13 VENDÉMIAIRE AN IV. — BRUMAIRE AN VI (5 Octobre 1795. — Octobre 1797.) Napoléon général de l'Armée de l'Intérieur. — Ce qu'il fait pour sa famille. — Le clan et ses exigences. — Mariage de Napoléon. — Hostilité de la famille. — Joséphine. — Ses enfants. — Joséphine et Mme Bonaparte. — Joséphine et Joseph. — Fortune de Joseph. — Paulette et Fréron. — Paulette en Italie. — Aventures de Lucien. — Louis à l'Armée. — Le mariage d'Elisa. — Bacciochi. — Les fiançailles de Paulette. — Leclerc. — La famille réunie à Mombello. — Mariage de Paulette. — Dispersement. — Joseph ambassadeur à Rome. — Jugement de Napoléon sur ses frères. — Leur caractère. Le 11 vendémiaire, à 2 heures du matin, Napoléon écrit à
Joseph. Enfin, tout est terminé ; mon premier
mouvement est de penser à te donner de mes nouvelles. Les royalistes formés
en sections devenaient tous les jours plus fiers ; la Convention a ordonné de
désarmer la section Lepelletier ; elle a repoussé les troupes ; Menou qui
commandait, était, disait-on, traître ; il a été sur-le-champ destitué. La
Convention a nommé Barras pour commander la force armée ; les Comités m'ont
nommé pour la commander en second. Nous avons disposé nos troupes. Les
ennemis sont venus nous attaquer aux Tuileries ; nous leur avons tué beaucoup
de monde ; ils nous ont, tué trente hommes et blessé soixante. Nous avons
désarmé les sections et tout est calme. Comme à mon ordinaire, je ne suis
nullement blessé. Le bonheur est pour moi. Ma cour à Eugénie et à Julie. Donc, il est général de brigade commandant en second l'Armée de l'Intérieur le 13 vendémiaire (3 octobre) ; il est général de division dans l'arme de l'Artillerie le 24 vendémiaire (16 octobre) ; il est général en chef de l'Armée de l'Intérieur, le 4 brumaire (26 octobre). Les bureaux peuvent à présent renvoyer avec avis favorable les demandes des officiers désignés pour la mission en Turquie : Bonaparte a mieux à faire ; en vingt et un jours, il a gravi les derniers échelons : ceux qui l'isolent de la foule, le placent au premier rang, lui fournissent, avec le haut commandement, l'occasion de servir et d'être utile. Nul embarras chez lui, nulle gloriole, nulle vanité. Il a vingt-six ans ; c'est sur lui que repose la sécurité de la nation, et rien n'est changé, ni dans son ton avec les siens, seulement un peu plus bref, ni dans sa tendresse, que seulement il se réjouit de rendre plus efficace. La mère d'abord : sa première pensée est pour elle. La famille ne manque de rien, écrit-il à Joseph, je lui ai fait passer argent, assignats, etc. Et
ces envois, il les renouvelle chaque mois : en voici du 20 brumaire (17 novembre), du 10 nivôse (31 décembre), du 18 nivôse (8 janvier 1796), du 21 nivôse (11 janvier). J'ai
envoyé à la famille cinquante ou soixante mille francs, argent, assignats,
chiffons... Elle ne manque de rien... Elle est abondamment pourvue de tout... Même il sera peut-être possible qu'il fasse venir la famille,
écrit-il le 26 brumaire (17 novembre). Mais
c'est là une idée qui le traverse seulement : le temps passant, il en voit
les inconvénients et n'y donne pas suite. Il est accablé d'affaires ; mais est-ce une raison pour qu'il néglige les intérêts de Joseph ? Joseph a demandé une lettre de recommandation pour l'ambassade d'Espagne ; la voici. fi a demandé une place pour Blait de Villeneufve, son beau-frère : Blait Villeneufve sera chef de bataillon du génie. Il a désiré une consultation d'homme de loi sur une affaire qu'il a et sur des intérêts de sa femme : Napoléon remet lui-même les questions à deux praticiens compétents et fait passer les réponses. Joseph a quarante mille livres à recevoir : c'est Napoléon qui les encaisse. Joseph demande une place de consul : Napoléon rédige le mémoire, le recommande au ministre des Relations extérieures, le fait chaudement apostiller par Barras. Joseph veut prendre des parts dans l'armement de deux corsaires : voici les lettres de marque. Joseph s'ennuie à Gênes : qu'il vienne à Paris ; il trouvera chez Napoléon logement, table et voiture à sa disposition. Il aura le temps de s'amuser et de faire ce qui lui conviendra. — Je ne sens de privation que de te sentir loin d'ici et d'être privé de ta société, lui écrit son frère. Pour Lucien, les choses pressent : il faut lui trouver une place qui le nourrisse et où il ait le moins d'occasions possible de se compromettre. D'Aix, Napoléon l'a appelé à Paris, sans trop savoir ce qu'il en fera, décidé à lui être utile. Tout de suite après Vendémiaire, Fréron, non réélu dans la nouvelle assemblée, est envoyé en mission dans les départements méridionaux pour enrayer la réaction royaliste et mettre fin aux massacres. Fréron est en relations assez intimes avec Napoléon : sur sa demande, il emmène Lucien qui l'accompagne dans tous ses voyages. Deux mois auparavant, il était détenu dans les prisons d'Aix : c'était par fortune qu'il en était sorti et voici qu'il arrive à Aix à la suite du proconsul, peu certain qu'il n'est pas le proconsul même. Cela est bien comme rentrée, mais Napoléon sait que la mission de Fréron n'est pas de celles qui peuvent être indéfiniment prolongées et il veut pour son frère quelque chose de plus stable et de plus lucratif : le 6 brumaire (28 octobre), il obtient du Comité de Salut public dont les pouvoirs expirent le même jour, un arrêté nommant Lucien commissaire des guerres. C'est à l'Armée du Nord, et Lucien doit partir sans retard ; mais la tentation est en vérité bien forte de faire connaissance avec Paris. Lucien a vingt et un ans à peine ; tous les goûts, tous les désirs, toutes les ambitions ; des appétits aiguisés et vierges, nulle conscience d'un devoir quel qu'il puisse être — surtout professionnel — et il est en révolte ouverte contre toute obligation, toute contrainte, toute discipline. Aussi, arrivé de Marseille à la fin de brumaire (20 novembre 1795) avec son voyage en poste rondement payé par la République, Lucien ne repart pour Gorcum et l'Armée du Nord que le 20 pluviôse (8 février 1796). J'aurais renoncé à tout, a-t-il écrit, pour ne pas m'écarter des tribunes publiques. Et quel commissaire des guerres, celui qui se vante lui-même de s'occuper de son emploi avec moins d'ardeur que de la lecture des journaux, des brochures politiques, de pérorer aux quartiers généraux des armées et de se faire de fréquentes querelles avec des jacobins et des royalistes ! A chaque instant, il faut que Napoléon intervienne pour renouveler les recommandations, obtenir à Lucien un congé ou un changement de poste. Louis donne de toutes autres espérances. Dès le brumaire (26 octobre), Napoléon l'a fait nommer lieutenant au 4e régiment d'Artillerie, et le 22 (12 novembre) il l'a appelé près de lui comme aide de camp. Plus tard, Louis a prétendu, il est vrai, que sa nomination avait été faite contre sa volonté : désirant être reçu dans l'artillerie, il avait refusé quelque temps, dit-il, de quitter Châlons, n'avait obéi qu'avec peine, et n'était revenu à Paris qu'au mois de frimaire (décembre). Cela est si peu exact qu'il avait au contraire devancé sa nomination ; et que, depuis plusieurs joins déjà, il se trouvait à Paris à la date du 18 brumaire (9 novembre). A ce moment, il ne songeait nullement à contester à son frère de l'avoir appelé : il l'accompagnait partout ; il était son commensal, son secrétaire intime, son homme de confiance et jouissait comme à Valence, de cette affection paternelle et tendre qu'il trouvait en lui. Pour Jérôme, Napoléon a réalisé à la fin de l'année 1795, le projet qu'il avait formé dès le mois d'août, de le faire venir à Paris et de l'y mettre en pension. Un général (peut-être Augereau) l'amène de Marseille le 9 nivôse (30 décembre) et dès le 21 (4 janvier 1796), Jérôme est au collège où il apprend le latin, les mathématiques, le dessin, la musique, etc., le tout aux frais du grand frère. Ainsi, nul n'est oublié ; ainsi Napoléon peut écrire en toute vérité : Je ne puis faire plus que je ne fais pour tous ; ainsi, à quiconque ignorerait l'excès de travail auquel il se livre en ce moment et qu'atteste sa correspondance, l'avancement de la famille paraîtrait sa préoccupation unique : il porte à servir les siens, une bonne volonté, une patience, une diligence qui surprendraient si on ne l'avait déjà vu à l'œuvre, si l'on ne savait que, depuis la mort de son père, il s'efforce pour eux. A présent, il leur semblerait qu'il n'est en place que pour leur être utile, que c'est là son unique fonction, que tout ce qu'il est leur appartient plus qu'à lui-même, et que, s'il vaque une fonction qui soit à leur convenance, c'est un vol qu'il leur fait s'il ne l'obtient pour eux. Avant tout, il doit être l'homme d'affaires de la famille comme il en est le banquier et c'est pour cela qu'il est général en chef. Chacun tire sur lui, mais il endosse les lettres de change de chacun. Il accepte ce métier de solliciteur et de quémandeur dès que les siens sont en jeu, se pressant de les satisfaire, ne se refusant à aucune démarche, obtenant des places pour Fesch, pour Ramolino, pour Arrighi, pour les parents des parents, ne témoignant jamais lassitude, ni mauvaise humeur, laissant seulement échapper cette plainte : Je ne puis faire plus que je ne fais pour tous. Qu'on ne s'étonne point de cette façon d'agir des Bonaparte : ils sont un clan et Napoléon est l'homme du clan. Il est aux grandes charges ; peu importe ce qu'il y fera, pourvu que, avant tout, il satisfasse le clan. Il doit le tirer à sa suite ; il doit exécuter les instructions, recevoir les ordres de celui qui, pour le clan, en est, en demeure le chef par droit de primogéniture C'est là sa mission et son devoir : assurer au clan des places, des grades et des emplois. Cela est tellement dans les mœurs corses, cela est tellement dans l'esprit des Bonaparte que, si les uns n'ont, à demander, nul embarras et, après avoir obtenu, semblent n'éprouver aucune reconnaissance, l'autre ne parait surpris d'aucune commission, ne fait point de choix parmi celles dont on le charge et s'acquitte des plus difficiles avec la même simplicité que des plus enfantines. Il y a là un trait de caractère qui, évidemment, se rencontre chez les continentaux lesquels s'entendent au népotisme, mais n'acquiert point chez eux cette vigueur, cette netteté, cette forme d'obligation stricte : Ce ne sont plus là les liens de famille tels qu'on les trouve en France ; c'est quelque chose qui participe en quelque façon de la société secrète ; quelque chose qui, encore une fois, serait inexplicable sans l'esprit de clan, par qui, aujourd'hui comme il y a un siècle, comme il y a dix siècles, la Corse est agitée, dirigée et gouvernée. Aussi, quelle stupeur et quelle colère chez les Bonaparte lorsqu'ils apprennent que Napoléon s'est marié, qu'il a épousé à Paris le 19 ventôse (9 mars 1796) Marie-Joseph-Rose Tascher de la Pagerie, veuve du vicomte de Beauharnais. Napoléon s'est bien rendu compte des tempêtes qu'il soulèverait ; car il n'a point demandé le consentement de sa mère, il n'a rien écrit à Joseph, il a pressé le départ de Lucien pour l'Armée du Nord, il a expédié Louis même à Chatillon, chez le père de Marmont, sous le prétexte de conduire des équipages à l'Armée d'Italie. Il n'a voulu les avis ni la présence d'aucun des siens et c'est évidemment qu'il les redoute. S'est-il posé à lui-même les objections et prétend-il qu'on ne lui répète point ? Cette femme de luxe et d'élégance, qu'il tient pour une femme du grand monde et de la haute noblesse, qui a eu des amants, qui a vécu dans la société la plus frivole, qui ne rêve que toilette, théâtres et sorties, qu'il sait plus âgée que lui — bien qu'il ignore son âge exact — qui a deux grands enfants, qui traîne après elle toute une famille, des parents, des alliés, tous de la Cour, des Îles ou de Paris, comment ne serait-elle pas déplacée dans la maison paternelle, si celte maison de Corse se rouvre jamais ? Ce n'est plus ici une petite Marseillaise, laide, timide et riche, que l'on plie à son gré et qui accepte, avec des habitudes, qui au fond ne sont pas si loin des siennes, une discipline familiale qu'adoucissent les sympathies des alliés et l'amour de son mari. Ce n'est plus une fille d'aubergiste, sans lettres et sans dot, pour qui l'accès dans une telle maison serait un honneur suprême et une grande joie ; qui gardera longtemps, sinon toujours, de son mariage presque clandestin, une infériorité humble ; qui saura se faire pardonner d'avoir forcé les portes par des attentions craintives et une déférence respectueuse ; dont les parents n'embarrasseront pas puisqu'on ne les connaît point et qu'on ne peut les rencontrer, et qui, modeste, avec ses grands veux de lumière doucement suppliants, s'efforcera de passer inaperçue : et puis au moins celle-là a des enfants : elle en a un déjà ; elle en porte un deuxième ; elle en aura bien d'autres et, pour les enfants, que ne pardonne-t-on pas en Corse ? — Mme Bonaparte surtout, si fière de sa maternité, que d'excuses ne trouvera-t-elle pas à celle qui, la première, lui a fait connaître cette joie d'être grand'mère ? Mais, la dame de Paris, comment, pris à part, chacun des Bonaparte ne lui serait-il pas hostile ? comment tous, en corps de famille, ne verraient-ils pas en elle l'ennemie ? Pour Mme Bonaparte, c'est la Parisienne : la femme des mauvaises mœurs et des dispendieuses habitudes, désordonnée et prodigue ; c'est la grande dame, en face de qui l'on éprouvera une gène et une timidité, puisque l'on n'a pas les usages du monde dont elle est, du pays d'où elle vient ; c'est une femme déjà mûre et dont on ne peut croire que Napoléon puisse avoir des enfants — et elle n'a pas même d'argent, quoi qu'on dise ! Pour Mlles Bonaparte, c'est pis encore : ne va-t-elle pas, la Parisienne, les écraser de son élégance, de ses toilettes, de ses façons et de ses relations, elles qui sont, pis que de Provence, de Corse ; à qui Marseille — et ce Marseille de l'an III ! — a paru la cité féerique, la capitale du luxe féminin. Et puis, une ci-devant vicomtesse, la veuve d'un général en chef, d'un président île la Constituante, comme elle doit connaître de gens, et île gens puissants, et de gens titrés, et île gens agréables, comme elle doit s'y entendre en éducation et en manières et comment paraître devant elle sans être ridicule ? Et puis on la dit jolie, et de la façon dont les femmes qui sont belles regrettent surtout qu'elles ne soient pas désirables : n'en voilà-t-il pas assez pour que les trois filles Bonaparte prennent contre leur nouvelle belle-sœur une de ces haines dont l'envie est la base essentielle et qui ne sera satisfaite que par un définitif écrasement ? Et Joseph, en dehors des griefs collectifs, n'a-t-il pas son grief personnel ? N'est-ce pas ici la rupture d'un projet longuement caressé : le mariage de sa belle-sœur Désirée avec Napoléon, mariage qui eût confondu leurs intérêts et uni leurs fortunes, qui eût introduit dans la famille un élément déjà connu, apprécié, assimilé si l'on peut dire, incapable de troubler en rien les relations, susceptible seulement de faire pencher un peu davantage la balance du côté Clary. Pour Lucien et Louis qui, plus instruits que les autres, ont vu Mme de Beauharnais à Paris, à qui elle a paru simplement une vieille femme ayant de grands enfants, leur surprise, en apprenant que Napoléon l'a épousée, a été plus grande encore, si, pour le moment, par suite de leur attention moins éveillée, leur colère a été moindre : mais, de la part de Lucien, il s'y est mêlé tout aussitôt cette nuance de dédain, plus cruelle encore que la haine pour la femme qui en est l'objet, moins pardonnable pour le mari contraint de ne la point relever. Le seul satisfait, c'est peut-être Jérôme qui est camarade de pension du fils de Mme de Beauharnais et qui n'a pas été placé là sans dessein ; mais que compte Jérôme et, lorsqu'il comptera, ne faudra-t-il pas qu'il pense comme les autres ? Or, pour les autres, c'est un vol qu'on leur fait : on leur vole leur fils et leur frère ; on le vole au clan. Loin que, par son mariage, il y apporte une force, lui déjà suspect d'esprit continental, sur qui l'éducation française a tracé malgré tout, qui déjà témoigne quelque tiédeur lorsqu'on réclame de lui, pour des membres du clan qui ne sont pas des parents directs, des faveurs trop criantes, il s'attachera à une famille nouvelle, il prendra des habitudes différentes, il emploiera pour d'autres son crédit, il perdra le sentiment d'exclusivisme corse, il cessera d'appartenir uniquement aux siens, d'être leur agent, leur placeur, leur banquier, leur commissionnaire. De là, dès le premier jour, dès la première heure, avant même que Joséphine ait paru, cette hostilité nette, absolue, sans remède, cette vendetta des Bonaparte contre les Beauharnais. De là, autour de Napoléon, deux camps adverses, et, entre eux, une guerre acharnée, une guerre prenant toutes les formes, employant toutes les armes, guerre d'embuscades et de surprises, de souterrains et de chausse-trappes, où tous les moyens sont légitimes pourvu qu'on chasse l'intruse. Elle, à ces débuts de mariage, ne se doute point qu'elle ait posé son joli pied, gras et fondant, en cette fourmilière. Elle sait vaguement — très vaguement que Napoléon a quelque part une famille. Elle a aperçu peut-être, à un arrière-plan, dans le salon de Barras, un grand jeune homme, aux membres de faucheux, aux cheveux noirs, aux traits réguliers dont les veux sont voilés de grosses Lé sicles. Peut-être lui a-t-on dit pie c était Lucien Bonaparte. Rue des Capucines, à l'État-major, elle a rencontré un autre frère en uniforme de lieutenant d'artillerie, gentil, aimable, poli, fort doux : chez Mac-Dermott, à Saint-Germain, elle en a vu un autre, un enfant espiègle et vif. Cela est très vague dans son esprit et elle n'y attache nulle importance. Elle juge les relations de famille en France d'après ce qu'elle a vu de son mari et de son beau-père ; ce n'est point là ce qui les a gênés dans leurs affections, leur politique, leurs relations mondaines. Elle-même reste fort bien des années sans entendre parler des siens et n'en prend aucun souci. Peut-elle donc imaginer que ce soit un si grand crime et qui doive lui susciter de telles inimitiés que d'avoir consenti à donner sa main à ce jeune homme ? Elle l'a épousé parce qu'il l'aime à la frénésie et qu'il est toujours agréable d'être aimée ainsi ; parce que, sur elle, l'âge a marqué, qu'elle est dégoûtée d'être la maîtresse en second d'un homme qui n'a jamais aimé aucune femme ; parce qu'elle est aux expédients et que, si sa position n'en est point améliorée, elle ne peut en être pire ; — puis, quoi ! c'est du nouveau, de l'inconnu, de l'aventure. Napoléon est général en chef de l'Armée de l'Intérieur ; tout le monde sait qu'il va avoir l'Armée d'Italie : Qu'y fera-t-il ? C'est une chance à courir, une carte à jouer. Joséphine est femme de superstition, femme à suivre la destinée qu'elle cherche aux tarots, au marc de café, aux prédictions des devineresses. Elle est femme d'entraînement quand les sens parlent ; créole qu'elle est, elle se laisse glisser, s'abandonne d'un mouvement las et charmant. D'ailleurs, si l'on se prête, l'on peut se reprendre : dans la société où elle vit, on rompt les mariages aussi facilement presque que des liaisons ; on choisit alors, parmi les noms qu'on a portés celui qui sonne le mieux, et l'on n'est pas moins bien accueillie parce qu'on pare un nom de raccroc d'un titre de rencontre. Ce n'est pas à dire que Mme de Beauharnais ne soit capable, lorsque son intérêt est en jeu et qu'elle en a pris la notion, d'un plan suivi, de roueries, d'habiletés, de combinaisons d'intrigues — même de deux ou trois ensemble. Elle excelle aux contre-vérités et joue des larmes en grande artiste ; elle s'entend à rendre utiles les vanités, les intérêts adverses, les passions ennemies ; excelle à recueillir les renseignements, ne néglige aucun détail et porte en sa marche vers son but, à la fois une naïveté apparente, un air bonne femme où se trompent les plus avisés et cette hardiesse au mensonge qui, en galanterie comme en politique, est le premier des dons. Elle sait même être secrète, ces jours-là, quoique la discrétion soit : d'ordinaire la qualité qui lui manque et que, pat nature, elle ait besoin de confidents. Mais, ici, et à des moments comme ceux-ci, soit lassitude, soit confiance en quelque destinée qui l'entraîne, elle n'a pas en vue un objet précis ; son ambition n'est point éveillée ; son cœur, d'ailleurs banal, n'est point touché profondément : elle fait cela, comme elle ferait autre chose, ou plutôt parce qu'elle n'a pas autre chose à faire. On a dit — peut-être a-t-elle dit elle-même — qu'elle épousait Napoléon dans l'intérêt de ses enfants, pour leur donner un protecteur et assurer leur avenir. Ce sont là des fables qu'on imagine après coup et que le monde écoute par complaisance. Joséphine a toujours été, sera toujours trop femme pour avoir le loisir d'être mère. Ses enfants ont été pour elle des prétextes et des moyens, lorsqu'elle a pu leur assigner un rôle dans ses comédies et tirer de leur présence un avantage. Autrement, elle s'en est embarrassée le moins qu'elle a pu et ne s'est occupée d'eux que lorsqu'elle n'avait point autre chose à faire. En échange d'une affectuosité démonstrative et superficielle, toujours subordonnée à ses intérêts ou à ses plaisirs, elle a constamment reçu de ses enfants, comme un hommage qui lui était dû, les témoignages d'une tendresse à la fois passionnée et protectrice, telle que nombre d'enfants de jolie femme en éprouvent pour l'être faible, charmant et toujours en faute qui est leur mère et qu'ils traitent un peu comme leur enfant. C'est cela uniquement, c'est cette espèce de divinisation de leur mère par Hortense et Eugène qui a donné l'illusion que Joséphine avait été une mère. Ma chère maman, écrit Eugène de son collège, j'ai été bien étonné hier de voir Thomas. Je le charge d'une lettre pour toi. Je te prierais bien fort de venir nie voir et tu serais bien aimable si tu pouvais venir sans tarder. Tu ne songes pas qu'il y près d'un mois que je ne t'ai vue. Ainsi, tu sens que ton fils est dans une grande impatience de t'embrasser. J'espère que le temps ne t'en empêchera pas ; dans ce moment-ci, il fait beau. Je te prie de m'apporter un peu de cassonnade et des livres. — Ma chère maman, écrit Hortense de sa pension deux mois après le mariage, j'ai cru que les victoires du général étaient la cause de ton retardement à me voir. Si c'est cela qui me prive du plaisir de voir ma chère petite maman, je voudrais qu'il n'y en eût pas souvent, car je te verrais un peu moins rarement. Cela est-il d'une mère très tendre, ou cela n'est-il pas plutôt d'une mère très aimée, à qui l'on passe tout, qui obtient de ses enfants leur adoration en leur donnant seulement, à de rares intervalles, avec le spectacle de sa personne, la joie de l'embrasser, sous le menton — là où elle n'a pas de rouge. Pour ces enfants, c'est un désespoir que ce second mariage, car c'est une déchéance. La première fois qu'Hortense avait vu Napoléon, c'était au Luxembourg, chez Barras. Elle était placée entre sa mère et lui, et, pour parler à Mme de Beauharnais, il s'avançait toujours avec tant de vivacité et de persévérance qu'il fatiguait sa voisine et la forçait de se reculer. Elle avait emporté de ce dîner un souvenir désagréable. Que fut-ce lorsqu'elle apprit de sa maîtresse de pension que sa mère avait épousé ce petit général si agité. Hortense, très fière du nom de son père, de son illustration, de ses malheurs, de sa mort — car, naturellement, tous ceux qui l'entouraient, sa tante, son grand-père, sa mère même taisaient les défauts et exaltaient les mérites — Hortense pouvait-elle voir de sang-froid sa mère renier ces souvenirs et abandonner le nom qu'elle portait pour en prendre un inconnu ? Joséphine eut si bien d'ailleurs le sentiment de cette infériorité que ce ne fut qu'après plusieurs mois qu'elle se décida à quitter le nom de citoyenne Beauharnais pour celui de citoyenne Bonaparte, et il fallut pour cela les instances réitérées de Napoléon. Eugène partageait d'autant plus vivement alors les sentiments de sa sœur qu'il avait plus qu'elle vécu près de son père, et qu'il avait ensuite passé du temps à l'état-major de Hoche qui portait à la mémoire du général Beauharnais un respectueux souvenir ; son culte, plus éclairé, était fortifié par cette sorte de discipline commune à tous les soldats de l'armée du Rhin, qui les faisait solidaires de leurs anciens chefs et leur faisait établir une distinction désavantageuse entre ceux qui, comme eux, avaient servi la République aux frontières et ceux qui à l'esprit militaire avaient mêlé de la politique. Pour Napoléon, au début de sa passion pour Joséphine, ces enfants ne comptaient pas : ils n'existaient point. Uniquement occupé de la femme qu'il aimait, trouvant en elle toutes les qualités qui font la femme désirable — la maturité des sens et l'enfantillage de l'esprit ; — il ne pensait, n'agissait, n'existait (est dehors du métier où son cerveau continuait comme machinalement à agir) que pour l'obtenir et ensuite la posséder ; mais, si les enfants qu'avait Joséphine lui étaient indifférents, pourtant il n 'éprouvait contre eux, à aucun degré, cette sensation répulsive que la plupart des hommes follement épris ont, malgré leur raison, contre les témoignages vivants d'un précédent amour ou d'une possession antérieure. Il ne souffrait nullement de cette jalousie du passé qui est le tourment de certaines âmes occidentales. Nés de la femme qu'il aimait, ces enfants étaient quelque chose d'elle, et à ce titre ils ne tardèrent pas à prendre place dans son cœur. Il les aima pour leur mère : à Eugène, à Hortense, amour vrai, écrira-t-il bientôt ; quelques jours plus tard : J'ai reçu une lettre d'Hortense. Elle est tout à fait aimable. Je vais lui écrire. Un mois après : Embrasse tes aimables enfants. Ils m'écrivent des lettres charmantes. Depuis que je ne dois plus t'aimer, je les aime davantage. La gradation est ici marquée et indique nettement ce sentiment très particulier qu'éprouvera Napoléon : ce n'est rien de l'amour paternel ; c'est une affection de reflet qui, de la mère, s'étend aux enfants et les caresse — sentiment très complexe qui montre en qui l'exprime une surprenante profondeur de passion et qui étonne d'autant plus qu'on s'est habitué à se figurer Napoléon plus égoïste. Il aime ces enfants d'abord comme il aime, de Joséphine, tout ce qu'elle fait, tout ce qu'elle dit, les personnes qu'elle voit, les habits qu'elle met, tout ce qui touche à son adorable amie ; puis, peu à peu, un autre sentiment se greffe sur le premier : il continue à envisager Hortense et Eugène comme fruits de Joséphine ; mais il se les approprie : il les voit comme des êtres qui lui appartiennent, sur qui sa tendresse lui donne des droits, envers qui elle lui impose des devoirs. Il les met presque en concurrence avec les êtres de son sang ; il croit même réaliser en leur faveur ce phénomène de l'adoption qu'il n'a fait passer dans les lois que parce que son esprit — unique en France de son espèce — était capable de le concevoir, quoique, en fait, il ait lui-même été impuissant à l'accomplir. C'est d'une façon insensible et par l'effet du temps que ces impressions, si particulières par leur nature et par leur expression, se font jour chez Napoléon et se transforment en sentiments : au lendemain de son mariage, il est tout à l'idée de concilier sa famille avec sa femme, de faire agréer l'une par l'autre et de prouver aux siens que s'il ne les a point consultés en cet acte de sa vie, il ne reste pas moins à la disposition d'eux tous et le même qu'il était. La première personne qu'il ait à convaincre, c'est sa mère
; et, en se rendant à l'Armée d'Italie, pour la voir, pour lui remettre une
lettre de Joséphine, il se détourne de sa route, passe par Marseille et s'y
arrête les 2 et 3 germinal (22 et 23 mars).
La négociation est assez difficile, la résistance assez vive, puisque c'est
seulement neuf jours plus tard que Mme Bonaparte se décide à signer la lettre
qu'elle répond à sa bru. Probablement, cette lettre rédigée avec trop de soin
pour que chaque mot n'en ait pas été pesé en conseil de famille, a dû être
soumise à joseph, qui est toujours à Gênes, et renvoyée par lui : ce peut
être là la cause du retard : J'ai reçu votre lettre,
Madame ; elle n'a pu qu'ajouter à l'idée que je m'étais formée de vous. Mon
fils m'avait appris son heureuse union et, dès ce moment, vous eûtes, avec
mon estime, mon approbation. Il ne manque à mon bonheur que la satisfaction
de vous voir. Soyez assurée que j'ai pour vous toute la tendresse d'une mère
et que je vous chéris autant que mes enfants. Mon fils m'a fait espérer, et
votre lettre me le confirme, que vous passeriez par Marseille pour aller le
joindre. Je me réjouis, madame, du plaisir que me procurera votre séjour ici.
Mes filles se joignent à moi pour précipiter l'heureuse époque de votre
voyage. En attendant, soyez persuadée que nies enfants vous ont voué, à mon
exemple, l'amitié et la tendresse qu'ils ont pour leur frère. Croyez, madame,
à l'attachement et à l'affection de LETIZIA BUONAPARTE MÈRE. Qui jugerait par cet échantillon le style épistolaire de Mme Bonaparte, se ménagerait de singulières déceptions. Rien n'y est d'elle, ni le fond, ni la forme. Outre qu'elle sait à peine le français et qu'elle est incapable de trouver ces tournures élégantes et ces synonymes choisis, sa nature repousse ces phrases cadencées, ce ton affecté de politesse et cette uniforme douceur ; mais ce que Napoléon désirait a été obtenu ; les apparences sont sauves, et, quoique tardif, le consentement est formel. Avec Joseph les choses s'arrangent aussi mieux qu'on
n'aurait pu penser. Sa femme vient d'accoucher et c'est un rêve de Napoléon
réalisé : Fais-nous donc un petit neveu, lui
écrivait-il juste neuf mois auparavant. Fais-nous un
petit neveu, que diable ! Il faut bien commencer : Julie sera bonne mère et
serait privée du plus grand bonheur de la vie qui est de nourrir et d'élever
ses fils. A la vérité, c'est une petite fille qui est née, mais
Napoléon n'a pas l'air d'en moins aimer la petite
Julie-Joseph. De Gènes, Joseph à la nouvelle de l'arrivée de son frère
vient le trouver à Albenga, le 18 germinal (7
avril). Mon frère est ici, écrit Napoléon
à Joséphine. Il a appris mon mariage avec plaisir.
Il brûle d'envie de te connaître. Je cherche à le décider de venir à Paris.
Sa femme est accouchée. Elle a fait une fille. Ils t'envoient pour présent
des bonbons de Gènes. Le lendemain, Joseph lui-même se décide à écrire
à sa belle-sœur ; il date sa lettre de Gênes — qui en ligne droite est à-quatre-vingts
kilomètres d'Albenga — pour lui prêter sans doute plus de spontanéité. Madame, j'ai appris avec le plus vif intérêt votre mariage
avec mon frère. L'amitié qui m'unit à lui ne me permettait pas d'être
insensible au bonheur qu'il trouvera avec vous. J'en suis aussi convaincu que
lui d'après l'idée que je me suis formée de vous. Agréez, je vous prie,
l'assurance des sentiments fraternels avec lesquels je suis votre beau-frère.
Cela est sec et ne montre pas que Joseph brûle
d'envie de connaître sa nouvelle belle-sœur ; bien plutôt y verrait-on
ses regrets de la rupture avec Désirée, et, dans la politesse réservée et
brève, sentirait-on l'hostilité latente et la pression de Napoléon pour
obtenir ces quelques mots. Mais enfin, ici aussi, l'apparence est gardée.
Joseph, qui n'est point maladroit, qui a tout à gagner à vivre en bons termes
avec son frère, fait contre fortune bon cœur et reste au quartier général. Il
n'a point tort : en quinze jours, du 20 germinal (9
avril) au 5 floréal (24 avril),
le Piémont est conquis ; le général Colli implore, au nom de son roi, une
suspension d'armes, Bonaparte l'accorde, et, pour rendre compte au Directoire
des mobiles secrets qui l'ont guidé, pour obtenir la confirmation et
l'approbation de l'armistice, qui expédie-t-il à Paris en même temps que son
aide de camp Junot ? — Joseph chargé par le général en chef de l'Année d'Italie, aux
termes de son passeport, de porter au Directoire exécutif une dépêche de la
plus haute importance. Ainsi, du premier coup, sans aucun titre de la
part du Gouvernement, sans aucun service qu'il ait rendu, Joseph, qui, quinze
jours auparavant, commerçait à Gènes, est, par Napoléon, du chef de Napoléon
seul, de l'autorité privée de Napoléon, initié dans les plus graves secrets
de l'État, constitué comme le plénipotentiaire du vainqueur de Montenotte, de
Millesimo et de Mondovi. Cela se fait sans que Napoléon pourtant en ait
entièrement conscience et sans qu'il ait vraisemblablement pesé toutes les
conséquences : peut-être a-t-il cru simplement fournir à Joseph l'entrée
nécessaire pour obtenir la satisfaction des ambitions très modestes qu'il lui
attribue. Il écrit en effet à Joséphine : Mon frère
te remettra cette lettre : j'ai pour lui la plus tendre amitié. Il obtiendra,
j'espère, la tienne : il la mérite. La nature l'a doué d'un cœur doux et
inaltérablement bon : il est tout plein de bonnes qualités. J'écris à Barras
pour qu'on le nomme consul dans quelque port d'Italie. Il désire vivre
éloigné avec sa petite femme du grand tourbillon et des grandes affaires. Joseph laisse son frère croire ce qu'il veut : on lui a
mis — ou il a mis — le pied à l'étrier. Il saura. Lien, la voie ouverte, y
marcher à sa gaine : il arrive à Paris ; il y est accueilli avec
enthousiasme, d'abord à cause des victoires de son frère, puis, à l'en
croire, pour ses mérites à lui-même. Le citoyen
Charles Delacroix, ministre des Relations extérieures, fut jusqu'à me confier
— a-t-il écrit — que, aussitôt la paix faite, il me
nommerait ministre à Turin. Je le dissuadai d'un tel entraînement, tout en
lui avouant mon désir d'entrer dans la carrière diplomatique, mais sans
prétendre d'emblée aux premiers postes. En envoyant Joseph à Paris, Napoléon n'a pas eu pour objet seulement de le recommander pour quelque consulat en Italie ; il a voulu surtout, sans doute, le mettre en rapports avec Joséphine, donner à celle-ci peut-être un mentor et un surveillant et presser son arrivée en Italie. Croyant pouvoir compter sur son frère comme sur un autre lui-meule, sans lui dévoiler tontes les inquiétudes, foules les jalousies, toutes les tortures qu'il éprouve, mais imaginant qu'il l'entendra à demi-mot, qu'il le comprendra sans qu'il ait la honte de s'expliquer, il attend de lui ce qu'il tient à ce moment pour le plus grand service qu'on lui puisse rendre : lui amener sa femme. Mais si, à Paris, Joséphine cherche tous les prétextes pour ne pas s'éloigner et semble se soucier assez peu de l'amour qui l'attend en Italie, Joseph, outre qu'il est occupé de l'achat d'une propriété dans le département de la Marne, du choix de son poste diplomatique et sans doute aussi de l'arrangement des affaires de Corse, n'a garde de se poser, pour ses débuts, vis-à-vis de sa belle-sœur, en porteur de contraintes, de se placer comme tampon entre elle et son mari, sachant qu'à tels métiers on risque fort de se brouiller à la fois avec la maîtresse et l'amant. Il fait la sourde oreille aux lettres qu'il reçoit de son frère, lettres presque délirantes de passion comme celle écrite de Tortone quand Napoléon croit Joséphine malade : Si dès l'enfance nous fûmes unis par le sang et la plus tendre amitié, je t'en prie, prodigue-lui tes soins, fais pour elle ce que je serais glorieux de faire moi-même. Tu n'auras pas mon cœur, mais toi seul peux me remplacer ; tu es le seul homme pour qui j'aie une vraie et constante amitié. Après elle, après ma Joséphine, tu es le seul qui m'inspire encore quelque intérêt. En vérité, peut-il avouer à un tel amoureux que maladies et grossesse ne sont que des frimes pour retarder le départ ? A moins de se brouiller sans remède avec sa belle-sœur, peut-il agir autrement que sous main, faire agir les Directeurs qui eux aussi, devant les lettres de plus en plus vives de Bonaparte, finissent par comprendre que, si sa femme ne le rejoint pas, il est homme à laisser là son armée et à courir à Paris. Le 6 messidor (21 juin), le convoi se met en route. Il se compose outre Joséphine avec sa femme de chambre et trois domestiques, de Junot, de Joseph, de Nicolas Clary, du valet de chambre de Joseph et du citoyen Hippolyte Charles, adjoint aux adjudants généraux, employé à l'armée d'Italie. Ce long voyage à travers la France, la Savoie et le Piémont — car on évita Marseille et Joséphine n'eut aucun désir d'aller faire connaissance avec sa belle-mère, — amena des intimités de divers ordres, mais non, à ce qu'il semble, un rapprochement entre le beau-frère et la belle-sœur. Aux couchées, Joseph occupait ses loisirs à des compositions littéraires qu'il publia deux ans plus tard et qui forment à coup sûr le document le plus révélateur sur ses tendances d'esprit. D'autres s'occupaient mieux ou pis. On arriva à Milan le 21 messidor (9 juillet). Déjà depuis près de deux mois, Napoléon, poursuivant ses anciens desseins sur la Corse, y avait envoyé de nouveaux agents, en même temps que, à Gênes, il chargeait ses amis et parents, Sapey, Braccini et Paravicini, d'organiser les passages et d'acheter des armes. Après quelques premiers succès, il réunit à Livourne tous les Corses de l'armée sous les ordres du général Gentili qui, avec le général Casabianca et l'adjudant général Galeazzini, devait organiser et conduire l'expé0ition. A la fin de vendémiaire an V (octobre 1796), Joseph, sur l'avis de son frère, s'embarqua à son tour pour Bastia. Il y trouva la révolution accomplie et, lorsqu'il arriva à Ajaccio, le drapeau tricolore flottait sur la citadelle. Il v rentra en maitre, organisa d'accord avec Miot, commissaire du Directoire, le département du Liamone dont Ajaccio devint le chef-lieu ; Bastia l'étant du Golo ; plaça dans la nouvelle administration tous ses parents, tous ses amis, son clan entier ; et se fit élire député au Conseil des Cinq-Cents par une assemblée électorale qu'il présida et où il recueillit, sans étonnement, l'unanimité des suffrages : cent trois voix sur cent quatre votants (22 germinal an V-11 avril 1797). Depuis près de six mois, c'est-à-dire depuis le 2 brumaire (23 octobre 1796), l'attendait à Milan un arrêté du Directoire, lui conférant le titre de résident de la République à Parme, aux appointements annuels de 18.000 francs en numéraire. S'il est bon d'être l'ami d'un grand homme, que sera-ce d'être son frère ? Lorsque Joseph revint d'Ajaccio, Napoléon achevait de porter en Styrie les derniers coups à la dernière armée autrichienne : après avoir signé à Léoben les préliminaires de paix, il s'établit près de Milan au château de Mombello où bientôt la plupart des membres de sa famille vinrent le rejoindre et se grouper pour quelques jours. Déjà, depuis le commencement de pluviôse (fin janvier 1791) Paulette était arrivée en Italie sous la conduite de l'oncle Fesch. Il y avait eu urgence à la dépayser ; si, quinze mois auparavant, elle avait fort gaiment accepté l'arrêt de Napoléon, interdisant qu'elle épousât un certain citoyen Billon, marchand ou fabricant de savon, qui était de la connaissance des Clary, c'est que, à ce moment même, débarquait à Marseille, avec Lucien à sa suite, le citoyen Stanislas Fréron, commissaire extraordinaire dans les départements méridionaux, cavalier bien autrement remarquable et séduisant. Fréron était, en l'an IV, un des personnages les plus en vue de la France officielle ; il en était l'exacte représentation et si, à Paris, par cela même, il manquait de prestige, en tournée de province, il trouvait un public plus confiant, moins blasé et sur qui portaient encore tous ses effets ; sans talent comme journaliste, sans éclat comme orateur, sans valeur comme politique, sans courage comme soldat, mais capable d'endosser tour à tour sans trop de faiblesse chacun de ces caractères, il s'était trouvé, à des jours de la Révolution, jouer un rôle important, presque décisif, mais un rôle, où il fournissait l'expression de passions qu'il ne ressentait pas. Fils du journaliste royaliste et catholique qui fut l'adversaire de Voltaire, filleul du roi Stanislas, protégé de Mesdames de France, il s'était, dès les premiers jours, pour obtenir la vogue et forcer la vente des journaux qu'il fondait, inscrit parmi les plus violents, mais le succès n'était point venu comme il l'espérait et il était resté doublure à la fois de Marat qui, lorsque l'Ami du Peuple débordait de dénonciations, en versait le trop-plein dans l'Orateur du Peuple, le journal de Fréron, son frère d'armes ; et doublure de Camille Desmoulins auquel il s'engageait à fournir pour chaque numéro des Révolutions de France et de Brabant une feuille et demie d'impression sur trois : mais il n'avait ni les délires de Marat ni l'esprit de Camille, et, dans les Révolutions, cela paraît. Compromis dans l'affaire du Champ-de-Mars, il plongea, ne revint sur l'eau qu'au 10 août ; il fut de la Commune insurrectionnelle et eut, dit-on, car il le nie, part aux massacres de Septembre. Elu à la Convention, il y parla peu ou point, vota la mort dans le procès de Louis XVI, prononça la proscription des Girondins ; puis, tout de suite, fut envoyé en mission dans le midi où, de concert avec Barras, il exerça une dictature redoutable, tyran de Marseille — Sans-Nom — et proscripteur de Toulon, — Port la Montagne. Il connut alors les Bonaparte, Joseph et Napoléon. Rappelé, menacé de près par Robespierre comme les autres missionnaires, il fut des plus chauds à donner de la voix dès que, dans la tempête de la Convention soulevée, il vit Maximilien défaillir ; il réclama l'arrestation de Saint-Just, de Lebas et de Couthon, et s'institua l'aboyeur des Thermidoriens, le Marat de la Jeunesse durée : La clique à Fréron. Pour lui plaire, dans l'Orateur du Peuple ressuscité, il prit exactement le contre-pied de ses anciennes opinions. Comme, à tout cela, il ne joignait point cette sorte de talent ni surtout ce genre d'esprit qui ont fait trouver des excuses à de bien autres criminels, il était déconsidéré et non redouté — en sorte que, à la fin de l'an III, il ne put parvenir à se faire choisir par la Convention pour être des deux tiers destinés à la perpétuer dans les nouvelles assemblées. Il obtint pourtant, du Comité de Salut public expirant, une mission pour réprimer dans les départements du Midi la réaction royaliste que, plus qu'autre, il avait déchaînée. Il arriva à Marseille, prenant d'autant plus des airs d'importance qu'il sentait sa fortune plus précaire. Il avait retrouvé Napoléon à Paris et lui avait rendu de bons offices ; il l'avait jugé à l'œuvre au 13 vendémiaire, pressentait qu'il irait loin et monterait haut. Pour lui plaire, il n'avait point hésité à emmener Lucien. Lucien, tout naturellement, l'introduisit dans la maison maternelle où il avait d'ailleurs vraisemblablement ses entrées et où il était certainement recommandé. C'était alors un homme de quarante ans passés, qui n'avait rien de séduisant dans le visage ou la tournure : un front fuyant, un nez gros et flaireur, des veux à fleur de tête, une Louche aux lèvres minces ; dans l'aspect général, malgré la différence des traits, quelque ressemblance avec Robespierre allié, son ancien camarade à Louis-le-Grand ; des cheveux soigneusement poudrés, une toilette recherchée, rien, dans la tenue, du moraliste : c'est qu'il avait été révolutionnaire tout comme réactionnaire, en homme de lettres, pour vendre sa copie le mieux qu'il avait pu, vu que ses besoins avaient toujours été grands. Il aimait les femmes, les filles de théâtre : depuis cinq ans, était l'amant d'une demoiselle Masson, actrice des Italiens, dont il avait deux enfants et dont il attendait un troisième. Il passait partout pour l'avoir épousée, mais il passait seulement, et ce n'étaient point les sottises de l'opinion qui pouvaient arrêter un homme tel que lui en un projet qui seul pouvait assurer son salut. Alors, Paulette a seize ans : elle est belle, elle est jolie, elle est rare ; elle est ensemble la beauté et la grâce. Il n'y a pas, en son corps, une ligne qu'on puisse souhaiter différente, elle a des membres dont le moulage, cent ans après sa mort, lui fait encore des amants. Elle est coquette comme en sa petite enfance, mais, à cette coquetterie primitive, elle en joint une plus raffinée : Elle ne veut plus être seule à s'admirer, prétend que quelqu'un voie comme elle est belle, le lui dise, et prenne de sa beauté le culte comme elle en a l'adoration. D'ailleurs, une admirable ignorance : nulle culture d'esprit ; elle ne sait, a-t-on dit. ni lire ni écrire. Cela est exagéré sans doute, mais qu'importerait ? L'être d'amour, l'être fait et créé pour inspirer l'amour qu'est Paulette, en sait toujours plus que tous les hommes auxquels elle inspire des désirs, dont elle recueille les hommages et qui mendient ses faveurs. La science qu'elle acquerrait ne serait que pour l'enlaidir, et il suffit qu'elle soit telle qu'elle est pour qu'elle réalise la perfection de son type et, vraisemblablement, la perfection de son sexe. Ces deux êtres se trouvent face à face. Même ignorant qu'il y a un général Bonaparte, commandant en chef l'Armée de l'intérieur et destiné à l'Armée d'Italie, Fréron, certes, peut devenir amoureux ; mais n'y a-t-il pas les engagements qu'il a pris ailleurs, son âge, le respect qu'il doit à cette maison où on le reçoit ? Scrupules bons pour d'autres. Se faire aimer d'une fille de seize ans, dont le tempérament s'éveille, dont la coquetterie a été, dés l'enfance, l'unique passion, c'est un jeu pour un homme à bonnes fortunes, qui sait parler tous les langages, qui est bien élevé, de façons courtoises, capable de tourner un bouquet à Clitoris comme de rédiger des épîtres enflammées, qui apparaît environné de tout le prestige du pouvoir et qui a quarante ans, — l'âge où l'on est un roué ou un sage. Pauline ne tarde pas à répondre à cet amour qu'on veut croire et qui, peut-être, est sincère. C'est la première fois qu'on lui dit à son goût qu'elle est belle, et elle le sait si bien ! Les intermédiaires ne lui manquent pas : Lucien d'abord, puis des amis communs, Nouet et Méchin, puis Marianna, d'autres encore. En ventôse (mars 1798), cinq mois après l'arrivée de Fréron, les deux amants sont tout à fait d'accord. Oui, écrit Paulette, je jure, cher Stanislas, de n'aimer jamais que toi ; mon cœur n'est point partagé ; il s'est donné tout entier. Qui pourrait s'opposer à l'union de deux âmes qui ne cherchent que le bonheur et qui le trouvent en s'aimant ? Non, mon ami, maman, ni personne ne peuvent te refuser ma main. Les choses en sont à ce point lorsque Napoléon, allant à l'armée d'Italie, passe à Marseille (2 germinal-22 mars). Il y voit Fréron qui, malgré l'expiration de ses pouvoirs, ne continue pas moins à jouer au dictateur ; qui, par l'entrée au Directoire de son ancien complice Barras, se tient au-dessus de toutes les lois et qui, s'il s'attend à être l'appelé du Midi, a des promesses positives d'être nommé commissaire du Directoire près d'une des armées — peut-être l'Armée d'Italie. Pourquoi pas ? Il a pour compétiteurs d'anciens collègues, qui ont couru presque les mêmes fortunes, qui ont subi des échecs analogues ; il est comme eux exclu des nouveaux Conseils et, étant plus compromis qu'eux tous, il a droit plus qu'eux à une compensation. Or, quelle compensation plus magnifique qu'un Commissariat d'armée — le droit de piller à la fois cette armée et ses conquêtes. Le souvenir des représentants en mission est trop proche pour qu'on ne se demande pas si ces commissaires du Directoire n'auront pas quelque chose de leur pouvoir. A ce point de vue, Fréron est à ménager, quand même Napoléon ne lui aurait pas des obligations particulières qui exigent qu'il lui fasse au moins bonne figure. Il lui donne donc presque des encouragements et va jusqu'à lui promettre, pour Joséphine, une lettre où il annoncera le mariage afin qu'elle ne soit pas trop étonnée de la subite apparition de Paulette quand Fréron la lui présentera. Seulement — est-ce un hasard seulement ? — aussitôt Napoléon passé, voici Mme Bonaparte qui ajourna le projet. Ta mère, écrit dès le lendemain Fréron à son futur beau-frère, oppose un léger obstacle à mon empressement. Je tiens à l'idée de me marier à Marseille sous quatre ou cinq jours. Tout est même arrangé pour cela... Je t'en conjure, écris à ta mère pour lever toute difficulté ; dis-lui de me laisser la plus grande latitude pour déterminer l'époque de ce moment fortuné. J'ai l'entier consentement, j'ai l'aveu de ma jeune amie : pourquoi ajourner ces nœuds que l'amour le plus délicat a formés ? Mon cher Bonaparte, aide-moi à vaincre ce nouvel obstacle, je compte sur toi. Bien en a pris à Mme Bonaparte : quatre jours auparavant,
le 30 ventôse (20 mars), a éclaté à
Paris l'orage que par ses actes, ses sottises, l'abus invraisemblable d'une
dictature qu'il s'obstine à conserver contre toutes les lois, Fréron a comme
è dessein préparé contre lui-même. Jourdan (des
Bouches-du-Rhône) a dénoncé aux Cinq-Cents ses
opérations anarchiques ; il a été vigoureusement appuyé par Isnard, et
le Directoire, cédant devant un mouvement qu'il prévoit formidable, a, par
une lettre des plus sévères, enjoint au citoyen Pélissier, commissaire du
Pouvoir exécutif près de l'administration du département des
Bouches-du-Rhône, de notifier de nouveau au citoyen
Fréron son arrêté du 7 pluviôse si cet ex-commissaire s'est véritablement
permis de ne pas s'y conformer et s'il a continué une mission pour laquelle
les pouvoirs qu'il avait reçus de la Convention sont expirés depuis la
notification qui lui en a été faite le 21 pluviôse. Le courrier
porteur de cette nouvelle arrive à Marseille le 8 germinal (28 mars) le jour même que Fréron fixait pour
son mariage. Fréron, exaspéré, court à Paris : il riposte aux accusateurs par
un Mémoire historique sur la réaction royale et sur les massacres du Midi.
Il y prend à partie, — et avec quelle violence ! — Isnard, Cadroy,
Durand-Maillane, Rouyer, Chambon, tous les représentants qui ont été en
mission dans le midi depuis le 9 thermidor. Tactique imprudente : les
Girondins qui sont rentrés en force dans les Conseils, qui y sont soutenus
par l'opinion, ne s'intimident plus à des déclamations auxquelles manque
l'accompagnement qu'y apportaient, au 31 niai, Henriot, ses canonniers et la
Commune de Paris. Chacun d'eux — et de pareille encre — riposte à Fréron, cet homme qui jeune encore a déjà atteint l'immortalité du
crime. Ils remuent toute la boue de son passé, la lui jettent au visage, et, accablé, Fréron s'effondre. Ses
protecteurs qui, tels que Barras, ont été ses complices, sentent qu'à le défendre
ils se perdront sans le sauver, et l'abandonnent en se déchargeant sur lui de
tous leurs crimes. Vainement, fait-il publier par ses sous-ordres, Julian et
Méchin, une apologie de sa mission ; nul n'en tient compte. Il est brûlé ; il
est fini comme homme politique, — si bien que, un an plus tard, en l'an V,
quand, grâce à Jeannet-Dervieux, le neveu de Danton, commissaire du pouvoir
exécutif à la Guyane, il se trouvera pour quelques jours en possession d'une
espèce de mandat de député, son élection sera invalidée sans phrase, sans
débats, à l'unanimité des votants et nul n'osera présenter sa défense — pas
même lui. Napoléon, qui en gagnant quatre à cinq jours, a ainsi sauvé Paulette de l'abîme, pense qu'il suffira désormais d'un mot pour que Fréron comprenne, et que ce mot, dit par un tiers, épargnera à tout le monde de graves ennuis et des explications fâcheuses. Il écrit à Joséphine le 21 floréal (13 mai) : Je le prie, mon amie, de faire savoir à Fréron que l'intention de ma famille n'est pas qu'il épouse ma sœur et que je suis résolu à prendre un parti quelconque pour l'empêcher ; le lendemain, à Joseph : Je te prie d'arranger l'affaire de Paulette ; mon intention n'est pas que Fréron l'épouse ; dis-le-lui et fais-le-lui dire. On le lui dit ; mais il n'est pas homme à jeter ainsi, sur un simple avis, la seule carte qui lui reste de son jeu — et quelle carte ! Paulette, qui a la tête montée, qui, dans sa propre famille, trouve des prôneurs de Fréron et des complaisants pour maintenir leur correspondance, croit de son honneur de résister. Elle a reçu de Fréron son portrait, des cheveux : elle-même se fait peindre pour lui ; elle continue à lui écrire et à recevoir ses lettres : l'obstacle qu'elle voit à son mariage, ce n'est point la politique et le discrédit où est tombé Fréron, c'est toujours la demoiselle Masson : même, par un sentiment qu'on ne peut s'empêcher de trouver joli et particulier, bien qu'il marque sans doute quelque précocité, loin de récriminer coutre la maîtresse de sou amant elle se met à sa place et la plaint. Elle est malade d'ennui et de lassitude ; vainement essaye-t-on de la distraire en la menant à la campagne, en lui procurant toute sorte d'amusements, elle ne peut détacher sa pensée de celui qu'elle aime et, suivant un système qu'elle conserva si bien qu'il tourna chez elle en habitude, après avoir écrit le corps de la lettre en français, elle réserve pour un post-scriptum en italien les tendresses et les chatteries, comme les balbutiements et les bégaiement de son amour : Ti amo sempre e nassionatissimamente, per sempre ti amo, ti amo, sbell'idol mio, sei cuore mio, tenero amico, ti amo, amo, amo, si amitissimo amante. Cependant les nouvelles sont pires chaque jour : Je vois par ta lettre, écrit-elle le 18 messidor (6 juillet), que les
amis sont des ingrats, jusqu'à la femme de Napoléon que tu croyais pour toi.
Elle écrit à son mari que je serais déshonorée si je me mariais avec toi,
ainsi qu'elle espérait l'empêche. Que lui avons-nous fait ?... Je te conseille d'écrire à Napoléon ; je voudrais lui
écrire. Qu'en dis-tu ? Il me semble que ma lettre n'était pas assez forte
pour bien le persuader de mes sentiments pour toi ; peut-être serait-il
attendri des larmes d'une sœur et des prières d'une amie. Tu sais qu'il peut
beaucoup. Certes, Fréron le sait et il sait aussi que, seul, Napoléon le tient en échec ; car si, réellement et sans être soufflée par son fils, Mme Bonaparte s'est jadis opposée au projet de sa fille, à présent elle est sa complice, puisque Paulette écrit : Tu peux adresser tes lettres sous le couvert de maman. Peu à peu, pourtant, la résistance de la jeune lire s'épuise. Tout appui lui manque. Fréron reste à Paris pour faire tête et se défendre. Devant la puissance morale de Napoléon, grandissant de victoire en victoire, les oppositions formées contre lui dans la famille s'effacent ou se contiennent ; les complices de Paulette se font plus timides et les confidents s'écartent. Il signifie sa volonté et elle est bien contrainte de se rendre. Si la lettre qu'elle lui adresse alors a bien vraiment été écrite par elle, si elle n'a été ni soufflée, ni dictée par un de ses frères, en vérité qu'avait à faire la petite Corse de maîtres et de professeurs, et à quoi cela sert-il ? N'en sait-elle pas autant que femme au monde, elle qui n'a rien appris ? Son cœur ne lui a-t-il pas fait tout deviner et comprendre et, de quelle institutrice autre que la Passion, eût-elle reçu d'aussi rapides et brillantes leçons de style : tt J'ai reçu votre lettre, écrit-elle à Napoléon. Elle m'a fait la plus grande peine. Je ne m'attendais pas à ce changement de votre part. Vous aviez consenti à m'unir à Fréron. D'après les promesses que vous m'aviez faites d'aplanir tous les obstacles, mon cœur s'était livré à cette douce espérance et je le regardais comme celui qui devait remplir ma destinée. Je vous envoie sa dernière lettre : vous verrez que toutes les calomnies qu'on a débitées contre lui ne sont pas vraies. Quant à moi, je préfère plutôt le malheur de ma vie que de me marier sans votre consentement et m'attirer votre malédiction. Vous, mon cher Napoléon, pour lequel j'ai toujours eu l'amitié la plus tendre, si vous étiez témoin des larmes que votre lettre m'a fait répandre, vous en seriez touché, j'en suis sûre. Vous, de qui j'attendais mon bonheur, vous voulez me faire renoncer à la seule personne que je puis aimer. Quoique jeune, j'ai un caractère ferme. Je sens qu'il m'est impossible de renoncer à Fréron après toutes les promesses que je lui ai faites de n'aimer que lui. Oui ! je les tiendrai. Personne au inonde ne pourra m'empêcher de lui conserver mon cœur et de recevoir ses lettres, de lui répondre, de répéter que je n'aimerai que lui. Je connais trop mes devoirs pour m'en écarter, mais je sais que je ne puis pas changer suivant les circonstances. Adieu. Voilà ce que j'avais à vous dire. Soyez heureux et, au milieu de vos victoires, de tout ce bonheur, rappelez-vous quelquefois de la vie pleine d'amertume et des Fleurs que répand P. B. A cette grande passion il n'y avait qu'un remède : dépayser Paulette, la sortir de Marseille, lui montrer des jeunes hommes, droits, nets, intacts, braves, parés, comme on disait, des lauriers de la gloire et portant, à la face de la mort constamment affrontée, le rire d'enfant, sonnant et joyeux, qui, à soi seul, dit la robustesse du corps, l'intégrité de la conscience et la beauté du cœur. Napoléon avait justement à son état-major un officier supérieur qui, longtemps employé à Marseille où il avait commandé la place, s'y était fort occupé de Paulette, et était amoureux d'elle depuis près de trois années. En remettant en présence deux êtres dont l'un avait pour l'autre une passion assez ancienne pour qu'elle fût alors désintéressée, assez profonde pour qu'elle eût résisté au temps et surtout la connaissance entière de l'intrigue avec Fréron, Napoléon devait penser qu'il pourrait s'en suivre un mariage qui lui conviendrait à tous les égards et pour lequel, de la part de l'officier avait en vue, il ne serait besoin ni d'ambition ni de complicité, mais seulement d'amour. Au commencement de frimaire an V (fin novembre 1796), il écrivit donc pour que, sous la conduite de l'oncle Fesch à qui il réservait une bonne place dans les vivres et les moyens de faire rapidement fortune, Paulette vint le trouver en Italie. Retardée par une indisposition, elle ne put se mettre en route qu'au commencement de nivôse (fin décembre), joignit le Général et Joséphine à Modène, suivit sa belle-sœur dans son voyage au travers des Légations nouvellement conquises, séjourna avec elle à Bologne, où Napoléon les retrouva ; puis — toujours avec Joséphine — elle vint à Mantoue et plus tard à Milan lorsque le Général poussa en Styrie la campagne qui le mena à Léoben, et cela dura ainsi jusqu'au moment où Napoléon se détermina à s'installer pour le printemps au château de Mombello. Dans toute cette affaire de Paulette, Lucien, chaque fois qu'il était venu à Marseille, avait joué un rôle qui avait dû singulièrement déplaire à Napoléon. Outre qu'il eu avait sans doute la responsabilité première, il avait jugé bon ensuite de se rendre jusqu'au bout le confident et l'intermédiaire des deux amants. Il avait tant et de si fortes obligations à son frère qu'il n'osait, ni ne pouvait entrer eu lutte ou verte avec lui ; mais il prenait sa revanche en le taquinant dans cette question familiale, en suscitant des obstacles à ses désirs, en soufflant la résistance à Paulette : c'était sa façon de marquer qu'il ne se soumettait point, qu'il gardait son autonomie, qu'il restait hors de la sphère d'influence et d'action du Général. Les leçons qu'il avait reçues, loin de avaient en effet exaspéré, semble-t-il, son ambition et son esprit d'indépendance. Le résumé précis et sec de sa vie durant cette période suffit à soi seul an surplus pour établir son caractère. Nommé, comme on a vu, le 6 brumaire an IV (23 octobre 1793) par la crème de Napoléon,
commissaire des guerres à l'Armée du Nord et accouru tout de suite de
Marseille, il ne s'est déterminé à quitter Paris qu'après trois mois de
séjour le 19 pluviôse (8 février 1796),
et, bien que sa destination fût Gorcum, il n'a point dépassé Bruxelles et
Malines où il était certainement le 13 germinal (2
avril.) Au bout d'un mois, las déjà de ses fonctions, il est parti,
sans congé, pour Paris où il se trouvait encore à la fin de floréal (commencement de mai). De Paris, il est venu
— toujours sans autorisation — rejoindre son frère en Italie. Au moment où il
y est arrivé, Napoléon était à Pavie : Lucien y est accouru, mais l'accueil
qu'il y a reçu a été de telle nature qu'il n'y est resté, dit-il lui-même,
qu'une demi-journée. Néanmoins, il a obtenu que son frère fit changer sa
destination et le fit envoyer à Marseille toujours en qualité de commissaire
des guerres. Il est arrivé à Marseille le 28 prairial (17 juin) et, deux jours après, il écrit à Fréron : J'ai grande envie d'aller à Paris vous voir et terminer
quelques affaires qui m'intéressent beaucoup. En effet, vingt jours
plus tard, le 20 messidor (8 juillet),
il est reparti pour Paris, toujours sans autorisation. Je suis contente que Lucien aille à Paris, écrit
Paulette à Fréron. Tu pourras concerter avec lui nos
intérêts. Napoléon n'est point aussi satisfait : de Vérone, le 22
thermidor (9 août), il écrit à Carnot :
Un de mes frères, commissaire des guerres à
Marseille, s'est rendu à Paris sans permission. Ce jeune homme joint à
quelque esprit une très mauvaise tête ; il a eu toute sa vie la fureur de se
mêler de politique. Dans un moment où il me paraît qu'un grand nombre de personnes désirent me
faire du tort et que l'on emploie toute l'intrigue pour accréditer des bruits
aussi bêtes que calomnieusement méchants, je
vous prie de vouloir bien me rendre le service essentiel de lui faire
ordonner de se rendre sous vingt-quatre heures à une armée. Je désirerais que
ce fût à l'Armée du Nord. Pareille lettre à Barras, mais plus vive. Au reçu de la dépêche, Carnot donne à Lucien l'ordre demandé ; mais — soit qu'il n'y ait pas de vacance à l'Armée du Nord, soit que les souvenirs que Lucien y a laissés ne permettent point de l'y envoyer — l'ordre est pour l'Armée du Rhin. Lucien, qui a amené à Paris sa femme enceinte, part précipitamment avec elle et elle fait une fausse couche à Stras- bourg. A l'Armée du Rhin, Lucien ne réussit pas mieux qu'à
l'Armée du Nord. A Barras, il déclare qu'il ne veut pas servir. A Carnot, il
réclame contre l'injustice qu'il prétend lui avoir été faite et exige qu'on
le renvoie à Marseille. Carnot expédie sa lettre à Napoléon, qui répond le
brumaire an V (25 octobre 1796) : J'ai reçu, mon cher Directeur, votre lettre du 17
vendémiaire. Vous aurez vu, par la seule lecture de la lettre de mon frère,
combien ce jeune homme a la tête exaltée. Il s'est compromis en 93 plusieurs
fois, malgré les conseils réitérés que je n'ai cessé de lui donner. Il
voulait faire le jacobin, de sorte que si, heureusement pour lui, les
dix-huit ans qu'il avait alors n'étaient son excuse, il se trouverait
compromis avec le petit nombre d'hommes, opprobre de la nation. Son séjour à
Marseille serait dangereux, non seulement pour lui, mais même pour la chose
publique. Les intrigants ne manqueraient pas de le circonvenir ; d'ailleurs,
ses anciennes relations dans ce pays-là sont très mauvaises. La Corse étant libre
aujourd'hui, vous m'obligeriez beaucoup en lui donnant l'ordre de s'y rendre
puisque sa tête ne lui permet pas de rester à l'Armée du Rhin. Il serait dans
ce pays-là utile à la République. L'ordre pour Ajaccio ne se fait pas attendre et Lucien
s'empresse de regagner Marseille où il se propose de passer encore un mois
avant de se rendre à son nouveau poste. Paulette a cédé : elle est partie
avec Fesch pour le quartier général : il n'y a donc pas à continuer la lutte
sur ce point. Peut-être d'ailleurs cette lutte semble-t-elle à présent si
dangereuse qu'il faille, pour le moulent, y mettre une sourdine. Lucien écrit
à Fréron (14 nivôse an V-3 janvier 1797)
une longue lettre pleine de protes-talions fraternelles : Je te suis attaché, lui dit-il, non pas parce que je te dois de la reconnaissance, mais
parce que ton caractère, ton cœur et la supériorité de tes talents, se sont
conciliés à jamais mon estime et mon amitié. Un insulaire peut être étour.li
et manquer aux convenances, mais il n'est pas hypocrite. Crois que si
l'occasion se présentait où je pusse t'être utile, tu serais mon frère. Je
retourne dans mes montagnes, et, là comme partout, je te conserverai
l'attachement que je t'ai voué, car je ne suis pas un homme à circonstances.
Ces démonstrations ont peut-être pour objet de faire passer cette phrase qui
clôt d'une façon définitive le roman de Paulette : Maman
me charge de te demander à qui tu veux qu'elle remette ta....[1] Mon ami, cet article me pèse ; finissons-le. Lucien a cédé sur Paulette parce qu'il ne pouvait, en l'absence de la principale intéressée et malgré elle, continuer à la marier, mais est-il bien, comme il le dit à, Fréron, décidé à retourner dans ses montagnes et ne veut-il pas essayer d'un dernier moyen pour se soustraire aux ordres de Napoléon ? A Paris, il n'a point fréquenté uniquement des hommes, et ses préoccupations n'ont pas été exclusivement politiques. Grâce à son frère, grâce au nom qu'il porte, il a pénétré chez Barras ; il s'est fait présenter aux femmes qui y règnent et, suivant une tactique qui, pour n'être pas nouvelle n'en est pas pire, il a adopté près de ces dames le rôle d'un petit frère qui ne demande nulle faveur que l'intimité et la force d'aillant mieux qu'il affiche moins de prétentions. N'y a-t-il pas quelque parti à tirer de cette protection ? Ne peut-il s'en servir pour conjurer l'exil qu'il redoute ? Qui sait si Barras ne saisira pas l'occasion de jouer un tour à Carnot et à Napoléon même ? En tout cas, on ne risque rien d'essayer pourvu que l'on s'y prenne bien. Voici justement un peintre, un ami des Bonaparte, Réattu, qui part pour Paris. Lucien lui promet des lettres de recommandation qui feront sa fortune. Il prend du grand papier à l'en-tête gravé de l'Armée d'Italie et il écrit à Mme Tallien : Je prends la liberté, mon adorable sœur, de me rappeler à votre souvenir ; avant de me déterminer à vous écrire, je me suis dit : Les absents pour l'ordinaire sont importuns, mais cette idée passagère a cédé à un sentiment plus consolant pour moi... Que voulez-vous ? Je me rappelle souvent que vous m'avez donné le titre précieux de frère et ce souvenir me rend une confiance peut-être mal fondée... Quoi qu'il en soit, permettez-moi d'occuper un de vos moments si lagneran le grazie et gl'amorini ; mais les grâces et les amours n'ont qu'à bouler, il faudra bien que leur bouderie finisse et l'amitié, que je vous ai vouée mérite bien quelque chose. C'est là le préambule, mais la lettre a-t-elle été écrite pour fournir à Réattu une vague recommandation de cinq lignes ou pour permettre, après la salutation votre dévoué frère et concitoyen, ces deux post-scriptum : P.-S. Je pars bientôt pour la Corse ; si vous aviez des ordres à me donner, vous avez mon adresse, je recevrai avec empressement tout ce qui pourrait venu de votre part. L. B. Je ne puis finir sans vous témoigner combien j'envie le sort de mon ami qui va bientôt jouir de votre présence. L. B. L'invite est directe. Il est à présumer qu'elle était
mieux formulée encore dans une lettre écrite le même jour à Barras, aussi
sous prétexte de Réattu : mais, pour que Barras entrât dans l'idée de faire
une niche à Napoléon, il eût fallu que Lucien pût servir ses desseins ou ses
plaisirs. Or, Barras ne l'a, ainsi que Mme Tallien, accueilli comme il a fait
qu'à cause de son frère et se soucie fort peu qu'il soit en Corse ou
ailleurs. Lucien, las d'attendre en son logis de la place Monthion (qu'il nomme Montillon)
des réponses qui n'arrivent pas, se détermine enfin à partir (pluviôse, février 1797). Il est, le mois
suivant, installé à Ajaccio en son poste de commissaire (lettre du 25 ventôse, 15 mars) ; mais à
peine y passe-t-il quelques semaines, car le voici, au mois de floréal (fin avril), on ne sait en quelle qualité ni
sous quel prétexte, à bord du Platon mouillé à l'ile Porquerolles, à sept
lieues d'Hyères. On apprend à Hyères son arrivée et comme la ville se prépare
à célébrer par une fête patriotique les victoires de l'Armée d'Italie, des
officiers de la garnison sont députés auprès du jeune
guerrier pour l'inviter à y prendre part. Lucien se trouve dans
une position singulièrement embarrassante : Napoléon ne peut ainsi manquer de
savoir qu'il a encore une fois quitté son poste sans autorisation, mais, s'il
apprend par surcroît qu'il se fait, en ses lieu et place, décerner des
honneurs et des présidences de banquets, la querelle peut devenir sérieuse.
Lucien décline donc l'invitation. Dans une
république, écrit-il, la gloire est
personnelle ; elle couvre de lauriers le soutien de la patrie, sans s'étendre
à sa famille... Si j'acceptais ces honneurs
que vous et vos camarades m'apprêtez, j'attenterais à ce principe sacré, base
de la démocratie Je contreviendrais d'ailleurs aux intentions positives de
mon frère qui ne veut pour fêtes que les lauriers cueillis au champ de
bataille... Agréez, je vous prie, et faites
agréer à vos commettants mes remercîments au nom de mon frère et au mien et
mêlez à vos toasts notre toast invariable, celui des généreux enfants de la
Liberté : Vice la République ! Ce n'est point mal s'en tirer et les vertus républicaines interviennent ici fort à propos. Lucien les pratique moins lorsque, d'un air cavalier, il écrit au général Berthier, chef de l'état-major de l'Armée d'Italie, pour lui recommander divers officiers qu'il a connus en Corse, mais quelque ton qu'il prenne en public, il est bien obligé de s'avouer en son particulier que sa brouille avec son frère lui barre des routes qu'il voit s'ouvrir toutes grandes devant Joseph et devant Louis ; que, tant qu'il ne sera pas réconcilié, il périra d'ennui à Ajaccio et n'y aura qu'une place médiocre, juste assez lucrative pour le faire vivre lui et les siens. Toutefois, bien que sa mère et ses frères aient sans nul doute déjà préparé Napoléon à pardonner, il ne veut ou n'ose tenter lui-même une démarche qui, après tant de promesses vaines, risquerait d'être repoussée et c'est sa femme qu'il emploie pour la faire. Le 14 thermidor (1er août), Catherine écrit à Napoléon : Permettez-moi de vous appeler du nom de frère. Mon premier enfant est né dans une époque où vous étiez irrité contre nous. Je désire bien qu'elle puisse vous caresser bientôt afin de vous indemniser des peines que mon mariage vous a causées. Mon second enfant n'est pas venu au jour. Fuyant Paris d'après votre ordre, j'ai avorté en Allemagne. Dans un mois, j'espère vous donner un neveu : une grossesse heureuse et bien d'autres circonstances me font espérer que ce sera un garçon. Je vous promets d'en faire un militaire, mais je désire qu'il porte votre nom et que vous soyez son parrain. J'espère que vous ne refuserez pas à votre sœur. Je vous prie d'envoyer votre procuration à Bacciochi ou qui à bon vous semblera. La marraine sera maman. J'attends cette procuration avec impatience. Parce que nous sommes pauvres, vous ne nous dédaignerez pas, car, après tout, vous êtes notre frère, mes enfants sont vos seuls neveux et nous vous aimons plus que la fortune. Puissé-je un jour vous témoigner toute la tendresse que j'ai pour vous. Votre sœur bien affectionnée, CHRISTINE BONAPARTE. P.-S. Je vous prie de ne pas m'oublier auprès de votre épouse que je désirerais bien connaître. A Paris, on me disait que je lui ressemblais beaucoup. Si vous vous rappelez ma physionomie, vous devez pouvoir en juger. Cette démarche, concertée avec tous les membres de la famille, est sans doute décisive, car, si l'on ne peut affirmer que Napoléon accepta d'être le parrain du fils qu'eut Lucien et qui mourut cette même année, on a une marque certaine qu'il rendit à son frère ses bonnes grâces en ce fait que, quelques mois plus tard, Lucien fut promu au grade de commissaire ordonnateur en résidence à Bastia — grade qui, selon la loi du 28 nivôse an III, conférait à celui qui en était revêtu, un pouvoir presque sans contrôle et une entière indépendance dans la division militaire, lui assurait, avec l'assimilation au grade de chef d'escadron, huit mille francs de traitement, dix-huit cents francs de frais de bureau, douze cents francs de frais de logement et des rations pour trois chevaux. Bien mieux, avant de partir pour l'Egypte, Napoléon autorisa Lucien à se présenter à la députation et, au cas d'un échec, certes improbable, — car ici son autorisation valait l'élection, — il lui assura un emploi de son grade dans son armée. Napoléon a, semble-t-il, d'autant plus de mérite à excuser, à voiler et à pardonner les écarts de conduite de Lucien que, s'il lui attribue une intelligence remarquable et qu'il croit seulement dévoyée, s'il s'imagine prendre sur lui quelque jour une influence décisive et le faire servir lui aussi aux desseins, encore obscurs et pourtant assurés qu'il porte en son esprit, il n'éprouve point pour lui une affection tendre comme en peut créer l'enfance commune, il ne ressent point une sympathie réelle pour sa personne et pour son caractère. Tout, de Lucien, est pour choquer les idées d'ordre, de discipline, de subordination qui sont, à présent, le fonds de sa nature. Son instinct de domination l'avertit que cet homme-là ne se soumettra pas. Il ne serait pas lui-même enfin s'il ne considérait, en sa pensée intime, l'étal de militaire comme le premier des états et n'est-ce pas assez pour creuser un abîme entre Lucien et lui, que, de cet état, Lucien ait l'horreur, qu'il en proclame sans cesse la bassesse et qu'il affirme, en toute occasion, la prépondérance, sur le soldat, de l'orateur, du politique, du civil ! Au contraire, Napoléon croit trouver chez son jeune frère Louis toutes les qualités et les vertus qu'il souhaite chez un homme. Depuis le début de sa première campagne, il l'a tenu près de lui et ne lui a, pas plus qu'aux autres officiers de son état-major, épargné les missions périlleuses. On vieillit vite à lui servir d'aide de camp, et, si jeune qu'on soit, en telle place, on est plus approché de la tombe que bien des vieillards. Louis d'ailleurs ne se ménage pas plus que ne fait son frère : au passage du Pô, il est des premiers avec Lannes, et avec Dommartin, sur la brèche de Pizzighettone ; à Pavie, on remarque son sang-froid et lorsque, de Brescia, la veille de la journée de Castiglione, Napoléon l'envoie à Paris rendre compte au Directoire du péril où s'est trouvée l'armée et du remède qu'il y a apporté, nul ne s'étonne que Louis ait été choisi, tandis qu'on ne se prive pas, le surlendemain, de médire du messager porteur des trophées de Castiglione. Napoléon écrit à Carnot : Je vous
recommande celui de mes frères qui est mon aide de camp, que je vous ai
expédié, la veille de la bataille de Lonato ; ce brave jeune homme méritera
tous les égards que vous voudrez bien avoir pour lui. Cela vaut à
Louis, outre le plus flatteur des accueils, le grade de capitaine, (non dans l'Artillerie où il ne peut être titularisé,
mais à la suite du 5e Hussards) et une belle paire de pistolets de la
manufacture de Versailles. Louis prolonge son séjour à Paris : il est amoureux et, semble-t-il, aimé, — mais quelle est cette Eglé à qui il adresse ses vers et est-ce à cause d'elle qu'il n'a plus le sou et va être obligé de vendre ses chevaux et de congédier son domestique ? Cela semble pourtant platonique : Il n'est qu'un temps pour l'Innocence, Toute la vie est pour l'Amour ! mais rien de tel que les fausses innocences pour faire marcher les innocents ! Il revient en brumaire an V (octobre 1796), à temps pour assister aux batailles de la Brenta, de Caldiero et d'Arcole. Le second jour d'Arcole, le général en chef l'envoie porter un ordre important au général Robert qui est à la tête des tirailleurs ; nul autre chemin, pour le joindre, que la chaussée constamment balayée par le feu des Autrichiens et où Louis, seul, à cheval, ne manque pas un coup de fusil. Il arrive pourtant, explique avec le plus grand calme son affaire au générai qui est tue quelques instants après et il retourne par la même route Arrivé près de son frère, celui-ci fit un mouvement de surprise et de joie : Je vous croyais tué, lui dit-il. Rien de plus — et c'est tout en effet ce qu'il peut témoigner. A cet être qu'il aime comme son enfant, Napoléon ne peut rien marquer qui, malgré la brièveté du geste et le laconisme de la phrase, ait plus d'éloquence. C'est là tout ce que vaut la vie ; c'est au moins tout ce qu'un général d'armée doit montrer qu'il l'estime, quand lui-même est préparé à la perdre à tout instant et qu'il est sous des soldats dont il attend et il exige le même sacrifice. L'homme qui a accoutumé son cœur, son cerveau, sa chair nième, à l'idée de la mort instantanément reçue, et non pas même à l'attente de celle mort mais à sa recherche délibérée et continuelle ; celui qui, toujours, à toute heure, sans demander, ni accepter de secours dans des promesses d'au delà, est prêt à recevoir la mort pour remplir ce qu'il croit son devoir, cet homme-là a gravi l'échelon dernier où puissent parvenir les êtres intelligents et sensibles. Il est supérieur aux dieux inventés. Mais ce n'est point assez qu'il ait celte prévision de la mort pour lui-même et qu'il ait donné cette accoutumance à son esprit, il tant qu'il l'étende à tout ce qui le touche de plus près, à tout ce qu'il aime davantage, en sorte que le coup qui frappe l'être qui lui est le plus cher ne le surprenne ni ne l'émeuve au point de le détourner de son objet et d'interrompre même un instant le jeu complet de ses facultés. Celle apparence impassible, Napoléon la conserve le plus ordinairement et même hors de la guerre. C'est que sa vie est une bataille où il a compté qu'il y aurait des tués, lui ou d'autres. En campagne, ce n'est pas pour un homme qui tombe, un régiment, une division, qu'il renonce à la victoire. Pourquoi agir autrement parce qu'une maladie tue, au lieu d'une balle ? C'est une autre combinaison à trouver, voilà tout. Ensuite, l'homme qu'est Napoléon pleurera, s'il a le temps. Jusqu'à la fin de la première campagne de l'an V, Louis a fait preuve d'une forte constitution : aimable camarade et bon vivant, assez gai et en train pour qu'on le citât au jeu et à table, il réclamait sa part des divertissements de l'état-major ; mais, soit que, à Milan, il eût recherché des plaisirs chèrement payés par une terrible maladie, qu'il en eût été traité avec toute la légèreté possible et de façon que sa santé en eût été ruinée ; soit qu'il portât en lui un principe de goutte rhumatismale qui dût transformer à bref délai son tempérament physique et son caractère moral, il tomba malade à Forli le 16 pluviôse (4 février 1797), au début de la campagne contre les Pontificaux et fut obligé de revenir se faire soigner à Bologne, puis à Milan, sans pouvoir suivre son frère dans la campagne de Styrie. Il sortit de cette maladie étiolé, morose, mélancolique, constamment occupé de sa santé, et persuadé qu'elle était atteinte. Le physique réagit promptement sur le moral : Louis avait eu jusqu'alors de ces tendances à la rêverie poétique qu'ont la plupart des jeunes gens de dix-neuf ans, faute d'objet en qui ils les incarnent. Ces tendances vont se développer en lui au point de supprimer les éléments d'action. Sa croissance morale et mentale s'arrête : ce ne sera plus bientôt qu'un hypocondriaque promenant par le monde, à travers les médecins et les charlatans, ses maladies vraies ou imaginaires, sans rencontrer nulle part un soulagement à ses souffrances, sans trouver, ailleurs que dans des rêves momentanés. l'apparence même d'un plaisir. Pour l'instant, nul ne soupçonne, que cette transformation s'opère, Napoléon moins que tout autre. Il attribue à la convalescence de Louis, à l'accident passager dont il a été victime, un état d'esprit qu'il constate, mais sans chercher à se l'expliquer : il le traite par la distraction et, jugeant que le meilleur remède est Paris, il l'y envoie porter au Directoire la nouvelle de la paix, d'autant plus attaché à son jeune frère que d'autres membres de sa famille lui donnent moins sujet d'être satisfait. La venue de Mme Bonaparte la mère à Mombello a été motivée en effet par le désir d'obtenir de Napoléon son tardif assentiment à un mariage qui vient d'être conclu contre sa volonté et qu'il avait repoussé pour d'aussi bonnes raisons que celui de Paulette avec Fréron. Il n'y avait point que Paulette à Marseille ; il y avait d'abord son aillée, Marianna (Elisa). Elle avait vingt ans, l'âge où, en Corse, les filles, si tôt nubiles, se tiennent déjà vieilles. Depuis le projet, plutôt caressé que formulé, d'union avec l'amiral Truguet, nul parti ne s'était présenté. Seule des Bonaparte, garçons et filles, elle n'avait point de beauté. Très grande, extrêmement maigre, avec des cheveux noirs, des yeux noirs à fleur de tête, une grande bouche, de belles dents, elle n'avait rien de la femme en son air, sa tournure et sa physionomie. Son esprit visait au sérieux : son corps, plat et sans gorge, l'inspirait. C'était un de ces êtres androgynes dont le corps se modèle sur l'intelligence et qui, sans avoir pris les qualités de l'autre sexe, ont perdu tons les charmes du leur. De l'instruction qu'elle avait reçue à Saint-Cyr, mieux vaut ne pas parler. Si, de ses conversations avec Lucien, elle avait retenu des bribes de vers et une certaine affectation de littérature, la base était restée médiocre, s'il faut croire Mme Bonaparte elle-même : Mlle Elisa, écrivait-elle en l'an V, vous donnera ses commissions quand elle aura étudié pour écrire lisiblement ; en attendant, elle se rappelle à votre souvenir. Mais, d'écritures peu lisibles, ou ne d'Ornait point dans la famille et cela n'empêchait point de penser et d'agir. Elisa — il faut désormais l'appeler de ce nom qu'elle prit à Marseille après 1794 et avant 1796, qu'elle a vraisemblablement reçu de Lucien, lequel avait la manie de baptiser les femmes à sa guise, car de Catherine sa femme, il avait fait ordinairement Christine et parfois Eléonore, et ce fut lui, sans nul doute, quoi qu'il en dise, qui fit Caroline d'Annunziata — Elisa donc était ambitieuse, ardente, en opposition constante avec Napoléon, en liaison intime avec Lucien, le grand homme persécuté et méconnu. Toutefois, mieux que celui-ci, elle savait non seulement diriger sa conduite, mais dissimuler ses impressions et, tout en n'agissant qu'à sa guise, elle prenait des airs d'obéissance dès que ses intérêts étaient en jeu ; elle se modelait sur sa mère qui, quoique certes elle n'aimât point Joséphine, trouvait les ternies les plus convenables pour lui écrire lorsqu'il s'agissait d'obtenir des recommandations ou des places en faveur de quelque Corse ou de quelque parent des Clary. Un prétendant se présenta pour elle, et comme elle s'ennuyait d'élue fille, elle lui lit accueil, bien que, à coup sûr, ce fût un médiocre parti pour la sœur du général en chef de l'Armée d'Italie qu'un capitaine de trente-cinq ans, qui avait mis quinze ans à gagner ses deux épaulettes, qui ne s'était distingué par aucune action de guerre et que réputaient incapable ses chefs et ses camarades. Félix Bacciochi, d'une famille de Gènes qui certainement était pauvre, mais qu'on disait noble, bien qu'elle n'établit sa filiation que depuis 1557, était entré au service à seize ans, le 27 septembre 1778, en qualité de sous-lieutenant au Royal corse ; il avait été promu lieutenant le 29 juillet 1787 et avait été nommé capitaine à la 3e demi-brigade d'infanterie légère, le 16 avril 1793. Cela- n'indiquait point un grand guerrier, mais il y avait pis : originaire d'Ajaccio, Bacciochi était ami et proche parent des Pozzo di Borgo et, bien qu'il eût, par sa mère, née Benielli, une alliance lointaine avec les Bonaparte, il leur avait toujours été opposé. Sa famille, ardemment pauliste, se disait bourbonienne et était anti-française. Lors de la fameuse élection de Napoléon comme lieutenant colonel des volontaires, c'était chez un Bacciochi qu'était descendu le commissaire du département ennemi des Bonaparte. Entre Corses, ces choses ne s'oublient guère : mais, pour Elisa, il était un mari : de plus, bien que sa figure Fût insignifiante et sotte, il pouvait passer pour bel homme. Aux yeux de Mme Bonaparte, il avait celte vertu particulière d'être Corse et Ajaccien. Cela suffit. La mère et la fille écrivirent donc à Napoléon qui répondit par un refus formel et une opposition motivée — et elles passèrent outre, simulant qu'elles avaient reçu sa lettre trop tard. Le mariage fut célébré le 12 floréal an V (1er mai 1797), à sept heures cinq décimes, par-devant l'officier public de la municipalité du midi du canton de Marseille, en présence de Pierre Faure, secrétaire du commissaire des guerres Bonaparte, de Pierre-Dominique Salvini, secrétaire général du département de la Corse, de Joseph-Elzeard Ardisson, propriétaire, et de Joseph Massoni, aile de camp. Lucien, quoiqu'il lût encore à Marseille et qu'il eût, sans doute, eu sa part au mariage, n'avait point paru. Depuis six mois la Corse était évacuée par les Anglais, mais on n'avait point fait venir d'Ajaccio les actes de baptême et l'on s'était contenté d'actes de notoriété qui permettaient de donner à Félix Baciocchy vingt-neuf ans, au lieu de trente-cinq, et à Marianne-Elisa dix-neuf. Le marié n'avait point pris sa qualité d'officier, et se donnait celle de propriétaire, peut-être pour n'avoir rien à démêler avec l'autorité militaire et, quant au domicile des deux futurs, il leur était déjà commun : Bacciochi était dit résider depuis six mois à Marseille et y être domicilié rue Lafont, île soixante-deux, maison dix-sept, section cinq, et Marianne Buonaparte était dite résider à Marseille depuis trois ans et v être domiciliée avec sa mère : même maison que dessus. Cela explique beaucoup de choses. A présent, il s'agissait que le grand frère pardonnât, car c'était lui qui devait fournir une dot à la mariée et procurer au marié l'avancement auquel son union lui donnait des droits incontestables ; seulement. ces motifs n'étaient point bons à présenter pour obtenir de venir joindre Napoléon à son quartier général ; Mme Bonaparte en trouva d'antres : de Gênes ou de Livourne, elle aurait plus de facilités pour gagner la Corse où elle comptait se rendre ; il y avait lieu pour elle de venir régler le mariage de Paulette, s'il se faisait ; elle désirait voir son fils en ses triomphes et jouir de sa gloire ; ses jeunes enfants li pressaient de les mener en Italie ; ils en avaient écrit à Louis qui devait demander à Napoléon, ils prièrent Joseph d'insister : la permission arriva enfin, mais, au moment où il l'avait donnée, Napoléon ignorait encore le mariage : il s'agissait donc de gagner la nouvelle de vitesse et, si on le pouvait, d'arriver à l'improviste. Napoléon dont on connaissait le caractère, ne résisterait pas à des larmes, accepterait le fait accompli, donnerait la dot et fournirait l'avancement. Toute la maisonnée se mit donc en route : outre Mme Bonaparte, Élisa et son mari, Annunziata que dès lors on appelle Caroline, et Jérôme qui, depuis la fin de l'an IV, a, pour un motif qu'on ignore, quitté sa pension de Saint-Germain et est revenu près de sa mère. On s'embarqua à Marseille au commencement de prairial (fin mai 1797) et l'on entra à Gènes au moment même où, au milieu de troubles sanglants, l'antique gouvernement aristocratique cédait la place à une commission provisoire et où Lavallette, aide de camp du Général en chef, après avoir rempli près du doge une mission singulièrement délicate, se disposait à regagner Milan. Le Général n'avant point été averti de l'arrivée de sa mère ; aucune mesure n'était prise à Gènes ; les troubles pouvaient se renouveler et les dames Bonaparte en titre victimes. Lavallette pensa donc à se mettre à leur disposition et à réunir quelques moyens pour les défendre si elles étaient attaquées, mais Mme Laetitia n'y consentit point. Je n'ai rien à craindre, lui dit-elle, puisque mon fils tient en ses mains comme otages les personnes les plus considérables de la République. Partez promptement pour le prévenir de mon arrivée. Demain, je continuerai ma route. Lavallette partit et Mme Bonaparte, avec ses enfants et son gendre, arriva heureusement à Mombello le 13 prairial (1er juin). Elle avait bien jugé la situation. D'une part, le fait
était accompli et il n'y avait pas à y revenir ; d'autre part, Napoléon, qui
éprouvait peu de sympathie pour Elisa avec laquelle,
a-t-il dit lui-même, il n'eût jamais d'intimité,
leurs deux caractères s'y opposant, pensa qu'il n'avait point à être
plus difficile que sa mère et sa sœur et que, si ce mariage leur convenait,
il n'avait qu'à l'accepter. En échange, il présenta à sa mère le mariage
qu'il avait arrangé pour Paulette. L'adjudant général qu'il lui avait destiné, dont il connaissait les sentiments et dont la présence avait guéri assez vite en effet la blessure qu'avait faite au cœur de Paulette la rupture avec Fréron, se nommait Victoire-Emmanuel Leclerc : il avait vingt-quatre ans, était joli homme quoique de petite taille et, bien qu'il fût blond de cheveux et de carnation, il avait dans les traits quelque ressemblance avec Napoléon. Il appartenait à une honorable famille de commerçants pontoisiens, possédait quelque fortune, et, avant de partir comme volontaire dans le deuxième bataillon de Seine-et-Oise, avait fait à Paris de bonnes études classiques. C'était au siège de Toulon que Bonaparte l'avait connu, d'abord aide de camp du général Lapoype, puis chef d'état-major de la division de l'aile gauche. Il avait applaudi lorsque Leclerc qui venait, à la tête de la colonne à ses ordres, d'emporter le fort Pharon, avait été, sur le champ de bataille, promu par les Représentants, adjudant général chef de bataillon. S'il estimait Leclerc, Leclerc le lui rendait largement. On le vit bien à la séance de la Société des Jacobins de Paris du 8 nivôse au II (28 décembre 1793) quand Leclerc qui avait été envoyé au Comité de Salut public par Barras pour rendre compte des succès de la division — se présenta à la tribune, fit un rapport des traits brillants du courage républicain de nos guerriers à la prise, de Toulon, et donna au commandant, de l'artillerie les louanges qu'on lui devait. Il ne suivit pas Napoléon à l'Armée d'Italie ; il fut employé à l'Armée des Alpes et commanda la place de Marseille, où il obtint le grade d'adjudant général chef de brigade. Réformé lors de la réorganisation des états-majors en même temps que Napoléon lui-même, il fut remis en activité dès que Napoléon eut le commandement de l'Armée de l'Intérieur, renvoyé à Marseille et appelé ensuite à l'Armée d'Italie en qualité de sous-chef de l'état-major général chargé surtout de la correspondance politique. Il y montra des talents et mérita plusieurs fois d'être cité dans les rapports au Directoire comme joignant à beaucoup de conduite, un pur patriotisme. Leclerc, donc, était pour Napoléon un ami du premier degré, de ceux dont il avait appris à estimer le plus anciennement l'intégrité, les talents, le courage et le dévouement. De même, il était pour Paillette une vieille connaissance, un homme qui n'avait cessé d'être amoureux d'elle depuis trois ans et de se poser en aspirant à sa main. Elle ne tarda point à se trouver d'accord avec lui et lorsque, de Léoben, le 28 germinal (17 avril), Leclerc partit, sur l'ordre de Napoléon, par la route d'Allemagne, pour porter au Directoire les préliminaires de paix et les notifier au passage à Moreau, commandant en chef de l'armée du Rhin, il était dès lors fiancé. Il en fit, à Paris, la confidence à son ami, le poète Arnault, voulut pour témoin de son bonheur, et, après avoir reçu du Directoire le 20 floréal (9 mai) le grade de général de brigade, il partit, avec Arnault, pour Pontoise, afin d'obtenir l'agrément de sa mère et de retirer ses papiers, et reprit dans les premiers jours de prairial la route d'Italie en passant par le Bourbonnais. Comment Marmont a-t-il pu prétendre que pendant le séjour à Mombello, Napoléon lui avait fuit offrir la main de sa sœur, alors que Napoléon n'est venu à Mombello que le 18 floréal (7 mai), ne s'y est installé que le 27 (16 mai) et que, avant le 28 germinal (17 avril), Paulette était fiancée à Leclerc ? De même, comment a-t-on imaginé que Napoléon n'a accordé à Leclerc la main de Paulette que parce que, à Mombello, il les a surpris dans des conditions d'intimité coupable ? Leclerc n'est venu à Mombello que pour se marier et à l'époque de son mariage, il était fiancé depuis au moins deux mois qu'il avait employés à faire le voyage de Paris. Au moment où arrivait à Mombello Mme Bonaparte avec ses enfants, à peine s'il était sur la route du retour. Mombello, ce cadre qu'a choisi Napoléon pour y tenir sa première cour, en cette aurore où son astre de gloire se lève sur l'Italie délivrée, est un beau château, ancien fief des Pusterla, des Crivelli, des Arconati ; de grands jardins l'entourent que termine une belle allée couverte impénétrable aux rayons du soleil et toute semblable aux berceaux de Marly. Dans les salons, trop petits malgré leur immensité et que double une tente dressée devant la façade principale, le Général en chef accueille, déjà presque en maître, les généraux et les administrateurs de l'armée, les personnages principaux des républiques qu'il vient de fonder, les grands artistes, les savants et les écrivains illustres, les envoyés et les ministres des rois, des princes et des États d'Italie. À sa table, où ses aides de camp et ses officiers ne sont déjà plus admis que par faveur, où le repas rappelle par un côté le grand couvert des anciens rois — puisque les personnes du pays entrent et circulent dans la salle où joue la musique des Guides — le menu, à quatre francs par tête, est, par contre, singulièrement frugal : une soupe, un bouilli, une entrée, une salade et des confitures, arrosés de vin ordinaire. Ce fut seulement à Passeriano, au moment du congrès d'Udine, quand il eut à recevoir habituellement les plénipotentiaires autrichiens qu'il pria Haller de voir s'il pourrait lui trouver deux cents bouteilles de vin de Champagne. Joséphine fait à tous les honneurs avec cette aisance, ce tact, cette grâce qui plaisent tant au général et qu'il envie. Elle s'occupe de tous de façon que chacun croit que c'est de lui qu'elle s'inquiète en particulier. Elle a des attentions qui devraient séduire jusqu'aux plus rebelles et qui se brisent au mur de glace qu'oppose sa belle-mère. Pourtant, on ne peut lui reprocher d'avoir demandé à Napoléon des faveurs pour les siens. Jusqu'ici, non seulement elle n'en a point encombré la maison, mais elle n'a pas même fait venir sa fille pour lui servir de compagnie. Si son fils Eugène est arrivé, c'est sur l'appel du Général et, s'il porte le brassard blanc et rouge d'aide de camp sur son uniforme de sous-lieutenant, cela peut être une grâce particulière, mais non de celles qu'on lui envie. En vain s'emploie-t-elle pour la réconciliation d'Elisa, pour faciliter à chacun ce qu'il désire et le lui procurer, il faut qu'elle renonce à dérider la famille corse, à la fondre avec sa société à elle, à en recevoir autre chose que des politesses affectées, des mots sifflants, et, à l'occasion, le coup de stylet le mieux détaché qui se puisse donner eu deçà et au delà des Monts. Mme Bonaparte avec sa tournure sévère de matrone antique, ses traits accusés et fins, sa peau claire où le sang monte en gerbe à la moindre émotion, ses gestes lents que ralentit dans un salon une timidité qui vient du manque d'usage, l'orgueil infini — et combien légitime ! — qu'elle dissimule sous le silence obligé que conserve son ignorance, regarde hautainement du piédestal que lui font ses douze grossesses, cette bru stérile, de qui tout la choque, la grâce, la toilette, les façons, les amis — jusqu'aux chiens. Avec moins de raideur, parce qu'elle a moins de droits sur
Napoléon, plus de désirs à formuler, plus d'ambitions à satisfaire et, du
fait de son mariage, une infériorité dont elle restera longtemps opprimée,
Elisa garde une pareille attitude vis-à-vis de sa belle-sœur et se tient sur
la réserve. Joseph, plus prudent encore, plus circonspect et déjà plus
diplomate, a bien soin de n'engager aucune lutte, car il sent, en ce moment,
qu'il ne serait point le plus fort, et fait même à Joséphine des mines de bon
visage ; mais, depuis le voyage à Paris, il amasse des armes, récolte des
griefs, forme à l'aide de tous ceux des siens qui successivement résident au
quartier général, le terrible dossier d'où sortira, à l'heure opportune, le
réquisitoire contre l'épouse infidèle. Sa femme, Julie, avec modestie et
humilité, s'occupe à placer ses parents et, toujours préférée par sa
belle-mère, ne s'engage point dans des luttes qui ne pourraient que
contrevenir au bien qu'elle veut faire à sa famille. Louis paraît peu : il
est malade et mélancolique et passe son temps à des lectures ou à de longues
et intimes confidences avec Cuvilier, sous-chef du cabinet topographique du
Général, son seul ami d'à présent. La petite bande : Caroline, Jérôme,
Eugène, s'égaierait volontiers si elle en avait permission ; mais elle ne l'a
point. Dans ce milieu où tout abandon est impossible et où l'ennui est de
commande, Paulette seule apporte la joie des yeux et la joie de l'esprit : parlant
sans suite, riant à propos de rien
et de tout, contrefaisant les diplomates et les généraux, tirant la langue à
sa belle-sœur quand elle ne la regarde pas ; à table, heurtant du
genou son voisin quand il ne prèle pas assez d'attention à ses espiègleries,
elle s'attire de temps en temps de ces coups d'œil terribles avec lesquels
son frère dompte ses sauvages ; mais, elle, ne s'en soucie guère ; l'instant d'après c'est à recommencer et l'autorité du
Général en chef de l'Armée d'Italie se brise ainsi contre l'étourderie d'une
petite fille. C'est que. sous ce terrible coup d'œil, Paulette cherche et trouve un sourire : elle sait que s'il fait le méchant au dehors, au dedans ; Napolione s'égaie à ses mines, ses façons, ses sottises ; qu'elle lui semble si jolie en ses gamineries que c'est plaisir encore de lui voir faire ce qui déplaît, et que, ne fût-ce la gravité qu'imposent au conquérant de vingt-sept ans, et son âge même, et la grandeur de sa tâche, et le sans-gêne des soldats qui l'entourent, à des jours, il s'amuserait à des jeux pareils et, pour y faire sa partie, retrouverait l'éclat bruyant et sonore de son rire de quinze ans. Enfin, Leclerc arrive de Paris et, tout de suite, le 26 prairial (14 juin), le mariage a lieu au civil devant l'ordonnateur en chef de l'armée ; le même jour, bénédiction nuptiale donnée dans l'oratoire de Saint-François de Mombello par Joseph-Marie Brioschi, curé de Bovisio, en présence de Joseph Fesch et de Nicolas Leclerc, C'est Napoléon lui-même qui a voulu et réglé cette cérémonie religieuse, lui qui, à cet effet, afin d'éviter en même temps les jaseries dans l'armée, a demandé à l'archevêque de Milan dispense des publications et autorisation de célébrer le mariage à huis clos dans un oratoire privé. Du même coup, il lait bénir par l'Église l'union accomplie depuis un mois et demi entre Bacciochi et Elisa ; quant à. lui-nième, il ne songe pas un instant à faire consacrer par la religion le lien civil qu'il a contracté avec Mme de Beauharnais : elle n'y songe pas ou ne le demande pas alors. Cela est déjà sorti des mœurs : voici Mme Bonaparte et Elisa qui n'ont point eu l'idée que cela pût se faire à Marseille ; voici Mme de Beauharnais qui n'a point, à Mombello, — quoique, à ce moment, elle eût tout pouvoir sur son mari — la pensée que cela puisse servir et elle laisse passer l'occasion. Deux jours après les mariages, par-devant Carlo-Bonifacio Reina, notaire à Milan, sont établis les contrats (scritture di dote) : Elisa-Marianne (pour la première fois dans un acte public le nom d'Elisa se trouve affirmé) revoit de ses trois frères, Joseph, Napoléon et Louis, un capital de 35.000 livres tournois que Bacciochi déclare avoir touché : plus, des terres situées à Campo dell'Oro près Ajaccio, et connues sous le nom de la Torre Vecchia, une vigne dite del Vitullo et une autre dite Maria-Stella ; le tout d'une valeur de cinq mille livres. — Ces diverses propriétés revendues par Elisa à son oncle Fesch le 27 nivôse an VIII, furent ensuite rachetées par Napoléon et figurèrent dans la donation qu'il fil, des Liens patrimoniaux Bonaparte, à ses parents paternels et maternels le 2 germinal an XIII. Paulette reçoit pareillement de ses trois frères une dot de 40.000 livres tournois, et, moyennant ces donations, les deux mariées et leurs époux renoncent expressément à tous leurs droits nés ou à naître dans la succession de leurs père et mère et à toutes les successions collatérales déjà échues. Ce chiffre de 40.000 livres est égal à celui que Napoléon disait à Joseph avoir retiré, pour sa part, des propriétés de la famille en Corse. Ce même chiffre reviendra de nouveau lorsqu'il s'agira de la dot, de Caroline : ou est donc en droit de supposer que telle était à ce montent la fortune réalisée des Bonaparte que chacun des huit enfants eut droit à 40.000 livres — elle se serait donc élevée en totalité à 320.000 livres. Cette réunion de famille, où les éléments d'intimité manquaient, se prolongea peu. Mme Bonaparte avait hâte d'aller retrouver sa maison d'Ajaccio et d'y mettre les ouvriers ; déjà, sur les indications de Napoléon qui, à tout événement, désirait voir la maison propre et en étai d'être habitée, Joseph y avait, durant son séjour, fait quelques réparations ; il avait joint un appartement à celui occupé jadis par la famille, avait fait déblayer la rue et avait demandé à Marseille des tapisseries en papier, quantité de matériaux, jusqu'à des briques, et une partie de mobilier ; mais, rien ne valait la surveillance de la maîtresse du logis : Mme Bonaparte passa donc tout au plus une quinzaine de jours à Mombello : arrivée le 13 prairial (1er juin), elle assiste aux mariages le 26 (14 juin) et dès messidor (juillet) elle est installée en Corse. Elisa et Bacciochi l'y accompagnent : grâce, en effet, à la puissante protection de son beau-frère, Bacciochi vient d'être nommé chef de bataillon ; mais ce serait vraiment trop qu'il exerçât, à l'Armée d'Italie même, un tel grade et Napoléon lui fait donner, le 23 messidor (11 juillet), le commandement de la citadelle d'Ajaccio. Le ménage vivra donc sous les yeux de Mme Bonaparte, dans l'intimité du commissaire des guerres Lucien, qu'on se charge de réconcilier avec le grand frère afin que lui aussi participe le plus tôt possible de la bonne aubaine qui tombe à la famille. Joseph quitte aussi Mombello, mais ce n'est ni pour occuper son poste diplomatique à Panne, ni pour aller siéger aux Cinq-Cents : il a des ambitions plus hautes et Napoléon, convaincu de là supériorité de son aîné, s'est prêté à les satisfaire. Le 17 floréal an V (6 mai 1796), lorsque Joseph n'avait pas encore pris possession de sa mission de Parme, Charles Delacroix, ministre des Relations extérieures, lui a écrit : Le Directoire exécutif a cru, citoyen, que vous seriez plus utile à la République clans un poste plus éminent que celui qu'il vous avait d'abord assigné. Il a saisi la première occasion de tirer parti de vos talents et d'ajouter à la juste récompense que méritent vos précédents services. Je m'empresse donc de vous transmettre son arrêté de ce jour par lequel il vous nomme ministre plénipotentiaire de la République près la cour de Rome. Vous serez spécialement chargé de veiller à l'accomplissement du traité de paix que votre illustre frère a conclu avec cette puissance. Il ne peut qu'être agréable pour vous d'avoir à remplir un semblable devoir. Recevez, citoyen, mes félicitations sincères. Neuf jours après, le 26 floréal (15 mai), nouvel arrêté du Directoire qui confère à Joseph, au lieu du titre de ministre plénipotentiaire, le caractère d'ambassadeur près la cour de Rome aux appointements annuels de 60.000 francs en numéraire. Delacroix écrit à Joseph le 12 prairial (31 mai) : Le Directoire exécutif vous appelle, citoyen, à continuer une partie des travaux de votre glorieux frère et à entretenir avec Rome la paix dont il a signé le traité. La destinée de votre famille doit être de servir la République et de lui être utile tour à tour dans la guerre et dans la paix. Votre nom rappellera aux Romains combien il en coûte de ne pas toujours être l'ami de la République, et le Directoire exécutif espère que vos soins, votre prudence et votre zèle feront oublier au Saint-Siège les sacrifices nombreux qu'il a dû faire et serreront davantage, de jour en jour, les liens formés récemment entre les deux peuples. Ce sont là les intentions ostensibles ; il en est d'autres réelles, contenues dans un arrêté secret du Directoire transmis six jours auparavant au général Bonaparte et qui donne son véritable caractère à la mission de Joseph : Le ministre des Relations extérieures écrira au général Bonaparte que le Directoire exécutif s'en rapporte à sa sagesse ordinaire pour la conduite à tenir relativement à Rome ; qu'il fasse tous ses efforts pour y établir la démocratie représentative sans secousse, sans convulsions, et pour faire réclamer sa médiation pour l'établissement du Gouvernement et empêcher les désordres qui pourraient accompagner la révolution dans les Etats du Pape...... Par suite de ses continuels voyages, Joseph, qui, après le mariage de ses sœurs, était allé à Parme présenter ses lettres de créance, ne reçut que le 23 messidor (11 juillet), à Milan où il était revenu en hale, le premier avis officiel de sa nomination à Rome. Il se prépara aussitôt à y partir, emmenant avec lui sa femme et sa jeune sœur Caroline que Mme Bonaparte avait laissée à ses soins. Une partie de la famille Clary devait le rejoindre et, autour de lui, allaient se grouper quantité d'officiers ou d'administrateurs de l'armée, les uns attirés par la curiosité, les autres vraisemblablement chargés de vivre, contre le Gouvernement pontifical les desseins du Directoire. Restait Jérôme : en quittant Milan, Napoléon l'envoya, par une route directe, à Paris où il le fil rentrer au collège. Joséphine ne tarda point à venir retrouver son mari ; seule, Paulette demeura en Italie avec Leclerc, nommé chef d'état-major de l'armée. Ainsi le dispersement s'opéra ; mais quel chemin, celui parcouru en moins de deux années par les Bonaparte à la suite de Napoléon, et comment assigneraient-ils désormais une borne à leur fortune, une limite à leur ambition, alors que leur nom seul leur tient lieu de génie, de science et d'esprit de conduite ? En vendémiaire an IV, Joseph commerce à Gênes et cherche un petit consulat en Italie ; Lucien, sorti des prisons d'Aix, demande une place pareille à celle qu'il vient de quitter dans les charrois ; Louis est élève à Châlons. Deux ans plus tard, Joseph est ambassadeur à Rome, Lucien commissaire-ordonnateur, Louis capitaine de cavalerie : les deux filles sont mariées et dotées ; Mme Bonaparte est rentrée en souveraine à Ajaccio. Napoléon a fait cela. Comment les uns et les autres envisagent-ils leur situation et quelles données en peut-on prendre sur leurs caractères respectifs ? Dans la tendresse de Napoléon vis-à-vis des siens, dans la perpétuelle indulgence qu'il accorde aux fautes les plus graves, dans les illusions qu'il se fait sur le mérite de ses frères, dans son ardeur à les pousser aux plus hautes places sans tenir compte, d'autre chose que du sang qui les unit, ne sent-on pas le point faible de son esprit en même temps qu'un des côtés les plus séduisants de son cœur ? Ils ne sont que par ce qu'il est ; ils n'ont nul autre titre à faire valoir ; ils n'ont rendu à la France aucun service ; mais il les tient assez participants de lui, assez semblables à lui, pour qu'il les croie aptes à tout. Ce n'est pas pour leur attirer des sinécures qu'il les produit ; s'il les considérait comme incapables, il leur procurerait quelque part une citadelle d'Ajaccio à commander ; il restreindrait, il atténuerait, il retarderait les faveurs dont on est prêt à les combler parce qu'ils sont ses frères. — Mais non : il les estime égaux, sinon supérieurs à qui que ce soit et il a l'air de penser que leur élévation est un appui pour sa fortune, et la grandeur qu'il leur prête un auxiliaire pour ses desseins. Eux regardent que ce qui leur vient par lui leur est dû : ils n'ont pas le moindre goût de se reconnaître ses obligés, pas la moindre idée de rapporter à lui ce qu'ils deviennent. Qu'on ne les pousse point : ils diraient qu'ils se sont faits d'eux-mêmes : cela est très italien. Trois d'entre eux ont laissé des mémoires : Joseph n'y fait pas la moindre allusion aux démarches de Napoléon en sa faveur et n'attribue qu'à son propre mérite sa nomination à Parme et à Rome ; Louis raconte que, dans la première campagne d'Italie, celle de l'an II, les Représentants du Peuple, sur l'opinion qu'ils ont prise de lui, l'ont, malgré qu'il n'eût que quinze ans, nommé capitaine d'artillerie et que c'est Napoléon qui, s'y opposant, a fait rapporter l'arrêté. Lucien trouve médiocre et insignifiant le poste de commissaire des guerres et loin de s'étonner qu'on l'y ait nommé, le déclare singulièrement inférieur à son mérite. Napoléon est le véhicule dont ils se sont servis, l'instrument qui leur a été nécessaire, un temps, pour se mettre en lumière ; mais, l'essor pris, ils comptent bien voler de leurs propres ailes et se passer de ses avis : chez certains, on sent dès lors la volonté de s'affranchir du joug, de la tutelle de ce frère utile, mais exigeant et encombrant ; bon général, sans doute, mais combien inférieur en littérature, en éloquence et en politique, matières réservées où se montre seulement l'homme de valeur. D'ailleurs, nul étonnement de ce qui leur arrive, du conte de fées où ils se meuvent, de cette merveilleuse aventure qui, en quelques journées, les a délivrés de tout souci matériel, leur a ouvert toutes les portes, leur a fait parcourir en entier des carrières où, la veille ils imaginaient à peine qu'ils pussent poser le pied ; nulle inquiétude d'y paraître déplacés ; nulle crainte d'y commettre des erreurs ou des sottises ; nul souci des responsabilités ; une confiance en soi, qui n'est même point accompagnée par le sentiment des devoirs que la position entraîne. — Et cette confiance en eux-mêmes les porte malgré tout, elle les impose, et tant que la chance les accompagne, elle leur rend facile ce qui, à d'autres, paraîtrait gratuitement impossible. Elle leur prête, dans les postes élevés où ils se trouvent, une allure dégagée qui les sort du vulgaire, une aisance de manières qui ne permet pas de les confondre, un aplomb que l'on croirait tenir à une naissance illustre, à une éducation recherchée 'ou à un esprit supérieur, une façon qui n'est point apprise d'être généreux et magnifique, la faculté de ne s'intimider de rien, ni devant personne, l'audace de tout entreprendre, la certitude de tout réussir — bref tous les attributs du génie, hors le génie. De plus qu'eux, Napoléon n'a que cela, mais cela suffit. |