LE CARDINAL DE BERNIS, DEPUIS SON MINISTÈRE — 1758-1794

 

CHAPITRE VIII. — TENTATIVES POUR LE RÉTABLISSEMENT DES JÉSUITES (Août 1773. — avril 1774).

 

 

Sources : ARCHIVES BERNIS. On ne trouve aux Archives des Affaires Étrangères qu'une seule pièce qui puisse faire soupçonner cette négociation. C'est la dépêche de d'Aiguillon n° 47 bis, en date du 23 novembre 1773, répondant à la lettre particulière de Bernis n° 42 bis, en date du 3 novembre. Le Cardinal ayant reçu par les bureaux réponse à sa lettre, s'en plaignit le 8 décembre, et d'Aiguillon répondit le 27 : Je prie Votre Éminence d'être tranquille sur ses lettres particulières, elles ne sont lues que du Roi, et je ne parle au Conseil que des articles qui n'exigent pas le secret. Il est vrai que j'y ai répondu une ou deux fois dans la dépêche ordinaire. En voici la raison : l'abbé de la Ville est si prodigieusement tombé depuis quelque temps, et sa tête est quelquefois si embrouillée, que ses dépêches s'en ressentent, quoique j'en concerte toujours préalablement la substance avec lui. Je le tuerais si je les faisais refaire par un autre, et, pour éviter ce désagrément mortel, je prends alors le parti d'en écrire moi-même la minute, que je lui remets pour la Faire mettre au net, en lui disant que j'ai pris cette peine pour former mon style, et que je soumets mon ouvrage à sa révision. C'est une attention que je crois devoir à ses longs services, à sa probité et à son amitié pour moi. Dans ces cas, j'ai répondu à la fois à la dépêche ordinaire et à la lettre particulière parce que j'avais l'une et l'autre sous les yeux, mais il n'en peut résulter aucun inconvénient, l'abbé et le copiste ignorant la teneur de cette dernière et ne pouvant pas la deviner sur le peu que je dis dans ma réponse. Voilà l'explication de l'ignorance dans laquelle on est généralement resté de ces intrigues, auxquelles le Père Collombet (Histoire de la suppression des Jésuites, Paris, 1848, in-8°, t. II, p. 54 et suiv.) s'est contenté de faire une très-courte allusion.

 

Influence de Madame Louise. — Esprit du haut clergé. — D'Aiguillon essaye de gagner du temps. — Louis XV, ses filles. — Projet de rappel des Jésuites. — Bernis annonce l'envoi de pièces accusatrices. — Ses affirmations à ce sujet. — Les Jésuites de Silésie. — Le Pape demande au Roi de retarder la déclaration en faveur des Jésuites. — Les Jésuites sollicitent l'établissement d'une Congrégation où ils seront tous réunis. — Arguments opposés par Bernis. La crise à Versailles. — Madame Louise et les chandeliers du Collège Romain. — Plan de la Congrégation à former. — Bernis défend le Bref de suppression. — Il demande une déclaration au Pape. — Le Pape promet d'adresser un Bref au Roi. — Il adresse le Bref à Bernis. — D'Aiguillon seul lutte à Versailles. — Il détourne les efforts des partisans des Jésuites. — Le Pape expédie enfin le Bref à Bernis. — Analyse du Bref. — Dépêche de Bernis sur le Bref. — On n'en fait rien à Versailles. — Puissance du duc d'Aiguillon. — Maladie et mort de Louis XV. — Retraite de d'Aiguillon.

 

Pendant les longs mois qu'avait duré la négociation d'Avignon, les affaires des Jésuites avaient pris un tour surprenant. Après avoir poursuivi avec tant d'ardeur la suppression de la Société, la Cour de France avait été sur le point d'en demander le rétablissement. L'influence que Madame Louise avait prise sur son père était devenue si puissante que la Carmélite n'avait point hésité à prendre en main cette cause que tout le monde devait croire perdue.

Le travail datait du lendemain de la publication du Bref. Pendant que les philosophes et les Jansénistes se réjouissaient, les gens de sens froid n'avaient point vu sans regret les mesures coercitives employées par le Pape pour s'assurer les biens de la Société supprimée. Cette impression, ressentie par Bernis lui-même, avait été partagée par le Roi et ses conseillers. Un certain mouvement s'était produit dans l'opinion : Clément XIV avait rendu les Jésuites intéressants en faisant d'eux des victimes.

Le haut clergé, pour sa part, n'avait point à changer d'opinion ; il comptait un nombre considérable de partisans des Jésuites : car, depuis un siècle, les doctrines ultramontaines avaient pris faveur, et les Gallicans avaient perdu chaque année du terrain. Or, les ultramontains français n'avaient jamais cru que le Pape pût être amené à signer la Bulle d'extinction[1]. La puissance des Jésuites semblait si bien établie, leur domination à Rome paraissait si solide, leurs correspondants se croyaient si bien informés, que jamais ils n'eurent sérieusement peur. Le secret fut si bien gardé que le Bref les surprit profondément. D'Aiguillon fut pour eux un traître, et ils se prirent à se demander s'ils n'auraient pas eu meilleur parti à garder M. de Choiseul. Choiseul n'eût point rendu Avignon, et sans Avignon point de suppression. Or, que leur importait à eux que le Pape rentrât dans le Constat Venaissin et dans le duché de Bénévent ? que leur importait le chapeau de M. Giraud et la robe rouge de M. de la Roche Aymon ? ils n'avaient point d'autre ambition que celle de maintenir les Jésuites : cela, au moins, n'était ni temporel, ni personnel. Devant ce brusque dénouement, ils jetèrent les hauts cris, prétendirent protester auprès du Pape, appeler au futur concile. D'Aiguillon ne jugea point que ce premier feu fût redoutable, pourvu que le Pape ne répondît point aux lettres des évêques[2]. Des brefs, en effet, étaient toujours susceptibles d'interprétations dangereuses, et la paix du Royaume en aurait pu être troublée. Il comptait que le temps suffirait pour apaiser cette fermentation, et il était d'avis que toute explication ne pourrait qu'embrouiller les questions. Il avait soin de rejeter sur l'Espagne, sur les nécessités de la politique extérieure, la part que la France avait prise dans la suppression, de se dégager lui-même, de dégager formellement Bernis[3]. Mais si ces finesses contentèrent les gens de la Cour, elles ne satisfirent point les sectaires. A la fin de septembre, la situation avait empiré ; d'Aiguillon pourtant espérait encore qu'avec du temps et quelques douceurs, il aurait raison des opposants. L'Archevêque de Paris avait en effet promis de ne pas écrire au Pape et de contenir les prélats de sa connaissance[4].

Le Roi pourtant était vivement préoccupé. On lui représentait sans cesse la triste position des Jésuites chassés de France. C'étaient de la part de Mesdames et surtout de Madame Louise des attaques continuelles. Devant lui, en chaire, dans sa chapelle, des prêtres prêchaient contre lui. Or, Louis XV était dévot : il l'avait toujours été. Sa dévotion, s'il parvenait parfois, à des moments opportuns, à la renforcer, ne disparaissait jamais entièrement et remontait vite à la surface. Enfant, il faisait des vœux ; vieux, pour expier, il eût bâti des églises. Il n'en persévérait pas moins dans son péché qui, alors, s'appelait madame du Barry, mais il était toujours disposé à le racheter. Pour d'Aiguillon, il y avait donc habileté à contenter l'esprit du Roi, à lui ménager quelque bonne œuvre ; de plus, il y avait nécessité de calmer les dévots, Mesdames, l'Archevêque de Paris, le haut clergé, et d'empêcher les protestations des évêques.

D'accord avec Maupeou, d'Aiguillon prépara une déclaration par laquelle le Roi rappelait les Jésuites expulsés par les arrêts des parlements et permettait qu'ils fussent employés, par les évêques et sous leur autorité, dans les fonctions du ministère ecclésiastique. Pour que le Roi pût en conscience et en honneur signer cette déclaration sans contredire tous ses actes antérieurs, et sans rompre formellement avec l'Espagne, il fallait qu'il pût croire que les Jésuites avaient formellement renoncé à être Jésuites, qu'ils s'étaient soumis au Bref, qu'ils n'avaient nulle intention de perpétuer la Société éteinte. Or, à ce moment même, Bernis écrivit à d'Aiguillon qu'on venait de découvrir à Rome une circulaire du Général invitant les Jésuites à suivre leurs constitutions et à recevoir des novices, et qu'on avait trouvé quantité de pièces terriblement accusatrices pour la Société détruite (22 septembre)[5]. Bernis le tenait du Pape lui-même.

Le Roi, très-frappé de cet avis, se hâta de demander qu'on lui procurât ces documents, et suspendit la signature de la déclaration[6] ; mais il fallait que Bernis se hâtât, car c'était la promesse de la déclaration qui seule avait arrêté les entreprises du haut clergé[7]. Or, Bernis s'était vraisemblablement trop avancé, car de courrier en courrier il devint moins affirmatif, et on a le droit de se demander si, prévenu par ses correspondants de Versailles des efforts des Jésuites, il n'avait pas pris sur lui de donner comme certains les bruits vagues qui couraient à Rome[8]. Il y avait bien, disait Moniño, une lettre de Ricci, mais datant du temps où la Société avait été dissoute en France : lé Général avait ordonné aux Jésuites français de vivre toujours sous les lois de leur Institut et, autant qu'il se pourrait, d'agir sur les ordres des supérieurs qu'il leur nommerait[9], mais le Ministre d'Espagne n'avait pas connaissance d'une instruction nouvelle. Il est vrai qu'un ami intime du prélat Macedonio, secrétaire de la congrégation dite des Jésuites, avait affirmé qu'on avait trouvé une lettre de Ricci où il ordonnait à tous les supérieurs de son Ordre en tous pays de ne pas regarder la Société comme détruite si le Pape venait à la supprimer, de continuer à vivre selon les constitutions et à recevoir des novices. Une autre personne, qui se donnait pour bien instruite, avait ajouté que dans cette même lettre ou dans une autre, Ricci avait indiqué la manière de nommer son successeur si la mort venait à le surprendre. Mais ce n'était là que des on dit dont le Roi ne pouvait se contenter, et d'Aiguillon envoya à Bernis l'ordre formel de s'adresser au Pape pour obtenir des renseignements certains[10]. Le Pape se contenta de répondre qu'il avait des indices[11], qu'on n'avait pas encore retrouvé ces prétendus ordres, mais bien une lettre du Général qui ordonnait, dans le cas de la suppression, de continuer à confesser malgré la révocation des pouvoirs. On interrogeait en ce moment le Père Ricci sur cette pièce, et le Pape ferait part au Roi, sous le secret, de tout ce qui aurait rapport à la conduite du Général.

La conduite des Jésuites dans les États de Frédéric II donnait, il est vrai, une singulière probabilité à l'existence de ce document, mais en rendait aussi la découverte plus urgente. Au début, Bernis avait traité légèrement le refus que faisait le Roi de Prusse de laisser exécuter le Bref dans ses États. C'était seulement, avait-il dit, parce que ce prince voulait que le Pape lui donnât le titre de Majesté Prussienne, et que les grandes cours le priassent[12]. Mais les Jésuites se maintenaient néanmoins en Silésie, et l'on disait qu'ils avaient élu un vicaire général pour le temps de la détention de Ricci. Si l'on parvenait à trouver la circulaire du Général autorisant cette résistance, quelle arme merveilleuse à opposer aux ultramontains de France !

A la fin du mois de novembre, le Pape n'avait pas encore la circulaire, mais il promettait de donner prochainement la copie d'une lettre attribuée à Clément XIII qu'on avait trouvée dans les papiers de Ricci et qui prouvait que le système des généraux était de croire ou de faire croire à leurs religieux que leur Ordre ne dépendait véritablement que de Dieu[13].

Cette pièce n'avait point de rapport avec celle que le Roi demandait, et il est probable que Louis XV, las d'attendre, eut fini par signer la fameuse déclaration, si quelque renfort n'était pas venu au Pape. D'abord la persistance des Jésuites de Silésie ; la protection que les Jésuites de la Russie Blanche demandaient à Catherine II, laquelle calquait sa conduite sur celle du Roi de Prusse[14] ; puis, certaines intrigues ourdies en Allemagne par des Jésuites français[15], fournirent à Clément XIV des arguments sérieux. Le Pape chargea donc Bernis de supplier le Roi d'attendre qu'il fût pleinement instruit du procès fait au Général et à ses assistants, avant de rendre un édit favorable aux Jésuites. Il n'en voulait point aux individus de la Société détruite ; il désirait adoucir par tous les moyens leur situation comme particuliers[16] ; il ne s'opposait point à ce qu'on les employât dans les diocèses, mais à ce qu'ils fussent réunis en corps de communauté ou de confrérie. Si on les établissait dans les séminaires, il fallait au moins que les supérieurs ne fussent jamais choisis parmi eux[17].

Or, c'était là maintenant le champ de bataille ; les Jésuites ne se contentaient plus d'une déclaration leur rouvrant la France comme particuliers ; il leur fallait l'établissement d'une congrégation où ils seraient tous réunis[18]. Devant cette prétention nouvelle dont il comprenait tout le danger, d'Aiguillon demanda avec instance (6 décembre) qu'on lui fournit enfin les armes qu'on lui promettait depuis si longtemps ; qu'on lui envoyât une consultation du Pape qu'il pût mettre sons les yeux du Roi et qui réduisît au silence Madame Louise et l'Archevêque de Paris, qu'on lui donnât surtout copie des instructions de Ricci, le seul document qui pût convaincre Louis XV.

Bernis n'avait à sa disposition que des appréciations, des bruits et pas un fait. Il répondit (29 décembre) que la congrégation ne serait jamais approuvée à Rome, qu'elle déplairait profondément au Roi d'Espagne, qu'elle ranimerait en France toutes les querelles théologiques[19]. Il annonça que le Pape fournirait bientôt des éclaircissements utiles, insista sur l'affaire des Jésuites de Russie qui suffisait, selon lui, à prouver la culpabilité de ces religieux ; raconta l'arrestation à Rome même d'un Jésuite qui cabalait ; mais, pour l'instruction de Ricci, le Pape ne l'avait pas encore. Il passe pour constant, disait Bernis, que les Jésuites romains ont, avant la publication du Bref, renouvelé entre les mains de leurs supérieurs la promesse d'être toujours fidèles à l'Institut[20] ; mais de tout cela point de preuves ! Le Cardinal avait attendu toute une semaine pour répondre à d'Aiguillon[21], et il ne lui envoyait que des mots.

Pendant ce temps, on est à Versailles en pleine crise : la fermentation du parti jésuitique est arrivée à sa période la plus violente. D'Aiguillon, attaqué de toutes parts, n'ayant avec lui que le cardinal de la Roche-Guyon, lutte encore, mais s'attend à être prochainement vaincu si le Pape ne l'aide pas à défendre son Bref, si Clément XIV ne témoigne pas de sa constante volonté par un acte de vigueur, par une explication haute et claire. Il faut que le Pape instruise le Roi de tout ce qu'il a pu découvrir des intrigues des Jésuites, qu'il lui fasse sentir le danger de l'établissement projeté, qu'il tonne contre ceux qui, malgré lui, veulent se soutenir dans les États russe et prussien. Le mal est trop pressant pour user de temporisation, et un acte de vigueur est absolument indispensable[22].

On en est au point à Versailles ou plutôt à Saint-Denis, car c'est du Carmel de Saint-Denis que part toute l'intrigue, que l'on y est tenté de regarder comme relique ce qui vient des Jésuites. C'est dans cet esprit que Madame Louise demande officiellement la croix et les chandeliers qui étaient sur le maitre-autel du Collège Romain et dont elle veut orner son église. Bernis, à qui Madame Louise n'écrit plus parce qu'elle le trouve hostile aux Jésuites, est chargé de faire réussir cette négociation, ce à quoi il ne parvient point sans des difficultés de divers ordres et de grosses dépenses[23].

La question des chandeliers est un hors-d'œuvre. Si d'Aiguillon a cru détourner de ce côté l'attention de Madame Louise, il doit vite reconnaître qu'il s'est trompé. Le 24 janvier, il annonce au Cardinal que la bombe a éclaté. Il n'est plus question de déclaration en faveur des ex-Jésuites. Leurs partisans l'ont rejetée avec la plus grande hauteur, et persistent à demander une congrégation. L'Archevêque de Paris a remis un projet à cet égard que d'Aiguillon envoie à Bernis, non pour avoir son avis, mais pour lui faire voir à quel point ce parti pousse l'extravagance. Madame Louise l'appuie fortement. Comme elle me témoigne assez de confiance depuis quelque temps, ajoute le Ministre, quoiqu'elle sache bien que je ne suis pas de sa religion, j'ai pris le parti de combattre son opinion, et j'ai fini par lui dire que je ne conseillerais jamais au Roi de consentir à cet établissement s'il n'était préalablement approuvé par le Pape : ce qui ne lui a pas plu et me fait persécuter par tous les ex-Jésuites qui m'obsèdent continuellement. Le Roi ne faiblira point, mais il n'imposera pas silence et se bornera à répondre comme il fait que c'est son affaire. Mes confrères se tiennent à l'écart, le clergé se tait, et tout roule sur nous. Je ne suis point alarmé de ma position, surtout dans le moment présent, mais j'ai besoin que le Pape vienne à mon secours, et il me le doit, puisque je combats pour lui[24].

Le projet[25] que d'Aiguillon envoyait à Bernis, et qui lui avait été remis par M. de Beaumont, comprenait six articles : les deux premiers rétablissaient les maisons des Jésuites sous l'autorité des provinciaux ; le troisième instituait un supérieur général ; le quatrième autorisait l'admission des novices : c'était, purement et simplement, le rétablissement des Jésuites avec un supérieur spécial pour la France : c'est-à-dire que les Jésuites réclamaient à présent ce qui avait été refusé si brutalement à Louis XV au début de la négociation. M. de Beaumont, leur porte-parole, ne disait pas comme Ricci : Sint ut sunt, pourvu qu'ils fussent[26].

Lorsque le Cardinal reçut cette lettre, il en était encore à chercher des arguments contre cette déclaration dont il n'était déjà plus question à Versailles[27], et à réunir la preuve des intrigues des Jésuites en Silésie et à Vienne[28]. Dès qu'il eut entre les mains le projet de M. de Beaumont, il fit front vigoureusement. Pour arrêter l'Archevêque et Madame Louise, Bernis avait deux alliés : l'Espagne et le Pape. Rétablir les Jésuites en France, c'était blesser au cœur Sa Majesté Catholique, délicate sur l'article de la conscience et bien persuadée que les Jésuites avaient été les vrais auteurs de la sédition de Madrid. Il était inutile de déduire tous les inconvénients qu'aurait une brouille avec l'Espagne, mais y insister ne pouvait pas nuire, et Bernis n'y manqua point. Quant au Pape, il disait lui-même ne pouvoir comprendre que le clergé de France n'eût fait aucune démarche contre les arrêts du Parlement et l'édit du Roi qui ordonnait la dissolution de la Société des Jésuites, et qu'il songeât actuellement à s'élever contre un Bref émané de l'autorité pontificale qui confirmait, quant au spirituel, l'ouvrage de l'autorité temporelle. C'était pour lui une contradiction étrange, et il ne croyait point au danger, parce qu'il ne connaissait point la puissance de cette faction infime en France, mais maîtresse à la Cour. Aussi se fiait-il entièrement à la piété, au bon esprit du Roi, à son amitié pour Sa Majesté Catholique, aux lumières et au courage de d'Aiguillon[29], et jugeait-il inutile de donner en ce moment une déclaration nouvelle.

Bernis, alors, s'imaginant peut-être un peu trop que son opinion avait la même valeur que celle du Pape, prenant au sérieux son titre de Ministre d'État, envoya à Versailles un mémoire fortement raisonné dans lequel il développa ses idées sur la conduite à suivre par rapport aux Jésuites[30]. Il écrivit en même temps lettres sur lettres, menaçant la vieillesse du Roi du réveil du fanatisme janséniste, si l'on favorisait en France le fanatisme des Jésuites[31]. Il ne négligea aucun moyen, et, secondé par le Ministre d'Espagne[32], il revint à la charge à chaque audience pour obtenir de Clément XIV la déclaration nécessaire.

Ce n'était point que le Pape fût indifférent sur l'exécution du Bref. Il prouvait l'intérêt qu'il y portait, par le Bref qu'il adressait le 22 janvier à l'Électeur de Saxe[33], par la lettre qu'il faisait écrire sur les Jésuites de Silésie au Vicaire apostolique de Breslau, par les démarches qu'il tentait auprès de l'Empereur et de l'Impératrice-Reine pour les déterminer à persuader au Roi de Prusse de faire exécuter dans ses États le Bref de suppression, par l'arrestation ordonnée à Rome de l'ex-Jésuite Forestier soupçonné d'intrigues en Allemagne.

Rien ne pouvait donc le choquer davantage que la conduite des Jésuites et de leurs partisans en France ; mais si l'on ne se soumettait point à son premier Bref, pourquoi se soumettrait-on à un second où il ne pourrait que répéter tes raisons déjà données[34] ?

Enfin poussé par Moniño qui avait reçu de sa Cour l'ordre formel d'appuyer les démarches de la France, harcelé par Bernis qui voyait avec inquiétude approcher l'époque de l'Assemblée du clergé et qui craignait non sans raison que le Bref n'y fût discuté[35], le Pape promit un écrit où il ne laisserait aucun doute sur la fermeté de ses résolutions, ni sur les maximes que le Roi devait embrasser par rapport aux Jésuites. Le 9 février, Bernis crut pouvoir annoncer qu'il enverrait bientôt ministériellement cette nouvelle déclaration.

Le cardinal Zelada avait en effet été chargé de la rédaction d'un Bref adressé à Louis XV dans lequel les vrais sentiments du Pape par rapport au Bref de suppression, à la conduite des ex-Jésuites de Silésie et au projet peu réfléchi et dangereux d'établir des congrégations devaient être exposés avec force et dignité[36]. La minute fut communiquée à Bernis, qui l'approuva, et remise au Pape le 15 février au soir. On devait donc compter sur une prompte solution. Le 23 février, le Cardinal s'imaginait expédier le Bref par le courrier de France : sa dépêche était faite ; il s'y félicitait d'avoir triomphé des incertitudes du Pape ; il ne manquait que la signature.

Tout à coup Clément XIV déclare qu'il n'enverra point de Bref au Roi. Il a fait réflexion que ce Bref, s'il n'était pas publié, serait inutile pour faire connaître ses intentions invariables par rapport à l'exécution de la Bulle, et que, s'il était rendu public, il serait critiqué, mal interprété, et ne ferait qu'augmenter la fermentation des esprits et animer les contradictions et les disputes[37]. Il s'est souvenu des troubles qu'ont excités la Constitution Unigenitus, et les différentes explications que le Saint-Siège en a données ; il renonce donc au Bref, mais il écrira à Bernis un billet qui contiendra ses véritables intentions, et il le chargera de faire connaître sa façon de penser au Roi, à son Conseil et à ceux des évêques du Royaume qui auraient besoin d'en être informés.

Cet expédient flattait la vanité de Bernis, mais il désappointa fort d'Aiguillon. Qu'avait-il besoin d'un billet secret, adressé au Ministre qui avait eu le plus de part à la suppression des Jésuites, d'un billet que tout le monde croirait dicté par Bernis ? Et ce billet, quand viendrait-il ? Décidément, le Pape l’abandonnait à cette cabale jésuitique beaucoup plus dangereuse que la ligue du Nord[38]. Il n'y avait aucun secours à attendre de sa part pour défendre sa propre autorité : eh bien ! soit ! D'Aiguillon la défendra seul ; il se passera du Bref, comme de ces fameuses pièces promises depuis si longtemps, et la Société dissoute ne ressuscitera pas[39].

Sans plus s'occuper de Rome, d'Aiguillon dispose donc ses batteries. S'il attaque de front Madame Louise et l'Archevêque de Paris, le choc sera rude et la victoire est incertaine, mais ne peut-on les détourner sur d'autres pistes, leur faire prendre le change en donnant pâture à leurs vanités et en satisfaisant leurs fantaisies ? Madame Louise ne se contente plus de solliciter la croix et les chandeliers du Collège romain, il lui faut aussi une lampe qu'on lui a dit être d'un travail admirable. Elle l'aura, et sans retard[40]. Madame Louise a sur la maison des Carmes de Charenton toutes sortes de projets : elle veut tout réformer, elle réforme, et sa réforme est médiocrement appréciée des Carmes, qui, sauf trois, quittent tous leur couvent ; il y a alors nécessité de repeupler la maison. C'est une affaire à laquelle elle semble se donner tout entière. Si seulement on parvient à engager le Pape à lui faire renvoyer son confesseur Jésuite et à lui faire prendre, suivant la règle, le confesseur de la communauté, il n'y aura plus rien à craindre de ce côté[41]. Il n'y a à l'exécution des projets de Madame Louise sur les Carmes d'autre inconvénient que la destruction de cet Ordre, ce qui, au dire de d'Aiguillon, n'en est pas un bien grand en politique. On lui livre donc les Carmes[42].

Quant à M. de Beaumont, il s'est engagé dans une discussion relative à l'enregistrement de lettres patentes accordées au Séminaire des Missions Étrangères. Il fait rédiger mémoire sur mémoire, écrit lettre sur lettre ; cette question sur laquelle on le chicane le passionne tout entier[43].

Reste à détruire l'argument sérieux invoqué par les protecteurs des Jésuites en faveur de leurs clients. Il est certain que, depuis l'expulsion, les collèges sont dans un état déplorable, que tout le monde reconnaît l'impossibilité de les soutenir sans de nouveaux moyens ; que l'administration de l'enseignement par les parlementaires a donné les plus piteux résultats. On n'a nul besoin d'être partisan des Jésuites pour se plaindre de la direction donnée aux enfants. D'Aiguillon, pour y remédier, propose au Roi, de concert avec le cardinal de la Roche-Guyon, de créer une congrégation nouvelle qui sera uniquement destinée à former des sujets pour diriger les collèges. Louis XV approuve cette idée ; l'Archevêque de Toulouse travaille à en faire le projet, et l'on annonce à Bernis qu'il aura bientôt à le présenter au Pape[44].

Les partisans des Jésuites semblaient donc battus, mais par d'Aiguillon seul ; car, de Rome, on n'avait fourni que des paroles et des encouragements, pas une des armes qu'on avait promises. Ces fameuses pièces trouvées, disait-on, chez le Général des Jésuites et qu'on faisait attendre depuis six mois, on avait toujours quelque excuse pour ne les pas envoyer, et quelles excuses ! la maladie de la mère du cardinal Zelada, par exemple. Quant à ce Bref primitivement destiné au Roi, transformé en billet à l'adresse de Bernis, il était redevenu bref sur les supplications du Ministre de France ; mais on ne l'avait point. A présent la Cour impériale en voulait un semblable pour déjouer les intrigues du cardinal Migazzi, archevêque de Vienne[45]. Le Pape le relisait, hésitait, prenait son temps, et, à mesure que le temps s'écoulait, le Bref perdait tout intérêt pour la France : il est vrai qu'il conservait tout son intérêt pour Bernis. Rien ne flattait plus sa vanité : le Bref lui serait adressé ; le Pape lui donnait des pouvoirs pour faire connaître ses sentiments au Roi et aux évêques de France. Il veut me faire en cette partie, écrivait-il, son interprète et son ministre plénipotentiaire pour parler en son nom quand cela sera nécessaire[46].

Le 9 mars, le Pape signa enfin ce fameux Bref[47] : il contenait l'affirmation la plus nette que le Pape entendait maintenir et faire rigoureusement exécuter le Bref Dominus ac Redemptor. Vous exigerez en notre nom, disait Clément XIV, que les évêques de France ne souffrent rien dans leurs diocèses respectifs qui ne soit entièrement conforme auxdites lettres. Ce n'est pas que nous doutions de leur sagesse et de leur respect pour le Saint-Siège, ou que nous puissions nous défier qu'ils nous soient aussi soumis qu'ils l'ont été au Roi dans une semblable occasion ; nous avons voulu seulement prévenir toute interprétation qui pourrait nuire à l'exécution de nos lettres apostoliques, que nous voulons être exécutées avec la plus grande ponctualité.

Le Cardinal, prenant au sérieux le rôle que le Pape lui assignait, accompagna l'envoi du Bref à Versailles d'une longue dépêche dans laquelle, reprenant toute l'histoire de la négociation, tous les arguments invoqués par les souverains, il expliquait les motifs religieux qui avaient déterminé Clément XIV à signer le Bref de suppression[48].

Après avoir rappelé que par l'édit du mois de novembre 1764, le Roi s'était déterminé à dissoudre dans ses États la Société des Jésuites, que les tribunaux avaient prononcé que les Jésuites ne pourraient être employés dans les fonctions ecclésiastiques qu'après avoir prêté un serment conforme aux Maximes du Royaume, à cause de leur dépendance d'un Général étranger, Bernis établissait que les Jésuites liés par des vœux dont n'avait pu les relever le pouvoir temporel, avaient besoin d'être sécularisés par l'autorité pontificale, et que, dès lors, l'instance formée près de Clément XIII pour la suppression de la Compagnie l'avait été dans l'intérêt des Jésuites eux-mêmes. Le conclave était arrivé : Clément XIV avait été élu. Le nouveau Pape n'avait point contre les Jésuites d'animosité personnelle, mais il pensait d'eux ce qu'en pensait saint Charles Borromée, qui deux siècles avant avait annoncé la suppression nécessaire de la Société[49]. Les souverains avaient renouvelé leur demande. Clément XIV l'avait examinée ; il avait compulsé dans les archives de la Propagande les documents secrets qui pouvaient éclairer son opinion sur les manœuvres qu'on reprochait aux Jésuites. Théologien, il connaissait leur doctrine ; religieux, il savait leur puissance et leurs ressorts, et, bien que dès le début il fût convaincu de la nécessité d'une réforme, il avait employé quatre années à réfléchir, à balancer, à comparer le pour et le contre, et surtout à prier Dieu de lui inspirer le parti qu'il avait à prendre. Jamais il n'eût supprimé l'Institut, si les Jésuites, au lieu de se soumettre, n'avaient formellement et ouvertement engagé le combat avec les Rois d'Espagne et de Portugal, avec le Saint-Siège lui-même et la congrégation des Rites ; mais le Pape avait compris que des religieux proscrits des États les plus catholiques, violemment soupçonnés d'être entrés autrefois et récemment dans des trames criminelles, qui n'avaient en leur faveur que l'extérieur de la régularité, décriés dans leurs maximes, livrés pour se rendre plus puissants et plus redoutables au commerce, à l'agiotage, à la politique, ne pouvaient produire que des fruits de discussion et de discorde, qu'une réforme ne ferait que pallier le mal sans arracher la racine, et qu'il fallait préférer à tout la paix de l'Église universelle et du Saint-Siège, le repos et la satisfaction des princes catholiques qui en sont les soutiens. Le Bref ne blâme point les constitutions de saint Ignace, mais l'esprit dans lequel elles étaient appliquées par le Général et le conseil politique. Ceux qui n'étaient point membres de ce conseil, qui n'en étaient que les instruments, n'étaient point coupables et ne sont pas frappés. Le Pape ne parle point de la doctrine : il ne la condamne point ; il ne rompt pas la loi de silence imposée sur cet objet ; il permet que les évêques emploient avec discernement les ex-Jésuites, mais il entend que jamais on ne puisse en former de congrégations, que jamais on ne puisse les nommer supérieurs d'aucun établissement pieux, d'aucun séminaire ni corps de missionnaires. Quant à croire que le Pape est en secret partisan des Jésuites et qu'il ne serait pas fâché, après avoir satisfait les Souverains, que la Société conservée en Silésie pût renaître un jour et se rétablir, cette supposition est absurde, contradictoire et également opposée à la vérité et au respect dû au chef de l'Église. Si le Pape n'a pas encore prononcé l'excommunication contre les rebelles, c'est qu'il craint de faire persécuter les catholiques de Prusse et de Russie. Loin de se repentir de ce qu'il a fait, il en sent plus que jamais la justice, parce qu'il a trouvé dans les papiers du Général.

A coup sûr, nul mémoire ne pouvait être plus probant, et il est certain que si Louis XV eût permis qu'elle fût livrée au public, cette pièce eût produit un immense effet. Bernis voulait que sa dépêche fût le canevas d'une circulaire qu'il comptait envoyer à tous les évêques de France avec la copie du Bref que le Pape lui avait adressé. Mais, d'une part, c'eut été réveiller une guerre qu'on pensait avoir momentanément calmée ; d'autre part, t'eût été faire de Bernis l'intermédiaire entre le Pape et le clergé français, le reconnaître pour Ministre à la fois du Roi et du Pape, pour chef véritable de l'Église de France. Bernis prenait un peu trop au pied de la lettre ce que le Roi lui avait écrit jadis, qu'il le chargeait de concilier le sacerdoce et l'empire. On lui fit les plus grands compliments sur sa dépêche[50], que l'on tint soigneusement secrète, et on lui défendit d'envoyer aux évêques aucune circulaire.

En réalité, la dépêche était arrivée quand on n'avait plus qu'en faire : Madame Louise était toute à son nouveau projet, auquel d'Aiguillon se prêtait complaisamment. Les Jésuites se bornaient à attendre avec la plus grande confiance, mais avec tranquillité, leur résurrection dont d'Aiguillon, n'avait aucune inquiétude, au moins pour le moment[51]. Les membres du haut clergé s'étaient dégoûtés de suivre cette affaire et avaient passé à d'autres projets[52] ; bref, à Paris, on avait tout gagné en gagnant du temps.

Au dehors, dans les Cours que le projet des Jésuites aurait pu inquiéter, l'habileté de d'Aiguillon avait fait merveille. A Naples, où l'on avait d'abord pris très-vivement l'alarme, les explications fournies à M. de Caraccioli avaient tout apaisé. A Madrid, il avait suffi d'un mot dit à M. d'Aranda pour dissiper toute crainte. Les Ambassadeurs de Famille ne cessaient à présent de chanter les louanges de d'Aiguillon. Après cette crise, il était plus fort qu'il n'avait été : il était parvenu à se dégager des liens qui au début l'attachaient aux dévots, faisaient de lui leur créature. Depuis le mois de janvier, il avait joint le portefeuille de la Guerre à celui des Affaires étrangères[53]. A la Marine, il avait mis un commis tout dévoué, M. de Boynes, et, sous ses ordres, la flotte était en train de se rétablir. Son oncle, La Vrillière, avait la Maison du Roi ; Paris, les affaires de la Religion prétendue réformée : c'étaient les quatre secrétariats d'État entre ses mains. La grande réforme Maupeou, si attaquée au début, pouvait passer pour établie ; il ne fallait plus que du temps pour la consolider : c'était un organisme bien supérieur à celui des parlements, et avec lequel le ministère n'avait plus à compter. Enfin, à la Cour, le parti Choiseul n'avait plus d'influence[54], et le Roi, satisfait de la tournure que prenaient les affaires, se prêtait volontiers à l'étude de certains projets, qui, on n'en peut douter, eussent profondément modifié les événements postérieurs. Jamais, d'Aiguillon n'avait paru plus affermi dans son pouvoir qu'en ce mois d'avril 1774. Il était pourtant à la veille de sa chute.

Le 27 avril, Louis XV, quoique indisposé depuis la veille, veut néanmoins chasser à Trianon. Il ne peut monter à cheval, reste dans son carrosse et rentre à cinq heures et demie, se plaignant de violents maux de tête. La nuit, la fièvre se déclare ; on appelle en toute hâte les médecins. Le 28, la Martinière, premier chirurgien du Dauphin, que son maitre a envoyé près du Roi, décide le transport h Versailles. Le 29, malgré deux saignées, la fièvre persiste. Le 30, les douleurs augmentent, des rougeurs apparaissent sur la face ; il n'y a point à douter : c'est la petite vérole[55]. C'est la mort : un vide se fait autour du lit du Roi ; la peur chasse les uns ; l'ambition entraîne les autres. Le 1er mai, on essaye des vésicatoires qui prennent mal : alors, le parti Choiseul songe à renouveler le coup de Metz, ce coup qui a failli tuer madame de Châteauroux, à amener le confesseur au lit du Roi, à chasser la du Barry ; mais on n'a pas, comme à Metz, un Fitz-James sous la main ; on ne peut, comme le jour de l'attentat de Damiens, mettre en avant le premier prêtre venu. La mission de parler des sacrements revient à M. de Beaumont. Or, M. de Beaumont, si refroidi qu'il soit avec d'Aiguillon, n'est pourtant pas aux Choiseul. Lui parla-t-on, comme on l'a dit, d'un chapeau ? Fit-on appel à son ambition personnelle ou à son esprit de parti ? Ce qui est sûr, c'est qu'il vint parce qu'il fallait qu'il vint, mais qu'il ne parla point de sacrements. D'Aiguillon espère encore. Le 3 mai au matin, il l'écrit à Bernis[56], il n'y avait point à craindre la confession : le Grand aumônier, le cardinal de la Roche-Aymon est près du Roi et écarte les importuns : mais, dans la journée, les progrès du mal sont incroyables. La nuit, Louis XV est pris du délire : le matin du 4, il se sent perdu. Le soir, il fait venir madame du Barry, lui dit adieu, l'invite à se rendre à Rueil chez d'Aiguillon. Dans la nuit du 5 au 6, de lui-même, le Roi demande son confesseur, et après l'avoir vu, déclare qu'il recevra les sacrements. Le 6, à sept heures du matin, il reçoit la communion des mains de la Roche-Aymon. Le Grand aumônier se tourne ensuite vers les assistants : Messieurs, dit-il, le Roi m'ordonne de vous dire, ne pouvant le faire lui-même, qu'il se repent de ses péchés, et que s'il a scandalisé son peuple, il en est bien fâché. Le Roi fait répéter cette phrase. Le Cardinal ajoute : Le Roi est dans la ferme résolution de rentrer dans les voies de sa jeunesse et d'employer tout ce qui lui reste de sa vie à défendre la religion.

Tout semblait fini. L'agonie pourtant dura trois jours encore. Le 9 mai, à sept heures du matin, les dix médecins donnaient encore un bulletin imprimé. Ce fut le dernier. On se contenta (l'ajouter à la main, avant que de le répandre : Le Roi est mort le mardi 10 mai 1774, à trois heures vingt après midi.

Le Roi de France se nommait Louis XVI. Avec lui, Choiseul, qui l'avait marié, allait-il revenir au pouvoir ? Mesdames auraient-elles l'influence d'y pousser quelqu'un de leurs protégés ? songeraient-elles à Bernis que le feu Dauphin avait recommandé si chaudement à son fils ? Quel système, quel principe, quelle influence allait prévaloir ? En tout cas, la réaction devait emporter Maupeou, Terrai et d'Aiguillon. Pour d'Aiguillon, il aurait pu peut-être se retenir au nouveau règne, s'appuyer sur son oncle Maurepas, que Louis XVI venait d'appeler au Conseil ; sur son oncle, La Vrillière, qui gardait son portefeuille et son influence[57] ; mais d'Aiguillon était resté fidèle à ses amitiés ; il n'avait point abandonné madame du Barry ; au lendemain des scandaleuses obsèques que Louis XVI avait permis qu'on fît à son grand-père, il avait pleuré ouvertement le Roi mort[58], et n'avait point voulu le renier. Il sentit bientôt que tout dans le Royaume allait courber sous une domination qui lui était profondément hostile et qui ne pouvait être que désastreuse pour l'État. Il ne voulut point lutter. Le 2 juin, il donna la démission de ses deux charges de secrétaire d'État[59].

 

 

 



[1] V. le P. REGNAULT, Christophe de Beaumont, t. II, p. 228. (Lettres de M. de la Motte, évêque d'Amiens, etc.)

[2] D’Aiguillon à Bernis. (Arch. Bernis.)

[3] Il disait bien hautement que le Cardinal n'avait eu aucune part à la rédaction du Bref, et qu'il s'était borné à déclarer au Pape, conformément à ce qui lui était prescrit, que le Roi désirait que le Roi son neveu fût pleinement satisfait. Lettre de d'Aiguillon, 6 septembre. (Arch. Bernis.)

[4] Les partisans des Jésuites, écrit d'Aiguillon le 27 septembre, font tous leurs efforts pour engager les évêques qui pensent comme eux à écrire au Pape sur le Bref d'extinction, mais j'ai lieu d'espérer que si quelques-uns se déterminent à faire cette démarche imprudente, leur exemple ne sera pas suivi du plus grand nombre. M. l'Archevêque de Paris, tout affecté qu'il est de la destruction de /a Société, a promis de garder le silence et de contenir les prélats de sa connaissance qui voudraient écrire. (Arch. Bernis.) Le passage que je souligne ne permet guère d'admettre l'authenticité déjà contestée par THEINER (t. Il, p. 475) de la lettre de M. de Beaumont au Pape que Crétineau-Joly a publiée (Clément XIV, p. 334), dont il a soutenu imperturbablement l'authenticité dans ses Lettres au P. Theiner et que le P. Regnault vient de republier (Christophe de Beaumont, t. II, p. 234) avec quelques restrictions. Nulle part, ni dans la correspondance officielle, ni dans la correspondance intime, dans aucun dépôt d'archives, je n'ai trouvé d'indication relative à cette lettre, et je suis amené à affirmer qu'elle est aussi apocryphe que la lettre attribuée à l'Archevêque d'Arles.

[5] Bernis à d'Aiguillon, 22 septembre (Arch. Bernis) : On a trouvé la minute d'une instruction du Général, qui ordonne à tons les Jésuites, en cas que la Compagnie soit supprimée, de vivre selon leurs constitutions et de continuer à recevoir des novices. Je tiens ce fait bien extraordinaire du Pape fui-noème. On a découvert d'autres documents qui consoleront, lorsqu'ils seront connus, tous les honnêtes gens de la destruction d'un Ordre devenu remuant, ambitieux et superbe moins de quarante ans après son établissement. Philippe second, Roi d'Espagne, avait demandé à Sixte-Quint la réforme de cette Compagnie presque naissante. Toute la négociation (qui fut longue) se trouve ici dans les archives d'Espagne. Il est singulier que la cour de Madrid d'alors ait donné les mêmes instructions et presque les mêmes ordres qui ont été adressés à l'archevêque de Valence et à M. de Moniño, et que Sixte-Quint, religieux conventuel comme le Pape, ait fait à peu près les mêmes réponses que Clément XIV a faites aux Ministres actuels des Trois Couronnes.

[6] Le Roi a été très-frappé de l'avis que Votre Éminence m'a donné par la lettre particulière dont elle m'a honoré le 22 du mois dernier relativement à l'instruction dont on a trouvé la minute dans les papiers du Général des Jésuites. Sa Majesté m'a ordonné de mander à Votre Éminence qu'il est essentiel qu'elle se donne tous les soins possibles pour tacher de se procurer une copie de cette instruction et de découvrir si elle a été envoyée aux Jésuites, et s'ils sont déterminés à s'y conformer. D'Aiguillon, 11 octobre. (Arch. Bernis.)

[7] Même lettre : On avait déjà commencé à faire une réfutation du Bref, mais j'en ai été heureusement averti avant qu'elle fût achevée, et l'auteur a abandonné son ouvrage et a promis de le jeter au feu. Il est vrai qu'il ne s'est déterminé à ce sacrifice que par l'espérance que je lui ai donnée que les Jésuites expulsés de France auraient bientôt la liberté d'y rentrer et y seraient employés en raison de la déclaration dont je viens de parler à Votre Éminence, et je ne pourrai pas lui tenir parole si l'instruction existe et doit être suivie.

[8] Il écrit le 3 novembre : Je n'ai de moyen d'avoir de véritables notions sur l'instruction qu'on prétend s'être trouvée dans les papiers du Général des Jésuites, qu'en priant le Pape de la communiquer au Roi, et je crois que Sa Sainteté ne s'y refusera pas si la pièce existe comme on m'en a assuré. Rien ne ferait plus de tort aux Jésuites qu'un semblable document. Les Jésuites ne reconnaissaient donc le Pape que lorsqu'il prononçait en leur faveur. Le Roi a raison de vouloir être instruit sur cet objet avant de rendre aucun édit ou déclaration trop favorable aux ex-Jésuites. (Arch. Bernis.) Cf. le passage souligné au passage cité plus haut de la lettre du 22 septembre également souligné.

[9] Cf. Interrogatoire de Ricci ap. CARATON, le Père Ricci, Paris, 1869, p. 108, et la lettre de Ricci aux Jésuites français ap. COLLOMBET, Histoire critique, etc., t. II, p. 107.

[10] D'Aiguillon à Bernis, 23 novembre (AFF. ETR.), publié par CARATON (Ricci, p. 273) avec la fausse date du 23 septembre.

[11] Bernis à d'Aiguillon, 10 novembre. (Arch. Bernis.)

[12] Bernis à d'Aiguillon, 3 novembre. (Arch. Bernis.)

[13] Bernis à d'Aiguillon, 24, novembre. (Arch. Bernis.)

[14] La protection de ces deux Cours, écrit Bernis le 1er décembre, a ranimé tout le parti qui était au désespoir et qui était fort usé... Il serait pusillanime de s'effrayer des conséquences qui peuvent résulter de toutes ces intrigues sourdes, mais il serait également imprudent de ne pas y faire une sérieuse attention. Le Roi de Prusse et la Russie, en protégeant les Jésuites, ont acquis en France et dans les États de l'Impératrice-Reine six à sept mille espions qui les serviront mieux que s'ils étaient payés. (Arch. Bernis.)

[15] L'électeur de Mayence envoie au Pape une lettre qu'il a reçue écrite en français, timbrée et datée de home, signée les Jésuites et cachetée avec le cachet de la Société, dans laquelle avec mille éloges on l'exhortait à se déclarer contre le Bref de suppression et à s'opposer à cette violente injustice en l'assurant que deux cents évêques s'uniraient à lui ainsi que quelques puissances respectables (Ut supra.) Cette lettre avait été attribuée à l'es-Jésuite Forestier.

[16] Le 3 novembre, Bernis envoie à d'Aiguillon la liste des Jésuites français et corses qui se trouvent dans les États du Pape. Dans ses lettres suivantes, il recommande à la charité et à la Grandeur d'âme du Roi les membres de la Société détruite, dont la plupart ne savaient pas ce qui se passait dans le cabinet de leur Général (10 novembre). Il insiste au nom du Pape pour que le Roi continu à les traiter avec bonté, etc.

[17] Bernis à d'Aiguillon, 24 novembre. (Arch. Bernis.)

[18] Il y a scission, écrit d'Aiguillon le 6 décembre, entre les ex-Jésuites et leurs partisans relativement an parti que le Roi a à prendre pour décider définitivement et irrévocablement leur sort. Les uns demandent une déclaration qui annule les arrêts rendus contre eux par les anciens parlements et leur permette de vivre en France sous les conditions prescrites par le bref d'extinction. Les autres à la tête desquels sont Madame Louise et M. l'Archevêque de Paris ne veulent point de cette déclaration, dans l'espérance d'obtenir l'établissement d'une congrégation dans laquelle tous les ex-Jésuites seraient réunis. Votre Éminence sentira parfaitement l'objet et le danger de cette congrégation, et je ne pense pas que le Roi y consente. Je crois que la prudence exige que nous nous tenions en paix jusqu'à ce que cette fermentation soit calmée, et il me parait que Votre Éminence est de cet avis. Elle voudra bien me le mander positivement dans ses lettres particulières que le Roi lit toujours avec attention et y ajouter que c'est celui du Pape, s'il l'est effectivement comme je l'imagine, et que Sa Sainteté serait fort éloignée d'approuver la congrégation projetée. En terminant, d'Aiguillon dit qu'il informera Bernis des manœuvres des Jésuites en Russie : On doit tout attendre, écrit-il, de gens aussi intrigants, réduits au désespoir. (Arch. Bernis.)

[19] Une déclaration, écrit-il, aurait beaucoup de dangers dans les circonstances présentes. Elle réveillerait peut-être la fermentation des anciens parlements et le fanatisme des Jansénistes. Il serait encore plus dangereux de réunir les ex-Jésuites en congrégation ; on courrait risque de n'avoir plus de paix dans le royaume. Toutes les anciennes disputes et querelles théologiques se ranimeraient aussitôt. Le Pape n'approuverait jamais l'établissement d'une pareille congrégation. Il me l'a dit formellement. Cette même congrégation serait diamétralement opposée à l'esprit et à la lettre de son bref. Je connais la façon de penser de Sa Sainteté à cet égard, et je vous assure qu'elle ne changera pas. D'ailleurs, le Roi d'Espagne ne pourrait que désapprouver un établi-sentent qui ferait renaitre en France les Jésuites sous une autre forme. Le meilleur parti, ce me semble, ce serait de laisser bien évaporer tout ce feu en temporisant. (Arch. Bernis.)

[20] Qui répondra, ajoutait-il, que la même protestation n'ait pas été faite à l'ancien Général par les Jésuites des autres pays ?... L'intérieur du Royaume ne peut être tranquille que lorsque le jansénisme et le molinisme ne seront plus en fermentation. Le concile, de Trente, me disait l'autre jour le Pape, en matière de dogme est la règle qu'il faut suivre ; il a décidé de toutes les questions sur lesquelles on se débat encore en France depuis plus de cent ans. Il faut s'en tenir aux décisions de ce concile et non aux systèmes opposés des écoles jésuitique et augustinienne. Faites-y attention, Monsieur le Duc, et vous verrez que les ex-Jésuites sont plus remuants que jamais. Ils soutiennent hautement que le Pane n'avait pas le pouvoir de supprimer leur Ordre, que le Bref est nul. Ces messieurs ne reconnaissent donc l'autorité du Pape qu'ils soutenaient autrefois être au-dessus des conciles) que lorsqu'Ale leur est favorable. (Ut supra.)

[21] D'Aiguillon a écrit le 6 décembre ; sa lettre est parvenue à Rome le 21, avant le départ du courrier pour la France ; Bernis ne répond que le 29.

[22] Je ne dois pas laisser ignorer à Votre Éminence, écrit-il, que la fermentation du parti jésuitique est plus violente que jamais, et que je commence à en craindre les suites. On persécute le Roi pour le faire consentir à l'établissement d'une congrégation dans laquelle tous les ex-Jésuites seront rassemblés ; on excite les évêques à les employer dans leurs diocèses, à les y faire prêcher, confesser, diriger les couvents ; on déclame hautement contre le Pape, on fait scission avec son Nonce et on en parle indécemment. Votre Eminence est trop bien instruite pour ignorer les personnes puissantes qui sont à la tète de ce parti fanatique. Je lutte seul contre eux avec le faible secours du cardinal de la Roche-Guyon, et je l'ai contrarié jusqu'à présent ; mais je ne serais pas étonné que le clergé, échauffé et poussé comme il l'est, ne se portât à quelque éclat scandaleux dans sa première Assemblée. Je confie sous le plus grand secret à Votre Éminence mes embarras et mes inquiétudes, et j'espère qu'elle voudra bien m'aider de ses sages conseils et de son secours. Si elle juge à propos d'en parler confidentiellement au Pape, je l'en laisse absolument la maitresse. C'est l'ouvrage du Saint-Père, c'est son autorité que je défends. Il est juste qu'il y concoure en annonçant la plus grande fermeté et sa résolution invariable de soutenir ce qu'il a fait en grande connaissance de cause et après l'examen le plus réfléchi. Il faut absolument qu'il instruise le Roi sans plus de délai, etc. Tant qu'il ne s'expliquera pas hautement et clairement, on espérera de lui faire peur et on aura l'air de croire qu'il ne s'est porté à ce qu'il a fait contre les Jésuites que par déférence pour le (loi d'Espagne et qu'il s'en repent... Je n'ai jamais été l'ennemi des Jésuites, (lit encore d'Aiguillon, mais je déteste les gens de parti, les fanatiques et les cabaleurs, et sans être fort dévot, je crois qu'il faut être soumis aux décisions du chef de la religion, et qu'on ne peut pas penser autrement quand on a des principes d'administration. (Arch. Bernis.)

[23] Je voudrais pouvoir donner les très-nombreuses lettres que j'ai sur cette affaire et entrer dans le détail (les démarches auxquelles la Princesse oblige Bernis. Je me contente d'affirmer que ces pièces, dont je ne citerai qu'une seule, donnent un démenti absolu aux assertions de l'abbé Gillet (la Vénérable Louise de France, p. 420), qui prétend que le don du Pape n'a nullement été provoqué. Le même document montre ce qu'il faut penser de l'insinuation du P. Collombet (Histoire de la suppression, t. I, p. 230), qui, d'après l'Amide la Religion (XVII, 275) et le livre du P. Cahour (Des Jésuites, 2e partie, p. 291), dit que ce fut pour empêcher la réussite du projet du rétablissement de l'Institut que les ennemis des Jésuites envoyèrent à Madame Louise les magnifiques chandeliers du Collège romain. Voici la lettre de d'Aiguillon du 11 janvier :

Madame Louise désire vivement d'avoir la croix et les chandeliers qui étaient sur le maitre-autel du Collège romain, dont on lui a dit que le travail était admirable, pour en décorer son église. On l'a assurée qu'ils avaient été portés au mont-de-pitié et qu'on pouvait les en retirer en payant leur valeur. Je prie Votre Éminence de vouloir bien se donner les soins nécessaires pour remplir les désirs de cette princesse à cet égard et d'en garder le plus profond secret, attendu qu'elle nie l'a expressément recommandé. Je l'ai cependant prévenue que je devais le confier à Votre Éminence, ne pouvant espérer de réussir dans cette négociation que par son moyen. Si elle y réussissait, comme je n'en doute pas, elle aurait la bonté d'ordonner qu'ils me soient envoyés par Marseille et de porter sur l'état de ses frais extraordinaires le prix de l'acquisition, de l'emballage, etc. (Archives Bernis.)

[24] Je compte trop, ajoute d'Aiguillon, sur l'amitié de Votre Éminence pour n'être pas persuadé qu'elle le lui fera sentir (au Pape) et qu'elle voudra bien m'aider elle-même de ses bons et sages avis La nomination d'un vicaire général en Silésie a fait la plus forte impression sur ces fanatiques. Ils ont poussé l'audace jusqu'à vouloir justifier devant moi cette insolente et schismatique démarche, et me soutenir que le Pape ne pouvait pas la désapprouver. Ils prétendent également que le Roi n'a pas besoin de son consentement pour établir la congrégation qu'ils demandent, et que son autorité suffit. Ils ne parlaient pas de même il y a dix ans. Je ne discute point avec eux les limites des deux autorités, et je me borne à répondre que je suis soumis au chef de l'Église et que je penserai toujours qu'en pareille matière le Roi ne doit prendre de parti que de concert avec lui. (Arch. Bernis.)

[25] C'est à ce projet que le P. Collombet fait allusion. (II, 86.) Il ajoute que pour parer coup, Montazet, archevêque de Lyon, conseilla à d'Aiguillon de solliciter un Bref confirmatif. Je n'ai trouvé nulle part le nom de Montazet, dont d'Aiguillon n'eût pourtant pas manqué de parler à Bernis, son plus vieil ami. Quant aux conséquences que le Père Collombet veut tirer de la remise de ce projet, en faveur de sa Compagnie, elles me paraissent bien peu logiques, car la démarche de Madame Louise suffit pour prouver la désobéissance manifeste de ses protégés et leur résistance au Bref dogmatique.

[26] Je publie ici ce document, que je considère comme d'une importance considérable, et qui est absolument inédit :

PLAN D'UNE CONGRÉGATION A FORMER EN FRANCE POUR TIRER UTILITÉ DES ANCIENS JÉSUITES.

Il s'agirait pour cela de les ériger et établir en congrégation sous l'autorité des évêques ; ainsi :

1° On distribuerait le partage en six provinces, de Paris, de Lyon, de Toulouse, de Bordeaux, de Champagne et de Flandre, et l'on rassemblerait les Jésuites de chaque province dans les principales maisons, car, vu la diminution de leur nombre, ils ne sont pas en état de remplir celles qu'ils ont perdues ; cela ne se peut faire que peu à peu, à mesure qu'ils recevront des sujets.

2° Chaque province aura son provincial et autres supérieurs.

3° Afin de conserver l'unité d'esprit et de gouvernement, on établirait nu supérieur général, de qui dépendrait toute la congrégation, qui créerait les provinciaux et autres supérieurs. L'élection de ce supérieur général se ferait dans une congrégation composée des votants des six provinces.

4° On ferait des maisons de noviciat, et les novices feraient au bout de deux ans les trois vœux simples. Ils ne pourraient en être relevés que par leurs supérieurs. Le vœu de chasteté ne serait pas perpétuel, mais seulement pour autant de temps qu'on demeurerait dans la congrégation. Il est clair que l'obligation de ce vœu cesserait par la sortie seule, et qu'il ne serait pas nécessaire de recourir au Pape pour en avoir la dispense.

5° Quant à la profession solennelle, il ne parait pas que suivant le droit commun, elle puisse avoir lieu dans une congrégation qui n'est pas approuvée par le Saint-Siège comme formant un corps religieux.

6° Les provinciaux auraient la faculté de transporter les sujets d'une maison à une autre. (Arch. Bernis.)

[27] Bernis à d'Aiguillon, 5 janv. (Arch. Bernis.)

[28] Bernis à d'Aiguillon, 12 janvier. (Arch. Bernis.) Le Pape donnera ordre au prélat Alfani de ne communiquer les pièces authentiques qui peuvent prouver qu'avant la suppression des Jésuites, leur ancien Général les avait autorisés à suivre leur institut, à recevoir des novices et à confesser même quand le Bref de suppression leur en interdirait le pouvoir. C'est ce que font aujourd'hui les ex-Jésuites de Silésie. Le Ministre d'Espagne m'a promis de m'envoyer la relation du Vicaire apostolique de Breslau qui donne une idée assez claire de cette conduite schismatique et des intrigues qui ont acquis en faveur des Jésuites la protection du Roi de Prusse. Je ne sais si je pourrai vous adresser par ce courrier la lettre du Vicaire apostolique dont le Ministre espagnol a fait une copie sur l'original certifié par le, Pape. Sa Sainteté ignore que cette copie existe. On me communiquera successivement et sous le secret les pièces légales du procès fait à l'ex-Général de Ricci. Un prince d'Allemagne qu'on croit être l'électeur de Bavière a envoyé au Pape un livre ou plutôt un libelle sanglant contre le Bref de suppression. Il y a en tête de ce livre une estampe avec des citations des prophéties dont l'application fait horreur et prouve le fanatisme le plus violent. Ne pouvant avoir ce même livre, on m'a promis la description de l'estampe qui est à la tête. Le cardinal Migazzi, arche0.que de Vienne, intrigant que le Pape connait de longue main, cabale tant qu'il peut en faveur des Jésuites qu'il détestait autrefois. Toutes ces intrigues exigent de l'attention et surtout du flegme et de la patience. Le mieux pour la France, selon le sentiment du Pape, est de ne rien faire par rapport aux Jésuites, jusqu'à ce que la fermentation soit passée. Sa Sainteté prend l'intérêt le plus vif à la tranquillité et au bonheur du Roi. En général, on peut dire qu'il n'y a jamais eu de Pape qui ait désiré alitant que celui-ci l'union entre les souverains et qui les ait respectes aussi sincèrement. Le Saint-Père me disait avant-hier à ce sujet que s'il faisait connaître ses véritables sentiments par rapport aux monarques, on le lapiderait à Rome.

[29] Post-scriptum à la lettre du 12 janvier.

[30] AFF. ÉTR., Rome, Mémoires et documents, t. IX. Les Jésuites, dit-il, dissous par le Roi et relevés de leurs vœux par le Pape sont rebelles s'ils ne se soumettent point, et il faut les poursuivre sévèrement, eux et leurs adhérents. S'ils se soumettent, on peut les employer dans les diocèses, mais à condition de les surveiller exactement et de ne pas permettre qu'ils vivent en communauté. Le Pape permet pourtant à ceux qui ont prononcé les derniers vœux d'habiter ensemble, mais avec des supérieurs séculiers, reconnus non Jésuites, et sans former ni communauté, ni congrégation. Cela ne pourra durer que jusqu'à leur mort. Les évêques seront responsables. L'édit du Roi ne sera pas révoqué, et les ex-Jésuites ne seront que tolérés. D'ailleurs, il faut leur assigner des pensions raisonnables et suffisantes, occuper ceux qui ont des talents au culte des lettres plus encore qu'à la théologie ; surtout il faut suivre leurs correspondances dans l'intérieur et au dehors du royaume. On y trouvera certainement des motifs de la plus grande réserve à leur égard. Il faut surtout défendre qu'il soit question du bref de suppression dans les assemblées provinciales ou générales du clergé. Un silence absolu sur cette matière doit être prescrit dans le royaume, et les écrits soit pour et contre doivent être soigneusement réprimés.

[31] Bernis à d'Aiguillon, 19 janv. (Arch. Bernis.)

[32] Bernis à d'Aiguillon, 2 fév. (Arch. Bernis.)

[33] THEINER, Epistolæ, 289.

[34] Bernis à d'Aiguillon, 9 février. (Arch. Bernis.)

[35] 9 février (2e suite). Le silence ne doit pas s'imposer si l'on n'est sûr que les assemblées provinciales et générales du clergé ne se mêleront pas de l'affaire de la suppression des Jésuites et ne s'occuperont pas du projet insensé qui les ressuscite sous d'autres formes. Mais si plusieurs provinces ecclésiastiques donnaient des ordres ou des pouvoirs à leurs députés pour porter l'assemblée générale à examiner le Bref du Pape, vous pouvez vous attendre à une division affreuse dans le clergé. Le jansénisme se réveillera avec fureur, et tous les partis qui divisent la Cour et les sociétés se réuniront à celui des Jésuites ou à celui qui se déclarera en faveur du Pape. L'on verra alors un spectacle tout nouveau. Les Jansénistes défendront le Saint-Siège, et les Molinistes l'attaqueront : il faudrait du moins, sans parler de l'affaire des Jésuites, que le Roi s'assurât d'avance qu'il ne sera pas question du Bref dans les assemblées métropolitaines, ou qu'il ordonne aux archevêques de déclarer que Sa Majesté n'entend pas que dans les assemblées provinciales, il soit question de traiter aucune matière étrangère aux arrangements économiques du clergé. Quand les députés n'auront ni commission ni pouvoirs, il sera plus aisé d'empêcher l'assemblée générale de traiter l'affaire des Jésuites. (Arch. Bernis.)

[36] Bernis à d'Aiguillon, 16 février. (Arch. Bernis.)

[37] Bernis à d'Aiguillon, 23 février. (Arch. Bernis.)

[38] D'Aiguillon à Bernis, 1er mars. (Arch. Bernis.)

[39] Je vois, écrit-il le 14 mars, que le Pape n'écrira point au Roi, qu'il ne fera rien contre les Jésuites de Silésie, et que je ne dois attendre aucun secours de sa part pour défendre son autorité. Je suis affligé de cette pusillanimité, mais elle ne me gagnera pas et ne m'empêchera pas de soutenir de toutes mes forces l'exécution des définitions du Bref d'extinction. Je me borne à le prier de ne me point déjouer. (Arch. Bernis.)

[40] C'est une grande affaire pour cette religieuse princesse, écrit d'Aiguillon, et il serait à souhaiter qu'elle y donnât toute son attention.

[41] Madame Louise, écrit d'Aiguillon le 1er mars, a pris un peu de confiance en moi depuis quelque temps et se conduit mieux, relativement aux Jésuites, mais elle en a deux auprès d'elle qui l'obsèdent continuellement, et son confesseur est un terrible 'tomme. Il serait bien à désirer que le Pape pût l'engager à le renvoyer et à prendre, suivant la règle, celui de la communauté. (Arch. Bernis.)

[42] D'Aiguillon à Bernis, 28 mars. (Arch. Bernis.)

[43] D'Aiguillon à Bernis, 1er mars et suiv. (Arch. Bernis.)

[44] D'Aiguillon à Bernis, 12 février. (Arch. Bernis.) Dans la lettre du 1er mars, d'Aiguillon informe le Cardinal qu'on a adopté toutes ses idées pour l'Assemblée du clergé.

[45] Bernis à d'Aiguillon, 2 mars. (Arch. Bernis.)

[46] Bernis à d'Aiguillon, 9 mars. (Arch. Bernis.)

[47] AFF. ETR. publié par THEINER, Epistolæ, p. 297, et récemment par WALLON, Un collège de Jésuites, Paris, 1880, p. 263.

[48] Cette dépêche fréquemment reproduite, notamment par CLÉMENT (Journal de voyages, etc.), TABARAUD, SILFY (Henri IV et les Jésuites, p. 21), WALLON loc. cit., 263, etc.), et dont l'authenticité n'est nullement douteuse, quoi qu'en dise le P. Collombet (II, 87), a été exactement reproduite à l'exception d'un paragraphe, omis par la plupart, sauf Clément. (AFF. ÉTR.)

[49] Il écrivait à son confesseur : Que cette société deviendrait trop puissante pour conserver la modestie, l'obéissance et la modération nécessaires, que son crédit lui ferait des amis fanatiques et des ennemis irréconciliables, qu'elle voudrait gouverner les Rois et les Pontifes, régir le temporel et le spirituel ; que cet esprit étranger et opposé à la religion altérerait l'institut pieux de saint Ignace, et qu'une société si utile serait enfin supprimée.

[50] Le Roi, écrit d'Aiguillon le 4 avril, a été parfaitement content de la dépêche aussi adroite qu'éloquente dont Votre Éminence m'a honoré en conséquence du Bref qu'elle a reçu du Pape, et m'a dit qu'il était impossible de traiter une matière aussi délicate avec plus d'art et de force, et de justifier plus complètement la conduite que le Saint-Père a tenue dans l'affaire des Jésuites. Le Conseil de Sa Majesté à qui j'en ai fait lecture par son ordre en a porté le même jugement, et elle m'a ordonné d'en informer Votre Eminence et de lui témoigner toute l'étendue de la satisfaction qu'elle en avait, mais elle m'a chargé de lui mander que quelque désir qu'elle ait que les évêques de son royaume soient instruits du contenu de cette dépêche, elle ne pense pas que Votre Eminence doive leur en écrire circulairement à ce sujet. Elle craint qu'accoutumés comme ils le sont à recevoir directement du Pape les décisions et avis, soit en corps, soit en particulier, ils ne commençassent à réclamer contre cette forme nouvelle, qu'ils ne voulussent contredire certains faits qui leur ont été exposés d'une manière toute différente et les conséquences qu'on en tire, et qu'il n'en résultât une controverse par écrit qui attiserait et rallumerait le feu que nous tâchons d'éteindre et qui pourrait s'étendre jusqu'à l'assemblée prochaine dans laquelle nous avons lieu d'espérer au moyen des précautions prises d'après les sages conseils de Votre Éminence qu'il ne sera pas question de l'affaire des Jésuites. Elle ne veut pas d'ailleurs embarquer Votre Éminence dans une discussion qui pourrait indisposer contre elle une partie considérable du clergé dont elle désire qu'elle acquière de plus en plus la confiance. D'après cette décision si sage et si honnête pour Votre Éminence, je me bornerai à communiquer confidentiellement sa sublime dépêche à ceux de nos prélats sur lesquels je suis sir qu'elle fera l'impression que nous désirons, et si quelques-uns d'entre eux lui en écrivent, elle aura la bonté de leur répondre en conséquence. (Arch. Bernis.)

[51] D'Aiguillon à Bernis, 10 avril. (Arch. Bernis.)

[52] Je crois, écrit d'Aiguillon le 17 avril, que le meilleur moyen de conduire les hommes et surtout les Français est de les laisser se dégoûter de leurs idées sans les contredire dans le premier moment. Comme il en est peu qui mettent de la suite dans leur conduite, qui prennent un intérêt réel aux affaires de Etat, ils s'ennuient bientôt de s'en occuper et finissent, après avoir bien bavardé, par se laisser mener par ceux qui ont le malheur de les gouverner. C'est d'après ce principe que j'ai écouté tous les beaux projets de congrégation. On n'en parle plus, et tout est dit à ce sujet. (Arch. Bernis.)

[53] Il avait écrit à cette occasion à Bernis, le 31 janvier : Le Roi a fait demander à M. de Monteynard sa démission et lui a défendu de paraître à la Cour. Votre Éminence n'ignore pas qu'il n'entendait rien à sa besoigne, et qu'il avait fomenté une intrigue dont l'objet était de nous entraîner dans une guerre que le Roi cherche depuis longtemps à prévenir et qui aurait eu lieu malgré tous mes soins à seconder les vues pacifiques de Sa Majesté, si elle n'eût heureusement découvert les menées qu'on faisait à cet effet tant en France que dans les pays étrangers ; on applaudit généralement au parti qu'elle a pris à ce sujet. Elle s'est déterminée à me charger du département de la guerre en attendant qu'elle ait pu faire un choix digne d'elle. Cette nouvelle marque de sa confiance est très-flatteuse, mais j'avoue à Votre Éminence que je buis effrayé du poids et de l'étendue des devoirs qu'elle m'impose, et que j'ai bien de la peine à me soumettre à sa volonté. Les premiers embarras de cette nouvelle besoigne ne me permettent pas de répondre à la lettre particulière de Votre Éminence, etc. (Arch. Bernis.)

[54] Je méprise souverainement, écrit-il le 10 avril, les intrigues du parti expirant de mon anti-prédécesseur, lorsqu'elles n'ont pour objet que de me faire perdre la confiance et les bontés du Roi. C'est presque toujours par lui que j'apprends les menées qu'on fait à cet effet, et la fa : on dont il m'en parle et la conduite qu'il tient avec moi ne me permettent pas de douter du peu d'impression qu'elles lui font. (Arch. Bernis.)

[55] Bulletin de la maladie du Roi. 30 avril. — Le Roi étant mercredi dernier, 27 de ce mois, à Trianon, se trouva incommodé. Il alla néanmoins à la chasse, mais ne monta pas à cheval. Sa Majesté rentra de bonne heure et se coucha. Le lendemain jeudi, la fièvre continuant, le Roi revint à Versailles à cinq heures du soir. La nuit fut fort agitée, et la fièvre étant accompagnée de pesanteur de tète, Sa Majesté fut saignée au bras une première fois à quatre heures du matin, et une seconde fois à quatre heures du soir.

L'état du Roi est aussi bon aujourd'hui que les circonstances peuvent le permettre. Il a la tête libre et n'a de fièvre qu'autant qu'il en faut pour effectuer l'éruption. Imp. (AFF. ÉTR.) France, série ord., vol. 836.

[56] Votre Éminence apprendra par ma dépêche la situation cruelle dans laquelle nous sommes, et je suis bien sûr qu'elle partagera nos alarmes. Le Roi est aussi bien qu'il peut être, mais il n'est encore qu'au quart de la maladie, et nous ne pourrons être tranquilles qu'après le 9. Mesdames se sont enfermées avec le Roi et témoignent autant de courage que de tendresse, surtout Madame Adélaïde. Tout ce qui se pense et se dit dans ce moment à la Cour fait horreur à tous cens qui aiment le Roi et l'État, et malheureusement ils ne sont pas le plus grand nombre. On ne peut répondre de rien dans cette affreuse maladie, mais les apparences sont très-favorables. Il n'y a eu jusqu'à présent aucun accident. Le Roi a toute sa tête, une force singulière, et j'espère que nous le conserverons. Votre Éminence ne s'étonnera pas si je ne lui parle pas d'autre chose aujourd'hui. (Arch. Bernis.)

[57] Le duc d'Aiguillon avait épousé Louise-Félicité de Bréhant-Mauron, fille unique de Louis-Robert-Hippolyte, comte de Plélo, ambassadeur de France en Danemark, le héros de Dantzick, et de Louise-Françoise Phélypeaux de La Vrillière ; celle-ci était sœur : 1° du comte de Saint-Florentin, duc de La Vrillière en 1770 ; 2° de Marie-Jeanne Phélypeaux, mariée au comte de Maurepas.

[58] Je connaissais trop bien, écrit-il à Bernis, l'attachement de Votre Éminence au feu Roi et les bontés qu'il avait pour elle, pour n'être pas bien persuadé qu'elle partage la douleur profonde que sa perte a causée dans tout le Royaume, et je suis bien convaincu qu'elle imagine aisément que personne n'en ressent une plus vive que moi. La confiance, et j'ose dire l'amitié dont il m'honorait souvent, surtout depuis quelque temps, et dont il m'a donné les preuves les plus étendues dans ses derniers moments, avaient fait sur mon cœur une impression si forte que je n'existais que pour lui. Je le regretterai le reste de ma vie, et j'avoue à Votre Éminence qu'il me sera bien difficile de me déterminer à continuer les pénibles fonctions dont il avait exigé que je tue chargeasse, et dont il savait alléger le pesant fardeau par une confiance sans bornes, une facilité singulière dans son travail avec moi, et l'accès le plus libre auprès de lui à toutes les heures de la journée. Quelque attaché que je sois à la personne et au service de notre nouveau maitre, je sens que je n'aurai pas le courage de continuer ma carrière si je ne puis espérer d'avoir les mêmes secours et les mêmes agréments, et j'ai cru devoir à l'amitié et à la confiance dont Votre Éminence m'honore de la prévenir de ma résolution. Je ne l'exécuterai cependant qu'après que le Roi aura eu le temps de choisir celui ou ceux qu'il jugera capables de me remplacer. Nous ne l'avons point vu depuis la mort du feu Roi, et nous ne pourrons le voir que jeudi prochain. En attendant, il nous a permis de prendre ses ordres par écrit, et il nous les donne avec autant de justesse que d'exactitude. Il s'est déterminé, dans l'embarras où l'a jeté sa séparation d'avec ses Ministres, à mander auprès de lui M. de Maurepas, qui s'y rendit hier et a été enfermé une heure avec Sa Majesté. J'ignore encore ce qui en résultera, le degré de confiance qu'elle lui accordera et le titre sous lequel elle jugera à propos de l'employer si elle le garde auprès d'elle. Il m'a paru déterminé à n'en accepter aucun, et à se borner à donner son avis. soit dans le Conseil, soit dans le cabinet du Roi s'il y est appelé. Voilà notre position actuelle, et il est bien difficile de prévoir les changements qui pourront y survenir. Mais Votre Éminence en sait assez par ce détail pour pouvoir régler sa conduite en conséquence, et c'est l'objet et le motif de cette lettre particulière, dans laquelle je me borne à lui donner cette nouvelle preuve de l'attachement tendre, fidèle et respectueux que je lui ai voué pour la vie. Le 23 mai, il écrit : De nouveaux malheurs achèvent de nous accabler, et Votre Éminence partagera certainement le surcroit de douleur qu'ils me causent. Mesdames ont toutes trois la petite vérole. Leur état est dans ce moment aussi bon qu'il peut être, mais je suis bien éloigné d'être tranquille sur leur sort. Le Roi et la Famille Royale sont à la Muette depuis ce triste événement. Notre nouveau maitre se conduit à merveille. Il travaille du matin au soir avec une patience admirable. Il cherche à s'instruire, affiche de ne rien vouloir changer dans le système et les arrangements de sou grand-père, témoigne de la confiance et de l'honnêteté à tous ses Ministres, parait inaccessible à l'intrigue et montre beaucoup de bon sens, de justesse dans l'esprit et de désir de rendre ses sujets heureux. Si je n'avais à regretter qu'un Roi qui m'honorât de sa confiance et de ses bontés, je pourrais espérer de me consoler ; mais j'ai perdu un ami, j'ose le dire, et cette perte irréparable fera à jamais le malheur de ma vie. (Arch. Bernis.)

[59] Je n'ai point retrouvé la lettre que le Cardinal écrivit au duc d'Aiguillon au moment de sa retraite, mais voici la réponse de l'ancien Ministre :

(S. L.) 10 juillet 1714.

On ne peut être plus touché que je le suis des nouvelles assurances que Votre Éminence a la bonté de me donner des sentiments dont elle m'honore. Je me flatte qu'elle connaît depuis longtemps le prix que j'y attache, et qu'elle me rend trop de justice pour n'être pas bien persuadée que je n'oublierai jamais les preuves que j'en ai reçues, et qu'elle doit autant compter sur ma reconnaissance que sur la fidélité invariable du tendre et respectueux attachement que je lui ai voué pour la vie.

(Arch. Bernis.)