NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME I. — 1769-1802

 

I. — LES DÉBUTS[1].

 

 

15 AOÛT 1769. - JUIN 1793

La race. — Le père. — La mère. — Joseph. — Brienne. — La mort de Charles Bonaparte. — Retour en Corse. — Les petits. — Pauline. — Louis. — Caractère de Joseph. — La révolution à Ajaccio. — Projets d'avenir. — Napoléon et Louis à Auxonne et à Valence. — L'héritage de l'archidiacre. — L'émeute d'Avril. — Voyage à Paris. — Marianna. — Délibération. Retour à Ajaccio. — Lucien. — Lucien et Marianna. — L'esclandre de Lucien. — La fuite. — Départ pour la France.

 

De ses ancêtres paternels et maternels, on sait des noms, des charges qu'ils ont remplies, rien de plus. Les uns et les autres sont venus eu Corse de la haute Italie où les Bonaparte, à Florence et surtout à Sarzane et à San-Miniato, ont joué des rôles, acquis par une longue pratique, cette habileté parlementaire, cette expérience politique, cette ingéniosité diplomatique qui se rencontrent seulement alors dans le gouvernement de ces petites cités républicaines. Ils y ont passé par tous les emplois militaires et civils, alternant de fonctions selon les occasions, et si le théâtre où ils ont paru n'avait été si étroit, les qualités qu'ils y ont déplorées ont été assez remarquables pour leur valoir d'être illustres. Les Ramolino ont des origines pareilles, mais ils ne se sont point tenus dans la Lombardie dont ils étaient originaires, ou en Toscane où ils avaient émigré. Ils ont jeté des rameaux à Naples et à Gènes. C'est de Gènes qu'ils sont venus vers la fin du XVe siècle résider à Ajaccio où les Bonaparte ne sont arrivés qu'au milieu du XVIe. Dès lors, les deux familles ont existé côte à côte, occupant simultanément des charges municipales, alliées l'une à l'autre par de fréquents mariages, mais distinguées, semble-t-il, par ce fait que les Bonaparte se font Corses davantage, entrent plus dans l'intérieur du pays, ne recherchent que des unions corses, tandis que les Ramolino vont plus volontiers à l'extérieur, qu'on trouve chez eux des unions avec des étrangers ou des étrangères : Grecs, Suisses, même Français. Ils ne dédaignent point les emplois que leur abandonnent les Génois, et leur patriotisme corse n'est point intransigeant.

La plupart des familles qui fournissent des femmes aux Bonaparte ou aux Ramolino : les Paravicini, les Tusoli, les Odone, les Rastelli, les Bozzi, les Benielli, les Pietra Santa sont, à des degrés divers, de souche pareille à la leur, Italiennes d'origine, émigrées en Corse vers le XVe ou le ivre siècle, presque toutes résidentes à Ajaccio ou aux environs. Seuls les Grecs de Panoria font exception ; mais on les tient pour des concitoyens, bien que, an physique et surtout au moral, ils apportent des éléments sans doute très divergents.

 

Tous sont pliés à une discipline commune qui est l'essence même, la raison d'être et la formule de la race et à laquelle se soumettent et s'habituent tous les étrangers qui s'y agrègent. C'est ici une société pour qui l'idée de famille est supérieure à toute autre conception sociale ou gouvernementale, qui en est empreinte au point qu'elle y trouve toutes ses lois, qu'elle en fait la base de toutes ses entreprises et la justification de toutes ses aventures. C'est ici une société qui, de la famille, s'est élevée à la tribu, au clan, à la gens, et de là, par intervalles seulement et presque à un moment unique, à la nation ; — encore d'une façon si fugitive qu'on ne peut juger si, hors du péril commun et de l'état de guerre contre l'étranger, elle eût pu s'y maintenir. C'est ici une société chez qui l'idée de famille et son dérivé, l'idée de tribu, sont enracinées par des siècles et des siècles, au point que, dans l'agglomérat des sociétés qui ont formé la nation française, elle les conservera seule, malgré cent ans et plus d'annexion, malgré le niveau commun des lois et l'uniformisation graduelle des mœurs. Le peuple corse est en substance tel aujourd'hui qu'au temps de Paoli : la France a glissé sur lui, comme l'eau du ciel sur ses rochers. Droit de vie et de mort du père sur les fils ; souveraineté absolue du chef de famille ; solidarité entière des membres de la famille ; toute idée de justice, toute notion de bien général subordonnées à l'intérêt ou à l'avancement de la famille ; — avec les familles parentes ou alliées, unité de vues, communauté d'intérêts, les querelles embrassées avec la même ardeur que si elles étaient personnelles, les faveurs recherchées avec la même suite, une intimité étroite jusqu'au jour où, pour un motif souvent futile, une querelle éclate amenant une longue suite de luttes individuelles ; — au-dessous, une population clairsemée de bergers ou de pêcheurs, qui, plus ou moins nombreux, adoptent telle ou telle famille selon sa richesse, son influence, la protection dont elle les couvre et les services qu'elle leur rend, lui restent fidèles dans la paix et dans la guerre, pour le juste et l'injuste, mais à condition que le contrat soit observé des deux parts.

L'influence politique — si l'on peut entendre par là la prédominance d'une famille et de ses alliés dans le conseil de la commune — est essentielle par le principe même de la constitution de la propriété : pâturages communs où l'on est admis à paître un nombre réglé de têtes de bétail, immenses terres, propriété de la communauté, que le conseil des Anciens donne à ferme, pour un temps plus ou moins long, non aux enchères, mais selon son plaisir. Qui est maître du conseil des Anciens est maître de la fortune publique et en use. La clientèle va donc à ceux-là qui la nourrissent. Les querelles pour le pouvoir sont donc là les querelles pour la vie. On s'arrange entre soi pour que, à son tour, chacun des alliés profite et fasse profiter les siens. Là est le fin de la politique et la raison majeure des combinaisons. Qu'on y joigne le goût et l'appétit du pouvoir pour le pouvoir et la volonté d'être le maitre de la justice afin de la distribuer inégalement à ses amis et à ses ennemis, en voilà plus qu'il ne faut pour éveiller toutes les ambitions, motiver toutes les brigues, dépenser inutilement de grandes forces, user sans profit des hommes durant six ou sept générations.

Dans ces familles, sauf peut-être chez quelque Ramolino, peu de goût de l'aventure et de désir de chercher fortune outre mer. Dans les listes de Royal-Corse et des Chasseurs corses, point de ces noms. On vit de la commune, de la politique, du sol, sans industrie et sans commerce. Point d'argent en Corse. On y paie les impositions, les fermages, le crû, en nature : on a les châtaignes de la montagne, les chèvres du maquis, les bœufs des pâturages communaux, le blé de son champ, l'huile de ses oliviers, le vin de sa vigne : du poisson qu'on échange ou qui est encore une redevance ; l'on a contribué à l'achat ou à la construction de la barque : du drap fabriqué dans la montagne avec du poil de chèvre. On a cela en abondance comme chez tous les peuples primitifs qui, isolés par la mer, privés de voies de pénétration, incapables d'ouvrer eux-mêmes leurs produits, n'en récoltant d'ailleurs que de ceux dont la valeur sur le confinent ne payerait pas le transport, regorgent de ce qui est l'indispensable pour la nourriture et le vêlement, mais inutilement pour leur bien-être qu'ils devraient tirer d'autres peuples. Donc, aucun luxe, aucune aisance même, rien de ce qui s'achète, mais une abondance réelle qui justifie et explique les habitudes d'hospitalité. Si l'on est tenté par l'argent, il faut le chercher au dehors, car, dans l'ile, Gènes n'emploie presque que des Génois et la France que des Français, et les uns comme les autres n'y dépensant point leurs traitements n'y apportent point d'argent.

Malgré tout, par la force d'économie, ces familles ont réussi, les unes et les autres, à réunir les maisons et des biens de campagne qui n'ayant point été partagés depuis cent ans, leur donnent un air d'aisance. Aussi, dans la Maison Bonaparte, se trouve une douzaine de mille livres de rentes, et, toutes les successions échues, les enfants pourront recevoir environ trois cent mille livres ; mais ce ne sera que dans un avenir lointain, au temps oh tous les héritages, grossis de quelques legs inespérés, auront été recueillis.

Au début, on est fort loin d'une telle fortune : Mme Ramolino, qui passe pour riche, a apporté en dot sept mille livres de capital, représentées par des terres, une partie de maison et un vignoble. Charles Bonaparte n'a que ce que veut bien lui donner son oncle, auquel son père a laissé l'administration et la jouissance de l'entière fortune de la famille.

 

Charles, le père de Napoléon, très jeune — il a vingt-trois ans en 1769 — est, de nature, ambitieux et mécontent. Peut-être, dès lors, souffre-t-il de la maladie d'estomac dont il mourra avant trente-neuf ans, et l'inquiétude de son caractère, l'instabilité de sa vie y sont-elles consécutives. Il ne se trouve à son gré en aucun des lieux où il se pose ; il n'est satisfait d'aucun des emplois qu'il obtient. Ii rêve sans cesse d'autre chose : d'entreprises qui l'enrichiront, de missions qui lui attireront gloire on polit, de places qui assureront à ses fils un avenir certain et de mutuels appuis ; il veut tout à la fois, il est pressé, il est brouillon, il porte à ses désirs une agitation qui le surmène. Les faveurs conquises, il en est las par avance et néglige ce qu'il a pour ce qu'il pourrait avoir.

Il a pris ses degrés à Pise pour être magistrat et est parvenu, après la conquête, à se faire nommer conseiller du roi, assesseur de la juridiction royale des provinces et ville d'Ajaccio, mais en même temps, comme gentilhomme, car il se qualifie écuyer, il fait partie des États de Corse, et il intrigue pour être de la commission ('es Douze, qui a une sorte de pouvoir en l'absence des Etats ; surtout pour être envoyé en députation près de la Cour. Là, il sollicite et obtient l'établissement et la direction de pépinières de mûriers ; il se propose pour dessécher les marais des Salines et s'en fait accorder l'entreprise ; il invente et offre vingt autres affaires qui toutes doivent être menées par lui, à son profit, et aux frais de l'Etat.

En un style où les italianismes abondent, mais qui pourtant le montre, chose très rare en son pays, parlant et écrivant le français de façon à se faire entendre, — et c'est là la raison essentielle de ses succès près des gouverneurs et des intendants qui ignorent l'italien — il écrit lettre sur lettre, placet sur placet, humble lorsqu'il sollicite, presque arrogant lorsqu'il tient du bon plaisir des ministres ou de la faiblesse des bureaux un semblant de droit. Il tourne et retourne alors la concession dont il est porteur, élude les conditions onéreuses avec une habileté singulière et excelle à se prévaloir des obligations que l'Etat semble avoir contractées en échange. Il porte à tout une audace qui lui réussit, un aplomb que rien ne déferre, ne lâchant point son homme dès qu'il est parvenu à l'entrevoir ; érigeant en protecteur quiconque lui a une fois parlé ; tenace à mourir sur place dans l'antichambre où il s'est introduit ; portant une sincérité verbeuse en l'exposé de ses prétentions, et, dès lors, redoutable aux ministres, aux premiers commis, aux employés, aux huissiers même, qui, la cloche sonnant l'ouverture ou la fermeture des bureaux, trouvent toujours présent, le sourire aux dents, le placet à la main, l'éloquence prèle, cet éternel demandeur auquel, de guerre lasse, ils finissent par donner la signature qu'il réclame.

Ce n'est pas tout que l'État : ailleurs, Charles est aussi vif à se créer des droits, aussi habile à les soutenir, aussi entêté à en tirer parti : il engage, sollicite et poursuit d'innombrables procès, de ceux qu'on transmet à ses troisièmes descendants et qui, si on les gagne, coûtent une fortune ; il se berce de successions si lointaines qu'elles paraissent imaginaires, calcule les degrés, dresse des arbres de généalogie, visite des cousins retrouvés auxquels il prouve une parenté oubliée depuis des siècles. Ce n'est point assez de ses propres affaires, il prend charge de celles des autres : pension pour celui-ci, office pour des grâces, des remises de peine, des secours. Il est toujours en mouvement, toujours dans l'inquiétude et l'espoir ; il forme chaque jour quelque nouveau dessein, multiplie les démarches, les lettres, les voyages ; il escompte sans cesse l'avenir et y trouve des ressources assurées pour combler' les trous du passé : quant au présent, il n'y vit point.

Aux États de Corse, ces États en miniature qui ne sont que d'apparence et de représentation, il machine, pour des intérêts qu'on ne voit plus, toutes sortes de combinaisons ; il constitue des factions, enflamme des partis, s'allie à tel où tel, engage des luttes d'influence, présente des motions, propose des votes, fait de la politique. Il a dans le sang, comme le peuple dont il est, cette politique, faite d'expédients, de ruses, d'embuscades, ornée d'interminables discours, qui semblerait du parlementaire le plus retors si, à des jours, elle n'était relevée d'audace, de violences et de coups de fusil.

Tout jeune, il a été patriote comme l'était à sa génération quiconque ne servait pas dans Royal-Corse et n'avait pas goûté de la France ; il s'est attaché à la fortune de Paoli qu'il a servi plus, à dire vrai, dans les emplois civils que dans les militaires, quoique, à ce qu'il semble, il se soit bravement montré dans les derniers combats ; mais le métier de soldat n'est point à son goût. Après la conquête, marié, chargé d'enfants, hors d'état, faute de moyens, de s'attacher des clients assez nombreux pour s'assurer eu Corse une situation qui l'égalise aux grands chefs de dans, il se dirige vers ceux qui gouvernent afin de tirer d'eux ce qu'il peut. Rien ne prouve qu'il soit sincère en se ralliant à la France. Peut-on demander à un Français si neuf qu'il le soit — qu'il soit si rapidement convaincu que l'indépendance de son pays doit être subordonnée à des intérêts généraux ? Lui envisage plutôt ses intérêts particuliers. Quelques mois à peine ont passé depuis la conquête que, avec une intelligence très aiguisée, singulièrement remarquable chez un homme qui n'a jamais vécu ni même passé en France, pour qui tout, de la France, de sou organisation, de sa hiérarchie, de sa constitution, est du nouveau, il a compris les avantages qu'il peut tirer de l'annexion ; il s'est rendu compte que, pour participer à quelque chose en France, il faut être noble. Lui l'est, mais la preuve en est à fournir, car la noblesse en Corse ne donnant nulle prérogative et nulle exemption de taxes, on ne s'est point inquiété d'en compter les degrés, d'en chercher ou d'en maintenir les traces. À présent, il ne suffit plus du traditionnel qui apportait de la considération, il faut du positif qui fournira les privilèges. Charles est le premier en Corse à réunir les documents qui affirment sa noblesse ; le premier à regarder vers les institutions fondées en France au profit de la noblesse pauvre ; le premier à comprendre quelles lionnes places on peut occuper si, noble, on se glisse dans la hiérarchie de robe, d'épée ou (l'église. Et il est le premier à deviner comment un homme intelligent, qui s'établira en Corse le serviteur et l'homme à projets de l'intendant et du commandant en chef, pourra tirer parti de l'un et de l'autre, s'appuyant d'eux près des bureaux, les appuyant près de la Cour de l'autorité des États — États qui n'ont que le nom commun avec les redoutables États de Bretagne et de Languedoc, mais usent près des ignorants de cette similitude et jouissent de l'apparence.

Non seulement Charles a compris tout cela qui devrait être fermé à un homme tel qu'il est, mais il sait par ses actes le mettre en pratique. Pour ses protecteurs qu'il protège à son tour — ou qu'il a l'air de protéger — il distingue au premier coup les démarches utiles ; il fait son bruit ; il s'insinue et se coule, rapportant chaque fois quelque petit avantage personne', une concession, une gratification, une pension, une place, une promesse d'avancement pour ses fils, son beau-frère ou ses cousins, demandant sans cesse et portant aux sollicitations une ténacité qui lasse l'indifférence et triomphe des volontés mauvaises, aussi ardent et plus adroit que les vieux courtisans et combien plus ingénieux puisque tout cela lui est nouveau et qu'il a dû tout apprendre de cette savante exploitation de l'Etat qui est l'occupation continuelle de la plupart.

Mais quoi ? Parce qu'il arrache ce qu'il sollicite, en est-il plus heureux ? Tout cet effort, toute cette ardeur dépensée pour obtenir des apparences qui sans cesse le déçoivent, des menues faveurs qui ont l'air d'aumônes, pour continuer à se débattre dans une sorte de misère et ne faire sa vie que d'expédients, cela vaut-il la peine ? Ne ressent-il pas en lui-même, quelque instinct qui le pousse au grand ? Ne pourrait-il, comme d'autres et mieux que d'autres, mener des négociations, régir des provinces, siéger sur les fleurs de lys, s'il n'était point un nouveau Français, s'il n'y avait point contre lui le préjugé qu'il est un Corse, un sauvage, un annexé ? Que lui manque-t-il ? n'est-il point bel homme, noble, intelligent, lettré ? Et toujours, pour sa vanité blessée, pour son orgueil souffrant, celte existence étroite, cette maison obscure, cette petite ville, celte destinée commune ! Il s'en échappe alors et repart à la poursuite de quelque nouveau rêve. Où le prendre ? Il est à Gênes, à Pise, à Florence, à San-Miniato, à Rome, à Bastia, à Corte, à Marseille, à Versailles, toujours pressé par ses projets, toujours aiguillonné par la nécessité, toujours fouetté par ses chimères. Il vit en voyage. Il y mourra.

 

Pourtant, il passe à Ajaccio ; il y séjourne assez pour que, chaque année presque, sa famille s'accroisse. Marié à dix-huit ans en 1764 à une enfant de quatorze, il a un fils en 1765, une fille en 1767, un fils en 1768, un fils en 1769, une fille en 1771, une fille en 1773, un fils en 1775, une fille en 1777, un fils en 1778, une fille en 1780, une fille en 1782, un fils en 1781, douze enfants en dix-neuf ans de mariage, et cela sans compter ceux qui ne sont point venus à terme !

La mère, dans cette perpétuelle grossesse, outre les soins du ménage dans une vie des plus resserrées et des plus modestes, a la charge d'un infirme, l'oncle Lucien, qui a servi de père à Charles, qui tient l'argent et dirige les propriétés de la famille de son lit, car, depuis l'âge de trente-deux ans, il est malade de la goutte et, à des intervalles de plus en plus rapprochés, il se trouve entièrement paralysé. Elle n'a donc point le loisir d'être une mère à la moderne, esclave d'un unique enfant, s'extasiant sur sa maternité et prenant pour un miracle ce qui ne doit sembler que la plus ordinaire des fonctions, le régulier accomplissement d'un devoir naturel. Les grossesses ne l'arrêtent ni ne la troublent. Elle fait ses enfants, les nourrit si elle a le temps ; sinon, les donne à nourrir à quelque femme de berger ou de pêcheur, mais ne suspend point pour cela les soins qu'elle doit prendre. Dans sa nichée, ses soins, sa tendresse vont aux malades, à ceux qui ont besoin d'elle. A ceux-là, aux petits qui souffrent, elle donne son cœur. Ainsi sera-t-elle toujours pour ceux des siens qui, par leur faute ou la faute de la destinée, auront des malheurs. Elle leur sera plus faible et plus serviable, considérant leur infortune comme une maladie qu'il est de sa charge et de son devoir de mère de soigner, quelle qu'en soit la cause.

Bien portants, ses enfants croissent sans qu'elle ait le loisir de s'attendrir sur eux, absorbée qu'elle est par les ravaudages, l'entretien, le colisage des habits et des robes, le rangement des provisions, la surveillance de la bonne, — uniquement par le matériel de la vie dans la mesure la plus restreinte car du reste elle ne s'occupe point. Cela regarde les hommes qui seuls commandent, parlent et agissent, qui seuls ont le soin de la fortune et le droit d'en disposer. Elle est pliée au joug, et n'en sent pas le poids ; cela est ainsi, cela a toujours été ainsi, donc cela doit être ainsi.

En cette femme très jeune — car elle a dix-neuf ans à la naissance de son quatrième enfant, Napoléon très belle. malgré ses grossesses répétées, mais d'une beauté qu'on admire plutôt qu'elle ne séduit, absence complète de rêve et de sentimentalisme ; nulle trace d'influence littéraire, nul trouble causé par cette fausse culture qui, sur la constante inaptitude de la femme s'instruire réellement, applique un vernis de pédantisme. Elle a appris et pratique cette redoutable loi du silence par qui, plus tard, elle sera uniquement sauvée : elle y a été dressée par les institutions, les lois, les mœurs d'un pays où l'épouse est entièrement, uniquement, absolument, la servante de l'homme, où toute initiative toute critique, toute réflexion mène sur les actes extérieurs du maître lui est interdite, mais où, par contre, sur le ménage, sur les enfants, sur les détails domestiques, elle exerce un pouvoir presque absolu. En cette claustration, Mme Bonaparte ne disperse point son esprit aux rêveries et aux projets ; elle concentre sa volonté sur ce qui est pratique et actuel ; elle porte son attention aux moindres détails ; elle est économe parce qu'il le faut, parce que tout ce qu'il y a d'argent qui n'entre pas à la caisse de l'oncle Lucien, passe aux voyages de Charles, aux dépenses ou aux entreprises qu'il ne lui est permis ni de contredire ni de contrecarrer ; en tout ce qui est de son domaine, pour tout ce qui la touche, elle épargne avec une ténacité qui pourrait passer pour de l'avarice, si elle n'était  prête à sacrifier d'un seul coup son trésor en ces occasions où elle sent engagé l'avenir des siens, où elle voit en jeu leur honneur, leur liberté, leur fortune et leur bonheur. Elle apporte alors tout ce qu'elle a, sans le compter, sans le regretter, jetant tout au jeu d'une seule masse ; mais, pour former sa réserve, ne faut-il pas qu'elle ail mis sou sur sou, qu'elle se soit privée de toute fantaisie pour elle-même, qu'elle ait mené son petit troupeau d'une main ferme et, en fait de plaisirs, lui ait offert seulement ceux qui ne coûtent rien ?

D'instruction, elle ne peut personnellement en donner aucune à ses enfants — pas même leur apprendre à lire — car elle ne sait point le français, ni même correctement l'italien. Elle n'a point reçu plus de culture que les femmes de sa condition en son temps et sou pays : elle écrit mal et n'est point la femme des livres. Pour l'éducation, elle ne peut leur inculquer pie celle qu'elle tient de tradition, qui n'est point faite de politesse à la française, de grâces délicates, de sautillantes allures et du jargon du bel air, mais se réduit à quelques très simples formules qui sont celles de la race. Mme Bonaparte les relève par des façons nobles, par une silencieuse et hautaine tenue morale qui, au physique, est comme exprimée par le port de sa tête et l'attitude presque hiératique de son corps. Sans doute, tout ici, bien moins que de l'enseignement, dépend du milieu. Celui où Mme Bonaparte a grandi, a été tel que, chez elle, l'éducation a porté tous ses fruits. Il n'en saura être de même pour ses enfants, étant donnés les milieux très divers où ils grandiront. Au fait, elle ne tolère ni qu'ils lui manquent à elle-même, ni qu'ils manquent aux siens, reprend chez eux la gourmandise el le mensonge par des corrections manuelles où elle ne les épargne point, et les habitue à une propreté de corps inusitée à coup sûr en leur temps et en leur pays.

Doit-on pourtant, ici, voir un fait d'éducation ou un phénomène d'atavisme ? Faut-il croire que garçons et filles y ont été dressés par leur mère, ou n'est-ce pas là chez eux une sorte d'instinct ? Ils ont tous, les uns et les autres, la folie de l'eau, des bains, des grands lavages ; certains ne peuvent voir de l'eau courante ou tombante sans courir s'v plonger ou en recevoir la douche... Une telle passion commune à tous les individus d'une mèche famille, contraire à toutes les façons reçues dans leur époque et leur milieu, ne dénote-t-elle pas, plutôt qu'une acquisition de l'habitude, une impulsion ancestrale ? Ils n'ont, aucun, la pudeur du vêtement, cette pudeur qui a été imposée par la rigueur du climat, et plus encore par l'hypocrisie religieuse. Ils ne sont point embarrassés de leur nudité ; ils n'en ont ni la honte, ni l'effroi. De quelque Grec leur ancêtre, ils semblent tenir, avec certains traits physiques indéniables, le sens supérieur et le culte de la Beauté, ce culte qui, d'abord, doit aller à la forme, ne couvre le corps que si la température l'exige et conserve à l'être humain, dans sa nudité, la décence, la grâce, l'aisance qui écartent les imaginations vicieuses en même temps qu'elles ne laissent nulle place aux idées grotesques. Pour attester les origines oubliées, pour ouvrir les tombeaux perdus des aïeux et en ravir le secret, n'est-ce point comme un Sésame, ce vocable unique et sonore transmis à travers les générations, ce nom prédestiné de ΝΑΠΟΛΕΩΝ aux syllabes mystérieuses et prophétiques, qui, chacune et toutes ensemble, annoncent le lion preneur de villes ?

D'où qu'il vienne, du père ou de la mère, d'un aïeul de celle-ci ou de celui-là, l'atavisme grec a tracé chez ces êtres près de l'atavisme latin et, à des moments, l'on se demande lequel des deux est le plus fort.

Ils sont tous et demeurent des impulsifs ; l'éducation les a donc très peu modifiés et ce qu'ils peuvent lui devoir, c'est le respect de la mère, une discipline familiale sévère, un esprit de solidarité entre eux et quelques formes semblables de politesse extérieure. Encore à ce médiocre bagage faudrait-il rechercher peut-être des origines diverses.

Mme Bonaparte n'eût été ni de sa race, ni de son temps si elle n'avait eu de ces superstitions qui en beaucoup d'endroits passent pour de la piété. Elle était dévote à la Madone et l'on peut même penser qu'elle crevait en Dieu. Elle rie manqua point de nommer chacune de ses filles Maria (Maria-Anna, Maria-Paoletta, Maria-Nunziata) et de les consacrer ainsi à la Vierge, mais elle ne s'étonna point lorsque ses Cils et même ses filles contractèrent des mariages purement civils. Elle ne fut point choquée que son frère prêtât serment à la Constitution civile du clergé, se défroquât et se livrât à des occupations qui n'avaient rien de sacerdotal. Sans doute, en Corse, la Constitution civile dut moins heurter les consciences que sur Je continent, puisqu'en ses grandes lignes elle y avait été établie quelque vingt ans auparavant par Paoli ; mais, que Mme Bonaparte n'ait point tenu expressément à cc que deux de ses filles, mariées sous ses yeux, reçussent d'un prêtre — assermenté ou non la bénédiction nuptiale, cela montre bien que, chez elle, la religion catholique était seulement en surface, que sa piété se réduisait à quelques pratiques dont elle avait donné l'usage à ses enfants.

Ceux-ci, par nature, sont et demeurent des païens. La formation de leur intelligence est antérieure au christianisme. Leur cerveau n'a point subi cette terreur qui déprime l'individu, supprime en lui l'initiative et jette un crêpe sur la nature. Ils se refusent à être contemplatifs. Ils envisagent la vie comme un but et non comme un moyen. Ils croient à l'au-delà, d'une façon sereine et vague, à la façon dont y pensaient les poètes antiques et le paradis qu'ils imaginent est singulièrement voisin des Champs-Elysées. Ce n'est point qu'ils ne soient nettement, sincèrement, fermement spiritualistes. Ils le sont d'autant plus qu'ils sont moins chrétiens. S'il arrive à quelques-uns d'entre eux, que, à de rares moments, ils s'émancipent jusqu'à constater qu'il est des athées et à supposer qu'ils puissent eux-mêmes être matérialistes, tout de suite la doctrine, avec ses conséquences nécessaires, les fait reculer, et on sent en eux un dégoût et un effroi. Par contre, ils ne sont attachés à nulle religion révélée ; ils acceptent celle-ci comme ils prendraient celle-là, ne se regardent point comme possédant des vérités absolues et tiennent seulement la religion, quelle qu'elle soit, pour le meilleur moyen de gouverner les hommes. De leur enfance ils conservent, il est vrai, l'usage fréquent et répété du signe de croix dans les instants de grand étonnement, de grande joie et de grande douleur. Mais l'usage de ce geste, de cette antique conjuration contre le mauvais sort, est chez eux purement machinal et n'implique nulle pensée.

Bien plus qu'au Dieu des chrétiens, ils croient au Sort, à la Destinée, au Fatum, la divinité aveugle et sourde qui a hanté les imaginations antiques et c'eût été le principal ressort qu'on eût brisé chez eux, si, à la place de cette confiance en eux-mêmes, on eût imposé à leurs esprits cette discipline catholique de sacrifice, d'abnégation et de renoncement : car ils ont foi en la Destinée, non comme les croyants qui s'imaginent être inspirés par leur Dieu et possédés par l'Esprit, mais comme des êtres qui ne s'étonnent point des faits, sont toujours prêts à en profiter, se trouvent sans cesse supérieurs à leur fortune et gardent la confiance sereine de leur continuelle ascension.

Bonaparte, si elle eût été ce qu'on appelle une mère chrétienne, eût, sans doute, par toutes les armes — et l'Église en a trouvé de redoutables — combattu et peut-être vaincu chez ses enfants ce mode de penser ; mais elle ne s'en aperçut point ou peut-être le partageait-elle ? Rien ne serait moins surprenant, car elle aussi ne parut point étonnée de sa fortune : dans la prospérité ou les revers, elle garda l'âme sereine et elle montra une confiance en elle-même qui rie lui permit ni de s'étonner, ni de se réjouir de rien.

Faut-il croire qu'elle ait été galante ? Il eût fallu qu'elle le fût singulièrement pour trouver le loisir d'avoir des amants. Ses enfants portent tous, à un degré égal, l'empreinte, physique et morale, du double atavisme dont ils procèdent ; par eux-mêmes, par leurs descendants, ils reproduisent d'une façon frappante un type que, sans doute, après des générations, des croisements ont pu altérer au point de vue de la beauté, mais qui subsiste pourtant cirez les moins favorisés au point qu'on ne saurait le méconnaître. Et il en est de même pour le caractère, la tournure d'esprit, les habitudes de corps, le tempérament et les maladies. Ses enfants sont donc bien, tous les huit qui ont vécu, issus de Charles Bonaparte. Ou a beaucoup dit qu'elle avait été la maitresse de M. de Marbeuf ; mais ne suffisait-il pas que Charles Bonaparte fût un rallié pour que les indépendants cherchassent des motifs honteux à ses succès ? Il avait rendu des services à M. de Marbeuf et il avait, reçu de lui à son tour un appui précieux. Le gouverneur avait été parrain d'un de ses enfants ; sou portrait figurait à la place d'honneur dans le salon de la maison Bonaparte ; ses actes publics et privés avaient été célébrés par Charles en prose et en vers, en italien et en latin. Tout cela prouve de l'intimité et de la confiance ; mais Charles en avait fait presque autant pour l'intendant, M. de Boucheporn, et, des deux, pourquoi est-ce Marbeuf. qui a soixante ans alors, que l'on donne à Mme Bonaparte ? N'est-ce pas assez pour expliquer les menues faveurs que Charles a obtenues qu'il soit tel qu'il est et pourquoi sa femme y eût-elle influé ? Telle qu'elle est, fière, sévère de tenue et de visage, belle à coup sûr, mais sans cesse livrée aux occupations du ménage, toujours enceinte et gardée par ses enfants, elle est une épouse, point une maitresse. La voit-on faisant la coquette, engageant la causerie avec un homme de la cour et se plaisant aux caquetages à la mode ?

Sa vie s'écoule dans un cercle des plus restreints au point de vue des idées, quoiqu'il semble fort étendu par le nombre des personnes qui y sont admises. Mais ce sont les vieilles grand'mères, les oncles, les tantes, les cousins, les cousines, qui forment un groupe serré où un étranger serait singulièrement déplacé. C'est une fortune en Corse qu'avoir quantité de parents et l'on y entretient les liens de cousinage jusqu'à des degrés infinis. Tout ce monde se fréquente, se visite, se maintient en relations. Point d'auberges, on descend chez les parents. De là, par cette ouverture forcée de la maison, par cette familiarité entre compatriotes, une vie en pleine lumière qui rend la faute d'une femme singulièrement difficile à couvrir ; une surveillance continue et qui ne manquerait pas de se traduire en actes d'hostilité, car toute atteinte aux mœurs est une offense à la famille, l'on ne badine point sur le chapitre de l'adultère et les complaisances d'un mari vis-à-vis d'un grand personnage entraînerait une mise au ban du clan, sinon un de ces exemples de justice sommaire comme en fournit, presque à chaque page de son histoire, ce peuple qui est comme demeuré spartiate par ses mœurs, ses idées et ses institutions.

La société, dans le sens où on l'entend, n'existe pas alors à Ajaccio, pas plus que les plaisirs qu'elle procure et que les tentations que ceux-ci entraînent. Hormis servir le mari quand il revient ou qu'il passe ; hormis faire, nourrir, soigner les enfants et ce qu'on appelle les joies de la maternité ; hormis les enfilages de discours avec les parentes et les voisines, les flots alors épanchés de paroles qui s'abandonnent ou s'exaltent, livrant, soit l'intime secret de ces âmes silencieuses, soit leurs mensongères imaginations, soit leurs poétiques ressouvenirs, rien, — mais n'est-ce pas assez de ce rien pour emplir la vie ?

Il arrive pourtant qu'à des jours, jours célèbres et désastreux dans les annales de la mère de famille, le maître, pour célébrer le passage par la ville de l'intendant ou du gouverneur, s'attirer leur faveur ou se ménager leur protection, imagine de leur donner à dîner, et, pour les fêter, de réunir les gens d'importance. Alors, que de soins, que de peines, que de courses, pour emprunter les meubles, l'argenterie et le linge, pour montrer que l'on n'est point des pauvres et que l'on sait vivre ! Que de soucis pour le lendemain, où il faut payer, restituer, remercier ! Que d'ennemis l'on se fait pour donner une heure pâture à la vanité du maître ! Et comme, pour réparer la brèche, il faudra que la mère économise et rogne sur toute chose ! Alors, avec les petits, da s'en ira dans la montagne, en quelque maison sombre, blindée comme une forteresse, vivre à la façon des bergers qui paissent dans le maquis les chèvres de la famille.

 

Voilà le milieu où Napoléon a passé sa prime enfance ; voilà le sang d'où il sort, les enseignements qu'il a reçus et les exemples qu'il a trouvés. Mais ce serait rendre un mauvais compte de la vie qu'il a menée que l'imaginer sans la lumière joyeuse et chaude qui baigne les êtres et les choses, sans la brise d'air salin qui gonfle les poumons allègres ; sans la liberté du sol natal dont l'odeur, quarante ans plus tard, eût seule réjoui ses narines, comme le vin de la vigne paternelle eût seul, il lui semblait, désaltéré ses lèvres... Et, autour de lui, une affection très profonde, très réelle, point basse ni humble, quoique gardant les distances, l'affection des clients de la famille ; cette affection enveloppante, surtout pour le petit qu'a nourri une de leurs femmes ; des rapports comme de chef élu à soldats volontaires, établis, dans des jeux uniquement guerriers, avec les enfants de ces clients et provignant dans l'avenir des dévouements certains ; lorsque la mère réside à Ajaccio, les escapades chez la mère nourrice pour manger des poulpettes ou la bouillie de châtaignes qui semble ainsi Lien plus savoureuse, pour faire le petit savant avec le meunier, pour enfourcher les poneys au poil rude, à la crinière effarouchée, sur le dos desquels il apprend toute l'équitation qu'il saura jamais.

Bon et tendre accueil chez toutes les femmes de la famille, dont plusieurs n'ont point d'enfants à elles et gâtent d'autant plus les petits Bonaparte : ainsi surtout sa tante et marraine Gertrude Paraviccini, la sœur de Charles ; puis deux mères grands, deux mamans gâteaux, la Bonaparte et la Fesch, celle-ci toute bossue et contrefaite, pareille à une lionne petite fée avec ses poulies pleines de cornets de bonbons ; et la tante Fornioli, et la tante Benielli, et la tante Fesch qui est restée fille pour mieux aimer les enfants de sa demi-sœur ; elles apportent comme un renfort de tendresse où Mme Bonaparte, trop occupée, ne peut mettre que le matériel des soins, et, dans le cœur de l'enfant, tracent d'une façon, semble-t-il, plus douce que la mère elle-même.

Il a une petite sœur, de deux ans sa cadette, baptisée le même jour que lui, en 1771, qu'il aime infiniment, dont il fait sa société quand il est tout enfant, mais elle meurt quand il a sept ans. À cause d'elle, peut-être eût-il pris plus de féminisme dans son caractère, atténué quelque peu son âpreté apparente de nature. Désormais, son unique compagnon est son frère aîné, Joseph. Les autres camaraderies d'enfance, hormis de petites filles, n'apparaissent nulle part dans sa vie, où pourtant la reconnaissance ou le simple souvenir prennent une place telle qu'il ne néglige ou n'oublie, dans les temps de sa grandeur, aucun des êtres qu'il a connus, aimés ou simplement rencontrés à d'autres époques. Ici, lacune : lorsque, à Sainte-Hélène, il repasse les jours disparus, aucun nom ne se présente à son implacable mémoire ; Joseph seul revient sans cesse, les escapades ensemble, les confidences qu'il lui fait, les coups qu'il lui donne, sans quo Joseph plus fort les lui rende, et les triomphes de Joseph à l'école, et la supériorité de son intelligence et de son esprit. Joseph exerce sur lui le double prestige de l'âge et de l'aînesse. Il est celui qui fait bien tout ce qu'il entreprend et n'a qu'à vouloir pour pouvoir. Cela est tout naturel. Les petits, ses cadets à lui, séparés de lui par six, huit, neuf ans, — Lucien né en 1775, Maria-Anna en 1777, Louis en 1778, — ne comptent pas alors et ne peuvent compter ; par nécessité, il fait bande à part avec Joseph, laissant les autres vagir ; c'est un immense intervalle alors qui les sépare, et tel qu'il ne se sentira vraiment frère qu'avec Joseph, tandis que, vis-à-vis de Louis, il aura presque de la paternité.

C'est là toute la famille, en décembre 1778, au moment où Charles Bonaparte emmène en France Joseph et Napoléon : ce n'est donc point une brisure de cœur la première fois qu'il quitte sa mère et son pays. Le compagnon de son enfance part avec lui. Ils vont tous deux vers le nouveau, l'aventure et la fortune, sous la conduite de ce père, aimable, beau, lettré, spirituel, qui fait des chansons et qui dit des douceurs, l'être d'exception et comme un peu de rêve, qui est apparu à des intervalles assez rares dans leur existence plate et sauvage pour l'éblouir de fêtes, de (liners et de galas ; le seigneur-père  qui voit le roi de France quand il lui filait, cause à son loisir avec les ministres, traite d'égal le gouverneur, imagine de grandes entreprises et mène d'immenses desseins. Tous les projets qui bouillonnent dans le cerveau de Charles, toutes les illusions dont il se berce, toutes les vanités dont il se repaît, sont des réalités pour les enfants. Ils croient sincèrement l'un et l'autre que nul, après Paoli, n'a joué un si grand rôle que leur père dans la guerre de l'Indépendance et, très sincèrement, de leur premier voyage, ils gardent l'un et l'autre le souvenir précis que leur père a été reçu au mieux à Florence, par le grand-duc de Toscane (qui était à ce moment à Vienne) et qu'il a emporté une lettre de recommandation de Léopold pour sa sœur, la reine de France. Toute leur vie, ils resteront l'un et l'autre dans cette croyance dont le moindre examen des faits et des dates eût dû les détromper, qui subsiste même après que la mort du père a enlevé bien d'autres illusions.

Le père reparti, tous deux ensemble à Autun, c'est assez encore pour leur cœur : ils se distraient, se consolent, s'épaulent l'un l'autre : où est la cassure véritable, c'est, après les cinq mois d'Autun, quand les deux frères sont séparés et que Napoléon entre à l'école de Brienne ; alors, pour lui surtout qui n'est point liant, ni aimable, c'est l'isolement définitif, absolu, sans un compatriote de qui se faire entendre, à qui parler du pays natal qui, rendu plus cher et plus attrayant, occupe désormais toute sa pensée. Cet enfant de neuf ans commence là la lutte pour la vie. Sous un ciel inclément, au milieu de manses ignares et de condisciples ennemis, soumis à une discipline qui révolte son esprit et à des habitudes qui révoltent son corps, il faut qu'à lui seul il s'instruise, s'élève, s'éduque, trace sa carrière et marque la route qu'il prétend parcourir. De secours du dehors nul à attendre ; il n'a pour le soutenir que le sentiment du devoir, que l'ambition d'arriver, que la conviction de sa fortune. Il se replie sur lui-même, s'enferme en ses souvenirs, s'isole en son rêve. A la claustration forcée, il ajoute si l'on peut dire une claustration volontaire et, seul avec sa pensée, il la martèle et la trempe. Môme après des années de séjour, il ne semble point familiarisé : sans doute, pour tous ceux de ses maîtres, tous ceux de ses camarades qui tirent, par la suite, appel à sa mémoire, il eut des bontés singulières, mais il ne semble point que, sauf peut-être avec Bourrienne, il ait eu une socle d'intimité et un semblant d'ouverture de cœur. C'est à Joseph, par la correspondance assidue qu'il entretient avec lui, qu'il continue ses confidences. Seulement, l'affection qu'il lui porte ne l'aveugle point. Il le juge avec la sévérité que lui inspire la conscience de son propre effort ; il le sait peu appliqué et travailleur et le dit, mais c'est dans l'intérêt de son frère, parce qu'il envisage, sous un certain angle, la carrière que celui-ci doit prendre. Déjà la volonté, l'esprit de commandement étant entiers en lui, il prétend ordonner de l'avenir de Joseph — et il le fait sans le moindre embarras, n'admettant ni contestation, ni discussion ; et pourtant, en même temps, la considération qu'il a pour son ainé, la tendresse qu'il lui porte, le rendent prêt, dès lors, à lui faire tous les sacrifices qu'il peut offrir. Dans ses lettres, cela est moins écrit que pensé, mais pourtant peut se lire.

Donc, pendant le temps que Napoléon reste à Brienne, Joseph est encore le premier dans son affection et c'est de tous les siens celui avec qui il est davantage en confiance. Il voit pourtant durant cette période quelques autres membres de sa famille : sa mère vient, dit- on, le visiter ; en 1783, son père passe à Brienne accompagné de Marianna qu'il conduit à Saint-Cyr et de Lucien qu'il laisse dans les petites classes. Mais pour cette sœur qui a sept ans, qu'il a quittée an maillot, qu'il aperçoit le temps d'une recréation, comment se prendrait-il soudain d'affection, et quant au Chevalier, plus jeune que lui de six ans, déjà leurs deux caractères sont faits pour se choquer. Lucien s'imagine que lancé dans la même carrière que son frère il est son égal. Napoléon vent bien s'occuper de lui, mais en protecteur, en directeur, en maitre. De l'aveu de Lucien, c'est à ces premières impressions qu'il doit la répugnance qu'il a toujours éprouvée à fléchir devant lui.

Pour le reste de la famille, dans les lettres qu'il écrit nulle expansion, nulle effusion, nulle démonstration de tendresse : pas un mot pour la mère, pour les petites sœurs nées depuis son départ ; par contre, une énumération à l'infini des grands parents, des oncles et des taules : Minana Saveria, Minana Francesca, Zia Gertrude, Zio Nicolino, Zia Touta, tous ceux qu'il aime et dont il se plaît à écrire les noms. Il est de ceux qui, connue en une chapelle close, gardent an fond du cœur leurs sentiments et en parlent d'autant moins qu'ils les éprouvent davantage. Netteté, fermeté, sécheresse, une maturité étrange, un jugement parfaitement sain sur chacun des 'Cires qui composent la famille à son degré et le parti qu'on en peut tirer, nue application étrange à leur avancement particulier dans l'intérêt général, voilà ce que montre, dans ses lettres, ce garçon de treize ans.

Quitter Brienne est pour lui une délivrance c'est gravir le dernier échelon qui le sépare de l'état d'officier, acquérir le complément extérieur de sa personnalité : nulle douleur à laisser Lucien ; d'abord, point de sympathie entre eux, un abîme trop grand d'âge et d'idées, la conviction de ce qu'il vaut déjà, augmentée d'un peu de dédain pour ce frère qui est dans les petits, enfin la sensation de la carrière ouverte où le premier de tous les Corses, il va entrer, sachant les mathématiques.

 

A Paris, nul rapprochement avec Marianna enfermée à Saint-Cyr comme lui à l'Ecole militaire. Sauf quelques visites espérées des parents, les députés des Etats qui viennent à la Cour, point de contact avec la famille, moins de correspondances qu'à Brienne : Joseph est en effet reparti en Corse. Et, pour les lettres, de Brienne à Autun, il y avait des occasions ; de Paris à Ajaccio, une lettre coûte au moins dix-neuf sols et, à moins qu'on ne trouve moyen de passer en franchise, sous quelque contreseing, on n'écrit point.

La mort de son père ne cause point à Napoléon une douleur qu'il ait le besoin d'épancher en voceri. Cela est bon pour les femmes. Lui la prend en homme, en soldat qu'il est déjà. Tout enfant, il a peu vécu avec lui : depuis six ans, il l'a vu une fois, pendant une heure. Il ne peut donc éprouver pour lui cette tendresse qui est surtout faite d'habitude et d'impressions quotidiennes. On peut dire qu'il ne l'a point connu, qu'il se l'est imaginé. A sa mort, il voit surtout la charge qui lui incombe à lui-même : toute la charge de la famille pauvre, endettée, engagée, pour le compte de l'Etat, en toutes sortes d'entreprises que Charles a inventées, que la faveur des intendants et des commandants a déterminées, que seule la politique pouvait justifier ; qui, chaque année, absorbent sans profit certain des sommes considérables et que le gouvernement, aujourd'hui que les protecteurs de Bonaparte ont disparu, est médiocrement disposé à alimenter.

Pendant que Joseph sera, en Corse, sous la haute direction de l'archidiacre Lucien, l'administrateur et le gérant des propriétés familiales ; pendant qu'il surveillera les travaux commencés aux Salines et aux deux pépinières, pour le compte de l'Etat ; qu'il prendra ses degrés en vue d'occuper une charge de judicature dans l'ile ; qu'il exercera sur la famille et les clients le rôle de chef et de protecteur qui lui est dévolu par sa primogéniture, lui, Napoléon qui se trouve résider en France, se chargera des affaires extérieures. C'est lui qui sollicitera près des ministres et des premiers commis, qui cherchera des protecteurs, qui rédigera les placets, qui obtiendra aux petits frères des bourses dans les écoles, qui poursuivra le paiement des créances contestées et des pensions arriérées ; qui, à seize ans, sans faiblir, sans se plaindre, sans se lasser, mais en y portant cette raideur et cet air d'autorité dont il ne peut dès lors se défaire, même quand il lui faudrait de la souplesse et de l'humilité pour réussir, se débattra contre l'indifférence des uns, la mauvaise volonté des autres, contre les intendants, les subdélégués, les principaux, pour tirer du gouffre la famille et la mettre à flot. Où en est-elle ? Si désargentée qu'elle ne peut rembourser les vingt-cinq louis empruntés par Charles en fin 1784 à M. du Rosel de Beaumanoir, le commandant d'Ajaccio, en vue de conduire Marianna à Saint-Cyr et que, pour répondre de la dette, Mme Bonaparte propose ce qu'elle a d'argenterie ! Et pour cette besogne qu'il assume, quels appuis, quels secours rencontre Napoléon ? — Ilion que sa volonté, son activité et son titre d'officier d'artillerie. Là est sa carte majeure, celle qu'il joue à chaque occasion, la seule qui. par un coup de fortune, puisse le sauver, soit qu'il reste au service de la France, soit qu'il passe à gros appointements à un service étranger. Aussi, comme il en est lier, comme il s'en pare, comme il s'en sert à toute occasion, avant soin de ne jamais dire son grade, son misérable grade de lieutenant en second, mais faisant chaque fois suivre sa signature de la majestueuse et vague qualification : officier d'artillerie !

Au milieu de ce bouillonnement d'idées qui emplissent son cerveau, dans ce dispersement d'études qui l'entraînent à travers tous les temps, toutes les théories philosophiques et sociales, pas un instant il ne perd de vue la famille et le devoir vis-à-vis d'elle. Ce n'est point assez que le montrer vivant en sage, sans contracter une dette, sans se permettre une fantaisie ; à la famille il réserve tout, il donne tout, il sacrifie tout. Seulement, — et c'est ici que, malgré lui-même peut-être, le séjour sur le continent et l'éducation qu'il y a reçue ont influé sur lui — il semble que, dès lors, il n'étend plus la famille à l'infini, il ne se tient point obligé vis-à-vis des cousins à quelque degré qu'ils soient et, s'il ne perd pas la notion du clan, au moins il s'en dégage, il s'en affranchit, lui oppose et lui préfère l'idée de justice. Quoi qu'il arrive, il ne se prêtera point à être l'esclave d'un clan sous prétexte qu'il en est le chef et se refusera constamment à cette servitude qu'acceptent, pour conserver et accroître leur clientèle, les Corses de vieille roche. L'esprit de clan, s'il eût dominé en Napoléon, eût amené la conquête de la France par les Corses, l'occupation par eux de toutes les places d'importance. Il ne leur en a, pour ainsi dire, point donné et il a restreint ses faveurs selon les services rendus à la France et ceux qu'on pouvait lui rendre. A la vérité, il a livré la Corse à son clan, mais, contre lui, il a défendu la France. Et, c'est là, à dire vrai, ce que bien des Corses ne lui ont pas encore pardonné.

 

Après sept années d'absence, il retourne au pays natal ; il fait, peut-on dire, la connaissance de ces êtres pour qui il se sacrifie. Il rentre sous la discipline maternelle ; car, aux yeux de sa mère, cet officier, cet écrivain, ce penseur, si fier de son uniforme d'artilleur, est toujours le petit enfant qu'il était avant de partir en France, un enfant auquel on commande ses démarches, auquel on ordonne d'assister à la grand'messe et qu'on fustige au besoin à main leste.

Se l'est-il, en ses rêves de Brienne, de Paris, de Valence, imaginée aussi étroite, [existence dans la maison régie par l'active et implacable économie de l'archidiacre et de Mme Bonaparte ?

Finis à présent les repas où Charles conviait le gouverneur et l'intendant ; finies les façons hospitalières qui assuraient des clients et des obligés à Ucciani, à Bocognano, à Bastelica, des amis et des électeurs par File entière, procuraient en temps de paix des mandats de député et, la guerre survenant, mettaient des fusils aux ordres de Charles. À présent, dans la maison fermée, Bonaparte n'entretient qu'une domestique à tout faire, une bonne à trois francs par mois. Tant qu'elle a pu, elle-même a fait tout le service : il a fallu un mal au doigt qui l'empêchât de faire un point pour qu'elle se déterminât à joindre une Toscane à la Corse qui, sans gages, en amie, presque en parente, prenait soin jusque-là des enfants les plus petits. À quel point est poussée par Mme Bonaparte la stricte économie, à quel point l'argent manque, ou ne l'imaginerait point sans quelques fragments de lettres retrouvées : ici, Napoléon se plaint que sa mère ne lui ait point rendu six écus qu'il lui a prêtés ; trois un autre jour. Pour le moindre envoi de linge ou d'effets qu'elle fait à ses fils, il faut que, d'avance, ils lui adressent l'argent pour le port. Lorsque, d'Ajaccio, la famille se transporte à Ucciani, les enfants envoient leur matelas : chacun n'en a qu'un. Rien de ce qui s'acquiert par l'argent, rien de ce qu'il faut payer avec de l'argent, rien de ce qui n'est point des produits locaux qu'on ne peut pas vendre : les châtaignes, le vin, l'huile qu'on récolte ; l'argent regardé comme quelque chose de si rare, de si particulier, de si remarquable en soi qu'on n'a presque pas acquis la notion qu'il puisse servir à autre chose qu'à titre thésaurisé — à quoi s'emploie l'archidiacre Lucien qui, pour plus de précaution, cache son trésor dans son lit et couche dessus.

Oui, l'existence est pauvre, mais c'est la maison maternelle, c'est l'île natale. Homme trop heureux ! cours, vole, ne perds pas un moment. Si la mort t'arrêtait en chemin, tu n'aurais pas connu les délices de la vie, celles de la douce reconnaissance, du tendre respect, de la sincère amitié... C'est Napoléon qui parle ainsi dans son discours à l'Académie de Lyon et ce sont bien là les impressions qu'il a subies quand pour la première fois il a embrasse sa mère, son frère Joseph, Louis qui à son départ venait de naître, et les trois petits êtres nés depuis qu'il est en France : Maria-Paoletta, Maria-Nunziata et Jérôme. Les deux aînés Paulette et Louis prennent tout de suite son cœur : celle-là, si jolie déjà en sa prime enfance qu'elle séduit quiconque l'aperçoit, et si vive, si gaie, si espiègle, toute en imaginations de farces, de moqueries, de charges auxquelles sa joliesse prête plus de plaisant encore. Tout sérieux qu'il se croie, tout grand garçon, tout officier qu'il est, Napoléon a une vapeur d'enfance, qui comprimée par l'exil, l'internement au collège et à l'école , refoulée par la volonté qu'il a de se montrer homme et de ne se laisser voir que tel, s'échappe, dès que la soupape s'entrebâille, en jeux, en rires, en gamineries. Par là, toujours, dans l'intimité stricte, il restera jeune, d'une jeunesse parfois fatigante pour les personnes qu'il aimera davantage, pour ses deux femmes en particulier.

Vis-à-vis de Louis, il reprend son masque sérieux, car, dès lors, il a des idées sur lui et veut l'instruire, faire de lui son élève, et il faut là du respect, tandis qu'avec Paulette il s'amuse. Avec Joseph, il discute et il pense. Ce sont, de longues conversations, des promenades au bord de la mer, des raisonnements à l'infini sur l'avenir de la Corse, sur leur avenir à tous deux, sur la littérature, la politique et la philosophie. Dès ce moment et dans ce continuel frottement, dans ce perpétuel échange de pensées, leurs idées, leurs formations, leurs tendances s'accusent et on peut presque juger où elles les conduiront.

Joseph a de l'équilibre et du sens ; il ne manque point de lettres, bien qu'il n'ait passé que cinq années au collège d'Autun et que, depuis l'âge de seize ans, il soit livré à lui-même. Il écrit correctement le français et parle purement l'italien. Il n'a point de trait en sa parole ou son écriture, point de saillies en sa conversation et ses plaisanteries sont lourdes ; mais il réfléchit, sait se taire et se donne des buts où il tend avec une obstination patiente. Il est fidèle en amitié, de commerce agréable et d'une facilité pour ceux qu'il prend eu gré qui va jusqu'à la faiblesse. Ses qualités réelles, de cœur plus que d'intelligence, sont gâtées par une vanité, qui semble en désaccord avec les théories politiques contemporaines qu'il professe lui-même, mais qu'expliquent à la fois son atavisme et son éducation, la race dont il sort, et le milieu où il vit. Les théories sont continentales ; elles n'ont qu'effleure Joseph, ne l'ont pas pénétré ; il en parle, il croit peut-être qu'il les pratique ; mais il reste Corse et transpose toutes les idées qui ont cours en France selon cette méthode qui lui est propre. Se tenant très sérieusement, à dix-huit ans, pour chef et directeur de famille ; accepté et reconnu comme tel par tous, petits et grands ; convaincu, non seulement de l'importance qu'il reçoit, de ses fonctions, mais de la supériorité que lui donne sa naissance, il est, par une sorte d'instinct, amené à rapporter tout en la famille à lui-même et. à considérer ses frères comme autant d'ouvriers chargés de travailler à sa fortune. En effet, la fortune du chef de famille est la fortuite de la famille, comme, en d'autres sens, la fortune du chef de clan est la fortuite du clan. Il est le chef, cela suffit. Il se repose donc assez volontiers sur les autres et évite de troubler sa sérénité par des soins qu'il juge inutiles. Il est indolent, paresseux, nullement pressé. Il est convaincu que, sans qu'il se bouge ou fasse effort, tout doit arriver entre ses mains, et tout y arrive. Il ne néglige d'aucun de ses cadets — saut de Napoléon — les marques extérieures du respect et exige qu'ils lui donnent du vous tandis qu'il les tutoie. Il traite ses sœurs de cette hautaine façon qu'emploierait non pas un père tendre, mais un aïeul sévère qui parle par sentences et dont on recueille les leçons. Il se plaît, comme il le raconte, à jouer au seigneur, à parcourir à cheval, aux côtés de sa tante Paravicini, les terres qui sont ou pourront être à la famille, à se présenter aux anciens clients de son père, à s'essayer au rôle de chef de clan, mais à l'état honoraire, sans argent pour entretenir les dévouements, sans influence pour protéger les fidèles, sans activité pour les grouper, sans ardeur de politique pour échauffer leur zèle — rien semble-t-il, que pour recevoir des compliments et ces espèces d'honneurs qui font du bruit et de la fumée. Il attache une importance extrême à l'antiquité de sa race, au prestige de sa naissance, aux alliances que sa Maison a contractées avec les premières de l'ile. A l'entendre, il ne tient qu'il lui de recevoir des cordons et des décorations ; les souverains de Toscane se trouvent honorés de le recevoir à leur cour et les cardinaux voyageurs l'agréent pour un compagnon de leur choix. Presque tout cela se passe dans son imagination, mais l'on ne peut croire qu'il manque de sincérité. Il désire vraisemblablement les grandeurs avec une telle ingénuité qu'il lui suffit de les avoir sollicitées pour les tenir acquises et d'avoir énuméré ses titres en un placet pour qu'ils deviennent certains. Il ne doute point, de même, qu'il n'ait ainsi tonte place qu'il ambitionnera. Aussi, dès que s'ouvrira, par la dévolution, l'ère des élections, sera-t-il, malgré son isige, candidat perpétuel à toutes les charges, quelles qu'elles puissent être, toujours certain du succès et toujours assuré de la défaite.

Son patriotisme corse, bien moins exalté que celui de Napoléon, se contenterait moyennant que, dans l'île, toutes les places d'administration, de judicature et de finance — payées par la France — fussent réservées aux indigènes et que, de ces places, il obtint celles qui rapportent le plus d'honneur et de profit. Quoiqu'il n'ait point l'âge où, sur le continent, l'on peut être nommé au moindre emploi, quoiqu'il n'ait point pris en France ses degrés et se dispose seulement à passer à Pise, sans suivre les cours de l'Université, des examens qui semblent de complaisance, il ne se considère pas moins, même avant d'avoir ses diplômes, comme apte à toute fonction, et regarde comme une injustice qu'on ne le nomme point à quelque chose. Pourtant, n'ayant point, en ce temps, de but précis, son ambition, pour grande qu'elle est, n'est point active : elle se borne au rêve et se satisfait presque avec des fictions.

Quant aux doctrines politiques et philosophiques, il a retenu de ses lectures l'horreur de la guerre, une teinte générale d'humanitarisme sentimental ; il est disposé à embrasser, sillon à mettre en pratique, la plupart des théories que l'Assemblée constituante prétendra introduire dans les lois et dans les institutions ; mais il est enclin à y porter cette accentuation un peu hautaine qui se rencontrera sur les bancs de la minorité de la Noblesse parmi les grands seigneurs libéraux. Dès lors, Joseph, pour prendre une formule consacrée, serait, si l'on peut dire, un homme de Quatre-vingt-neuf, tandis que Napoléon, par son esprit, ses tendances, ses doctrines serait un homme de Quatre-vingt-treize. Joseph procède de Montesquieu ; Napoléon, de Jean-Jacques. Celui-ci rêve d'une Constitution à la Lycurgue avec des parties de communisme à la base ; celui-là, d'une Constitution suivant la formule anglaise, avec une part importante faite à la grande propriété. Napoléon croit que la démocratie ne peut s'exercer que par l'intermédiaire de chefs élus, revêtus pour le civil et le militaire, de pouvoirs dictatoriaux ; Joseph, bien qu'il ne soit point orateur, que sa fortune soit médiocre, que sa famille ne soit point élevée en dignités, s'attache à des institutions parlementaires qui réservent l'influence aux hommes ayant reçu une culture, occupant des fonctions, ou tenant de leur naissance des privilèges particuliers.

Entre les deux frères, les idées communes sont assez rares, mais le terrain d'entente est l'avancement de la famille, et la discussion, toute théorique, est toujours subordonnée aux obligations vis-à-vis de la Corse, aux doctrines purement corses. Ils ne manquent donc point de se comprendre.

Napoléon, durant ce premier séjour, refait connaissance avec un certain nombre de ses parents, cousins ou alliés ; mais la plupart de ceux-ci ignorant le français, il est dans l'impossibilité de se faire entendre, car il a oublié l'italien et le patois corse. Il se trouve donc dans cette situation singulière que, avec sou patriotisme intransigeant, avec le projet qu'il nourrit d'écrire l'histoire de son pays, avec le désir ardent d'interroger les uns et les autres sur les épisodes de la guerre de l'Indépendance, il apparaît à la plupart des gens comme un demi-étranger, comme un francisé, avec qui le lien des pensées est rompu par l'absence d'une langue par qui les exprimer. Il lui arrive donc, car il a besoin de société, de fréquenter presque plus les Français résidant dans l'île que les Corses même. Il s'assoit souvent à la table des officiers, surtout des camarades de l'artillerie. Ce n'est pas pourtant qu'il soit d'accord avec la plupart d'entre eux, étant prêt sans cesse à la haute lutte pour les principes philosophiques, à l'attaque contre ce qu'il nomme la servitude française, à l'opiniâtre apologie de la liberté corse.

Plus tard, dans les autres séjours qu'il fera dans l'île, familiarisé de nouveau avec la langue, il courra la montagne à la recherche de manuscrits, de rares imprimés qu'il obtiendra des uns ou des autres, pour le travail qu'il médite. Il trouvera sans doute, dans chaque maison. l'hospitalité cordiale et gratuite que les mœurs imposent ; il se sentira heureux de montrer ses épaulettes, se parera du prestige dont le revêt, même aux veux des Paolistes purs, son titre d'officier, d'officier d'artillerie — l'arme par qui la Corse a été vaincue — mais, quoi qu'il fasse, quelles que soient ses affirmations patriotiques, si sincères soient-elles, il n'effacera point cette impression qu'il est un francisé ; les exclusifs se méfieront de lui, comme, pour des causes semblables, et à des degrés divers, ils se méfieront de ses frères.

 

Napoléon mène cette vie de septembre 1786 à juin 1788, durant près de deux années que coupe seulement un voyage de trois mois à Paris (octobre-décembre 1787), voyage qui serait inexplicable s'il n'avait été forcé : au mois d'août en effet, sur la crainte d'une guerre avec la Prusse à propos des Pays-Bas, tous les semestriers ont été rappelés ; puis, la menace de guerre écartée, contre-ordre est venu et des prolongations de congé ont été accordées à ceux qui les demandaient. Napoléon était rendu à Marseille quand il a connu le contre-ordre, et, son régiment étant à Douai, il a profité de l'occasion pour venir peut-être assister à la revue du commissaire, puis voir Paris et solliciter les affaires en souffrance. Aussitôt qu'il a obtenu quelque promesse il est retourné en Corse où sa présence était d'autant plus nécessaire que Joseph se trouvait à Pise pour prendre ses grades et qu'il fallait à la maison quelqu'un pour surveiller les travaux, écrire les placets, les suivre près de l'intendant et des Etats. Ce ne fut qu'à la fin de juin 1788, Joseph revenu, qu'il rejoignit son régiment à Auxonne.

Réhabitué à la famille, son cœur est plein à présent de ceux qu'il a quittés. Il s'est attaché aux enfants, surtout à Monsieur Louis, d'une affection toute paternelle. Il est triste, il est malade ; il reste, par suite de la cherté des ports de lettres, durant des mois, sans nouvelles des siens. Je n'en ai pas depuis le mois d'octobre, écrit-il le 12 janvier 1789. Pour se distraire, il travaille, apprend son métier d'artilleur, refait toute son éducation historique, s'instruit des grands intérêts que met en jeu la réunion des Etats généraux ; mais, au milieu de ce labeur sans exemple, il ne néglige pas un instant les intérêts de la famille, ne perd point de vue les réclamations à soutenir près de la Cour et les représente à chaque occasion. Dès qu'il aperçoit une possibilité d'obtenir un congé de semestre, il le demande et part pour la Corse, où ses affections, ses intérêts, ses passions le pressent ensemble d'arriver.

 

Dans le bouillonnement qu'il provoque dès les premiers jours qu'il est à Ajaccio, en vue de constituer, comme sur le continent, une garde nationale et une municipalité, il entraîne tous les siens, tous ceux qui sont attachés ou reliés à sa famille, vieux et jeunes. Comme il s'agit au début d'une question purement ajaccienne, puis d'une question purement corse : chasser les fonctionnaires français, constituer sous le vague protectorat de la. France la liberté de la Nation et peut-être même son indépendance ; il trouve pour adhérents la plupart des Ajacciens et des Corses. Dans ces premiers mouvements, son audace, son habileté, son sang-froid, ses succès, son titre même d'officier, le portent, le font chef de parti, lui confèrent une influence. Mais, le triomphe assuré, les jalousies s'éveillent. Il est trop jeune ; il est presque un continental ; son père était un rallié, sa mère a fréquenté Marbeuf ; il est gênant ; il est encombrant ; si l'on n'y prend garde, il se substituera, il substituera les siens aux chefs des familles anciennes, riches, qui ont des droits acquis, Sa pauvreté surtout le traverse, car, après le mouvement national où il a tout, entrainé, l'esprit de clan a repris le dessus. Depuis la mort de Charles, le clan des Bonaparte — médiocre d'ailleurs — est dispersé. Point d'argent pour les élections. Il n'a pas même de quoi payer une misérable note d'imprimeur : Aussi. après avoir révolutionné en entier la Corse, l'avoir rendue partie intégrante de la France, lui avoir conquis par suite toutes les libertés dont la Constituante a comblé les anciennes provinces, après avoir fait cela presque à lui seul, de septembre 1789 à février 1790, qu'obtient-il ? Pour Joseph. une place d'adjoint non rétribuée dans la municipalité d'Ajaccio, puis une place de 900 livres dans le Directoire du district : pour Fesch, une place de grand vicaire qui ne vaut pas celle d'archidiacre qu'il avait : pour Lucien, pour lui-même, rien. Ions les gros morceaux sont allés aux amis personnels de Paoli et aux chefs de dans.

Or, si c'est pour son pays, pour ses idées que Napoléon s'efforce, c'est, à un degré presque égal, pour l'élévation de sa famille et pour l'avancement des siens. Dès ce temps, pour tout Corse, l'idéal est d'être fonctionnaire — on le voit bien dans les pamphlets de Joseph — il s'est créé des places par centaines et voilà ce qu'on lui réserve. Néanmoins, il ne perd point courage. La présidence du district d'Ajaccio qu'il a eue pour Joseph lui fait illusion. Aux prochaines élections, son frère aîné sera député à l'Assemblée nationale ; Lucien ne saurait manquer d'être employé quelque part, à la trésorerie, ou à la recette des domaines. Il ne trouve donc point qu'il ait perdu son temps et sa peine. Il compte d'9illeurs, pour se mettre complètement en vue, s'attirer d'une façon définitive la faveur de Paoli sur son pamphlet : la Lettre à Buttafuoco, et sur son Histoire de la Corse. Avec ces deux publications, il s'établira sur un tel pied auprès du Général qu'il deviendra l'homme nécessaire ; il l'entourera de Joseph qui sera son conseil pour les affaires civiles, et de Lucien qui lui servira de secrétaire intime. Il absorbera Paoli au profit des Bonaparte.

 

C'est dans cette confiance qu'il repart pour son régiment (fin janvier 1791), emmenant Louis. Son congé est expiré depuis trois mois et demi, et il se trouve dans le cas de perdre à la fois son état d'officier et ses appointements. C'est sur ces appointements qu'il compte pour vivre lui-même et pour faire vivre son frère : mais la pensée de sa destitution ne l'empêche pas plus de se charger de Louis, qu'elle ne l'a déterminé à partir en temps utile. Les siens, leurs intérêts et leurs besoins, passent d'abord. C'est une lourde mission qu'il prend, celle de l'éducation et de l'entretien d'un enfant de douze ans ; mais la famille ne peut payer sa pension dans un collège, les bourses réservées jadis aux jeunes nobles dans les écoles sont supprimées ; à Ajaccio, les moyens d'instruction font défaut. Napoléon n'hésite point : il se fera le précepteur de son petit frère. Et, une fois rendu à Auxonne, une fois arrangée la question de son retard à rejoindre, de quelle maternelle tendresse, de quelle orgueilleuse affection, il entoure cet être qu'il peut dire sien à présent ; car c'est sur sa propre subsistance qu'il le nourrit, c'est en se privant de tous les petits agréments qui rendent la vie de garnison supportable qu'il le loge, l'habite et l'héberge. Comme il quitte, pour parler de lui, sa physionomie sérieuse, son air méditatif, ses façons hautaines ! Louis a écrit cinq ou six lettres, dit-il à Joseph ; je ne sais pas ce qu'il y baragouine. Il étudie à force, apprend à écrire le français ; je lui montre les mathématiques et la géographie ; il lit l'histoire. Il fera un excellent sujet. — Toutes les femmes de ce pays-ci en sont amoureuses. Il a pris un petit ton français, propre, leste ; il entre dans une société, salue avec grâce, fait les questions d'usage avec un sérieux et une dignité de trente ans. Je n'ai pas de peine à voir que ce sera le meilleur sujet de nous quatre. Il est vrai qu'aucun de nous n'aura eu une aussi jolie éducation. Tu ne trouveras peut-être pas ses progrès fort rapides dans l'écriture, mais tu songeras que, jusqu'ici, son maitre ne lui a encore appris qu'à tailler ses plumes, à écrire en gros. Tu seras plus satisfait de son orthographe. C'est un charmant sujet, travailleur par inclination autant que par amour-propre et puis pétri de sentiment. C'est un homme de quarante ans qui en a l'application et le jugement. Il ne lui manque que l'acquis.

N'est-ce pas ici une note de tendresse qu'on n'attend point, une note qui montre en Napoléon, à vingt-deux ans, le sens paternel tout développé, l'instinct d'éducateur, la faculté de direction qui s'adjoint à son caractère dominateur, mais avec une nuance si douce et si jolie de tendresse, une recherche des excuses pour son petit élève, une facilité à se contenter qu'on ne trouve point d'ordinaire en sa nature ? Louis lui plaît d'autant mieux qu'il le sent — alois — plus complètement soumis : il est heureux de lui voir acquérir une habitude du monde que lui-même n'a point et, aussi de trouver en lui ce sérieux qui lui parait chez l'enfant la marque de nom ne supérieur. Il compte faire de lui son chef-d'œuvre, le chef-d'œuvre de la famille et, dès maintenant, porter sur lui comme l'espérance des choses futures.

Peut-on croire qu'il se fait des illusions sur Monsieur Louis et qu'il le voit trop en beau ? L'intelligence à un tel âge n'apparaît guère qu'aux professeurs ; mais, le cœur, certaines phrases permettent de le juger : et n'est-ce point joli, ceci, en une lettre de Louis à Joseph : Vous n'avez qu'à dire un mot et je resterai ; vous n'avez qu'à en dire un contraire et je viendrai. Enfin, vous ne devez pas ignorer qu'après Napolione, vous êtes celui que j'aime et que je chéris le plus. Et cette phrase où se montre, dans le dénuement où il vit, l'an d'après, en Corse, toute la gentillesse d'une nature généreuse et donnante : Je vous fais cadeau de nies deux mouchoirs de col que Napolione m'a laissés. Je vous les enverrai tous deux d'Ucciani parce qu'ils sont là avec notre linge. Ainsi, écrivez à maman qu'elle ne vous prenne plus les mouchoirs de col ; mais ne lui dites pas que je vous les ai envoyés. N'est-ce point assez de ces médiocres détails de linge pour y faire voir des délicatesses de cœur qui sont presque féminines et qui ajoutent un trait nécessaire au portrait aimable et tout en dehors que Napoléon a fait de ce gentil enfant ? C'est, en vérité, un spectacle qu'il ne faut point perdre en cette vie qui a donné tant et de si magnifiques spectacles, celui des deux frères travaillant côte à côte en leur pauvre chambre meublée, le petit plongé aux mathématiques qu'il ne comprend guère ou s'efforçant à copier quelque beau modèle d'écriture, le grand embrassant tour à tour la religion, la politique, l'histoire, et brouillonnant son discours à l'Académie de Lyon que le petit transcrit de sa plus belle plume. Durant ces huit mois, pas un instant de lassitude ou d'impatience, pas une faiblesse ni de conduite, ni de surveillance, de la part de Napoléon. Il vit comme le plus austère des moines et sa force de pensée s'en accroit, comme sa puissance d'ambition, comme sa faculté d'affection toute concentrée sur cet enfant.

 

Au retour en Corse, en octobre 1791, Napoléon trouve qu'aucun de ses rêves ne s'est réalisé : les armes sur lesquelles il comptait se sont retournées contre lui. Paoli a désapprouvé la Lettre à Matteo Buttafuoco ; il s'est refuse à fournir des documents sur l'histoire de Corse et à prêter à cette publication le caractère officieux qui eût accrédité Napoléon comme son panégyriste et l'interprète de ses idées politiques. Il a paru faire une concession à Joseph en consentant qu'il Rit nommé membre du Directoire départemental ; mais, en réalité, ç'a été annuler l'influence qu'il exerçait Ajaccio et dans le district, le noyer dans des affaires compliquées auxquelles il ne confiait rien, le perdre au milieu d'une collectivité anonyme, — et cela pour un traitement annuel de 1.600 livres. Lucien est toujours inoccupé et, si le Général n'a pas encore formellement prononcé qu'il ne le souffrira pas près de lui, au moins n'a-t-il mis nul empressement à l'agréer.

A ce moment même, un coup de bonheur met aux mains de Napoléon l'outil, le misérable outil qui manquait à sa fortune. L'oncle, l'archidiacre Lucien, meurt (16 octobre) et la fortune familiale dont il est détenteur, le trésor qu'il cachait si soigneusement sous ses matelas et dont Paulette pourtant trouvait moyen de faire rouler quelques écus sur le carreau, va rétablir l'équilibre, et, sinon placer les Bonaparte au premier rang, du moins prouver qu'il faut compter avec eux ; que, pour arriver, ils peuvent se passer des autres, même de Paoli, et qu'ils sont une force. L'élection de Napoléon comme lieutenant-colonel en second du bataillon des volontaires d'Ajaccio et de Talano, avec les négociations qui la précèdent, les coups de force qui l'accompagnent, les réjouissances et les protestations qui la suivent ; cette élection qui, jugée par un continental, est insoutenable d'illégalité ; qui, pour tout Corse, est une merveille d'habileté, un modèle achevé et toujours suivi, cette élection miraculeuse, c'est l'argent de l'archidiacre qui la paye, et il en faut de l'argent ! Dans ce moment, écrit Lucien le soir du vote, la maison est pleine de monde et la musique du régiment. Le vin de la Sposetta coule à pleins tonneaux, on tire des coups de fusil, on plante un niai. C'est un de ces triomphes où il faut nourrir tous ses amis le temps qu'il leur plaît de rester — et là, d'amis, il y a tout un bataillon, sans compter les pères, frères, cousins et alliés des volontaires.

C'est une victoire, certes ; mais, si elle emporte des avantages inappréciables, si l'on peut la considérer comme le premier et nécessaire échelon de la fortune de Napoléon, elle ameute pour le moment contre les Bonaparte des inimitiés acharnées. Au groupe déjà redoutable d'adversaires que leur a donnés l'élection se joignent tous ceux que soulèvent contre eux, à Ajaccio seulement, les querelles entre assermentés et insermentés, séculiers et réguliers, les rivalités des citadins, des faubouriens et des montagnards, colères qui, se chauffant l'une l'antre, aboutissent à la sanglante émeute d'avril, où Napoléon avec ses volontaires se trouve singulièrement compromis ; mais, sauf le commandant français de la citadelle, tout le monde, au fond, a intérêt à ce que l'affaire soit étouffée. Les Corses n'aiment point que la justice des continentaux s'introduise dans leurs querelles : ils les règlent entre eux et à leur mode. Leur linge sale se lave en famille. Le premier feu jeté, silence sur toute la ligne, dans un camp comme dans l'autre. Mais on ne sait pas si les Français, qui n'ont pas à se taire le même intérêt que les Corses, ne mettront pas la justice en mouvement : or, des actes tels que l'émeute d'avril relèvent de la Haute cour nationale et, outre qu'elle peut prononcer des condamnations sévères, les geôles d'Orléans, que tout à l'heure Fournier l'Américain va se charger de déblayer, sont médiocrement sûres. Outre cette affaire qu'il lui faut présenter sous un angle favorable, Napoléon en a d'autres à régler à Paris : par suite de son absence à l'époque de la revue de rigueur, il est cavé des contrôles de l'artillerie et se trouve sans autre état que celui de lieutenant-colonel en second d'un bataillon de volontaires en rébellion : il prétend ne point perdre son emploi de lieutenant d'artillerie et doit se faire rétablir dans les cadres. Enfin, la Maison de Saint-Cyr peut être fermée, et Marianna mise sur le pavé : il faut que quelqu'un de la famille aille y voir et Napoléon est tout désigné.

A Paris, en très peu de temps, il arrange les affaires qui lui sont personnelles : l'émeute, on la passera sous silence ; l'absence, on n'en tiendra compte : non seulement il est rétabli lieutenant, mais il est promu capitaine. Reste Marianna. Il y avait, disait-on, quelque espérance de la marier en Corse ; mais, en regardant de plus près, cette chimère n'était que dans l'esprit de Mme Bonaparte. A défaut, on se berçait de l'idée que si Marianna restait à Saint-Cyr jusqu'à l'âge de vingt ans, elle recevrait la dot réglementaire de trois mille livres et un trousseau de trois cents. Cela valait la peine qu'on s'en inquiétât, avant de prendre un parti.

La première visite de Napoléon à Saint-Cyr fait tomber cette dernière illusion. Nul doute : la Maison va être fermée et il n'y a point de dot à espérer. Reste seulement à savoir si, à tout risque, il faut attendre l'événement ou s'il est préférable de prendre les devants : — Marianna est neuve, écrit Napoléon à Joseph ; Elle s'accoutumera très facilement au train de la maison. Elle n'a point de malice. Sur ce point elle est moins avancée encore que Paoletta. L'on ne pourrait pas la marier avant de la tenir six ou sept mois à la maison... Je sens qu'elle serait malheureuse en Corse si elle restait dans son couvent jusqu'à vingt ans, au lieu qu'aujourd'hui elle y passera sans s'en apercevoir. Voilà son jugement établi, dès sa première visite, sur cette grande fille dont il vient en réalité de faire la connaissance ; car il l'a quittée quand elle avait dix-huit mois à peine, il l'a entrevue à Brienne en 1781, peut-être aperçue à Saint-Cyr en 1787 ; et il ne sait ce qu'elle pense que par ce qu'elle dit. Il y a, dans les institutions comme est Saint-Cyr, un ton général qui est celui de la maison, que toute pensionnaire est tenue d'adopter et sous lequel elle dissimule sa nature, son caractère et ses aspirations, comme ses cheveux sous les bonnets à la vieille de Mme de Maintenon. Qu'on aille donc juger Marianna d'après les lettres qu'on lui fait rédiger et que corrigent ses maîtresses : J'ai eu l'honneur de vous écrire... Je n'ai pas eu la satisfaction d'avoir une réponse... Je vous supplie d'avoir la bonté de me donner bientôt de vos nouvelles... Il ne manque que cela à mon bonheur, etc., etc. C'est un masque qu'on a appliqué sur sa figure, comme on a mis un transparent à son écriture et une pratique à sa voix. Napoléon y est pris comme la plupart des hommes le sont à ces ingénuités des couvents. Il estime que Marianna, avec ses quinze ans — l'âge où en Corse toute fille presque est établie et déjà mère, — après les huit années passées à Sain t-Cyr, est une enfant qu'on mènera à son gré : Mais l'empreinte qu'elle a reçue dans la Maison royale, elle l'a conservée toute sa vie ! Même émancipée, par des côtés, au delà du nécessaire, elle est demeurée, par des traits essentiels, l'élève, la pupille de Mme de Maintenon, avec un fonds d'idées molinistes, une tournure d'esprit aristocrate, une passion des règlements, la conviction de la supériorité de la femme sur l'homme, s'exerçant, non pas dans le domaine de la femme, mais dans celui que, alors encore, on disait réservé à l'homme. Avec ses yeux baissés, ses courtes révérences, sa voix blanche, elle n'a point de malice, dit Napoléon, habitué qu'il est, dans la famille, à voir la femme qu'est Paoletta, ne trouvant point d'autre objet de comparaison avec Marianna et s'étonnant que les quinze ans de l'une soient si différents des douze ans de l'autre. Certes, c'est autre chose ; celle-ci est née pour plaire aux hommes, et les attirer, et les séduire, et les prendre, et, vive ou morte, leur souffler le désir aux moelles. Elle apporte une de ces figures d'humanité qui font croire qu'il v eut des dieux parmi les ancêtres des hommes. Et, si femme qu'elle ne songe qu'à relever sa beauté et à parer sa joliesse, toute en ce mot de Napoléon à Joseph : Je t'envoie une feuille du Cabinet des modes : cela aura dû être pour Paoletta. Et ne la voit-on pas, dans la chambre haute et sombre de la maison d'Ucciani, regardant l'image coloriée, qui déjà est vieille de trois ans, et cherchant à se taire pareille aux dames de Paris, en tournant à la mole sa pauvre petite robe de toile du lin que sa mère a filé ?

 

Les quatre mois que Napoléon passe à Paris (28 mai-novembre 1792), ne sont point employés uniquement à la poursuite de ses affaires ou à des visites à Marianna : ce qui les emplit. ce qui les rend décisifs dans sa carrière, c'est la délibération qu'il tient lui-même et qui s'éclaire au spectacle des grandes journées révolutionnaires, le 20 juin et le 10 août : délibération singulièrement grave puisqu'il s'agit de savoir s'il restera Corse avec Paoli ou s'il deviendra Français avec la Révolution. De la résolution qu'il va prendre dépend non seulement son sort à lui-même, mais le sort de tous les siens : aussi pèse-t-il avec un soin minutieux le pour et le contre et l'on peut dans une mesure reconstituer les impressions diverses que reçoit sa pensée.

Au début de son séjour, il est encore tout Corse ; il est descendu à l'hôtel garni qu'habitent les députés corses à la Législative ; il n'entend parler que de la Corse et de Paoli. Son attention, trop longtemps uniquement absorbée par iles événements auxquels, en Corse, il a été si activement mêlé, a besoin de se reprendre pour qu'il acquière une vue nette de la situation en France et des avantages qu'elle peut lui procurer. Il faut qu'il sorte de ce milieu provincial, qu'il fréquente des gens nouveaux, qu'il s'instruise aux événements.

En Corse, pour lui et les siens, quelle situation et quel avenir ? Peut-il s'y ranger derrière ceux qui tiennent uniquement à leur indépendance, à leurs vieilles coutumes et à leurs anciennes mœurs ? Peut-il se contenter des places médiocres qu'ils lui laisseront et même, en admettant que sur bien des points ses idées ne le portent point à se révolter et contre ces hommes et contre leurs principes, peut-il se contenter d'être mis perpétuellement au second plan ? L'y laissera-t-on même ? Plus les Bonaparte se présentent aux Paolistes pour intelligents et capables, plus ils font d'efforts, plus ils se remuent, plus ils deviennent suspects : leur père rallié, leur éducation continentale, leurs opinions libérales, leur adhésion, par Fesch, à l'Église constitutionnelle, leurs achats de biens nationaux — tout ce qu'ils sont et tout ce qu'ils veulent être, car ils visent au grand, — tout les désigne aux soupçons des exclusifs. Ils ne sont pas de ceux qui, comme Pozzo, se sont, dès le début livrés à Paoli et subissent toutes les passions, partagent toutes les haines, embrassent toutes les querelles du Babo. Ils ont bien essayé de l'entourer, mais d'abord les places étaient prises, puis eux-mêmes n'étaient-point assez souples. A la première rencontre, Paoli a senti le dédain de Napoléon pour ses talents militaires : cela ne se pardonne pas. Et puis les Bonaparte ne se subordonnent pas : ils veulent être par eux-mêmes, ont de l'initiative et ont prouvé. Cela ne plaît ni aux dictateurs, même séniles, ni aux assemblées. ni aux républiques. Donc, dans le parti corse, nul avenir : les Bonaparte sont donc rejetés dans le parti français ; ce n'est pas grand'chose alors : ce n'est ni ce qui est le plus considéré, ni ce qui est le plus riche, ni ce qui est le plus influent. Mis à part quelques officiers qui servent aux armées et qui, dans le pays, n'ont gardé nulle action, ce sont des hommes tels que Saliceti et Arena, de familles médiocres, de réputation douteuse, habiles sans doute, mais avec qui une alliance est une compromission. C'est avec eux pourtant que Napoléon doit marcher, s'il reste en Corse : or, un conflit entre les Paolistes et les Français est presque certain et si les Français n'obtiennent pas l'appui de quelques régiments, leur défaite est certaine.

Napoléon ne doit-il pas plutôt rester en France, où il trouve un état assuré et des chances d'avancement qu'il ne rencontre pas dans son pays ? Partout, les mêmes ressorts produisent les mêmes effets : cela lui apparaît nettement à présent ; dès lors, pourquoi s'obstiner à ce médiocre théâtre d'Ajaccio quand il peut en conquérir un digne de lui ? De loin, les acteurs lui semblaient dépasser sa taille ; de près, il les voit tels qu'ils sont et inférieurs à lui. Les moyens qu'il a déployés en Corse sont les mûmes qu'on emploie ici pour réussir et le succès qui procure une prédominance momentanée dans un chef-lieu de district, est-il à mettre en comparaison avec celui qui assure, à qui saura l'emporter, le gouvernement sur la France et, par là, l'empire du monde ? Jour par jour, heure par heure, on suit le travail qui s'opère dans son esprit. Un élément qui n'est point indifférent pour le décider, c'est sa réintégration dans l'artillerie, sa promotion de capitaine : car il est un soldat, il se sent, se déclare et s'affirme tel, a désir et volonté de faire ses preuves. Or, qui est soldat d'âme, qui est soldat de métier comme Bonaparte, n'admet point la guerre autrement qu'avec de vrais soldats, des soldats de métier, sous ses ordres. En Corse. tout ce qu'on pourrait, c'est une guerre d'insurrection, une guerre de postes et de chicanes sans rien qui rappelle les grandes opérations que tout jeune officier rêve de diriger, et avec des paysans qui vont pour leur compte, qui délibèrent et raisonnent avant d'obéir, n'ont rien de ces pions qu'on meut à son gré sur un échiquier de bataille.

Sans doute — mais, s'il reste en France, que deviendra la famille ? N'est-ce pas, pour caser les frères, tout un travail à recommencer, à moins que Joseph, venant comme député à la Convention, ne se trouve par là mis hors de pairs ? A-t-il le droit d'abandonner tout d'un coup les hommes qui l'ont élu leur chef, qui se sont fiés à lui, qui forment son parti et, sous peine de compromettre gravement les siens, ne doit-il pas passer le commandement de son bataillon à un de ses amis ? N'y aura-t-il pas lieu de tirer parti de cette apparence de grade de lieutenant-colonel et ne pourrait-on en obtenir la confirmation dans l'artillerie, soit dans le Corps ci-devant royal, soit dans l'artillerie de marine qu'on va former ? Son parti est pris sans doute, mais peut-être avec des ajournements que les circonstances imposent, des atermoiements qu'a pu suggérer Saliceli, désireux de conserver au moins momentanément en Corse un homme tel que Napoléon.

 

D'ailleurs un incident en décide : la Maison de Saint-Cyr est supprimée ; les élèves sont licenciées, sans dot, sans trousseau, simplement avec une indemnité de route de vingt sols par lieue. An lieu de rejoindre son régiment, il faut qu'il reconduise au pays cette grande fille de quinze ans qu'il ne peut songer à traîner avec lui dans des hôtels meublés et à mener dans les garnisons. — Et c'est le 1er septembre, et l'on tue à l'Abbaye, à la Force, aux Carmes, à Saint-Firmin, à la Conciergerie, au Châtelet, à Bicêtre, à la Salpêtrière, aux Bernardins ; on tue à Versailles ; on tue à Meaux ; on tue partout où le mot d'ordre des massacreurs a trouvé des affidés prêts à exécuter ce formidable coup de terreur électorale d'où doit sortir la Convention.

Il part donc : mais, à Marseille, point de bateau pour Ajaccio ; impossible de risquer Marianna sur une barque de pêcheurs du cap Corse ; des contretemps qui empêchent Napoléon de prendre part aux élections sur lesquelles il aurait peut-être influé. Joseph qui se présente cette fois encore pour être député à la Convention, échoue, obtient seulement des électeurs une des cinq places de juge au tribunal du district d'Ajaccio, moins que ce qu'avait en son temps Charles Bonaparte, car le décret du 23 août 1790, en établissant en Corse neuf tribunaux de district, a singulièrement réduit l'ancienne juridiction du siège royal d'Ajaccio.

Cet insuccès est-il dei à la médiocrité des talents de Joseph, ou n'est-ce pas plutôt une marque de défiance contre la famille entière, une revanche prise de l'élection arrachée par Napoléon, un avertissement qu'on le tient pour suspect, lui et les siens ? Aussi bien, Napoléon et Joseph ne sont plus les seuls qui comptent ; Lucien a fait son entrée dans la politique et ce gamin de dix-sept ans qui ne connait ni règle, ni discipline, semble né pour fournir à des adversaires, déjà singulièrement soupçonneux, toutes les armes dont ils peuvent avoir besoin.

Au sortir de l'école de Brienne où il a passé deux années, Lucien a été placé au séminaire d'Aix où l'on espérait obtenir en sa faveur une des bourses réservées aux jeunes gens corses se destinant à l'état ecclésiastique. La bourse n'est point venue ; la vocation pas davantage, si bien que la famille s'est déterminée à le faire revenir à Ajaccio où désormais il a vécu en amateur, noircissant du papier, écrivant, comme il dit, avec une vélocité étonnante et se nourrissant l'esprit de déclamations et de lieux communs dont il fait une si ample provision qu'il en a, pour toutes les circonstances, des chapelets tout préparés. Comme il a déjà un cœur trop formé pour suivre une autre impulsion que la sienne en affaires publiques, les avis et les remontrances ne peuvent rien sur lui. Il reconnaît à la vérité, à Joseph, comme aîné, une sorte d'autorité pour ce qui touche la famille, mais à condition que cette autorité reste honoraire, parce qu'il sait la bonté, la faiblesse même de Joseph et que, en son à-part, il a peu de considération pour son esprit. Mais.de Napoléon, dont il se tient l'égal, étant cadet comme lui, il n'admet aucune observation. Je vous le dis dans l'effusion de ma confiance, écrit-il à Joseph, j'ai toujours démêlé dans Napolione une ambition pas tout à t'ait égoïste, mais qui surpasse en lui son amour pour le bien public : je crois bien que, dans un État libre, c'est un homme dangereux... Il me semble bien penché à être tyran et je crois qu'il le serait bien s'il fût roi et que son nom serait pour la postérité et pour le patriote sensible un objet d'horreur... Je vois, et ce n'est pas dès aujourd'hui, que, dans le cas d'une contre-révolution, Napolione tâcherait de se soutenir sur le niveau et même, pour sa fortune, je le crois capable de volter casaque... Napoléon est donc mal venu à lui prêcher la modération, à lui remontrer que les pamphlets qu'il compose contre tel ou tel député et qu'il veut envoyer en manuscrit au Général — le seul général, c'est Paoli — sont pour contrevenir au bien général de la famille. A son retour de Paris, il le trouve installé comme l'orateur en titre de la Société populaire, parlant de tout et toujours avec cette faconde redoutable des séminaristes dévoyés en révolutionnaires. Doué d'une de ces facilités de parole qui font penser qu'on a des idées parce qu'on trouve des mots, armé d'une de ces rhétoriques abondantes et diffuses qui tiennent lieu de style, bourré de ces réminiscences classiques qui font aux ignares l'effet qu'on est instruit, Lucien joue dans le club d'Ajaccio, à l'aide de sa précocité singulière et du niveau médiocre de ses auditeurs, un rôle analogue à celui que d'autres jeunes hommes — un peu plus âgés peut-être, mais guère plus instruits — jouent en ce moment dans d'autres clubs, au nord, au centre, à l'est, au midi de la France. Question d'âge et fie milieu, s'il ne s'est point, comme d'autres, éveillé, un matin d'octobre 1792, l'un des législateurs de la Révolution. C'est donc lui qui, sans prendre nul avis, pousse les Bonaparte au premier plan comme représentants du mouvement révolutionnaire et des idées françaises. Joseph, modéré et louvoyant, voudrait s'accommoder avec Paoli et rester fidèle aux doctrines de la Constituante. Napoléon, quoique ayant pris son parti, trouverait impolitique de le crier. Mais Lucien va de l'avant, et emporte tout.

Ou ne saurait vraiment s'étonner que renseigné sur le caractère du jeune homme, Paoli ait refusé de le prendre pour secrétaire intime. Lucien sans doute aurait accepté cette place — il se vante même à tort de l'avoir occupée — mais d'autre emploi, qui l'obligeât à un travail régulier sous une direction quelconque, il n'avait pas voulu entendre parler. Né, comme il se croyait, pour les grands rôles, convaincu de son génie oratoire et littéraire, tout ce qui n'était point de la politique lui semblait une besogne vile — en quoi, il était profondément Corse, — et les femmes qui l'entouraient dans la famille, l'étaient trop aussi pour que Lucien, dans les conditions où il s'était placé, ne leur apparût pas comme l'homme de génie, l'homme vraiment destiné à illustrer la race.

De la part de la mère, c'est tout simple : de la part de Marianna, cela semble plus complexe. Pourtant, dès son arrivée, il s'établit un courant de sympathie entre elle et ce frère dont toutes les idées politiques devraient la révolter ; il se forme entre eux une liaison qui sera certainement plus intime qu'avec aucun des frères. Elle est aristocrate d'éducation, royaliste de sentiments, lui tout l'opposé ; d'abord, ils sont presque du même âge, appariés comme Joseph avec Napoléon ; il est le seul avec qui elle puisse causer dans la maison, Joseph et Napoléon étant presque toujours en route hors d'Ajaccio, absorbés par les questions de personnes auxquelles la nouvelle venue ne peut rien entendre, peu disposés d'ailleurs à prendre pour confidente cette fille de seize ans qu'ils traitent sans façon, à la Corse. Lucien, au contraire, tient à l'opinion des femmes et y regarde Marianna d'ailleurs est, à la maison, le seul public sur qui il puisse essayer l'effet de ses morceaux de style français. Il se méfie de Louis qui redirait les choses aux frères aînés ; les autres sont des enfants qui ne parlent que le corse. Cette littérature n'est-elle pas pour jeter de la poudre à des yeux qui d'eux-mêmes ne sont pas très clairvoyants ? Puis, n'est-ce rien, sur l'esprit et l'imagination d'une jeune fille, que ces succès d'orateur, répétés et grossis à chaque séance, qui font, chaque soir, à Lucien, un cortège de lumière et de bruit à travers les rues noires de la petite ville. Jouer à la toilette avec Paoletta, jouer à la poupée avec Nunziata n'irait guère à une grande demoiselle de Saint-Cyr ; mais les Grecs, les Romains, Brutus, les Nuits d'Young et le reste, cela fait un cercle où se meut à l'aise le pédantisme à la Maintenon.

Et puis, c'est tout plaisir de suivre Lucien et de s'attacher à lui : voici venir pour égayer Ajaccio et au besoin l'ensanglanter — l'escadre de Truguet ; voici débarquer l'ambassade de Sémonville ; et tout de suite Lucien s'improvise l'interprète de l'ambassadeur et le factotum de l'amiral. Cela est forcé. Ni Sémonville ni Truguet ne parlent italien. Hormis les députés qui sont à Paris ou en route, hormis quelques rares jeunes gens qui la plupart sont attachés à la fortune de Paoli, les frères Bonaparte et leur oncle Fesch sont les seuls à peu près à Ajaccio à parler le français ; seule sans doute des femmes, Marianna, — fait médiocre eu apparence et qui pourtant seul a suffi pour expliquer, justifier, nécessiter même les premières élections de Joseph. — Et maintenant, pour Sémonville et pour Truguet, Lucien n'est-il pas l'homme indispensable, lui qui, au club, lorsque Sémonville a débité en français un discours de bienvenue incompréhensible pour les auditeurs, s'est trouvé pour le traduire en italien d'affilée et de mémoire, sans se reprendre et comme de lui-même ; lui qui, au nom des Jacobins d'Ajaccio, a porté le salut fraternel aux Jacobins siégeant en société à bord du vaisseau amiral ! Et quel rôle pour Marianna, la seule qui dans les fêtes offertes aux officiers de l'escadre puisse écouter et répondre ! Truguet est jeune, élégant, bien élevé : bien que de famille bourgeoise et d'origine modeste, il était du Grand corps avant la Révolution, et il y a pris ces façons distinguées qui assuraient aux officiers rouges, partout où ils passaient, d'incontestables succès. Arrivé très jeune à un haut grade par l'émigration de ses anciens, il porte à la galanterie l'ardeur de son fige et, si l'on peut dire, de sa profession. N'axant que Marianna pour interlocutrice, peu s'en faut, dit-on, qu'il ne s'enflamme au point de penser au mariage et même de le réaliser ; mais si, en 1793, ou avait encore le temps d'être amoureux, ou n'avait guère celui de se marier. Truguet, qui a touché à Ajaccio le 15 décembre 1792, en part le 8 janvier pour la factieuse expédition de Sardaigne et il n'y revient point.

 

D'ailleurs s'il revenait, y retrouverait-il ses amis Bonaparte, définitivement compromis comme Français depuis l'accueil qu'ils lui ont fait ? En trois mois les événements les plus étranges se produisent : Napoléon, destiné avec son bataillon de volontaires à la contre-attaque de File de la Magdelaine, après trente jours d'attente pénible à Bonifacio, échoue dans son entreprise et rentre en Corse (28 février) convaincu de la mauvaise foi de Paoli et de ses partisans, de leur lâcheté volontaire et de leur trahison possible. Soldat, il s'indigne du rôle qu'on lui a fait jouer et se refuse à admettre que la politique ait pu lui arracher sa première victoire. Baptisé Français par le feu, il 'a horreur d'une complicité qu'il devine avec les coalisés. Il sent que Paoli va rompre les liens, très relâchés à la vérité, qui attachent encore la Corse à la France ; il ne voit qu'une chance de salut en cette crise, l'arrivée des Représentants que la Convention envoie en mission dans Ille : un d'eux est Saliceti avec qui il a lié partie, qu'il tient au courant, qui, intime avec Joseph, son ancien collègue au Directoire, pourra réveiller le parti français, lui apportera en tout cas, des secours, un appui, une force militaire, fera peut-être reculer Paoli, du moins le fera réfléchir. Il s'agit de longer la courroie jusqu'à l'entrée en scène des députés, jusqu'au moment où les négociations qu'ils tentent, de Toulon, auront pris couleur.

Après avoir longtemps hésité ils se déterminent à passer en Corse (5 avril). De fait, Paoli est déjà en insurrection contre la Convention, mais il ne l'a pas encore déclaré et, à la rigueur, entre Corses, on peut s'entendre : on en est encore aux politesses, on se fait des finesses. Personne ne veut tirer le premier coup de fusil et en prendre la responsabilité ; — situation étrange à coup sûr, sans analogue dans la France continentale, qu'expliquent et justifient les mœurs du peuple, la récente conquête de la Corse, le respect passionné que tout insulaire porte au vieux chef, la conviction où est Saliceti que la rupture entraîne l'écrasement, la ruine matérielle et probablement la proscription de ce qu'on appelle et de ce qui se trouve être le parti français, de ce qu'on est obligé de nommer ainsi, bien que, en réalité, dans ce conflit d'intérêts privés, surexcités par l'ambition des places, il semble que les principes et les intérêts nationaux jouent un rôle médiocre.

A ce moment juste, Lucien fait éclater une bombe, Parti en mars d'Ajaccio avec Sémonville qu'il accompagne en qualité de secrétaire interprète ou de délégué de la Société populaire, dès son arrivée à Toulon, il court au club, fait une fulminante dénonciation contre Paoli, rédige une adresse à la Convention qui, adoptée sur l'heure, expédiée immédiatement à Escudier, député du Var, tombe à Paris dans l'Assemblée le lendemain du jour où a été prononcée la mise eu accusation de Dumouriez (2 avril). Ainsi la trahison au midi en même temps qu'au nord, Paoli avec les Anglais, Dumouriez avec les Autrichiens ! il n'y a ni à hésiter, ni à discuter : la Convention décrète que Paoli et Pozzo di Borgo seront traduits à la barre.

Lucien triomphe et exulte : J'ai porté un coup décisif à nos ennemis, écrit-il à ses frères. Vous ne vous y attendiez pas. Certes, ils ne s'y attendaient pas, car si lui est à l'abri et en sécurité à Toulon, eux, qui sont en Corse, risquent gros : on ne peut manquer de les accuser d'être ses complices, d'avoir machiné avec lui cet attentat contre le Père de la patrie : mère, sœurs, vie, fortune, tout est en un de ces imminents périls où le salut dépend d'un hasard. Et, du même coup, s'écroulent toutes les combinaisons imaginées, soit pour maintenir avec Paoli une apparence de liaison, soit pour s'assurer, avant la rupture, la possession des places maritimes qui plus tard serviraient au moins de points de débarquement et de bases d'opérations. Joseph encore est à Bastia près des Représentants qu'il a rejoints dès leur débarquement, mais Napoléon, le plus compromis de tous, le plus redoutable pour ses ennemis, est entre leurs mains. Il tente de sortir d'Ajaccio, échappe à grand'peine aux embûches qu'on lui tend, est nue nuit prisonnier, s'évade, rentre en ville, s'y cache de maison en maison jusqu'au moment où des amis lui procurent une barque sur laquelle il gagne Bastia où il prend les instructions des Conventionnels. Mme Bonaparte est restée, pensant que, par sa présence, elle sauvegardera ses biens et que des femmes et des enfants n'ont point à courir de dangers pressants : mais, d'heure en heure, les avertissements deviennent plus sérieux. Il tant fuir : elle laisse ses deux derniers enfants, Nunziala et Jérôme, à sa mère, Mme Fesch, se réfugie d'abord à Millelli avec Louis, Marianna et Paulette ; puis, devant l'approche des bandes montagnardes, elle se dirige vers le rivage espérant être recueillie par l'escadrille que Napoléon doit ramener sur Ajaccio, pour y jeter une garnison française avant que les Corses n'y soient établis en force. Alors, sous la protection de quelques bergers restés fidèles malgré tout à sa fortune et qui, le fusil à la saignée, attentifs, flairant les pistes, battant la brousse, marquent la route libre par de grands gestes silencieux, c'est la fuite à travers le maquis et tes rochers ; puis, à la tour de Capitello, la longue attente des navires français, pendant que les montagnards saccagent à Ajaccio la maison Bonaparte, qu'ils pillent et brûlent-les biens de compagnie et que le veut apporte leurs lointaines clamerais qui font pleurer les petites filles. Elle, Mme Bonaparte, ne pleure pas. Elle savait que c'était l'enjeu et elle est belle joueuse. Sans doute, après vingt-quatre ans de vie paisible, retrouver ainsi l'aventure, voir s'écrouler cet édifice maintenu avec tant de soin, par de telles précautions d'économie, de tels prodiges et de maternelle prévoyance, cela est dur ; mais, sur ce qui tient à la politique, la femme n'est point consultée : épouse, elle subit l'opinion du mari ; mère, du chef de famille. Fataliste, la femme corse est stoïque et les stoïques font les silencieux.

Lucien a prêté à sa mère, en ce moment, des phrases à effet et des exclamations patriotiques : ce sont des imaginations qui ont pour objet de le dégager lui-même, de faire l'ombre sur sa conduite, de donner à entendre que toute la famille l'approuvait. Mme Bonaparte, élevée, grandie, vieillie dans le culte de Paoli, ne pouvait point si vite se convertir aux idées révolutionnaires, moins encore trouver bon qu'un de ses fils se fût fait devant des Français le dénonciateur du Babo. Si, des lèvres, à cet instant, Mme Bonaparte n'a point accusé cet écervelé qui, à dix-huit ans, venait de ruiner sa famille et de la jeter dans le plus imminent péril, si elle s'est retenue de le maudire, parce qu'il était le préféré, l'enfant gâté, l'homme de génie, comment n'eût-elle pas tremblé devant cet avenir qui s'ouvrait pour elle et ses huit enfants ? — Trois au plus en âge de gagner leur vie ; tout le reste à sa charge ; rien de sauvé que les effets qu'on a sur soi, nul argent, pas même les couverts qui sont l'argenterie de la famille, pas même les papiers, les correspondances, les titres. — Bien ! et l'horizon reste vide !

Enfin, une voile... un chebek... Napoléon qui, vivement, les embarque pour Girolata d'où ils gagneront Calvi, tandis que lui s'arrête pour tenter la dernière partie, un coup de main sur Ajaccio à l'aide des patriotes de la ville : mais personne ne répond aux signaux convenus ; le vent s'élève ; la flottille est obligée de s'éloigner de la cèle, abandonnant durant une nuit d'angoisse les quelques hommes qu'elle y a jetés. À grand'peine, on se rembarque, on revient à Bastia d'où, à cheval, Napoléon gagne Calvi. Là, au moins, chez les excellents Giubega, dont un, Lorenzo, est le parrain de Napoléon, on se rassemble, on peut délibérer : les petits rejoignent, Joseph est là, Mme Bonaparte, les trois enfants qu'elle a menés avec elle. On ne récrimine pas contre Lucien. On accepte le fait accompli. Si Lucien a mis le feu aux poudres, tôt ou tard la maison devait sauter. L'esprit de solidarité le couvre si Lien que, jamais, ni Napoléon, ni Joseph, ni Louis n'ont, dans les écrits qu'ils ont laissés sur cet événement, fait la moindre allusion au rôle que Lucien avait joué. Que les deux aînés se soient promis de le sermonner et, par la suite, de le tenir en bride, on peut le croire ; mais avouer le fait eût été, au point de vue corse, avouer le déshonneur et c'est pourquoi ils ont cherché et donné, de leur proscription, des explications si confuses et si contradictoires. Ils ne regardent point le passé : ils regardent l'avenir. Que faire à Calvi ? Les filles Bonaparte ont beau s'évertuer à préparer des plats doux, on ne peut rester là, à la charge d'amis déjà très éprouvés eux-mêmes. Les choses d'ailleurs se gâtent tout à fait : les quinze cents hommes de la garnison ont journellement affaire à six ou sept mille Corses qui tiennent la campagne.

Déjà il a eu des rencontres, où les Français ont eu l'avantage, mais qui ont montré la force de leurs adversaires et fait constater le blocus. Le siège est imminent : on ne peut v exposer une femme et cinq enfants. En France. il aura les appointements de capitaine que Napoléon ne peut toucher qu'à son poste ; Joseph provoquera les renforts et les accompagnera : au pis, comme victime de la cause, il obtiendra bien quelque place ; il y aura des secours pour les exilés ; les députés corses s'emploieront pour eux. Môme pour avoir chance de revenir à Ajaccio, il faut partir. C'est décidé, on part ; et sur un des petits bâtiments expédiés de Calvi à Toulon pour chercher des munitions, la mère et les sept enfants s'embarquent : l'espérance est en poupe et gonfle les voiles.

 

C'est ainsi que, en cette phase première de sa vie, Napoléon a reçu et marqué l'esprit de famille : tel il s'est montré avec Joseph, avec Louis, avec Lucien, avec Marianna, avec Paulette, tel on le retrouvera durant les autres périodes de son existence. Dès à présent, peut-on dire, les viles sont tracés ; les personnages principaux apparaissent, sauf un — Louis que l'âge et la maladie modifieront profondément avec les traits décisifs de leurs caractères. Joseph paresseux et digne, le chef de famille à qui tout est dû parce qu'il s'est donné la peine de naître ; Lucien, agité, ambitieux, indisciplinable, risquant tout d'un premier mouvement ; Marianna, pédante, volontaire, dissimulant ses desseins, déjà toute prise par sa liaison avec Lucien ; Paulette enfin, joyeuse de sa joliesse et de sa grâce, tournant d'une danse légère et souple, en gonflant ses robes claires, autour de ce groupe sévère et d'une antique beauté — pareille aux figures ailées de danseuses divinisées qui courant sur la panse des vases grecs.

Et Napoléon, aussi, se montre dès lors tel qu'il demeurera fraternel, avec une nuance de déférence et presque de respect pour Joseph ; paternel avec des accents d'infinie douceur, mais une volonté d'éducateur, pour Louis ; prêt à tous les pardons pour Lucien qu'il estime très haut, mais avec qui déjà la rivalité se dessine ; disposé à remplir tout son devoir vis-à-vis de Marianna sans qu'il ait de vraie sympathie pour elle ; gardant sa tendresse complaisante, sa faiblesse de grand frère pour cet être exquis, rare, vraiment féminin, qui sait aimer et qui vaut d'être aimé, Paulette.

 

 

 



[1] La plupart des documents qui ont servi à ce chapitre se trouvent in extenso dans mon livre : Napoléon inconnu, notes sur la jeunesse de Napoléon, Paris, Ollendorf, 1895, 2 vol. in-8°.