Sources : AFFAIRES ÉTRANGÈRES, Rome, vol. 914 et suiv. jusqu'à 927. France et divers États, 274 J et suiv. et 223. Rome, Consulats. Naples, 128 et suiv. — ARCHIVES BERNIS, Correspondance avec le comte d'Artois, Mesdames de France, le comte de Flavigny. — COLLECTION MORISSON, Correspondance du Cardinal avec Geoffroy de Limon. — COLLECTION BOULAY DE LA MEURTHE, Pièces relatives au testament du Cardinal. — ARCHIVES ROYALES D'ESPAGNE, Estado, 3915. — THEINER, Documents inédits relatifs aux affaires de France, Paris, 1863, 2 vol. in-8°.M. de Ségur nommé ambassadeur à Rome. — Le Pape refuse de le recevoir. Le mannequin du Pape brûlé au Palais-Royal. — Vaine protestation du Nonce. — Son départ. — Rupture des relations diplomatiques. — Mesdames de France à Rome. — Leur réception par Bernis, — par le Pape. — Vie de Mesdames à Rome. — Circulaire Montmorin. — Fuite du Roi. — Fausse nouvelle de l'arrivée du Roi à Montmédy. — Bref du Pape au Roi. — Le Roi ramené à Paris. — Divisions entre les émigrés. — Rôle que Bernis aurait pu jouer. — Son opinion sur les émigrés, sur la coalition. Il ne veut point qu'on mêle la religion à la politique. — Le 25 août 1791, — Bernis au second plan à Rome. — La pension d'Espagne. — Arrivée de l'abbé Maury. Lutte entre Bernis et Maury. — Triomphe de Maury. — Bernis suspect. Ses idées toujours les mêmes. — Défaite de l'armée prussienne. — Revirement à Rome. — Les relations de la France avec le Gouvernement pontifical. — Arrestation de Chinard. — Affaire de Hugou de Basseville. — Négociation de Cacault. — Rôle de Bernis. — Émeute du 11 février 1793. — Notification de la mort de Louis XVI. — Bernis attaqué à Rome par les prêtres émigrés. — Faveur de Maury. — Bernis et les œuvres pies françaises. — Funérailles de Louis XVI à Rome. — Mort de la Reine. — Mort de madame de Polignac. — Mort du duc de Penthièvre. — Découragement du Cardinal. — Derniers services qu'il rend aux Princes. — Le chapeau de Maury. — Le Régent en Espagne. — Mort du marquis de Monteil. — Testament du Cardinal. — Sa mort. — Ses obsèques. — Ses cendres transportées à Nîmes. — Monuments qu'on lui élève à /limes et à Rome. — Conclusion.Aux yeux du Ministre des Affaires étrangères, le rappel du Cardinal n'impliquait point une interruption des rapports diplomatiques avec le Saint-Siège, car, dès le 29 mars, M. de Montmorin avait proposé au Roi pour l'ambassade de Rome, M. Louis-Philippe Ségur, colonel de dragons, chevalier commandant des ordres de Saint-Lazare et de Notre-Dame du Mont-Carmel, chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis et membre de l'Association de Cincinnatus. Certes, ce n'était point le nom de M. Ségur qui pouvait déplaire à Rome, bien qu'on eût préféré sans doute y recevoir ce comte de Ségur qui avait si brillamment représenté la France à Saint-Pétersbourg ; ce n'étaient point davantage ses vers aimables[1] et cet esprit qui cachait à propos sa profondeur sous des apparences de légèreté ; mais, dans la semaine de sa nomination, le 5 avril, M. Ségur, s'était, empressé de prêter le serment constitutionnel devant le Conseil général de la municipalité de Paris. Ce fait suffisait pour que, conformément aux conseils d'Azara et de Bernis, le Pape n'agréât pas le nouvel ambassadeur. Sur la demande de Bernis, la Cour de Rome avait admis, il est vrai, que Bernard, secrétaire de l'Ambassade de France, quoique ayant prêté le serment civique, fût considéré comme chargé des affaires, mais elle ne lui avait reconnu aucun caractère diplomatique et n'avait point eu à le faire, puisque Bernard n'avait pas reçu de lettres de créance : c'était de la part du Gouvernement pontifical un acte de charité, parce que, de cette façon, Bernard continuait à recevoir un traitement, et c'était un acte d'habileté, car Bernard s'empressait de porter à Bernis toutes les dépêches qu'il recevait. Mais de Bernard, chargé d'affaires officieux, à M. Ségur, ambassadeur officiel, la distance était grande. Recevoir Ségur, c'était reconnaître la Révolution. Il fallait pourtant que le Pape se hâtât de notifier sa décision, car Ségur se préparait à venir prendre possession de son poste, montait sa maison, faisait nommer ses secrétaires, envoyait ses domestiques à Marseille[2]. Déjà ses lettres de créance étaient expédiées, le mémoire pour lui servir d'instructions était rédigé, et un canoniste distingué, l'avocat Blondel, avait été désigné pour l'accompagner[3]. Pie VI, donc, en répondant le 23 avril aux lettres que Louis XVI lui avait écrites en recréance du Cardinal, pria le Roi de choisir son ambassadeur parmi ceux qui faisaient profession sincère de la foi catholique et qui ne s'étaient pas soumis, sans restriction du moins, aux divers articles indiqués dans la constitution nationale. Le bref contenait en outre un éloge si marqué du cardinal de Bernis qu'il était impossible qu'on ne comprit point à Paris que le voyage de M. de Ségur était absolument inutile[4]. D'ailleurs, Bernard écrivait que le Pape refuserait de recevoir M. de Ségur ou tout autre assermenté[5], et le Cardinal donnait à son successeur, qui l'avait consulté, le conseil de ne point se presser de se rendre à Rome, attendu que cette Cour ne recevait jamais de Ministres caractérisés qui ne fussent vraiment catholiques et qui surtout n'eussent fait aucun acte qui pût faire douter de leur catholicité[6]. Ces lettres de Rome arrivèrent à Paris le 2 mai. Montmorin écrivit immédiatement au Nonce que le Pape, en refusant de recevoir un ambassadeur qui aurait prêté le serment sans restriction, romprait toute communication entre le Saint-Siège et la Monarchie française. Si ce serment, disait-il, était regardé par Sa Sainteté comme un motif d'exclusion, dès lors, la dignité de la nation et celle de Sa Majesté ne lui permettraient plus de conserver un nonce du Pape à Paris. Néanmoins, par égard pour le Pape, le Roi consentait à suspendre le départ de M. de Ségur jusqu'à ce que le Nonce eût eu le temps de recevoir des instructions. Le jour même (2 mai) où Montmorin menaçait le Saint-Siège d'une rupture, une scène incroyable se passe à Paris[7] : un mannequin de près de huit pieds de haut, revêtu de tous les ornements pontificaux et représentant le pape Pie VI, est, dès six heures du matin, amené dans un tombereau de la porte Saint-Bernard au passage Radzivill[8]. A dix heures, un groupe se forme auprès du café de Chartres. Un homme monte sur un banc et prononce un réquisitoire, imprimé dès l'avant-veille dans le Journal de Corsas. Il conclut en demandant que l'effigie de Pie VI soit jetée dans les flammes, pour ladite effigie être brûlée et les cendres jetées au vent. La foule qui s'est amassée applaudit. Les meneurs vont chercher le mannequin. L'ogre du Tibre apparaît décoré de tous ses ornements, rochet, croix, anneau, calotte, hermine, rien n'y manque ; rien n'a été oublié. On lui met sur le front un bandeau sur lequel est écrit en caractères de sang : FANATISME ; sur le pectus, un écriteau avec ces mots : GUERRE CIVILE. Dans la main droite, on place un poignard ; dans la main gauche, un exemplaire du bref du 10 mars condamnant la Constitution civile. Mille cannes se lèvent pour le frapper. Un étranger perce la foule, saisit le mannequin : d'un mot, il instruit ceux qui l'environnent qu'il a eu des parents assassinés par les fanatiques de Nîmes. Il se livre ensuite à une triste mais naturelle vengeance sur cette machine inanimée... Le bûcher s'allume, et l'effigie de Jean-Ange Braschi est bientôt dévorée par les flammes avec ses deux brefs. On jette ensuite au feu une centaine d'exemplaires de l'Ami du Roi, journal de l'abbé Royou[9] ; puis une ronde se forme autour du bûcher ; les acteurs expriment par leurs gestes les sentiments qui les animent, et leurs pieds indignés foulent les cendres brûlantes du mannequin de Pie[10]. Qui avait préparé cette scène ? qui avait payé ce mannequin de mille écus ? Les uns disent : le duc d'Orléans ; d'autres, une société de protestants. En tout cas, l'insulte avait été publique, et la police n'était en rien intervenue pour l'empêcher. Le 5 mai, le Nonce proteste et demande une prompte réparation. Il ne parle dans sa lettre que de l'affaire du Palais-Royal, ne dit point un mot d'Avignon et du Comtat, dont l'Assemblée vient de voter la confiscation sans indemnité[11]. Montmorin s'adresse, le 7 mai, à M. Delessart, Ministre de l'Intérieur, le prie de se concerter avec le département et la municipalité pour procurer une satisfaction au Nonce. Cela est d'autant plus urgent que l'on prépare la même scène pour l'Empereur et le Roi d'Espagne. La lettre de Montmorin est communiquée au procureur syndic, mais aucune réponse n'est faite, aucune satisfaction n'est donnée. Le 24 mai, après vingt jours d'attente, le Nonce demande ses passeports. Il a besoin, dit-il, de prendre les eaux d'Aix en Savoie. Néanmoins, avant de partir, il tente, le 26, une dernière démarche, met encore une fois le Ministre en demeure de fournir une satisfaction que la religion et le droit des gens exigent. Montmorin répond le 29 que les événements n'ont pas permis de donner à cette affaire toute l'activité dont elle aurait été susceptible, mais qu'il ne la perdra pas de vue. Le 31 mai, le Nonce part, laissant la gérance à M. Quarantotti, son auditeur ; celui-ci reçoit à son tour le 2 août l'ordre de demander ses passeports et part pour Milan. Toute relation diplomatique est rompue entre le Saint-Siège et la France de la Révolution. Il en est autrement pour la France de l'ancien régime. Jamais Rome ne s'est montrée plus prodigue de ses attentions ; jamais l'étiquette pontificale ne s'est trouvée si accommodante. L'accueil fait à Mesdames de France est absolument significatif : non pas l'accueil fait par Bernis qui offre son palais et qui, ne le trouvant pas encore digne de ses hôtes, loue dans une maison voisine vingt chambres qu'il faut, à la hâte, meubler et rendre habitables ; cela est tout naturel que le Cardinal se donne ces embarras et ces dépenses, et qu'il ne les trouve pas en proportion de l'honneur et de la satisfaction qu'il a de recevoir les filles de son ancien maitre, son bienfaiteur, et les dignes tantes de son souverain[12] ; il peut même trouver que dans sa position, cet honneur lui arrive fort à propos[13] ; mais le Pape n'a point les mêmes raisons que le Cardinal. Il n'est pas, depuis trente ans passés, en commerce d'amitié avec les filles de Louis XV ; il ne leur doit rien ; il ne trouve point, en les recevant, l'occasion de prouver aux exaltés du côté droit qu'on a pu, sans déshonneur, prêter le serment, du moment qu'on y a mis la restriction convenable ; mais Mesdames quittent la France parce qu'il ne leur est plus permis d'y professer la religion catholique ; elles viennent à Rome pour avoir la permission de la pratiquer, pour se mettre aux pieds du Pape, pour échapper à la persécution[14]. C'est assez. Quand Mesdames, parties le 26 mars de Turin, où elles sont arrivées le 13 après un voyage si difficile[15], entrent dans les États pontificaux, elles trouvent, à chaque poste, des courriers chargés de les complimenter au nom du Pape ; on a réparé la route qu'elles suivent ; tout est payé, chevaux et repas. Le 16 avril, à Terni, un courrier du Cardinal les attend ; à Monte Rossi, à trois postes de Rome, Bernis lui-même, accompagné du chevalier d'Azara, est venu pour les saluer. Le premier moment étouffa ma voix, écrit le Cardinal, et attendrit mon cœur jusqu'aux larmes[16]. Les Princesses font aux deux Ministres l'accueil le plus gracieux, les gardent à causer pendant plus d'une heure. Puis on remonte en voiture, Bernis précédant Mesdames pour se trouver à leur arrivée. En approchant de Rome, on rencontre une foule qui s'est portée au-devant des Princesses. Toute la ville est sortie pour les voir. Elles entrent enfin par la porte du Peuple. Leur voiture, suivie de deux carrosses pour leurs dames, est escortée de cinq courriers et du courrier envoyé par le Pape. Si l'on en croit Girodet, qui a été voir, comme les autres, l'entrée de la cohue aristocratique, un des postillons chante machinalement en faisant claquer son fouet : O crux, ave, spes unica[17]. A la descente de carrosse, au palais de Carolis, le Cardinal reçoit les Princesses, il leur présente d'abord la princesse Santa-Croce nommée par le Pape, pour les accompagner pendant leur séjour, puis les Ministres des Cours de famille, et les Français au service du Roi. Pie VI a envoyé le prélat Pignatelli, son maitre de chambre, pour complimenter Mesdames. Le cardinal neveu, Braschi, et le Secrétaire d'État sont venus eux-mêmes ; tous les autres cardinaux se sont fait représenter par leurs maîtres de chambre. Toute la noblesse s'est inscrite, tous les étrangers. Le dîner est prêt et tel que le magnifique Cardinal savait les ordonner dans le temps de sa plus grande splendeur[18]. Mesdames acceptent pour cette fois, mais prient Bernis de se débarrasser dorénavant de ce soin, leur intention étant de se charger elles-mêmes de la dépense de toute la maison. Le lendemain, dimanche 17 avril, Mesdames se rendent, à sept heures du soir, chez le Cardinal neveu, dans les appartements duquel tous les cardinaux sont réunis. Après une visite d'un quart d'heure, pendant laquelle on leur offre des rafraîchissements et des glaces de toute espèce, le cardinal Braschi les introduit chez le Pape. Pie VI sort de sa chambre pour aller au-devant d'elles ; il s'empresse de relever Madame Adélaïde qui s'est jetée à ses genoux et empêche Madame Victoire de se prosterner. Il fait asseoir les Princesses, les entretient pendant vingt-deux minutes. Après l'audience du Pape, Mesdames vont chez le cardinal Zelada, chez qui elles trouvent toute la noblesse et toutes les dames romaines. Le lundi matin, 18, le Pape leur envoie le prélat intendant de sa maison, suivi de soixante-dix palefreniers, portant chacun une corbeille remplie de fleurs, de fruits, de confitures, de volailles, jusqu'à un veau de lait paré de rubans et de fleurs. Le gouverneur de Rome envoie de son côté huit corbeilles. Le même jour, à cinq heures de l'après-midi, le Pape, avec tout son cortège, se rend au palais de France. Bernis le reçoit en bas du perron ; Mesdames descendent quatre marches de l'escalier, pour venir au-devant de lui. Pie VI s'oppose à ce qu'elles en descendent davantage. Il entre, s'assied, fait asseoir les Princesses, accepte les rafraîchissements que le Cardinal lui présente, reste une pleine demi-heure, oblige Mesdames à ne point dépasser, pour le reconduire, la porte d'entrée des appartements. Bernis l'accompagne jusqu'à sa voiture. Il est témoin de l'enthousiasme de la foule énorme qui attend le Pape, le salue de ses applaudissements et de ses vivat. Une telle démarche était presque sans précédents, bouleversait toute l'étiquette romaine. La visite est sans exemple, écrivait Bernis[19]. Et ce n'est pas fini : le mardi matin, le Pape célèbre la messe pour Mesdames sur le tombeau des Apôtres et les communie de sa main. Toutes les attentions qu'il est possible d'avoir pour celles que Pie VI appelle les filles de l'Église, le Pape les prodigue à Mesdames. Au Roi et à la Reine de Naples qui sont en ce moment à Rome, on offre toutes les splendeurs officielles de la Rome mondaine, cantates, conversations, dîners, feux d'artifice, illumination du dôme de Saint-Pierre, courses de chevaux ; mais, à Mesdames, on offre les trésors de la Rome chrétienne, au point que, pour leur être agréable, Pie VI rend le décret de béatification de la sœur Marie de l'Incarnation, fondatrice des Carmélites en France (22 avril 1791). Accomplir le vœu le plus cher de Madame Louise, c'est faire à ses sœurs un présent d'une nature inestimable et qui doit les toucher profondément. Mesdames, au reste, mènent à Rome, une vie toute retirée et presque claustrale. Elles ne paraissent point aux fêtes données pour Leurs Majestés Siciliennes. Elles assistent aux fonctions de la Semaine Sainte, vont aux cérémonies sacrées qu'on multiplie pour elles, mais passent dans une étroite intimité, avec le Cardinal, avec les dames de leur suite, avec quelques Français en qui elles trouvent des sentiments pareils aux leurs, tout le temps que les exercices de piété et les exigences de la politesse romaine laissent libres. Madame Adélaïde, la femme de bon conseil, se tient en correspondance non-seulement avec les Princes émigrés, mais avec la Famille Royale[20]. Le Cardinal la dirige ; il est de longue date en intimité avec ses entours : avec la duchesse de Narbonne, la dame d'honneur, qui est alliée aux Narbonne-Pelet, avec madame de Chastellux, née Durfort, dame de Madame Victoire, la fille de cette madame de Durfort à qui Bernis écrivait : Ma sœur, et qui lui répondait : Mon frère[21]. Il y a des jours où, dans la douceur de cette vie dévote, on se trouverait encore heureux au palais de Carolis, si la pensée ne se tournait constamment vers la France. On craint pour ceux qu'on y a laissés ; on espère un brusque changement ; on combine des plans, on poursuit des rêves ; c'est toujours la vie d'émigrés. La circulaire que M. de Montmorin avait écrite au nom de Louis XVI à tous les Ministres de France à l'étranger, par laquelle le Roi déclarait solennellement qu'il adhérait à tous les actes de l'Assemblée, et que ceux qui se disaient l'ami du Roi étaient les ennemis de la Royauté, avait semblé à Bernis un coup de canon contre toutes les souverainetés de l'univers[22]. C'était réclamer par le Roi le droit à la propagande jacobine dans tous les États de l'Europe[23]. La rupture entre l'Europe monarchique et la France révolutionnaire ne pouvait manquer d'éclater prochainement. Déjà, la plupart des puissances avaient échangé des vues au sujet d'une action commune, les Princes français réunissaient sur les frontières des bandes de volontaires. Il ne fallait, disait-on, qu'un peu d'appui sur la frontière pour amener le dénouement de la tragi-comédie[24] ; car l'Assemblée nationale était horriblement divisée, elle manquait totalement d'argent, et le public s'éclairait peu à peu[25]. La présence du Roi à Paris où la Révolution le tenait en otage arrêtait seule le mouvement. Aussi, commençait-on, à Rome, à parler de Louis XVI avec une certaine âpreté, à lui reprocher cette incurable faiblesse qui lui faisait signer et sanctionner tout ce que Paris ordonnait. Bernis lui-même écrivait : On ne laisse au Roi que la vie végétale. On admire qu'il s'en contente[26]. Tout à coup, le samedi 2 juillet, vers les dix heures du matin, un courrier dépêché de Turin annonce à Mesdames que le Roi est parti de Paris[27]. Un autre courrier que madame de Polignac a expédié de Vienne apporte les détails du voyage[28]. Mesdames, dans leur joie, se hâtent d'écrire à leur neveu : J'ai mis seulement sur l'adresse A Sa Majesté le Roi de France, dit Madame Adélaïde à madame Lebrun, on saura bien où le trouver[29]. A six heures du soir, troisième courrier, dépêché par l'internonce à Turin : Le Roi a été reconnu à Varennes, il est arrêté. On l'attend le 25 juin à Paris. Le Pape, Mesdames, tous les honnêtes gens, tout le menu peuple sont consternés[30]. Les domestiques des émigrés chantent des refrains patriotiques[31]. Deux jours après, nouveau courrier venant de Turin : Le Roi a été délivré par M. de Bouillé ; il va arriver à la frontière. Bien qu'il soit cinq heures du soir, le cardinal Zelada va immédiatement communiquer la dépêche au Pape, qui l'envoie à Mesdames. Tous les Français, tout ce qui a un nom à Rome se précipite chez elles. Un peuple immense entoure le palais. On bat du tambour, on donne des aubades, on tire des fusées ; on crie cent fois par heure : Vive le Roi ! Bernis veut sortir pour dire la nouvelle à Azara qui est malade : point de chevaux ! Ce sont les Romains qui freinent sa voiture[32]. C'est une joie universelle, si énergique que Mesdames en sont aussi surprises qu'enchantées[33]. Les élèves de l'Académie de France, connus pour leurs opinions jacobines sont bien près d'en être victimes. Le bruit court qu'ils ont voulu foncer l'épée à la main sur le peuple qui applaudit devant le palais de France, et que le suisse a dû se mettre sur le devant de la porte avec un fusil[34]. Heureusement le Cardinal intervient, les fait protéger. Sans plus attendre, le Pape écrit au Roi un bref dans lequel il lui témoigne sa joie personnelle, la joie de son peuple, dans lequel il le complimente au sujet de cette déclaration du 20 juin où Louis XVI, en rétractant tous ses actes de Roi constitutionnel, a, devant la France et devant l'Europe, affirmé sa faiblesse, son impuissance et, il faut le dire, sa duplicité. Le bref en date du 6 juillet est expédié au Nonce à Cologne, qui doit aller trouver le Roi à Luxembourg[35]. Personne ne doute, personne ne s'inquiète. On n'attend que la nouvelle de l'arrivée de la Famille Royale sur les terres d'Empire : on reçoit la nouvelle de la rentrée du Roi à Paris. L'enthousiasme tombe alors. Certains encore n'y veulent pas croire : Non è possibile, non è vero, disent-ils ; mais il finit bien finir par prendre son parti, et l'on plaisante un peu le Povero Re[36]. Quant à Bernis, il est convaincu que l'Assemblée était instruite de la fuite du Roi aussitôt que la résolution en avait été prise, qu'elle en a permis l'exécution pour acquérir le droit de dépouiller entièrement le Roi de ce qui lui restait de la royauté. On lui restituera, écrit-il, son nom de premier fonctionnaire, et ses Ministres, valets de l'Assemblée, seront en possession du pouvoir exécutif[37]. Le Comte de Provence, plus heureux que son frère, est parvenu à sortir de France. Les émigrés se rallient autour de lui avec d'autant plus d'empressement qu'il semble aussi peu disposé que le Comte d'Artois et que les Condé à transiger avec la Révolution. On dit d'ailleurs qu'il e les pouvoirs du Roi, que Louis XVI a déclaré qu'à sa mort Monsieur devrait être obéi comme lieutenant général du Royaume pendant la minorité du Dauphin[38]. L'opinion lui donne par avance une sorte d'investiture. Mais, en même temps, le duc de la Vauguyon et le baron de Breteuil exhibent des pouvoirs qu'ils tiennent du Roi et se trouvent accrédités réellement auprès de certaines Cours. Or, les émigrés sont loin de leur accorder leur confiance. Pour revenir en place l'un et l'autre, ils ménagent, dit-on[39], la chèvre et le chou, sont d'avis qu'on négocie avec l'Assemblée et que les Princes cessent d'agir. Les Princes, de leur côté, se prétendant autorisés par le Roi, refusent de s'incliner devant des pouvoirs qu'ils déclarent caducs, et il en résulte des tiraillements qui paralysent toutes les entreprises[40]. Par son intimité avec Mesdames, par les relations qu'il avait formées avec les Polignac, par les correspondances qu'il entretenait avec Gustave III[41], avec l'Archiduchesse Infante, avec Florida-Blanca, avec la plupart des Princes d'Europe, par l'autorité que lui assurait son grand âge, son titre de Ministre d'État, sa démission noblement offerte, Bernis semblait désigné pour servir de médiateur entre les deux partis qui divisaient les émigrés. Dans le parti royaliste pur, on le considérait comme le Ministre désigné de la monarchie restaurée[42], et il est possible que s'il se fût arraché à ses habitudes, s'il eût consenti à se rendre auprès des Princes, il eût pu leur rendre de réels services, car tout le monde sentait combien il était nécessaire a qu'une bonne tête présidât à la direction de tous les ressorts s ; mais l'âge du Cardinal, son caractère, la direction de son esprit l'empêchèrent de se jeter dans le mouvement. L'ambition lui manquait ; l'activité lui faisait défaut, l'espérance surtout. Quand on est d'un parti vaincu, il faut espérer, même contre l'espérance. Il faut, dans les jours les plus douloureux, trouver en soi une provision de foi qui vous relève et vous soutienne. La victoire ne vient qu'à ceux qui croient : or Bernis doutait ; il passait sa vie à critiquer la manière dont les Princes étaient entourés, ces talons rouges et ces têtes folles '[43], ces gens bavards, ces femmes coquettes. Où était, disait-il, l'argent pour les grandes entreprises ? Où, les têtes graves pour les diriger ? Il ne voyait que de l'intrigue. D'ailleurs, était-on assuré que les Tuileries voulussent avoir aux Princes de si grandes obligations ? Cette armée de Français volontaires qui inondait Bruxelles lui faisait d'autant plus peur qu'elle ne serait qu'embarrassante sans aucun avantage. C'était, à ses yeux, une bande de jeunes étourdis qui ne valait pas trois ou quatre officiers généraux, et ces étourdis traitaient si mal la noblesse de province, cette noblesse dont à bon droit Bernis se vantait de faire partie, que pour obtenir un peu plus d'égards pour les seuls défenseurs sérieux de la Royauté, il fallait que Madame Adélaïde écrivit au comte d'Artois une lettre sévère. S'il ne croyait point à la puissance des émigrés, Bernis croyait encore moins à la bonne foi des puissances. Elles rassemblaient de grandes troupes, mais Dieu fasse, disait-il, qu'il n'en résulte pas un démembrement considérable[44]. Il aurait voulu qu'on demandât aux souverains de simples démonstrations qui leur étaient commandées, non-seulement par les traités, mais par leur propre intérêt : Leur demander davantage, disait-il, serait une folie et une imprudence parce qu'elles feraient leur marché et nous dicteraient des lois peut-être fort dures... Si tous les souverains pensaient comme le Roi de Suède, écrivait-il un autre jour, le règne populaire finirait bientôt, mais il ne faut pas l'espérer, et si les puissances se réunissent pour en imposer aux ennemis de la monarchie, on doit être bien content d'elles, car, si elles agissent, il est à craindre que la France ne soit coupée en morceaux ; on ne fait rien pour rien en ce monde[45]. Son système, comme il ne cessait de le répéter, avait toujours été de se fier beaucoup plus aux fautes que faisait l'Assemblée nationale, à l'incohérence des décrets, à l'insuffisance du papier-monnaie, à la division entre les clubs et les municipalités, entre les municipalités et l'Assemblée, qu'au secours des puissances étrangères. Le Cardinal n'admettait point davantage qu'on mêlât à la religion des desseins politiques et qu'on s'en servît pour allumer la guerre civile. Au mois de juillet 1791, un nommé Froment, député à Rome par les catholiques du Gévaudan et du Vivarais[46], l'avertit, pour l'acquit de sa conscience, que les catholiques de ces deux pays étaient résolus d'exterminer les protestants de la ville de Nîmes, et qu'il n'était plus le maître de retenir l'esprit de vengeance qui les animait. Aussitôt le Cardinal écrivit au Pape[47], pour le supplier d'exhorter par un bref spécial tous les fidèles à n'opposer à la persécution exercée par les ennemis de l'Église catholique que leur constance dans la foi de leurs pères, à l'exemple des premiers chrétiens. Des passions humaines, disait-il, ne doivent entrer pour rien dans le zèle qu'inspire la religion. Un vrai chrétien ne doit vaincre que par des vertus supérieures à celles de ses ennemis. L'Évangile réprouve et abhorre l'esprit de haine, de ressentiment et de vengeance. A coup sûr, si les émigrés, qui avaient eu vent de la démarche du Cardinal et qui lui avaient attribué un tout autre but[48], avaient eu connaissance de cette lettre, ils n'eussent point manqué, dès ce moment, d'accuser Bernis de faiblesse, sinon de trahison. Pourtant, il était demeuré aussi ferme dans ses principes : ainsi, au mois d'août, à propos de l'acceptation définitive de la Constitution par le Roi, Bernis écrit à M. de Flavigny : Si le Roi sanctionne, approuve et accepte un tel acte, il se fera grand tort dans l'opinion, mais il fera une chose également inutile et honteuse ; quand même il serait parfaitement libre, il ne peut rien retrancher d'une couronne substituée à jamais à sa race depuis Hugues Capet[49]. Le 25 août, comme cardinal protecteur, il célèbre la fête du Roi dans l'église nationale ; il ordonne une illumination, il fait décorer une tribune pour Mesdames, il reçoit à Saint-Louis le Sacré Collège, les Ministres, la noblesse, mais il ne veut personne dans sa maison. Cet éclat extérieur, dit-il, est réservé à l'ambassadeur du Roi, et je n'ai nulle démangeaison de mettre ma faux dans la moisson d'autrui. Ce rôle de modération, de critique, d'observation, n'était
point pour plaire aux exaltés. Bernis n'agit point, et sans cesse il
déconseille l'action. Il pèse soigneusement le pour et le contre, et sa
délibération aboutit pour l'ordinaire à une négation : il ne croit point aux
congrès, il ne croit pas davantage aux émigrés ; il attend tout de l'impossibilité intrinsèque qui s'oppose à
l'établissement solide de la nouvelle Constitution, et de la misère qui
dissipera un peu plus tôt ou un peu plus tard l'illusion. En un temps
où tout le monde est pressé, où chacun a tout prêt un plan infaillible, ce
n'est point se rendre populaire que prêcher la patience et qu'espérer tout
des événements mêmes. Par le fait, Bernis est donc reculé au second plan en politique, et il est de même au second plan à Rome : les réceptions de Mesdames ont remplacé celles dont jadis il faisait si magnifiquement les honneurs. C'est chez elles et non chez lui que viennent à présent les étrangers : le prince Auguste d'Angleterre, le prince de Wurtemberg, la princesse de Carignan. Plus de dîners, plus de conversations. D'ailleurs, le Cardinal n'a plus guère d'argent ; il ne veut point, comme certains Ministres qui ont refusé le serment, se faire de sa destitution un titre pour mendier des pensions çà et là, il est d'avis qu’il faut demander l'aumône le plus tard qu'on peut, et il songe à vendre son mobilier, lorsque, par bonheur, le comte de Florida-Blanca lui annonce que Sa Majesté Catholique lui a accordé le 5 mars 1791 une pension mensuelle de mille écus romains[50]. L'arrivée de l'abbé Maury, au mois de décembre 1791, rejette encore plus dans l'ombre la figure de Bernis. Défenseur du Saint-Siège dans l'affaire d'Avignon, ambassadeur officieux, sinon officiel, des Princes, cardinal réservé in petto dans le même consistoire où la démission de Loménie avait été acceptée, Maury devait avoir aux yeux des Romains un autre prestige que Bernis. Avant qu'il arrivât, son portrait était partout, jusque dans le cabinet du Pape ; le cardinal Zelada lui avait offert son palais pour demeure ; Mesdames étaient enthousiastes. Maury sut profiter de tout cela. Il ne se donna point même la peine de témoigner à Bernis les égards les plus ordinaires. Qu'avait-il besoin de ce vieux radoteur ? Maury annonçait le triomphe des royalistes, le rétablissement de la religion, la restitution d'Avignon ; Bernis croyait que le parti de la République pourrait bien devenir le parti dominant, qu'il donnerait la guerre civile et religieuse, et ne se soutiendrait que par les dévastations et les rapines, que l'adversité à la longue fournirait des hommes, mais que cette époque était encore éloignée[51]. On ne pouvait pas hésiter : tout Rome s'affola de celui qui lui promettait ainsi un triomphe immédiat. Bernis n'en voulut point à Maury : il se contenta. de dire : Si le Pape ne le place pas bien vite, il trouvera ici encore plus d'ennemis que d'admirateurs[52]. Tant que Maury se contenta de discourir, ce ne fut rien ; mais, dès les premiers jours de 1792, la lutte s'engagea, sinon entre les deux hommes, au moins entre les deux systèmes, parce que, sortant des paroles, Maury voulait qu'on passât aux actes. Il s'agissait de l'excommunication des évêques et curés intrus. Bernis soutenait qu'il fallait tonner beaucoup, mais bien prendre garde à foudroyer, éviter toute démarche irrévocable, bien choisir son temps et les circonstances, car ce coup de canon servirait de prétexte pour pousser à l'excès les persécutions, sans changer les cœurs ni les esprits. Maury, au nom des évêques émigrés, sollicitait avec une ardeur fiévreuse l'excommunication immédiate des assermentés[53]. Le 19 janvier 1792, la bataille se livra dans la congrégation des cardinaux, Bernis fut vaincu. La Congrégation décida que le Pape devait s'abstenir de tout nouvel avertissement. Après un délai de soixante jours et un autre délai semblable, les constitutionnels qui ne se seraient pas rétractés seraient excommuniés. Ce furent les termes du bref du 19 mars, expédié le 21. Maury monte. Le Pape, en avril, le crée prélat de sa cour, pronotaire apostolique, archevêque de Nicée in partibus. Il l'envoie Nonce extraordinaire à Francfort pour le couronnement de l'Empereur et lui donne soixante mille écus sur les deniers de la chambre apostolique. Mesdames en écrivent à Pie VI, comme si, de ce coup, il eût sauvé la France. Bernis lui-même est obligé de remercier. Tout manque à la fois à Bernis. Les émigrés l'accusent de
pactiser avec la Révolution parce qu'il s'est avisé de trouver à ce Narbonne
que le Roi vient de nommer ministre de la Guerre de
l'esprit, de la grâce et de la gaieté ; de dire qu'à la vérité il manque de
caractère et que les femmes l'ont gâté, qu'il a de la légèreté, de la
faiblesse, peu de morale, mais qu'il n'est ni méchant ni scélérat[54]. N'a-t-il pas
aussi proposé son neveu Narbonne-Fritzlar, pour commander le camp de Jalès ?
On dit la place bonne, et c'en est assez pour qu'on soit jaloux. En Espagne,
Florida-Blanca est disgracié, et c'est le meilleur appui du Cardinal[55]. A Stockholm, le
Roi de Suède est assassiné[56]. De tous côtés, je perds mes amis et mes protecteurs,
écrit Bernis ; je ne sais comment j'existe encore ! Ce n'est pas tout ; en France, ce château de Saint-Marcel où il est né, qu'il a relevé, qu'il a fait ériger en marquisat de Bernis, où il a rassemblé ses titres et ses souvenirs de famille, est dévasté et pillé par les habitants[57]. Tous les meubles sont volés, tous les papiers et les tableaux brûlés. On arrache jusqu'aux ferrures des portes et des fenêtres, jusqu'au plomb des gouttières, jusqu'aux pierres des murs. On efface sur le tombeau des ancêtres du Cardinal les épitaphes et les armoiries, on dégrade les deux chapelles qu'ils ont fondées. A Rome même, sa situation est menacée. On songe à lui enlever les petites affaires dont les Princes peuvent encore le charger, à le remplacer par M. de Choiseul[58]. Il est vrai que, par cette politesse dont il n'a point su se défaire même en temps de révolution, Bernis a donné des armes contre lui-même : ainsi, le 9 août, quand M. de Mackau, nommé Ministre de France à Naples, se présente au palais de France, le Cardinal le reçoit ; il le garantit de l'importunité des Douanes ; il lui rend sa visite[59] ; or, M. de Mackau n'a pas même demandé à faire sa cour à Mesdames. C'est un cri chez les fervents : Tout ce qu'on avait dit sur la faiblesse de Bernis est vrai ; il est faible, et courtisan et adorateur de toute idole : il a fait la visite à Mackau pour adoucir les démocrates de Paris... Et l'année passée, les Princes, les Polignac, les Vaudreuil voulaient le mettre dans le fauteuil de Richelieu[60]. Non ! le Cardinal ne voulait point adoucir les démocrates
de Paris. Il avait annoncé la République près d'un an avant que le trône
s'écroulât, et il avait toujours été convaincu que la République amènerait
des massacres. Le 10 août l'attrista sans le surprendre. J'ai le malheur de deviner, écrivait-il, et ce don funeste a empoisonné toute ma vie[61]. Bien loin de
faire la moindre concession, il admettait à présent l'intervention des
puissances étrangères. Qu'on ne perde pas de temps,
écrivait-il, et tout se soumettra. On assure
positivement que vingt-quatre mille Russes sont en marche ; si vingt mille
Espagnols avec une escadre devant Toulon et Marseille se joignent à cette
masse de forces réunies, même sans compter les Suisses, ni le Roi de
Sardaigne, la France ressuscitera et l'Europe échappera à une contagion qui
sera bientôt universelle[62]. Seulement pour
arriver à ce résultat, il fallait de l'union et de l'entente, il fallait des
précautions dont l'absence étonnait le Cardinal. Le
Roi de Prusse et le duc de Brunswick, écrivait-il, sont de trop grands généraux pour s'enfoncer dans le cœur
de la France sans assurer leurs communications et leurs subsistances. Le
conseil ne fut point écouté, et, après la retraite de l'armée prussienne,
Bernis put écrire : Il n'y a point d'exemples d'une
campagne aussi humiliante que celle que le Roi de Prusse a voulu faire en
personne. Si l'honneur n'est plus compté pour rien, si la Religion n'a pas
d'empire, il n'y a que deux partis à prendre : celui de renoncer à tous les
principes ou de périr en les défendant. Était-ce sa faute si d'un côté il trouvait apathie, corruption, terreur
panique, intrigue ; de l'autre, orgueil, fanatisme, audace, mépris de toutes
les lois divines et humaines, emploi de tous les moyens, et s'il
voyait dans ces conditions la puissance de ses adversaires[63] ? La retraite de l'armée prussienne, la victoire de la France révolutionnaire, avait complètement changé les dispositions de la Cour de Rome. Au début de la guerre, on s'y tenait assuré que Louis XVI allait, sans faute, étre rétabli dans l'intégralité de son pouvoir, et l'on n'hésitait point dans les mesures répressives contre les Français qui, sous prétexte d'art ou de commerce, voyageaient en Italie. On les prenait tous pour des agents de la propagande révolutionnaire, et l'on sévissait avec rigueur contre des déclamations ridicules ou des exhibitions enfantines qui n'avaient d'ailleurs nullement ému la population. L'arrestation de quelques écervelés français qu'on accusait de faire des achats d'armes, l'expulsion de plusieurs chapelains de Saint-Louis, l'interdiction du territoire pontifical à mademoiselle Labrousse, célèbre illuminée, avaient même amené Dumouriez, alors Ministre des Affaires étrangères, à menacer le Pape de représailles. Nous ne devons, avait-il écrit[64], ni souffrir ni tolérer des vexations et des tracasseries qui n'auraient pour motifs que des préventions fondées sur des disparités d'opinions politiques. Il avait invité Bernard à donner au Cardinal secrétaire d'État un sérieux avertissement. Bernard, qui ne voulait ni se faire chasser de Rome, ni perdre son traitement de Paris, avait répondu que les Français avaient été mis en liberté, et avait atténué autant que possible les mesures prises dans les États pontificaux. Dumouriez s'était imaginé alors que Pie VI voulait entrer en négociations ; il avait déclaré qu'il consentait à écouter ses ouvertures, parce qu'une bienveillance générale était dans l'esprit de la Constitution, mais après toutefois que le Pape aurait reçu un ambassadeur assermenté. Le changement de ministère avait par bonheur dispensé Bernard de répondre à cette dépêche. La surveillance exercée sur les Français redoubla nécessairement avec la guerre. Un nommé Rozière fut arrêté à Viterbe eu juin, emprisonné au fort Saint-Ange, reconduit, trois mois après, à la frontière de Toscane. D'autres individus furent incarcérés ; d'autres ne purent débarquer à Civita-Vecchia. Au mois d'août, à la nouvelle de la révolution de Paris, Bernard donna sa démission de chargé d'affaires. Les Français patriotes se trouvèrent donc sans défenseur même officieux, et cela au moment où ils en avaient le plus besoin, car, d'une part, les événements de Paris surexcitaient contre eux la populace romaine ; d'autre part, les succès des armées françaises leur donnaient à eux-mêmes un aplomb qu'ils n'avaient jamais eu. Les pensionnaires de l'Académie étaient en lutte ouverte avec leur directeur, le vieux Ménageot ; ils n'épargnaient dans leurs lettres ni le Pape, ni les cardinaux, ni Bernard, complaisant des Darnes tantes de Louis le dernier ; ils donnaient le ton aux autres artistes de la colonie française. Le 24 septembre, un sculpteur nommé Chinard et un peintre nommé Ratter, accusés d'avoir porté la cocarde tricolore, d'avoir tenu des propos contre le Pape, d'avoir modelé un groupe représentant l'écrasement du fanatisme, furent arrêtés et incarcérés au château Saint-Ange. C'était une fausse mesure : car, le 20 septembre, une flotte française était entrée dans la Méditerranée. Que faire ? Relâcher les prisonniers était difficile ; les détenir pouvait passer pour un acte d'hostilité. On prit peur : on réunit congrégation sur congrégation pour s'occuper des mesures de défense. On ne fit que des sottises. Ruffo, trésorier de la Chambre apostolique, se fit ministre de la Guerre et de la Marine. Il jeta pour garnison dans le château Saint-Ange — la seule défense de Rome — quatre cents coquins, assassins, voleurs ; les honnêtes gens étaient les déserteurs : ces coquins devaient contenir quatre cents autres forçats ; on s'étonnait qu'ils ne s'unissent pas pour piller. Rome eût été à ces huit cents scélérats. On ne pouvait y contredire : Rome était sans forces et presque sans défense ; elle n'était garantie que par des côtes garnies d'écueils, et dont les gros bâtiments ne sauraient approcher. M. de Mackau pria sur ces entrefaites le cardinal de Bernis de s'entremettre pour faire mettre Chinard et Ratter en liberté. Dès la première ouverture, le cardinal Zelada s'empressa de relâcher les prisonniers, mais Chinard avait antérieurement mis en mouvement toutes les autorités de Lyon ; le Conseil exécutif provisoire s'était ému, et Mackau avait reçu l'autorisation d'envoyer à Rome le secrétaire de sa légation, le citoyen Hugou de Bassville. Le départ de Ratter et de Chinard rendait inutile le voyage de ce secrétaire ; mais Mackau, pour nombre de raisons, désirait s'en débarrasser. Il l'expédia à Rome. La terreur y était telle que Hugou n'eut besoin pour y entrer d'aucun passeport et qu'il y fut fort bien reçu. On accueillit avec transport l'idée que les relations diplomatiques allaient être rétablies entre les deux pays, qu'un Ministre de la République serait accrédité près du Pape. On fit plus : un parent du cardinal Doria fut chargé d'aller trouver à Gênes M. de Sémonville et de lui propo.ser certaines bases de négociations : le Pape était disposé à consentir à tout ce qui serait agréable à la France relativement à Avignon, et, par suite de ce premier arrangement, on trouverait des formes convenables pour rassurer les consciences timorées et s'entendre également sur le culte de manière à étouffer tous les germes de discorde que les prêtres réfractaires avaient laissés en quittant la France[65]. On ne doit donc pas s'étonner si Hugou de Bassville fut dès le premier jour un personnage à Rome. Bientôt il ne connut plus de mesure. Le baron de Talleyrand, ancien ambassadeur à Naples, arrive à Rome avec madame de Calonne ; on les chasse, et Zelada reproche à Bernis de leur avoir cherché une maison. Il est interdit à Narbonne-Fritzar de se montrer dans la ville : Bassville l'a voulu. Bassville se met en relation avec les domestiques de Mesdames, se charge de leurs pétitions, reçoit leurs confidences : il est le maitre chez Mesdames comme ailleurs, et il fait faire par ses espions l'inventaire des meubles de Bernis : glaces, lustres, tentures, voitures. Il organise des réunions de patriotes ; il entre chez Zelada quand il veut, n'a qu'à parler pour obtenir les passeports, les mises en liberté, les arrestations. Tout cède devant cet ex-précepteur, dont le hasard de la Révolution a fait un diplomate, et qui, sans autre titre que la présence de la flotte française dans la Méditerranée, fait trembler le Pape et le Sacré Collège. La nouvelle de la mise en liberté de Ratter et de Chinard n'est pas arrivée à Paris assez tôt pour arrêter l'envoi d'une lettre adressée au Prince évêque de Rome et rédigée par Manon Phlipon, femme Roland. Cette déclamation dont l'épouse du vertueux Ministre est particulièrement fière[66], est accompagnée d'une autre déclamation signée : Lebrun Tondu et adressée au cardinal Zelada : si les deux Français ne sont pas remis en liberté, s'ils ne reçoivent pas une juste indemnité, les ordres les plus rigoureux seront donnés pour que la République se fasse justice à elle-même en déployant la force des armes et en portant le fer et la flamme sur une terre où les hommes ne reçoivent depuis longtemps que des outrages. Ces lettres, Hugou oblige Bernard à les faire présenter au cardinal Zelada ; et, sérieusement, le Cardinal assemble une congrégation pour en délibérer ; et la congrégation délibère ; et le secrétaire d'État remet à Bernard une justification de la conduite du Pape. La flotte française est à Naples : cela répond à tout. Que demande Bassville ? L'état des Pieuses Institutions françaises ? On le lui fournit. II ne veut pas que Maury soit cardinal : il ne le sera pas. Il ne veut pas que dans leurs sermons les prédicateurs parlent de la France : ils n'en parleront pas. Les Français, sous son inspiration, se rassemblent au nombre de quatre-vingts pour former un club : c'est parfait ; tout est parfait jusqu'au 20 décembre ; mais, le 20 décembre, on apprend que la flotte française a été dispersée par une tempête au sortir du golfe de Naples : c'est fini du pouvoir de Bassville. Il ne le comprend pas, et son chef M. de Mackau le comprend moins encore. Ainsi, le lerjanvier, Bassville fait enlever les écussons fleurdelysés qui se trouvent encore à la Poste et à l'Académie. Pourtant, il sait que le Pape a montré, à la nouvelle du coup de vent que l'escadre a essuyé, une grande joie que Bernard qualifie d'indécente ; il a vu lui-même l'incorrigible Maury courant de porte en porte comme une bacchante ; il s'en est plaint à Zelada, menaçant de faire enlever Maury en pleine Rome. Néanmoins, il fait arracher les fleurs de lys ; mais Zelada ayant protesté contre le projet qu'on prête aux Français d'arborer les écussons de la République, Bassville, qui craint de s'aventurer, s'inquiète, et, dans le doute, expédie à Paris un courrier pour demander des ordres. Mackau apprend à Naples que Bassville hésite ; aussitôt, il envoie à Rome le nommé Flotte, major du vaisseau le Languedoc qui vient de rentrer démâté dans le port de Naples. Cet officier apporte l'ordre formel d'arborer les écussons. Le 13 janvier, après des scènes tumultueuses à l'Académie où Flotte a aidé les pensionnaires à renverser la statue de Louis XIV, à la suite d'une violente entrevue avec le cardinal Zelada, Bassville, entraîné par Flotte, va se promener au Corso avec sa femme, son fils et un Français nommé Amaury Duval. Ils portent tous des cocardes tricolores très-apparentes. La foule se rassemble, commence à leur jeter des pierres. Ils rentrent en hâte dans la maison du banquier Moutte où ils habitent ; on les suit, on enfonce les portes ; la foule se précipite : dans la bagarre Bassville reçoit un coup de rasoir qui lui ouvre le ventre : il en meurt le lendemain. Les autres Français furent épargnés ; quelques-uns furent, pendant quelques jours, incarcérés pour leur sûreté ; la plupart gagnèrent sans obstacles Naples et Florence. Au moment où la nouvelle de la mort de Bassville arriva à Paris, le Conseil exécutif que n'inspirait plus Manon Phlipon était décidé à désavouer Bassville et à le renvoyer à Naples. Cacault, ancien secrétaire du baron de Talleyrand, était nommé chargé d'affaires à Rome. Il devait renouer les relations, se faire remettre par Bernis les papiers de l'Ambassade, entamer avec le Pape une négociation sérieuse. La mort de Bassville changea tout. Cacault dut aller à Rome, mais porteur d'un ultimatum dont les conditions étaient des plus sévères ; Bassville, qui, la veille, n'était pour le Conseil exécutif qu'un individu sans mission et sans caractère, ayant singulièrement outrepassé ses instructions, devint par le seul fait de sa mort un agent diplomatique régulièrement accrédité à Rome et contre lequel le Gouvernement pontifical avait violé le droit des gens, le droit naturel, toutes les lois divines et humaines. Ce fut un thème à souhait pour les déclamateurs ! Le Pape, ayant décliné les ouvertures que Cacault avait faites de Florence, ne lui ayant point même permis de venir à Rome, se trouva en état de guerre avec la République, qui ne songea plus qu'à une expédition militaire contre les États pontificaux. Pendant tout le temps que Bassville avait passé à Rome, Bernis avait eu à supporter les contre-coups de l'épeurement des cardinaux : on lui avait fait durement sentir qu'on s'était compromis à cause de lui. On n'avait ménagé ni ses parents, ni ses amis ; et Bassville aurait pu, s'il eût été au fond un méchant homme, lui attirer tous les désagréments qu'il eût voulu. Aussi l'événement du 13 janvier dut sembler au Cardinal une délivrance. Le peuple de Rome, écrivit-il, s'est enfin lassé de souffrir les insolences des émissaires de la nouvelle République ; il leur fait la guerre depuis dimanche. Un peu plus de fermeté et beaucoup de prudence rétabliront le calme. Ce n'est point pourtant qu'il approuvât les violences contre les personnes. Il ne fut point étranger aux bons offices qu'Azara prodigua aux Français pour leur faciliter les moyens de sortir de Rome, et il fut loin d'applaudir aux allures victorieuses que certains émigrés affichaient dans les salons. Si des sonnets contre Bassville furent affichés à la porte de son palais, si, le jour de l'émeute, M. de Chastellux, chevalier d'honneur de Mesdames, s'installa sur le balcon pour regarder la scène, disant qu'il avait la première loge, Bernis n'y fut pour rien. Tout ce qui excédait la modération lui semblait une fausse note ; les violences, d'où qu'elles vinssent, lui étaient odieuses, et une émeute, même en faveur de ses idées, choquait toutes ses idées de politique et d'ordre. D'ailleurs, le peuple romain, encouragé par l'impunité, exalté par ses faciles victoires, prenait goût à ces démonstrations. La mort de Louis XVI, et les propos que tint à cette occasion un infirmier français de la maison de Saint-Louis, amenèrent les 11 et 12 février une nouvelle émeute. Le peuple se porte au Vatican, demandant l'expulsion de tous les Français, à l'exception de Mesdames et du cardinal de Bernis. Plusieurs émigrés poursuivis par la populace sont obligés de se réfugier au château Saint-Ange. Le peintre Gagnereaux, dont la maison a été pillée par la populace, est lui-même frappé de plusieurs coups de poignard. Il trouve heureusement un asile dans le palais du cardinal de Bernis, où les soins les plus empressés et les plus généreux le rappellent à la vie[67]. On arme de fusils les Suisses de la garde pontificale ; les canons sont chargés à mitraille ; la cavalerie fait mine de charger ; plusieurs soldats sont blessés, et l'on ne parvient qu'avec une extrême difficulté à disperser les rassemblements. Il faut du temps, des mesures sévères, des sermons prêchés dans toutes les églises du Transtevere, pour apaiser les esprits ; encore des germes sont-ils déposés qui plus tard doivent produire de singuliers effets ; mais ces effets, Bernis ne les vit pas. Pour le moment, il s'agit de savoir si, après avoir rompu avec la République, la Cour de Rome se mettra ouvertement du parti de la Royauté. Elle a l'occasion non-seulement d'affirmer ses sympathies, mais d'indiquer à l'Europe de quel côté est, à ses yeux, le droit et la justice. L'appui qu'elle peut donner est tout moral, car il ne peut s'agir de lui demander des troupes. Le Comte de Provence qui, à la mort de Louis XVI, a pris le titre de Régent, va notifier cette mort aux souverains de l'Europe. Si ceux-ci acceptent cette notification et y répondent officiellement, ils reconnaissent, par ce fait même, Louis XVII pour le Roi de France et le Comte de Provence pour le régent, et ils s'interdisent, en quelque façon, toute réconciliation avec la République. Quel exemple pour tous les Princes si le Pape reconnaît Louis XVII ! On l'espère à Hamm, car l'émeute du 13 janvier ne semble pas laisser à Pie VI de chemin de retour. ; on se trompe. Le 16 février, M. Polpri, capitaine de cavalerie, chevalier de Saint-Louis et premier valet de chambre de Monsieur, arrive à Venise avec les paquets destinés aux différentes Cours[68]. Bernis reçoit presque aussitôt celui qu'il doit remettre au Pape ; mais, comme sa santé ne lui permet pas de se rendre au Vatican, il prie Azara de voir Pie VI et de sonder ses intentions. Dès qu'Azara entre, le Pape lui dit : Je suppose que vous n'imaginez pas me persuader de reconnaître la régence. C'était un mauvais début. Néanmoins, Azara insiste, donne des raisons : il cite l'exemple de Clément XI qui reconnut Jacques III proscrit par le congrès d'Utrecht ; il cherche à piquer l'amour-propre du Pape, lui rappelle son caractère de père universel, de chef de l'Église. Pie VI se met à rire et dit que lorsque toutes les grandes puissances auront reconnu le Régent, il le reconnaîtra aussi. Azara, à défaut d'autre victoire, devait chercher à faire recevoir par le Pape les lettres que Monsieur lui avait écrites ; il y parvient en soutenant que cela n'engagera à rien, qu'il faut bien voir ce que le comte de Provence écrit. Enfin le Pape ouvre les lettres : l'une accrédite Bernis auprès du Saint-Siège et est inutile, puisque Pie VI ne reconnaît point Louis XVII ; l'autre, écrite tout entière de la main de Monsieur, est tout amicale, fort bien faite, et n'a d'autre objet que de réclamer les bontés du Pape. A peine Pie VI l'a-t-il lue, qu'il dit : Il ne demande que des bénédictions ; je les lui donne de tout mon cœur. Azara observe que ce n'est pas assez. qu'il faut faire plus pour un Prince, le représentant et du Roi de France et de tout ce qui reste de catholiques en France. Après un débat, Pie VI consent à adresser au Comte de Provence un bref confidentiel dans lequel il lui déclarera qu'il souhaite très-vivement que les difficultés soient aplanies, qu'il puisse le reconnaître pour Régent. Seulement, il s'entête à rédiger le bref en français, ce qui lui enlève tout caractère officiel. Le 9 mars, Bernis expédie à Hamm le bref du Pape. C'est là l'appui de la Cour pontificale. Peut-être les Princes qui maintenant rendaient justice au Cardinal à ce point que, disait-on, le comte de Provence l'avait placé nominalement à la tête de son conseil[69], avaient-ils, au gré de la Cour de Rome, mal choisi leur ambassadeur depuis que les manteaux noirs français et violets abondaient autour du Vatican[70]. Il n'était pas de jour que Bernis ne fût attaqué par les vipères françaises, par cette nuée d'insectes venimeux[71]. Il avait perdu presque toute influence, et dans les occasions où son nom devait le plus naturellement venir à l'esprit, on évitait soigneusement de lui donner une de ces louanges dont jadis on était si prodigue envers lui. Ainsi, lorsque, le 17 juin 1793, Pie VI, qui a refusé de recevoir notification de la mort du Roi, prononce, en consistoire secret, un discours sur cette mort, aucune allusion n'est faite au long ministère du Cardinal, et Maury, que le Pape appelle son cher Maury, lorsqu'il traduit en français l'allocution du 17 juin, se garde bien d'introduire le nom de Bernis dans les notes qu'il prodigue pourtant. Maury est seul consulté sur les déterminations à prendre envers l'Église de France[72], tandis que Bernis est obligé d'intriguer pendant plusieurs mois pour obtenir que le Pape accuse réception à l'abbé de Limon de sa brochure la Vie et le martyre de Louis XVI, qui a pourtant fourni la plupart des notes de l'allocution[73]. Cette situation qu'on lui fait, Bernis l'accepte et la relève ; sans s'occuper des basses intrigues dont on l'entoure, il ne songe qu'à faire le bien avec les moyens qu'on lui a laissés : de toutes les affaires dont il a été chargé, il n'a guère conservé que l'administration des Œuvres pies françaises et quelques correspondances officieuses avec certains évêques à qui les malheurs des temps n'ont point fait oublier qu'il y eut jadis une Église gallicane. Il emploie au soulagement des plus pauvres de ses concitoyens les marques de l'ancienne piété française, et il crée une caisse de bienfaisance pour les émigrés avec les fonds provenant des économies antérieurement faites. Sur cette caisse, il est vrai qu'il assigne un traitement relativement considérable à certains de ses protégés, à Lestache, aux deux Bernard, aux Digne, au chevalier Dufresne, à Mora, à Vidau, tous anciens employés de l'Ambassade ou des consulats, même à son vieil ami d'Agincourt ; mais pour avoir servi l'État, en sont-ils aujourd'hui moins malheureux[74] ? Aux prêtres français émigrés, il ouvre à deux battants les portes de toutes les maisons religieuses du diocèse d'Albano et des couvents français de Rome[75]. Pour les évêques émigrés, il ne se contente point d'obtenir des secours[76], il sait les défendre au besoin contre les accusations de sbires complaisants ou de confrères malintentionnés[77]. Sa correspondance avec eux est continuelle et n'est point à coup sûr une des parties les moins intéressantes de son œuvre. Dans un autre ordre d'idées, il s'emploie à concilier Malte et Rome. Malte est un des derniers asiles de la noblesse émigrée, et, en empêchant les réformes intelligentes du Grand Maitre, le prince de Rohan, le Saint-Siège précipite la ruine de l'Ordre[78]. Enfin, quoique Louis XVI l'ait brutalement rappelé, quoique la Cour de Rome ait refusé de le recevoir en qualité de Ministre de Louis XVII,. le Cardinal, qui ne s'en considère pas moins comme le représentant de la France à Rome, prétend rendre au Roi mort un suprême hommage. Il ne lui suffit pas d'avoir obtenu que le Pape ait déclaré que son opinion est.que Louis XVI est un véritable martyr, et que pour obtenir un culte public, il n'a besoin que d'être proclamé tel par le Saint-Siège[79] ; il veut faire à ce Roi dont la chaux du cimetière de la Madeleine dévore le corps décapité, de royales funérailles. Il attend que le Pape ait célébré le 23 septembre à Monte-Cavallo les obsèques solennelles ; il attend jusqu'au 12 novembre. C'est la dernière fonction à laquelle il assiste ; c'est la dernière cérémonie qu'il ordonne. Il la veut digne de ce long ministère dont la splendeur a étonné l'Europe, digne de la France ancienne dont il peut à bon droit se dire le représentant[80]. Mesdames de France, le Sacré Collège, les Français émigrés, les Romains sont donc invités par lui à se rendre à Saint-Louis des Français. La façade est tendue de noir : sur la porte principale, au-dessous de l'écu fleurdelysé encadré de palmes d'or, un cartouche présente une inscription où sont énumérées les vertus de Louis XVI mort courageusement pour la Religion[81]. A l'intérieur, un énorme dais, décoré d'or et d'argent, est suspendu au-dessus d'un mausolée grandiose de marbres de toutes couleurs. Aux quatre coins du mausolée fument des cassolettes ; sur le sommet, est figurée une urne cinéraire, ornée de l'effigie de Louis XVI et chargée des insignes royaux ; cette urne est voilée d'un grand crêpe noir. Dans les nefs latérales, des orchestres jouent des marches funèbres. Au chœur, la messe de Requiem est célébrée par l'Archevêque de Damas et servie par les servants de la Chapelle apostolique. Les cinq grandes absoutes sont données autour du catafalque par cinq évêques français[82], revêtus d'ornements noirs avec la mitre de toile blanche. Le Cardinal reçoit les invités et les remercie. Sur cette urne funéraire on aurait pu mettre aussi l'effigie de Marie-Antoinette, car, le 16 octobre, la Reine de France avait été décapitée. Bernis ne lui devait rien personnellement ; il ne l'avait point connue ; il n'avait point approuvé tous ses actes ; mais, devant cette agonie, qui n'eût été attendri ? L'histoire même l'a été. Le 6 novembre, quand la nouvelle arrive à Rome, le Cardinal écrit : Paris n'a plus de grands crimes à commettre. Le dernier ajoute à tous les autres un degré d'horreur et d'infamie inconnue jusqu'à aujourd'hui ; cette mort sera-t-elle vengée ?[83] Elle fut mieux que vengée, elle fut pleurée. La Reine des
Deux-Siciles écrivait au Cardinal[84] : Je suis navrée de douleur profonde. J'espère que Dieu aura
récompensé tant d'inouïes souffrances et qu'elle sera au sein de l'Éternel.
Pour moi, autant que je vivrai, je la pleurerai. Nous avons été élevées
ensemble, et je l'ai toujours devant les yeux. Madame de Polignac, elle, mourut de cette mort ; ce fut pour le Cardinal une douleur à ajouter à toutes celles qu'il éprouvait[85]. Pour la première fois la plume lui tombe des doigts, et quand il la reprend, c'est pour parler longuement à ses correspondants de la bonté et de la beauté de cette âme, pour la justifier de ce reproche d'insensibilité et de froideur que sa maladie et sa mort n'ont que trop bien démenti[86]. De partout des nouvelles de mort, de partout des nouvelles de désastre : Toulon sur qui l'on compte tant à Rome, l'objet des préoccupations continuelles du Cardinal[87], est repris par les troupes républicaines : perte immense et presque irréparable ; Paris applaudit au paganisme rétabli, et ce n'est pas tout : pour le Cardinal, la suppression de la Religion en France s'étendra en Europe et dans le monde ; le peuple redeviendra païen, et l'athéisme sera la religion des gens d'esprit et des gens du monde. A Pont-Saint-Esprit, la marquise de Bernis est arrêtée, et l'on parle de la transférer dans les prisons de Grenoble. On ne sait ce qu'est devenu le vicomte, détenu sous un nom supposé dans quelque geôle[88]. A Parme, les deux Flavigny sont morts, la femme quelques jours à peine avant le mari. Le duc de Penthièvre, ce vieil ami des bons et des mauvais jours, est mort lui aussi[89]. Il s'est flatté longtemps qu'il pourrait aller à Rome rejoindre Mesdames, il a même réglé avec le Cardinal tous les détails d'étiquette, demandant à être traité comme l'avait été son gendre, M. le Premier député de Crespy. Mais la Révolution a fait bonne justice de ces rêves de voyage. M. Bourbon-Penthièvre, maire de la commune de Féverolles en Brie, a permission d'aller à Vernon, à Châteauneuf-sur-Loire, à Eu, à Radepont, à Anet ; mais, parun hasard étrange, chaque fois qu'il se trouve en l'un de ses châteaux, la municipalité de la ville voisine trouve quelque occasion pour venir faire une perquisition et s'assurer qu'il ne s'évade point. Bientôt la maladie rend tout départ impossible. Enfin, c'est la mort. Et que va devenir sa fille ? Il est vrai que Monsieur l'Égalité a été guillotiné en novembre, mais, avec ses biens immenses, tout l'héritage des Légitimés, madame la duchesse d'Orléans n'est-elle pas de bonne prise ? C'est encore une inquiétude pour le Cardinal qui a gardé à la comtesse de Joinville une véritable et profonde affection, affection d'autant plus vive qu'elle est payée de retour. Au moment où la Duchesse a dû se séparer de son mari, n'a-t-elle pas pris son Cardinal pour confident en des termes qui peuvent étonner sous une plume princière[90] ? Enfin, l'espoir d'une restauration s'éloigne chaque jour. Ineptie dans le commandement, division entre les cabinets, plans de partage de la France, des femmes voulant diriger les armées, la constitution de 1791 proclamée à Toulon, c'est-à-dire l'anarchie et la guerre civile organisées, les coalisés se recommandant à Notre-Dame de la Neige pour défendre les passages des Alpes, l'armée royale de la Vendée, la vraie ressource de la France expirante et le plus sûr gage de la paix, désorganisée comme à dessein, interdite aux émigrés et aux Princes, voilà ce que le Cardinal voit dans son parti, et dans l'autre : ces enragés qu'on peut abhorrer, mais qu'on ne doit pas mépriser, presque toujours battus, mais renaissant comme les têtes de l'Hydre, ces scélérats qui inspirent la terreur parce qu'ils sont atroces, qui n'ont qu'un centre, un seul conseil déterminant, tandis que les puissances s'observent et se ménagent réciproquement. A la fin de l'Année fatale, le Cardinal émet ce jugement prophétique : Si on suit la même marche la campagne prochaine, tout finira par l'épuisement général. Les Carmagnols resteront maîtres du champ de bataille, et alors heureux ceux qui auront terminé leur carrière ![91] Bernis était presque à la fin de la sienne. Il avait atteint sa soixante-dix-neuvième année ; la goutte et les rhumatismes le rendaient presque impotent. La tête était restée bonne, mais à quoi bon penser, puisque toutes les pensées étaient tristes ? à quoi bon écrire, puisque toutes les nouvelles étaient fausses ? En cette nouvelle année 1794, il n'y avait plus d'espoir que dans cette armée de Vendée ; mais cette armée même, était-on assuré qu'elle existât, qu'elle ne fût pas une fantasmagorie, cette armée romanesque qui tantôt marchait sur Paris, tantôt se dissipait brusquement ? Pourtant, à certains moments le Cardinal se reprenait encore à espérer, à rêver, à écrire ses rêves. Je voudrais, disait-ils, qu'ils pussent ressembler aux rêveries du maréchal de Saxe[92]. D'affaires, il n'en avait plus guère, sauf les prêtres à secourir ; néanmoins, dans l'année 1794, par deux fois, les Princes firent appel à ses bons offices. Il fut d'abord, au mois de janvier, chargé par le Comte de Provence de solliciter pour l'abbé Maury le chapeau de cardinal : sollicitation étrange, car Bernis n'était point agréé comme Ministre du Roi de France, et le Comte de Provence n'était point reconnu comme Régent ; mais le Pape, qui, après avoir refusé qu'on lui notifiât officiellement la mort de Louis XVI, avait célébré ses obsèques solennelles et prononcé son oraison funèbre, voulait que le chapeau de Maury comptât comme chapeau français et trouvait dès lors logique qu'il fût sollicité, au nom de la France, par des individus auxquels l'année précédente il refusait tout caractère officiel. Bernis n'avait point à discuter les mérites de Maury, qui ne cessait de l'attaquer dans ses idées, ses habitudes, ses croyances religieuses, qui reniait ouvertement les principes gallicans, se faisait le chef des Zelanti et prophétisait la résurrection des Jésuites[93]. Il fit les démarches commandées[94] ; l'abbé fut créé cardinal, et sa nomination causa un bruit étrange. Les émigrés semblèrent la considérer comme une victoire décisive. Bernis n'y eut point de part : c'est une justice qu'il convient de lui rendre. Au mois de février, on prétendit lui confier une négociation bien plus difficile. Le Comte d'Artois, sur le point de partir pour la Vendée, lui écrivit[95] que, à ses yeux, il n'existait qu'une seule place pour le Régent. L'utilité, disait-il, la convenance, la décence même, tout doit le porter en Espagne, et tout séjour intermédiaire deviendrait funeste à la cause dont il est le digne chef. Il connaissait la juste considération dont Bernis jouissait en Espagne, et il le priait de redoubler de moyens pour effectuer une affaire si importante. Le Cardinal y donna en effet tous ses soins, mais tout ce qu'il put obtenir fut que la Cour de Madrid déclarât qu'elle voulait bien recevoir le Comte de Provence, mais seul. Monsieur dut rester à Vérone. Bernis aurait pu s'en affliger, mais à quoi bon, quand le Comte de Provence se déclarait fort satisfait de sa situation ?[96] Les douleurs privées, telles que la mort du marquis de Monteil qui depuis le mois de mai 1792 était venu rejoindre à Rome son vieil ami[97], étaient bien plus pour toucher le Cardinal. A l'âge qu'il avait atteint, les choses extérieures s'effacent pour l'homme : son esprit n'est plus frappé que par les événements qui se passent devant lui ; sa sensibilité n'est émue que lorsque ses habitudes sont dérangées ou que la mort d'un contemporain lui rappelle que sa génération s'épuise et que ce sera bientôt son tour. Pour le Cardinal, la mort du marquis de Monteil fut un avertissement. La goutte, cette ennemie qu'il avait combattue toute sa vie, redoublait ses attaques : on craignait la gangrène. Avant même que le péril fût imminent, Bernis demanda à recevoir les Sacrements et sollicita la bénédiction du Pape[98]. Le 31 octobre, il appela le notaire Bartoli et lui dicta son testament. Il régla la situation de ses parents avec un soin extrême, stipulant vis-à-vis d'eux, comme si la Révolution n'eût point existé, que les substitutions ne fussent point interdites ; préoccupé, à cette dernière heure comme il l'avait été toute sa vie, de l'idée de perpétuer la fortune de sa famille ; établissant avec des précautions singulières une substitution indéfinie entre les enfants du vicomte de Bernis et de mademoiselle du Puy-Montbrun[99]. Il n'oublia aucun de ceux qui l'avaient servi, ni Lestache son auditeur, ni son vicaire général d'Albano, ni son secrétaire, ni ses gentilshommes, ni aucun de ses vieux domestiques. Il laissa à chacun une pension en dehors du deuil, de la quarantaine et de trois mille écus qu'il chargea Azara de leur distribuer. Ses dispositions faites, comme il fut toujours l'homme des convenances et qu'il trouvait peu décent que Mesdames se trouvassent au palais de Carolis au moment de sa mort, il pria Azira de leur offrir pour quelques jours l'hospitalité au palais d'Espagne. Le 3 novembre, il s'éteignit. Son corps, porté à Saint-Louis des Français le 7 novembre, fut déposé dans la chapelle Saint-Sébastien[100]. En l'an X, M. René de Bernis obtint la permission de transporter en France les cendres de son grand-oncle. Le Premier Consul, dit-on, donna, dans tous les ports où pouvait aborder le navire qui les ramenait, l'ordre de les recevoir avec les égards dus aux grands hommes. Ce fut à Nîmes où le vicomte de Bernis avait son principal établissement que le corps fut porté. Des obsèques solennelles où assistèrent toutes les autorités civiles et militaires du département du Gard furent célébrées, les 18 et 28 avril 1803, dans l'église de Saint-Castor, cathédrale de Nîmes. L'oraison funèbre du Cardinal fut prononcée par l'abbé Ferrand, et le corps fut déposé, en face de la chaire, dans la chapelle où se trouvait le tombeau de la famille de Rochemore. On y érigea tin sarcophage de marbre blanc que M. René de Bernis avait fait exécuter à Rome par le sculpteur Maximilien sur le modèle du tombeau d'Agrippa[101]. Cette chapelle fut plus tard comme consacrée à la mémoire du Cardinal. M. Besson, évêque de Nîmes, la dédia à saint Joachim. Le vicomte Charles de Bernis donna, pour servir d'autel, un tombeau en marbre blanc datant des premiers âges du christianisme. Au-dessus du monument rapporté de Rome, on plaça le buste du Cardinal, et l'on grava une inscription qui, toute louangeuse qu'elle est, ne dit rien que de vrai[102]. Le cœur du cardinal de Bernis est resté à Rome, à Saint-Louis des Français. En 1805, un monument y fut élevé à sa mémoire, aux frais de sa famille, par les soins de Cacault et de Lestache. Ce monument, sculpté par Laboureur, consiste en un bas-relief représentant la Poésie et la Religion ; au-dessous du bas-relief, l'écusson de la Maison et un médaillon avec l'effigie de Bernis ; au-dessous, une inscription très-simple[103]. Ce monument est en face de celui que Chateaubriand éleva à Pauline de Beaumont. S'il eût connu cette femme, Bernis l'eût aimée. Le Cardinal était mort en même temps que son temps. Il s'était éteint alors que tout avait disparu, des gens qu'il avait aimés, des institutions qu'il jugeait nécessaires, des grandeurs qu'il avait servies. Rien ne restait plus ni de cette royauté en qui il incarnait la France, ni du clergé qu'il croyait appelé par la Providence à une mission plus qu'humaine, ni de cette noblesse qui n'avait point cessé d'être pour lui l'auxiliaire indispensable de la Monarchie. La Révolution avait fait table rase : le Cardinal eut raison de mourir. De son temps, le Cardinal en avait été profondément, intimement. Il en fut le produit et comme l'incarnation. Il en eut toutes les idées, toutes les passions, tous les goûts ; il ne les exagéra point, mais il ne les dissimula point. Il fut ce qu'il devait être, étant donnés la race dont il sortait, l'éducation qu'il avait reçue, les milieux où il avait vécu. Rien en lui qui détonne ; et s'il fallait présenter le type du prince de l'Église française au dix-huitième siècle, Bernis serait un modèle bien choisi. Né au moment où le soleil royal se couchait sur Versailles, il a gardé à travers sa vie le respect, la passion, on peut dire la religion de la Royauté. Ce que le Roi ordonne est bon, ce qu'il défend est mal. Pour lui, la volonté du Roi est vraiment la loi. Que ce Roi l'élève, lui Bernis, au premier ministère, ou qu'il l'exile, qu'il le fasse archevêque et ambassadeur ou qu'il lui refuse même une pension de retraite, c'est bien ; le Roi l'a voulu ; le Roi est le maitre. Point de protestations, ou de révolte ; il n'y a qu'à se soumettre. C'est l'explication de toute sa vie. 11 ne blâme point et ne se croit pas en droit de blâmer la vie privée de son maitre. Peut-être pense-t-il que le Roi a des excuses ; peut-être ne s'attarde-t-il point à y réfléchir, tant la chose lui semble unie et commune. Il plaît au Roi d'avoir une maîtresse ; l'abbé de Bernis trouve tout simple de voir madame de Pompadour, non pas parce qu'elle est la maîtresse du Roi, mais parce qu'elle est jolie, agréable, intelligente, infiniment femme. Madame de Pompadour fait sa fortune, et Bernis n'y résiste point. C'est le chemin qu'il faut prendre : il y passe comme les autres ; mais il n'y entre pas au moins par intérêt. 11 s'arrête longtemps, ne demandant que l'amitié de la femme, et non les grâces de la favorite. S'il se met en route, comme il dit, c'est qu'il a des dettes, qu'il veut les payer, et qu'il n'y peut parvenir qu'avec l'argent du Roi et l'argent de l'Église[104]. Les dettes ! cela est ignoble, dit-on. On a voulu se faire de ces dettes une arme contre la mémoire du Cardinal ; on est parvenu par des moyens plus ou moins légaux à s'en procurer le compte ; on a prétendu l'en accabler. Des dettes, il est commun d'en faire au dix-septième comme au dix-huitième siècle, mais il est plus rare de les vouloir payer. Cette honnêteté singulière, Bernis l'a à un haut degré, et en même temps, en bon gentilhomme, il désire servir sa maison, l'asseoir non en considération, car ce n'est point d'honneur qu'on y chôme, mais en richesse. Il part de là pour courir sa carrière, et bien peu en ont fourni une plus belle. Il paye ses dettes, toutes ses dettes, et il grandit sa famille ; il l'établit solidement, il lui procure des grades et des titres : il fait cela, lui cadet qui n'a point eu de légitime. Il le fait sans qu'il en coûte rien au Roi qu'un titre de marquis. Il dote ses nièces, il entretient ses neveux au service, il fait de ces Bernis qui n'avaient que la cape et l'épée une famille puissante et riche. Il s'y emploie, il s'y passionne, il y parvient. C'est l'histoire de presque toutes les maisons nobles du Royaume ; toutes ou quasi toutes doivent leur grandeur à un homme ou une femme de leur sang qui, par quelque hasard, est sorti du commun et en a sorti les siens. Combien en citerait-on qui d'origine, de sang, d'alliances, sont plus pures ou plus nobles que ces Bernis ? Une pension de 1,500 livres sur la cassette, une pension de 20,000 livres comme Ministre d'État, voilà ce que le Roi a donné : l'Église a donné le reste. Pendant que les ainés, au service du Roi, se ruinaient pour entretenir leur compagnie ou leur régiment, il pouvait se faire que les cadets qui étaient d'Église obtinssent quelque abbaye ou quelque évêché dont les revenus servaient à restaurer le château familial et à redorer, mieux que n'eût certes fait une mésalliance, l'écusson des ancêtres. C'était le gros lot que les cadets pouvaient tirer ; c'était leur façon de servir à la grandeur de leur maison. L'abbé de Bernis eut des abbayes ; c'était son devoir de cadet, comme, s'il eût été chevalier de Malte, son devoir eût été d'avoir une commanderie. Il eut deux abbayes et un prieuré, n'en pouvant avoir plus, mais au moins ne voulut-il point en recevoir tant que sa conscience s'opposa à ce qu'il prit les Ordres sacrés. Il eut ses abbayes alors seulement qu'il avait renoncé à la vie mondaine : il n'était guère de ses contemporains qui pussent en dire autant. Pour cela, Bernis était-il prêtre ; devait-il vivre en prêtre ? Il ne s'y faut pas tromper, et juger avec les idées d'à présent. Tout a disparu du passé ; les noms seuls sont demeurés qu'on applique à des objets différents. Bernis était un prêtre politique, parce que l'Église d'alors, en même temps qu'elle était une institution religieuse, était une institution politique. Comme abbé commendataire, les devoirs religieux étaient à peu près nuls, et Bernis n'était pas même ordonné prêtre à ce moment. Ses abbayes avaient été la récompense de services purement politiques : le chapeau de même. Tout ce qu'on pouvait lui demander était de ne point donner de scandales : ce n'est point à Vic-sur-Aisne qu'il en put donner. Archevêque, il eut des devoirs religieux, et sut les remplir. On a vu avec quelle ardeur il s'ingénia à pourvoir aux besoins des fidèles. Il résida — ce qu'on ne faisait guère de son temps ; — sa charité pour les pauvres est restée proverbiale ; appelé au service du dehors par le Roi, il se fit, aussitôt qu'il put, donner un coadjuteur. Il est vrai qu'il le prit dans sa famille ; mais parmi ceux à qui l'on décerne un brevet de sainteté, qui donc y a manqué quand il l'a pu ? Voilà pour la religion, mais, à côté, il y a la politique : c'est un rôle politique que celui de seigneur d'Albi, de président des États d'Albigeois, de membre des États de Languedoc. Le Clergé en France est un corps politique, un corps marchant de pair avec la Noblesse et avant le Tiers état. Il délibère et vote l'impôt ; il a son gouvernement et son administration, ses privilèges, ses biens, sa discipline. Il est un des éléments constitutifs de la France, attaché à elle, vivant par elle, et si profondément, si intimement lié à elle — et non pas au Roi seulement — que la destruction de l'Église gallicane a suffi pour détruire la France ancienne. Ce rôle que l'Église avait à jouer, cette part qu'elle avait aux affaires intérieures exigeaient d'elle qu'elle eût dans son sein, non pas seulement des prêtres recommandables par leurs mœurs et leur piété, mais des hommes capables de délibérer dans le Conseil du souverain et de discuter dans les assemblées de la nation. IL fallait donc non-seulement que ces prêtres fussent assez frottés au monde pour en connaître les habitudes, les façons, les formes, mais qu'ils partageassent les idées qui dirigeaient la politique de la France. Ces idées, en matière religieuse surtout, sembleraient
aujourd'hui délicates à professer pour un prêtre ; mais Bernis n'avait pas à
ce sujet plus de scrupules que Bossuet n'en avait eu. Certes, à côté des
droits du Roi, incarnant la France, il mettait les droits de la religion
catholique. Il plaçait hors de discussion ce qui était du domaine spirituel :
la doctrine universellement acceptée par les catholiques, la discipline
nécessaire, les droits des évêques ; mais, sur les
libertés de t Eglise gallicane aussi ancienne dans les Gaules que la religion
même, il pensait comme Bossuet lui-même dans la défense qu'il a faite de
cette doctrine et conformément aux quatre fameuses propositions de
l'Assemblée du clergé de 1682. Il croyait la couronne de nos Rois
indépendante de toute puissance étrangère, et il croyait aussi que le concile
général canoniquement et librement institué est la voix même de l'Eglise
universelle[105]. Le Pape était
pour lui le chef de l'Église et le primat des
évêques[106], mais, à ses
yeux, ce chef n'avait pas un pouvoir absolu, même en matière de doctrine. Bernis
comprenait l'Église catholique comme une sorte de république aristocratique
dont l'Église gallicane était une des provinces fédérées. Dans cette
province, le chef élu de la république n'avait le droit d'intervenir que
lorsqu'il s'agissait de maintenir le pacte fondamental. Pour tous les autres
cas, la province était régie par ses lois particulières. Cette province, il n'y avait point à craindre que, par la volonté d'un Roi, elle fut violemment séparée du tronc commun. Pour sa vie matérielle, elle ne dépendait pas du Roi seulement, mais de la nation entière. Si la plupart des évêques tenaient du Roi leur évêché, de combien de collateurs différents venaient les bénéfices ? L'évêque, dans son diocèse, avait ses droits ; mais, dans ce diocèse, il y avait des indépendances qu'il était obligé de respecter, des cures auxquelles il ne pouvait toucher, des abbayes qui ne relevaient point de sa juridiction. Le clergé était attaché au sol par mille liens, aux citoyens par mille bienfaits, à la nation par mille sacrifices. Le clergé d'un diocèse n'était point, alors, un régiment qui dût obéir sans discuter, pas plus que les évêques n'étaient, alors, un état-major qui dût transmettre sans observations les ordres venus de Rome. Le Pape, primat des évêques, pouvait dans certains cas donnés, soigneusement réglés par les canons, exercer ou déléguer les droits de juge suprême, mais, hors ces cas, nul, pas plus le Pape que le Roi, n'avait le pouvoir d'arracher de son diocèse l'évêque qui avait été régulièrement nommé par le Roi, préconisé par le Pape, reçu par le Chapitre. Nul, hors l'évêque, n'avait le droit, dans le diocèse de parler des matières de foi, car lui seul avait le droit de publier les brefs du Pape après que ces brefs avaient été enregistrés par les Parlements et que le Roi les avait revêtus de ses lettres patentes. Et cet évêque avait pour appui en cas de persécution, pour conseil en cas de discussion, cette Assemblée du clergé qui, si elle ne formait point un concile national dans l'acception propre du mot, était la réunion la plus imposante et la plus éclairée qui pût se rencontrer, une réunion capable de tenir tête aussi bien au Roi qu'au Pape ; car, dans le cas où le Pape condamnait ses déclarations, il lui restait comme suprême recours l'appel au Concile général, où la France d'alors était assurée d'obtenir une représentation digne d'elle. C'est parce que l'Église de France était une institution politique presque autant qu'une institution religieuse, c'est parce que, dans l'Église de France, les cadets gentilshommes trouvaient non-seulement une existence assurée, mais de grosses fortunes, que l'Église catholique a fourni à la France ancienne autant d'hommes politiques éminents. C'est parce, que, en même temps qu'ils étaient des prêtres, ces hommes étaient des politiques, qu'ils ont su arrêter des empiétements qui eussent fatalement amené une collision entre les deux pouvoirs et qui eussent eu pour conséquence la destruction de la religion catholique en France. Voici Bernis : qu'on laisse de côté si l'on veut sa vie à Albi, sa charité, les séminaires fondés, les collèges réorganisés, les églises rebâties, toute sa vie d'archevêque : qu'on omette, de même, son rôle aux États d'Albigeois et aux États de Languedoc ; qu'on le prenne uniquement à Rome. Évêque, il tient le Pape pour le premier des évêques, pour son primat, mais non pour, son supérieur. Cardinal, il connaît les intrigues des conclaves et peut tes rappeler au Souverain Pontife. Il ne se sent point inférieur comme homme, car il est meilleur gentilhomme que ne sont la plupart des Papes. Il ne demande rien, n'étant pas de ceux qui croient se décorer avec les titres qu'octroie nn prince étranger. Il est aussi riche presque que le Pape, et cet argent ne vient pas de l'impôt de Rome. Tout cela n'est rien encore : si, par malheur, il était de ceux qui oublient la nation dont ils sont pour la profession qu'ils adoptent, à quoi Bernis serait-il bon ? Mais il est de ceux qui croient qu'on naît sujet et citoyen avant que d'être prêtre et évêque[107], il sait les droits de l'Église gallicane, et, s'il est disposé à tous les sacrifices pour maintenir avec Rome l'unité de doctrine, il est prêt à demander à la papauté toutes les concessions lorsqu'il s'agit de la police de l'État. Rome sent alors qu'elle a affaire à un adversaire qui, tout en restant parfaitement respectueux et déférent, ne se laissera ni enjôler ni intimider, et il en résulte que pendant vingt ans le Saint-Siège n'élève en France aucune querelle religieuse. Et pourtant, de 1769 à 1789, les affaires que traite Bernis sont par milliers, et dans chacune un piège est caché. Oui, mais Bernis qui est prêtre sait. Il est instruit non-seulement des lois et des maximes françaises, mais des lois et maximes romaines ; il a fait sa rhétorique à Louis-le-Grand et sa théologie à Saint-Sulpice. Il sait que, à Rome, tout a un but, que tout est médité, qu'une perpétuelle conspiration se trame autour du Barbare pour l'amener à faire un pas qui créera un précédent ; c'est de ces précédents, si minces qu'ils soient, qu'est faite la politique de Rome, comme c'est de théologie qu'est faite sa diplomatie. Bernis connaît ce vaste réservoir des archives du Vatican, où l'on trouve une solution prête pour chaque question, solution qui toujours est pour Rome, quand c'est la chancellerie romaine qui la donne, et qui est contre Rome quand on se passe de la chancellerie pour la trouver. Il n'ignore pas que, quand le Barbare résiste, Rome qui est éternelle se plaît à attendre. Un règne, un siècle, qu'importe ! Il faut alors la forcer, comme on fit dans l'affaire des Jésuites, mais la forcer habilement et sans qu'elle crie. Bernis trouve au juste le moment précis, mais la besogne lui répugne, et il demande de l'aide. Ce sont choses qu'on fait faire ; on s'y peut salir. Grâce à ce prêtre politique, l'affaire des Jésuites, qui menaçait d'amener un schisme, est résolue. Ce n'est rien encore d'avoir emporté l'abolition de l'Institut, il faut la faire maintenir, et c'est une lutte qui dure quinze ans : aurait-on obtenu d'un prêtre qui n'eût point été un politique qu'il comprit l'intérêt capital qu'il y avait pour la France à conserver l'alliance de l'Espagne ; qu'il comprit en même temps qu'il valait mieux sacrifier les Jésuites que les Églises de France, d'Espagne, de Portugal et d'Italie, qu'il comprit enfin que cette suppression n'avait rien à voir avec les dogmes et la doctrine catholiques, et que les souverains, dans une question qui regardait la police intérieure de leurs États, avaient le droit absolu d'obtenir satisfaction ? Si le négociateur n'avait été qu'un politique, il n'aurait point compris davantage certaines résistances légitimes ; il aurait voulu passer par-dessus les règles établies et aurait prétendu contraindre le Pape ou les cardinaux à des actes que les Canons leur interdisaient. D'Aubeterre chargé de l'affaire des Jésuites, c'était la rupture presque nécessaire ; Choiseul, négociant seul, avec son impétuosité et sa légèreté natives, c'était le schisme presque assuré. Un prêtre seul pouvait, dans cette lutte contre les prêtres, aboutir à un résultat aussi désirable pour le Saint-Siège que pour les Princes de la Maison de France. Est-ce donc à dire que le cardinal de Bernis ait été le premier des négociateurs de son temps, qu'il réclame une place parmi les hommes d'État illustres qui ont contribué à la grandeur de leur pays, soit en faisant prévaloir un système d'alliances, soit en exécutant avec un art infini un dessein prémédité ? Non. On diminue ses héros en les voulant trop grandir. Bernis connaissait bien la carte d'Europe : il avait acquis sur tout le personnel politique des idées précises ; il ne manquait ni de jugement, ni de facilité. Il se trompait rarement dans ses appréciations ; il était homme de bon sens, savait garder un secret et n'ignorait aucun de ses devoirs de Ministre : mais il était trop modéré, trop timoré pour concevoir de grands projets. Qu'on lui réservât une part dans l'exécution, il s'en acquittait fort bien ; il évitait les pièges qu'on lui tendait, et, tout en négociant avec une extrême bonne foi, il engageait ses adversaires, leur faisait donner des armes contre eux-mêmes, les amenait peu à peu à ses fins : mais il ne fallait point que la situation devint extrême, exigeât une fermeté d'âme intrépide ; Bernis s'effrayait, se troublait, tombait malade et abandonnait tout. A Rome, il était sur son terrain ; il n'y était point à Versailles. Il avait le tempérament d'un excellent Ambassadeur ; il n'avait point le tempérament d'un premier Ministre. C'est qu'en effet sa qualité principale dans la vie privée comme dans la vie publique, était d'être conciliant, aimable, agréable, de laisser aux gens qu'il rencontrait cette impression de confiance satisfaite, qu'il savait donner dès le premier abord et qu'il se plaisait ensuite à cultiver. Ses formes d'une politesse infinie et toujours cérémonieuse, son visage frais et gras, son air, son sourire, sa voix, tout contribuait à ce résultat qui n'était point cherché par lui, tant sa nature l'y portait. Dans le monde politique, il croyait comme dans le Monde à l'amitié : il crut à l'amitié de Clément XIV, et il n'eut point tort : il crut à l'amitié de Pie VI, et il eut raison tant que la France fut puissante. Il crut à l'amitié de Choiseul, de Vergennes et de Montmorin. Il eut ici et là des désillusions, mais nulle désillusion n'était pour changer sa nature. D'ailleurs, par l'amitié, il avait eu dans sa longue vie assez de satisfactions pour qu'il pût se consoler. Lui, prêtre, lui, Ministre, Cardinal, Ambassadeur, lui, un des hommes les plus riches de l'Europe, les plus comblés de dignités, il avait, comme d'autres, eu des complaisants, des serviteurs et des espions, mais, ce qui est rare partout, en quelque position qu'il se fût trouvé, il avait gardé ses amis. Qu'il en eût parmi les gens de noblesse, ses parents ou ses alliés, cela est naturel ; en ce temps, un parent n'était point encore un ennemi ; cela était quelque chose qu'une alliance, et, si cela ne créait pas l'amitié, cela n'y nuisait point ; mais il en eut parmi les parlementaires, lui prêtre, lui noble, lui qui aurait pu éprouver le double préjugé de la naissance et de la profession ; il en eut parmi les gens de lettres, et, probablement parce qu'il n'était plus homme de lettres, il put les conserver ; et il ne leur cédait point sur ce qui était de son opinion, pas plus que sur ce qui était de sa dignité ; il ne les payait ni en dîners, ni en culottes ; il était lent ami, et c'était tout, et pourtant il le fut. Il eut des prêtres, et, parti avec eux du séminaire, suivant la même carrière, les passant en dignités et en richesses, il sut les préserver de l'envie, les guérir de la jalousie, et demeurer pour eux l'ami de jeunesse. Enfin, il eut des moines ! A Rome, il était l'ami du Père Jacquier, un Minime français. Quand il donnait à dîner à quarante ou cinquante personnes, il ne pouvait s'occuper du Père Jacquier qui était au bas bout, et le pauvre Père s'en désolait ; alors il convint d'un geste qui devait prouver à son ami qu'il pensait à lui, et ce geste, jamais il ne manquait de le répéter un certain nombre de fois pendant un dîner, lorsque l'étiquette et les convenances l'empêchaient de s'occuper ouvertement du Père Jacquier[108]. Cela n'est point d'une âme d'homme, c'est d'une sensibilité presque féminine. Cela a ce côté d'attention douce qui est des femmes. C'est aussi que Bernis aimait et savait aimer les femmes, et que ses amies femmes avaient donné à sa vie les jouissances les plus profondes et les plus intimes. Il l'a dit dans ses Mémoires, et nul n'a pu contester que pour les âmes vraiment aimantes l'amitié femme est la vraie amitié. Chez un homme, il y a presque toujours un dessous, une arrière-pensée, un sentiment vague, inavoué même, de convoitise, de jalousie ou de remords : la confidence n'est pas entière ; la confiance poussée trop loin peut passer même les bornes de l'honneur ; il y a des coins ignorés ; l'ombre qui s'y fait s'étend avec la vie et finit par tout envahir. Chez la femme, on trouve quelque chose de plus même que la confiance pleine, que la libre et volontaire confession, c'est cette recherche d'affection tendre, caressante, enveloppante, qui panse toutes les blessures et laisse le cœur satisfait et les sens apaisés. Bernis sentit profondément ces charmes exquis et rares de l'amitié féminine. Son âme a gardé à travers la vie comme le parfum de ces liaisons où, quoi qu'on en ait dit, l'amour tenait peu de place. Elle n'en a point été si amollie pourtant qu'au jour des résolutions viriles, elle se soit trouvée inférieure à son devoir. Ce devoir eût pu être plus rigoureux ; c'était encore une bonne fortune que de trouver l'évêché d'Albano à défaut de l'archevêché d'Albi, et la pension d'Espagne à défaut du traitement de France. Mais, de même que Bernis accepta la ruine et la quasi-pauvreté, on peut être assuré qu'il eût accepté la prison et la guillotine. On ne croyait pas encore en ce temps-là qu'on pût, sans cesser d'être un homme d'honneur, trahir les serments qu'on a librement prêtés, renier les maîtres à qui l'on doit sa fortune et, pour quelque ignoble place, avilir sa conscience à l'image des filles vénales qui vendent leur amour de rencontre au premier passant qui les accoste. Bernis a payé son honneur de ses biens ; il l'eût payé de sa tête. On trouvait en ce temps-là que ce n'était pas trop cher. Être un homme d'honneur, un homme aimable, un Ministre patriote, un bon ambassadeur, un prêtre utile, cela n'est point être un grand homme, mais un pays doit souhaiter d'avoir beaucoup de serviteurs ainsi faits, et, quand il les a possédés, il a le devoir de s'en enorgueillir. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Voir dans le Recueil de la famille dédié à madame la comtesse de Ségur par le comte DE SÉGUR, Paris, 1826, in-8°, p. 24, des vers imités de Bernis.
[2] Son secrétaire Désaugiers et ses gens (six domestiques) arrivent le 11 mai à Civita-Vecchia. Son valet de chambre tapissier et son maitre d'hôtel sont le même jour à Rome. (AFF. ÉTR.)
[3] On avait préparé jusqu'au cérémonial à observer à Civita-Vecchia pour sa réception. La frégate la Badine était commandée pour l'y transporter. (AFF. ÉTR.)
[4] THEINER, Documents inédits, t. I, p. 89.
[5] Bernard à Montmorin, 27 avril 1791. (AFF. ÉTR.)
[6] Bernis à Montmorin, 27 avril 1791. (AFF. ÉTR.)
[7] Je suis exactement le récit de GORSAS, Courrier des 83 départements, t. XXIV, n° 4, 4 mai 1191. En effet, il résulte de ce récit même et de divers témoignages, entre autres Tableaux historiques de la Révolution, in-f°, p. 202, que Gorsas a pris une part principale à la manifestation. Quant à la date, elle est aussi donnée par Corsas en contradiction avec divers auteurs qui placent la scène au 3, au 4 et même au 6 mai.
[8] Le passage Radzivill va, comme on sait, de la rue Radzivill (ancienne rue Neuve des Bons-Enfants) à la rue de Valois ; quant à la porte Saint-Bernard, on n'ignore pas qu'elle se trouvait à la hauteur de la Halle aux vins.
[9] On discutait en ce moment à l'Assemblée la prise de la possession d'Avignon, et l'Ami du Roi, particulièrement dans son numéro du 2 mai (n° CCCXLVIII), s'était montré très-violent contre les députés de gauche.
[10] Une gravure représentant cette séance dans les Révolutions de Paris ; une autre dans les Tableaux historiques de la Révolution, cités plus haut.
[11] Tous les documents sont aux Affaires Étrangères.
[12] Bernis à Montmorin, 9 mars. (AFF. ÉTR.)
[13] Bernis à Flavigny. (Arch. Bernis.)
[14]
Madame Adélaïde écrit au Cardinal, de Turin, le 15 mars 1791 : Je suis bien fâchée, Monsieur le Cardinal, que vous m'ayez prévenue pour
écrire ; mais je n'ai pas osé vous mander le projet que nous avions d'aller à
Rome. Depuis que nous sommes libres, nous n'osons plus ni écrire, ni parler, ni
même penser. Dieu merci, nous avons retrouvé l'esclavage, ce qui fait que je
vous dirai combien je suis aise de vous revoir, Monsieur le Cardinal. J'accepte
avec le plus grand plaisir la proposition que vous me faites de demeurer chez
vous, mon intention était de vous le demander, mais je vous demande en grâce
que ce ne soit qu'en cas que nous ne vous soyons aucunement à charge, Sans cela
je m'en retournerai (non pas cependant à Paris).
Je pars d'ici lundi ; je dois m'arrêter à Parme quelques jours et arriver à
Rome vers la semaine de la Passion au plus tard. Je vous demande en grâce
d'empêcher qu'on nous reçoive en cérémonie. Nous ne sommes que mesdames de
Joigny et de Rambouillet, deux malheureuses étrangères qui viennent pour avoir
la permission de pratiquer leur religion. Ah ! Monsieur le Cardinal, de quelles
horreurs n'avons-nous pas été témoins ! Quel changement dans les cœurs français
autrefois si attachés à leurs maîtres ! Combien cela perce l'âme ! et quel
moyen d'y tenir ? Je ne veux plus y penser ; je ne veux plus que jouir du
bonheur que je vais avoir de vous revoir ; j'attends ce moment avec toute
l'impatience possible, soyez-en bien sûr, Monsieur le Cardinal, ainsi que de
tous les sentiments d'estime et d'amitié que j'ai pour vous.
MARIE-ADÉLAÏDE.
P. S. — Je vous prie de me mettre aux pieds du Saint-Père et de l'assurer de mon empressement à m'y jeter en personne. Il voudra bien, j'espère, recevoir deux personnes qui croient encore à la soumission et au respect qu'elles lui doivent. (Arch. Bernis.)
[15] On sait l'arrestation à Arnay-le-Duc, le décret de l'Assemblée, etc. Peut-être les nombreuses pièces que j'ai trouvées sur Mesdames me permettront-elles quelque jour de raconter certains épisodes de leur vie. On trouvera dans les Mémoires de Mesdames, par M. T., Paris, 1802, 3 vol. in-12, un récit à peu près exact de leur voyage.
[16] Bernis à Flavigny (Arch. Bernis) et surtout dépêche de Digne du 20 avril 1791. (AFFAIRES ÉTRANGÈRES, Rome, Consulats.)
[17] Lettre à Trioson publiée Œuvres posthumes de Girodet, t. II, p. 387. Lettre à Gérard publiée Correspondance de François Gérard, Paris, 1867, in-8°, p. 64.
[18] Mémoires de Mesdames, t. II, p. 76. Bernis, en bon maitre de maison, avait écrit de longues lettres à M. de Flavigny, qui avait reçu Mesdames à Parme. pour connaître tous les détails de la vie des princesses : Avec qui mangent Mesdames ? demandait-il, font-elles gras ou maigre ? ont-elles leur cuisinier, leurs gens d'office ? donnent-elles de l'argent à dépenser aux sous-ordres de leur maison ? quelle est leur nourriture ordinaire, l'heure de leur repas, de leur coucher, de leur lever ? quel est le jeu qui les amuse ? Une liste exacte des personnes qui composent leur suite est nécessaire, afin que dès leur arrivée, tout le monde puisse être logé et nourri. Les voitures qui les conduiront à Rome pourront-elles leur servir dans la ville ? Quel est le nombre des chevaux de poste nécessaire pour leur service dans la route ? Et cent autres questions. Aussi Bernis avait-il pu tout préparer : depuis les trente chevaux qu'il fallait à chaque poste, jusqu'aux chambres sans nombre qu'il était parvenu à organiser à force de cloisons. Il est vrai qu'il ne lui resta pour lui qu'un coin au troisième étage.
[19] Tous ces détails sont extraits des lettres de Bernis à Flavigny (Arch. Bernis) et des correspondances de Bernard et de Digne avec le Département. (AFF. ÉTR.)
[20] C'est Bernard qui, par chaque courrier, transmet les lettres de Mesdames. M. FORNERON, dans un livre qu'il vient de publier, Histoire générale des émigrés, t. I, p. 421, présente de toute autre façon la vie de Bernis et ses rapports avec Mesdames. Le lecteur appréciera de quel côté est la vérité.
[21] Dans les ARCHIVES BERNIS, je trouve une très-intéressante Correspondance de madame de Durfort que je compte publier quelque jour.
[22] Bernis à Flavigny, 11 mai 1791. (Arch. Bernis.)
[23] Bernis écrivait à M. de Flavigny le 18 mai : On veut que le Pape reçoive un ambassadeur que les lettres circulaires du Roi obligent à protéger tous les incendiaires qu'il plaira au club des Jacobins d'envoyer ici pour y soulever le peuple romain comme celui d'Avignon. (Arch. Bernis.) On serait tenté de penser que le Cardinal va trop loin. Mais il résulte d'une lettre de Cacault (AFFAIRES ÉTRANGÈRES, Rome, suppl. vol. 20) que cette année même onze capitaines de navires marseillais avaient formé le projet de piller Rome. Sans le maire de Marseille, cette expédition aurait eu lieu.
[24] Bernis à Flavigny, 8 juin 1791. (Arch. Bernis.)
[25] Bernis à Flavigny, 1er juin 1791. (Arch. Bernis.)
[26] Bernis à Flavigny, 22 juin 1791. (Arch. Bernis.)
[27] Bernard à Montmorin, 6 juillet 1791. (AFF. ÉTR.)
[28] Mémoires de Mesdames, t. III, p. 89.
[29] Souvenirs de madame Lebrun, t. I, p. 230.
[30] Bernard à Montmorin, 6 juillet. (AFF. ÉTR.)
[31] MADAME LEBRUN, loc. cit.
[32] Bernis à Montmorin, 6 juillet. (AFF. ÉTR.)
[33] Bernis à Flavigny, 6 juillet 1791. (Arch. Bernis.)
[34] Bernard à Montmorin, 20 juillet 1791. (AFF. ÉTR.) Lettre de Girodet (Œuvres posthumes), t. II, p. 394.
[35] THEINER, Recueil, t. I.
[36] Girodet à Gérard, Correspondance de Gérard, p. 71.
[37] Bernis à Flavigny, 20 juillet 1791. (Arch. Bernis.)
[38] Bernis à Flavigny, 3 août 1791. (Arch. Bernis.)
[39] Bernis à Flavigny, 10 août 1791. (Arch. Bernis.)
[40] Voici sur cette période de l'émigration un passage d'une lettre de M. de Calonne au Cardinal en date de Coblentz, les 2 et 6 septembre 1791 : Ah ! Monseigneur, écrit-il, qu'on a de peine à faire le bien, et que nous aurions besoin en ce moment de vos sages conseils pour conserver notre patience en dépit de ce qu'on fait de plus d'une part pour nous la faire perdre ! On est dérouté à force de voir manquer aux promesses, changer de résolution et accumuler retards sur retards : on l'est de se voir traversé par ceux que l'on sert, abandonné par ceux qui ont le plus d'intérêt à se réunir, et trahi par ceux à qui l'on se fiait davantage. Le courage de mon digne prince triomphera pourtant de tous les obstacles : je ne cesse pas de l'espérer, et les difficultés ne me rebuteront jamais... Je ne suis pas étonné que l'intrigant (le baron de Breteuil) qui ne s'occupe qu'à traverser les desseins des princes et à les réduire à l'inaction ait enfanté le projet (d'un congrès) ; mais je m'étonne qu'il ait pu parvenir comme on le prétend à le faire adopter par le cabinet de Vienne et peut-être aussi par celui de Madrid. Sera-t-il possible de l'empêcher ? Sera-t-il permis d'y souscrire ? etc. (Arch. Bernis.)
[41] J'ai déjà dit que la Correspondance du Cardinal avec Gustave III avait été publiée par le P. SOMMERVOGEL (Études religieuses, année 1869). La plus importante de ces lettres est celle du Roi de Suède (s. d., 1792, publ. p. 728) dans laquelle il développe le système du congrès armé devant lequel le Pape doit venir exposer ses griefs contre la France. Mais le Cardinal répond le 10 mars qu'il ne veut se mêler de rien.
[42] Las Casas, Ministre d'Espagne à Venise, un des hommes qui jouent un rôle important dans les affaires de l'émigration, écrit à d'Entraigues le 18 juin 1791 : Je vous dirai de plus que le vœu de vos provinces (confédération du Midi, etc.) en faveur de M. le cardinal de Bernis sera probablement très-fort d'accord avec celui de Sa Majesté, si tant est qu'il en forme aucun, car je sais que le Roi d'Espagne et son ministère rendent justice au mérite de M. le Cardinal, ont beaucoup d'estime pour lui et font grand cas de son expérience, de ses lumières et de sa loyale et patriotique probité. (AFFAIRES ÉTRANGÈRES, France et divers États, p. 274, J.)
[43] Bernis à Flavigny, passim. (AFF. ÉTR.)
[44] Il écrit à Flavigny le 4 janvier 1793 : J'ai toujours cru que la France pouvait seule rompre ses chaînes et reprendre son niveau : les puissances étrangères ont leurs embarras et leurs vues : le plus court pour elles est d'envoyer à nos Princes quelques belles lettres et :les secours insuffisants : elles nous laisseront bientôt nous déchirer et nous dévorer nous-mêmes, et quand la Pologne, fa Bavière, etc., seront arrangées selon leurs convenances, alors elles se partageront nos lambeaux. Je souhaite de me tromper. Il écrit au même le 11 janvier : Je vous assure, Monsieur le Comte, que à nous voulons céder l'Alsace, la Lorraine, le Bugey et nos iles, nos Princes rétabliront leur frère sur le trône des anciens rois de Soissons : dans tous les siècles et surtout dans le nôtre, on ne fait rien pour rien. La gloire n'est plus comptée, excepté en Russie et en Suède, et encore jusqu'à un certain point. Je crois que cette théorie exposée par Bernis a été celle d'un des partis de l'émigration, car je la trouve presque identique, deux ans plus tard, sous la plume de Calonne, Dans ce parti il y avait assez de patriotisme pour ne pas vouloir du rétablissement de la Royauté au prix d'un démembrement de la France.
[45] Bernis à Flavigny, passim. (Arch. Bernis.)
[46] Voir sur ce FROMENT qui parait avoir joué un rôle considérable dans l'histoire si inconnue des conspirations royalistes dans le Midi, un volume qu'il a publié en 1815 : Recueil de divers écrits relatifs à la Révolution, et les Variétés historiques du 4 mai 1820.
[47] 3 juillet 1791. (Arch. Bernis.)
[48] Las Casas écrit à d'Entraigues, 5 novembre : Bernis a proposé au Pape d'encourager par un bref spécial les bons prêtres du Vivarais, du Gévaudan, du Velay et des Cévennes ; mais Sa Sainteté, qui voit qu'on imprime tout, a craint de se compromettre en détail.
[49] Bien que la Constitution ait aboli les Ordres du Roi, et que Louis XVI est ordonné à ses parents (au duc de Penthièvre par exemple) de quitter le cordon bleu, le Cardinal le garda : Comme j'ai prêté serment, écrit-il à Flavigny, de ne jamais quitter l'Ordre du Saint-Esprit, je n'y renoncerai que lorsque le Roi me fera savoir que telle est sa volonté. Je ne me joue pas des serments ! Sur ce conseil, l'Infant de Parme continua à porter le Saint-Esprit.
[50] Voici la lettre du comte de Florida-Blanca que M. le duc de Fernan Nuñez, ambassadeur d'Espagne à Paris, a bien voulu faire rechercher à l'ARCHIVIO GENERAL CENTRAL. (Estado, n° 3915.) Elle est adressée à Azara : Excellence, attendu les services rendus par M. le cardinal de Bernis à l'Espagne dans toutes les négociations importantes depuis l'extinction des Jésuites, la fermeté avec laquelle il soutient les droits de la religion et de l'Église ; attendu qu'après avoir été dépossédé de ses rentes ecclésiastiques, il se voit menacé de perdre le ministère de France en cette Cour, le Roi a résolu de l'assister à partir du jour où il cessera d'occuper ledit ministère de mille écus romains par mois, laquelle somme sera portée au compte des dépenses extraordinaires avec toute précaution et secret, espérant Sa Majesté que ce Cardinal continuera comme jusqu'à ce jour à concourir au bon résultat de nos négociations, etc.
[51] Bernis à Flavigny, passim. (1791.)
[52] Bernis n'a nulle parole aigre contre celui qui vient le détrôner ; il écrit de Maury à Flavigny, le 2 mai 1798 : C'est un homme plein de talent et de courage, à qui il ne manque que l'expérience du monde ministériel, et c'est beaucoup pour le début... Il a excité ici, comme cela devait être, une grande jalousie, il le voit ; mais comme il est accoutumé à braver des dangers encore plus grands, il ne craint pas les morsures. (Arch. Bernis.)
[53] Las Casas à d'Entraigues. (AFF. ETR.)
[54] Las Casas à d'Entraigues. (AFF. ETR.) Et pourtant, Bernis écrit à Flavigny le 25 janvier en parlant de Narbonne : Nous verrons s'il suffira de boire du vin de Champagne, de déshonorer des femmes et de faire des dettes pour remplacer M. de Louvois. (Arch. Bernis.)
[55] Il est vrai qu'il est remplacé par le comte d'Aranda, dont Bernis a eu beaucoup à se louer pendant son ambassade à Paris. (Lettre à Flavigny du 21 mars.) Mais le coup n'en est pas moins sensible. Le 22 mars, le Cardinal écrit au comte d'Aranda une lettre de félicitations fort aimable dans laquelle je relève le passage suivant : Je prie M. le chevalier d'Azara d'insérer dans le paquet de Votre Excellence une lettre à cachet volant pour M. le comte de Florida-Blanca. J'ignore le pays qu'il habite, mais je rougirais dans cette circonstance d'oublier de témoigner ce que je dois à l'amitié qui nous lie et qui n'a pas toujours été inutile au service des deux Couronnes ; je lui dois de la reconnaissance, et je suis oie que Votre Excellence approuvera que je remplisse à cet égard les devoirs d'ami et de galant homme. (Arch. Bernis.) Cette lettre est la seule pièce, relative aux rapports du Cardinal avec l'Espagne, qui se soit trouvée dans les papiers remis à la famille par Azara. Il est probable qu'Azara, héritier fiduciaire, a conservé par-devers lui tous les papiers espagnols pour s'aider dans la rédaction des mémoires qu'il a écrits.
[56] 16 mars. Voir dans le Père SOMMERVOGEL les lettres que Bernis écrit à la nouvelle de l'attentat. On a dit que Gustave n'était que légèrement blessé, et le Cardinal lui écrit : Mesdames et tous les bons Français ont bu à la santé du plus fidèle et du plus généreux ami de la France. Le même jour (25 avril) on apprend la mort. Ma joie a été de courte durée, écrit Bernis à Flavigny.
[57] J'ai entre les mains un très-curieux mémoire sur le Pillage de Saint-Marcel, que sa longueur m'empêche de publier ici. C'est un précieux document sur la Jacquerie d'avril 1792.
[58] Las-Casas à d'Entraigues, 4 août 1792. (AFF. ÉTR.)
[59] Je n'insisterai ici ni sur les relations de M. de Mackau avec Bernis, ni sur le rôle de Mackau à Rome, ni sur l'affaire de Hugou de Bassville, Je me permets de renvoyer le lecteur au volume que j'ai publié sur ce sujet : les Diplomates de la Révolution. Hugou de Bassville à Rome. Paris, 1882, in-8°.
[60] Las-Casas à d'Entraigues, 15 septembre 1792. (AFF, ÉTR.)
[61] Bernis à Limon, 22 septembre 1792. (Collection Morisson.) M. Geoffroy de Limon, le correspondant de Bernis, avait été intendant des finances de Monsieur (Gazette de Leyde du 9 septembre 1777), puis intendant des finances du duc d'Orléans. Il avait d'abord pris parti pour la Révolution et avait, dit-on, rédigé les instructions données par le Duc à ses représentants aux bailliages. Il émigra, collabora à la déclaration de Brunswick, joua un rôle dans les affaires des Princes et mourut en Allemagne en 1799.
[62] Il écrit encore à Flavigny le 22 septembre : La force des armées auxiliaires peut nous sauver, mais, sur cela, il y a encore plus à réfléchir qu'à dire.
[63] Je trouve dans une lettre à Flavigny du 8 novembre ce passage vraiment prophétique : J'entrevois que lorsque la Convention nationale aura joui quelque temps de son triomphe, elle se trouvera dans un grand embarras et en très-grand péril. Elle a abusé le peuple et l'a fait roi. Comment solder ou dissoudre tant [ ] ? Essayera-t-on de dépouiller les propriétaires qui sont à leur aise ? Fera-t-on la guerre aux financiers, aux banquiers, aux agioteurs ? Quand on attaque presque tout le monde et que ce monde est armé, il ne souffre pas si aisément ce qu'ont souffert le clergé et la noblesse désarmés et désunis. C'est à cette époque (s'il y a encore des hommes en France) qu'on peut espérer une courte révolution solide et utile. Celle que pourraient produire les armées étrangères ne devrait occasionner tout au plus que le démembrement du Royaume. Tout le mal vient de nous-mêmes ; c'est nous seuls qui pourrons le guérir. (Arch. Bernis.)
[64] Dumouriez à Bernard, 10 avril 1792. (AFF. ÉTR.)
[65] Belleville à Lebrun-Tondu, 21 novembre 1792. (AFFAIRES ÉTRANGÈRES, Gênes, vol. 166.)
[66] Je n'en citerai que cette phrase : ... Pontife de l'Église romaine, Prince encore d'un État près de vous échapper, vous ne pouvez plus conserver l'État de l'Église que par la profession désintéressée de ces principes évangéliques qui respirent la plus pure démocratie, la plus tendre humanité, l'égalité la plus parfaite, et dont les successeurs du Christ n'avaient su se couvrir que pour accroître une domination qui tombe aujourd'hui de vétusté. Les siècles de l'ignorance sont passés ; les hommes ne peuvent plus ètre soumis que par la conviction, conduits que par la vérité, attachés que par leur propre bonheur, etc. Il y en a quatre pages in-4° !
[67] BAUDOT, Éloge historique de Benigne Gagnereaux, Dijon, 1847, in-8°.
[68] Las-Casas à d'Entraigues, 16 février, 2 et 9 mars 1793. (AFF. ÉTR.)
[69] Las-Casas à d'Entraigues, 2 mars 1793. (AFF. ÉTR.)
[70] Bernis à Limon, 18 mai 1793. (Coll. Morisson.)
[71] Bernis à Limon, passim. (Coll. Morisson.)
[72] Voir dans THEINER, t. I, p. 381, ce mémoire sur lequel on ne saurait trop attirer l'attention, car Maury prétend n'avoir fait qu'exprimer l'opinion des évêques de France. C'est le programme le plus complet de l'absolutisme.
[73] Theiner a lu Simon au lieu de Limon. Bref du 20 novembre 1793, t. I, p. 206. L'abbé de Limon était le frère du correspondant de Bernis.
[74] V. THEINER, Recueil, t. II, p. 590 et suiv.
[75] D'AURIBEAU, Mémoires, p. 1152. THEINER, t. II, p. 14 et suiv., 638, etc.
[76] Sa correspondance avec eux doit être très-fréquente, si l'on en juge d'après ce que rapporte THEINER, t. II, p. 13 et suiv., 117, 260, 561, 590.
[77] Aux Archives Bernis se trouvent deux lettres du Cardinal au Pape en date des 21 et 24 janvier 1793, et relatives à l'évêque de Perpignan, accusé, je crois, car les termes sont énigmatiques, d'être entré en relation avec Bassville.
[78] Lettres du prince de Rohan, 1793. (Arch. Bernis.)
[79] Bernis à Limon, 18 septembre 1793. (Coll. Morisson.)
[80] Relazione del' solenne funerale celebrato in Roma li 12 novembre 1793, nella Regia Chiesa di S. Luigi de Francesi per la Maesta del defunto Re Cristianissinao Ludovico XVI. Imprimé.
[81] D. O. M.
LUDOVICO
XVI
GALLIARUM REGI CHRISTIANISIMO
OPTIMO
PRINCIPI, JUSTO, BENEFICO,
NEFARIO
SCELERE PEREMPTO
QUI
AVIVAM DIVI LUDOVICI IMITATUS PIETATEM
PRO RELIGIONE FORTITER OCCUBUIT
GALLI IN URBE
PARENTANT.
[82] Le coadjuteur d'Albi, les évêques de Nebbio (en Corse), de Saint-Flour, de Vence et de Senez.
[83] Bernis à Limon, 6 novembre 1793, (Coli. Morisson.)
[84]
Voici le commencement de cette lettre dont le post-scriptum est de la main de
la Reine. Pour comprendre la seconde phrase, il convient de savoir que Caroline
était enceinte à ce moment de Marie-Élisabeth de Bourbon, née le 2 décembre
1793 : Mon cher Cardinal, j'ai reçu la lettre que vous
venez de m'écrire pour me transmettre celles des Princesses : vous jugerez de
ma douleur par ce que vous devez sentir vous-même et en considérant l'état où
la plus funeste des nouvelles m'est parvenue. Je vous réponds par le courrier
qui portera la nouvelle de mes couches et avec un cœur aussi navré d'amertume.
Dieu seul sait ce que j'ai à craindre ou à espérer de ce moment périlleux, mais
j'ai un grand exemple à imiter : ma trop malheureuse sœur vient de me le donner
par son noble courage et sa résignation vraiment chrétienne aux décrets de la
Providence. Je suis avec bien de l'estime et de la vénération votre
reconnaissante
CAROLINE.
(Arch. Bernis.)
L'Archiduchesse Infante adresse aussi au Cardinal une lettre fort émue, néanmoins il n'y avait point entre Marie-Antoinette et elle l'intimité qu'il y avait avec Caroline : ainsi le 17 septembre 1792, elle écrivait : J'ai vu votre lettre, j'y ai connu la peine que vous souffrez, cher Cardinal, je la partage avec vous et avec ma sœur la Reine. Elle a eu peut-être des défauts, mais on la traite trop mal.
[85] Las-Casas écrit le 7 décembre : Elle mourut avant-hier, d'une mort très-douce. Elle conserva sa chaleur pendant douze heures, sa figure tout hier. Ce n'est que d'aujourd'hui que la destruction commence' à faire son effet. Si l'empreinte qui reste dans la physionomie des morts indique le dernier sentiment de leur âme, ce sentiment a été bien doux.
[86] Bernis à Limon, passim (décembre). (Coll. Morisson.)
[87] A deux points de vue, d'abord au point de vue militaire, puis et surtout peut-être parce que la constitution de 1791 avait été proclamée à Toulon. Or je ne sais si Bernis ne détestait pas ceux qu'il appelait les monarchiens plus encore que les jacobins.
[88] Ses enfants réfugiés au château de Salsas avaient été, dit-on, emmenés à Florac, où, suivant une tradition de la famille de Bernis, on les fit assister aux exécutions.
[89] Les lettres du duc de Penthièvre au Cardinal pendant la révolution mériteraient d'être publiées in extenso ; elles sont fort nombreuses, très-détaillées et vraiment curieuses.
[90] Je ne puis résister à insérer cette lettre en date du 28 septembre 1791, qui fait connaître l'âme de la Princesse : Vous avez connu, Monsieur le Cardinal, une comtesse de Joinville qui était heureuse ou plutôt qui croyait l'être. Celle qui vous écrit n'a conservé de la première que le souvenir de l'amitié que vous lui aviez témoignée, qui est bien gravé pour toujours dans son cœur, mais toutes les illusions qui faisaient son bonheur sont détruites. Elle n'en sera que plus intéressante aux yeux de son Cardinal, et il le lui a déjà bien prouvé, car rien n'est plus aimable que ce qu'il lui fait dire. Mon père a eu la bonté de me communiquer vos lettres, et j'ai un véritable besoin de vous remercier. J'ai aussi celui de vous parler de ma position qui est la plus malheureuse possible, sous tous les rapports. J'ai espéré longtemps que M. le D. D., même pour son intérêt personnel, m'épargnerait la douleur de plaider contre lui ; mais on l'a tellement aveuglé qu'il m'y force ; depuis six mois, je suis occupée des tristes et cruels détails qui ont rapport au procès que je vais avoir. Tout est en ordre, mon mémoire est fait, mes arbitres nommés (ce sont les maréchaux de Noailles et de Mouchy), ma cause est imperdable, elle est appuyée des preuves les plus fortes et les plus positives, mais quels tristes succès que ceux que je dois espérer ! Une seule réflexion soutient mon courage, c'est l'espoir que le parti auquel je suis forcée me ramènera un jour mes enfants. Je ne sais pas au juste le moment où j'attaquerai. Cela dépendra de quelques circonstances, mais cela ne peut guère être retardé.
L'auriez-vous cru, Monsieur le
Cardinal, que madame de Sillery (madame de Genlis) pour qui vous aviez conçu de
l'amitié et de l'estime serait le principe et la seule cause de tous mes
malheurs ? Mais qui a été plus trompé sur son compte que moi qu'elle a
cruellement trahie et outragée ! Vous aurez appris par vos correspondances et
par les Français qui sont à Rome le rôle que cette femme a joué dans la
Révolution, il est d'accord avec celui qu'elle a joué dans mon intérieur où
elle a mis le trouble et le désespoir.
Voudrez-vous bien, Monsieur le Cardinal, avoir la bonté d'entretenir Mesdames de mon respectueux attachement et de la reconnaissance que m'inspirent leurs bontés ? J'ai été comblée de celles du Roi et de la Reine, et de toute la Famille Royale. C'est un grand adoucissement à mon malheur, et je le sens comme je le dois. J'ai encore à vous prier de parler de moi à M. et madame de Châtellux ; mais ce que je demande avant tout à mon Cardinal (puisqu'il veut bien que je l'appelle ainsi), c'est de me conserver toujours son amitié et de rendre justice à toute la mienne et à tous les sentiments qui m'attachent à jamais à lui.
[91] Bernis à Limon, passim. (Coll. Morisson.) Tout ce paragraphe est, je n'ai pas besoin de le dire, littéralement extrait de la correspondance.
[92] Bernis à Limon, 29 janvier 1794. (Coll. Morisson.) C'est malheureusement la dernière pièce de cette intéressante correspondance.
[93] Las-Casas à d'Entraigues, 22 novembre 1794. (AFFAIRES ÉTIRANGÈRES, France et divers États, p. 274, K.)
[94] Les lettres relatives à cette affaire (AFFAIRES ÉTIRANGÈRES, Rome, p. 917) ont été publiées, Vie du cardinal J. S. Maury, Paris, 1828, in-8°, p. 177 et suivantes.
[95]
Hamm, 25 février 1194.
J'ai reçu, Monsieur le
Cardinal, votre lettre du i" février. Je vous prie de remettre à Sa
Sainteté la lettre que je joins ici pour lui témoigner ma reconnaissance de la
grâce distinguée qu'elle vient d'accorder à un des plus zélés défenseurs de
l'autel et du trône. Personne ne fait plus profession que moi de respect et de
vénération pour les sentiments et la grandeur d'âme du Pape, et je ne doute pas
qu'il ne se montre le digne et le courageux chef de l'Église aussitôt que les
circonstances lui en fourniront l'occasion. Le bonhomme que j'aime et que je
considère par tant de motifs a bien raison de ne pas désespérer de la bonne
cause. C'est un mot que je ne connaitrai jamais et, si je péris à la peine, mes
enfants hériteront au moins de la fermeté et de la constance que mes devoirs
m'inspirent. Je regrette vivement que la prudence m'empêche de parler au
bonhomme avec la confiance qu'il m'inspire, mais il est des choses dont je ne
crains pas la publicité. Il n'existe qu'une seule place pour le Régent.
L'utilité, la convenance, la décence même, tout doit le porter en Espagne, et
tout séjour intermédiaire deviendrait funeste à la cause dont il est le digne
chef. Je ne doute pas des soins que le bonhomme se donne pour hâter ce voyage,
mais, connaissant la juste considération dont il jouit en Espagne, je le prie
de redoubler de moyens pour effectuer une affaire aussi importante.
Quant à celui qui s'honore du
nom de Preux, croyez qu'il sent toute l'étendue des devoirs qui lui sont
imposés ; mais loin d'en être effrayé et d'être rebuté par les obstacles qu'il
rencontre, son âme est plus ardente et plus active que jamais, et si de simples
vues politiques retardent encore l'accomplissement du seul vœu qu'il forme, il
saura travailler à gagner par sa seule épée et à acquérir par une considération
personnelle le droit de faire valoir ses titres et qualités dans le sein de la
patrie et au milieu des vrais Français. C'est par cette conduite que le Preux
veut mériter et conserver l'estime du bonhomme. Adieu, Monsieur le Cardinal ;
c'est de tout mon cœur que je vous renouvelle l'assurance de ma parfaite
estime, de ma haute considération et de ma véritable amitié.
Signé : CHARLES-PHILIPPE.
Quelques mois plus tard, le comte d'Artois écrivait encore au Cardinal la lettre suivante, qui témoigne au moins de bonnes intentions :
Hamm, le 10 sont 1794.
Enfin je pins annoncer au respectable bonhomme que les cœurs et les porte. d'airain commencent à s'ouvrir. Le Preux et son fils ne seront plus dans vine-quatre heures à Hamm. Non-seulement le gouvernement britannique se prête, mais il indique très-positivement le désir que le Preux se rende en Angleterre. Le respectable bonhomme juge bien que nous ne nous ferons pas attendre longtemps. L'article tics créanciers mettra encore quelque embarras et exigera d'abord des formes gênantes, mais il y a tout lieu de croire que cela ne sera pas long, et que d'après les principes actuels tout ira de mieux en mieux. J'écris le pied à l'étrier, ce qui ne me laisse qu'un seul instant pour renouveler au respectable bonhomme mon tendre respect.
(P. S. de la main du comte d'Artois.) J'ôte la plume à l'écrivain pour dire au bonhomme que je suis rempli de courage et de bonne volonté. J'aurai à travailler, je le sais, je m'y attends, je n'en suis pas effrayé, mais je me rappellerai les conseils du bonhomme pour ne blesser personne en tenant ferme à mon Dieu, à mou Roi et à ma foi. Au surplus, j'espère que l'Esprit-Saint éclairera par sa sagesse le conseil le plus énergique qui existe dans l'Europe. Je finis en priant le bonhomme de lever les mains au ciel comme Moïse, et de croire à tons les sentiments que le Preux lui a voués.
Ce document vaudra peut-être d'atténuer le récit du comte de Vauban.
[96] Voici la lettre que M. le comte de Provence écrit de Colorno, le 23 mai 1794, à Madame Adélaïde : Je vous remercie, ma chère tante, d'avoir bien voulu envoyer mon portrait et le vôtre. La Reine de Naples choisira. Je ne me rappelle pas bien le vôtre. Pour le mien, je conviens qu'il est trop jeune, puisqu'il y a longtemps qu'il est fait ; mais pour les traits, je ne les ai trouvés aussi ressemblants dans aucun. Mais ce dont je suis touché, c'est de ce que vous me dites pour moi. Je vous prie, ma chère et bonne tante, de ne pas vous inquiéter de ma position. Elle n'est pas très-aisée, mais elle n'est pas non plus si affligeante que votre amitié peut vous la peindre. D'ailleurs, fût-elle encore pire, je ne sais si je vous ai dit le secret de ce que quelques personnes appellent mon courage, c'est tout simplement la comparaison du passé avec le présent. Quand je lue rappelle l'intervalle entre le 6 octobre 1789 et le 21 juin 1791, il m'est impossible de ne pas remercier Dieu de la meilleure foi du inonde, parce que tout y est à l'avantage du présent. Cela me donne aussi beau jeu pour le futur et pour me faire une raison, en mettant les choses au pis, sur ce qui peut résulter d'un peu de roideur dans mes principes. Je dois à Dieu et à M. d'Avaray de n'être plus en prison ; j'espère que je me devrai d'être content de moi-même. Est-il donc si difficile avec ces deux points de dire : Que la volonté de Dieu.se fasse !
[97] Il y avait placé quelques fonds et y vivait avec le marquis de Mirepoix. (Bernis à Flavigny, 30 mai 1792.) Il y eut des difficultés pour sa succession. (AFFAIRES ÉTRANGÈRES. Rome, 918, au 24 nivôse an III.)
[98] D'AURIBEAU, Mémoires, p. 962. Le confesseur du Cardinal, suivant POUGENS, Mémoires, p. 73, était un certain Père Salin. Vivait-il encore en 1794 ?
[99] Pour parvenir à ce résultat, le Cardinal fait deux testaments. Par le premier, il institue un fidéicommissaire, attendu qu'on ignore à Rome si le vicomte de Bernis et ses enfants sont vivants, et que la Chambre apostolique pourrait regarder Bernis comme intestat, Le Vicomte, en effet, est en prison sous un nom supposé, et ses enfants sont internés à Salgas, sous la surveillance de la municipalité. Voici le premier testament qui m'a été communiqué par le comte Boulay de la Meurthe :
Moi, François-Joachim de
Bernis, cardinal de la sainte Église romaine, évêque d'Albano, sain d'esprit,
quoique gisant au lit avec la lièvre, ayant reçu les Très-Saints Sacrements de
l'Eglise, voulant disposer de ce qui m'appartient, recommande en premier lieu
mon âme à Dieu, à la Très-Sainte Vierge et à mes saints protecteurs, et déclare
pour mon héritier fiduciaire mon très-cher ami, Son Excellence le seigneur
chevalier don Nicolas de Azara, Ministre d'Espagne, à qui j'ai communiqué mes
intentions, afin qu'il dispose de tous mes biens sans aucune réserve et sans
aucune obligation de rendre compte à qui que ce soit, et qu'il récompense ceux
de mes serviteurs qui m'ont bien servi, selon qu'il jugera qu'ils l'ont mérité.
Je nomme pour mes exécuteurs testamentaires, conjointement avec le susdit
seigneur chevalier, mes deux chers neveux, monseigneur le coadjuteur d'Alby, et
parce que telle est ma dernière volonté, j'ai signé le présent de ma propre
main.
Signé : le cardinal DE BERNIS.
Le 31 octobre 1794.
Par le second testament, des substitutions sont établies entre les descendants des deux demoiselles du Puy-Montbrun, qui, l'une après l'autre, ont épousé le vicomte de Bernis. Les pensions qui montent à plus de 1.200 écus par an sont stipulées.
[100] On devrait croire que l'acte de décès du Cardinal se trouve à Saint-Louis des Français, église nationale et paroisse de l'Ambassadeur ; mais il parait que M. de La Tour-d'Auvergne-Lauraguais a, en 1862, renoncé pour lui et ses successeurs au droit d'avoir l'église nationale pour paroisse. Les Archives de Saint-Louis ont été transportées à l'église de la Madeleine, église italienne et romaine : c'est là que mon ami le comte Joseph Primoli est parvenu à retrouver l'acte de décès du Cardinal. Le voici :
Die 3 mensis novembris anni
millesimi septingentesimi nonagesimi quarti.
Eminentissimus ac Heverendissimus
Dominus Franciscus-Joachimus de Pierre de Bernis, a Santo Marcello, diocesis
Vivariensis, sacra Romana Ecclesiœ cardinalis, Episcopus Albanensis, et
Archiepiscopatus Albinensis in Occitania administrator, Regii ordinis Sancti
Spiritus commendator, necnon apud Sanctani Sedem pro Rege Christianissimo
minister plenipotentiarius, etatis sua anno 80, in communione S. Matris
Ecclesiœ, sacramentis omnibus munitus, animam Deo reddidit in palatio dicto de
Carolis sito in parochia Sancta Marin in Via Lata, cujus corpus, die Veneris
sequente, septimo ejusdem menses, ad banc regiam ecclesiam de nocte delatum
cutis pompa funebri, depositum fuit in latere capella S. Sebastiani.
Josephus REVMORIN,
parochus,
S. Ludovici nat. : Galli.
La plupart des dictionnaires fixent le fer novembre comme date du décès du Cardinal, mais d'Auribeau dit le 2 : STAT dans l'inscription latine qu'il consacre au Cardinal dit : Decessit IV Non. Novemb. MDCCXCIV, cum vixisset annos LXXIX, menses VI, dies X. Enfin l'acte de décès est décisif, d'autant qu'il est confirmé par un acte du 25 nivôse an XIII, passé à la chancellerie de France par Lestache et Laboureur, sculpteurs chargés d'élever un monument à Saint-Louis.
[101] TASTEVIER, Notice sur la paroisse Notre-Darne et Saint-Castor, Nîmes, 1869, in-12.
[102] HIC JACET
REVER. ET EMIN. JOACHIM DE PIERRE DE BERNIS
S. R. E. CARD. EPISC. ALBAN. ARCHIEP. ALBICENSIS
XMI REGIS APUD SANCTAM SEDEM LEGATUS
GENERE MAGNUS, HONORIBUS MAJOR, IN UTRAQUE FORTONA SIBI PAR
DIVITIIS NON FAMA ORBATUS, ROMÆ OBDORMIVIT IN
DEO.
ANNOS NATUS LXXIX, DIE I NOV. MDCCXCIV
CUJUS CINERES NEMAUSI, QUASI IN
ORBE NATALI, ADDUXERUNT
ET MONUMENTUM HOC NEPOTES DEDICARUNT
A. D. MDCCCIII.
[103] D. O. M.
PRÆCORDIA
FRANCISCI-JOACHIM DE PIERRE DE BERNIS S. R. E.
CARD. ALBAN.
ARCHIEPISCOPI ALBICENSIS
GALLÆ APUD SANCTAM SEDEM ORATORIS
OBIIT ROMÆ III NON.
NOVEMBRIS ANN. GAL. MDCCXCIV
ÆTATIS SUÆ OCTACESIMO.
—————
AVUNCULI CINERES
IN PATRIAM TRANSFERRI
ET IN ECCLESIA
NEMAUSIENSI
CONDI CURAVIT
RENATUS DE BERNIS
A. D. MDCCCIII.
[104] J'insiste sur ce point grâce à an document d'un intérêt extrême : les Mémoires de madame de la Ferté-Imbault, la fille de madame Geoffrin, la grande maitresse de l'Ordre des Lanturelus. Je n'ai encore retrouvé que des extraits de ces mémoires, mais l'un de ces extraits est par bonheur relatif à Bernis. Voici ce qu'elle raconte : Il me dit : Je ne veux point rester le complaisant de la Marquise, me donner l'air d'un intrigant et être responsable vis-à-vis de la Cour et de la ville des effets de son crédit qui seront peut-être très-condamnés et très-condamnables : elle a plus d'ardeur, d'ambition que d'esprit, elle croit facilement tout ce que l'on lui dit et n'a point de tact pour connaitre les hommes et les courtisans. Je veux entrer dan ; les Affaires Étrangères : si je fais bien, je mériterai des récompenses par ma besoigne, et, si je réussis, ce sera ma faute si je ne fais pas une petite fortune. Je ne pourrai m'en prendre qu'à moi En quittant la Marquise dans son montent de crédit le plus brillant, avec l'air et le jeu d'être son favori, je prouverai que je suis raisonnable ; qu'en la quittant' au risque d'être dégoté en mon absence, que je ne suis pas un intrigant ; enfin, me dit-il, je ne veux faire de fortune que par des moyens honnêtes, et je veux avant tout l'estime des honnêtes gens.
[105] Bernis à Montmorin, 25 août 1789. (AFF. ÉTR.)
[106] Bernis à Montmorin, 25 août 1789. (AFF. ÉTR.)
[107] Bernis à Vergennes, 37 septembre 1775. (Arch. Bernis.)
[108] GORANI, Mémoires secrets, t. II, p. 181.