Sources : AFFAIRES ÉTRANGÈRES, Rome, vol. 905 et suiv., France, sér. ord., 661, 664 ; ARCHIVES BERNIS ; BIBLIOTHÈQUE DE CLERMONT-FERRAND, Mémoires du comte d'Espinchal, mas. 211 ; BIBLIOTHÈQUE PALATINE À FLORENCE. Les journaux du temps sont extrêmement pauvres sur Rome à cette date.Bernis tenu au courant de l'esprit de la France par ses nombreux correspondants. — La correspondance officielle. — La Cour se désintéresse de Rome. — Bernis n'est point admis à parler de la politique intérieure. — On songe à le rappeler pour le faire président du Clergé aux Etats généraux. — Necker, Ses hostilités contre Rome. — Autres symptômes de l'ébranlement des esprits. — Les pamphlets. — Le duc d'Orléans. — Ouverture des États généraux. Bernis prêche la résistance. — Le 14 juillet à Rome. — Rome en 1789. — Puissance apparente de Bernis. — La nuit du 4 août. — Les annates. — Le germe de la Constitution civile. — Montmorin demande que Rome suspende la perception des annates. — Bref du Pape au Roi. — Louis XVI, après avoir en la pensée de négocier avec le Pape, approuve purement et simplement l'arrêté du 4 août. — Le Pape suspend le payement des annates. — Les biens du clergé. — Protestation de Bernis. — Bernis entièrement ruiné. — Comment il accepte la ruine.Avec la mort de M. de Vergennes (13 février 1787), avec la première Assemblée des Notables, la Révolution commence officiellement. Jusque-là, les germes se sont déposés dans l'ombre et ont grandi sous la terre ; à présent, c'est à ciel ouvert et à l'air libre que la plante apparait et s'épanouit. Bernis, avec une inquiétude qu'éclairaient son patriotisme et son royalisme, pressentait de longue date la Révolution. Bien qu'éloigné de France depuis vingt ans, bien que privé par ce long exil d'impressions personnelles sur les hommes nouveaux que le Roi appelait dans son Conseil, bien que réduit par son âge à n'avoir pour ainsi dire plus de contemporains, il était au courant de ce qui se passait par les correspondances qu'il avait soin d'entretenir avec la plupart des voyageurs intelligents qui avaient séjourné à Rome[1]. A coup sûr, les lettres étaient timides et les appréciations réservées, car la poste n'était guère discrète, et, de plus, on avait scrupule de troubler la quiétude d'un vieillard aimable, dont la position commandait le respect et que son grand âge semblait devoir préserver des périls à venir ; mais ce qu'on ne lui disait point, Bernis le devinait. Au reste, la correspondance officielle, à défaut d'autre, était là pour l'instruire. Ce n'est point qu'elle abondât en détails, ou qu'elle contint des renseignements, mais le ton dont écrivait M. Hennin, maitre, à ce qu'il semble, sous Montmorin, de la politique religieuse, suffisait pour montrer un parti pris contre le Saint-Siège. Bernis était mis hors de tout : on ne le consultait plus, on ne prenait plus son avis ; s'il réclamait, on lui donnait tort. C'étaient, sans cesse, dans les dépêches, de sottes comparaisons entre le Pape et le Sultan. Pas un mot, d'ailleurs, de politique générale ; à peine si l'ou parlait de ce qui intéressait le plus directement le Pape : cela, pour tout et du petit au grand : ainsi, tout le service des courriers avec Rome est bouleversé sans qu'on en parle au Cardinal, et l'édit de novembre 1787, concernant ceux qui ne font pas profession de la religion catholique, est rendu sans que le Roi juge à propos de faire même connaître au Pape ses intentions[2]. Le Pape en parle à Bernis ; on lui répond que la chose est juste et nécessaire, qu'elle ne nuit en rien à la Religion dominante, et qu'on a écarté jusqu'aux apparences du culte public[3]. Quand, en mai 1788, le Pape revient malade des marais Pontins, et que Bernis, tout ému à la pensée d'un nouveau conclave, envoie des notes sur les cardinaux papables[4], sur les factions à former, on lui répond que le Roi espère que le Pape se portera mieux, qu'en cas de malheur, on se confie absolument à ce que les Ministres de France et d'Espagne auront décidé. Si Bernis parle de la suppression par la Cour de Naples de l'hommage de la Haquenée, Montmorin s'extasie sur le bonheur de ne point avoir d'affaires en Italie[5], et déclare que le Roi désire avant tout la paix et la bonne harmonie, mais qu'il n'a aucun titre pour se mêler de cette affaire. Même réponse lors de la nouvelle querelle entre Rome et Naples, à propos de Malte[6]. Décidément, on ne veut plus s'occuper de Rome. Pour les affaires intérieures, on n'admet point davantage que Bernis s'y mêle. Si, en janvier 1788, se fondant sur les lettres qu'il a reçues d'Espagne, le Cardinal est amené à dire que les alliés du Roi souhaiteraient que son autorité fût plus respectée[7], Montmorin répond avec une superbe assurance : Nos embarras intérieurs ne sont pas à beaucoup près tels qu'on les envisage au dehors. Il faut très-peu de temps pour les calmer, et comme il n'a pas laissé de se faire de bonnes choses depuis quelques mois pour améliorer notre position, il y a lieu d'espérer que nous regagnerons promptement ce que nous avons perdu dans l'opinion générale[8]. Bernis n'avait donc qu'à se taire. A coup sûr, il ne partageait point ces espérances, il n'avait aucune foi en ces panacées merveilleuses qu'on essayait successivement à Versailles. Il était demeuré, comme en l 766, le royaliste passionné, le prêtre qui croyait au droit des nobles, et le noble qui croyait au droit des prêtres. Il n'avait point varié en son idéal gouvernemental, et tenait toujours pour l'ancienne constitution et l'ancien droit ; il n'admettait pas plus la liberté de conscience[9] qu'il n'admettait la liberté de la presse[10] ; il n'était nullement séduit par l'enseignement populaire et trouvait tout net un malheur que dans son siècle tout le monde sût lire et écrire. Il s'était gardé, quoique vivant à l'étranger, de cette sorte de philosophie cosmopolite, qui tue le patriotisme ; il était resté patriote dans un temps où le patriotisme était devenu un ridicule[11]. En vérité, c'était un homme du passé, et Montmorin avait bien raison de le tenir à l'écart ! Pourtant, après que, à Versailles, on eut essayé tous les systèmes, après qu'on les eut tous trouvés insuffisants pour Guérir les plaies qu'on avait faites à la France, on eut, en dernière analyse, l'idée de faire appel non point au système politique de Bernis, mais à son nom qu'on croyait populaire et à son esprit qu'on savait conciliant. Au mois de septembre 1788, un ami de l'abbé de Vermont fut chargé de faire au Cardinal une insinuation détournée, pour savoir s'il accepterait, non pas, comme on l'a cru[12], le premier ministère, mais la présidence du Clergé aux États généraux. Bernis, qui, dit-il, se serait dispensé de répondre sans le respect qu'il devait à la Reine, chargea le chevalier de Bernis, qui se trouvait à Versailles, de déclarer qu'à moins d'ordres formels du Roi, il ne pouvait se charger d'une commission qui supposait des connaissances qu'il n'avait pas et qu'il n'avait pas été à même d'acquérir[13]. Malgré cette fin de non-recevoir, M. de Loménie fit au Roi la proposition de désigner Bernis[14], et Montmorin fut chargé, le 16 septembre, de le sonder définitivement[15]. Il lui écrivit à cette date une lettre dès plus pressantes. Cette lettre parvint-elle à son destinataire[16] ? En tout cas, Bernis feignit de ne l'avoir point reçue, et, prévenant ainsi une mise en demeure qui eût pu être formelle, il déclina nettement toute mission active à l'intérieur. Il ne se contenta pas d'alléguer son âge, sa santé et le défaut de ses connaissances ; il n'hésita point à proclamer que les maximes à la mode n'étaient pas les siennes, et qu'il ne pouvait avoir s nul espoir de ramener tant de têtes égarées aux anciens principes, quand l'autorité et la bonté du Roi n'avaient pu jusqu'ici opérer ce miracle[17]. Le retour aux affaires de Necker, qui rêvait pour lui-même le premier ministère et qui voyait dans Bernis un concurrent[18], empêcha la Cour d'insister davantage, et cette vive escarmouche se termina à l'honneur du Cardinal. Il eut bientôt à se féliciter de ne point s'être exposé aux difficultés d'un rôle nouveau sur un théâtre inconnu. L'hiver de 1788-1789 fut des plus rudes : on vit la neige sur les toits et dans les rues de Rome, et le thermomètre descendit à cinq degrés au-dessous de zéro. En France, une grande partie des arbres fruitiers furent gelés, et la famine vint encore servir les projets des agitateurs. Chargé par Montmorin de demander au Gouvernement Pontifical une extraction de 30.000 charges de grains (14-17 février), Bernis obtint la permission d'exporter 22.000 rubbes (1.280.000 livres) ; mais, malgré ses efforts, ses lettres réitérées, les lettres de Montmorin, Necker[19] n'envoya un individu pour prendre livraison que le 5 mai, et cet individu, au lieu de 22.000 rubbes, ne voulut en acheter que 8.000 ; encore ne les acheta-t-il pas, faute de pouvoir les paver ! Bernis n'était déjà pas bien disposé pour Necker, ce protestant en qui lui, prêtre et catholique, sentait l'ennemi. Que fut-ce après ce dernier coup ? que fut-ce lorsqu'il vit mademoiselle Curchod, madame Necker, la fille du pasteur protestant[20], demander, exiger du Saint-Siège la grâce d'un forçat détenu aux galères de France, par sentence des juges du Comtat, pour vol avec effraction et meurtre ? Le Genevois montrait en tout sa haine contre Rome : au Conseil, à propos de la dépense des bulles qui, en 1788, était montée à 660.000 livres[21], il faisait des observations aigres, et Montmorin devait écrire sur ce tribut qui paraissait bien onéreux. Dans te Comtat, il refusait le sel. Les fermiers généraux devaient fournir aux Comtadins une quantité de sel suffisante pour leur consommation, mais pas assez grande pour qu'ils pussent en revendre en France. Sous prétexte de contrebande, les fermiers généraux supprimèrent l'envoi du sel dans le Comtat, et Necker les soutint envers et contre tous. Montmorin fut obligé, tout ami qu'il était de Necker, d'écrire : M. Necker écoute des personnes qui ne paraissent pas avoir des idées fort justes, ni, qui plus est, la bonne volonté nécessaire. Il fallut à Bernis six mois d'insistance pour obtenir 20.000 minois de sel aux gens du Comtat. Le sel n'était rien encore : Necker, comme de propos délibéré, affame le Comtat. Le 11 avril, le Nonce à Paris demande la permission de faire transporter à Avignon 1.000 sommes de seigle achetées à Lyon : refus. Le 14 avril, Boncompagni demande à Bernis le libre passage pour des blés que le Pape envoie de Rome aux Comtadins : refus. Si le Comtat n'était pas nourri par Rome, il fallait pourtant qu'il se nourrit sur la France. Aggraver la famine dans le Comtat, c'était l'aggraver en France. Le fait n'en est pas moins là : mais à quel mobile Necker obéissait-il ? Était-ce seulement à la haine du calviniste contre Rome ? Les actes de Necker contre le Saint-Siège étaient déjà un symptôme effrayant du système adopté par le Conseil, mais Bernis eut bientôt à recueillir d'autres preuves du trouble profond qui régnait dans le Royaume. Si, au nom du Secrétaire d'État du Pape personnellement pris à partie dans des brochures[22], il proteste contre la licence de la presse, Montmorin lui répond que la brochure dont on se plaint est confondue dans l'immensité de celles qui paraissent, qu'il se dit et écrit sans doute beaucoup de choses déraisonnables, mais qu'en général, on veut le bien et qu'il s'opérera. Ainsi la presse est sans frein ; les routes aussi sont sans sûreté, car, le 20 février 1789, le courrier de Rome est attaqué et volé sur la route de Provence, et les agresseurs ne sont point retrouvés. Enfin, dans la Famille Royale elle-même, le désordre est à son comble, puisqu'un Prince du sang peut, dans un écrit public[23], rompre avec Rome sur un point de doctrine, et, sans que le Roi le punisse, se déclarer l'apôtre des doctrines anarchiques. Lorsque Bernis rapporte l'affliction et la douleur que cause au Pape l'instruction adressée par M. le duc d'Orléans aux bailliages de ses terres, Montmorin répond que ces instructions sont, dit-on, l'ouvrage d'un ecclésiastique, qu'elles ont fait peu de sensation, que l'effervescence va se calmer ; les tètes sont livrées à l'esprit de nouveauté, dit-il, mais, par ce qu'on sait des élections, on peut se flatter que lorsque l'assemblée des États sera formée, des opinions plus saines s'y établiront. Sans partager cette confiance, le Cardinal est amené à se rassurer quelque peu en pensant que nombre de ses amis et de ses parents sont députés aux États, que son neveu, le Coadjuteur, est nommé à l'unanimité par le clergé de la sénéchaussée de Carcassonne[24]. Puis, le discours du Roi à l'ouverture des États, ce discours dans lequel, suivant Bernis, on sent régner également la noblesse, la dignité d'un monarque et la bonté du père d'une grande famille, ne peut manquer de calmer les esprits. De Paris, le Ministère n'écrit que des lettres enthousiastes : c'est une ère nouvelle qui commence sous les auspices de Necker et de Montmorin. Il faut bien les en croire, mais cet instant de calme passe vite. Le début des Étais généraux ne
semble pas répondre aux bonnes intentions du Roi. Les maximes du Tiers
état scandalisent le public de Rome et même les Anglais ; le Clergé inquiète
par ses divisions, la Noblesse par ses tendances, le Roi par sa faiblesse.
Bernis, si mal qu'on ait pris ses premiers avis, ne peut se retenir de
prêcher la résistance. La grandeur de la France dépend, suivant lui, de ce
qu'on croira que le Roi est le maître chez lui. Il faut, dit-il, que le gouvernement en impose promptement à ces orateurs du
Tiers état qui ne cachent plus leurs vues d'ambition et d'indépendance.
Aussi applaudit-il des deux mains à la nouvelle que le maréchal de Broglie
est appelé au commandement des troupes. C'est la dissolution de l'assemblée,
et là seulement est le remède. Plus on connaîtra,
dit-il, le caractère de notre nation, plus on craindra
l'inconvénient et le danger de l'assembler. Hélas ! M. de Broglie au
pouvoir, c'est le 14 juillet, c'est la prise de la Bastille, c'est Paris
insurgé, ce n'est point une émeute, c'est la Révolution. Dans la correspondance officielle, rien du 14 juillet : à peine s'aperçoit-on de ce changement de ministère qui a changé les destinées de la France : un court billet par lequel M. de la Vauguyon notifie au Cardinal son arrivée aux Affaires étrangères et la démission de Montmorin, c'est tout. Bernis lui aussi se tait. Quand Montmorin annonce qu'il a repris son portefeuille, Bernis se contente de répondre : Vous connaissez trop les hommes et les Cours, pour ne pas imaginer tout ce que les représentants du Roi en pays étranger ont à souffrir depuis bien longtemps de tout ce qui se dit et se pense de nous ; et, par un retour bien naturel, il ajoute : Pour moi, je n'ai pourtant pas à me plaindre. Je suis toujours la seconde personne de Rome. Cela est vrai. En cette année 1789, à côté du Pape romain, Bernis est encore le Pape français : plus populaire même et plus justement estimé que l'autre. Pie VI poursuit contre la Cour de Naples sa dispute pour l'hommage de la Haquenée ; il abreuve de dégoûts son secrétaire d'État Boncompagni, et il le force à céder la place ; il livre l'administration de ses États à Ruffo qui les ruine ; il se brouille avec Azara qui a osé lui faire des observations ; il songe à donner Castro et Ronciglione en bail emphytéotique à son neveu, le duc Braschi, pour qui il a renouvelé les plus étonnantes pratiques de l'ancien népotisme ; il gratifie du chapeau rouge le marquis Antici, l'envoyé de Pologne, qui s'est employé à arranger la scandaleuse affaire de la succession Lepri ; il gouverne sans autre loi que son bon plaisir, sans autre souci que l'agrandissement de sa famille, sans autre conseil que sa vanité. Bernis, lui, a gardé la même représentation, la même cour, la même grandeur d'extérieur. Ce sont les mêmes dîners, les mêmes réceptions ; ses valets, ses rafraîchissements, sa politesse, sa dignité font comme jadis l'étonnement des voyageurs[25], et il y en a eu beaucoup cet hiver, beaucoup d'Anglais et d'Anglaises, de Français et de Françaises aimables[26]. Comme, à Versailles, on ne s'occupe plus des affaires de Rome, Bernis est maître absolu de toutes ces petites choses qui donnent l'air du pouvoir. Il fait des coups d'État : il chasse de Lorette les deux chapelains français, enlève au Père Temple, pénitencier français, l'administration de l'Œuvre pie, la donne au marquis Benincasa qu'il a déjà nommé consul général à Ancône. Il procure à ses amis Santa Croce la commission de porter les chapeaux aux nouveaux cardinaux espagnols ; il laisse disparaître la communauté des Picpus français desservant l'église de Notre-Dame des Miracles, et il abandonne à leurs créanciers un établissement national. Quand il rend compte au Ministre, c'est à peine si Montmorin répond par quelque phrase banale. On n'a plus le temps à Versailles de penser à Rome. On n'a plus le temps même de signer une lettre. Quand arrive la promotion des Couronnes, Montmorin envoie bien le nom du candidat désigné par le Roi, M. de Montmorency-Laval ; mais, pour que la promotion s'effectue, il faut une lettre autographe de Louis XVI au Pape. Or, avant d'obtenir cette lettre, plus d'un mois se passe : la lettre est faite, elle a été écrite par un secrétaire de la main, mais le Roi n'a jamais le temps de signer ! Surtout, point d'affaires ! Que le Pape et le Roi des Deux-Siciles se brouillent ou se raccommodent, le Roi ne veut point s'en mêler. Il y a du froid entre le Pape et la Sérénissime République à propos de la promotion des Couronnes : le Roi consent que Bernis concilie les deux parties, mais c'est le Cardinal et non le Ministre qui agit ; surtout qu'on ne compromette pas la France ! Ce n'est point Bernis qui compromet la France : ce n'est point lui qui soulève des difficultés avec Rome. A partir du 4 août, l'Assemblée s'en charge. Dans cette nuit -où, au milieu d'un enthousiasme préparé, le vicomte de Noailles et le duc d'Aiguillon vinrent faire hommage au Tiers état des privilèges de la Noblesse, le Clergé ne voulut point rester en arrière, et, de bonne foi, certains évêques sacrifièrent leurs dîmes, certains bénéficiers renoncèrent à la pluralité des bénéfices, des curés abandonnèrent leur casuel : cela regardait leurs commettants dont à coup sûr ils outrepassaient le mandat, mais c'était encore là affaires intérieures dont Rome n'avait point à se mêler. Tout à coup, un député de Lorraine, dont les journaux n'ont pas même enregistré le nom — c'était, dit-on, Grégoire[27] —, se lève et déclare qu'il désire qu'en demeurant attaché de cœur et d'esprit au chef de l'Église, on stipule la suppression des annates. Sans s'inquiéter des concordats existants, croyant peut-être qu'il s'agit de quelque privilège de province[28], entraînée par ce vertige qui la fait voter sur tout sans réfléchir à rien, par cette sorte de folie de détruire qui l'a saisie, l'Assemblée supprime les annates. Ce vote encore pourrait s'excuser ; mais, dix jours après, on reprend le projet d'arrêté[29] ; on repasse de sang-froid chacun des articles ; on arrive à celui des annates, et non-seulement on le maintient, mais on l'aggrave. Le Collège des banquiers expéditionnaires en Cour de Rome a protesté par un mémoire, mais Camus est là, Camus le janséniste, l'ancien avocat du clergé. Il explique à sa façon[30] ce que sont les annates ; il éblouit l'Assemblée de sa science, et après quelques observations de M. Roussillon, député de Toulouse, et de l'évêque de Perpignan, il aboutit à cette étrange rédaction dans laquelle se trouve en germe toute la Constitution nouvelle du clergé : ARTICLE 12. — A l'avenir, il ne sera envoyé en Cour de Rome, en la vice-légation d'Avignon, en la nonciature de Lucerne, aucun denier pour annates ou pour quelque autre cause que ce soit, mais les diocésains s'adresseront à leurs évêques pour toutes les provisions de bénéfices et dispenses, lesquelles seront accordées gratuitement nonobstant toutes réserves, expectatives et partages de mois, toutes les églises de France devant jouir de la même liberté. Cela était bien pour les bénéfices et les dispenses, mais qu'arriverait-il des évêques ? Camus avait eu soin de répondre : Qui donnera, dit-on, les provisions aux évêques ? La réponse est dans les anciens canons des Conciles : les évêques seront confirmés par les métropolitains, et ceux-ci par le Concile national. Tout le schisme est dans cette phrase, tout le schisme est
dans cet article 12 ; ce qui est étrange, c'est que les évêques, membres de
l'Assemblée, ne le comprirent point : personne ne s'éleva ni contre cette
rédaction, ni contre ce discours. Le Nonce, il est vrai, écrivit à Montmorin,
pour demander des explications au sujet de la suppression des annates dont
les papiers publics disaient que l'Assemblée s'était occupée[31] : mais Montmorin
ne répondit pas. Bernis protesta, disant qu'il était impossible de détruire par un simple trait de plume le plus ancien de
nos traités, le Concordat, sans être d'accord avec la partie contractante, à
moins d'une rupture ouverte ; Montmorin évita le plus longtemps
possible de répondre : enfin poussé par Bernis dans ses derniers
retranchements[32],
il écrivit qu'il se rendait parfaitement compte que le Pape était en droit de
réclamer, mais que l'essentiel, pour ne pas faire
prendre à l'Assemblée une décision sur laquelle il serait impossible de
revenir, était que la Cour de Rome suspendit la perception de ce qu'elle
était dans l'usage de faire payer pour les brefs et dispenses, sauf à en
tenir note. Il fallait céder aux circonstances ; les controverses
seraient désagréables ou dangereuses. Nous en sommes
réduits, disait-il, à attendre notre salut d'une
assemblée bien nombreuse où les bons esprits ont souvent peine à se faire
entendre, et qui, par la multitude des objets qu'elle embrasse, aura besoin
de beaucoup de temps pour faire le bien. Cependant, je ne suis pas de ceux
qui désespèrent de la chose publique. La nation rend justice aux sentiments
du Roi. Elle voit que ses Ministres n'ont que des vues pures et
désintéressées. Tout peut s'arranger, et la France peut sortir de cette crise
plus puissante que jamais. Cet optimisme ne rétablissait point les annates ; et les cardinaux, dont les annates faisaient le gros revenu[33], se plaignaient hautement du silence que gardait Pie VI. Ils trouvaient que le Pape devait s'adresser au Roi, devait protester. Pie VI ordonna trois jours de prières publiques dans Rome pour les besoins de l'Église ; le 9 septembre, il donna audience à Bernis, mais le Cardinal n'avait encore reçu aucune instruction ; il n'était pas même chargé d'une notification officielle ; d'ailleurs, il était plus éprouvé encore que le Pape ne pouvait l'être par ces décrets du 4 août qui, en abolissant les dîmes et la pluralité des bénéfices, l'avaient ruiné, et c'était lui qui avait sans doute le plus besoin de consolations. Pie VI affligé, mais calme, fut très-sage, très-mesuré, très-raisonnable, parla des affaires de France avec plus de bon sens que de connaissance des faits, et annonça qu'il allait écrire au Roi. Il adressa en effet, le 13 septembre, à Louis XVI, un bref spécial, écrit en français, dans lequel il le conjurait de demeurer le protecteur de l'Église et le Roi Très-Chrétien. Ce n'étaient point les bonnes intentions qui manquaient à Louis XVI. Il n'avait point besoin de ce bref pour comprendre à quel point l'arrêté du 4 août sur les annates était injuste et injustifiable. Il avait donc résolu de mettre en négociation avec la Cour de Rome les questions intéressant le clergé, et, le 9 septembre, M. de Montmorin avait, par ordre, rédigé une lettre qui devait être adressée à M. de Talleyrand-Périgord, archevêque de Reims et député à l'Assemblée, pour le charger de négocier conjointement avec le cardinal de Bernis sur les objets relatifs à la Cour de Rome qui avaient été pris en considération par l'Assemblée nationale. Le Roi rendit même cette détermination publique par la réponse qu'il fit, le 18 septembre, à l'Assemblée nationale, au sujet de la sanction des décrets du 4 août : L'article 12, dit-il, concernant la Cour de Rome, reposant sur le concordat qui ne peut être annulé par une seule partie, sera mis en négociation avec les égards dus à un souverain et au chef de l'Église. Cela était correct : mais l'Assemblée ayant arrêté que son président serait chargé de se retirer par devers le Roi, pour le supplier d'ordonner incessamment la promulgation des arrêtés du 4 août, Louis XVI se contenta de l'assurance vague que, dans les lois de détail, on tiendrait compte de ses réflexions, et, par une lettre en date du 20 septembre, il annonça qu'il approuvait les arrêtés et qu'il en ordonnait la promulgation par tout le Royaume. Montmorin en revint alors à demander au Pape de garder le silence, le suppliant (le ne point heurter de front les esprits. 11 tallait pourtant que Pie VI prit une détermination quelconque. La suspension des annates était un fait, mais elle n'était pas un droit, et la responsabilité des agents de la daterie ne pouvait être couverte par un décret de l'Assemblée nationale ; il convenait donc de donner une date précise à la cessation des payements, si le Saint-Siège ne poursuivait point l'exercice de ses droits par les moyens en son pouvoir. Ce fut au parti de la douceur que Pie VI s'arrêta : le 18 septembre, le cardinal Campanelli, prodataire, instruisit officiellement Bernis que, de l'avis des chefs d'Ordre, le payement des annates était suspendu, mais que l'on continuerait à exiger les droits d'expédition et de chancellerie. A chaque bulle, bref, rescrit ou dispense, Bernis demanderait la plus forte réduction possible, on en tiendrait note, et l'on réglerait plus tard le compte à l'amiable. La dépêche en date du 19 septembre, par laquelle Bernis rend compte à Montmorin de cette solution inespérée, ne parvint à Versailles qu'au commencement d'octobre. On sait ce que furent les journées des 5 et 6 octobre : le Roi, ramené à Paris, ne put répondre que le 8[34] à la lettre que le Pape lui avait adressée le 13 septembre. Il le fit en termes généraux, rappelant la première réponse qu'il avait faite le 18 septembre à l'Assemblée, passant sous silence la réponse définitive qu'il avait donnée le 20 septembre. Un mois, c'est un siècle pour la Révolution. Il s'agissait bien à présent des annates ! Dès le 8 août, le marquis de la Coste a proposé la confiscation des biens ecclésiastiques : cette première motion n'a pas eu de succès. A la fin de septembre, un autre député de la Noblesse, le baron de Jessé, a demandé la confiscation de l'argenterie des églises : le clergé s'est sacrifié, a envoyé à la fonte tout ce qui n'était pas nécessaire à la décence du culte : on ne lui en tient point compte. Bientôt, des moines viennent offrir les biens de leur communauté : la question de la propriété du clergé, déjà débattue depuis près d'un an dans les journaux et les brochures, se trouve ainsi posée devant l'Assemblée, par les renégats du clergé. C'était le moment où la liberté des délibérations pouvait paraître le plus douteuse, où, par le fait de sa rentrée à Paris, l'Assemblée s'était mise sous la main des motionnaires du Palais-Royal : la minorité effrayée désertait son poste ; la majorité, exaltée par ses audaces, cherchait sans cesse à maintenir par ses discours et par ses décrets l'édifice sans cesse branlant de sa popularité : l'heure est venue pour Charles-Maurice Talleyrand-Périgord. Il monte à la tribune. Il propose la spoliation du clergé (10 octobre). Bernis n'a point attendu pour protester que l'évêque
d'Autun se soit fait le porte-parole de la Révolution. Au moment où les dîmes
ecclésiastiques ont été confisquées sans rachat, il a écrit au Ministre : On nous a regardés comme des usurpateurs bien que nous ne
possédions depuis tant de siècles que des biens qui nous ont été librement
donnés et qu'une jouissance paisible et immémoriale nous a rendus propres. Il
semble que l'opinion nationale soit constante et décidée à regarder comme
invariables et sacrées les propriétés, et cependant on excepte les nôtres, et
en partie celles de la noblesse, de ce principe universellement reconnu et
adopté. Est-ce que nous ne sommes pas Français, et citoyens du même empire,
et frères légitimes de nos frères ? Qui a le droit de nous déclarer bâtards
et de nous déshériter ? Il serait bien malheureux pour la France que l'on ne
pût trouver d'autre raison pour nous [dépouiller] que d'être les ministres de
la religion aussi nécessaire dans l'ordre politique qu'elle l'est au salut
des âmes dans l'ordre moral[35]. Qu'importe ce que pense Bernis ? Le 10 novembre, M. de Montmorin, après avoir longuement entretenu le Cardinal des inconvénients qu'il trouve personnellement à habiter Paris, lui annonce, comme une chose indifférente, l'accomplissement de la ruine du clergé. Nous sommes assez tranquilles dans ce moment, écrit-il, et j'espère que cela durera. L'Assemblée nationale travaille rapidement. Dieu veuille qu'en dernière analyse, sa besogne soit bonne et solide. On a déclaré que les biens ecclésiastiques appartenaient à la nation, mais on n'en a pas encore déterminé l'emploi. — Le coup mortel a donc été porté au clergé de France, répond le Cardinal. Je souhaite bien sincèrement que ce dépouillement ne porte aucune atteinte à la religion, à l'éducation, aux mœurs, au soulagement des pauvres, au rétablissement du crédit, de la circulation, de l'ordre et de la paix intérieure. A l'égard de ma fortune, ajoute-t-il, je ne la regretterais pas si elle était sacrifiée au bien de l'État[36]. C'est tout : point de récriminations, point de désespoir. Bernis sait bien qu'à son âge, on doit craindre plus la misère que la mort même, mais à quoi bon discuterait-il ? Le fait accompli le trouve parfaitement calme : et pourtant il est radicalement ruiné. Il n'y a plus de bénéfices. Il n'y a plus même d'archevêché, car le revenu du siège d'Albi ne consistait guère qu'en (limes, et les dîmes sont purement et simplement abolies. De toute cette fortune que Bernis possédait six mois auparavant, il ne reste que le traitement de Ministre à Rome et le ridicule produit de l'évêché d'Albano. La Révolution a tout emporté : les Propines, les deux abbayes, le prieuré, la seigneurie, et le Petit-Lude, et le château de Vic-sur-Aisne, et les 3.000 livres de commandeur du Saint-Esprit. Pour cette pension de 20.000 livres qu'il touchait comme Ministre d'État, la seule chose qui ne fût point d'Église et que l'Assemblée eût épargnée, la seule qui lui restât, Bernis l'a rendue au Roi : Ne possédant rien à moi, a-t-il écrit, je ne puis rendre à Sa Majesté que ses propres bienfaits[37]. Se plaint-il au moins ? Je ne regrette rien pour moi-même, dit-il, mais mon cœur souffre de ne pouvoir plus faire de bien ni soutenir le crédit national[38]. Il dit encore : Je ne me plaindrai pas qu'après de longs services reconnus et approuvés par les deux Rois que j'ai eu l'honneur de servir, je me trouve réduit, à l'âge de soixante-quinze ans, à l'état le plus médiocre. Pourvu que le bien s'opère, je serai content. C'est sa pensée tout entière, c'est toute sa philosophie. La voici encore mieux exprimée : J'ai supporté, écrit-il[39], la disgrâce dans ma jeunesse et dans un âge plus avancé avec courage et sans ostentation ; la fermeté d'âme ne me manquera pas dans mes derniers jours, et je ne regretterai de ma fortune que le bonheur de faire du bien à un grand nombre de personnes que je faisais vivre et qui vont être dans la misère. |
[1] La correspondance intime du Cardinal avec Joly de Fleury lui donne l'opinion des parlementaires ; il a par Marquet l'avis des gens d'affaires ; par Mesdames, par ses neveux, par les Durfort, il sait ce qu'on pense à la Cour ; par Vergennes, ce qu'on dit dans les bureaux, et combien n'a-t-il pas de correspondant, à l'étranger !
[2] Je n'ai point dit un mot de ces affaires des protestants. C'est tout un sujet, à part. Il faudrait reprendre les protestants politiques à Louis XIV, les suivre pendant tout le règne de Louis XV, montrer leur lutte non-seulement contre le clergé, mais contre la Royauté. Bernis y a été fort peu mêlé ; on l'a écarté tant qu'on a pu, et l'on a aussi écarté le Pape. Mais que Bernis protestât avec toute l'Assemblée du clergé, cela est naturel : le clergé défendait ses droits acquis, détendait contre le Roi même l'œuvre des Rois. Les évêques n'étaient point sacrés pour être tolérants.
[3] Montmorin à Bernis, 8 janvier 1788. (AFF. ÉTR.)
[4] Dans la dépêche du 20 mai, je relève cette note sur Chiaramonti, qui sera Pie VII : Grégoire-Barnabé Chiaramonti, Bénédictin de la congrégation du mont Cassin, évêque d'Imola, né à Césène le 14 août 1742, créé cardinal le 14 février 1785. Pie VI en décorant ce Cardinal de la pourpre a voulu honorer Césène, leur patrie commune. Il a de la naissance, un certain mérite ecclésiastique, mais sa tète est un peu chaude et étroite.
[5] Montmorin à Bernis, 8 juillet 1788. (AFF. ÉTR.)
[6] Procès de Dolomieu à la Rote, etc. Je me reprocherais d'empiéter, en insistant sur ce sujet, sur le travail que M. Charles Read prépare sur Dolomieu.
[7] Bernis à Montmorin, janvier 1788.
[8]
Montmorin à Bernis. (Arch.
Bernis.)
[9] Je ne crois pas, écrit-il à Vergennes le 12 mai 1779, qu'il convienne jamais, ni religieusement ni politiquement parlant, de permettre aux protestants l'exercice public de leur croyance, ni de leur rit... Il faut réprimer le zèle de leurs prédicants et chercher tous les moyens raisonnables pour les réconcilier avec notre sainte Mère l'Eglise. (Arch. Bernis.)
[10] Le 24 juillet 1776, il écrit pour demander la saisie d'une édition de ses prétendues œuvres, à laquelle on doit ajouter des estampes pour rendre la chose plus touchante.. Le 29 décembre 1779, nouvelle demande de saisie contre l'édition que Cousin (sic, pour Cazin) vient de publier à Reims avec son portrait. Cette édition est saisie en effet par ordre du garde des sceaux. (Lettre de M. de Miromesnil du 10 janvier 1789.) (AFF. ÉTR.) Sans cesse dans sa correspondance privée, il requiert contre les brigandages de la typographie.
[11] Nous vivons dans un temps, écrit-il à Vergennes, où l'esprit national n'est plus le même qu'autrefois, où le patriotisme est devenu un ridicule. Ce change.. ment des esprits m'inspire plus de terreur que les ennemis que nous avons et que ceux que nous pourrons avoir. Je crains de n'être pas assez vieux. Il écrit encore le 6 décembre 1785 : Je suis vieux, et je voudrais bien finir ma vie sans être témoin de la révolution qui menace le clergé et la religion même.
[12] Joly de Fleury. Lettres au Cardinal. (Arch. Bernis.) HIPPEAU, Paris et Versailles, Journal anecdotique, Paris, 1869, p. 369 ; LESCURE, Correspondance secrète, t. II, p. 295.
[13] Bernis à Montmorin, 10 décembre 1788. (AFF. ÉTR.) Bernis dit aussi à Flavigny : On a voulu m'exposer à me déshonorer à la face de la nation assemblée. Je n'ai garde d'accuser notre Ministre, mais je ne répondrais pas d'une autre personne en crédit qui me fit faire au mois d'octobre des insinuations sur cette présidence. Lettre du 10 décembre. (Arch. Bernis.)
[14] Loménie écrit à Bernis le 15 décembre : Je dois m'avouer coupable auprès de Votre Éminence sur la proposition de venir à Paris présider le Clergé aux États généraux. J'en avais parlé au marquis de Monteil et pressenti le Roi. La dernière Assemblée avait mal tourné. L'Archevêque de Narbonne y avait perdu son ancienne influence. Le cardinal de La Rochefoucauld pouvait être élu et présider. Le cardinal de La Rochefoucauld est gouverné par les évêques les moins pacifiques. La présence de Votre Éminence aplanissait tout. Elle présidait le cardinal de la Rochefoucauld. Elle connait peu le clergé actuel, mais il s'agissait d'une assemblée extraordinaire purement politique. J'aurais pu lui aplanir des difficultés comme elle m'en aurait aplani. Peut-être aurais-je pu lui remettre les rênes du gouvernement après les États. Voilà ce que j'avais dit au Roi, et je me proposais de présenter Votre Éminence quand j'ai quitté. Le Roi s'est souvenu de ce que je lui avais dit, et c'est en conséquence que M. de Montmorin vous a écrit. (Arch. Bernis.)
[15] Montmorin écrit : II y a bien longtemps, Monseigneur, que je ne me suis entretenu avec Votre Éminence. Elle concevra parfaitement qu'au milieu de tous les événements qui se succèdent journellement il me reste bien peu de temps à employer comme je le désirerais. En général, depuis que le Roi m'a fait l'honneur de me confier le département des Affaires étrangères, je n'ai pas joui d'un moment de tranquillité. Les événements du dehors ainsi que ceux de l'intérieur semblent avoir contribué à l'envi 'à rendre notre position hérissée de toutes les difficultés qu'il est possible de réunir. Malheureusement nous ne sommes pas au bout, et l'assemblée des États généraux qui, dans quelque circonstance qu'on la plaçât, serait toujours très-effrayante par les suites qu'elle pourrait avoir, le devient bien davantage par la disposition des esprits. Cette époque est bien intéressante sous tous les rapports possibles, et je vous avoue qu'elle me parait bien inquiétante. Il me semble qu'on ne saurait prendre trop de précautions pour inspirer à cette assemblée des vues sages, modérées et tendant uniquement au bonheur de l'État. Le moyen le plus mir pour y parvenir serait d'y faire entrer des hommes qui, par la considération dont ils jouissent et leur expérience des hommes, puissent y acquérir une grande prépondérance. Dans ces circonstances, Monseigneur, je vois avec bien du regret que vous soyez aussi éloigné de nous que vous l'êtes. Ne serait-il pas possible de vous en rapprocher pour le temps des États généraux ? Nul doute que si vous étiez ici, vous ne vous trouviez tout naturellement présider le Clergé. J'éprouverais un grand repos si je voyais cette place entre vos mains, et je crois pouvoir vous assurer que notre maitre le verrait avec une véritable satisfaction et vous saurait gré du très-grand sacrifice que vous feriez en vous déplaçant ainsi pour le temps que son service l'exigerait. Si cette idée vous paraissait praticable, Monseigneur, j'aurais l'honneur de la proposer à Sa Majesté, et sa réponse serait vraisemblablement l'envoi d'un congé qui vous serait nécessaire pour cet effet. Voyez, Monseigneur, réfléchissez sur la possibilité ou l'impossibilité de réaliser cette idée. Au surplus, je n'en parlerai que lorsque j'aurai reçu votre réponse. Je ne suis pas le seul qui ait formé ce vœu, et je connais plusieurs de vos amis qui seraient comblés si cet arrangement pouvait avoir lieu. (Arch. Bernis.)
[16] Croiriez-vous, écrit Bernis à Flavigny le 28 novembre, qu'une lettre particulière de notre Ministre contenant une invitation de me rendre à Versailles ne m'est point encore parvenue, et que ledit Ministre m'écrit le 11 de ce mois qu'il attend ma réponse et qu'il désirerait m'offrir de plus près ses hommages ? Qu'est devenue cette lettre dont toute la Cour a été imbue ? Mais il en résulte toujours que des accidents ou une intrigue m'ont mis hors d'embarras pour tout l'hiver. La vieille Cour et le public me désirent, mais le reste m'aime mieux à Rome. Dans une lettre postérieure du 7 janvier 1789, il revient encore sur le bonheur que cette lettre du 16 septembre ne lui soit pas parvenue. Or elle est en original dans les Archives Bernis.
[17] Voici les passages les plus importants de cette lettre : Ni mon âge, ni ma santé, ni le défaut de mes connaissances ne peuvent me permettre de remplir une tâche trop au-dessus de mes forces, et qui exige une instruction qui me manque absolument. Je suis de niveau avec les affaires de Rome, qui peuvent cependant devenir embarrassantes, mais je suis fort au-dessous de celles qui occupent aujourd'hui le Conseil du Roi et la nation entière. Les maximes à la mode ne sont pas les miennes, et comment espérer de ramener tant de têtes égarées aux anciens principes, quand l'autorité et la bonté du Roi n'ont pu jusqu'ici opérer ce miracle ? Si je me croyais capable de réussir, je n'aurais ni fausse modestie, ni je ne manquerais de courage ; mais on doit me croire sur ma parole et être persuadé que je n'en impose pas, ni craindre que je ne sois saisi d'une terreur dont je ne suis nullement susceptible. Voilà mon âme tonte nue, pour que vous la fassiez connaître à Sa Majesté et qu'elle soit persuadée de mon obéissance et de ma fidélité. (Arch. Bernis.)
[18] Bernis écrit à Flavigny le 5 novembre 1788 : On parle encore de mon prochain rappel ; je sais que M. Necker s'y oppose, et comme on a besoin de lui journellement, je suis tranquille. Il ajoute le 12 novembre : M. Necker n'a point donné son approbation. Dieu soit loué ! (Arch. Bernis.)
[19] Le détail mérite d'être consigné. On a parfois accusé Necker d'avoir provoqué la famine : il semble au moins qu'il n'a pas fait ce qui était en son pouvoir pour la conjurer : Bernis est requis par Montmorin, le 17 février, d'obtenir une extraction de 30.000 charges de blé : le 4 mars, il obtient 22.000 rubbes et en donne avis immédiatement. Le 18, il insiste sur la nécessité d'envoyer immédiatement quelqu'un d'intelligent, ou de s'adresser au marquis Belloni, banquier. Le temps presse, dit-il. Le 24, Montmorin donne avis à Necker de la faveur faite par le Pape. Necker répond, le 30, qu'il ne veut pas faire faire cet achat pour le compte du Roi, l'expérience ayant prouvé que le résultat de pareilles opérations est souvent très-onéreux. Il va donc autoriser l'intendant de Provence à donner des lettres de recommandation à des négociants, qui entreprendront l'extraction à leurs frais. Le 8 avril, Bernis avertit que le prix des grains hausse, qu'on fait des ventes, et que bientôt l'achat sera impossible. Le 15, il écrit que 6 millions de livres de blé sont déjà vendues. Montmorin récrit à Necker le 28 avril. Ce n'est que le 5 mai qu'un nommé Famin se présenta à Rome, sans lettres de crédit et sans argent, pour acheter des grains. Il en veut 8.000 rubbes, mais les particuliers n'en ont plus à vendre. Il faut demander au Pape de prendre cette quantité sur l'approvisionnement de l'Annone. Le 20 mai, Bernis obtient 4.000 rubbes, mais il ne semble pas que Famin ait pu les acheter, car, à la fin de juin, il n'a pas encore l'argent nécessaire.
[20] L'aplatissement devant madame Necker est inouï. Je trouve un placet qui débute ainsi : A la très-haute et très-puissante Dame, madame Necker, épouse du plus humain de l'univers. (AFF. ETR.)
[21] 125.812 écus romains. Sans les réductions obtenues par le Cardinal, la dépense eût été de 1.041,600 livres. Bernis discute avec Montmorin. Il invoque l'ancienneté des concordats avec le Saint-Siège. Nos sucres, nos cafés, nos modes, dit-il, font rentrer dans le royaume le quadruple de ces sommes, fixées par le plus ancien comme le plus solennel des traités. Toute la ville de Rome s'habille d'étoffes de Lyon. (AFF. ETR.)
[22] Entre autres : Réflexions critiques et impartiales sur les revenus et les contributions du clergé de France, ou Extraits de lettres écrites en 1786 et 1787 à S. E. Monseigneur le Cardinal Boncompagni Ludovisi (par l'abbé DE MESMONT), s. l., 1788, in-8°.
[23] Instruction donnée par S. A. S. Monseigneur le duc d'Orléans n ses représentants aux bailliages, s. l., 1789, in-8°. Art. XII. On demandera l'établissement du divorce comme le seul moyen d'éviter le malheur et le scandale des unions mal assorties. Bernis écrit le 31 mars : P. S. — Les instructions imprimées attribuées à M. le Duc d'Orléans sont arrivées ici. Elles surprennent, affligent et scandalisent à divers égards. Le Prince demande an Pape assez souvent des dispenses, des sécularisations et d'autres grâces pareilles. Le Pape ne les accordera plus. (AFF. ÉTR.)
[24] Mon neveu Narbonne, écrit le Cardinal à la marquise de Lucchesini, sera député par le Dauphiné aux États généraux. En alliant ainsi la plume à l'épée, il deviendra maréchal de Fiance en peu d'années. (Arch. de la Bibliothèque Palatine à Florence, copie communiquée par M. Edmond de Goncourt.) M. de Narbonne ne fut point nommé.
[25] DE ROMAN, Souvenirs d'un officier royaliste, t. Ier.
[26] Bernis à la marquise de Lucchesini. (BIBLIOTHÈQUE PALATINE À FLORENCE.) Il y a le baron de Beaumont et sa femme, le comte et la comtesse d'Avaux, les deux fils du duc de Montmorency, le président de Tascher.
[27] Point du jour, t. II, p. 44. Mémoires, vol. 1, chap. IV, p. 284.
[28] Je dois noter pourtant que dans un grand nombre de cahiers du Tiers état et de la Noblesse, la suppression des annates est impérieusement demandée. (V. Résumé des cahiers, t. Il (Noblesse), p. 276 ; t. III (Tiers état), p. 414 et suiv.) Cette suppression a même une popularité, car dans ses cahiers en chansons le marquis de Fulvy y consacre un couplet (p. 5), et le marquis de Villette dans ses cahiers qui valent moins que des chansons y donne un paragraphe (n° 22). Or tous deux sont des affamés de succès.
[29] Article 14 du projet d'arrêté.
[30] Ce discours est reproduit presque intégralement dans le Point du jour, t. II, p. 115 et suiv.
[31] Le Nonce à Montmorin, 8 août. (AFF. ÉTR.)
[32] Montmorin à Bernis, 1er septembre. (AFF. ÉTR.)
[33] Le Sacré Collège était d'alitant plus en droit de se plaindre que plusieurs de ses membres, surtout le duc d'York, se trouvaient dépouillés de leurs abbayes.
[34] THEINER, Documents inédits, t. I, p. 234. Aux Affaires Étrangères cette lettre est en date du 20 octobre. A ce moment (septembre), Bernis est chargé de demander une extraction de blé qui est naturellement refusée.
[35] Bernis à Montmorin, 23 septembre. (AFF. ÉTR.) Plus tard protestant contre l'abandon pur et simple des dîmes fait par l'archevêque de Paris, Bernis écrit : On n'aurait jamais cru que l'enthousiasme patriotique pût porter un grand prélat à offrir au nom du clergé la suppression de la dîme, et encore moins qu'un autre évêque proposât de dépouiller l'Église de tous ses biens ; nous ne sommes que les usufruitiers de nos bénéfices. (28 octobre.)
[36] Bernis à Montmorin, 17 novembre 1789. (AFF. ÉTR.)
[37] Bernis à Montmorin, 4 novembre 1789. (AFF. ÉTR.)
[38] Bernis à Montmorin, 26 août 1789. (AFF. ÉTR.)
[39] Bernis à Montmorin, 2 septembre 1789. (AFF. ÉTR.)