13 JUIN 1793. — 13 VENDÉMIAIRE AN IV (3 octobre 1793) Toulon en juin 1793. — Dispersement de la famille. — Joseph à Paris. — Napoléon à Nice et à Beaucaire. — Mme Bonaparte autour de Toulon. — Trait commun de caractère des quatre frères. — Napoléon à Toulon, à Antibes. — Lucien à Saint-Maximin. — Joseph à Toulon et à Marseille. — Son mariage. — Joseph et Napoléon. — Napoléon suspect, emprisonné : l'Expédition maritime. — L'Armée de l'Ouest. — Napoléon et Aubry. — Napoléon à Paris. — Ce qu'il fait pour Louis, Lucien, Joseph. — Projet de départ en Turquie. — Napoléon et les bureaux. — Le 13 Vendémiaire. Le 13 juin 1793, bien que déjà les flottes espagnole et anglaise qui tenaient la Méditerranée, rendissent les communications difficiles avec la Corse, la famille Bonaparte débarqua à Toulon où elle retrouva Lucien : depuis son fameux discours au club Saint-Jean, il y avait établi son quartier général. La ville était en pleine anarchie. Les équipages de la Melpomène et de la Minerve, révoltés contre leurs officiers, venaient d'exiger le jugement à mort de leur commandant, M. de Basterot. Les clubistes de Saint-Jean étaient les maîtres du port, annulaient les décrets de la Convention, les ordres des ministres, arrêtaient l'embarquement des poudres à destination de la Corse, défendaient la sortie de la flotte. Le pain était rationné et tarifé. A la porte de chaque maison étaient affichés les noms des habitants avec l'indication des moyens d'existence de chacun. Près de cent notables étaient emprisonnés sans forme légale. Chaque jour, on attendait et l'on redoutait des massacres. En Corse, les Bonaparte étaient jacobins, mais ils ne l'étaient point à la façon des Toulonnais. A Ajaccio, on se tirait des coups de fusil, on ne s'entre-guillotinait pas. Les plus grands excès de Paoli, dictateur de fait, avaient été des déportations sur le continent. Les hommes tués, l'avaient été dans des rixes ou des combats. Ni d'un côté, ni de l'autre, on n'avait songé à commettre des meurtres juridiques en se couvrant de l'appareil de lois ou de décrets de circonstance. Aussi, en arrivant sur le continent, tous les Bonaparte, depuis Joseph jusqu'au plus jeune. Jérôme, éprouvèrent un sentiment d'horreur et d'effroi. Les aînés qui allaient être obligés de quitter la famille et de l'abandonner à elle-même, jugèrent que, pour une femme et des enfants en bas âge, la place n'était point tenable et qu'aux environs, à la campagne, on vivrait plus sûrement et à meilleur compte : donc, après une semaine passée en ville, ils installèrent Mme Bonaparte avec ses trois filles et ses trois derniers fils, au village de la Vallette, à la sortie de Toulon, de l'autre cédé de la montagne du Façon, et, sans attendre même qu'elle y fût établie, ils prirent leur vol afin de chercher des ressources. Pour Napoléon, la chose était simple : il n'avait point cessé de compter à son régiment (4e d'Artillerie) ; il n'avait qu'à rejoindre la portion qui se trouvait à Nice. De façon ou d'autre, il serait employé, toucherait sa solde, des rations, sans compter qu'il devait avoir droit à un arriéré faisant un objet de près de 3,000 livres, à ce moment singulièrement utile. Par bonheur, le général du Teil cadet, qui commandait à Nice, connaissait Napoléon, l'avait vu à Auxonne et à Pommiers chez son frère le général baron du Teil — et tout de suite, il le prit pour adjoint, le chargea de dresser et d'approvisionner les batteries de la côte ; lui ouvrit par ce fait une correspondance directe avec le ministre de la Guerre — ce dont Napoléon ne manqua point de profiter. Par surcroit de chance, il resta donc en vue de la Corse, put retirer quelques débris d'effets qu'il avait laissés à Corte, recevoir un peu d'argent que lui fit passer Braccini d'Ajaccio. Joseph, toute affaire cessante, était parti pour Paris. En telle occasion, tout est pour les premiers arrivés. Il faut croire qu'il s'employa avec quelque, zèle, car, dès le 11 juillet, la Convention, sur la proposition de Jean-Bon-Saint-André, appuyée par Collot d'Herbois, vota un premier secours provisoire de 600,000 livres en faveur des patriotes corses réfugiés. Joseph, immanquablement, était des pétitionnaires qui, à cette occasion, furent admis aux honneurs de la séance. En attendant que Saliceti revint de Corse, Joseph et ses amis avaient fort à faire pour combattre l'influence de Constantini, défenseur attitré de Paoli et son représentant officiel à Paris, et pour tenir le Comité de Salut public en éveil au sujet des renforts à diriger sur Calvi, Bastia et Saint-Florent ; car les députés réguliers de la Corse à la Convention avaient par eux-mêmes peu de chances de se faire écouter. Dans le procès du Roi, ils avaient tous, sauf Saliceti, voté pour les peines les plus douces : la détention et la réclusion. Ils s'étaient, la plupart, prononcés au 31 mai contre la Montagne et, s'ils n'avaient point été proscrits avec les Girondins, plusieurs d'entre eux, ayant signé les protestations contre le coup d'Etat, étaient dès ce moment suspects. Saliceti au contraire, régicide et montagnard, donnait tontes garanties à la faction dominante, et, sur les affaires de Corse, avait les meilleures chances d'obtenir un vote dans le sens qu'il souhaiterait. Dès son retour, en effet (17 juillet), il coupa le pont entre les Paolistes et la France : sur sa proposition, Paoli fut déclaré traître à la Patrie et mis hors la loi ; les membres du Directoire et du Conseil général du département furent décrétés d'accusation en même temps que les commissaires du département à Ajaccio et le commandant. de la citadelle ; lui-même, renvoyé en mission à l'Armée d'Italie, fut chargé d'en détacher quatre mille hommes, qui, embarqués à Toulon sur une division de six vaisseaux, devaient secourir les villes maritimes qui tenaient encore pour la France et reprendre possession de File. Il partit, menant, avec lui Joseph ; car, avec les Bonaparte, il était depuis la Révolution dans une intimité complète et jamais, jusque-là, il n'était survenu de désaccord entre eux, sans doute parce qu'il était de Bastia et eux d'Ajaccio et que s'ils avaient, lui et eux, des ambitions pareilles et des idées politiques analogues, aucun intérêt corse ne les avait encore divisés. Mais. en route, ils furent arrêtés par Lyon révolté, se heurtèrent à l'armée insurrectionnelle des Bouches-du-Rhône, entrèrent enfin à Marseille à la suite de l'Armée de Cadeaux, mais pour apprendre la nouvelle de la défection de Toulon. Désormais, tous les projets sur la Corse étaient ajournés : avant tout, il fallait reprendre Toulon. Au moment mène où, à la suite ile Saliceti, Joseph arrivait à Marseille, Napoléon venait aux environs par une autre route. Envoyé par le général du Teil pour chercher des munitions à Valence, il s'était trouvé à Avignon à l'instant où la petite armée conventionnelle que commandait Carteaux hésitait à attaquer la ville. Il avait pris part à l'action qui avait déterminé la déroute des Marseillais ; puis, sans accompagner les Allobroges dans leur marche facilement triomphale, il avait poursuivi, à Tarascon, à Avignon, à Beaucaire sa mission pour l'approvisionnement de l'Armée d'Italie. Obligé, par les fièvres d'interrompre sa tournée, il avait, durant qu'il était soutirant, composé et publié une brochure, le Souper de Beaucaire, où il démontrait l'impuissance de l'insurrection fédéraliste. Cette brochure fut réimprimée, aux frais du trésor public, par ordre des Représentants en mission à l'armée — c'est-à-dire de Saliceti. Donc, il avait retrouvé soit à Avignon, soit ailleurs Saliceti, avec qui il s'était, par Joseph, maintenu en contact. Peut-être même l'avait-il rejoint à Marseille. Aussi, lorsque Dommartin, commandant l'artillerie de l'armée conventionnelle, fut mis hors de combat en forçant le défilé d'Ollioules défendu par les Toulonnais insurgés, le nom de Napoléon se présenta immédiatement à l'esprit de Saliceti. Il pouvait répondre de ses talents — puisque quelques mois auparavant il l'avait nommé inspecteur général de l'artillerie en Corse ; de son patriotisme, qu'affirmait sa récente brochure, et d'ailleurs il n'y avait point à portée d'autre officier de son arme. Les Représentants prirent donc un arrêté pour le requérir et lui ordonner de remplacer Donmartin. Il arriva devant Toulon le 12 septembre. Huit jours auparavant, le 4, les mêmes représentants — c'est-à-dire toujours Saliceti — avaient nommé Joseph commissaire des guerres de première classe, adjoint au citoyen Chauvet, commissaire ordonnateur — ce qui lui donnait un traitement annuel de six initie francs, plus fourrages, logement et frais de bureau. Durant ces trois mois, du 13 juin au 12 septembre, qu'étaient devenus Mme Bonaparte et ses six enfants ? La répercussion, dans les départements, du coup d'État du 31 mai ne s'était fait sentir qu'après un temps assez long : si, dès le 12 juin, à Marseille, d'un temps assez long : si, dès le 12 juin, à Marseille, l'assemblée générale des sections s'était déclarée dans un état légal de résistance à l'oppression ; si, dès le 22 juin, l'armée insurrectionnelle des Bouches-du-Rhône s'était mise en marche sur Paris, ce fut seulement le 12 juillet que la garde nationale de Toulon se révolta contre les clubistes, rétablit les sections, institua un comité général et reçut l'adhésion de l'amiral Trogoff, commandant en chef de la flotte. Mme Bonaparte avait donc eu à la Vallette un mois de tranquillité relative. Lucien qui, avant même que sa famille eût débarqué à Toulon, avait adressé à la Convention un mémoire où, prévoyant les malheurs qui menaçaient sa patrie et l'impossibilité pour lui d'y retourner, il demandait une réponse qui pût lui servir de passeport pour aller à Constantinople rejoindre l'ambassadeur Sémonville, avait, durant ce temps, renouvelé ses instances pour obtenir que Sémonville fût autorisé à l'employer selon ses connaissances dans les vastes domaine de l'Empire Ottoman. Louis lisait Paul et Virginie et écrivait à Bernardin de Saint-Pierre pour lui demander les circonstances de cet ouvrage qui n'avaient pas été le fruit de son imagination. Vous dites qu'il y a du vrai, disait-il ; quel est le vrai ? quel est le faux ? Voilà mon but. Voilà ce que je me suis proposé de savoir pour qu'une autre fois, en le relisant, je puisse me dire pour soulager ma sensibilité affligée : Ceci est vrai ; ceci est faux. La situation devenant grave à Toulon où le décret de la Convention du 11 juillet, accordant des secours aux Corses réfugiés, n'avait pu, par suite de l'insurrection des Toulonnais, recevoir aucune exécution, où Lucien par la part active qu'il avait prise aux réunions du club Saint Jean, se trouvait fort compromis ; Mme Bonaparte, de la Vallette, avait émigré d'abord au Dausset, puis, dit-on, à Mionnac, petit village sur la route de Brignoles et enfin, après la défaite de l'armée insurrectionnelle, elle s'était réfugiée à Marseille où une réquisition des Représentants lui avait ouvert l'hôtel d'un émigré, M. de Cipières. Les mêmes représentants avaient donné à Lucien une place de garde-magasin des subsistances, à la résidence de Saint-Maximin, avec 1.200 francs d'appointements et des rations. Ainsi, la période difficile pour la famille a duré vraisemblablement trois mois, pendant lesquels elle n'a pu vivre que de ce que Napoléon lui a fait lasser. Bonaparte pouvait désormais se considérer presque comme hors de presse, car ses trois fils aînés étaient en place et elle-même, avec ses autres enfants, allait recevoir régulièrement les secours votés aux réfugiés. Le rôle principal qu'a joué, en toute cette affaire, Saliceti se passe de commentaires ; et, de même, il n'y a pas lieu d'insister sur les mobiles si naturels et si clairs auxquels Joseph et Napoléon ont obéi en se ralliant à la Convention ; mais, dans le caractère que Joseph, Napoléon, Lucien et Louis ont développé à ce moment, il est un trait commun qu'il faut retenir : Napoléon correspond directement avec le ministre de la Guerre : Lucien adresse à la Convention mémoire sur mémoire ; Louis écrit à Bernardin de Saint-Pierre ; Joseph aborde les ministres et les députés : cela aux mêmes dates. N'cd-ce pas ainsi que faisait le père et n'ont-ils pas tous hérité de cette qualité ou de ce défaut qui, chez eux, s'accentue encore, se nuance selon les caractères et prend une expression différente selon les aptitudes ? ils ont l'audace ; mille timidité, nul respect humain. Ils vont de l'avant : ministres, intendants, premiers commis, la Convention qui est le suprême pouvoir devant qui la France tremble, des écrivains illustres, des médecins fameux, Paoli, Raynal, Tissot, Bernardin de Saint-Pierre, n'importe qui, ils l'abordent d'un air d'égalité, sans embarras, sans formules presque de courtoisie ou de respect, et, en une langue qui leur est étrangère et qu'ils ne savent pas manier, ils écrivent des lettres. Pas un instant ils ne s'arrêtent devant ces scrupules que les traditions et l'éducation imposent au civilisé et qui le paralysent. Ils vont de prime jet, ignorant ces rentrées en soi qui montrent le néant de ce qu'on est et font trouver gigantesques les êtres dont les fonctions, les services on les talents ont consacré le nom. Ils ne s'étonnent de rien, se tiennent égaux à tout le monde et supérieurs à tout emploi. A peine un échelon gravi — même lorsqu'il n'v a qu'une apparence — ils voient le suivant et y aspirent. Ainsi, Napoléon rétabli, et avec quelle peine, en son grade d'officier, devenu capitaine par les vacances de l'émigration, demande à Monge de le nommer lieutenant-colonel dans l'Artillerie de la marine. Ainsi. Lucien, parce qu'il a servi parfois d'interprète en Corse à Sémonville, prétend être réclamé par lui et veut être envoyé en Turquie pour le rejoindre. Louis vise moins haut, seulement aux confidences de Bernardin de Saint-Pierre, mais n'est-ce pas toujours le même esprit ? Et ne doit-on pas penser que cette assurance a été l'un des véhicules les meilleurs de leur fortune lorsque chez l'un d'eux, le génie s'y est trouvé joint ? Il parait de mode aujourd'hui de contester la part que, à
vingt-quatre ans, Napoléon a eue à la reprise de Toulon. Voici les faits : il
arrive le 12 septembre devant la place. Le 14, les Représentants envoient au
Comité de Salut public un plan pour la reprise de Toulon ; or, ce plan,
entièrement l'opposé de celui qui avait été conçu antérieurement, est le plan
de Napoléon. Le 12 septembre, le parc de siège se compose de deux canons de
24, deux canons de 16 et deux mortiers. Or, avec les moyens qu'il tire de
toutes parts, avec les canons qu'il semble traîner lui-même, avec les
munitions qu'il charrie à la sueur de son corps, avant le 19 septembre, il a
établi, armé, approvisionné une batterie à la sortie du défilé d'Ollioules ;
avant le 23, deux batteries sur les hauteurs de Brégaillon ; avant le 15
octobre, cinq batteries partant de la plage de Fabrégas et se reliant à la
chapelle de Brégaillon ; avant le 16 novembre, trois autres batteries qui
complètent l'investissement de la place. A ce moment arrive pour prendre le
commandement de l'artillerie, le général du Teil cadet. C'est Napoléon
lui-même qui a demandé que les Représentants fissent
venir à l'armée un général de brigade qui pût, même par son grade, contribuer
à la considération et imposer à un tas d'ignorants de l'état-major.
Mais alors est passée la période préparatoire, la plus difficile à coup sûr
pour le commandant — et comment Napoléon se conduit-il ensuite ? — Je manque d'expressions pour te peindre le mérite de
Bonaparte, écrit du Teil au ministre de la Guerre : beaucoup de science, autant d'intelligence et trop de
bravoure, voilà une faible esquisse des vertus de ce rare officier ; c'est à
toi, Ministre, de le consacrer au service de la République. Napoléon a
été nommé par les Représentants[1] chef de bataillon
(provisoire) le 20 septembre, confirmé
le 19 octobre promu adjudant général chef de brigade le 21 octobre, confirmé
le 1er décembre (10 frimaire an II) ;
il est élevé le 22 décembre (1er nivôse) au grade provisoire de général de
brigade. Il n'hésite pas un instant à accepter cette élévation si subite, à
prendre les responsabilités qu'elle entraîne à chaque échelon ; il a tout de
suite le ton qui convient ; il est né Imperator. Il n'y regarde point et ne s'en soucie, mais pour la famille mise complètement hors de peine par sa fortune, les appointements vont compter : comme général de brigade, en vertu du décret du 18 août 1790, il touche une solde de douze mille livres, plus deux mille livres d'entrée en campagne ; à partir du 20 juillet 1794 (2 thermidor an II) sa solde sera de quarante et un francs par jour, soit quinze mille francs par année et il a droit de plus au logement et à des rations. Plus qu'au traitement, il faut sans doute regarder aux accessoires ; les traitements se payant en assignats et, en octobre 1793, le louis de vingt-quatre livres coûtant quatre-vingt-une livres assignats ; mais ces tarifs de dépréciation sont-ils exacts ? la proportion n'est-elle pas toute différente s'il s'agit, au lieu d'acheter des louis, d'échanger des assignats contre des objets de première nécessité, et, en attendant la loi sur le Maximum, aux environs des armées, dans les villes récemment reconquises de vive force, croit-on que les agioteurs aient déjà le dessus ? C'est donc sur le traitement de Napoléon et sur ses rations que compte Mme Bonaparte : Napoléon s'est rapproché de Marseille et y établit même son quartier général, ayant le 26 décembre (5 nivôse II) reçu l'ordre d'inspecter les côtes depuis les bouettes du Rhône jusqu'à celles du Var. Il va et vient, de Toulon où Joseph, passé au commissariat de la marine, s'occupe des approvisionnements en vue de l'expédition de Corse, à Marseille où se trouvent sa mère et ses sœurs. Il a déterminé Mme Bonaparte à envoyer Louis à Châlons-sur-Marne pour y passer l'examen des aspirants d'artillerie. Mais, bien qu'il eût en mains un passeport des Représentants du peuple, Louis, terrifié de ce qu'il a vu à Lyon, s'est laissé dire à Chalon-sur-Saône que l'Ecole d'artillerie était dissoute et sans autre information est revenu à Marseille. Lorsque Napoléon, confirmé le 7 janvier 1794 (18 nivôse II) dans son grade de général de brigade et chargé à la fois, du commandement en chef de l'artillerie de l'Armée d'Italie et de l'armement des côtes, s'établit à Nice pour les opérations préliminaires de la campagne de Piémont, il emmène d'abord Louis comme adjoint à son état-major, lui fait faire ses premières armes à la prise d'Oneille et au combat de Cairo ; puis, pour lui créer quelques droits à un grade dans Farinée, il le nomme sous-lieutenant dans une compagnie de canonniers sédentaires en garnison à Héraclée (Saint-Tropez) qui relève directement de son commandement. Dès le printemps, appelé par ses opérations du côté d'Antibes, il fait aussitôt venir sa mère et ses deux sœurs et les installe au Château-Sallé, une de ces bastides ensoleillées qui seraient ailleurs des maisons bourgeoises, mais qui, du paysage, de la végétation et de la lumière, prennent des airs pittoresques et reçoivent des apparences. Sans doute y logement par réquisition. On vit modestement, assez pauvrement même en ce château : Mme Bonaparte y a conservé ses habitudes de ménagère attentive et les anciens d'Antibes se souvenaient l'avoir vue lavant son linge dans le Riou qui coulait en bas. Ce séjour a tracé pourtant dans les souvenirs de Mlles Bonaparte d'une façon si vive que, quatorze années plus tard, l'une d'elles, au sommet de sa fortune, voulut y venir rechercher ses impressions d'enfance et les souvenirs des jours qu'elle disait être les plus heureux de sa vie. Quoi ! C'était le temps où dévalisant le jardin de M. Baliste des artichauts naissants et des figues mures, Paulette fuyait éperdue devant le terrible propriétaire qui la poursuivait armé d'un échalas, enfilant tous les jurons dont la langue provençale est si riche. — Et de ces artichauts et de ces figues maraudés, Son Altesse Impériale la princesse Pauline n'avait point oublié le goût. Lorsque, à l'été, Napoléon fut obligé de retourner à Nice, sa famille l'y accompagna et ce ne fut l'automne de 94 qu'elle regagna Marseille. Lucien, quoi qu'il en ait dit, ne put à aucun moulent être
mêlé à cette vie intime. Le métier de garde-magasin des subsistances n'était
point pour Contenter son activité et, bien que Saint-Maximin, une bourgade de
trois mille habitants, fut un médiocre théâtre pour un homme tel que lui, il
n'avait point dédaigne de mettre les habitants à la hauteur. Grace à lui et à
Barras, Saint-Maximin était devenu Marathon ; lui-même ne se nommait plus
Lucien, mois Brutus. A la Société populaire, où il était l'unique orateur, il
régnait sous le titre de président, et il cumulait, avec ce pouvoir
délibératif, le pouvoir exécutif comme président du Comité révolutionnaire.
Il en usait : plus de vingt habitants de la ville, des plus honorables et des
plus respectés, étaient, par ses ordres, en prison comme suspects. Des gens que j'aurais rougi d'approcher, a-t-il
écrit plus lard, des galériens, des voleurs étaient
devenus mes camarades. Il n'en restait pas moins idyllique, comme il
convenait à un imitateur provincial du vertueux Maximilien ; seulement, à
Marathon, malgré la Société populaire et le Comité révolutionnaire, on cédait
encore à ces préjugés dont, à Paris, s'étaient défaits les Duplay et la
chaste Eléonore. Brutus-Lucien avait fait la cour à la sœur de l'aubergiste
chez qui il logeait. Elle avait deux ans de plus que lui, n'avait reçu nulle
instruction, ne savait pas même signer son
nom. Bel exemple à donner d'égalité ! Peut-être fut-il un peu forcé. —
Quoi qu'il en soit, le 4 mai 1794 (15 floréal
II), par-devant Jean-Baptiste Garnier, membre du Conseil général de la
commune de Marathon, ci-devant Saint-Maximin, Brutus Buonaparte, ainsi
dénommé, épousa Catherine, fille à feu Pierre-André Boyer et à Rosalie Fabre.
Il avait dix-neuf ans et deux mois. Nul membre de sa famille ne parut à ce mariage pour lequel il s'était bien gardé de demander le consentement de sa mère et dont l'acte se trouvait entaché des illégalités les plus flagrantes. On aurait donc pu penser qu'une telle union serait d'une médiocre durée : mais cette petite personne, mince et souple, aux cheveux noirs, au front étroit, aux yeux si tendrement doux, avait, outre une intelligence peu ordinaire, une résignation, une faculté d'aimer et de se sacrifier qui attachèrent Lucien au point de ne lui laisser jamais envisager même la pensée d'une rupture. Très entraînable par des côtés, très susceptible de changer d'opinions, très mobile en ce qui touchait ses espoirs de fortune, disposé à ces enthousiasmes oratoires où la parole entraîne la pensée et produit des maux incalculables et incalculés, prêt ensuite à ces abattements où Fou se déjuge et où l'on chante la palinodie, Lucien, dès rencontrait, en ce qui le touchait personnellement, une contradiction chez les siens, se cabrait et nul ne pouvait espérer le faire revenir. Convaincu de son indépendance en matière de sentiment, persuadé qu'il ne relevait que de son lion plaisir, il avait. au fond de lui, une notion de la famille toute différente de celle que ses actes indiquaient. A mesure qu'une femme qu'il avait choisie, peut-être par caprice et sans réfléchir aux nœuds qu'il formait, lui donnait des enfants, elle lui devenait chère, respectable el sacrée. Il n'admettait point qu'il eût à recevoir le moindre avis de sa mère ni de ses frères, qu'il fût en rien obligé vis-à-vis d'eux, mais il se tenait obligé vis-à-vis de la Femme qui le faisait père et de ses descendants à lui. C'était à lui-même que commençait sa race, elle n'était qu'à lui et il semble que, de ce sentiment de propriété, son amour pour elle se trouvât accru. Ce trait de caractère : visible ici dès ce moment, aura plus tard sur la vie de Lucien une influence extrême. Ce mariage avec Mlle Boyer, devait achever, devant la famille, la disgrâce de Lucien auquel malgré tout on n'avait point entièrement pardonné son incartade de Toulon. Par surcroît ; la place de garde-magasin lui échappa, le magasin de Saint-Maximin étant supprimé, et il se trouva sans appointements. Enfin, il fut dénoncé comme étant dans l'âge de la réquisition et s'étant soustrait à la loi du recrutement. Pour éviter le métier de soldat et retrouver une place, il jeta les yeux sur l'agence nationale du district occupée par un nommé Bernes, ci-devant notaire public à Rians. Il l'accusa devant le Comité révolutionnaire, parvint à le faire suspendre de ses fonctions par le représentant ; mais, au moment où il comptait être nommé à sa place, la réaction de Thermidor éclata : il dut en hâte quitter Saint-Maximin, et fut trop heureux de trouver à Saint-Chamans, près de Cette, une inspection des charrois aux gages de l'entrepreneur de l'Armée d'Italie. Sa femme, restée à Saint-Maximin, y accoucha en son absence, le 22 février 1795 (4 ventôse III) d'une fille déclarée à l'état civil sous les noms de Christine-Charlotte. Toute différente et bien plus heureuse avait été la marche adoptée par Joseph. Destiné à prendre part à l'expédition de Corse qui, politiquement an moins, était sous les ordres de Saliceti, il avait passé, à Toulon et aux environs, l'hiver et le printemps de 1794, pour surveiller l'arrivée et la mise en place du matériel et, au commencement de juin (prairial II), il s'était embarqué sur l'escadre commandée par le contre-amiral Martin et composée de sept vaisseaux, de quatre frégates et de quatre bâtiments légers. A l'en croire, il fut reçu à bord du vaisseau-amiral le Sans-Culotte et l'amiral Martin qui, sous l'écorce un peu rude d'un marin républicain renfermait la meilleure âme qu'il eût connue, avait poussé la bonté jusqu'à lui céder son lit. L'escadre française rencontra, sur les atterrages de la Corse, l'escadre anglaise composée de quatorze vaisseaux et de quatre frégates. Il n'y avait pas à combattre. Martin, qui avait pris aux Anglais dans cette courte croisière une frégate et un brick, se réfugia au golfe Juan où, en construisant et en armant des batteries de terre, il rendit sa position si formidable que la flotte anglaise, renforcée de dix-sept vaisseaux espagnols, n'osa point l'attaquer. Martin avait tenu la nier pendant une semaine et, clés que l'escadre fut au golfe Juan, Joseph débarqua. Avait-il dès lors des projets de mariage ? C'est peu vraisemblable, mais ce n'est pas impossible. Depuis l'arrivée de sa mère et de ses sœurs à Marseille, il se trouvait en relations avec une famille de commerçants, originaire du Dauphiné, dont le chef, François Clary, avait gagné, en vendant des tissus, une belle fortune et avait rempli à Marseille les charges d'échevin (1764), de député du commerce et de marguillier de sa paroisse : Saint-Ferrée François Clary était marié en secondes noces à Françoise-Rose Semis, dont le père, chevalier de Saint-Louis, capitaine au régiment de Picardie, avait été ingénieur en chef à Marseille. De ses cieux mariages, il avait eu treize enfants dont sept étaient encore vivants : deux des filles du premier lit, bien mariées à deux frères Lejéans dont un avait été député à la Constituante, une fille du second lit, mieux encore à un M. Anthoine, se disant Anthoine de Saint-Joseph, grand négociant qui avait, aux Echelles, rendu des services assez signalés pour que, en 1786, Louis XVI lui eût accordé des lettres de noblesse ; une autre à M. Blait de Villeneufve, chevalier de Saint-Louis et capitaine du génie. C'était, ces Clary, une de ces familles bourgeoises qui, parties du mesnage des terres et du négoce, arrivaient vers 1789, après un siècle et quatre générations de travailleurs et d'épargneurs, à marcher de pair avec la petite noblesse des villes, avec laquelle ils entraient en alliance et qu'ils remettaient en état de ne point besogner : le rien faire étant le propre des gens bien nés. Comment la liaison s'était-elle nouée entre les Bonaparte et Mme Clary ? On a parlé d'un billet de logement donné à Napoléon lors de l'entrée à Marseille des soldats de la Convention ; — mais, à ce moment, il est bien douteux que Napoléon y soit venu. On a dit que Marianna et Paoletta avaient été prises chez les Clary comme gouvernantes ou comme demoiselles de compagnie ; — mais, outre qu'elles semblaient peu propres à ces fonctions, elles étaient avec leur mère à Antibes dès le printemps. On a voulu encore que Napoléon eût, en nivôse an II (février 1794), fait connaissance avec Lejéans qui l'avait présenté aux Clary. Tout cela est obscur : quelque hasard les avait fait se rencontrer et les Clary s'étaient empressés de profiter d'une relation qui leur assurait des protecteurs. Cela pouvait passer pour urgent si l'on se souvient que, à Marseille, seulement du 28 août 1793 au 29 nivôse II (18 janvier 1794), le premier Tribunal révolutionnaire avait condamné à mort cent soixante-deux personnes ; que, du 1er pluviôse (20 janvier) au 8 ventôse (26 février), la Commission militaire en avait condamné à mort cent vingt-trois ; que, du 25 ventôse (15 mars) au ti floréal (25 avril), le second Tribunal révolutionnaire en avait condamné à mort cent vingt-quatre ; que, de ces quatre cent neuf guillotinés, la plupart étaient des négociants, amis ou parents des Clary ; que, contre les accusés acquittés, les trois tribunaux avaient prononcé des amendes allant jusqu'à quatre-vingt mille livres ; que les prisons regorgeaient de suspects, et que l'on continuait sous le moindre prétexte les arrestations. François Clary était hors d'atteinte puisqu'il était décédé en sa maison de la rue des Phocéens le 20 janvier 1791 (1er pluviôse an II). Mais il y avait tout à craindre pour Mme Clary dont le frère, officier du génie, avait pris une part active à l'insurrection fédéraliste et avait émigré, pour des fils Clary dont un, consul de Naples à Marseille, se trouvait, par suite, plus que suspecté, vu la conduite des Napolitains à Toulon ; pour les filles dont les maris étaient nobles et émigrés et dont une au moins, Mme Blait de Villeneufve, venait de chercher un certificat de civisme dans un divorce apparent (14 floréal an II-3 mai 1794). Un fait suffit pour montrer l'état de terreur où ils vivaient : le 2l du second mois de l'an II (11 novembre 1793), un des fils Clary (Justinien-François), perdu de peur d'être traduit devant le Tribunal révolutionnaire, se tua. Aussi bien, qu'on imagine celle ville, dépeuplée par la fuite des citoyens les plus riches — car grâce à la mer, ceux qui se croyaient compromis avaient pu émigrer, — où, sur ceux qui s'étaient sentis assez innocents pour rester, étaient tombées ces quatre cent neuf condamnations à mort, saris compter les condamnations aux fers, à la réclusion, à la déportation, à la gêne, à la prison. Peut-être, en de tels temps, est-il des jeunes gens qui pensent à l'amour et au mariage : il semble qu'on pense plutôt à sauver sa vie et la vie de ceux qu'on aime. Joseph était l'ami, l'alter-ego du représentant Saliceti ; il était le frère glu général Bonaparte, ami des représentants Ricord et Robespierre jeune : il occupait une place qui le rendait capable de protéger ceux qui lui seraient alliés. Il en avait donné la preuve puisque, sur son intervention, Etienne Clary, arrêté par ordre du Tribunal révolutionnaire, avait été remis en liberté. En même temps, il n'avait trempé dans aucun crime et n'était point de ceux sur qui planaient des ombres sanglantes. Il était comme en dehors et à part, du fait qu'il était Corse réfugié, obligé de fuir sa patrie pour d'autres querelles. Il apportait une sauvegarde et n'avait rien à voir avec les bourreaux. Il était bien né ; il était gentilhomme, s'exprimait en bons termes, n'avait nul sans-culottisme dans son langage et son éducation était parfaite. De plus, il était joli garçon : vingt-six ans, grand, svelte, des traits réguliers et imposants : moins d'énergie certes et de caractère dans la tête que Napoléon, une face à ce moment plus remplie, des yeux moins éclairés, un nez, une bouche moins volontaires, mais, d'ensemble, une beauté qui pouvait séduire davantage une jeune fille. Et cette jeune fille, Marie-Julie, qui, elle, montait en graine, car elle avait pris ses vingt-deux ans le 26 décembre 1793, était franchement laide, Petite, mal construite, une vilaine taille, une apparence maladive ; dans une figure toute courte, de gros veux saillants, un nez épais et camard, une bouche sans dessin ; un ensemble pauvre et mesquin que seul rendait supportable un air de douceur lassée ; nulle grâce, nulle tournure, rien qui parlât aux sens, émût l'imagination, agit sur l'esprit. Elle avait pourtant des qualités et des vertus singulières, mais tout intérieures, toutes cachées volontairement, effacées comme à dessein. Elle poussait à un point rare la tendresse pour sa propre famille — frères, sœurs, oncles, cousins, cousines. Elle était pieuse, honnête, extrêmement charitable, profondément attachée à ses devoirs, susceptible de se lier à la famille de son mari, de s'y fondre même, à condition pourtant qu'il n'y eût point choc entre les intérêts des Bonaparte et ceux des Clary ou de leurs alliés, car, en ce cas, son parti eût été pris très vite. Elle avait de l'esprit, et du plus tin, et de l'esprit qui pince sans rire, mais elle avait soin de ne le montrer qu'à ses tout intimes, restant silencieuse dès qu'elle se trouvait devant des inconnus et se repliant sur elle-même. Telle quelle, à la fuis pour ses défauts physiques et pour ses qualités morales, elle était, pour sa belle-mère, la bru idéale, pour Mlles Bonaparte la belle-sœur rêvée. De plus, elle avait cette vertu principale d'être riche, et d'une richesse acquise, certaine, établie, d'une richesse réalisée par la mort de M. Clary, dont l'espérance ne pouvait donc être douteuse, ni l'attente indéfinie. Quelle était cette richesse ? Cela est difficile à dire précisément, car, pour éviter de se compromettre ou de payer de gros droits, on n'énonce pas de chiffres dans les contrats. La future apporte ses droits sur la succession non liquidée de son père. Mais ses sœurs aînées ont .eu, chacune, en se mariant, une dot de 50.000 livres. De cette fortune, on pourra, l'an d'après, détacher 80.000 livres en numéraire pour l'achat d'une terre. Il y avait à l'étranger quantité de créances à liquider qui devaient rapporter île bonnes sommes. Le chiffre de 150.000 livres parait vraisemblable. Or, avec l'avilissement de l'assignat, le cours des terres patrimoniales et des biens nationaux, l'amoindrissement de la fortune générale par suite (les banqueroutes successives de l'Etat, un tel capital, en 1794, représentait au moins dix fois ce qu'il permettrait d'acquérir aujourd'hui. Le mariage civil ne fut point célébré à Marseille, où les actes préliminaires avaient été publiés les 9 et 10 thermidor ; il le fut le 14 (1er août 1794) à Cuges, petite commune distante de six lieues, où les Clary possédaient, dit-on, quelque bien de campagne, par-devant le maire Joseph-Jean Monfray. Les témoins étaient des individus du lieu : deux officiers municipaux, un perruquier — nul parent. La mère de la mariée l'assistait. Mme Bonaparte avait envoyé de Nice son consentement. Quelques jours plus tard, la bénédiction nuptiale fut. assure-t-on, donnée aux jeunes époux, à Saint-Jean-du-Désert, dans une petite campagne de la banlieue de Marseille par un prêtre insermenté, l'abbé Reimonet. On ajoute que Napoléon y fut présent, ce qui est impossible, car il était à ce moment au camp du Sieg ; mais si ce détail parait inventé. le fait du mariage religieux subsiste. Joseph qui d'ailleurs n'avait jamais témoigné d'hostilité contre la religion catholique, n'avait point, pour plaire à Mlle Clary, reculé devant un acte qui, si l'on en eût eu connaissance, lui eût coûté son influence, sa place et sa tète. En effet, à cette date du 11 thermidor où le mariage fut célébré, tout le Midi ignorait les événements qui s'étaient produits à Paris quatre jours auparavant : d'ailleurs, Robespierre tombé, le système de Terreur ne s'écroula point aussitôt. Robespierre même en était-il l'auteur principal ? Les Représentants qui avaient, en recherchant les missions, établi leur dictature dans les provinces n'en étaient-ils pas responsables plus directement ? Et n'a-t-on pas le droit de penser que le coup de main coutre Robespierre fut organisé par eux pour se soustraire aux redditions de comptes, nullement pour inaugurer un régime de clémence ? Pour Joseph, l'union avec Mademoiselle Clary, c'était l'indépendance assurée : la dot qu'elle apportait était, entre ses mains, où qu'il lui plût de résider, en Corse ou en France, un instrument certain de fortune politique, s'il continuait à courir cette carrière, ou la base d'une grande fortune commerciale, s'il se tournait vers l'industrie. Allié à des familles qui tenaient le premier rang parmi les négociants des échelles, il pouvait — bien mieux que Lucien — penser à exploiter les vastes domaines de l'Empire ottoman. Et en Corse, quelle puissance ! qui donc en Corse avait 450.000 livres et comme un tel argent régénérerait un parti ! Malgré l'éclat que son grade prêtait à Napoléon, malgré la réputation qui s'attachait déjà à son nom, malgré les services de tous genres qu'il avait rendus aux siens, Joseph n'avait jamais cessé d'être le premier des frères, le successeur du père, le chef de la famille. M'était par naissance et n'avait jamais abandonné ni même laissé contester ses droits. Il l'était par le consentement de tous les siens, à commencer par Napoléon. Joseph qu'on appelait ou qui se faisait appeler le comte, caressait son second frère ; mais celui-ci avait visiblement pour le premier les égards, dont, parmi les nobles, les chefs de famille ont toujours été l'objet. C'est un observateur hors du médiocre qui écrit cela après avoir vu ensemble les deux frères à Fréjus. Sans doute Louis et Paillette témoignaient à Napoléon une préférence, s'étaient attachés plus particulièrement à lui, subissaient son influence, recevaient ses directions ; mais c'était Joseph pourtant qui, même pour ce qui les touchait, décidait en dernier ressort. Quant à Lucien et à Marianna, ils n'admettaient point d'un autre des avis ou même des conseils. Enfin, il était le chef par les places civiles qu'il avait occupées, les magistratures, comme il dit, le fait d'avoir été de la Municipalité, du District, du Département. L'esprit de localité, si puissant sur tous les Corses, grandissait cela à l'immense aux veux des Bonaparte, faisait autour de Joseph, du respect et de l'admiration. À son prestige de chef de famille il joignait celui, tout-puissant sur l'imagination corse, d'avoir été l'autorité. Et maintenant, voici qu'il avait la grande fortune, la fortune des rebelles ! Napoléon, lui, est général, cela est vrai. Mais combien de généraux en Corse où se faisait général qui voulait, et, en France, qui n'est général ù présent ? Qui est sûr de le rester après l'avoir été ? En ces tempêtes des guerres civiles, combien, en un mois ; parfois en un jour, se trouvent, du plus Las grade portés an plus haut, — généraux de brigade, généraux de division, généraux en chef — qui sombrent au premier grain, dont la tète roule au premier échec, ou qui, destitués par un caprice, comme ils ont été élevés par une fantaisie, retombent au néant plus vite encore qu'ils n'en sont sortis ? Quand la nécessité ne presse plus, qui se souvient qu'elle a commandé ? L'oubli se fait vite des services rendus et, si l'on peut encore mettre quelque confiance en la reconnaissance publique d'un homme ou de quelques hommes, comment attendrait-on de la gratitude d'une collectivité irresponsable, de bureaux anonymes, de cette machine invisible, sourde, muette et aveugle qui s'appelle l'administration ? Quiconque a assisté à ces guerres improvisées, où, pour les masses d'hommes qu'on met en mouvement, il faut tout de suite instituer des chefs, sait avec quelle prodigalité se répandent les grades. Combien plus aux époques de guerres civiles : hème si un changement politique ne se produit pas, transformant brusquement les vainqueurs en proscrits, réduisant à néant les brevets les plus authentiques et faisant de chaque grade obtenu un chef d'accusation plus grave, est-ce qu'un tassement dans les forces soulevées pour la défense nationale, un retour quelconque à l'état de paix, n'a pas pour conséquence obligée la révision des grades, sinon leur abolition ? Sans doute, Napoléon a, plus qu'autre, contribué à reprendre Toulon ; il y a montré de si éminentes qualités qu'on peut dès à présent le dire hors de pair ; mais combien d'échelons cela lui vaudra-L-il de franchir ? Encore, s'il servait dans l'infanterie où les règles sont moins sévères, les cadres plus étendus, l'esprit plus libéral, il pourrait avoir quelque chance pour être maintenu dans son grade ; mais, dans un corps spécial dont l'exclusivisme est connu, qui se tient lui-même pour une aristocratie dans Farinée, où le nombre des places est singulièrement restreint, puisque dans le plan général d'organisation de l'armée il a été prévu seulement six emplois d'inspecteurs généraux (dont deux du grade de général de division et quatre du grade de général de brigade) et cent quatre d'officiers supérieurs (colonels et lieutenants-colonels) ; dans ce corps où la plupart des officiers ont acquis par l'ancienneté, par des campagnes de guerre, par des blessures, des droits qui priment ceux de Napoléon — lequel n'a fait qu'une campagne depuis la Révolution — peut-on compter qu'il conservera un des quatre emplois de son grade, qu'il gardera même son grade, qu'il ne retombera pas capitaine ou chef de bataillon ? Et ce grade même, si aléatoire, que rapporte-t-il en comparaison des 150.000 livres que Joseph a trouvées dans la main de Mlle Clary ? — Des assignats qui perdent chaque jour et quelques rations. L'expérience, au surplus, allait prouver que la famille Bonaparte, en pensant ainsi, en considérant comme singulièrement fragile la fortune de Napoléon, ne se trompait pas beaucoup. Peu s'en fallut que, dans ce conflit des personnalités et non des principes qui amena et qui suivit la journée du 9 thermidor, il ne fût écrasé. A l'Armée d'Italie, il s'était lié d'une façon étroite avec deux des représentants qui v avaient été envoyés en mission : Robespierre jeune qui venait de périr avec son frère et Ricord qui, signalé depuis le début par son ardeur montagnarde, associé à tous les arrêtés d'Augustin Robespierre, avait peu de chances d'échapper à la proscription si elle s'étendait aux amis de Maximilien absents de la Convention au moment de la catastrophe. Or, c'était par ces Représentants en mission à l'Armée d'Italie que, contre l'avis formel des Représentants en mission à l'Armée des Alpes, Napoléon avait fait prévaloir un plan d'opérations qui, approuvé par le Comité de Salut public, avait été exécuté et avait amené de vifs succès militaires, mais qui, entraînant la fusion de l'Armée d'Italie et de l'Armée des Alpes, avait réduit à néant les pouvoirs des Représentants en mission près de cette dernière. De là, de leur part, un premier grief, d'autant plus grave que, disait-on, grâce à ces opérations, Ricord avait fait des affaires fructueuses et que c'est là un agrément qu'on ne passait point à d'autres. C'était encore de Robespierre jeune et de Ricord que, en messidor, Napoléon avait reçu la mission de se rendre à Gènes, ostensiblement pour former certaines réclamations au sujet de la neutralité violée par les Génois, secrètement pour reconnaître les forces et les moyens d'un pays où l'on comptait prochainement porter la guerre. A ces deux objets, il en avait, probablement de lui-même, joint un troisième : En vue d'une action à exercer en Corse, il avait à Gènes et à Garessio, conféré avec les patriotes réfugiés et particulièrement avec Buonarotti qui, proscrit dès 1791 par Paoli, était maintenant chargé d'une sorte de mission révolutionnaire en Piémont. Rentré à Nice le 10 thermidor (28 juillet), reparti presque aussitôt pour le camp du Sieg, il y apprit le 18 (5 août) les événements de Paris. Ricord, averti le même jour que sa tète était menacée et qu'il était rappelé, jugea que l'audace seule pouvait le sauver et partit sur-le-champ pour Paris afin de s'y justifier, et des complicités dont on l'accusait, et d'un accaparement d'huiles qu'on lui imputait. II comptait, avec raison, que ses anciens amis de la Montagne l'aideraient à se tirer de presse ; mais il laissait Napoléon seul aux prises avec les Représentants en mission près l'Armée des Alpes dont les pouvoirs venaient d'être étendus à l'Armée d'Italie — avec Albitte et Laporte auxquels venait de se joindre Saliceti. Pour les deux premiers, Napoléon était l'homme de Robespierre jeune ; faire quelque chose contre un ami du vaincu, c'était s'assurer à bon compte un certificat de civisme. Puisque l'on dénonçait partout la grande trahison de Maximilien, de quel prix serait la preuve qu'il avait des intelligences dans l'armée, des desseins secrets — que sait-on ? Que voulait dire ce voyage à Gènes dont on leur avait fait mystère, et que cachait-il ? Et puis, c'était une revanche personnelle contre ce faiseur de plans qui tenait si peu de compte de la dignité des Représentants du Peuple, de leur compétence en matière militaire, et même de leurs intérêts. Quant à Saliceti, on peut être surpris de son changement momentané d'attitude vis-à-vis de Napoléon : mais, outre qu'il pouvait partager certaines des appréhensions de ses collègues et certains de leurs désirs de se rendre pur à bon marché ; outre que, au dire d'un témoin désintéressé, il était, à ce moment, en rivalité avec Napoléon à propos d'une femme, ne serait-ce pas dans les affaires de Corse qu'il faudrait en chercher le secret ? Ne peut- on croire qu'il lui a déplu que Napoléon ait agi en dehors de lui, ait eu des conférences avec les réfugiés et formé des projets avec Buonarotti ? En choses de Corse, il n'est point aisé aux continentaux de se connaître et l'on peut être certain que, lorsqu'une querelle éclate entre deux Corses, il s'agit, non pas de principes généraux, non pas de partis comme on l'entend d'ordinaire, mais d'intérêts, de passions, de rivalités qui uniquement insulaires adoptent, momentanément et pour la forme, des épithètes françaises et qui, à distance, deviennent indéchiffrables. Peut-être enfin, peut-on penser que Saliceti, certain que Bonaparte se justifierait pour peu qu'on gagnât du temps, ne voulut pas, seul contre ses deux collègues, s'opposer à des mesures qu'il ne pouvait les empêcher de prendre et dont il lui était bien plus aisé de combattre les effets en gardant l'apparence d'être d'accord avec la majorité de la mission. Le 19 thermidor (6 août),
le lendemain du jour où ils ont appris la mort de Robespierre, le jour même
où Saliceti les rejoint à Barcelonnette, les trois Représentants dénoncent au
Comité de Salut public le plan de campagne liberticide de Robespierre jeune
et de Ricord, plan proposé par Napoléon, combiné. avec les coalisés — et c'est
pour cela que Napoléon est allé à Gênes. Il convient donc de s'assurer
d'abord de Bonaparte et de Ricord parce qu'il
importe qu'il n'y ait qu'une députation pour les deux Armées des Alpes et
d'Italie. Le même jour, ils lancent l'ordre de
suspendre et d'arrêter le général Bonaparte, et de mettre les scellés sur ses
papiers. Cet ordre arrive aux mains du général en chef Dumerbion qui s'y
conforme le 22 thermidor (9 août).
Trois jours après les Représentants se rendent à Nice ; ils font examiner les
papiers de Napoléon, le font conférer sur les détails de service avec le
général Dujard par lequel ils l'ont remplacé. Pour se justifier, Napoléon
écrit une première lettre le 23 thermidor (12
août), une seconde le 27 (14 août) : Le
sentiment de ma conscience, dit-il, soutient
mon âme dans le calme, mais les sentiments de mon cœur sont bouleversés et je
sens qu'avec une tète froide, mais un cœur chaud, il n'est pas possible de se
résoudre à vivre longtemps dans la suspicion. Six jours après, le 3
fructidor (20 août) les Représentants,
ayant constaté qu'il ne se trouvait nulle pièce compromettante dans les papiers
du citoyen Bonaparte, mis en état d'arrestation
après le supplice du conspirateur Robespierre par mesure de sûreté générale
; s'étant fait rendre un compte détaillé de sa mission à Gènes, l'ayant
eux-mêmes interrogé, prenant en considération
l'utilité dont peuvent être à la République ses connaissances militaires et
locales, arrêtent qu'il sera provisoirement mis en liberté pour rester
au quartier général. Néanmoins, Napoléon n'est pas encore réintégré : il
faut, comme les Représentants l'écrivent au
Comité de Salut public le 7 fructidor (24
août) que, par son dévouement à la chose
publique et l'usage de ses connaissances, il reconquière la confiance.
C'est ce qu'il fait en fournissant le plan des opérations qui, du 29
fructidor an II (15 septembre) au 2
vendémiaire an III (23 septembre),
assurent à l'Armée d'Italie, par le combat de Cairo, la possession de la
rivière du Ponant et la neutralité de Gênes. Dès le 28 fructidor (14 septembre) il a, paraît-il, reconquis la confiance puisque, par arrêté de ce jour, Saliceti l'a chargé des préparatifs en vue d'une expédition maritime destinée à délivrer la Corse de la tyrannie des Anglais. Ce fut en effet la Corse qui fut l'objectif de l'expédition tant que Saliceti fut en mission ; mais, après son rappel, on songea à la Toscane, aux États romains, aux côtes d'Italie. Napoléon croyait pourtant toujours qu'on allait en Corse et, en même temps qu'il s'épuisait à fournir tous les moyens de réussir, il avait appelé Joseph à Toulon où il était chargé de la police supérieure du service de santé sous le titre d'ordonnateur des hôpitaux, et où sa femme et sa belle-sœur l'avaient accompagné. Le contre-amiral Martin, général en chef de l'armée navale, effrayé de la responsabilité qu'il assumerait si, avec des vaisseaux mal commandés, montés par des équipages incomplets, il entreprenait de protéger un nombreux convoi, alors qu'il ne devrait penser qu'à combattre, obtint à la fin que l'escadre sortit d'abord seule pour chercher l'ennemi et lui livrer bataille : si elle le mettait dans l'impossibilité de tenir la mer, elle reviendrait à Toulon, et, alors, partirait l'expédition tout entière, embarquée dès le 24 pluviôse (11 février 1795), débarquée et réembarquée à diverses reprises, mais dont tous les bâtiments de transport entièrement chargés attendaient sous voiles. Ce plan échoua par suite de l'inexpérience et de l'indiscipline des officiers et des matelots. L'escadre, foule de quinze vaisseaux, sept frégates et cinq bricks ou corvettes, quitta Toulon le 11 ventôse III (2 mars) et débuta brillamment par la prise du vaisseau anglais le Berwick ; elle rencontra le 22 (13 mars), à la hauteur du cap Noli, l'escadre anglo-napolitaine composée de dix-sept vaisseaux et commandée par l'amiral Hotham. Les Français montrèrent individuellement la plus rare intrépidité ; mais ils manœuvrèrent si mal que, réduits à treize vaisseaux dont onze seulement en ligne, ils en perdirent deux, le Ça ira et le Censeur, et rentrèrent à grand'peine à Toulon. L'expédition maritime était désormais impossible ; l'effort immense fait par Napoléon depuis six mois était perdu. Le 29 ventôse (19 mars), toutes les troupes reçurent l'ordre de débarquer. Deux mois plus tard, Napoléon se trouvait de passage à Marseille, près des siens, lorsque le 18 floréal (7 mai) il reçut l'ordre de rejoindre l'Armée de l'Ouest où il devait être employé comme général d'artillerie. Le Comité de Salut public venait de procéder à une réorganisation des états-majors, en vue de la campagne qui allait s'ouvrir. Il avait réformé huit cent vingt-trois officiers dont vingt généraux de division et cinquante-quatre généraux de brigade. Il avait maintenu Bonaparte comme général de brigade avec cette note : a des connaissances réelles dans son arme ; mais, comme il avait destiné, pour commander l'artillerie aux Armées réunies des Alpes et d'Italie un général de division (Labayette) et deux généraux de brigade (Lamartinière et Dulauloy), il n'avait vraisemblablement pas voulu mettre en second ordre Napoléon qui avait été en premier, la précédente campagne, et il l'envoyait à l'Armée de l'Ouest comme chef de service. Ce n'était donc rien qui ressemblât à une disgrâce : aussi Napoléon, même s'il avait quelque répugnance à commander dans une guerre qui n'avait rien de militaire — car, d'autres considérations, il ne saurait être question ; il avait fait ses preuves à Toulon, et, Toulonnais ou Vendéens, c'est la même cause s'empressa de se conformer à l'ordre, qu'il avait reçu. Son seul déplaisir était que Joseph, malgré les recommandations très vives du représentant Chiappe, n'eut pas été compris dans le nombre des Commissaires des guerres conservés pour l'an III ; c'était là sans doute une contrariété ; mais Joseph n'avait pas un besoin urgent de sa place, et il en serait plus libre pour veiller à la rentrée des créances faisant partie de la dot de sa femme, pour s'occuper des intérêts restés en souffrance en Corse, pour prendre soin de sa mère et de ses sœurs. Après avoir vendu une partie de ses équipages, Napoléon partit pour Paris (19 floréal-8 mai). Il emmenait avec lui son aide de camp Junot, le capitaine d'artillerie Viesse Marmont qui s'était attaché à sa fortune, et Louis qu'il comptait placer à l'École de Châlons pour compléter ses études s'il ne pouvait obtenir sa titularisation officielle comme sous-lieutenant d'artillerie. Il ne se pressa point d'arriver à Paris, flâna en route et, tout en voyageant, continuait à Louis ses leçons de mathématiques, le traitant même avec quelque sévérité quand il n'avait pas rempli sa tache et calculé comme il fallait ses logarithmes. Sans s'inquiéter des changements que pouvait amener le renouvellement du Comité de Salut public où venaient déjà d'entrer, en germinal (avril), certains Girondins de nuance si effacée qu'ils touchaient au royalisme, il s'arrêta plusieurs jours à Chatillon chez le père de Marmont, visita les environs, chercha une terre que Joseph pat acheter, fréquenta la société de la petite ville, causa avec les femmes — avec une au moins qu'il trouva à son gré —, dansa des rondes et joua aux petits jeux. Là, le surprit la nouvelle des événements de prairial (21 mai), de la proscription de tous les hommes sur qui il pouvait le mieux compter : Saliceti, Ricord, Albitte ; l'annonce que, vraisemblablement, rien n'allait subsister du travail présenté par Dubois-Crancé au nom du Comité du Salut public pour l'organisation des états-majors. La réaction avait reçu de l'envahissement de la Convention, du meurtre de Féraud, de la complicité de certains montagnards à l'insurrection une impulsion telle que, dans la Convention, quiconque, montagnard, ne s'était point affiché comme thermidorien, était obligé de se cacher, de s'enfuir, était sous la menace de la guillotine ou, au moins, de la déportation. Napoléon, suspecté de Robespierrisme, arrêté et destitué comme tel, lié d'intimité avec certains des montagnards mis en accusation, n'avant pour protecteurs que les députés corses qui étaient sans influence ou Barras fort attaqué, Fréron entièrement discrédité, Turreau sans autorité, avait déjà contre lui bien des chances mauvaises ; mais, sans le savoir, il en avait de pires. Celui des membres du Comité de Salut public qui était maintenant chargé du personnel militaire, était un ancien officier d'artillerie qui avait passé de cinq ans la quarantaine quand il avait été nommé député du Gard à la Convention. N'avant fait aucune campagne de guerre, il ne connaissait pour l'avancement que l'ancienneté. Il portait dans ses fonctions dictatoriales toute l'étroitesse d'idées que puisent dans les bureaux les hommes médiocres, toute l'envie dont est susceptible un homme déjà âgé qui a parcouru une carrière sans éclat contre un jeune homme qui débute par les premiers rôles, toute la haine que devait porter au vainqueur de Toulon, au protégé de Robespierre jeune, un Girondin proscrit qui, quoique régicide, était déjà tourné vers le roi par haine de la Montagne. Par faveur spéciale, parce que Napoléon était artilleur et qu'il faisait honneur à l'arme, Aubry consentait à lui confier une brigade d'infanterie : mais que, à vingt-six ans, il figurât dans le Corps comme général, c'eût été un sacrilège. Il fallait pour cela la soixantaine, car c'est seulement à l'âge où l'on a cessé d'être un homme que l'on est apte à faire un général d artillerie. Toute affaire cessante, Napoléon accourt à Paris. Il v est le 9 prairial (28 mai) et, après avoir touché le 28 prairial (15 juin) ses frais de route, 2.640 livres, sur quoi il pourra vivre quelque temps. le meule jour, il sollicite et obtient du Comité de Salut public de rester à Paris jusqu'à la publication officielle du travail sur la répartition des officiers généraux. On ne le lui dit pas, mais, depuis trois jours, depuis le 25 prairial (12 juin), son sort est réglé : c'est le commandement d'une brigade d'infanterie à l'Armée de l'Ouest. Or, si Aubry a la superstition de l'arme, alors, Napoléon en a le préjugé. Quand il aura exercé un commandement d'armée, il verra que de telles spécialisations sont nuisibles à l'entente des grandes opérations et que, si brillants que se montrent les officiers d'artillerie, ils ont rarement, jamais petit-on dire, l'esprit militaire. Il s'en convaincra si bien que, dans la première promotion des maréchaux d'Empire, il ne mettra aucun artilleur, et que si, plus tard, il donnera à Marmont cette haute dignité, ce sera uniquement par faveur et à cause de son ancienne amitié. Mais, en l'an III, il a encore cette faiblesse de tenir indigne de lui tout autre commandement que d'artillerie. Néanmoins, il ne veut point rompre, n'est point si fou que de donner sa démission : il prétend gagner du temps, et c'est tout en effet. Avec ces gouvernements au mois, tout est action et réaction. Egalement odieuse à la droite du pays et à la gauche, menacée alternativement par une insurrection des jacobins ou par une insurrection des royalistes, obligée de s'appuyer sur ceux-ci pour triompher de ceux-là et sur ceux-là pour triompher de ceux-ci, la Convention, après les journées de Prairial, a donné c'autant plus violemment dans la réaction que sa peur a été plus grande et elle a, par suite, relevé les royalistes au point de les rendre intraitables. Qu'un jour, elle leur résiste, le choc sera certain et, pour se défendre, elle sera trop heureuse de rencontrer les officiers suspects d'être de la Montagne. Si même ce conflit n'a point lieu dans la rue, au moins, dans l'assemblée, ne pourront manquer de se produire, par les avantages pris au dehors par les Bourboniens, des oscillations qui influeront sur le renouvellement du Comité de Salut public. Napoléon n'a qu'à attendre. Il attend. Dés le 5 messidor (23 juin), son parti est pris. Je suis employé comme général de brigade dans l'Armée de l'Ouest, écrit-il à Joseph ; mais non pas dans l'artillerie : je suis malade, ce qui m'oblige a prendre un congé de deux ou trois mois ; quand ma santé sera rétablie, je verrai ce que je ferai. Il demande donc un congé de deux décades pour remettre sa santé (26 messidor-14 juillet) ; mais, en même temps, pour marquer sa bonne volonté et son intention de rejoindre son poste, il expédie ses chevaux en Vendée sous la conduite de Richard, domestique de Junot : Richard même est pris par les Chouans à cinq lieues de Nantes (lettre du 1er thermidor). Les deux décades passent sans qu'il obtienne le changement qu'il désire : vainement a-t-il présenté au Comité de Salut public des mémoires où, très en détail, il a fait valoir ses services, où il a discuté les titres de ses concurrents et revendiqué une ancienneté qu'il a fait remonter à son entrée à l'École de Brienne — ce qui lui a donné dix-sept années de présence dans l'armée. En thermidor (fin juillet-août 1793) il est acculé. Sa carrière en France comme général d'artillerie, — ce à quoi en ce moment il s'attache par-dessus tout — est plus que compromise. Pour gagner des jours, il en est à solliciter des congés de convalescence qu'on lui accorde en rechignant. Le petit état-major qui s'était groupé autour de lui, s'est dispersé au vent de tempête. Marmont, qui s'est fait employer à l'armée du Rhin et qui se rend devant Mayence, a emmené Louis qui, fi défaut d'un grade dans un régiment d'artillerie, a eu une place à l'École de Chatons. Il ne reste près de Napoléon que Junot qui, à dire le vrai, ne lui est point à charge, car il vit en bon diable, dépensant à son père le plus d'argent qu'il peut. Mais de cet argent, Napoléon en profite-t-il ? A en croire un témoin, d'ordinaire bien renseigné et qui prétend le tenir de première source, il occupe à ce moment une chambre garnie à trois francs par semaine, dans l'hôtel du Cadran-Bleu, rue de la hachette, au coin de la rue du Petit-Pont ; il se nourrit le matin d'une tasse de café qu'il prend au café Cuisinier près le pont Saint-Michel et, le soir, d'un dîner à vingt-cinq sous. Ces conditions de vie physique et morale l'entraînent un jour dans une de ces dispositions nauséabondes qui suspendent les facultés cérébrales et rendent la vie un fardeau trop lourd si bien qu'il est sur le point de céder à un instinct animal qui l'entraîne vers le suicide. Sa mère vient de lui faire savoir, dit-il lui-même, que toutes ses ressources sont épuisées et il n'a en poche qu'un assignat de cent sous. S'il ne se tue point ce jour-là, c'est que par un hasard extraordinaire il rencontre un de ses anciens camarades de régiment qui lui prête trente mille francs en or. Que faut-il croire de ce récit ? Napoléon est-il vraiment si dénué ? N'y a-t-il pas quelque exagération de la part de ceux qui ont recueilli ses conversations à Sainte-Hélène, de sa part à lui-même ? S'il sait sa mère en une position si précaire comment écrit-il à Joseph : Les réfugiés qui ont de quoi vivre ont tort de rentrer : sous peu, il est à croire que la Corse nous appartiendra, ils rentreront alors avec plus d'honneur : je ne parle pas de ceux qui n'ont pas de quoi vivre. Étant toujours employé, puisqu'il est en congé de convalescence, il doit, à défaut d'une solde, toucher au moins des rations. S'il est réduit à une telle misère, comment pas cédé, n'a-t-il pas rejoint sa brigade d'infanterie ? Tout cela est confus, inexpliqué, le demeurera vraisemblablement ; mais ce qui est certain c'est son état d'esprit, son découragement en ce qui le touche lui-même : Moi, écrit-il, très peu attaché à la vie, la voyant sans grande sollicitude, me trouvant constamment dans la situation d'aine où l'on se trouve la veille d'une bataille, convaincu par sentiment que, lorsque la mort se trouve au milieu pour tout terminer, s'inquiéter est folie, tout me tait braver le sort et le destin et, si cela continue, je finirai par ne pas me détourner lorsque passe une voiture. Cela est ainsi pour lui-même, mais qu'il s'agisse de sa famille, il est tout autre : point de peine alors qu'il ne prenne, point de mal qu'il ne se donne. Tu le sais, écrit-il à Joseph, je ne vis que par le plaisir que je fais aux miens. Et c'est dans ces jours de détresse où il semble que, pour lui-même, l'espérance l'a abandonné, qu'il fournit à la fois, pour chacun des membres de sa famille, des preuves si nombreuses et si multipliées de dévouement qu'on ne salirait douter de la vivacité, de l'intensité, de la profondeur de ses sentiments. Passe pour Louis : il est son préféré, en quelque sorte
son fils d'adoption. Il est simple qu'il le suive et s'intéresse à sa vie à Châlons.
Je suis très content de Louis, écrit-il, il répond à mes espérances et à l'attente que j'avais
conçue de lui ; c'est un bon sujet, mais aussi c'est de ma façon : chaleur,
esprit, santé, talent, commerce exact, bonté, il réunit tout. Et
quelle adresse ! quel entregent ! pas d'homme plus
actif, plus adroit et plus insinuant. Il faisait à Paris ce qu'il voulait.
Cela est de la tendresse, de l'aveuglement paternel, cela explique toutes les
démarches, les rend faciles, agréables même : quoi de plus doux que de
s'occuper de quelqu'un qu'on aime, qui vous aime et qui mérite qu'on l'aime ? Voici Lucien : dès son arrivée à Paris (5 messidor-23 juin). Napoléon, sur la demande de Joseph, s'est occupé de lui chercher une place : Lucien est encombrant, il est compromettant, il a fait un sot mariage, mais il meurt de faim en son inspection des charrois à Saint-Chamans. Napoléon s'ingénie donc ; mais voici bien autre chose : Lucien a été arrêté à Saint-Chamans sur un ordre des représentants Chambon et Guérin visant une dénonciation de la municipalité de Saint-Maximin, et il a été incarcéré dans les prisons d'Aix. C'est un nommé Bey, d'une famille que Lucien a persécutée quand il était Brutus, qui s'est, chargé de l'arrestation. A Aix, les compagnons de Jéhu onl, une fois déjà, massacré dans les prisons les terroristes détenus. Lucien doit-il être de la seconde fournée ? Il en tremble. Fiévreusement, il écrit au citoyen Bey père pour le supplier de retirer sa plainte ; il écrit à sa nièce ; il écrit à son compatriote, le représentant Chiappe qui se trouve en mission à l'Armée d'Italie ; il écrit à Napoléon. Sur la nouvelle, Mme Bonaparte s'efforce : elle écrit de son côté à Chiappe ; par Mme Isoard, d'Aix, que connait Fesch, elle fait tenir cinq cents francs au prisonnier et elle ne perd pas un instant pour mettre en branle Napoléon. Celui-ci, aussitôt reçues les lettres de sa mère et de son frère, écrit (10 thermidor-29 juillet) à Mme Isoard en la priant de faire passer à Lucien une lettre et cinq cents livres. Je vais demain, dit-il, m'occuper de son affaire, el, comme il parait qu'il est le jouet de quelque ressentiment particulier, j'espère le faire remettre en liberté. Il emploie en erra à des démarches la journée du 11 et peut, le 12, écrire à Joseph : Un courrier qui part demain porte l'ordre du Comité de Sûreté générale de le mettre en liberté. Cela n'est point tout à fait exact : le Comité renvoie seulement la pétition de Lucien aux Représentants en mission à Marseille en les laissant maîtres de statuer ; mais, à cet arrête, en un jour, Napoléon est parvenu à joindre trois pièces : une apostille du représentant J.-J. Serres, une lettre du représentant Mariette à son collègue Guérin, une lettre du commissaire des guerres Chauvet à un de ses amis de Marseille pour le charger de presser la libération ; enfin, dans le pli même du Comité, il a introduit une lettre personnelle de lui à Guérin. Que de pas, que de démarches, que d'activité dépensée ! Et ce n'est pas assez que Lucien soit relâche : Napoléon lui envoie de nouveau de l'argent (12 thermidor-31 juillet), il s'occupe de lui trouver une place à Paris, il l'y fait venir et il l'y garde à sa charge (4 vendémiaire IV-26 septembre). Voici Jérôme — et c'est son entrée en scène ; car jusque-là, c'était un enfant, dont, au milieu de cette vie singulièrement agitée et remuée en tous sens ; on n'a guère eu le moyen de soigner l'éducation ; mais il marche sur les onze ans et il paraît avoir grand désir de s'instruire, à moins que ce ne soit de venir à Paris. Il écrit à Napoléon pour qu'il lui cherche une pension (5 messidor-23 juin) ; mais les pensions sont fermées ; les Corses qui sont à Paris, Casabianca, par exemple, ne savent que faire de leurs enfants, pensent à les renvoyer à Gènes et de là au pays. Néanmoins, Napoléon ne renonce pas ; celle idée de l'éducation de Jérôme l'inquiète. Je voudrais faire venir Jérôme ici, écrit-il le 14 thermidor (1er août). Il n'en coûterait que 1.200 francs par an. Il est impossible de ne point souligner celle dernière phrase, de ne pas la rapprocher des envois d'argent faits à Lucien à deux reprises. Peut-on penser dès lors que Napoléon fût aussi dénué qu'on l'a dit ? S'il l'est, c'est ici sans doute la marque d'une force trame la plus étonnante : mais, si même on a exagéré sa pauvreté, n'est-ce pas que, dans ses lettres intimes, toutes les fois que se pose une question d'argent, il apporte une désinvolture qui fait penser ? L'argent est pour lui un moyen, jamais un but. Il le méprise de mots ; il ne s'y attache point ; il le tient pour ce qu'il est. Il ne se courbera jamais devant ceux qui le font gagner, devant ce qui sert directement ou indirectement à le gagner. Cela n'entre point pour lui en ligne de compte. Même dans les projets qu'il va former en désespoir de cause pour s'ouvrir une nouvelle carrière, ce ne sera point la richesse qui le tentera, c'est la gloire et aussi la pensée de vivre avec Joseph dans une union de tendresse fraternelle et de courir la même fortune. En effet, s'il a pour Louis des sentiments tout paternels, s'il s'inquiète avec bienveillance de Lucien et de Jérôme, Joseph est resté son compagnon de cœur : Dans quelques événements que la fortune te place, lui écrit-il, tu sais bien, mon ami, que tu ne peux avoir de meilleur ami, qui te soit phis cher et qui désire plus sincèrement ton bonheur. Lu vie est un songe léger qui se dissipe... Si tu pars, et que in penses que ce puisse être pour quelque temps, envoie-moi ton portrait ; nous avons vécu tant d'années ensemble, si étroitement unis, que nos cœurs se sont confondus et tu sais mieux que personne combien le mien est entièrement à toi. Je sens, en traçant ces lignes, une émotion dont j'ai eu peu d'exemples dans ma vie ; je sens que nous tarderons à nous voir et je ne puis plus continuer ma lettre. Pour associer davantage et plus intimement leurs deux vies, Napoléon, depuis quelque temps déjà, pense à épouser la belle-sœur de son frère, Eugénie-Désirée Clary, de façon à fondre ainsi tous leurs intérêts, à former une sorte de ménage à quatre. Dans les sentiments qu'il éprouve pour Désirée, nulle violence de passion, mais, avec un rêve de stabilité, d'existence indépendante et assurée, hors des aventures et des alternatives de la politique, la pensée qu'on ne se quittera pas, que rien désormais ne pourra le séparer de Joseph. Et, autour de cette idée, tourne, durant ces mois de séjour à Paris, l'imagination de Napoléon. Joseph, après sa radiation de la liste des Commissaires des guerres, a séjourné quelque temps à Marseille, puis il s'est rendu à Gênes avec sa femme et sa belle-sœur, d'abord pour recouvrer des créances provenant de M. Clary ; puis, pour entretenir les liaisons avec la Corse qui faisaient espérer que à l'apparition du drapeau tricolore l'île entière rentrerait dans le giron de la République ; enfin, pour tirer de Corse, comme disait Napoléon, le peu d'épingles qui leur restaient — l'argenterie et les effets les plus précieux. Pour ses affaires et celles de la famille, il a eu besoin à Paris d'un correspondant d'une activité et d'un dévouement singuliers : Napoléon, naturellement, a été ce commissionnaire. Il faut à Joseph des lettres le recommandant près du chargé d'affaires de la République. En un jour (7 thermidor-23 juillet), Napoléon lui en envoie trois, des représentants Mariette, Fréron et Barras. Ensuite (le 12), c'est un passeport, puis une lettre de Colchen, commissaire aux Relations extérieures. Celle-ci, Napoléon l'a arrachée ; le rédacteur n'a nulle envie de se compromettre, nul désir qu'on tienne compte de son avis, mais plus vague est la dépêche, moins elle est flatteuse pont Joseph, plus il y a eu sans doute de peine à l'obtenir. Et cette entrée une fois conquise près de Colchen, Napoléon s'empresse (II thermidor-1er août) de lui remettre un mémoire où il sollicite pour Joseph un consulat dans un des ports d'Italie. A l'appui, voici l'énumération de ses services, de ses diplômes, des fonctions qu'il a occupées, et une apostille des plus chaudes du représentant Casabianca. Comment n'en tirerait-on pas au moins un consulat dans le royaume de Naples, à la paix avec cette puissance ? Fi du consulat de Chio : c'est une île et Joseph dit qu'il ne veut pas d'une île. — On lui aura quelque chose de mieux en Italie. On l'eut en effet. Vers ce moment, une idée que Joseph a lancée quelques mois auparavant, revient, par suite de circonstances particulières, à la mémoire de Napoléon ; et peu s'en est fallu que, réalisée, elle n'ait changé leur aiguillage à tous deux, transformé entièrement leurs deux vies — et, qui sait ? peut-être les destinées du monde. Napoléon a échoué dans ses démarches pour être replacé dans l'artillerie à l'Armée de l'Ouest ; il a échoué dans son projet de retourner commander l'artillerie à l'Armée d'Italie ; il a échoué, enfin ou à peu près, dans sa nouvelle demande d'un congé de quatre décades pour raison de maladie : on lui a enjoint de passer la visite du Conseil de santé ; reconnu malade, il sera remplacé ; sinon, réformé. A la vérité, au commencement de fructidor (milieu d'août), son horizon s'est un peu éclairci : Aubry est sorti du Comité de Salut public ; Doulcet-Pontécoulant lui a succédé en sa présidence et sa mission spéciale. On a parlé de Napoléon à Doulcet qui l'a appelé, l'a vu, l'a jugé, l'a fait attacher aux travaux de la division du Comité chargée des plans de campagne et de la surveillance des opérations de terre et de mer. Sans doute, la place a des avantages et des agréments ; on est en intimité avec les maîtres de la France et on leur dicte leurs idées ; mais elle vaut ce que valent ceux qui la donnent et le quart en change chaque mois. Ce Comité n'a que l'apparence de la dictature qu'exerçait réellement le Comité de Salut public de l'an II. Par le fait de son continuel renouvellement, il est impuissant ; le pouvoir appartient à qui demeure : aux bureaux ; et les bureaux, surtout la direction d'artillerie, sont hostiles à Napoléon, homme de génie peut-titre, mais non selon la formule. Doulcet a pris Napoléon sous sa protection le 4 fructidor (20 août) ; il sortira le 15 (1er septembre) : c'est douze jours de patience que les bureaux ont à prendre. Or, à ce moment même, le Sultan demande à la France des officiers et des ouvriers (l'artillerie pour réorganiser son armée. Il remonte à la mémoire de Napoléon un projet d'établissement en Turquie dont Joseph lui a écrit trois mois auparavant. Eu ce temps, lui-même était en route pour Paris, certain de son commandement à l'Armée de l'Ouest, et il voyait les choses sous un autre angle. ll en a détourné Joseph. L'on ne retrouve pas la France dans les pays étrangers, lui a-t-il écrit ; courir les Échelles tient un peu de l'aventurier et de l'homme qui cherche la fortune. Si tu es sage lu n'as plus qu'à en jouir. Mais, à présent, c'est, différent ; à Paris ; plus guère d'espoir de réussir ; là-bas, des chances de se distinguer, puis de l'officiel, une mission, des places. Le souvenir se réveille en lui de ses anciennes lectures, du temps où, à Valence, il analysait les Mémoires du baron de Tott et l'Histoire des Arabes de l'abbé Marigny. L'idée se formule avec une netteté parfaite. Tous les hommes qui l'entourent et qu'il juge attachés à sa fortune, tous ceux qui entourent Joseph, qui sont de sa famille ou de ses alliés, y entreront dans la fonction qui leur convient et serviront à constituer là-bas une sorte de colonie. Si je demande, écrit-il à Joseph, j'obtiendrai d'aller en Turquie, comme général d'artillerie, envoyé par le gouvernement pour organiser l'armée du Grand seigneur, avec un bon traitement et un titre d'envoyé très flatteur ; je te ferai nommer consul et ferai nommer Villeneufve ingénieur pour y aller avec moi ; tu m'as dit que M. Anthoine y était déjà : ainsi, avant un mois, je viendrais à Gênes ; nous irions à Livourne, d'où nous partirions. Le 13 fructidor (30 août), il formule sa demande qui est apostillée par Doulcet-Pontécoulant et sérieusement examinée : mais, dans le Comité même, plusieurs se demandent s'il convient de laisser s'éloigner l'homme aux mérites duquel on doit la plupart des mesures utiles que Doulcet a proposées pour l'Armée des Alpes et d'Italie. — Mon avis, dit Jean Debry, est qu'en l'avançant dans son avine, le Comité commence par récompenser ses services, sauf ensuite, après en avoir conféré avec lui, à délibérer sur sa proposition s'il y persiste. Napoléon peut donc penser (19 fructidor-5 septembre) qu'il va être rétabli dans l'artillerie, et que probablement il continuera à rester au Comité, il en est même si convaincu que, pour rendre son service plus actif, il demande des chevaux è la Commission des mouvements des armées de terre et qu'il écrit à Joseph qu'il va avoir trois chevaux, ce qui lui permettra de courir en cabriolet et de faire ses affaires. Il ignore que, le 15 fructidor (1er septembre), le jour même où Doulcet est sorti du Comité, le bureau de l'artillerie et du génie a présenté un rapport concluant au rejet de sa demande d'être réemployé comme général de brigade d'artillerie, et, pendant qu'il se berce de l'illusion de son cabriolet et de ses trois chevaux, ce même bureau fait signer, le 29 fructidor (15 septembre) au Comité de Salut public dont Cambacérès est président, un arrêté par lequel le général de brigade Buonaparte, ci-devant mis en réquisition près du Comité, est rayé de la liste des officiers généraux employés, attendu son refus de se rendre au poste qui lui a été assigné. Seulement, ce même jour, 29 fructidor — et il paraît bien difficile que entre ces deux faits il n'y ait que le simple hasard d'une coïncidence — un arrêté est rédigé organisant, sous les ordres de Napoléon, une mission militaire en Turquie, composée de neuf officiers et de deux sous-officiers, parmi lesquels Junot, Songis, Marmont et Villeneufve. Ce qui retarde l'expédition immédiate de l'arrêté, c'est que, en ce qui concerne les différents officiers désignés, les bureaux compétents sont appelés à donner un avis avant que le Comité approuve définitivement. C'est une question de jours, car aucune opposition n'est prévue. Napoléon aurait même déjà fixé la date de son départ, s'il n'y avait pas tant de fermentation dans Paris, de bouillonnements et de germes très incendiaires ; il ne craint pourtant pas que la réaction triomphe : Le génie de la liberté n'abandonne pas ses défenseurs. En ce qui le touche, il n'a point d'inquiétude ; il fait tenir toute sa philosophie en cette phrase qui montre entier le fatalisme dont il a su faire ensemble sa doctrine et sa règle de vie : Je ne vois dans l'avenir que des sujets agréables et, en serait-il autrement qu'il faudrait encore vivre du présent. L'avenir est à mépriser pour l'homme qui a du courage. Vingt et un jours après qu'il a été rayé de la liste des généraux employés, les Comités de Salut public et de Sûreté générale réunis, arrêtent que le général Buonaparte sera employé dans l'Armée de l'intérieur, sous les ordres du représentant du peuple Barras, général en chef de cette armée. Cela est signé : Merlin (de Douai). Barras, Letourneur, Daunou et Collombet — et cela est daté du 13 vendémiaire an IV de la République. |
[1] Jusqu'au 13 décembre, il semble bien que Saliceli, resté seul en mission devant Toulon depuis la mort de Gasparin (11 novembre) lequel d'ailleurs s'absentait souvent, ait eu la part principale à ces nominations sauf celle de général de brigade où intervinrent Fréron, Ricord et Robespierre jeune — point Barras, qui était à la division La Poype.