LE CARDINAL DE BERNIS, DEPUIS SON MINISTÈRE — 1758-1794

 

CHAPITRE V. — L'AFFAIRE DES JÉSUITES JUSQU'À LA CHUTE DU DUC DE CHOISEUL - 1769-1771.

 

 

Sources : AFFAIRES ÉTRANGÈRES, Rome, vol. 849, 850, 851, 852. Espagne, vol. 524, 525, 526. Archives Bernis. Les pièces exactement publiées par Theiner sont simplement notées pour indication.

 

Clément XIV. — Son caractère. — Son entourage. — Les agents d'Espagne. Le parti des Jésuites. — Diverses affaires à résoudre par le Pape. — La question des Jésuites prime tout. — Première démarche de l'Espagne. — Ce qu'on pense de Bernis à Madrid. — Bernis a ordre de présenter un mémoire. Audience du Pape. — Réflexions du Cardinal. — Avignon. — Nouveaux soupçons du roi d'Espagne. — Ultimatum de Choiseul. — Son opinion sur les Jésuites. — Scène violente avec le nonce Giraud. — Le Pape promet de tout céder. — Il offre d'écrire au Roi. — Bernis lui demande un bref approuvant l'extinction. — Il le promet. — Bref adressé au Roi. — Nouveaux soupçons de l'Espagne contre le Cardinal. — Tanucci. — Centomani. — Condition mise par le Pape à l'expédition du bref d'approbation. — Choiseul la refuse ; l'Espagne l'accepte. — Malentendu entre Rome, Madrid et Versailles. Bernis, agissant de lui-même, obtient une lettre du Pape pour le roi d'Espagne. — Force de cet engagement. — Malgré cela, on retire à Bernis la conduite de la négociation. — Bernis subordonné aux agents de l'Espagne. — 11 ne doit rien faire sans eux. — Le Pape demande que le bref d'approbation reste secret. — Négociation directe entre Charles III et Clément XIV. — L'Immaculée Conception. — Les Jésuites affectent de triompher. — Nouvelles attaques de l'Espagne contre Bernis. — Bernis pose le dilemme : ou les Jésuites, ou Avignon. — Réponse de Choiseul. — Difficultés entre l'Espagne et l'Angleterre. — Lettres de Choiseul. — Disgrâce de Choiseul. — La politique va-t-elle changer ?

 

Giovanni-Vicenzo-Antonio Ganganelli était né le 31 octobre 1705 à Sant'Arcangelo près de Rimini, où son père était médecin. Il fit ses études chez les Jésuites de Rimini, puis chez les Piéristes d'Urbino, et, à Urbino même, il entra dans le noviciat des Cordeliers ou Frères Mineurs de saint François d'Assise : il y prit l'habit le 17 mai 1723 et y fit profession solennelle le 18 mai 1724. Il n'est pas un Cordelier que ne hante le souvenir de Sixte IV et de Sixte V. Fra Lorenzo, c'était le nom que Ganganelli avait pris en religion, compléta ses études à l'Académie de San-Bonaventura, et après avoir reçu en 1731 le grade de docteur, il alla professer la théologie dans les principales écoles d'Italie. Rappelé à Rome en 1741, il fut bientôt nommé définiteur général de son Ordre. Benoît XIV le remarqua et, en 1746, le fit consulteur du Saint-Office. Cette charge pouvait mener Ganganelli au cardinalat, mais à condition qu'il parvint à se soustraire aux dignités monacales : il refusa, en 1753 et en 1759, le généralat des Cordeliers, et, poursuivant déjà la tiare, il s'attacha aux Jésuites après la mort de Benoît XIV. Il. semble avéré que ce fut sur la recommandation de Ricci que Clément XIII le déclara cardinal dans le consistoire secret du 24 septembre 1759. Ganganelli, cardinal, continua à mener dans son couvent la vie que menait Fra Lorenzo : même pauvreté, même négligence extérieure, même affectation d'humilité. Cette humilité était-elle jouée ? il est permis d'en douter : le caractère est étrange : Ganganelli est un moine greffé sur un Italien. Le moine n'a point de vices, mais, malgré tout, il est moine, c'est-à-dire craintif, caché, retors, amateur des petits moyens et des médiocres finesses ; il ignore le monde, la politique, le langage qu'il faut tenir, le point où il faut s'arrêter. L'Italien apporte son exubérance, sa profusion de mots, ses câlineries, sa dissimulation native, les traditions d'astuce qu'il tient des élèves de Machiavel.

A cet Italien et à ce moine, la dignité papale, l'égalité temporelle avec les Rois, la suprématie spirituelle sur le monde donnent un éblouissement. Fra Lorenzo a atteint le même but que Fra Felice Peretti ; sera-t-il lui aussi un Sixte-Quint ? Il faut vouloir pour cela, et Clément XIV ne sait pas vouloir. Il a peur de tout ce qui l'entoure, peur des cardinaux, peur de la noblesse, peur des Jésuites, peur des Rois ; il n'a confiance qu'en lui-même. Alors, il ruse, il dissimule, il atermoie, il prend les loges du Vatican pour les corridors de son ancien couvent. Les Rois lui écrivent, les Rois le cajolent, les Rois lui envoient des présents : le voilà ravi et transporté d'aise. Les Rois le menacent : il s'abat et se déconcerte. II se croit plus fin que tous ; il ne se fie à personne, il écrit lui-même : sa lettre est une arme qu'il donne. — Mais il a bien recommandé le secret ; tout est mystère en ce qu'il accorde, et comme cette concession, il ne l'a faite qu'à l'oreille, il croit ne l'avoir point faite. Oui, mais c'est écrit ; c'est lui-même qui a écrit : l'ongle est pris dans l'engrenage, il faut que le corps y passe tout entier.

A côté de lui, point de cour ; point de cardinaux à conquérir, point d'intrigants à déjouer, point de neveux à gagner : Clément XIV va vivre seul. Il n'aura pour compagnons et pour confidents qu'un frère de son ancien couvent, qui fera sa cuisine, et son confesseur. Qu'on acquière ces deux hommes, et l'on a tout l'entourage ; qu'on les tienne par la crainte ou l'intérêt, et l'on tient le Pape.

Clément XIV n'aime point les plaisirs luxueux, les représentations grandioses, les bâtiments gigantesques. Il est simple, pieux et honnête, il n'a point de vices et pour ainsi dire point de passions : sa joie est de galoper en habit court blanc, en bottes blanches, en chapeau rouge, si vite que ses écuyers ne peuvent le suivre, d'aller à la villa Patrizzi jouer au trucco ou de jouer au billard à Castelgandolfo. Là, dans la salle où il s'est fait peindre se promenant dans les paysages qu'il aime, accompagné des cardinaux et des prélats ses plus familiers, tous en habit de campagne et avec l'attitude ou le geste le plus habituel à chacun d'eux[1]. le successeur de Pierre se tient pour le plus heureux des hommes ; mais il faut rentrer au Vatican, faire le pape, se replacer sous le joug. Et ce joug, si c'était le cardinal de Bernis, ce grand seigneur à la voix douce, à l'exquise politesse, aux rondeurs un peu grasses, qui était chargé de le conduire ! Si c'était encore le cardinal Orsini, ministre de Sa Majesté Sicilienne, tout harcelé qu'il est par Tanucci, le premier ministre de son maitre, c'est un grand seigneur au moins, et il est des menaces où il ne voudrait pas s'abaisser ! Mais Bernis et Orsini ne sont point seuls ; voici M. Azpuru, auditeur de Rote pour l'Espagne, chargé des affaires de Sa Majesté Catholique, et son acolyte, Joseph-Nicolas d'Azara, agent d'Espagne près la Daterie. Ceux-là n'entendent point la politesse et n'admettent point les tempéraments. Ils dédaignent les paroles engageantes et les phrases mielleuses qui font trouver moins amer le breuvage qu'il faut boire. Ils vont, comme le cardinal de Solis, droit à leur but, soupçonneux, hargneux, impérieux, ayant en leur poche le fameux billet et ne se faisant pas faute de le rappeler. Leur Cour les pousse, leur fortune les presse, toute leur vie dépend d'un succès à conquérir. Qu'importe le Pape ? il faut qu'ils vainquent.

Voilà en quelles mains Clément XIV est prisonnier. Il appartient aux étrangers et ne peut même songer à s'évader. Où irait-il d'ailleurs ? En face d'eux, il n'y a que les cardinaux de la faction des Zelanti, ce qui tient de près ou de loin aux Jésuites, ce qui a horreur des barbares ; nulle chance de trouver les éléments d'un tiers parti qui permette de se sauver sans se déshonorer. Tout est aux Jésuites : le cardinal Albani, qui, à ses dignités de protecteur des églises d'Allemagne et des églises de Sa Majesté le Roi de Sardaigne, joint la qualité de Ministre plénipotentiaire de Leurs Majestés Impériales et Royales ; le marquis Antici, à la fois chargé des affaires du Roi et de la République de Pologne, agent de l'Électeur de Cologne et du prince-évêque de Liège et Ministre de l'Électeur Palatin ; le comte de Rivera, Ministre plénipotentiaire du Roi de Sardaigne, toute la foule des prélats chargés ad honores d'une représentation princière, qui doivent pour la plupart cette faveur aux Révérends Pères[2]. Aux Jésuites, les administrations de l'État pontifical où ils ont été martres absolus sous Clément XIII ; aux Jésuites, les salons de Rome, car ils sont les confesseurs de toutes les femmes et ils ont été les instituteurs de tous les hommes. Ils tiennent tout, ils disposent de tout, et qu'iraient-ils faire de fournir des armes au Pape pour les tuer ?

Et ce n'est pourtant qu'en abandonnant les Jésuites que Clément XIV a chance de sauver ce qui tient le plus à son cœur de souverain ; ce n'est qu'en cédant sur l'Institut qu'il peut essayer de rattraper les lambeaux arrachés à son domaine temporel et d'obtenir aux yeux des Romains et à ses propres yeux cette réhabilitation. Il est vrai que le Roi de France semble vouloir disjoindre complètement l'affaire d'Avignon de celle de la suppression, mais on peut espérer un bon mouvement, une effusion de cœur, une restitution généreuse. Les autres difficultés pendantes s'arrangeraient d'elles-mêmes si l'affaire des Jésuites était réglée : les démêlés avec le Portugal, les Deux-Siciles, l'Infant duc de Parme, s'y rattachent par un lien si étroit qu'elles y semblent connexes. La réforme des Ordres religieux en France, l'indult à accorder au Roi pour l'île de Corse, l'abandon même du droit de régale ne sont point des questions difficiles ; les canonisations arrêtées par l'Espagne se poursuivraient si les Jésuites étaient abolis ; et, quant aux affaires avec Venise et la Toscane, bien qu'elles prouvent un singulier esprit de résistance et de liberté, c'est le courant de la Chancellerie pontificale : le Pape n'a rien à cacher et rien à redouter[3]. Les Jésuites sont la grosse, l'unique question. Elle domine toute la politique, elle passionne tous les esprits, elle occupe seule tous les ambassadeurs. Ganganelli s'est engagé à la résoudre, comment s'y prendra Clément XIV ?

Dès les premières audiences qu'il a données, le Pape a fait entendre à d'Aubeterre, à Bernis, à Azpuru, à Almada, qu'il a pris son parti et qu'il est déterminé à abolir les Jésuites[4]. Il a dit avoir fait son plan et n'a demandé que du temps pour l'exécuter. Le Cardinal a cru raisonnable d'accorder du temps et a prétendu seulement obtenir que Clément XIV retranchât certaines formes qui paraissaient inutiles et dangereuses ; mais, dès ce moment, Solis, Azpuru et Orsini s'impatientent et demandent pourquoi Bernis n'attaque point. Azpuru, qui a reçu d'Espagne l'ordre de marcher et de présenter au Pape un double du mémoire qu'il a remis à Clément XIII[5], écrit à Madrid que le Cardinal ne cherche qu'à traîner les choses en longueur. Sans le prévenir, il somme le Général des Jésuites de retirer les commissions ile provincial, de recteur et de supérieur données aux Jésuites espagnols réfugiés à Rome, comme s'ils étaient encore établis dans leurs maisons d'Espagne et des Indes ; il obtient du Pape qu'il ordonne au cardinal Boschi d'accorder aux Jésuites, qui la demanderont, la dispense des trois premiers vœux, et qu'il se réserve à lui-même d'accorder la dispense du quatrième vœu. Bernis trouve ce résultat déjà considérable, il y voit l'espérance d'une solution en quelque sorte normale de la difficulté, il juge que, par l'extinction graduelle de la Société, les Cours arriveront à leur but sans violence et sans éclat, et il se déclare ouvertement pour ce mode de procéder.

Il ne sait pas que la cour de Madrid se plaint de lui par chaque courrier, que M. d'Ossun n'est occupé qu'à transmettre les doléances du Roi Catholique, et que, chaque semaine, Choiseul doit fournir une justification en règle[6]. Il n'a pas encore en sa première audience qu'il est atteint et convaincu à Madrid d'être l'ami des Jésuites. Qu'a-t-il fait ? Quel crime a-t-il commis ? Le 17 juin, Choiseul lui a écrit qu'on soupçonnait que la négociation avait été entamée par les Espagnols et qu'elle se suivrait en Espagne. Bernis a-t-il lâché cette information devant Azpuru ? A-t-il insisté sur la nécessité de donner du temps au Pape et d'attendre son plan au lieu de lui en fournir un[7] ? Quoi qu'il en soit, le 27 juillet, d'Ossun rapporte au Ministre ces paroles textuelles de Charles : Je crains fort que M. le cardinal de Bernis ne soit ami des Jésuites et qu'il ne cherche à éloigner la demande de l'extinction de cette Société. Il prétend que je fais suivre une négociation par un canal indirect et secret : cela est faux. Pourtant, l'affaire reste suspendue, et le Cardinal n'exécute point les ordres de sa Cour.

D'ordres, le Cardinal n'en avait peint. On n'avait point à Versailles cette hâte fiévreuse. Choiseul se préoccupait avant tout d'Avignon qu'il ne voulait pas rendre, et il craignait avec raison qu'on ne cherchât à Rome à établir une solidarité entre cette question et celle des Jésuites. Ce ne fut que le 4 juillet que, harcelé par l'Espagne, il prescrivit à Bernis de s'entendre avec les Espagnols pour remettre à Clément XIV un double du mémoire présenté à son prédécesseur, et qu'il lui envoya copie de la dépêche écrite de Madrid le 19 juin par M. de Grimaldi à M. de Fuentès, ambassadeur du Roi Catholique à Paris, pour demander que la France renouvelât son instance pour la suppression des Jésuites[8].

Ainsi on se lançait ouvertement et publiquement dans la négociation, sans plan concerté, sans entente sur les moyens à employer, sans idée du chemin à parcourir. Dès le début, l'Espagne recourait à une sorte de mise en demeure officielle, à un quasi ultimatum. On traitait Clément XIV, qu'on avait fait élire, dont on n'avait point à se plaindre, qui avait tout promis, qui ne demandait qu'un peu de temps, exactement comme on avait traité Clément XIII après la bulle Apostolicum, après ses provocations sans nombre, après l'affaire de Parme. L'Espagne commandait, le Cardinal dut obéir : mais, au moins, fallait-il un clou pour accrocher ce mémoire qu'on lui ordonnait de remettre.

Ce clou, le Pape le fournit : le 12 juillet, sur la demande de Ricci, il accorda à des Jésuites qui partaient pour les Missions, les facultés qu'il était d'usage de donner aux missionnaires. Ce bref qui contenait certains termes affectueux, de style dans la chancellerie pontificale, fut imprimé à un grand nombre d'exemplaires et répandu à profusion par les Jésuites, qui cherchèrent ainsi à faire passer Clément XIV pour leur protecteur.

Le Cardinal ne pouvait rencontrer meilleure occasion. Le 19 juillet, il écrit au duc de Choiseul pour l'instruire de la démarche qu'il va tenter, et, le 22, après avoir conféré avec les ministres de Naples et d'Espagne, il remet au Pape un mémoire qu'il a rédigé et que ses collègues ont approuvé[9]. Le Pape se défend d'abord de le recevoir ; il le trouve prématuré, il n'a eu nulle intention d'écrire dans le bref du 12 juillet ce que les Jésuites y ont lu ; il donnera bientôt deux autres brefs qui rabattront l'orgueil des Révérends Pères. S'il est obligé vis-à-vis de la Maison de France, ne doit-il pas des égards aux États qui ne réclament pas la suppression ? Il offre d'approuver ce que les trois souverains ont fait dans leurs États, se réservant seulement de demander l'avis des clergés nationaux. Si le Général meurt, il ne le remplacera pas. Toutes ces tracasseries, il le sait, ne viennent pas de Bernis ; Bernis est l'ami de Fra Lorenzo ; c'est par Bernis qu'il veut que toute la négociation passe désormais : il veut que Bernis l'écrive au Roi, à notre Roi ; avec Orsini, il n'a point de sécurité ; il a peur ; on va l'empoisonner. Et il embrasse Bernis, il le reconduit à la porte de son cabinet ; il l'assure de son respect ; il lui dit qu'il est son serviteur et que Fra Lorenzo prouvera qu'il mérite sa confiance. Il croit avoir tout gagné, et peut-être au moins aurait-il gagné du temps s'il n'avait eu affaire qu'au Cardinal qui au moins avait pitié de lui, quoique, en rentrant dans son cabinet, il résumât fort nettement les points qu'il avait pu dégager de ce verbiage et qu'il écrivît : Il y a toujours quelque chose de comique dans la manière de traiter des Italiens.

Pour être flatteuse, la proposition que Clément XIV venait de faire à Bernis n'en était pas moins embarrassante. Se charger de toute la négociation alors qu'il était déjà suspect à l'Espagne et que la France ne faisait en réalité que suivre dans cette affaire l'impulsion de l'Espagne, c'était s'exposer à des soupçons et à des tracasseries sans fin, qui se termineraient sans doute par une nouvelle disgrâce. Loin de chercher à accaparer la direction, Bernis, dès le 26 juillet, écrivit au Roi pour lui rendre compte de la situation et pour demander que l'affaire se traitât en Espagne ou à Rome par les seuls ministres espagnols. Il ne consentait à s'en charger que si la cour d'Espagne voulait bien lui rendre justice, adopter les principes de modération et de prudence qui conviennent si fort aux grandes puissances et lui donner une autorité raisonnable sur les ministres. — J'ai en horreur l'esprit de parti, disait-il ; je déteste les intrigues, le despotisme et le fanatisme des Jésuites ; je ne suis pas moins convaincu des dangers et des inconvénients sans nombre qui résulteraient du triomphe du parti janséniste[10]. — On ne forcera pas le Pape d'un coup de main, ajoutait-il. Il est trop éclairé, trop prudent et trop peu affermi sur la chaire de Saint-Pierre pour s'y résoudre. Avec Choiseul, Bernis était plus explicite encore. L'écrit que les cardinaux espagnols ont fait signer au Pape, disait-il, n'est nullement obligatoire : le Pape lui-même m'en a dit la teneur. Sa Sainteté craint le poison. Elle se défie de tout ce qui l'entoure et ne se fie à personne[11]. Cela revenait à dire que Clément XIV, entre l'arme émoussée que l'Espagne avait aux mains et celle qu'il croyait voir aux mains des Jésuites, hésiterait longtemps, chercherait à s'échapper, ruserait sans cesse pour gagner du temps, sacrifierait peut-être enfin les Couronnes aux Jésuites.

Le temps, Choiseul ne le comptait pas ; il n'avait rien à perdre à ce que du temps passât, car la domination française s'affermissait ainsi à Avignon. L'annexion définitive du Comtat était le but principal qu'il poursuivait, et la longue possession habituait l'Europe à cette idée. Nous avons besoin de cette réunion, écrivait-il[12], et je vous confierai que j'ai fait passer au Conseil que jamais nous ne rendrions cet État au Pape. La question, pour lui, n'était plus que de régler le prix à payer à Rome : cinq millions par exemple payables en cinq ans. Il se faisait vivement appuyer par les Parlements, commandait à M. de Montclar un mémoire sur les droits du Roi[13], le répandait par toute la France. La dignité ecclésiastique dont Bernis était revêtu lui permettait-elle de partager cette façon de voir ? Il est permis d'en douter, car le Cardinal se refusa à engager la négociation, disant qu'il était sûr que le Pape répondrait comme au conclave : Je laisse cette affaire sur la conscience du Roi ; conseillant au moins d'attendre que le Pape réclamât sa province[14].

Le Cardinal avait raison au point de vie diplomatique. Engager parallèlement les deux négociations, c'était les lier, et, si on les liait, il faudrait céder un point pour gagner l'autre. C'était, de même, à ce point de vue, une faute considérable que de charger un même négociateur des deux affaires. Pour réussir, le vrai moyen était que l'affaire des Jésuites fût traitée par les Espagnols avec le seul consentement de la France. Les Espagnols n'avaient rien à y perdre, et le confesseur du Roi, ce moine ennemi des Jésuites qui soufflait sa haine monastique et croyait que tout devait céder à son impulsion[15], n'aurait rien à dire.

Cependant, à Madrid, on vivait toujours sur l'impression que Bernis trahissait la cause des Couronnes. Par chaque courrier, d'Ossun transmettait les plaintes du Roi Catholique. Charles III en arrivait à clouter de la sincérité de l'alliance française. Un jour, Choiseul, qui jusque-là avait traité de bagatelle cette affaire des Jésuites, s'aperçut qu'elle pouvait compromettre son système extérieur. Brusquement, le 7 août, il ordonna au Cardinal de présenter un nouveau mémoire et lui déclara que, si le Pape continuait à vouloir gagner du temps, le Roi serait obligé de retirer son ministre de Rome : l'affaire des Jésuites devait être terminée avant le terme obligatoire de deux mois[16].

La dépêche était à l'adresse de Madrid plus qu'à celle de Rome, car Choiseul savait bien qu'il demandait l'impossible, mais il était bien forcé d'agir : e Les Jésuites me persécutent depuis dix ans, écrivait-il au Cardinal dans une lettre intime[17]. J'en ai par-dessus la tête. L'on dit en France et l'on est persuadé que je les ai fait chasser, etc., etc. En Espagne, l'on publie que je les aime, que je.les soutiens ; je crois même que je suis affilié. Ni les uns ni les autres ne disent vrai ; je le jure à la face de l'univers. Rien au monde ne m'a été plus indifférent toute ma vie que les Jésuites ; mais, à présent, je suis au terme d'en être excédé, car ils sont devenus la démence des cours, au point qu'à Madrid, ou oublie l'Angleterre, M. Pitt, les intérêts les plus grands et les plus chers, pour songer aux Jésuites et m'en tracasser. Je les donne à tous les diables. J'y joindrai notre Pape s'il ne m'en débarrasse pas !

C'était là le fond de sa pensée. Il voulait avant tout contenter l'Espagne, et le moyen de la satisfaire était d'aller plus loin qu'elle n'allait elle-même. Choiseul ne s'en tint donc pas même à la dépêche qu'il avait écrite à Bernis ; il fit à Giraud, devant l'Ambassadeur d'Espagne, une scène d'une violence extrême à propos du bref du 12 juillet[18]. De cette façon, il espérait être quitte à la fois des soupçons de Charles III et des intrigues de Clément XIV[19].

Bernis de son côté n'avait point attendu les nouveaux ordres de sa Cour pour rappeler au Pape sa promesse de rabattre prochainement l'orgueil des Jésuites. Le 11 août, près de dix jours avant qu'il eût pu recevoir les ordres de sa Cour, il avait présenté un nouveau mémoire[20]. Le Pape avait répondu qu'il ferait bientôt paraître deux brefs où il serait parlé de la Compagnie.

Le Cardinal crut que cette réponse suffirait en ce moment au Roi Catholique ; il s'imagina que la cour de Madrid approuvait sa conduite. D'ailleurs, Azpuru lui avait communiqué des dépêches de Grimaldi qui paraissaient formelles : On laisserait au Pape tout le temps qu'il désirerait ; le Ministre d'Espagne serait en quelque façon aux ordres de Bernis[21]. Choiseul écrivait, d'autre part, que le Roi d'Espagne était très-content des sentiments et de la conduite du Cardinal. Bernis s'imagina donc qu'on n'avait prétendu, en le poussant, que détourner l'attention de la véritable négociation qui, suivant lui, se poursuivait en Espagne. Il croyait savoir que Charles III et son confesseur avaient avec le Pape une correspondance directe, et que celui-ci leur avait envoyé son plan. Il se reposa sur la démarche qu'il avait faite et qui constituait un gage suffisant de sa fidélité[22], ne prit point au sérieux le délai de deux mois imposé au Pape par la dépêche du 7 août, et continua à espérer que sans y mettre d'humeur, de précipitation et encore moins d'éclat et de rupture, il viendrait à bout de satisfaire l'Espagne avec le temps[23].

C'est dans cette disposition d'esprit qu'il célébra en grande pompe la fête du Roi dans l'église nationale de Saint-Louis ; qu'il jouit sans inquiétude des honneurs qu'on lui rendit, de la présence du Sacré Collège et de la noblesse romaine, de la musique exécutée par la Chapelle du Pape, de la grand'messe célébrée pontificalement par l'archevêque d'Athènes.

Quant au Pape, son anxiété était à son comble. Il pouvait à la rigueur se rassurer sur les menaces écrites par Choiseul à Bernis ; mais la scène faite à Giraud à Versailles l'épouvantait. Il se défiait du Nonce, il ne l'avait pas mis dans son secret, et voilà que non-seulement Choiseul lui avait lâché tout le projet de suppression, mais la dépêche de Giraud avait été communiquée aux Jésuites par le secrétaire du chiffre. Que venait-on lui parler de l'Espagne ! disait-il[24]. Il avait dans sa poche une lettre d'Espagne qui lui accordait du temps. Or était-ce du temps que deux mois ? C'était un manque d'égards vis-à-vis de lui, vis-à-vis des princes catholiques qui ne demandaient pas la suppression. Il lui fallait le concours de la France et de l'Espagne. Il allait défendre aux Jésuites de prêcher dans leurs églises pendant le jubilé, préparer la censure de leurs livres, la suppression de quelques-unes de leurs maisons : on n'obtiendrait rien de lui par la force, mais il serait toujours docile aux ordres du Roi. Il dit tout cela à l'abbé Deshaises que Bernis lui avait envoyé ; il le répéta avec bien plus de véhémence au Cardinal lui-même, qui eut audience le 29 août. Bernis répondit que ce n'était pas lui qu'il fallait convaincre, mais les Rois de France et d'Espagne. Que faut-il faire ? répliqua Clément XIV ; aller à Versailles et à Madrid en personne ? Ce voyage ne me coûtera rien, et je rendrai l'hommage de mon respect à ces deux grands princes, et je les convaincrai de ma bonne foi et de la nécessité de procéder avec prudence, secret et pas à pas, dans une affaire de cette nature. Faut-il que j'écrive à notre Roi et au Roi d'Espagne mes vrais sentiments ? J'écrirai de ma propre main, et je vous remettrai la lettre avec une copie pour le duc de Choiseul.

Bernis accepta avec empressement. De lui-même, le Pape allait où l'on n'aurait osé le conduire. Il offrait de renouveler comme pape, solennellement et formellement, l'engagement, assez vague sans doute, qu'il avait pris comme cardinal. Cette fois la victoire était assez complète, et Bernis était déterminé à ne pas aller plus loin pour le moment, à ne point contraindre le Pape, par des moyens violents, à une décision immédiate. Je vous avoue, écrivit-il à Choiseul, que si les choses s'aigrissaient, qu'on refusât au Pape le temps qu'il demande et qu'on en vînt à une rupture, je ne pourrais me dispenser de demander au Roi, avec la dernière instance, de me rappeler avant cet éclat, parce que je serais au désespoir, étant prêtre, cardinal et évêque, d'être forcé de poser la première pierre de division entre la France et le Saint-Siège.

Le plan qu'il se proposait de suivre était d'engager d'abord le Pape à approuver la suppression clans les États de la maison de Bourbon[25]. La lettre que Clément XIV avait offerte était un premier pas dans ce sens. Le 18 septembre, le Cardinal, qui entre temps avait obtenu que le bref contenant ouverture du jubilé ne contint aucune mention de la bulle In mua Domini, présenta un nouveau mémoire par lequel il demanda au nom des trois Cours que Clément XIV par un bref motu proprio approuvât tout ce qui s'était passé dans les trois Royaumes et dans les États de Parme relativement aux Jésuites. 11 demanda de plus que la minute du bref lui fût communiquée avant qu'on l'expédiât. Le Pape répondit qu'il se souvenait de ses promesses, qu'il était résolu à les exécuter, mais il exprima le désir que les souverains de la Maison de France lui fissent remettre un mémoire sur les motifs de l'expulsion, et qu'on joignit à ce mémoire quelques témoignages d'évêques et de théologiens[26]. Muni de ces pièces, il parlerait en son propre nom, anéantirait la Société dans les trois Royaumes et approuverait l'usage qu'on avait fait de ses biens. Les brefs seraient dressés de concert avec les puissances ; tout serait à leur gré, pourvu qu'on lui donnât du temps[27].

Pour témoigner de ses intentions, il remit à Bernis, huit jours après, le 25 septembre, la lettre suivante qu'il adressait au Roi :

CLEMENS P. P. XIV

CHARISSIMO IN CHRISTO FILIO NOSTRO LUDOVICO FRANCORUM REGI.

Charissime in Christo fili noster, salutem et apostolicam benedictionem ! — Le dernier projet nous manifesté au nom de Votre Royale Majesté par le cardinal de Bernis touchant le commun connu affaire, a été par nous avec agréement accueilli : nous semblant beaucoup à propos pour le bien conduire à sa fin avec satisfaction réciproque. Cependant nous serons en attention de recevoir par le même Cardinal les monuments qui sont nécessaires pour cela, afin de pouvoir après examiner l'affaire : ce qui ayant été accompli, nous donnerons une marque constante de notre paternelle affection avec laquelle donnons à Votre Majesté et à la Royale sa famille l'apostolique notre bénédiction. Datum apud Sanctam Mariam Majorent pridie calendas octobris 1769, Pontificatus nostri anno primo[28].

 

Ce style fera rire le Roi, écrivait Bernis. Peut-être aurait-il plutôt dii faire pleurer. Le Pape ne savait pas le français ; il n'avait voulu consulter personne. Il avait craint d'en trop dire, caries Jésuites pouvaient surprendre sa lettre ; d'autre part, il avait voulu faire à Louis XV la gracieuseté de lui écrire dans sa langue : de là un italien embrouillé traduit en un français inintelligible. Néanmoins, c'était un engagement, conditionnel à la vérité, mais dont les conditions paraissaient faciles à remplir. Enfin, c'était la marque positive d'une entente établie, la preuve que, dans cette négociation, Clément XIV et Bernis étaient de bonne foi.

Il était temps que le Cardinal remportât cette victoire, car, à Madrid, l'excitation contre lui, au moment même où Choiseul la croyait calmée, avait pris des proportions inouïes. Le 9 septembre, le comte de Fuentès avait, par ordre, communiqué au Ministre des Affaires Étrangères une dépêche de Grimaldi en date du 28 août, dans laquelle celui-ci s'exprimait dans les termes les plus durs sur le compte du Cardinal[29]. Grimaldi reconnaissait que le mémoire rédigé par Bernis et présenté par lui le 22 juillet était fort bien écrit, mais qu'importait cette démarche en face de sa lenteur, de son obstination à s'emparer de la négociation, des indignes propos qu'il tenait ? Sa conduite pouvait troubler l'union intime qui régnait entre les deux cours ; Fuentès devait ouvrir les yeux à Choiseul. Puis après s'être longuement étendu sur les propos attribués à Bernis, Grimaldi terminait ainsi : Tout cela marque bien dans ce Cardinal ou beaucoup d'ignorance ou beaucoup de malignité mêlée d'un intérêt caché. Il serait, je crois, bien 'mieux pour Son Éminence que nous pussions croire qu'il n'agit en cela que comme un sot.

Choiseul s'était hâté de donner avis au Cardinal de cette reprise d'hostilités et lui avait recommandé de garder le plus profond silence sur la négociation directe engagée entre Madrid et Rome. En même temps, il avait écrit à d'Ossun une dépêche très-forte dans laquelle il justifiait Bernis, assurait que, d'après ses rapports mêmes, le Ministre de France à Rome vivait dans la plus étroite intimité avec celui d'Espagne. Ces accusations contre Bernis devaient donc émaner, non d'Azpuru, mais de quelque correspondant secret, ennemi du Cardinal, qui prenait à tâche de le déconsidérer à Madrid. Comme les idées et les intentions du Roi étaient entièrement conformes à celles de Sa Majesté Catholique, il était nécessaire qu'on lui confiât la source de ces ombrages mal fondés.

D'Ossun ne put obtenir cette communication[30]. Il eut seulement occasion de découvrir à ce moment que Bernis avait raison lorsqu'il disait qu'une correspondance secrète existait entre le Pape et le confesseur du Roi d'Espagne. Il est vrai que, selon lui, dans cette correspondance, il était surtout question de la béatification de Marie d'Agréda et de la déclaration de l'Immaculée Conception[31].

Bernis fut plus heureux : il reconnut d'où partaient ces rapports : le coup venait de Tanucci, premier ministre à Naples, qui poursuivait contre le Saint-Siège une campagne fort différente de celle que Grimaldi avait entreprise. Il voulait affranchir son pays de l'obédience religieuse et de la vassalité politique, enrichir le Trésor par des suppressions d'abbayes, agrandir le royaume par l'annexion définitive de Bénévent, rattacher au Roi les évêques, en enlevant au Pape le droit de nomination, et il redoutait que le Cardinal, en menant à bien la négociation des Jésuites, ne calmât l'eau trouble dans laquelle il se proposait de pêcher. Tanucci avait pour agent à Rome un certain Centomani, e homme de néant, dont, au dire du Cardinal, la vie et les intrigues étaient connues e. Ce Centomani, en correspondance réglée avec Emmanuel de Roda, ancien agent d'Espagne à Rome, n'avait pour objet que d'entraver la négociation ; mais il commit la faute de trop se lâcher contre Bernis et, par suite, de se découvrir. Le cardinal Orsini, ministre de Naples, étant allé passer un mois à la campagne, Centomani fut accrédité par Tanucci comme chargé d'affaires. Il crut avoir ville gagnée, s'abstint de venir au palais de France et se répandit contre le Cardinal en propos odieux. Bernis ne crut point de sa dignité de tolérer les injures de ce Centomani encore tout couvert de la houe dont il était sorti. — Il faut tout sacrifier au service du Roi, écrit-il, mais Sa Majesté ne désapprouvera pas que j'apprenne à des subalternes le respect et les attentions qu'ils doivent à ses ministres[32]. Il écrivit en même temps à Tanucci une lettre des plus vives, qui prouva au Premier Ministre de Naples que son intrigue était découverte.

Les intrigues de Naples déjouées, restait à savoir si les deux Cours accepteraient la condition imposée par le Pape, c'est-à-dire la remise d'un mémoire sur les motifs de l'expulsion des Jésuites. Choiseul s'y montra, dès le début, fort peu disposé. Il ne vit dans cette demande qu'un nouvel ajournement. D'ailleurs, dit-il, le Roi n'avait d'autres motifs que ceux qu'il avait donnés dans l'édit[33]. Le comte de Fuentès fut du même avis que Choiseul. Il jeta feu et flamme contre la demande du Pape, dit que le Roi d'Espagne avait déclaré au feu Pape, qui lui demandait ce motif, que jamais il ne le dirait et qu'on serait bien étonné à Madrid de voir renaître sous ce pontificat les mêmes questions qui avaient été refusées à Clément XIII[34]. Quel que fût l'avis de Fuentès, il fallait que Charles III décidât. Choiseul envoya à Madrid les dépêches du Cardinal et attendit une réponse pour régler la marche ultérieure de la négociation.

La France, donc, se subordonnait de plus en plus à l'Espagne, et voici les raisons que Choiseul en donnait : Je serais très-aise, disait-il, qu'il n'y eût plus de Jésuites, mais je suis encore plus attaché à ce que le Roi d'Espagne n'ait pas à se plaindre de la France. Je crois que, dans la circonstance présente, l'intérêt du service du Roi nous oblige à ménager le désir effréné de l'Espagne sur l'abolition des Jésuites, et que le point de satisfaction que nous donnerons à Sa Majesté Catholique ne compensera pas encore la perte passée de la Havane et les pertes futures que l'Espagne pourra faire[35].

Au contraire de ce que supposait M. de Fuentès, la cour de Madrid se détermina à remettre au Pape un mémoire revêtu de l'approbation des évêques sur les motifs de l'expulsion[36] ; mais, sans doute par suite d'une erreur de chancellerie, le Ministre d'Espagne à Rome reçut de M. de Grimaldi avis qu'il ne serait pas présenté de mémoire, et défense lui fut intimée en même temps de faire de nouvelles instances officielles pour obtenir le bref d'approbation[37].

Soit que les Ministres se fussent mal expliqués, soit qu'ils eussent été mal compris, il règne à partir de cette fin d'octobre, c'est-à-dire à partir du moment où les choses semblent devoir aller d'elles-mêmes, une obscurité et un malentendu complet dans la négociation. Chacun tire de son côté, et les contradictions abondent : en Espagne, on travaille à rédiger le mémoire demandé par le Pape et à obtenir les adhésions des évêques ; en France, on est déterminé à refuser, et le mémoire, et les avis du clergé, et le Roi, en répondant au Pape, a soin de l'en informer[38] ; à Rome, Bernis rédige, d'accord avec ses collègues d'Espagne et de Naples, des réflexions dans lesquelles il prétend démontrer qu'il est impossible de fournir les mémoires demandés, d'abord parce que c'est le Pape qui a proposé le bref, ensuite parce que les Rois n'ont agi que d'après l'avis des cours souveraines et des évêques ; enfin, parce que, rédigé ainsi sur instance, le bref ne serait plus motu proprio[39]. Il présente au Pape ces réflexions et l'amène à renoncer à sa prétention[40]. Il obtient même que Clément XIV, sans plus s'occuper des mémoires et des avis du clergé, écrira directement au Roi d'Espagne[41].

Ce n'est pas sans peine qu'il est parvenu à ce résultat : le Pape est terrifié[42] : tous ses officiers, dit-il, sont vendus aux Jésuites ; depuis que les Jésuites connaissent le secret de la négociation, ils font tout contre lui. Ils menacent tous les jours sa personne du fer et dia poison. Le marquis Antici, que Choiseul a traité avec trop de dédain parce que, dit-il, il n'y a ni Roi, ni République de Pologne, est vendu aux Jésuites. Il s'entend avec les officiers de la flotte russe qui hiverne en Toscane. Ceux-ci, d'accord avec les Jésuites, cherchent à soulever les Grecs. Alexandre Albani, qui est corps et âme aux Jésuites, reçoit de l'argent de l'Angleterre. On fait des enrôlements secrets, on accumule, des armes ; on cherche à fomenter la guerre entre les princes chrétiens. Le Pape voit des périls partout, nulle part de protection. Le Cardinal essaye de lui démontrer que tous ces dangers ne sont que des fantômes créés par les Jésuites. Clément XIV répond qu'il sait à quoi s'en tenir, qu'il exécutera ses promesses, mais qu'il faut que les monarques de la Maison de France, dont il est la créature, le mettent à l'abri. Il a trop examiné la profondeur du fossé qu'il a à franchir, écrit Bernis[43] ; il a perdu du temps à sentir la médecine au lieu de la prendre sur-le-champ. Aussi, pendant tout ce mois, ses hésitations ont été continuelles : tantôt, il s'engage, il donne des lettres, il est courageux, il rêve à Sixte-Quint ; tantôt, il essaye de se retirer, interprète ses promesses, veut en restreindre l'effet, considérer les lettres qu'il a écrites comme de vagues assurances de dévouement ; il a peur, il parle des périls qu'il court, de la nécessité d'obtenir le consentement des grandes puissances et surtout de l'Autriche[44]. C'est la fièvre tierce, dit le Cardinal, un jour bon, un jour mauvais.

Enfin cette lettre, à Charles III, le Pape se décide à la signer le 30 novembre[45]. Cette fois, l'engagement est formel et de telle nature qu'il ne peut être esquivé. Clément XIV approuve explicitement l'expulsion des Jésuites d'Espagne, s'excuse de ses retards, promet de la façon la plus absolue l'extinction totale de la Société et s'engage à présenter un plan à ce sujet dans le plus bref délai. Je trouve, écrivit Choiseul[46], que le Pape s'est fort engagé avec le Roi d'Espagne, et d'une telle manière qu'il lui sera impossible de reculer, car il faut le prévenir que Sa Majesté Catholique est l'homme le plus exact que j'aie connu et à qui il est fort dangereux de manquer de parole. A la place du Pape, je me tirerais cette épine du pied et je détruirais ces moines pour n'en entendre plus parler. Il n'y a qu'à leur donner des constitutions un peu différentes, les habiller de blanc et les vouer à la Vierge, gagner les supérieurs pour cette métamorphose. Ceux qui voudraient conserver les Jésuites dans leurs États les auront sous le nom de Virginiens ; nous n'en recevrons ni en France ni en Espagne, et tout serait dit.

Si cet engagement existait, c'était bien à Bernis qu'on le devait : c'était bien lui qui avait déterminé Clément XIV à écrire à Charles III, de même, qu'il l'avait amené à écrire à Louis XV. Cette lettre qu'il avait obtenue, on lui en cacha le texte pendant deux mois ; on lui retira la conduite de la négociation, et on le subordonna entièrement pour le fonds et pour la forme au Ministère espagnol. Je ne suis plus responsable des événements, écrit Bernis le 27 décembre. Le Roi, dit Choiseul[47], laisse avec une entière confiance aux lumières et à la prudence de Sa Majesté Catholique le soin de conduire ainsi qu'elle le jugera convenable la négociation que les trois cours suivent de concert à Rome[48].

Bernis n'a donc pas d'opinion à émettre et d'opposition à formuler lorsque Azpuru qui, le 13 novembre, a contre-signé avec ses collègues de France et de Naples le mémoire en forme de réflexions pour refuser au Pape les pièces qu'il demandait, qui, quelques jours après, a déclaré au Pape qu'on rédigeait ces pièces à Madrid et qu'on allait les lui envoyer, prévient Clément XIV qu'on a interrompu la rédaction de ces pièces et que la cour d'Espagne refuse de les remettre tant que le Pape n'aura pas donné son bref d'approbation et communiqué le plan d'extinction totale[49]. Pourtant, voyant que la négociation ne fait plus un pas, que l'Espagne ne donne plus signe de vie, qu'Azpuru, nommé archevêque de Valence, mais maintenu à Rome par son gouvernement[50], vient de tomber malade et est en danger[51], Bernis sort de la passivité qui lui est commandée, et, à l'occasion du nouvel attentat commis contre le Roi de Portugal[52], attentat que l'on attribue à l'instigation des Jésuites, il présente au Pape un mémoire dans lequel il lui rappelle ses promesses. La cour de Madrid approuve le mémoire, mais ne donne aucun ordre pour une instance sérieuse.

Le mois de janvier passe, puis le mois de février. Azpuru ne reçoit que les lettres signées par trente-quatre évêques d'Espagne ayant pour objet de démontrer la nécessité de l'extinction totale[53]. L'affaire se trahie interrompue par la réconciliation du Pape avec le Portugal. Par chaque courrier, Bernis rapporte de nouvelles promesses du Pape, de nouvelles déclarations au sujet du bref motu proprio[54], mais on ne voit venir aucun résultat. Le Cardinal fournit au Pape une copie du bref de Clément XI sur la suppression de Port-Royal ; il annonce que le prélat Marefoschi, sur qui il croit pouvoir compter, a ordre de travailler au fameux bref[55], mais tout cela n'est point ce qu'on demande. Tout ce qu'il a obtenu en trois mois, c'est que le cardinal d'York reçoive un bref enlevant aux Jésuites le séminaire et le collège de Frascati, et interdisant leurs catéchismes ordinaires pendant le carême. C'est une dérision, griffonne Choiseul en marge d'une dépêche où le Cardinal affirme pour la dixième fois que le Pape travaille toujours au bref[56] : c'est une dérision que cette espérance donnée, depuis quatre mois, tous les huit jours, de l'envoi d'un bref proprio motu dont la substance est convenue. On ne peut pas se dissimuler que le Pape par ces délais donne à soupçonner au moins sa résolution. Quoi qu'il en soit, j'en écris en Espagne afin que Sa Majesté Catholique soit prévenue qu'il est très-possible qu'on amuse sa bonne foi.

Pas de réponse d'Espagne. A la fin de mars, le Pape annonce que la rédaction du bref touche à sa fin, que la minute sera communiquée au Roi d'Espagne qui l'enverra à Louis XV. Seulement, il demande que le bref reste secret jusqu'à ce que le plan d'extinction soit convents[57]. C'est retirer au bref toute valeur, toute utilité. L'Espagne pourtant consent à garder le secret et à ne point publier le bref[58]. Avril se passe, et à la fin du mois le Pape déclare qu'il est mécontent du style du bref, et qu'il va le refaire lui-même[59]. L'Espagne ne réclame pas. Bernis, qui commence à n'y plus rien comprendre, adresse au Pape des billets pour le presser d'en finir (29 avril, 9 juin 1770). Choiseul désapprouve cette démarche. Il rappelle au Cardinal que la négociation est remise entièrement au Roi d'Espagne, que lui seul doit prescrire l'attitude des Ministres, et qu'en attendant ses ordres, il faut adopter une conduite purement passive ; l'Espagne ne demande rien ; donc il ne faut rien faire[60].

On finit à la mi-juillet par avoir le secret de ce singulier changement. A Rome, Bernis découvre que le Pape a obtenu du temps du Roi d'Espagne par le moyen de son confesseur[61]. La correspondance que la France a soupçonnée l'année précédente continue à exister : le confesseur de Charles III n'a point cessé ses démarches en vue d'obtenir, avec l'approbation du livre de Marie d'Agréda sur la mysticité de Dieu[62], la canonisation de cette Religieuse et la déclaration, comme mystère de foi, de l'Immaculée Conception de la Vierge. On prétend, écrit d'Ossun, qu'il a réussi : Les Franciscains professent un fanatisme étrange au sujet de l'Immaculée Conception. Le Pape en est imbu, et il a su se servir près du Roi d'Espagne des espérances qu'il donne au Confesseur.

Choiseul, quelle que fût sa légèreté native et quelque désir qu'il eût de plaire au Roi d'Espagne, crut devoir déclarer de la façon la plus nette que toute tentative d'introduire dans la religion catholique un dogme nouveau était inadmissible pour la France ; que, en 1696, un grand nombre de propositions extraites de cette vie de la Vierge avaient été condamnées par la Sorbonne, et qu'il lui était impossible de penser qu'on pût songer sérieusement à cette affaire de l'Immaculée Conception[63]. Quant au Cardinal, il se contenta de lui répéter que le Roi d'Espagne était juge du temps à accorder, et ne lui donna point part à la communication reçue de d'Ossun[64].

Cependant à Rome, les Jésuites très-bien informés de ce qui se passe dans les cours et surtout en Espagne ont repris courage. Depuis quelque temps, écrit le Cardinal le 1er août[65], ils affectent une grande gaieté et marchent la tête fort haute. Je ne sais si c'est eux qui répandent sourdement que la conscience timorée de Sa Majesté Catholique commence à être alarmée de porter le dernier coup à leur Société, que le confesseur de ce Prince fortifie de pareils scrupules, que le Pape est d'accord avec le Confesseur, et que le Roi d'Espagne finira par abandonner l'instance formée contre ces Religieux. Bernis ajoute que, Charles III ayant laissé au Pape tout le temps que celui-ci avait désiré, il sera nécessaire de parler ferme après ce délai ; que, si l'Espagne ne le fait point, la France pourra, en maintenant l'instance, conserver Avignon et le Comtat, ce qui est un objet secondaire pour la cour de Madrid. Il termine par dire que Marefoschi lui a fait confidence de la fermeté inébranlable de la cour d'Espagne, et qu'Azpuru le lui a confirmé.

C'était là une dépêche d'information dans laquelle le Cardinal, comme c'était son devoir, avait simplement noté les bruits qui couraient à Rome. Choiseul eut la légèreté d'envoyer à d'Ossun, le 20 août, un extrait de cette lettre ; il lui recommanda de n'en faire usage qu'avec beaucoup de ménagement et de circonspection, et il ajouta qu'il attendrait de nouvelles instructions du Roi d'Espagne pour envoyer des ordres à Rome. Par sottise, par jalousie, ou simplement par faiblesse, d'Ossun communiqua tel quel à Grimaldi l'extrait envoyé par Choiseul. Ce fut comme une émeute à Madrid : non-seulement le Roi chargea d'Ossun de témoigner son étonnement qu'on eût pu le soupçonner d'avoir changé d'avis alors que l'Espagne n'avait fait que mettre dans cette affaire les ménagements indispensables[66], mais Grimaldi écrivit au comte de Fuentès une longue dépêche dont copie fut laissée à Choiseul : après avoir exposé que le plan de son maitre n'avait subi aucune variation, le Ministre espagnol ajoutait qu'il ne pouvait dissimuler les sentiments que lui avait inspirés la dépêche de Bernis. Bernis était vendu à la cabale qui avait pour point d'appui madame du Barry. Il se proposait de brouiller l'Espagne avec la France pour renverser Choiseul. Le Roi Catholique avait été sur le point de demander son rappel ; s'il ne l'avait pas fait, c'était par égard pour Choiseul, par crainte d'un échec qui aurait déterminé une rupture avec la France, pour ménager enfin une ressource à Choiseul au cas d'un péril extrême. Grimaldi s'exprimait sur le compte de Bernis en termes aussi contraires au flegme espagnol qu'aux usages diplomatiques[67].

Et pourtant qu'avait Fait le Cardinal ? Rien que son devoir d'observateur. De même qu'il avait noté dans ses lettres précédentes l'interruption des démarches de l'Espagne, il annonça, le 15 août, qu'Azpuru lui avait communiqué des ordres pour suivre avec activité l'effet des promesses du Pape ; il manda, le 29 août, que, d'après les instructions de M. de Grimaldi, il avait vivement pressé le Pape dans sa dernière audience ; enfin, le 5 septembre, dans une longue dépêche, il rappela l'historique de la négociation et exposa quel était le véritable moyen d'obtenir une solution. Ce n'était point sa faute, disait-il, si les choses n'avaient point marché plus vite. On l'avait tenu pendant deux mois dans l'ignorance du texte du bref adressé par Clément XIV au Roi d'Espagne le 30 novembre précédent ; on l'avait subordonné à un ministre valétudinaire, exact à la vérité et fidèle à sa cour, fort jaloux de lui faire jouer le premier rôle sans être en état de lui en indiquer les moyens. Ces moyens, quels étaient-ils ? Ce n'étaient-pas seulement des créations de cardinaux qui donneraient au Pape des appuis dans le Sacré Collège ; cela était utile, mais facile, et ne dépendait que du Pape ; ce n'était pas non plus la disgrâce de quelques individus ouvertement partisans des Jésuites ; cela pouvait être fait sans attendre ; mais le Roi de Prusse, l'Angleterre et les protestants agissaient sérieusement en faveur de la Société ; à Vienne, on désirait la conserver[68], et à Rome on l'adorait. Vienne, disait le Cardinal, on en aurait raison ; et, d'ailleurs, qu'importait que la Cour Impériale continuât à se servir des Jésuites ? Sans institut, sans général, sans règle, sans vœux, ils ne seraient plus qu'une assemblée de prêtres tels que ceux de Saint-Sulpice. Mais restait Rome, et Rome était toute aux Jésuites : Roule ne pardonnerait au Pape la suppression, que s'il obtenait la restitution d'Avignon et de Bénévent.

Cela, dans la dépêche du Cardinal, était entortillé et noyé dans des apologies personnelles ; mais c'était le fond de sa politique. Il n'ignorait pas que Choiseul avait affirmé dès le début qu'il entendait avant tout conserver Avignon ; mais, dès le début aussi, Bernis s'était refusé à discuter la question. Il n'avait ni approuvé, ni blâmé, s'était incliné devant la volonté du Roi, s'était réservé seulement l'avenir. Aujourd'hui, le dilemme lui apparaissait avec une netteté absolue : il fallait ou conserver Avignon, ou poursuivre la suppression : on n'aurait l'un que moyennant l'autre. Si l'on ne rendait pas Avignon, ce seraient des lenteurs interminables ; le Pape pouvait mourir, et qui garantissait les bonnes intentions de son successeur ?

Cette idée ne pouvait entrer dans la tête de Choiseul : il voulait que les deux points demeurassent absolument distincts. Sur l'affaire des Jésuites, il s'en rapportait entièrement à l'Espagne ; quant au Comtat, il ne le rendrait jamais[69]. Le Cardinal dut se le tenir pour dit.

Il venait d'ailleurs de recevoir de Choiseul l'extrait de la dépêche de M. d'Ossun en date du 3 septembre[70], et, fort ému de l'idée qu'on l'avait perdu à Madrid, bien qu'on ne lui eût point communiqué la terrible dépêche de Grimaldi, il n'avait d'autre pensée que de satisfaire l'Espagne, d'aider Bernard del Campo, un des premiers commis de Grimaldi qui était venu, disait-on, pour traiter directement avec Marefoschi[71], d'obtenir victoire de son côté dans l'affaire d'Avignon. Le 24 octobre, il demande des instructions pour traiter du Comtat, puisque le Roi est déterminé à le garder.

Mais, à ce moment, l'attention de 'l'Espagne est violemment détournée de Rome par l'occupation des Malouines et la possibilité d'une guerre avec l'Angleterre. Charles III a pris cette affaire fort vivement, et bien qu'il ne perde point de vue les Jésuites et qu'il continue à correspondre directement avec Clément XIV, il est hors d'état de pousser les choses avec l'énergie que donne une préoccupation unique. Peut-être a-t-on exagéré le désir que Choiseul a pu, à ce moment, avoir de la guerre ; sa correspondance avec M. d'Ossun est toute pacifique, et cela est si vrai que, le 18 décembre, il songe à aller passer huit jours à Madrid pour arranger avec Grimaldi la querelle entre l'Angleterre et l'Espagne, et se disculper du désir qu'on lui prête de faire la guerre par ambition personnelle[72].

En événement éclate alors, qu'on ne peut pas dire inattendu, mais qui, à force d'avoir été prévu et retardé, a fini par paraître douteux aux politiques les mieux avisés. Le 25 décembre, l'abbé de la Ville informe le Cardinal par un court billet que les ducs de Choiseul et de Praslin sont disgraciés et exilés[73].

Cette nouvelle n'était point pour surprendre Bernis : il ne manquait point d'amis à la Cour qui l'avaient tenu au courant de la mémorable lutte engagée entre Jeanne Bécu et le duc de Choiseul. Dès le temps de son arrivée à nome, n'avait-il pas dû lui-même solliciter pour ce Giraud, ce plat valet de la favorite ? N'avait-il pas dû continuer sans relâche ses démarches sur les pressantes instances de Choiseul, qui rêvait de se débarrasser de cet avide intrigant ? Le duc lui-même, dans de longues lettres pleines de confiance, lui avait à diverses reprises raconté ses dégoûts, ses écœurements, ses colères[74]. Il l'avait consulté sur des projets de démission dont Bernis l'avait sans cesse détourné. A mesure que croissaient ses embarras, que s'accentuaient ses échecs, il lui avait marqué plus d'ouverture.

L'affaire de la communication des dépêches du Cardinal à la cour de Madrid avait refroidi un peu, au mois d'octobre, l'intimité de la correspondance. D'ailleurs, la prolongation de la lutte rendait les bulletins moins intéressants. Choiseul, on peut le croire, s'habituait à vivre sur ce pied de guerre sans triomphe formel et sans défaite positive ; le 28 décembre, attendait-il plus la lettre de cachet qu'il reçut le lendemain que ne l'avaient fait, la veille de leur chute, les ministres ses prédécesseurs depuis le duc de Bourbon jusqu'à Bernis lui-même ? Ces coups d'État qui, par leur brutalité même, marquent si bien la singulière timidité du Roi, qui donnent si bien la clef de son caractère, ne sont annoncés par rien, sinon parfois par une apparence de redoublement de faveur. Brusquement, la bombe éclate : une simple note au bas des dépêches en fait part aux ministres du Roi à l'étranger[75]. Ce Ministre dont le crédit semble inébranlable, l'homme qui depuis dix ans tient sous sa main la France, qui a conclu le Pacte de famille, qui a marié le Dauphin, qui a des rois pour créatures ; l'homme qui semble dans le royaume plus maitre que son maitre n'est plus qu'un exilé, et il n'a pas même, comme un mort, l'honneur d'une oraison funèbre.

Devant cette disgrâce, Bernis allait-il se jeter d'un bond aux victorieux ? Allait-il tenter par Madame Adélaïde, avec laquelle il entretenait une correspondance[76], de se faire proposer au Roi pour le premier ministère ? Après s'être réconcilié avec Choiseul, allait-il lui tourner le dos ? Il ne fut point si vil. Il écrivit immédiatement au Ministre exilé à Chanteloup : Si vous avez bien connu mon caractère, Monsieur le Duc, vous serez persuadé que personne n'a pris un intérêt plus sincère à ce qui vient d'arriver. Vous avez du courage et des ressources dans l'esprit ; je suis sûr que vous en ferez usage, et que vous serez aussi tranquille et aussi heureux que je le désire. Soyez persuadé à jamais, Monsieur le Duc, de la sincérité de mes vœux et de la fidélité de l'attachement que je vous ai voué[77]. Cette lettre, suivant l'usage reçu, le Cardinal dut la communiquer à son supérieur hiérarchique, le duc de la Vrillière, chargé par intérim des Affaires étrangères. Il le connaissait de longue date, ce comte de Saint-Florentin, duc de l'année précédente, le geôlier des ministres en exil ; il savait trouver en lui un ennemi, mais il n'était point homme à reculer devant un danger probable pour accomplir un devoir nécessaire. Si cette lettre n'était qu'une politesse, Choiseul y répondit galamment : Votre Éminence, écrit-il[78], n'aura pas de reproches de ma part de m'avoir engagé, il y a plus de douze ans, d'occuper un emploi qui conduit à l'exil. Je ne regrette rien, et je crois que si je recommençais avec l'expérience que j'ai, je me conduirais encore de même. Votre Éminence a dû s'apercevoir que je prévoyais depuis quelque temps ce qui est arrivé. Je puis l'assurer que je m'en tirerai à merveille, et que, de ma vie, je n'ai été plus heureux. Je la prie de me conserver son amitié. Si j'ai jamais l'honneur de la revoir, nous parlerons d'exil, car nous sommes profès dans cette matière. En attendant, je vous demande en grâce d'être persuadé que mon sincère attachement pour Votre Éminence durera toute ma vie.

Le système du duc de Choiseul, celui au moins qu'on lui attribuait pour la politique extérieure, allait-il s'écrouler avec lui ? Les dévots étaient victorieux des philosophes : par quelles armes ? avec quel secours ? avec quelle alliée ? Il n'importe : la fin justifie les moyens. Si Choiseul était l'unique ennemi des Jésuites, si lui seul était encore leur persécuteur, on allait les rappeler, ils allaient rentrer en triomphateurs ; on abandonnerait à Rome l'instance pour la suppression, et tout serait sauvé !

 

 

 



[1] ROLAND, t. V, p 463.

[2] Voici pour n'y plus revenir quelle était, en 1769, la composition du corps diplomatique résidant à Rome, en dehors des ministres déjà cités :

Le chevalier Erizzo, ambassadeur ordinaire de la République de Venise ; le bailli de Breteuil, ambassadeur ordinaire de l'Ordre de Malte ; — le commandeur d'Almada, ministre de Sa Majesté Très-Fidèle ; — le baron de Saint-Odile, ministre de l'Archiduc Léopold, Grand-Duc de Toscane ; -- le comte Bianconi, résident de l'Électeur de Saxe ; — le prélat Marchisio, ministre du duc de Modène ; — le comte de Lagnasco, agent du prince Clément de Saxe ; l'avocat Figari, agent de la République de Gènes ; — M. Buonamici, agent de la République de Lucques ; — M. Pfiffer, agent des cantons suisses catholiques ; — l'abbé Cordieri, agent, chargé des affaires de l'Électeur de Bavière ; — l'abbé Spedalieri, agent de l'Infant, duc de Parme ; — le prélat Stay, agent de la République de Raguse ; — l'abbé Ciofani, agent privé du Roi de Prusse ; — le comte Isolani, ambassadeur, de l'État de Bologne ; — le prélat Tedeschi, ministre de l'État de Ferrare ; — l'abbé Zampini, agent de la République de Saint-Marin ; — l'abbé Alessandrini, agent privé de l'île de Corse. — La plupart des puissances catholiques avaient de plus des agents près de la daterie, et ces agents, fort remuants, actifs et intrigants, étaient d'ordinaire Romains.

[3] Dépêche de Bernis du 7 juin, d'Aubeterre, 7 juin. (AFF. ÉTR.)

[4] Choiseul à d'Aubeterre, 17 juin. (AFF. ÉTR.)

[5] Bernis à Choiseul, 22 juin. (AFF. ÉTR.)

[6] Espagne, vol. 524. Dépêches de Choiseul à d'Ossun, 13, 20, 27 juin. Choiseul, dans une lettre particulière du 24 juin, écrit au Cardinal : Quant aux affaires, il y a un marquis de Tanucci qui certainement brouillera tant qu'il pourra, car il ne sait que cela. La cour d'Espagne, de son côté, croit toujours, ainsi que celle de Portugal, que l'on ne presse pas assez l'extinction des Jésuites. L'on vous fera des reproches et l'on s'en prendra très-injustement à vous quand les choses n'iront pas aussi vite que l'imagination les présente en Espagne. Ne vous inquiétez pas, je vous en conjure, de toutes les picoteries qui vous entoureront : allons au but sagement, et je me charge de ramener l'Espagne et de donner sur les doigts à Tanucci quand il tracassera. Dans le fond, il faut l'extinction des Jésuites, car le roi d'Espagne vient encore depuis deux jours d'envoyer au Roi un courrier, par lequel il lui mande, par une lettre de sa main, que la tranquillité de son royaume et de sa personne est intéressée à cette extinction. Vous jugez de la chaleur, de cette assertion pour un prince qui a une volonté décidée, comme le Roi d'Espagne. (Arch. Bernis.)

[7] Bernis à Choiseul, 5 juillet, ap. THEINER, t. I, p. 354.

[8] Cette dépêche, expédiée de Versailles le 4, ne put parvenir à Rome avant le 19. Le roi d'Espagne ne pouvait donc savoir, le 27, si Bernis avait ou non exécuté les ordres de sa cour. Le 13 juillet, Bernis écrit à Choiseul dans, une lettre particulière : M. Azpuru m'a montré aujourd'hui une lettre de M. le marquis de Grimaldi, qui dit que je dois avoir reçu des ordres pour renouveler la demande de l'extinction des Jésuites : cela ne s'accorde guère avec une négociation secrète, mais, d'un autre côté, je m'étonne qu'on n'envoie pas au ministre d'Espagne une instruction sur la manière de traiter cette affaire, qui doit être bien digérée avant d'être proposée au nouveau Pape. Pour moi, je dis toujours que lorsque l'Espagne aura décidé de la commencer, je ne resterai pas en arrière, mais qu'il faut décider auparavant si elle sera suivie secrètement avec le Pape ou avec cet éclat et cette publicité qui ne peuvent rien faire pour le succès et qui peuvent au contraire faire naitre beaucoup d'ennemis et susciter beaucoup d'obstacles.

[9] Publié par THEINER, t. I, p. 360.

[10] Plus tard, le 9 septembre, Bernis écrivait à Choiseul : Sans toucher à la Religion, on peut supprimer un Ordre devenu redoutable par ses intrigues et qui est aujourd'hui fort décrié en Europe ; mais je ne veut pas et je ne crois pas qu'à la place des Jésuites, il faille établir les Jansénistes, dont la théologie n'est pas exacte et dont la politique est de tendre à la république en rendant les parlements trop puissants et le clergé du second ordre l'égal des évêques.

[11] Lettre particulière du 28 juillet. (AFF. ÉTR.)

[12] Lettre du 24 juin. (Arch. Bernis.)

[13] Lettre de Montclar du 7 juin. (AFF. ÉTR.)

[14] Il y a trop peu de temps, ajoutait-il, que le Pape a juré de ne point aliéner de quelque manière que ce soit aucun de ses États pour qu'il ose dans ce n'ornent échanger le comtat d'Avignon contre de l'argent. Mais dès que Sa Majesté est résolue de garder cette province et qu'elle y est fondée endroit et en raison, il faut, ce me semble, attendre que le Pape la réclame. Alors on établira les droits du Roi et sa volonté décidée. Un million de plus ou de moins terminera l'affaire. (Lettre du 28 juillet. AFF. ÉTR.)

[15] Lettre particulière de Bernis à Choiseul en date du 28 juillet. (AFF. ÉTR.)

[16] Publ. par THEINER, t. I, p. 370.

[17] 2 août. (Arch. Bernis.)

[18] Voir la dépêche de Giraud dans THEINER, t. I, p. 369.

[19] Il écrit à Bernis dans une dépêche ostensible du 2 août dont la minute est entièrement de sa main : Je ne serais pas étonné que le Pape, tenant beaucoup de la moinerie, embarrassé d'ailleurs des circonstances où il se trouve, avec la crainte pusillanime d'être empoisonné, ait entamé une petite négociation sourde avec le confesseur du roi d'Espagne, à qui il aurait pu faire entrevoir la calotte rouge. Quoi qu'il en soit, nous dérangerons par nos instances les négociations degli Eratacci ; nous nous garantirons des tracasseries que l'on tente pour ce misérable objet entre les Cours, tracasseries qui deviendraient sérieuses si nous n'en coupions pas le nœud ; nous empêcherons surtout celles de M. Tanucci ; nous éteindrons à jamais les soupçons injurieux qu'on nous marque en Espagne, à Naples et même à Lisbonne sur notre indifférence pour l'extinction des Jésuites, nous opposerons des motifs de crainte à ceux du Pape, nous anéantirons les petites finesses, romaines et nous saurons à quoi nous en tenir bien décidément sur les sentiments du Saint-Père dont je me méfie beaucoup. car il est difficile qu'un moine ne soit pas toujours moine, et encore plus difficile qu'un moine italien traite les affaires avec franchise et honnêteté... Attachez-vous à Azpuru, dit-il encore ; il a toute la confiance de M. de Grimaldi. Quant aux cardinaux espagnols, ce sont des espèces de singes qui ne sont bons à rien. Une partie de cette dépêche a été publiée par THEINER, t. I, p. 371.

[20] Voir ce Mémoire, THEINER, t. I, p. 368.

[21] Voir cette dépêche, THEINER, t. I, p. 374.

[22] Bernis à Choiseul, 23 'août. (AFF. ÉTR.)

[23] Bernis à Choiseul, particulière, 23 août. (Arch. Bernis.)

[24] Tout ceci extrait de la dépêche de Bernis à Choiseul en date du 30 août. (AFF. ÉTR.)

[25] Bernis à Choiseul, 6 septembre. (AFF. ÉTR.)

[26] Bernis à Choiseul, 18 septembre. (AFF. ÉTR.)

[27] Bernis à Choiseul, 24 septembre. (AFF. ÉTR.)

[28] Original. (AFF. ÉTR.)

[29] AFFAIRES ÉTRANGÈRES, Espagne, 524.

[30] Le marquis d'Ossun, dit une relation contemporaine, réside aujourd'hui auprès du roi d'Espagne depuis plus de vingt ans, sans interruption et sans être revenu en France. Le roi d'Espagne s'accoutume facilement à ceux qui l'entourent. Il a, avec raison, bonne opinion de la droiture de M. d'Ossun ; il le traite bien personnellement et se l'est encore attaché par ses bienfaits. Une si longue habitude a rendu M. d'Ossun plus Espagnol que Français. Il regarde la protection particulière du roi d'Espagne comme l'appui le plus sûr pour conserver son ambassade, et elle lui a effectivement servi plus d'une fois à prévenir son rappel. En conséquence il ne s'occupe essentiellement, comme M. de Grimaldi, qu'à plaire aux Espagnols. (AFF. ÉTR., Espagne, Mémoires et Doc., 213 A.) Voir aussi un curieux portrait de M. d'Ossun dans la Société béarnaise au dix-huitième siècle, Pau, 1876, in-12.

[31] Dépêche du 2 octobre. (AFF. ÉTR.)

[32] Dépêche du 4 octobre. (AFF. ÉTR.)

[33] Choiseul à Bernis, 9 octobre. (AFF. ÉTR.)

[34] Choiseul à Bernis, 9 octobre, particulière. (Arch. Bernis.)

[35] Choiseul à Bernis, 9 octobre, particulière. (Arch. Bernis.)

[36] Dépêche de M. d'Ossun du 9 octobre. (AFF. ÉTR.)

[37] Bernis à Choiseul, 22 octobre. (AFF. ÉTR.)

[38] Voir cette lettre ap. THEINER, t. I.

[39] Dépêche et Mémoire du 25 octobre, (AFF. ÉTR.)

[40] Dépêche du ter novembre. (AFF. ÉTR.)

[41] Dépêches des 20 et 22 novembre. (AFF. ÉTR.)

[42] Dépêche du 15 novembre, (AFF. ÉTR.)

[43] Bernis à Choiseul, 15 novembre, particulière. (Arch. Bernis.)

[44] Bernis à Choiseul, 22 et 29 novembre. (AFF. ÉTR.)

[45] L'original est en italien. Voici la traduction française d'après la copie des Affaires Étrangères : Nous pensons qu'il est de notre devoir de faire part à Votre Majesté de nos intentions, dont l'objet a toujours été de lui donner des preuves manifestes du désir que nous avons de remplir nos obligations. Nous avons eu soin de rassembler les pièces dont nous devons faire usage pour composer le motu proprio convenu, lequel servira à justifier aux yeux du monde entier la sagesse de la conduite que Votre Majesté a tenue dans l'expulsion des turbulents et dangereux Jésuites. Comme noua supportons seul tout le poids de cette affaire et que nous sommes accablé d'un autre côté de beaucoup d'autres embarras, c'est ce qui est cause, non pas d'aucune négligence de notre part, mais d'un retardement qui, d'ailleurs, était nécessaire pour conduire heureusement à sa fin une affaire aussi intéressante. Nous supplions Votre Majesté de ne pas concevoir de méfiance contre nous, attendu que c'est notre résolution, comme en effet nous nous y préparons, de donner au public un témoignage incontestable de notre véracité. Nous soumettrons ensuite un plan que nous avons aux lumières et à la sagesse de Votre Majesté touchant l'extinction totale de cette Société., et il ne se passera pas beaucoup de temps avant que nous le lui fassions parvenir. Nous terminerons encore d'autres affaires dont a été chargé notre cher Azpuru, Ministre plénipotentiaire de Votre Majesté ; enfin nous ne cesserons de signaler notre zèle et notre attachement pour Votre Majesté, à laquelle nous donnons avec l'abondance de notre affection paternelle notre bénédiction apostolique pour qu'elle se répande sur toute la Famille Royale. Le Roi d'Espagne répondit, le 26 décembre : Très-Saint Père, la lettre de Votre Sainteté en date du 30 du mois dernier, dans laquelle elle daigne me donner les assurances les plus positives du désir qu'elle a de satisfaire à la demande que je lui ai faite avec les Rois, mon cousin et mon fils, a rempli mon cœur de consolation. Je rends grâces à Votre Sainteté de la peine qu'elle a bien voulu prendre, de réunir et d'examiner elle-même les pièces dont elle doit faire usage pour l'expédition du motu proprio convenu, et la formation du plan concernant l'extinction entière de la Société que Votre Sainteté promet de me communiquer, Si la paix et l'union sont le souverain bien de l'Église et celui dont je souhaite avec le plus d'ardeur de la voir jouir, nous serons redevables à Votre Sainteté par l'extinction de cette Société du rétablissement d'une félicité dont on ne jouissait plus, La confiance que je mets dans Votre Sainteté est si grande que je crois déjà que nous possédons ce bonheur depuis que Votre Sainteté elle-même a pris la peine de me l'annoncer. Je prie Votre Sainteté d'être persuadée de ma plus vive reconnaissance et d'écouter favorablement ce que don Thomas Azpuru est chargé de lui dire en mon nom. Je demande de nouveau à Votre Sainteté pour moi et pour toute ma famille la bénédiction apostolique.

[46] Lettre particulière du 16 janvier. (Arch. Bernis.)

[47] Choiseul à d'Ossun, 16 janvier 1770. (AFF. ÉTR.)

[48] Choiseul à Bernis, 26 décembre 1769. (AFF. ÉTR.)

[49] Bernis à Choiseul, 3 janvier 1770. (AFF. ÉTR.)

[50] Bernis à Choiseul, 10 janvier 1770. (AFF. ÉTR.)

[51] Bernis à Choiseul, 27 janvier 1770. (AFF. ÉTR.)

[52] Voici en quels termes Choiseul en informe le Cardinal : J'ai reçu, par un paquebot, une lettre de Lisbonne qui me mande que le roi de Portugal a été attaqué le 4, étant à la chasse, par un homme déguisé en paysan qui lui a voulu donner un coup de massue sur la tête. Le Roi l'a évité, mais il est gravement blessé aux deux bras. On ne sait pas les suites de cet attentat affreux. M. de Clermont me mande que ce paysan a été arrêté et qu'il a été conduit à Lisbonne. Votre Éminence ne doute pas que l'on publie en Portugal que le crime a été commis par tes Jésuites. (Sans date. Arch. Bernis.)

[53] Choiseul à Bernis, 6 février 1770. (AFF. ÉTR.)

[54] Dépêches des 14 et 20 février 1770. (AFF. ÉTR.)

[55] Dépêche du 14 mars 1770. (AFF. ÉTR.)

[56] Dépêche du 21 mars 1770. (AFF. ÉTR.)

[57] Bernis à Choiseul, 28 mars 1770. (AFF. ÉTR.)

[58] D'Ossun à Choiseul, 10, 23 avril 1770. (AFF. ÉTR.)

[59] Bernis à Choiseul, 23 avril 1770. (AFF. ÉTR.)

[60] Choiseul à Bernis, 3 juillet. (AFF. ÉTR.)

[61] Bernis à Choiseul, 18 juillet 1770. (AFF. ÉTR.)

[62] Mystique Cité de Dieu, miracle de sa toute-puissance et abîme de sa gr&ce. Histoire divine de la Très-Sainte Vierge Marie, mère de Dieu, notre reine et maîtresse, manifestée dans ces derniers siècles par la Sainte Vierge is la Sœur Marie de Jésus, du couvent de l'Immaculée Conception de la ville d'Agréda de l'Ordre de Saint-François, et écrite par cette même Sœur, par ordre de ses supérieurs et de ses confesseurs. L'édition que j'ai vue, traduite par le Père Thomas Crozet, est de Marseille ; 1696, 3 vol. in-4°.

[63] Choiseul à d'Ossun, 30 juillet. (AFF. ÉTR.)

[64] Choiseul à Bernis, 30 juillet, (AFF. ÉTR.)

[65] AFFAIRES ÉTRANCÉRES.

[66] D'Ossun à Choiseul, 3 septembre. (AFF. ÉTR.)

[67] Nous remarquâmes très-bien dans cette dépêche, écrit Grimaldi, en premier lieu, la bavarderie du Cardinal et ensuite les impostures dont il nous charge, et nous découvrîmes qu'il vise ses idées à s'emparer d'abord des affaires de Rome, et peut-être ensuite de toutes les affaires de la Monarchie, en retournant au ministère. A cet effet, le Cardinal a imaginé sans doute qu'il lui conviendrait de détruire la confiance qui règne entre nos deux cours, et de discréditer le due de Choiseul en discréditant le système que ce Ministre tient si fort à cœur ; et nous croyons par conséquent que ledit Cardinal aura bien quelqu'un avec qui s'entendre à la Cour à ce sujet, attendu la cabale qui a pour point d'appui madame du Barry. Si comme le Roi se fixa d'abord dans cette idée, s'eût laissé entraîner par son premier mouvement, Sa Majesté aurait écrit au Roi son cousin ; pour lui demander ouvertement de retirer les affaires de Rome d'entre les mains du cardinal de Bernis, en satisfaction des impostures offensantes dont ce Cardinal est l'inventeur ; et celui qui les a fait courir, ayant ajouté à l'imposture de la négociation secrète celle de dire que le Ministère espagnol était fâché que la' France fût réintégrée dans le comtat d'Avignon, sans que je vous rapporte, ici d'autres inventions du même Cardinal, non moins ridicules et infondées ; mais Se Majesté s'arrêta et pensa que ce serait compromettre le duc de Choiseul, qui nous avait condé la susdite dépêche. Elle réfléchit aussi que, la passion du Roi, son cousin, pour madame du Barry étant si vive, il pourrait arriver que Sa Majesté ne réussit pas dans sa demande, ce qui lui causerait un vrai regret qu'il faudrait bien témoigner. Sa Majesté s'arrêta à faire savoir au Roi, son cousin, qu'Elle n'était nullement satisfaite dudit Cardinal et qu'Elle serait très-fâchée qu'il pût retourner près de sa personne. Sa Majesté se réserva donc pour un cas plus urgent de demander formellement la séparation du Cardinal. La dépêche se terminait par des vœux en faveur du duc de Choiseul pour lequel, disait Grimaldi, nous ferons tout ce qu'il y aura à faire. Nous croyons, ajoutait-il encore, que ce Ministre connaît le Cardinal aussi bien ou mieux que nous, mais nous sentons aussi qu'en bonne politique, il ne peut l'attaquer à découvert comme il le mériterait. AFFAIRES ÉTRANCERES, Espagne, 527, dépêche sans date, mais probablement du 3 septembre.

[68] Le Cardinal ne savait pas que, comme je l'explique plus loin, la cour de Vienne avait, depuis le 23 janvier 1770, donné son consentement formel à la suppression.

[69] Dépêche du 25 septembre. (AFF. ÉTR.)

[70] Lettres particulières de Bernis à Choiseul du 19 octobre et de Choiseul à Bernis du 7 novembre. Choiseul se hâte de s'excuser, affirme au Cardinal qu'il a tort, lui reproche sa susceptibilité exagérée : Vous avez si tort, lui écrit-il, qu'en recevant votre lettre je ne savais pas de quoi vous parliez. Cela était fort de dissimulation. (Arch. Bernis.)

[71] Bernis à Choiseul, 17 octobre. (AFF. ÉTR.)

[72] AFFAIRES ÉTRANGÉRES, Espagne, 528. Je me permets de penser que le tableau tracé par M. le duc de Broglie dans son livre : le Secret du Roi n'est pas peut-être tout à fait exact, non plus que l'anecdote qu'il rapporte d'après Besenval. Le Roi, dit-on, aurait fait rédiger par l'abbé de la Ville la minute d'une lettre au roi d'Espagne que Choiseul avait en quelque façon refusé de faire. Il existe, en effet, un projet de lettre du Roi au roi d'Espagne, rédigé par l'abbé de la Ville le 21 décembre ; mais, de la même date, existe aussi la minute autographe d'une lettre de Louis XV à Charles III, que l'on trouvera plus loin. L'affaire des Malouines a été, je crois, pour fort peu dans la disgrâce de Choiseul. Peut-être sa réputation de brouillon lui nuisit-elle, et crut-on, en le renversant, renverser l'homme en qui l'on incarnait les projets de guerre, mais c'était alors une pure satisfaction donnée à l'opinion, à l'opinion anglaise. Ce qu'on peut dire, je crois, c'est que l'Espagne comptait sur Choiseul au cas où elle serait amenée à la guerre par les exigences inouïes de l'Angleterre, et que, devant la chute de Choiseul et les instances de Louis XV, elle se déterminera à faire à l'Angleterre des concessions qu'elle avait jugées jusque-là incompatibles avec la dignité nationale.

[73] M. le duc de Choiseul donna hier sa démission de ses deux places de secrétaire d'État, et il se retira à Paris, d'où il doit aujourd'hui partir pour Chanteloup. M. le duc de Praslin a quitté également le ministère de la Marine et va se rendre à Praslin. Votre Éminence connaissait mon respectueux attachement à ces deux ministres et jugera aisément la douleur dont je suis affecté. Le Roi ne leur a pas encore nommé de successeurs. On croit cependant que M. le comte du Muy aura le département de la Guerre ; quant aux Affaires Étrangères et à la Marine, Sa Majesté ne s'est pas encore expliquée à cet égard. (Arch. Bernis.)

[74] Au temps où Choiseul et Bernis éclaircissaient leurs anciens griefs, le 24 juin 1769, Choiseul écrivait : Je suis humilié qu'on m'attribue journellement très-mal à propos les défauts assez communs aux places que j'occupe. Cependant je sépare bien distinctement depuis dix ans mes sentimens de mes places. Je tiens infiniment aux premiers, et je ne porte la chaîne des secondes qu'avec dégoût et horreur. Je vous prie de ne pas regarder ce que je vous mande comme un mot : rien n'est plus vrai. Je suis dans le cas des soldats qui ont la manie de déserter, mais votre exemple me fait frémir, et si je déserte, je crains pour ma liberté. Je passe ma vie à calculer ces deux précipices, et je reste dans celui où je me trouve, où vous m'avez placé en me rendant le plus mauvais de tous les services, et où j'attends un moment favorable, que mon étoile me présentera, j'espère, pour m'enfuir sain et sauf. Bernis en lui répondant, le 5 juillet, ne lui dissimula pas que le mezzo termine lui paraissait impossible à trouver, et qu'il fallait ou rester ministre ou accepter l'exil : Croyez-moi, lui dit-il, attachez-vous à votre place. Les gens médiocres peuvent quitter sans péril. Ceux qui ne le sont pas n'ont pas de sauvegarde que dans le siège qu'ils occupent. Il revient encore sur ce sujet dans sa lettre du 25 octobre. Choiseul a écrit au Cardinal : Les nouvelles faveurs ne paraissent pas produire de grands effets, et je doute qu'elles eu produisent jamais... Je ne puis pas me plaindre qu'on empiète sur ce qui me concerne. Je le maintiendrai intact, je l'espère, tant que ma santé me le permettra, mais je deviens vieux, et je me trouve quelquefois fatigué du fardeau du jour. Quand je ne pourrai plus le porter, je le remettrai à des plus jeunes et plus forts que moi au moral et au physique. Bernis répond : Il n'est pas honnête à vous de me dire que vous devenez vieux, car si je m'en souviens, j'ai six ans plus que vous. Je n'ai jamais craint pour vous les nouvelles faveurs. M. d'Argenson, qui cependant avait de l'esprit, se serait soutenu s'il avait été un autre homme. Ne vous dégoûtez pas. Il en est de la sortie du ministère comme de celle de ce monde, la première couchée est embarrassante. Les gens médiocres peuvent se retirer tranquillement. Ceux de votre espèce risquent beaucoup à le tenter. Les plaintes de Choiseul sont continuelles ; chaque fois, le Cardinal essaye de le remonter. Lorsque M. d'Invau, le protégé du Premier Ministre, est remplacé par l'abbé Terray, Bernis, bien qu'il sente la défaite de Choiseul, essaye de prendre la chose plaisamment. Je ne connaissais point du tout M. d'Invau, écrit-il le 31 janvier 1770, et presque point M. l'abbé Terray. Je suis ainsi que vous, Monsieur le Duc, et à l'exemple du maréchal de Villeroy, le serviteur né de tous les gens en place et l'ami seulement de ceux qui m'aiment et qui sont aimables, Mais Choiseul n'entend point la plaisanterie : La machine va mal, écrit-il le 6 février. Je trouve qu'elle va ignominieusement, ce qui est pire selon moi que d'aller mal, et quelquefois cette situation inc révolte parce que je suis dans la machine. Si je n'y étais pas, je crois que je serais heureux. Il nous est arrivé ici un abbé Terray qui fait des choses incroyables. Il culbutera, mais il aura, avant sa chute, culbuté le crédit. Un grand État cependant ne peut subsister sans crédit, et comment ferons-nous la guerre, si on nous la fait ? Cette fois, le Cardinal s'émeut : Je vous assure, écrit-il le 24 février, que je partage bien vivement le chagrin que vous donne l'état présent des choses. Il est impossible d'avoir un amour-propre honnête et de partager sans beaucoup souffrir la honte d'une mauvaise conduite. Je me souviens d'avoir été près d'en mourir en 1758. Soyez moins sensible que moi et rappelez-vous que les États, comme les hommes, sont sujets à des maladies violentes ; mais quand la constitution est bonne, ils s'en tirent les uns et les autres. Toute l'Europe est malade comme la France. Toutes les finances sont dérangées, parce que, d'une part, le luxe est augmenté et qu'on est, en paix, armé à peu près comme en guerre. Les embarras dé nos voisins nous sauveront des accidents qui ne sont que trop à craindre. Ces désespoirs n'étaient pas, dans le tempérament ordinaire de Choiseul. Volontiers, il laisse aller les choses ; se fiant à l'avenir, au hasard, à son étoile. Il faut espérer, écrit-il le 3 avril 1770, qu'à force d'aller mal, tout ira bien. J'en doute quand je me donne la peine de réfléchir sur les choses et les hommes, mais je crois que le mieux est de faire comme eux, de ne point réfléchir et de se bien porter. La barque ira comme elle pourra. Quand elle n'ira plus, elle s'arrêtera. Toute la correspondance (Arch. Bernis) est pleine de ces alternatives.

[75] M. le duc de Choiseul ayant donné hier la démission de ses places de secrétaire d'État, M. le duc de la Vrillière a signé par ordre du Roi les lettres qui étaient déjà expédiées, et fera les fonctions de Ministre des Affaires Étrangères jusqu'à ce que Sa Majesté ait nommé un successeur à M. le duc de Choiseul dans ce département.

[76] Cette correspondance n'a pas été retrouvée. Elle a sans doute été rendue à Madame Adélaïde, à Rome, après la mort du Cardinal ; mais elle existait d'une façon suivie. C'était Madame Adélaïde qui, en 17l9, s'était chargée de remettre au Roi le mémoire dans lequel Bernis posait ses conditions pour l'ambassade de Rome. Le Cardinal ne cessait de faire ses commissions, de lui envoyer de petits cadeaux qui passaient par la valise diplomatique et devaient nécessairement être recommandés au Ministre.

[77] 9 janvier 1771, (AFF. ÉTR.) Le Cardinal écrit, le 10 janvier, au baron de Choiseul, ambassadeur à Turin : Je vous assure que je partage sincèrement votre douleur. Un changement si considérable peut être dangereux dans les circonstances. Je connaissais et j'honorais M. le duc de Praslin depuis bien des années. Je croyais pouvoir compter sur l'amitié de M. le duc de Choiseul : il ne me voulait pas à Versailles ; mais comme je pensais de la même façon, je ne pouvais lui en savoir mauvais gré. D'ailleurs, il m'a traité à Rome à merveille, et je lui en serai reconnaissant toute ma vie. Je puis juger par ce que m'a valu le traité de Versailles, de ce qu'a pu produire le Pacte de famille contre le Ministre qui l'a établi. Il faut ètre philosophe et voir ces révolutions comme des maladies du corps politique, et songer à se bien porter soi-même. Je ne sais quel sera notre supérieur Quel qu'il soit, je le plaindrai et ne l'envierai point. Vous aurez en moi, Monsieur l'Ambassadeur, un serviteur bien inutile, mais qui vous sera fidèle. (Arch. Bernis.)

[78] De Chanteloup, le 14 février. (Arch. Bernis.)