligation, a paru quelques instants aux Français à une représentation d'Horatius Coclès, mais il refuse obstinément toute occasion de recevoir les applaudissements du public, se tient chez lui, ne se mêle à rien et, sans affectation, mais délibérément, reste en dehors du monde officiel.

Le lendemain de l'arrivée de Joséphine, il faut bien qu'il sorte de sa retraite pour se rendre à la fête de Talleyrand ; il l'a promis : l'hôtel Galiffet est paré depuis quinze jours ; depuis quinze jours les quatre cent cinquante aunes de fleurs artificielles se balancent aux fenêtres et c'est la quatrième fois qu'on remet en place. pour orner les salons, les neuf cent trente pieds d'arbres et d'arbustes. A dix heures et demie, il parait : il est en costume civil ; Mme Bonaparte porte une tunique grecque et est coiffée en camées. Aussitôt, la foule se presse autour de lui : une jeune fille s'approche presque à le toucher, et crie à sa mère : Maman, c'est un homme ! Ochs, l'envoyé suisse, voit une clame qui semble témoigner moins d'empressement, vient à elle, lui dit avec de grands zestes : Madame, le voilà ! c'est lui ! C'est à Joséphine qu'il parle. Un peu gène de cet enthousiasme, le Général, pour se donner une contenance, prend le bras d'Arnault et se promène dans les salons ; mais il a beau, en paraissant absorbé dans la conversation, chercher à éviter les fâcheux et à esquiver les présentations, Mme de Staël, interpellant Arnault, exige qu'il la nomme et, tout do suite, fait subir à Napoléon cet interrogatoire célèbre où lui et elle semblent échanger les premières balles d'un duel qui va durer vingt ans. Là encore, n'est-ce pas un parti pris par Napoléon, de proclamer, en face de la femme qui incarne le mieux à coup sûr la passion du bruit, de la réclame et de la renommée, la nécessité de l'amour domestique, qui, comme de juste, entraîne la haine de la foule et le goût de la retraite.

Les heures, les rares heures qu'il ne consacre pas au travail, à un travail obstiné sur les cartes immenses étendues à terre dans son cabinet, où, tout le jour, il se traîne le compas et le crayon en main, tantôt conquérant l'Angleterre et tantôt l'Egypte, il les passe en compagnie de sa femme. Dans le monde, si, par hasard, il est réellement obligé d'y venir, il la quitte le moins qu'il peut : Il parait qu'il est fort occupé d'elle, écrit-on ; on dit même qu'il en est très amoureux et, excessivement jaloux. Il laisse dire : bien mieux il proclame qu'il aime sa femme, et c'est une stupeur dans le monde du Directoire : cela parait presque inconvenant ; et si on le lui passe, c'est qu'il ne fait rien comme les autres. Cela permet qu'il reste chez lui et lui épargne des importuns.

Ce n'est pourtant pas qu'il se refuse à toute société et qu'il ferme entièrement sa porte ; il l'entr'ouvre aux artistes que lui amène Arnault : Legouvé, Lemercier, Ducis, Méhul, David, Bouilly, Bernardin de Saint-Pierre ; ceux-là, il les reçoit à sa table, les mène au théâtre, leur fait les honneurs ; au besoin, met, ou fait mettre vingt-cinq louis sur le coin de leur cheminée. C'est le temps où l'Institut l'agrée parmi ses membres ; où, très fier et très heureux de cet honneur, le seul qu'il semble envier, il affecte de se parer du costume à palmes vertes et de se confondre dans les rangs de ses nouveaux collègues à la cérémonie du 21 janvier.

Et pourtant, quoi qu'il fasse pour se retirer, il sent combien un séjour à Paris serait dangereux pour son prestige, combien s'y use vile la gloire, déjà vieille au bout de deux mois, si rapidement devenue rabâchage à moins qu'elle ne soit matière à plaisanteries ; il sent que le seul moyen d'échapper aux indiscrétions et à ]a guerre à coups d'épingles que font les pamphlétaires à quiconque s'élève, c'est de s'éloigner et d'occuper tellement la renommée par ses actes qu'il n'y ait plus, dans les journaux, place pour les calomnies.

Ira-t-il en Angleterre ? Sans désemparer, il étudie les voies et moyens pour opérer à bref délai la descente. Le travail dans son cabinet, les entrevues avec les ministres, les conversations avec les hommes à spécialités lui fournissent des données ; mais, sur place, il faut vérifier si les faits correspondent aux notions recueillies, si les ordres qu'on dit expédiés s'exécutent, et, en se lançant dans une telle entreprise, quelles chances on a pour soi. Il part, et, de Dunkerque au Havre, il reconnaît les ressources de chacun des ports. Au retour, il est convaincu : rien à faire avec ces éléments médiocres, dispersés, insuffisants. Aussitôt, comme il fait sur le champ de bataille, il se retourne et change son plan. Attaquer l'Angleterre au cœur, jeter bas par une subite irruption l'oligarchie britannique, apporter les idées de la Révolution et la Révolution même à ce peuple qui se croit libre parce que ses maîtres le lui disent, c'est tentant à coup sûr ; mais ne l'est-ce pas de tarir la source des subsides qui soudoient les coalitions en Europe et les conspirations en France, de rendre à la nation l'empire colonial qu'elle a perdu, de détacher de l'Angleterre les organes auxquels elle doit sa puissance et sa richesse et, au blocus de nos côtes, de répondre par l'anéantissement de son commerce ? L'expédition d'Egypte est décidée dans son esprit, présentée aux Directeurs, acceptée par eux et, désormais, avec cette faculté maîtresse qui lui permet d'envisager, dans le projet même le plus aventuré, chacun des infinis détails qui doivent en assurer la réussite, de concentrer toute sa puissance cérébrale pour transporter un rêve dans le réel, en établissant d'une façon scientifique toutes les formules qui le ramènent au fait ; il n'y a plus pour lui qu'une pensée et qu'un objet et la préparation de cette immense entreprise, la seule de son espèce qu'on ait tentée depuis les Croisades, l'occupe tout entier pendant les deux mois et demi qu'il demeure encore à Paris.

Ainsi, sur lui, par lui-même, il n'a donné nulle prise : rien qu'on puisse lui reprocher ; nulle parole, nul acte qu'on puisse lui opposer dans l'avenir, dont il ait plus tard à porter les responsabilités ; aucune marque d'ambition civile ; aucune velléité d'agir sur le gouvernement ou de le conduire ; aucune liaison, aucune rencontre avec les gens d'opposition, aucun rapprochement de leurs doctrines : de la littérature, de l'art, du militaire, voilà tout ce qu'il montre d'idées et, de sentiments, ceux d'un mari modèle. Si cette conduite est l'exécution d'un plan tracé d'avance, il est impossible d'en trouver une plus habile et mieux appropriée.

 Il s'en faut que l'attitude de ceux qui passent pour lui être le plus chers et pour refléter le plus directement sa pensée soit calculée avec autant d'adresse, soit aussi nette, prête aussi peu aux commentaires désobligeants ; et c'est un bonheur de plus qu'il puisse bientôt s'en dégager et laisser à chacun la responsabilité de ses actes.

 

A son retour d'Italie, Joséphine s'est établie dans le petit hôtel de la rue Chantereine, — devenue, le 15 frimaire, la rue de la Victoire — où, bien qu'elle ne l'eût alors qu'en location, elle a, par correspondance, ordonné de si grands travaux que les mémoires à payer passent cent vingt nulle francs — et ce n'est point trop pour le salon à la frise peinte par les élèves de David, aux stylobates en plâtre bronzé moulés sur les bas-reliefs originaux de Moitte, pour le boudoir en rotonde construit et aménagé tout exprès, pour le mobilier renouvelé à la grecque sur des dessins originaux de Percier, pour cette chambre, d'un goût si peu sûr, préparée à Napoléon avec le lit en tente et des tambours comme sièges : Napoléon a acheté l'hôtel le 11 germinal (31 mars 1798) moyennant 52.400 francs de principal et Joséphine y entasse les raretés qu'elle a rapportées d'Italie — car tout ne tenait point dans sa cassette — et les belles choses que les fournisseurs déposent à ses pieds en hommage, et les camées, et les statues, et les tableaux qu'elle s'est fait offrir par des villes reconnaissantes, et les antiquités d'Herculanum dont lui a fait présent le roi des Deux-Siciles, les commencements de cet immense magasin de bric-à-brac qui plus tard emplira son château tout entier. Déjà, l'on est disposé à en jaser ; on sait que pour se la rendre favorable, il est mieux de n'arriver point les mains vides, et les plus empressés à porter des curiosités ne sont point ceux qui compromettraient le moins : mais, pour ceux-là, tant que le général est présent, rien à craindre : il a une façon de les regarder, et, pour répondre à la présentation de Joséphine, il prend un ton qui déconcerte les plus assurés et, aux financiers, aux fournisseurs, aux usuriers, signifie que cet homme-ci les méprise, eux, les hommes d'argent, de ce mépris sans limite, sans remède, sans recours, qui est à la fois de sa race, de son métier, et de son âme. Mais, lui sorti, ils rentrent, ils se faufilent en visites du matin ; ils rencontrent des femmes qui leur sont familières, les amies de la maîtresse de la maison, toutes celles qui faisaient l'ornement des salons du Directoire, Mme Tallien, Mme de Chateaurenaud, Mme de Cambis, M. de Crény, peu de scrupules, et de grands besoins. Que Napoléon s'absente quelques jours pour la tournée des cotes, Joséphine renoue avec Barras, et il y a bien des complicités latentes dans ce billet griffonné, au brusque retour du mari, pour le secrétaire dit Directeur : Bonaparte est arrivé cette nuit. Je vous prie, mon cher Botot, de témoigner mes regrets à Barras de ne pouvoir pas aller diner chez lui. Dites-lui de ne pas m'oublier. Vous connaissez mieux que personne ma position. Adieu, amitié sincère.

LA PAGERIE-BONAPARTE.

Ce ne sont là peut-être que des inconséquences, mais, en d'autres temps, couvertes par une gloire moins brillante et moins neuve, qu'en dirait-on ? Et que dirait-on si l'on savait que, l'hôtel acheté, elle cherche partout une terre à acquérir, qu'elle est prèle à la payer de trois à quatre cent mille francs, et à s'y établir avec un train convenable, chevaux, voitures, domestiques et table ouverte. Sans doute, de l'Armée du Nord, de l'Armée du Rhin, comme de l'Armée d'Italie il n'est pas un général qui ne revienne avec fortune faite : mais Napoléon, justement, a affiché la prétention de n'avoir pas fait comme les autres, de ne s'être point enrichi. A Sainte-Hélène, appuyant sur les chiffres et les précisant, il a dit qu'à son retour de la campagne d'Italie, il n'avait pas trois cent mille francs en propre. Or, en voici déjà, deux cent mille pour l'hôtel ; il en a cent à son nom au Mont-de-Piété. Ce sont les trois cents ; et, à son compte, pour la vie courante, il n'aurait que son traitement : les sept mille francs par mois qu'il a touchés tant qu'il a été président de la légation française à Rastadt, les quarante mille francs par an qui constituent sa solde de général en chef. Sur quoi pense-t-il alors payer une terre comme Ris ou Malmaison, sur quoi entretient-il Joséphine, établit-il toute sa famille ? Il est très vraisemblable que, dans ses souvenirs, il s'est trompé d'un zéro : et pourtant, au moment du départ pour l'Egypte, il était, dit-on, assez gêné d'argent pour accepter, de Talleyrand, un prêt de cent mille francs. Était-ce un moyen qu'il employait pour dissimuler, ce qui ne serait guère dans son caractère, la fortune qu'il avait acquise ? Faut-il penser que l'ayant tout employée, toute mise aux mains de Joseph, il ne voulait ni ne pouvait réclamer les sommes dont il avait besoin ? Peu importe : il avait sans doute plutôt trois millions que trois cent mille francs, mais nul ne s'en inquiétait, ni ne cherchait à s'en enquérir ; il n'était personne qui ne fût à Paris assuré de son désintéressement personnel, qui ne fût convaincu de sentiments tout différents chez Joséphine, alors que la fortune qu'il possédait était en valeurs actives et que celle de Joséphine au contraire ne produisait rien : mais ces valeurs mortes, elle les exhibait, les montrait, les portait, les faisait envier : c'était assez pour qu'on se demandât d'où elle les tenait et comment elle se les était procurées. D'elle, par suite de cette imprudence dont les femmes ne se corrigent point, le soupçon pouvait remonter à lui-même, l'effleurer, ce qui était assez pour que le sentiment national, en quête d'honnêtetés sans défaillances, s'écartât de lui.

 

Bien que la politique pût s'en mêler, dans le cas de Joséphine, il n'y a pondant encore rien de politique : avec Joseph, c'est différent. Joseph, revêtu de ce double caractère : ambassadeur chargé de révolutionner les États du souverain près duquel il est accrédité, est arrivé à Rome le 14 fructidor an V (31 août 1791), en compagnie de sa femme et de sa sœur Caroline. Il est descendu près de la place d'Espagne, dans une auberge que vient d'ouvrir le sieur Pio ; et, delà, ne trouvant point, parait-il, de logement à son gré au Corso ni dans le voisinage, dans les quartiers où les ambassadeurs résidaient d'ordinaire, il est allé, le 20 septembre, s'installer sur l'autre rive du Tibre, non pas même au palais Salviati, où d'abord il avait pensé le faire, mais plus bas encore dans le Transtevere, en plein faubourg, au palazzo Corsini-alla-Longhara. En cette crise que subissent à ce moment l'Etat pontifical et la noblesse romaine, n'y a-t-il réellement aucun autre palais vacant — ou Joseph y a-t-il été attiré par quelque particulier agrément des lieux ? Sans doute, les jardins sont jolis, les appartements du premier et du second étage sont de grande allure, mais il en est cinq cents de plus beaux dans Rome. Se loger là, c'est, à Paris, se loger av faubourg Saint-Jacques. Aussi, chacun s'étonne de ça choix, du quartier éloigné, malsain, peu commode, uniquement habité par la populace, où les réceptions feront événement, où, chaque dimanche, il y a des rixes et des coups de couteau. Mais n'est-ce pas sans dessein que s'établit là l'ambassade de la République ? Joseph, partant sans examen de ce mot de Faubourg, s'est-il imaginé que le peuple est disposé dans les faubourgs, à Rome comme il l'est à Paris, aux mouvements révolutionnaires et prêt à subir l'impulsion d'émeutiers étrangers, ou bien a-t-il pris quelque notion des Transtévérins ; sait-il que, si ardents qu'ils soient en leurs querelles particulières, ils le sont bien plus en leur dévotion à la Madone et en leur dévouement pour le Pape ? Pense-t-il alors que certaines démonstrations qu'il fera lui-même ou qu'il encouragera, amèneront contre son palais quelque insulte qui motivera l'intervention de l'armée d'Italie et, conformément aux instructions du Directoire, l'occupation de Rome ? Nulle autre explication n'est possible, à moins qu'on n'attribue ce choix étrange à une entière ignorance des lieux, des mœurs, des nécessités de la vie et des habitudes sociales.

Au début, tout se passe non seulement avec une entière correction de la part du Gouvernement pontifical, mais une courtoisie qui, si elle est inspirée par la peur, revêt au moins, à l'égard de l'ambassadeur, des formes de haute politesse, de distinction personnelle, capables de flatter son amour-propre. Admis à l'audience privée du Pape et reconnu par lui en son caractère le surlendemain de son arrivée (16 fructidor-2 septembre), bien qu'il n'ait point encore reçu de Paris ses lettres de créance, Joseph voit ses écuries montées à l'envie par Sa Sainteté qui lui envoie six beaux chevaux, par le secrétaire d'Etat qui lui en offre cieux et par le prince Chigi qui lui en présente quatre. Le 28 septembre (7 vendémiaire VI), il est admis à l'audience solennelle et s'y rend en train complet, les domestiques en livrée nationale, avec de grands panaches tricolores à leurs chapeaux. Le soir, au palais Corsini, splendidement illuminé au dehors el au dedans, paré aux deux portails de l'écusson de la République, gardé en signe d'honneur par la garde civique et la cavalerie pontificale, le ricivimento d'usage, la présentation au nouvel ambassadeur du corps diplomatique, du Sacré-Collège, de la prélature et de la noblesse romaine. Les dames sont nominées à Julie Clary par la propre nièce du Pape, Donna Costanza Braschi ; et, avec la bonne grâce que porte Joseph en ses façons, son air d'ouverture, son aspect de joli homme où il est impossible de méconnaître son origine, son nom, son habitude de la langue, les choses semblent devoir prendre un tel tour que, à cette réception même, le secrétaire d'Etat Doria, celui que, pour sa petite taille on appelle le bref du Pape, et qui a une réputation d'esprit, dit en confidence, de façon qu'on le répète : Tutti i Mazzarini non sono morti.

Quelques jours plus tard, Julie et Caroline sont, en audience privée, présentées au Pape par la marquise Massimo et cette audience donnée dans l'appartement voisin de Saint-Pierre se prolonge hors de coutume.

Puis, tout Rome s'empresse à offrir des fêtes au citoyen Bonaparte : d'abord, chez Torlenia, le banquier tout nouvellement paré d'un titre de marquis di Roma Vecchia acheté aux Caëtani, grand dîner en la villa Ferroni hors la porte Saint-Pancrace ; puis accademia di musica chez le duc Lan te, deux bals chez la duchesse Lante ; le 28 décembre (3 nivôse), lorsque arrive Mme Clary, accompagnée de sa fille Désirée, d'un de ses frères et d'un de ses fils, envoi, par le cardinal Doria, d'un grand régal de gibier et de poisson, surtout de fruits et de fleurs de la villa Pamphili. Rien n'est assez délicat pour l'ambassadeur de la République.

Ce n'est pas assez des honneurs officiels et de l'accueil empressé des plus grands seigneurs, les poètes et les gens de lettres s'en mêlent et dédient des livres à Mme Joseph et à Caroline. A celle-ci, alla cittadina donzella Carolina Bonaparte, c'est, par un étrange choix le Aventure di Saifo, poetessa di Mitilene, et l'épître dédicatoire, sommée de l'écusson gravé de l'Ambassade française, est aussi plate que si elle était adressée à une reine, et le buste gravé de Sapho qui sert de frontispice est d'une étonnante ressemblance avec Caroline.

En outre, au palais Corsini, Joseph a sa cour française qui est nombreuse : en dehors de sa famille, des secrétaires, des jeunes artistes de l'Académie, c'est tout un groupe de militaires allant et venant, de l'armée aux nouveaux départements de l'Adriatique ou à Rome même : son jeune cousin Arrighi qu'il a ramené de Corse quelques mois auparavant, le général Duphot qui prétend à la main de Désirée : Eugène de Beauharnais qui arrive de Corfou, l'adjudant général Sherlock : d'autres encore.

De ces officiers, certains— particulièrement Duphot — se mettent en rapports avec les patriotes sortis des prisons pontificales après le traité de Tolentino : des violents tels que le sculpteur Ceracchi, le notaire Agretti, l'avocat Pacifici qui aspirent à proclamer la République et à appeler l'armée française. Il est vraisemblable que Joseph n'est point mêlé directement à ces menées : il vise plus haut et, s'il a des conférences avec quelques ennemis du gouvernement pontifical, c'est avec des nobles, des avocats, des abbés, indiqués probablement par Q.-E. Visconti et qui, s'ils peuvent constituer un gouvernement, sont incapables de faire une émeute ; mais il n'est guère possible qu'il n'ait pas eu au moins connaissance des projets de Duphot, étant donnés les ternies on il était avec lui. Comment admettre, en effet, que, sans nul encouragement, les patriotes romains — c'est-à-dire ce petit groupe révolutionnaire — aient avisé de se présenter le 28 décembre (8 nivôse) au palais Corsini, pour réclamer la protection de la France ? N'est-ce pas Duphot qui la veille, dans un banquet, la leur a promise ? Pourtant, au discours qui lui est adressé par Ceracchi — le même qui plus tard complota d'assassiner Napoléon — Joseph ne répond pas par des encouragements, il ordonne même à Ceracchi et à ses amis de se retirer. Mais, à ce moment, arrivent les patrouilles pontificales qui pénètrent, dit Joseph, sur la juridiction de France. Les patriotes affolés se réfugient dans les cours, les escaliers, les jardins du palais. L'ambassadeur marche aux soldats, leur enjoint de sortir de ses limites et, pour appuyer cette injonction, pour contenir en même temps, dit-il, les émeutiers qui s'avancent contre les troupes à mesure que celles-ci s'éloignent, il met le sabre à la main, ainsi que Duphot, Sherlock et deux autres officiers qui l'accompagnent — en sorte que les miliciens peuvent méconnaître le caractère pacifique de ces cinq personnages qui, le sabre nu, marchent à. la tête de la bande des patriotes. Les miliciens pourtant tirent en l'air et font retraite ; Duphot, toujours le sabre au clair, toujours en tête des émeutiers décorés de cocardes tricolores et armés de pistolets et de stylets, les poursuit et se jette en avant par la via della Longhara, jusqu'à porta Settimiana où il se heurte à un poste. Les soldats en sortent ; il se précipite au milieu d'eux ; ils font feu et Duphot tombe percé d'une balle. Tels sont les faits : Joseph lui-même les avoue : Duphot, dit-il, était l'ami des deux partis ; il était pacificateur et il a été considéré comme leur ennemi ; il était leur prisonnier ; trompé par le courage, il est entraîné jusqu'à une porte de la ville appelée Settimiana.

Duphot mort, Joseph rentre, par les jardins, au palais qu'il trouve encombré des fuyards qui y ont cherché un asile ; on y transporte le cadavre ; on se met en défense ; et l'Ambassadeur expédie au Secrétaire d'Etat un domestique pour lui annoncer sa résolution de quitter Rome. Il ne reçoit pas une réponse immédiate, envoie un second, un troisième messager pour réclamer ses passeports et, les ayant reçus à deux heures du matin, à six, il part avec sa famille, ses secrétaires et sa suite. De Florence où il est le 30 (10 nivôse), il expédie l'adjudant général Sherlock en courrier à Mantoue, près de Berthier qui commande en chef. Peut-être de sa personne va-t-il conférer avec lui. Puis, pendant que Berthier assemble ses divisions pour marcher sur Rome, il prend sa route, par Milan, sur Paris, où il est le 3 pluviôse (22 janvier). Le 27 pluviôse (15 février), la République romaine est proclamée et Berthier, du haut du Capitole, salue les mènes des Caton, des- Pompée, des Brutus, des Hortensius, tandis que les soldats entonnent sur l'air du Chant du Départ, le Chant triomphal de l'armée d'Italie.

Rome, la Liberté t'appelle,

Romps tes fers, ose t'affranchir

Un Romain doit vivre pour elle,

Pour elle un Romain doit mourir...

Napoléon avait-il prévu que telle serait la première ambassade de son frère ; avait-il donné à Joseph des instructions particulières pour provoquer un conflit, on peut être assuré que non. En traitant à Tolentino coutre les ordres du Directoire, il avait prouvé que sa volonté formelle était de ménager la Papauté ; par ses lettres personnelles à Pie VI, il avait montré qu'il n'était pas assez ignorant de l'humanité pour croire qu'elle pût être gouvernée sans le ressort de la religion ; par les rapports qu'il avait entretenus avec les archevêques et les évêques d'Italie, notamment avec ceux de Milan et de Pavie, il avait marqué l'importance qu'il attachait à cette force morale, la plus active sur les esprits ; par le mariage religieux de ses sœurs, il avait témoigné que, loin d'être hostile à l'Église catholique, il y adhérait lui-même ; enfin, et dès ce moment, il estimait que la puissance spirituelle du pape, contenue dans de justes bornes et mise sous la main de la France, était encore, pour bien des siècles, le frein le plus utile pour arrêter les appétits, l'instrument le plus salutaire de pacification, l'arme la mieux trempée pour assurer la domination sur les Etats catholiques. S'il se plaçait au point de vue de ses ambitions et de ses desseins futurs, ne devait-il pas être certain que celui-là qui serait ou paraîtrait seulement le protecteur de la Papauté et par suite de la religion, rallierait infailliblement autour de lui les millions de catholiques français qu'une faction opprimait et qui aspiraient à la délivrance de leurs consciences ?

A aucun degré, d'aucune façon il n'avait eu part à un incident auquel, au début, Joseph lui-même n'était probablement mêlé que par les promesses que Duphot avait dû faire en son nom. En présence de l'émeute soulevée et de la répression qui pouvait ne point s'arrêter aux patriotes ; en face de ces faubouriens du Transtevere que les soldats pontificaux ne parvenaient point à contenir et qui se lançaient à l'assaut du palais Corsini ; au milieu de ces femmes gémissantes, pleurant sur le cadavre de Duphot, Joseph n'avait eu d'autre pensée que de soustraire le plus promptement sa famille et sa personne à des périls qui n'étaient sans doute pas imaginaires. Puis, la mort de Duphot fournissant au Directoire l'occasion qu'il cherchait de rompre avec le Pape et d'envahir ses États, Joseph dressa à cet effet sou apologie, essaya de donner le change sur des faits qui parlaient d'eux-mêmes et d'intervertir des rôles où les Français n'avaient point brillé. Il s'assura ainsi — quelque opinion que dût garder la postérité de ses talents diplomatiques les encouragements du Directoire et les compliments des ministres : Le Directoire, lui écrivit Talleyrand, me charge de vous exprimer de la manière la plus forte et la plus sensible sa vive satisfaction sur toute votre conduite.

Napoléon ne pouvait témoigner publiquement des opinions différentes. Le fait était accompli ; son frère y était en principal ; il devait couvrir Joseph, même s'il le désapprouvait, et tirer de l'incident les conséquences avantageuses qu'il pouvait comporter. C'est donc lui qui rédige les instructions pour la marche que doit suivre Berthier avec ses troupes, qui proclame aux soldats que les meurtriers du brave général Duphot ne resteront pas impunis mais, en même temps, au contraire de Joseph, il s'abstient de toute violence, de toute insulte, de toute déclamation contre la Papauté et, contraint d'exécuter une besogne qui, dans le fonds, lui déplaît, au moins veut-il qu'on fasse les choses le plus proprement possible : Réprimez toute espèce d'excès, dit-il à Berthier, et ne souffrez pas que quelques polissons de Français ou d'italiens se constituent patriotes par excellence et cherchent à vous en imposer : il ne faut pas les menacer, mais les fourrer tout bonnement en prison. Le bon côté de l'affaire, c'est que l'occupation des États de l'Église fournit à l'expédition d'Égypte une base d'opérations nouvelle et plus rapprochée : c'est de Civita-Vecchia que partira l'escadre qui, dans les eaux de Malte, l'alliera la flotte partie de Toulon. Quant au reste, on l'arrangera plus tard, au retour, si l'on revient ; l'important c'est que, au lieu d'en demeurer écrasé, Joseph en sort comblé d'éloges et qu'il en reçoit même sinon une réputation, au moins une façon de notoriété. Mais, pour avoir échappé à ce danger d'être rendu responsable des fautes que Joseph a commises, Napoléon peut-il espérer que, s'il reste en -France, il demeurera constamment indemne des sottises auxquelles le gouvernement peut l'associer. Il a beau bitter avec une activité fiévreuse les derniers préparatifs, voici que l'arrête la menace du renouvellement de la guerre avec l'Autriche, le nouvel épisode auquel vient de donner lieu la diplomatie révolutionnaire, l'émeute de Vienne, provoquée par Bernadotte et toute semblable à cette affaire Bassville qui a déterminé la première rupture avec Rome. Dès la difficulté aplanie et en apparence réglée, Napoléon ne doit-il pas en hale quitter cette France où les détenteurs du pouvoir, incapables d'administrer la nation, de faire respecter les lois, de rétablir le crédit, de maintenir la sécurité, livrés aux partis extrêmes et prêts à retomber dans l'abjection du sans-culottisme, montrent au dehors l'insupportable arrogance des parvenus, prétendent imposer à toutes les cours leurs détestables façons, se tiennent les maîtres en toutes les capitales et, groupant partout autour d'eux les hommes de désordre et d'anarchie, proclamant la sainteté de l'émeute et la légitimité de l'insurrection, font du drapeau national l'épouvantail des peuples encore plus que des rois.

 

Il part donc, mais, avant de partir, il a établi chacun des membres de sa famille de façon qu'aucun désormais n'ait rien à redouter de la mauvaise fortune, et que, si même il ne revient pas, leur situation à tous soit de nature à contenter tous les désirs que jadis ils auraient pu former.

Joseph, à son retour à Paris, où il a touché de ses appointements arriérés une assez belle somme, sans parler de dépenses extraordinaires (allant en une fois à 50.000 francs) soldées par la caisse de l'Armée d'Italie, s'est installé provisoirement, avec sa femme et sa belle-sœur Désirée, dans un hôtel meublé de la rue des Saints-Pères où il vit d'une façon très modeste. D a pris sa place au conseil des Cinq-Cents comme député du Liamone, et il peut de là surveiller utilement les événements. Dépositaire de tous les fonds de Napoléon, chargé par lui de les administrer et de les distribuer selon les besoins, il est, de ce fait, le maitre et le régulateur, a repris en entier les pouvoirs de chef de famille que les victoires, la gloire et la fortune de son cadet, avaient, un temps, paru lui enlever.

Caroline, qui est revenue de Rome avec Joseph et qui ne trouve plus à Paris de poète pour la comparer à Sapho de Mitylène, a, dès son arrivée, été placée comme pensionnaire dans l'institution de Mme Campan ; elle y a retrouvé Hortense de Beauharnais, la perle de la maison, qui excelle en tous les médiocres arts qu'on enseigne en de tels endroits, l'élève parfaite que l'on montre aux parents, que l'on vante aux étrangers, qui attire le monde, récolte les bravos et mérite les couronnes. Si Caroline, qui arrive là ne sachant rien, n'ayant nul talent, lisant à peine et écrivant en gros, n'apprend pas au moins à détester :l'une de ces haines qui durent la vie la belle fille de son frère, ce ne sera la faute ni de l'institutrice, ni de ses nombreuses nièces, ni de l'institution même.

Louis part en Egypte avec Napoléon, mais il a éprouvé encore durant son séjour à Paris toute sorte de malheurs, réels ou imaginaires, qui ont achevé de noircir son esprit. Envoyé d'Italie par Napoléon pour porter au Directoire la nouvelle de la paix, il a eu, en Savoie, à la descente de la montagne de Saint-André, nu accident de voiture où il s'est démis le genou. Arrivé tant bien que mal à Paris, au lieu de s'y distraire et de s'y reprendre, il aggrave son état. Sombre, mécontent, malade, fatigué de la guerre, dégoûté du monde, il se plaint avec amertume des exigences de son frère, de la rudesse du service et de l'aridité des mathématiques. Il est tout à la littérature, fréquente des gens de lettres, même des plus médiocres, lit beaucoup, se procure une écriture miraculeuse, d'autant plus étonnante que, l'année d'avant, elle est difficile à lire et que, deux ans plus tard, elle est illisible, adopte une signature si bien ornée de traits en tous genres qu'on la dirait d'un maitre en calligraphie. Pourtant, à partir de feutrée de Caroline chez Mme Campan, l'art des paraphes cesse d'être son occupation principale.

En allant, à Saint-Germain, faire visite à sa sœur, il a rencontré une de ses compagnes dont il s'est épris : c'est une nièce de Joséphine, nièce pauvre, qu'on traite un peu en Cendrillon, et dont le Général paie la pension. Son père, le marquis de Beauharnais, l'ancien Constituant d'extrême droite, le féal Beauharnais, a, comme de juste, émigré et ne donne point de ses nouvelles. Sa mère, née aussi Beauharnais, jetée en prison au fort de la Terreur, a peut-être été cause de l'arrestation de Joséphine qui, en intervenant pour elle auprès de Vadier, n'a pas manqué de se compromettre. Echappée à l'échafaud, sortie de prison, elle s'est trouvée sans ressources. Vainement, s'est-elle adressée à sa belle-sœur qui n'est pas à ce moment plus argentée qu'elle ; elle s'est lassée et, divorcée qu'elle a été au fort de l'orage, elle s'est prise d'affection pour un individu qui lui a rendu des services : un homme de couleur, pauvre, veuf, père de quatre enfants, nommé Castaing, et l'a épousé. Sa fille, Emilie, peu aimée d'elle, maltraitée même, par une gouvernante à laquelle elle l'avait livrée, a été recueillie, durant sa captivité, par un M. Gal** de Mos***, reprise par Joséphine lorsqu'elle est devenue Mme Bonaparte et placée avec Hortense chez Mme Campan. C'est une enfant d'une nature délicate et exquise, d'une sensibilité nerveuse que les événements ont développée outre mesure. On a d'elle une série de pétitions adressées, en laveur de sa mère, au Comité de Sûreté générale qui marquent une force de caractère bien rare à son âge. Physiquement, elle est charmante alors, avec des traits d'une finesse singulière et, dans les yeux, dans la physionomie, cette mélancolie que donne aux enfants l'expérience prématurée du malheur. Louis l'aima, d'autant plus vile, d'autant plus ardemment lui semblait trouver une analogie entre leurs deux destinées : car, pour imaginaires qu'étaient la plupart de ses infortunes, il ne les ressentait pas moins profondément que si elles eussent été réelles comme celles d'Emilie. Voyant son frère presque au point de partir pour l'Égypte, il chercha des prétextes pour ne pas l'accompagner et lui fit même admettre qu'une saison aux eaux de Barèges était nécessaire à sa santé : mais il eut en même temps l'imprudence de faire ses confidences à Casabianca qui se bâta de les reporter à Napoléon : pour beaucoup de raisons. Napoléon ne pouvait vouloir que Louis épousât Emilie : le divorce de la mère et son second mariage, l'émigration du père, la crainte de confondre aussi intimement sa fortune avec celle des Beauharnais, l'âge de Louis, l'infériorité de son grade, l'avenir qu'il pouvait lui destiner ; il lui enjoignit de partir sur-le-champ pour Toulon et de l'y attendre. Puis, pour couper court, il se rendit à Saint-Germain avec un de ses aides de camp favoris, Chamans-Lavallette, ci-devant abbé, ci-devant sous-bibliothécaire à Sainte-Geneviève, qui, de la légion des Alpes était venu à l'état-major de Baraguay d'Hilliers et de là à son état-major, et dont il avait fait presque tout de suite son homme de confiance pour les missions de politique et d'observation, pour tout ce qui demandait de la finesse, du tact et de l'adresse d'écriture. Il le présenta à Emilie et, sans qu'elle dit le temps de se reconnaître, elle se trouva mariée. Lavallette crut, ou feignit de croire, que c'était de bonne grâce. Elle, si elle fut une épouse parfaitement honnête ; si, phis tard, elle s'immortalisa par son dévouement à son mari, fut longtemps à se consoler du mariage — si elle s'en consola jamais. Quant à Louis, il n'avait pas besoin de ce nouveau contretemps pour que sa mélancolie en fût augmentée et pour que le joug de son frère commençât à lui paraître pesant. Néanmoins, comme il y était encore courbé, il ne manifesta rien et s'embarqua.

Le commissaire ordonnateur Lucien, quoiqu'il fût en belle position à Bastia, n'aspirait qu'à revenir à Paris et comptait bien, avec l'agrément qu'il avait obtenu de Napoléon, se faire élire représentant du Liamone aux. Cinq-Cents. A la vérité, il n'avait pas l'âge : il fallait vingt-cinq ans et il en avait que vingt-trois. En outre, une loi du 12 pluviôse an VI interdisait au corps électoral du Liamone de nommer aucun député pour l'an VI ; mais c'étaient là des obstacles qui, pour Lucien, n'avaient rien d'insurmontable. Malgré la loi, le vote eut lieu ; malgré la Constitution, Lucien fut élu. Pestait la validation Napoléon en doutait si fort que, pour le cas où elle ne serait pas obtenue, il avait réservé à son frère une place dans son armée : l'élection fut validée ; tout au plus, Malibran, le rapporteur, présenta-t-il quelques objections de l'orme qui exigèrent un retard de vingt-quatre heures. Il ne parla point de rage de Lucien et, quant à la validité de l'assemblée électorale, il affirma que, à la date du 23 germinal (12 avril 1798) où avait eu lieu l'élection, la loi du 12 pluviôse (31 janvier 1798), rendue soixante-huit jours auparavant, n'était point encore parvenue en Corse, que, par suite, les opérations avaient été régulières. Il est vrai que cette façon de juger les élections ne fut point, en l'an VI, spécialement appliquée à Lucien. Le parti dominant avait partagé les élus en deux catégories ; les agréables, dont les pouvoirs étaient admis quelque douteuse qu'en fût l'origine, et les désagréables dont le mandat était cassé si légitime qu'en Mt la source. C'était un autre système qu'au 18 fructidor, mais c'était le même résultat. Aux invalidations en masse entraînant, en l'an V, l'exil, la déportation et la mort, on avait substitué, l'année suivante, les invalidations individuelles qui, du moins, n'étaient point accompagnées de proscriptions. C'était la nouvelle façon dont les débris de la Convention, établis au Directoire en l'an IV par le coup d'État de Vendémiaire, maintenus en l'an V par le coup d'Étal de Fructidor, entendaient la consultation nationale. Etant donnés son nom et ses antécédents politiques, Lucien ne pouvait être repoussé, il devait être considéré au contraire comme une recrue précieuse.

Il se hâta donc d'accourir, laissant à Ajaccio Mme Bonaparte qui, avec le concours de ses amis de Marseille, et surtout de Clary, continuait à l'établir et à embellir sa maison. C'était long, car il fallait tout apporter de France jusqu'aux petits carreaux, à la chaux, aux tuiles pour le toit, aux marches et à la rampe de l'escalier. De plus, Mme Bonaparte voulait se mettre à la moderne : elle demandait des garnitures de papier peint, une rouge et blanche, une jonquille, une rouge, une ponceau, des clochettes pour les chambres, du cordon blanc en fil pour les rideaux des fenêtres, et, pour le salon, huit fauteuils avec la bergère jonquille, à la mode et en damas. En échange et pour marque de son bien sincère attachement et de toutes les peines que Mme Clary prenait à son égard, elle lui envoyait un sac de châtaignes. Elle avait d'ailleurs de l'argent de reste, car, entre autres placements, elle prêtait le 16 ventôse (6 mars 1798) une somme de 2.100 livres à un citoyen Domenico Salvini, d'Ajaccio.

D'argent, Fesch, qui était avec sa sœur à Ajaccio, était mieux muni encore, car il ne cessait d'acheter des terres autour de la ville, d'arrondir son domaine, acquérant ainsi, de Volney, la totalité de la terre de la Confina del Principe, — ce que Volney appelait ses petites Indes ; — de Lucien, le moulin de Bruno ; d'Elisa, sa part dans l'enclos de la Torre Vecchia ; de la commune d'Ajaccio quantité de pièces de terres, trafiquant et, échangeant, comme il avait commencé de faire, quoique sur une bien moindre échelle en

Elisa, sous l'œil maternel, continuait à filer le parfait amour avec Félix Bacciochi, qui commandait toujours sa citadelle. Elle était enceinte de huit mois lors du départ de son frère pour l'Egypte et allait, en messidor accoucher de son premier enfant, Napolione, qui vécut à peine quelques mois.

Quant à Paulette, elle était à Milan, où l'avait retenue une grossesse assez pénible, mais qui ne l'empêchait pas de jouir en enfant du plaisir de jouer à la dame, de montrer aux passants, tels qu'Arnault, le diamant, gros comme une lentille qui à ce moment composait tout son écrin, de se faire admirer par quelqu'un d'autre qu'elle-même, et de trouver, pour sa coquetterie, un aliment chaque jour renouvelé dans la passion qu'elle inspirait à son mari. Elle accoucha, le 1er floréal an VI (20 avril 1798), d'un fils dont on constata seulement, sur les registres de l'état major de l'armée d'Italie, l'existence et l'état civil, mais qu'on ne nomma point alors, le père s'obligeant de le faire inscrire sur les registres de naissance de sa commune sitôt qu'il rentrerait en France et de lui donner des prénoms par qui de droit. Paulette et Leclerc voulaient que Napoléon fût le parrain civil de leur enfant et il fallait le temps que sa procuration leur parvint, ainsi que celle de Mme Musquinet-Leclerc désignée pour marraine. Selon les ordres formels que Napoléon envoya, l'enfant reçut d'abord le baptême catholique le 10 prairial au soir (29 mai) dans une église de capucins, où il fut accompagné par MM. de Sémonville et Dufresne de Saint-Léon, choisis pour servir de témoins. Le 11, au matin, la garnison de Milan prit la grande tenue ; des canons furent disposés autour du palais qu'habitait Leclerc pour tirer des salves de joie. Il manqua même en résulter un conflit avec les troupes cisalpines, car, pour abréger leur roule, les artilleurs français violèrent l'enceinte extérieure du Corps législatif cisalpin, malgré les observations de l'officier de garde et, sur ses protestations, menacèrent de charger leurs pièces et de faire feu. Cependant, tout l'état-major de l'Armée d'Italie était réuni dans les salons de Leclerc : le général en chef Brune, le général Fiorella, commandant les troupes cisalpines et françaises dans la ci-devant Lombardie, quatre autres généraux, cinq adjudants généraux, une douzaine d'aides de camp, l'ordonnateur en chef, un monde de secrétaires et d'employés : Le général en chef Brune, après avoir exhibé les procurations à lui données par la citoyenne Marie-Jeanne-Louise Musquinet-Leclerc, grand'mère de l'enfant et celle du général en chef Bonaparte, demande que l'enfant porte les noms de Dermide-Louis-Napoléon LECLERC, et le canon retentit, et les tambours battent, et les musiques jouent comme s'il était né un archiduc d'Autriche en la bonne ville de Milan.

Ainsi, au départ de Napoléon pour l'Egypte, chacun des siens se trouve avoir acquis, grâce à lui, une position indépendante et fortunée : nul n'a été oublié, nul, quelle qu'ait été sa conduite, n'a été exclus de ces grâces qui semblaient dues ; il les a tous tirés après lui, mettant comme un amour-propre à égaler leur fortune à la sienne ; pour la développer encore même en son absence — il se dépouille en leur faveur, au risque de ce qui pourra arriver, et il leur laisse des moyens, dont Joseph seul connaît l'étendue, mais qui sont tels qu'ils leur serviront à l'occasion, pour jouer non seulement le rôle de politiques, mais celui bien plus agréable de grands seigneurs.

 

Pour les Bonaparte, en ce qui touche leurs relations avec Napoléon, il n'y a qu'un point noir : l'amour du Général pour sa femme, l'influence qu'elle semble avoir prise sur son cœur, la crainte qu'il ne détourne au profit des Beauharnais quoi que ce soit de son influence, de son autorité ou de son argent. Ce n'est pas sans rancœur qu'on l'a vu emmener, avec le titre de son aide de camp, son beau-fils Eugène. Il est vrai que ni Joseph ni Lucien ne sont disposés à quitter la France, qu'ils ne sont pas militaires ; que Louis, qui d'ailleurs est pourvu d'un emploi pareil, l'est si peu que, dès à présent, il ne compte guère comme soldat, mais, parce qu'on n'est point capable de tenir la place, est-ce un motif suffisant pour l'abandonner à ses adversaires ? Il est vrai qu'ils ne regardent point Eugène comme dangereux et qu'ils estiment que.si Joséphine vient à disparaître de la vie de Napoléon, l'aide de camp ne fera pas un long séjour dans son esprit. Ils ont bien tenté déjà des attaques de vive force : ils n'ont point manqué de se servir des renseignements recueillis en Italie par Joseph et par Paulette, mais ils ne sont point parvenus à ébranler la confiance que Napoléon porte à sa femme, ou du moins à avoir raison de la passion physique qu'il éprouve pour elle. Avec des larmes et des baisers, il a été si facile à Joséphine de le convaincre de son innocence qu'elle n'a pas même gardé rancune à qui l'a accusée. Mais, telle qu'on la connaît, si elle reste en France, elle ne peut manquer de s'y compromettre au point qu'une séparation deviendra non seulement possible, mais nécessaire. En tout cas, l'absence et l'éloignement opéreront sur le Général leur effet salutaire : dès qu'il cessera de trouver un aliment dans la présence ou dans l'espérance de l'objet aimé, cet amour désordonné s'éteindra de lui-même, et tout naturellement, sans être contraint, par suite sans retour à redouter, le divorce s'ensuivra, la rupture d'un lien qui, resté purement civil, ne saurait engager en rien la conscience de celui qui l'a formé.

L'hypothèse la plus défavorable, à un point de vue du moins, c'est que, ainsi qu'elle l'a promis à son mari, elle n'aille le rejoindre aussitôt après sa saison de Plombières ; mais l'admettre serait de l'enfance de la part de Joseph, témoin jadis de toutes les tergiversations qui ont précédé et accompagné le départ pour Milan, et les faits démontrent qu'il a bien jugé. Sans doute, au moment où, dans la chaloupe de Najac, Joséphine quittait l'Orient, sans doute, au moment où, du balcon de l'Intendance, elle suivait des yeux le majestueux navire et le voyait disparaître, sincèrement, elle souhaitait d'aller retrouver son mari et son fils, et ce n'était point de larmes fausses qu'elle baignait le mouchoir qu'elle avait agité si longtemps ; mais, de Toulon, elle vint à Plombières, et, à mesure qu'elle s'éloignait du port où la Pomone devait la venir prendre, l'idée de son voyage devenait moins nette et sa résolution plus incertaine. A Plombières, elle retrouva des amies et des amis — celles-là peu préparées à mettre la fidélité en exemples, ceux-ci fort égalés, sans doute, si elle leur eût montré des rigueurs. — La vie mondaine la reprit, avec des connaissances, des relations, des liaisons nouvelles. Puis un accident survint : un balcon de bois sur lequel elle se trouvait avec Mme Adrienne de Cambis, le général Colle et le citoyen Latour, s'écroula sous leur poids et elle fut précipitée de quatorze pieds sur le pavé : elle n'eut, à la vérité, ni fracture, ni luxation, mais des contusions très fortes et son imagination fut si vivement frappée que, se croyant morte, elle fit en hâte venir sa fille de la pension Campan.

La convalescence fut charmante ; jamais souveraine ne fut mieux fêtée : chaque jour, le directeur Barras recevait le bulletin de sa santé rédigé en extrême détail par le médecin des eaux ; toutes les autorités du département des -Vosges sollicitaient ses audiences ; des musiciens amenés d'Epinal lui donnaient des sérénades et c'étaient, chaque matin, toutes les fleurs de la montagne qu'on portait à ses pieds. Le ministre de l'Intérieur lui annonçait, au nom du gouvernement, que le Directoire, désirant offrir un sabre à Bonaparte, l'avait choisie pour le lui remettre, et elle répondait hautainement : Peut-être cet hommage aurait pu lui être décerné avec plus d'éclat, mais il ne pouvait l'être avec plus de plaisir que par celle qui s'est toujours imposé le devoir de faire taire son cœur pour ne voir que la gloire et le bien-être de la patrie. C'était fort bien, mais, si pressée qu'elle se dit de rendre à Bonaparte tous les témoignages d'affection qu'elle avait reçus pour lui, elle ne se hâtait pas de partir. Il est vrai que son itinéraire était changé : à présent, elle devait revenir à Paris, y prendre Mme Marmont, toute nouvelle mariée, qui serait la compagne de son voyage, et, selon les nouvelles instructions de Napoléon, aller s'embarquer à Naples pour gagner, de là, Malle, puis l'Égypte. Or lorsqu'elle revint à Paris à la fin de thermidor (milieu d'août 1798), la flotte française avait été détruite à Aboukir (14 thermidor), la mer était fermée, et, à moins de risques singulièrement dangereux, on ne pouvait songer à forcer le blocus. Quant à s'embarquer à Naples, comment le faire, quand Nelson, victorieux, allait y arriver ? Elle resta donc à Paris et, là, elle était aux mains des Bonaparte, puisque c'était Joseph, le dépositaire de la fortune entière de Napoléon, qui devait lui payer sa pension annuelle, fixée, selon certains, à 40.000 francs ; qui devait solder l'acquisition territoriale que Napoléon était au point d'effectuer à son départ et que, par ses hésitations entre tant de belles terres offertes alors aux amateurs, il n'avait pas réalisée. Tenant la caisse, Joseph tenait, ou croyait tenir, sa belle-sœur et l'avoir bientôt à sa discrétion.

Elle n'avait jamais su compter. Allait-elle en prendre l'habitude à présent que, pour la première fois de son existence, elle verrait devant elle du bel argent, des sommes liquides, qui, à son cerveau de créole, à ses habitudes besogneuses de femme galante, devraient paraître immenses, inépuisables, sans limite comme l'infini ? N'avait-elle pas en Italie vécu en reine, sans rien payer, sans s'inquiéter de qui paierait — et les voyages, et les toilettes, et le train de maison, et les bijoux, et les fleurs, et tout le luxe exquis qui l'entourait, avait-elle songé seulement qu'il fallût l'acheter et s'était-elle occupée d'autre chose que de formuler des désirs aussitôt réalisés comme par une baguette magique, ou même, sans exprimer ses fantaisies, de se laisser vivre en ce conte des fées sans chercher à savoir quels génies bienfaisants prévoyaient ainsi tous ses goûts ? Certes, elle avait récolté des diamants, des perles, des pierres précieuses, et puis, des camées, des tableaux. des statues, mais non pas par avarice et en vue de les réaliser : par coquetterie d'abord, puis par une sorte d'enfantillage, par ce goût qu'ont aux bibelots tant de femmes de son espèce. D'argent elle n'en avait point rapporté et ce ne serait qu'à la dernière des extrémités qu'elle se résignerait à vendre ses parures. Elle devrait donc vivre sur sa pension : or, l'argent complant, en des mains comme les siennes, n'est point destiné à solder les dettes, mais, par les acomptes que l'on donne, à en faciliter de nouvelles et de plus grosses. Le jour viendrait où elle en serait écrasée, et alors : ou elle s'abandonnerait entièrement à la direction de Joseph au point qu'elle ne fût plus qu'un instrument à sa discrétion ; ou elle chercherait ailleurs, se compromettrait dans des intrigues, se discréditerait par ses liaisons et se perdrait sans ressource.

Aussi bien, était-il besoin de former des plans aussi compliqués ? Même si Joséphine, prenant son parti dès messidor, s'était embarquée et était arrivée en Egypte, comment y aurait-elle été accueillie par celui qui l'avait tant aimée ? Les germes que ses frères avaient jetés en l'esprit de Napoléon y avaient levé. Durant la traversée ou du moins dès l'arrivée au Caire, il avait interrogé quelqu'un de ses anciens compagnons d'Italie et ils avaient répondu. De là, cette lettre écrite du Caire à Joseph, le 7 thermidor (25 juillet) et qui contraste si fort avec la précédente écrite en mer le 10 prairial (29 mai) où il disait à son frère : J'écris à ma femme de venir me rejoindre : si elle est à portée de toi, je te prie d'avoir des égards pour elle. A présent — deux mois plus tard, et ces deux mois occupés par la traversée, la prise de Malte, le débarquement, la prise d'Alexandrie, la marche dans le désert, la bataille des Pyramides, — à présent il écrit : Je peux être en France dans deux mois ; je te recommande mes intérêts. J'ai beaucoup de chagrin domestique, car le voile est entièrement déchiré. Toi seul me restes sur la terre, ton amitié m'est bien chère ; il ne me reste plus, pour devenir misanthrope, qu'à la perdre et te voir tue trahir. C'est une triste position que d'avoir à la fois tous les sentiments pour une même personne dans un même cœur... tu m'entends. Fuis en sorte que j'aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris, ou en Bourgogne. Je compte y passer l'hiver et m'y enfermer. Je suis ennuyé de la nature humaine ! J'ai besoin de solitude et d'isolement. Les grandeurs m'ennuient, le sentiment est desséché, la gloire est fade. A vingt-neuf ans, j'ai tout épuisé, il ne me reste plus qu'à devenir bien franchement égoïste ! Je compte garder ma maison. Jamais je ne la donnerai à qui que ce soit. Je n'ai plus que de quoi vivre. Adieu, mon unique ami, je n'ai jamais été injuste envers toi ! Tu me dois cette justice malgré le désir de mon cœur de l'être... Tu m'entends ! embrasse ta femme, Jérôme.

Cette lettre ne parvint pas à son destinataire : le courrier qui en était porteur, parti du Caire le 9 thermidor (27 juillet), fut pris le 14 (1er août) aux bouches du Nil par les mouches de la flotte anglaise ; mais elle courut l'Europe et revint d'Angleterre imprimée — au moins en partie ; — depuis, on a vu l'original. Elle est concluante : l'idée de la séparation y est formulée nettement, si nettement que Joséphine devra quitter l'hôtel de la rue Chantereine : Je compte garder ma maison. Joseph a été l'un des accusateurs, mais autrefois ; ce n'est pas par lui que le voile a été entièrement déchire. Sans nul doute, d'autres lettres qui ont été perdues, ou que la principale intéressée a détruites, ou que ses descendants n'ont eu garde de publier, accompagnaient, précédaient ou suivaient celle-là ; mais celle-là suffisait pour conférer à Joseph des pouvoirs dont il m'il pu être tenté d'user s'il l'avait reçue en temps. Ce fut un bonheur pour Joséphine si elle ne parvint point. Napoléon réfléchit, se calma, prit une maîtresse. Dans une lettre non datée, postérieure au 23 fructidor VI (9 septembre) et antérieure au 18 vendémiaire VII (9 octobre), il dit à Joseph : Aie des égards pour ma femme ; vois-la quelquefois. Cela n'indique point de la tendresse, mais ne marque plus une décision prise. Ce ne fut que quatre mois plus tard, lorsque, par le courrier Hamelin arrivé au Caire le 20 pluviôse VII (8 février 1799), il eut sans doute reçu de Paris de nouvelles accusations contre sa femme, qu'il se détermina à avoir avec Junot, aux fontaines de Messoudiah, le 28 pluviôse (11 février) cette fameuse conversation si vainement niée, après laquelle il prit sa résolution d'une façon qui semblait définitive.

Mais cette résolution. Joseph l'a ignorée, de même qu'il ignorait le texte authentique de la lettre du 7 thermidor an VI. Les communications entre l'Egypte et la France étaient si rares que ce fait, incroyable de nos temps, ne saurait être mis en doute : on sait chaque départ et chaque arrivée de courrier ; on est certain que nulle lettre n'est parvenue par une voie différente et, à partir du 28 pluviôse (16 février), aucun courrier n'a passé.

La seule personne qui aurait pu, sur les sentiments de Napoléon à l'égard de Joséphine, apporter quelques notions à la famille, aurait été Louis, qui arriva à Paris le 21 ventôse an VII (11 mars 1799) ; mais combien les données qu'il aurait pu fournir étaient vagues et tardives, et, en admettant que Napoléon m'il assez l'ouverture avec lui pour l'en entretenir, comme leurs conversations avaient lu être rares ! Le voyage le Louis en Egypte et son retour avaient été, en effet, tout à fait étranges. Fatigué de la traversée, il était resté à Alexandrie après la prise de la ville et il s'y trouvait encore lors du désastre d'Aboukir. Peu après, il reçut l'ordre de partir avec tous les bagages de l'état-major — chevaux, voitures, vins, livres, papiers, etc. — pour Rosette, d'où, au moyen de djermes du pays et sous l'escorte d'un bataillon de la 89e, il remonta le Nil et vint au Caire. Il y arriva au plus tint à la fin de fructidor VI (milieu de septembre 1798), y passa un mois qu'il employa en promenades aux environs, en visites aux curiosités et en observations philosophiques. Le 18 vendémiaire VII (9 octobre) il repartit pour Rosette où il devait s'embarquer, à destination de France, sur le chebeck la Revanche, afin de porter au Directoire des dépêches urgentes, de présenter les étendards conquis en Egypte, de rendre compte verbalement de l'état des affaires et d'insister sur l'envoi de forces navales dans la Méditerranée. Arrivé à Rosette le 2 vendémiaire (16 octobre), il ne put, par suite de l'état de la mer, faire voile tout de suite : d'ailleurs, il trouvait la Revanche indigne de le porter, et s'en plaignit à Napoléon qui lui répondit de se rendre à Alexandrie où un brick serait préparé pour sa mission. Louis est tellement malade à la mer, écrivit Napoléon au contre-amiral Perrée, qu'il craint de trop souffrir sur un bâtiment aussi petit que la Revanche. Perrée n'avait à sa disposition qu'un aviso le Vif, sur lequel Louis laissa immédiatement porter ses bagages, mais sans consentir à y venir de sa personne avant le 15 brumaire (5 novembre). Le Vif partit enfin, mais son voyage fui long et difficile. Louis relâcha à Tarente où il subit une quarantaine de vingt-sept jours ; il échappa à si grand'peine aux croisières anglaises, que, se croyant sur le point d'are pris, il jeta à la mer le 6 nivôse (26 décembre) les trophées dont il était porteur. Enfin, il arriva à Porto-Vecchio en Corse, d'où il se hâta vers Ajaccio pour y retrouver sa mère. Il y resta plusieurs semaines, passa enfin à Livourne le 2 ventôse (20 février 1799) et arriva à Paris vers le 21 ventôse (11 mars). Les nouvelles qu'il apportait avaient donc au moins cinq mois de date. Lorsqu'il était parti, Napoléon en était à la seconde phase celle du pardon, puisque, dans la lettre dont il l'avait rendu porteur pour Joseph il disait : Je prie Louis de donner à ma femme quelques bons conseils.

Toutefois, en quelque incertitude que l'on fût sur les projets de Napoléon, l'on en savait assez pour que l'on ne redoutât plus de voir Joséphine prendre sur son esprit un pouvoir décisif et de nature à faire ombrage à la famille. Si le Général revenait — hypothèse qui chaque jour devenait moins probable — elle aurait à ce moment fourni contre elle-même de ces armes que nul ne doit hésiter à employer : car si, de la part d'un homme, c'est une action basse de dévoiler l'adultère qu'une femme tient secret et qu'elle s'ingénie à cacher, c'est un devoir de contribuer à punir la femme qui affiche son désordre, qui a l'air de s'en faire gloire et qui, non contente de se déshonorer elle-même, jette le ridicule et l'opprobre sur le nom de son mari.