LE CARDINAL DE BERNIS, DEPUIS SON MINISTÈRE — 1758-1794

 

CHAPITRE IV. — LE MINISTÈRE DE ROME.

 

 

Sources : AFFAIRES ÉTRANGÈRES, Rome, vol. 849 et suiv., passim. Il se trouve beaucoup de renseignements dans le vol. 918. Papiers de finances. Mémoires et Documents. Dossiers personnels. Espagne, vol. 524. Pour les imprimés, je citerai seulement : Pierre LACROIX, Mémoire historique sur les institutions de France à Rome, Paris, 1868, in-8°. HÉRY, Institution nationale de Saint-Louis des Français à Rome, Paris, 1853, in-8°. CASTAN, la Confrérie, l'église et l'hôpital de Saint-Claude des Bourguignons à Rome, Besançon, 1881, in-8°. LECOY DE LA MARCHE, l'Académie de France à Rome, Paris, 1878, in-12. J'ai utilisé de plus la plupart des relations de voyages en Italie.

 

Le Cardinal n'avait point l'idée de rester à Rome. — Ses projets. — Choiseul lui propose la légation de Rome. — Conditions mises par Bernis à l'acceptation. — Choiseul veut se réconcilier avec le Cardinal. — Lettre du Roi. — Quelles étaient les négociations à suivre. — Effet produit par la nomination de Bernis. — Affaire du Nonce Giraud. — Installation à Rome : le logement. — Personnel et domestiques. — Carrosses. — Réceptions. — Traitement du Cardinal. — Le protectorat des églises de France. — Auditeur de Rote. — Consul. — Poste française. — Pieux établissements. — Académie de France. — La remise du chapeau. — La Facciata. — Première audience du Pape. — Remise des lettres de créance.

 

Lorsque le Cardinal partit pour le conclave, il n'avait nulle idée qu'il dût rester à Rome. Les projets dont le duc de Choiseul l'avait entretenu semblaient abandonnés. Albi n'était point une résidence désagréable ; Bernis y avait commencé des travaux en vue d'une installation définitive ; il avait contracté, pour soulager ses diocésains, des dettes qu'il ne pouvait éteindre que par des économies bien entendues ; le climat allait à sa santé ; sa famille était dans le voisinage : son frère venait de s'y fixer. Il était si loin de penser que le Roi pût l'appeler à résider à Rome, qu'il avait bataillé pour se rendre au conclave. De Lyon il écrivait encore qu'il suppliait Sa Majesté, si Elle n'était pas dans l'intention de subvenir aux dépenses qui suivent le conclave, de le rappeler sous quelque prétexte d'affaires après l'élection du Pape, afin de lui épargner des dépenses excessives qui ne pouvaient dans sa situation s'accorder avec l'honneur ni la probité. Le jour même de son arrivée à Rome, le 25 mars, en prévision de l'entrée qu'il serait obligé de faire après le conclave, il demandait que M. d'Aubeterre fût autorisé à lui prêter les carrosses qui appartenaient au Roi, afin qu'il n'eût pas à en acheter qui lui coûteraient fort cher. Le 26 avril, il mettait, par une longue lettre, le duc de Choiseul au courant de ses projets : il fallait après le conclave qu'il fit son entrée, qu'il prît possession de son titre et séance au consistoire et aux congrégations, qu'il reçût et rendît in fiocchi quantité de visites. Il ne pourrait donc partir que plus de deux mois après Luynes, et, dans ces conditions, il était inutile qu'il se rendit à Versailles, où l'histoire du conclave serait bien refroidie. D'ailleurs, il avait à prendre les eaux et à présider les États d'Albigeois dont, en son absence, le procès-verbal pourrait être chargé de quelque matière inutile ou dangereuse à remuer. A son retour, il comptait arrêter le marché de réparations urgentes à faire dans une soixantaine d'églises du diocèse, terminer ainsi une affaire qui intéressait aussi son prédécesseur, M. de Stainville[1], passer l'hiver à Albi, achever de payer ses dettes ; puis, à l'été, il viendrait à Versailles faire sa cour et irait jouir un peu de sa maison de Vic-sur-Aisne[2].

Son plan était donc fait ; mais, au moment même où il écrivait cette lettre, il reçut du duc de Choiseul une dépêche en date du 10 avril dans laquelle il trouva, non sans étonnement, l'offre du ministère de Rome. Le Ministre lui rappelait ses anciennes propositions, lui exposait qu'il trouvait les affaires du Roi mal conduites, et lui demandait s'il lui conviendrait de passer deux ou trois années à Rome et d'y être chargé d'affaires. Il attendait une réponse du Cardinal pour parler au Roi et terminait sa lettre par l'assurance qu'il n'avait en vue que de plaire à Bernis, de lui marquer, disait-il, mon attachement très-tendre, très-ancien et très-vrai, que Votre Éminence a méconnu longtemps, mais que j'aurai toute ma vie pour elle.

Cette lettre du 10 avril, arrivée le 26, contenait la première ouverture qui eût été faite à Bernis, et déjà pourtant, dans la ville, le bruit courait que le Cardinal était chargé des affaires de France. D'Aubeterre, à qui Bernis fait confidence de la dépêche du Ministre, lui écrit le 27 avril : Le secret que m'a confié Votre Éminence est déjà connu depuis plusieurs jours[3]. Le principal intéressé ne le connaissait, lui, que de la veille, et il n'avait point encore accepté. Dans une longue lettre écrite à Choiseul dès le 26, il avait détaillé ses répugnances et posé ses conditions : sûreté pour ses dettes, rétablissement de sa pension de Ministre, sinon, comme il le disait à d'Aubeterre, il rejoindrait avec plaisir ses moutons[4].

Le 10 mai, c'est au Roi lui-même qu'il se détermine à écrire : Je ne désire rien, dit-il, que de pouvoir payer mes dettes, soutenir ma famille, faire du bien à mon diocèse et vivre tranquille. Les affaires à traiter avec le Saint-Siège sont très-importantes, très-difficiles et très-délicates surtout pour un Cardinal qui est évêque. Tous les moyens politiques ne sont pas praticables pour les gens de mon état. Il faut se concilier le ministère des trois Cours ; il y a donc plus à perdre qu'à gagner au point de vue de la réputation ; de plus, il faut à Rome une grande dépense ; l'air est fort épais ; le Cardinal est habitué à vivre avec sa famille et désire l'avoir près de lui ; il se sacrifiera pourtant, à condition que le Roi lui permette de mener la même vie et de recourir directement à lui dans les cas nécessaires, qu'il lui donne des assurances pour ses dettes, et lui rétablisse la pension de Ministre qui est le gage de sa fidélité, qui tient à l'honneur et à la considération[5].

Ce n'est point là de l'ambition ; mais on a dit que c'était de l'avidité ; on a trouvé que Bernis s'occupait trop de la question d'argent. Il est vrai que, dans ses lettres, l'argent revient à chaque page : au contraire des grands seigneurs à la Guéméné qui, sans honte, font des banqueroutes de 33.000.000 de livres, au contraire des ducs et pairs à la Saint-Simon qui meurent insolvables, Bernis, qui est de famille pauvre et qui n'a point eu de patrimoine, est hanté par l'idée bourgeoise de payer des dettes dont il a la petitesse de savoir le chiffre. Des dettes ! en ce temps-là, la plupart des grands seigneurs en ont, mais Bernis est une exception, parce qu'il les paye[6].

Par une lettre du 16 mai, le duc de Choiseul régla avec le Cardinal cette question qui lui tenait tant à cœur : le Roi promit de payer à M. de la Borde les 150.000 livres que Bernis devait d'ancienne date. Le traitement de ministre à Rome fut fixé à 100.000 livres par an, plus les propines, c'est-à-dire la taxe attribué au cardinal protecteur sur chaque évêché ou bénéfice préconisé ou proposé au consistoire : ce qui pouvait aller à 50.000 livres. La question de la pension fut réservée, mais Bernis fut autorisé à faire venir à Rome ceux de ses parents qu'il lui plairait d'appeler.

Choiseul saisit cette occasion pour essayer de convaincre Bernis qu'il ne lui avait fait que du bien et pour dissiper les nuages qu'on avait élevés entre eux. Il s'appuya sur le témoignage du Roi : Le Roi sait parfaitement et se l'est rappelé, dit-il, que c'est moi qui lui ai parlé le premier du retour de ses bonnes grâces pour Votre Éminence. Il se ressouvient de tout ce que j'ai fait pour qu'on ne lui ôtât pas ces mêmes bonnes grâces ; enfin, de lui-même, il m'a dit qu'il avait très-présent à l'esprit que c'était moi qui avais demandé et obtenu pour Votre Éminence l'archevêché d'Albi. Il se plaignit d'être calomnié par les gens qui se donnaient pour être attachés au Cardinal ; mais, ajouta-t-il, comme je sais qu'un ministre est livré aux imputations les plus injustes et aux spéculations les plus fausses, je prends patience avec la sûreté intérieure que je ne veux point faire de mal, que je ne suis ni jaloux, ni envieux, ni craintif, ni intrigant, et surtout on ne peut moins attaché aux places et au crédit, et ennemi de tous les arrangements pour cet objet. Je me suis aperçu, sans être bien fin, que j'étais mal avec vous ; j'ai vu, et je m'en suis tenu là, que je n'avais pas l'honneur d'être connu de Votre Éminence, et que je ne me ferais pas connaître à elle d'aussi loin. Je me suis tenu tranquille... Je supplie Votre Éminence, dit-il en terminant, si elle veut savoir le vrai et juger d'après lui, d'être persuadée que je n'ai d'autres vues secondes relativement à elle que le désir du service du Roi et celui de marquer à Votre Éminence mon véritable et sincère attachement.

Bernis n'avait plus de raisons ni pour refuser, puisqu'on lui accordait tout ce qu'il avait demandé, sauf la pension de Ministre ; ni pour continuer à bouder Choiseul après cette lettre vraiment belle. Il accepta donc le 31 mai la légation de Rome, en insistant encore néanmoins sur le rétablissement de la pension, et répondit franchement aux assurances d'amitié que lui avait données le Ministre. Il admit que ses amis avaient cherché à lui inspirer de la défiance, mais cette défiance, les amis de Choiseul avaient bien fait tout ce qu'il fallait pour l'augmenter. Comme je n'ai aucune espèce de vue pour l'avenir, ajoutait-il, que celle de vivre tranquille avec quelque considération, que je ne suis point défiant et que j'ai toujours eu pour vous beaucoup d'attrait, beaucoup de goût pour votre esprit et une véritable estime de vos talents, j'aime mieux croire à ce que vous me faites l'honneur de me dire qu'à ce que pensent quelques-uns de vos amis et les miens ; ainsi, je renouvelle bien volontiers et de tout mon cœur avec vous un bail d'amitié qui ne finira qu'avec ma vie. Vous pouvez me parler avec confiance, parce que vous devez être sûr de ma fidélité et de mon honnêteté, et tout aussi sûr que je n'ai ni n'aurai aucune autre ambition que celle d'être estimé et aimé.

Choiseul se considérait comme assuré de l'acceptation du Cardinal, car, dès le 30 mai, il avait fait expédier les lettres de recréance du marquis d'Aubeterre et les lettres de créance de Bernis. Néanmoins, ce ne fut que le 18 juin que le Roi, par la lettre suivante écrite tout entière de sa main, donna ses ordres au nouveau Ministre[7] :

A Marly, ce 18 juin 1769.

Mon cousin, celle-cy sera différente de la dernière que je vous ai écrit[8]. Le bien de mon service et celui de la religion exige que vous restiés à Rome où vous scaurés concilier le sacerdoce et l'Empire, puisque vous avés été Ministre de l'un et que vous estes celuy de l'autre, et je m'en repose sur vous. Je vous permets aussy de m'escrire, et je serai très-aise d'avoir un commerce de lettres direct avec vous. Je ne vous laisseray pas mourir banqueroutier. Reposés vous en sur moy. Si je ne vous ay pas continué votre pension de Ministre, c'est que j'ay cru que les bénéfices que je vous ay donnés en estaient bien l'équivalent, et de plus vous scavés l'estai du Trésor Royal, qui me prescrit de me restreindre autant qu'il m'est possible. Ainsy, ne vous en prenés à personne. Je vous ay rendu mes bontés. Vous venés de rendre, j'espère, un grand service à la Religion. Comptés sur moy.

Signé : LOUIS.

 

Le matériel de la mission avait été ainsi réglé, mais il ne faudrait point penser que l'on eût omis de se mettre d'accord sur le moral, c'est-à-dire sur les négociations que le Cardinal aurait à poursuivre avec le nouveau Pape et sur le but qu'il était chargé d'atteindre. Au conclave, avec Ganganelli, Bernis avait abordé quatre questions : celle des Jésuites, celle de Parme, celle d'Avignon, celle de Bénévent. C'était sur ces quatre points que devaient se concentrer ses efforts. Les Cours veulent, écrit Choiseul le 9 mai[9], et veulent d'une manière qui n'admet aucune modification, que le pape tel qu'il soit : 1° anéantisse par une dissolution l'Ordre des Jésuites. 2° La cour d'Espagne veut réunir Bénévent et Ponte-Corvo au royaume des Deux-Siciles en abandonnant absolument et irrévocablement au Saint-Siège les droits de Castro et Ronciglione, droits incontestables lorsque la maison Farnèse rendra le faible prix de l'engagement. 3° La France veut conserver la possession et la jouissance de ses droits sur le Comtat Venaissin et la ville d'Avignon ; mais, par considération plutôt que par justice, le Roi est déterminé à payer le prix du Comtat et de la ville d'Avignon au Saint-Siège, et ce prix sera convenu amiablement entre les deux Cours. 4° Enfin, les trois Cours demandent au Pape une satisfaction ou un arrangement satisfaisant relativement à l'Infant duc de Parme.

Ces quatre conditions étaient incommutables. Choiseul n'admettait pas la discussion sur l'affaire des Jésuites. Il est aisé de sentir, disait-il, que l'existence d'un corps de religieux qui, à tort ou à raison, a encouru l'animadversion de presque toutes les cours catholiques, devient presque aussi nuisible à la religion même qu'aux Souverains qui l'ont proscrit. Les Jésuites n'existaient plus qu'à Rome, dans les États de la maison d'Autriche, en Pologne, et dans une partie de l'Allemagne. Or, la Pologne avait à s'occuper d'autre chose que d'un Ordre Religieux ; l'Impératrice Reine ne refuserait pas son consentement à l'abolition, et l'Allemagne y applaudirait. Tout se trouvait donc dépendre du Pape, qui n'avait besoin de l'agrément de personne pour résoudre les trois autres questions.

Si le Pape, ajoutait Choiseul, suit les principes de Clément XIII et de Torregiani, les Couronnes feront par la force ce qu'elles demandent de la bonne volonté du Saint-Père : les demandes des puissances sont trop politiques et trop nécessaires pour qu'elles puissent reculer, mais, en employant la force et le mépris, ce qui ne peut manquer d'arriver quand la force n'est pas repoussée par la force, la Religion souffrira, et le Pape en sera la cause et en aura été prévenu.

Ainsi, les demandes de la Maison de France étaient si nettes et si formelles qu'elles revêtaient sous la plume de Choiseul, avant même que l'on connût à Versailles la nouvelle de l'exaltation du nouveau Pape, l'aspect d'un ultimatum. Ce que les Couronnes n'obtiendraient pas de gré, elles le prendraient de force. Or, l'emploi de la force ne pouvait manquer d'amener une rupture violente dans la catholicité et un schisme religieux. D'autre part, aucune des quatre conditions exigées par les Cours ne touchait aux dogmes ou à la discipline de l'Église. A Avignon, à Bénévent et à Parme, les intérêts temporels de la papauté étaient seuls en jeu. Bernis ne voyait donc nulle difficulté à présenter ces demandes : il voyait, au contraire, un immense avantage à écarter le péril qui aurait menacé l'Église si le Pape n'avait point cédé ; et il se flattait d'obtenir par la douceur ce que les Puissances étaient résolues de prendre au besoin par la force.

Quant aux Jésuites, Bernis, d'accord avec son confrère français, avait eu l'occasion d'écrire à Choiseul, le 19 avril, qu'il était bien convaincu, d'après la conduite que les trois Monarques avaient tenue à l'égard des Jésuites, conduite dont ils ne devaient compte qu'à eux-mêmes, qu'il serait très-avantageux au repos des États catholiques et à la tranquillité du Saint-Siège que le Pape se décidât à séculariser les Jésuites. La politique, avait-il ajouté, exige qu'on coupe la racine de l'arbre dont on a cru devoir couper les branches.

Bernis était donc tombé d'accord avec le Ministre. Agent d'exécution, il n'avait point à examiner si l'impulsion générale donnée à la politique était bonne ou mauvaise. Dans la sphère restreinte où il avait à évoluer, il pouvait prévenir des malheurs irréparables pour la Religion, en obtenant de la papauté des sacrifices qu'il s'efforcerait de rendre le plus modérés qu'il pourrait. Par sa douceur, par sa flexibilité, par son adresse, par sa haine des moyens violents, par l'attachement qu'il professait pour le Roi et pour l'Église, il était à coup sûr un des meilleurs négociateurs qu'on pût employer. Sa nomination était de nature à satisfaire tous les esprits modérés, tous ceux qui souhaitaient sincèrement une réconciliation entre la Papauté et la Maison de France, et qui ne préféraient point les Jésuites à la Religion. Les parlementaires comme Joly de Fleury[10] et les politiques comme l'abbé de la Ville[11], les catholiques comme Mesdames de France et les philosophes même comme Voltaire[12], tout le monde applaudit ou parut applaudir : tout le monde en effet croyait avoir Bernis à soi ; il était assez modéré pour que chacun pût le réclamer ; il était assez habile pour n'appartenir à personne qu'au Roi et à lui-même.

Au dehors, on n'éprouva point la même satisfaction. A. Rome, les amis des Jésuites sentirent le coup et comprirent que, pour l'Institut, un Bernis avec sa douceur était plus redoutable peut-être qu'un Aubeterre avec ses violences. A Madrid, on s'imagina que le Cardinal n'apporterait pas assez de volonté, de persistance et de passion dans la poursuite des Jésuites[13] : M. d'Ossun, ambassadeur de France, écrivit même à Choiseul que Sa Majesté Catholique trouvait fort dangereux qu'on employât un cardinal auprès du Saint-Siège. Charles III disait qu'il en avait l'expérience, et avait chargé d'Ossun d'en informer confidemment le Ministre (12 juin). Il fallut que Choiseul rassurât le Roi d'Espagne et répondit de la fidélité de Bernis. Si les cardinaux sont mauvais, écrivit-il, c'est à cause de leur caractère et non à cause de leur dignité.

Ces défiances et ces hostilités, Bernis devait les rencontrer pendant tout le temps que dura la négociation.

Cet échange de lettres avec Choiseul, la discussion des conditions, l'acceptation définitive avaient pris plus d'un mois qui avait été perdu pour les affaires. Bernis, après une première audience, dans laquelle il n'avait naturellement pu aborder le fond des choses, s'était abstenu de demander au Pape de nouveaux entretiens, afin de ménager l'esprit soupçonneux des autres Ministres et de ne point empiéter sur les droits du marquis d'Aubeterre. Il s'était appliqué à faire connaissance avec le pays et à y plaire. Les dîners, les concerts en son honneur se succédaient chaque jour, tantôt chez M. d'Aubeterre, tantôt chez les cardinaux, tantôt chez le prince de Kaunitz. Au milieu de ces fêtes, il n'était point question des Jésuites.

M. d'Aubeterre de son côté n'avait obtenu du nouveau Pape que des assurances vagues, des politesses exagérées, des affectations d'humilité et d'intimité, mais, sauf pour l'affaire.de Parme, aucune affirmation[14]. D'ailleurs, averti de son rappel, il n'avait point à engager la négociation dont Bernis serait chargé dès qu'il aurait reçu ses lettres de créance.

Avant qu'il fût accrédité, le Cardinal eut pourtant à traiter une affaire particulière à laquelle le Roi paraissait s'intéresser singulièrement et qui mérite l'attention à cause des développements qu'elle prit par la suite. Depuis le 22 avril, un astre nouveau s'était levé officiellement sur Versailles. Madame la comtesse du Barry avait été présentée à Sa Majesté et à la Famille Royale. La nouvelle maîtresse eut dès le début, pour son courtisan le plus empressé, le Nonce du Pape[15]. C'était un nommé Giraud, fils d'un négociant de Lyon, à ce que disait le prince Doria. Il avait été auditeur de Rote et, proposé au Roi, comme ambassadeur, par la Cour de Rome le 19 mai 1766, il avait été agréé le 1er juin[16]. Choiseul n'avait pas tardé à se dégoûter de lui. Il était excédé de ce sot Nonce qui certainement ne pouvait être bon dans aucun temps en France, au point que, pour se débarrasser de lui, il avait songé à le faire faire secrétaire d'État à la place du cardinal Torregiani[17]. Tant que madame du Barry resta dans la coulisse, Giraud ne fut pas dangereux ; mais il flaira vite, dans la nouvelle favorite, l'instrument de sa fortune et l'auxiliaire de son parti. Madame du Barry, élevée contre les Choiseul et malgré eux, ennemie déclarée du premier Ministre, ennemie de ce passé qu'il représentait dans le cœur du Roi, c'est-à-dire du souvenir de madame de Pompadour, devait nécessairement être hostile aux entours de Choiseul, à ses prôneurs et ses amis, les philosophes, et devait songer à détruire ce qu'il avait édifié. Choiseul avait chassé les Jésuites ; c'en devait être assez pour que, en manœuvrant bien, on amenât madame du Barry à désirer les rétablir. La maîtresse était un bon instrument entre des mains habiles : le meilleur, un instrument inconscient. Pour abattre Choiseul, on pouvait grouper une coalition ; on pouvait réunir à la mai tresse du Roi Mesdames de France et le parti dévot. La fin excusait les moyens. Giraud sentit tout cela : ce qui n'est point d'un sot. Il n'hésita point à se prosterner devant l'idole ; ce n'est point au figuré, si la fameuse anecdote des mules chaussées aux pieds nus de la Dubarry n'est point apocryphe. Il ne tarda point à avoir sa récompense, puisque, avant même qu'on connût à Versailles l'exaltation du Pape, Bernis fut chargé de solliciter le chapeau pour le Nonce de Paris.

Le Cardinal avait personnellement de nombreux griefs contre Giraud et éprouvait une vive répugnance à se faire le protecteur d'un tel candidat. Il exécuta les ordres qu'il avait reçus, mais y mit quelque mollesse : il se contenta d'envoyer l'abbé Deshaises à Monte-Cavallo, où le Pape s'était rendu, et le chargea de communiquer à Clément XIV le mémoire de la Cour.

Cette démarche que la favorite avait arrachée à Choiseul marquait l'influence que le parti jésuitique était en train de reprendre, mais n'indiquait pas encore une modification dans la conduite générale des affaires.

Les lettres de recréance de M. d'Aubeterre et les lettres de créance du Cardinal, expédiées de Versailles le 30 mai, parvinrent à Rome le 13 juin[18]. Mais Bernis dut encore attendre, pour remettre ses lettres, qu'il eût accompli certaines cérémonies qui tenaient à sa dignité, qu'il se fût installé d'une manière conforme à son rang et qu'il eût pris une connaissance exacte des fonctions qu'il avait à remplir et des divers rôles qu'il était appelé à jouer.

La question de logement l'avait d'abord occupé. A son arrivée, avant d'entrer au conclave, il était descendu chez M. d'Aubeterre. Mais l'Ambassadeur étant logé trop à l'étroit pour donner place aux équipages et aux gens de ses hôtes, le prince de Palestrina avait offert aux Cardinaux français le palais Sciarra, qui se trouvait inhabité. Leur suite s'y était établie[19]. Lorsque Choiseul parla à Bernis du ministère de Rome, il lui proposa de prendre, au sortir du conclave, la maison de M. d'Aubeterre avec les meubles qu'elle renfermait ; c'était cette maison que Choiseul lui-même avait habitée au temps de son ambassade à Rome. Bernis la trouva d'une tristesse affreuse et préféra louer le palais qu'avait occupé jadis l'abbé de Canillac, auditeur de Rote pour la France de 1735 à 1761[20], le palais de Carolis situé dans le Corso, vis-à-vis de la petite place Saint-Marcel. Construit à la fin du dix-septième siècle, pour les seigneurs de Carolis, sur les plans du célèbre architecte romain Alessandro Specchi, élève de Carlo Fontana, cette maison était devenue la propriété des Jésuites[21] ; elle ne devait être libre qu'au mois d'octobre, et le Cardinal profita jusqu'à cette époque de l'hospitalité du palais Sciarra.

Bernis, en même temps, sur le conseil de Choiseul, s'assura mie maison de campagne : il loua une villa près de la porte Pia. Plus tard et jusqu'au moment où il établit sa résidence d'été à Albano, il habita pendant la saison chaude le palais du Vascello, hors de la porte de Saint-Pancrace. On sait par Mathieu Mayer et par J. P. Erico quelles curiosités singulières renfermait cette maison, embellie par l'abbé Elpidio Benedetti, agent de France à Rome, léguée par lui à Louis XIV, donnée par le Roi aux Mancini, et presque entièrement détruite lors des deux sièges de Rome[22].

Le palais de Carolis une fois conquis, Bernis s'y installa : le premier étage fut entièrement consacré aux réceptions ; le second servit à l'habitation du Cardinal et de sa famille[23]. On a vu que le Roi l'avait autorisé à faire venir à Rome ses parents ; mais il fallut encore que le chevalier de Bernis obtint son congé, et ce ne fut que le 25 juin que des passeports furent expédiés au chevalier de Bernis, à la marquise du Puy-Montbrun et à l'abbé Deshaises, prévôt de Marisy, le frère du secrétaire intime[24].

Pour le personnel et le domestique de l'Ambassade, le Cardinal avait amené ou trouvé sur place le nécessaire. L'abbé Des-baises, le fidèle compagnon de ses grandeurs et de ses disgrâces, était destiné aux fonctions de secrétaire, car Melon rentrait en France avec M. d'Aubeterre. Les autres employés étaient anciens à Rome : un des plus utiles était Alphonse-Timothée Bernard[25], qui comptait déjà dix-neuf ans de service : secrétaire de cabinet sous M. de Nivernois en 1750, il avait depuis 1763 (28 juillet) le brevet de secrétaire italien près les ambassadeurs de France à Rome.

L'étiquette romaine, si particulière et si difficile, demandait que les ambassadeurs comme les cardinaux eussent pour les commissions, les visites, les cortèges, tout le détail de la vie, un maitre des cérémonies qui prenait le titre de maître de chambre. Cette place était remplie depuis 1764 par le chevalier de Laparelli, commandeur de l'ordre de Saint-Étienne[26].

Après le maître de chambre écuyer, venait le décan, officier subalterne qui dirigeait les gens de livrée et influait immédiatement dans le cérémonial. Depuis 1738, le décan de l'Ambassade se nommait François Torchiotti.

Les carrosses de l'Ambassade appartenaient au Roi ; ils étaient au nombre de quatorze. Quatre, les plus beaux et les plus riches, avaient été envoyés de Paris en 1749 pour l'entrée de M. de Nivernois ; les dix autres avaient été construits vers 1725 lors de l'ambassade du cardinal de Polignac. C'étaient des machines hautes, larges et pesantes, plus ou moins sculptées, dont la forme traditionnelle se perpétuait depuis l'invention des carrosses et qui ne pouvaient être guère fabriquées qu'à Rome. Elles servaient dans toutes les fonctions des cardinaux, des ambassadeurs et des princes romains, pour les entrées, les audiences, les chapelles, pour toutes les cérémonies qui faisaient la vie et la joie de Rome[27]. Ces carrosses étaient sous la garde d'un premier cocher payé par le Trésor royal, mais Bernis n'en avait pas moins, comme de juste, ses voitures particulières, et, chez lui, le domestique était en proportion des carrosses. Aussi bien, le domestique innombrable, la famiglia, était d'obligation pour un ambassadeur. Lorsqu'un ambassadeur du Roi faisait son entrée, il fallait qu'il habillât quatre-vingts personnes : valets de pied, coureurs, pages, suisses, cochers, postillons, palefreniers, etc. Son cortège, quand, suivant l'expression usitée, il se mettait en public, se composait de deux décans, trente-deux valets de pied, huit coureurs, huit pages, dix suisses, quatorze cochers, quatre postillons, huit palefreniers, un écuyer à cheval, un maître de chambre, quatre gentilshommes, deux chapelains et huit valets de chambre. C'est d'Aubeterre qui l'affirme[28], et il n'exagère point : lorsque le comte de Castlemaine, ambassadeur de Jacques II d'Angleterre près le pape Innocent XI, fit son entrée à Rome, son cortège, dont on a les représentations[29], se composait de plus de cent personnes, dont soixante en livrée, et de dix carrosses. Le Roi Très-Chrétien, fils aîné de l'Église, pouvait-il se laisser passer par le roi d'Angleterre ?

Le Roi payait le maître de chambre, le décan et le premier cocher, mais tous les autres serviteurs étaient aux gages de l'ambassadeur. Or, au dire des contemporains, Bernis ne lésinait point sur ce chapitre. Un peuple de laquais emplissait la maison : il y en avait, dit Roland de la Platière, dans les portiques, les escaliers, les antichambres. On était annoncé successivement, et de pièce en pièce, par la livrée, par les décans, par les valets de chambre, par les gentilshommes et par le maître de chambre. Il faut avouer même que le passage d'un nom par tant de bouches donnait parfois lieu à d'étranges quiproquo[30].

Si encore cette livrée avait été comme chez les princes romains presque gratuite ! Mais Bernis, bien qu'il n'eût pu empêcher ses laquais d'aller mendier un pourboire chez les étrangers nouvellement présentés[31], — ce qui était, bien plus que les gages, le revenu de la domesticité romaine, — n'aurait pu se contenter, comme le faisaient les princes romains, de valets qui lui auraient donné leur présence dans ses antichambres et l'auraient accompagné dans ses sorties : au contraire de l'usage de Rome où presque personne ne donnait à manger, où c'était une nouvelle qu'un repas d'invitation, le Cardinal eut chez lui, dès le début, table ouverte[32]. Le lundi, il donnait à dîner aux ministres de la famille de Bourbon et aux princes romains particulièrement attachés à la France ; le mardi, à tout le corps diplomatique et aux étrangers ; le mercredi, à la Prélature ; le dimanche, aux cardinaux et aux princes romains : chaque jour, de trente à quarante couverts pour le moins. Et ses dîners n'étaient pas de ceux qu'on oublie. Près d'un siècle après, le pape Pie IX disait au colonel de Bernis que la. cuisine du Cardinal était encore à Rome en odeur de sainteté. Ce qui paraissait de plus beau sur les marchés de Rome était pour sa table, et, s'il se rencontrait quelque ambassadeur qui prétendît lutter de magnificence[33], le cuisinier de Bernis était si bien stylé et si bien armé qu'il assurait toujours la victoire à son maître. Au surplus, le Cardinal n'en faisait pas meilleure chère ; quel que fût le menu présenté à ses invités, il ne touchait jamais qu'à deux petits plats de légumes. Ce luxe n'était pas pour lui ; il n'en avait ni besoin, ni souci : il tenait comme il le disait lui-même l'auberge de France dans un carrefour de l'Europe.

Et ce n'était pas seulement la table : les mardis et vendredis soir, les salons de l'Ambassade étaient ouverts, et il y avait conversation sang jeu. Outre le peuple de laquais, une illumination éclatante et multipliée[34], on trouvait là des rafraîchissements sans nombre, toutes les glaces qu'a inventées la gourmandise italienne et que les officiers du Cardinal excellaient à préparer[35], des sucreries exquises et auxquelles certains invités ne se privaient pas de revenir[36]. Tout Rome était là : cardinaux, princes, princesses, ambassadeurs ; tous les étrangers de passage : rois, princes, simples gentilshommes, ecclésiastiques, gens de lettres, quiconque avait une fois été présenté. La conversation commençait à six heures et finissait à neuf heures et demie[37]. Au reste, sauf les jours de musique[38], on s'y amusait médiocrement : les dames en grande toilette étaient rangées cérémonieusement autour des différentes pièces, et les hommes causaient au milieu de l'appartement ; mais le Cardinal avait pour tous un mot gracieux, une attention, une flatterie particulière qui faisaient croire à chacun qu'il avait été le plus distingué.

Tous les jours, cette vie recommençait : le Cardinal levé à cinq heures du matin se couchait à minuit, et ce Fut ainsi pendant vingt-deux ans ; car le plan de vie qu'il exposait à M. de Choiseul le 5 juillet 1769, il le remplissait encore, sans changement pour ainsi dire, en 1791. Cette habitude de luxe, ce grand train de maison n'étaient point venus peu à peu : dès le mois de septembre 1769, les choses étaient si bien établies qu'on en jasait à Paris et à Versailles, et que le Cardinal se croyait obligé d'émettre à ce sujet une sorte de déclaration doctrinale[39].

Bernis était passé maître dans cet art difficile et perdu, d'être grand seigneur. Il serait inutile d'y insister : on ne peut se donner une idée nette de ce qu'était le luxe déployé par les hommes qui avaient, en ce temps, l'honneur de représenter la France à l'étranger ; toute comparaison prendrait des airs d'épigramme : mais les quelques détails fournis par les contemporains suffisent à montrer que ce n'était pas trop pour un tel train que 150.000 livres de traitement, en admettant même que la valeur de l'argent fût alors quatre fois ce qu'elle est de nos jours. Il est vrai que Bernis avait d'autres ressources : qu'en dehors de ses bénéfices et de son archevêché dont on connaît les revenus, il eut bientôt à remercier le Roi du rétablissement de sa pension de ministre[40], et que, pour lui tenir lieu d'ameublement[41], le département des Affaires étrangères lui accorda en 1769 une somme de 50.000 francs qui lui servit à acheter la plus grande partie du mobilier de M. d'Aubeterre.

Les Fonctions que Bernis avait à remplir à Rome n'étaient point purement politiques ; comme cardinal, il pouvait occuper certains offices qui ne pouvaient convenir à des ambassadeurs laïcs ou à des prélats non revêtus de la pourpre : ainsi des fonctions de protecteur des églises de France, qui n'étaient exercées par un Italien qu'à défaut d'un Français résidant à Rome[42]. Le protecteur était l'agent de la nation pour les affaires ecclésiastiques et bénéficiales, et en particulier pour celles qui se décidaient en consistoire : il visait toutes les lettres de nomination du Roi, préconisait et proposait en consistoire les évêchés et les abbayes à la nomination du Roi, sollicitait la diminution et la condonation des taxes, poursuivait les suppressions et réunions, demandait la réforme, la rédaction des nouveaux statuts pour les Ordres religieux, veillait enfin aux atteintes contre les droits respectifs et surtout contre les maximes nationales. Réduites à un pur cérémonial quand elles étaient exercées par un ultramontain, ces fonctions pouvaient avoir une importance quand elles étaient aux mains d'un Français ; mais on appréciait surtout les propines qui y étaient attachées[43]. Un secrétaire, appelé : Auditeur de la Protectorerie, était chargé des affaires spéciales. C'était en 1769 l'abbé Charles Ferri, lequel, cette même année, eut pour survivancier l'abbé Nardini, premier aide d'études de l'Auditeur de Rote français.

L'Auditeur de Rote pour la France ne relevait point de l'Ambassade pour les fonctions juridiques qu'il exerçait[44], m'ais il était parfois arrivé qu'il cumulât celles de chargé des affaires de France[45]. Bernis eut soin que le fait ne se renouvelât pas et sut maintenir à son rang cet employé. dont le but était d'ordinaire de parvenir au chapeau par un moyen détourné, comme par exemple une nomination polonaise[46].

Le consul de France était nommé par le ministre de la Marine, et non par celui des Affaires étrangères ; mais le titulaire du Consulat, le sieur Digne, était de plus conseiller secrétaire garde des Archives du Roi dans la ville de Rome[47] et directeur de la poste française. L'utilité de la poste, établissement des plus anciens[48], n'était point douteuse, puisqu'on était assuré que toute lettre expédiée par d'autres courriers que les courriers de France était ouverte. Chaque grande puissance avait à Rome sa poste particulière, et le directeur de celle de France dépendait naturellement de l'Ambassade ; bien que ce fût au directeur de la Ferme Générale qu'il rendit ses comptes financiers.

C'étaient là des établissements d'ordre politique ; l'ambassadeur avait de plus à exercer une surveillance sur les Pieux Établissements appartenant à la nation et destinés, selon la pensée de leurs fondateurs, soit uniquement à un but religieux, comme la maison des Feuillants[49], le Couvent des Trinitaires de Provence[50], celui des Minimes français[51], celui des religieux du Tiers Ordre de Saint-François de la Congrégation Gallicane[52] ; soit à un but à la fois religieux et hospitalier, comme l'Œuvre pie de Lorette[53], les hôpitaux et les églises de Saint-Nicolas des Lorrains, de Saint-Claude des Francs-Comtois[54], de Saint-Yves des Bretons[55] ; surtout comme l'Institution nationale de Saint-Louis des Français, comprenant un hospice, un hôpital et une église[56].

Les Pieux Établissements, dont, dès le temps de Bernis, on avait oublié l'objet primitif, dont on recrutait difficilement les desservants, dont les administrateurs cherchaient surtout à se ménager de gros émoluments, des places honorifiques ou des agréments temporels, n'en étaient pas moins pour l'ambassadeur de puissants moyens d'action : ils lui assuraient une clientèle, mettaient à ses ordres, sans bourse délier, une quantité d'agents dévoués, augmentaient sa représentation et grossissaient son cortège.

L'Académie de France à Rome fondée en 1666 par le Roi Louis XIV cc en vue de perfectionner dans leur art les jeunes gens qui avaient eu des succès dans la peinture, la sculpture et l'architectures[57], ne relevait point directement de l'Ambassade. Le directeur, un des peintres du Roi — Charles Natoire en 1769 —, dépendait du directeur des bâtiments du Roi, mais il était souvent obligé de réclamer pour les pensionnaires et pour lui-même la protection du représentant de la France. Il était nécessaire, de plus, que les rapports de subordination fussent exactement maintenus, et que les jeunes gens de l'Académie gardassent vis-à-vis de l'ambassadeur le respect qu'ils devaient à son caractère. Bernis dut donc dès le début rompre avec certains usages qui avaient été introduits par Wleugels et le duc d'Antin, et qui tendaient à faire du palais de l'Académie, palais Mancini, fort bien situé d'ailleurs au coin du Corso et de la Via Lata, le palais officiel de la France[58]. C'était là en effet que, pendant les huit derniers jours du carnaval, l'ambassadeur offrait des rafraîchissements à la noblesse romaine[59]. Cette coutume pouvait avoir sa raison d'être lorsque l'ambassadeur n'habitait point sur le Corso, mais le palais de Carolis y était situé, et dès la première année, Bernis y transporta la réception du carnaval. Sans entrer clans le détail d'une administration dont il n'était pas chargé, il sut, durant tout son séjour, exercer, en grand seigneur ami des arts, une surveillance éclairée sur les directeurs et sur les pensionnaires. Il ne manqua point d'aller voir les expositions annuelles ; il ouvrit aux jeunes artistes les salles les plus secrètes du Vatican, obtint pour eux des permissions qui jusque-là avaient été obstinément refusées, les reçut dans ses salons et consacra même un jour pour les avoir à sa table, fit donner aux malades les soins de son médecin, et bien qu'il ne se fût point mis sur le pied d'avoir à Rome un cabinet et d'acheter des tableaux, ne manqua point d'acquérir les bons morceaux qui lui plaisaient[60] : c'est de sa maison et de sa domesticité qu'est sorti, grâce à ses encouragements, un des maîtres de l'école moderne : le peintre François Gérard.

Tous les détails d'aménagement avaient pris du temps : déjà une partie des cardinaux qui avaient assisté au conclave étaient dispersés ; les uns, comme Malvezzi, avaient regagné leurs villes épiscopales[61] ; les autres, comme Luynes, se disposaient au départ. M. d'Aubeterre avait eu, le 13 juin, son audience de congé[62] ; le 12 juin, au premier consistoire de Clément XIV, le cardinal Orsini avait suppléé pour la dernière fois les fonctions de protecteur des églises de France, et Bernis n'était point encore installé dans sa dignité cardinalice et n'avait point encore déployé de caractère ministériel.

Enfin, la cérémonie de la remise du chapeau fut fixée au consistoire public que le Pape devait tenir le 22 juin à Monte-Cavallo. Bernis, qui par une faveur particulière du Pape avait été dispensé de la cavalcade ordinaire et de la visite au Cardinal doyen[63], se rendit in fiochi au Palais avec ses confrères les cardinaux de Solis, de la Cerda et Molino. Il trouva sur la place les troupes papales rangées en bataille, qui rendirent les honneurs ; il fut conduit dans la chapelle où il prêta le serment requis entre les mains du Cardinal doyen, puis dans la salle du consistoire où le Pape attendait revêtu de ses habits pontificaux. Il reçut le chapeau ainsi que les Espagnols, et, après un discours prononcé par un avocat consistorial, il embrassa tous les cardinaux, et baisa la main du Pape. Le Sacré Collège assista ensuite au Te Deum dans la chapelle papale ; puis, Bernis et les Espagnols furent reconduits chez eux en carrosses. Dans l'après-midi, il fallut aller à l'église de l'Oratoire et à Saint-Pierre adorer le saint Sacrement, et, vers le soir, le maitre de la garde-robe du Pape apporta à Bernis le chapeau dans une grande corbeille, doublée d'une soie rouge bordée de dentelle d'or, couverte d'un voile de taffetas rouge[64].

Il était d'usage que le soir de cette cérémonie, les cardinaux qui avaient reçu le chapeau, non-seulement illuminassent leur palais — ce que faisait toute la ville — mais y pratiquassent toute une décoration de peinture, y installassent des orchestres et y donnassent des rafraîchissements à Rome entière. C'était la facciata. Certaines, comme celle du cardinal de Rochechouart, en janvier 1762, sont demeurées célèbres[65]. On abattait des maisons, on perçait des murs, on nourrissait la ville ; tout le quartier était illuminé, et une sorte de gigantesque décor transformait l'aspect de la rue et des rues avoisinantes : c'était une dépense excessive et où les cardinaux étrangers apportaient une émulation singulière. Bernis avait résolu de différer sa facciata jusqu'à ce qu'il fût installé au palais de Carolis, mais le cardinal de Solis dépensa tellement d'argent pour la sienne, que le Ministre de France, ne voulant pas être dépassé en splendeur, ne trouva, comme il le dit, d'autre moyen de s'en tirer que de donner 20.000 livres aux pauvres. Cela valait mieux que de brûler des chandelles ; au moins en jugea-t-on ainsi en Europe[66].

Le lundi 2ô juin, le Pape, dans le consistoire secret, fit la cérémonie de fermer la bouche aux nouveaux cardinaux, puis, après avoir déclaré légat de Bologne le cardinal de Branciforte, il rouvrit la bouche à Bernis et à ses confrères, leur donna l'anneau cardinalice et leur assigna leurs églises titulaires. Bernis eut le titre de saint Sylvestre in capite ; il passa le même jour dans l'ordre des cardinaux prêtres, et le Pape lui assigna les congrégations de la propagande, du cérémonial et du consistoire.

Le 27, Bernis eut enfin sa première audience comme ministre. Il se rendit en grande pompe au Vatican, accompagné de sa maison et des gentilshommes de la nation qui se trouvaient à Rome, et remit au Pape, en même temps que ses lettres de créance d'une forme inusitée et infiniment flatteuse[67], la lettre particulière que Louis XV avait écrite à Clément XIV sur son exaltation[68]. Le Roi n'avait point manqué d'y indiquer le terrain des négociations ultérieures. Il marquait son désir de rétablir entre le sacerdoce et l'empire ce concert de pensées et de vues si convenable et si nécessaire, disait-il, à la gloire et au bonheur de deux puissances qui viennent également de Dieu et qu'elles ne peuvent franchir sans déranger l'ordre de sa providence. Il insistait sur la nécessité que le Saint-Siège montrât plus de condescendance aux États qui lui étaient attachés, et terminait par cette phrase remarquable : Il est du bien de la Religion d'accommoder les principes d'administration et de pure police aux désirs des souverains qui sont l'ornement et le soutien de cette Religion.

Le Cardinal n'avait qu'â développer ces différents thèmes ; mais le Pape ne lui en laissa pas le temps : avec-une volubilité tout italienne, une exubérance de paroles, de gestes, de démonstrations, une humilité trop apparente pour n'être pas affectée ; avec les mots, les phrases, les allures d'un moine qui se trouve devant son supérieur et non avec la courtoisie d'un prince, d'un souverain, d'un pape qui s'adresse à l'ambassadeur d'un Roi ami, Ganganelli traduisit à haute voix en italien la lettre de Louis XV ; il la baisa plusieurs fois avec le plus grand respect ; il exalta la confiance qu'il avait dans le cœur du Roi ; il déclara qu'il se mettait sous sa protection, qu'il avait le cœur français et espagnol ; il revendiqua son origine, disant : La Providence m'a choisi dans le peuple comme saint Pierre. Elle s'est servie de la Maison de France pour m'élever sur la chaire des apôtres. Puis, le Cardinal eut sa part de caresses : La Providence a permis, lui dit le Pape en l'embrassant, que vous fussiez le Ministre du Roi auprès du Saint-Siège, et ce furent sans fin des affirmations de confiance : Je vous communiquerai tout ; je ne ferai rien par rapport à la France sans vous consulter. Bernis lui rappela qu'il lui avait promis de travailler à un plan sur les affaires de la Maison de France et de le concerter avec le Roi. Le Pape l'assura que c'était son intention et lui répéta plusieurs fois qu'il ne ferait rien sans sa participation[69]. Puis, on parla de quelques affaires, entre autres du chapeau de Giraud. La conversation revint sur le conclave ; le Cardinal se vanta des quatre voix que depuis le 10 avril il faisait donner à Ganganelli, du coup d'audace de la déclaration dans la nuit : le Pape s'étendit sur sa reconnaissance éternelle, sur les obligations essentielles qu'il avait à la France et à l'Espagne.

L'audience dura plus d'une heure, et quand, après avoir présenté sa suite à Clément XIV, Bernis sortit pour rendre visite au secrétaire d'État, Pallavicini, il était comme enivré. Il se sentait ou se croyait le maître du Pape et de Rome. Ganganelli, de son côté, s'imaginait avoir conquis la France. Qui des deux avait raison ?

 

 

 



[1] Bernis s'était chargé des réparations en échange des meubles de M. de Stainville. Il restait environ 60.000 livres à payer en 1769.

[2] Archives Bernis.

[3] Billet publié par CARAYON, Ricci, p. 169. Dans ce recueil se trouvent par ordre chronologique la plupart des extraits publiés des documents diplomatiques.

[4] CARAYON, p. 169.

[5] La qualité de Ministre d'État était indélébile. Les Ministres recevaient une pension de 20.000 livres, mais cette pension pouvait être suspendue, par le Roi.

[6] M. Crétineau-Joly fait grand bruit de ces dettes. Il s'est procuré, on ne sait comment, tous les papiers de Bernis, jusqu'à ses passeports français, sarde et milanais, jusqu'aux minutes même de ses lettres les plus secrètes, et il s'esclaffe de rire à la pensée que Bernis ne voulait pas mourir banqueroutier. Cette gaieté sied à l'apologiste des Jésuites. Il affirme que Bernis, avant son départ d'Albi, avait reçu du Roi 130.000 livres. Le Cardinal avait eu en effet de M. de La Borde des lettres de crédit pour 130.000 livres, mais non pas du Roi. Le Roi donnait à chaque cardinal allant au conclave par ses ordres 50.000 livres. Ces 50.000 livres furent comprises dans les 150.000 livres que Louis XV donna au Cardinal postérieurement, et, sur ses fonds personnels, Bernis remboursa les 130.000 livres à M. de La Borde qui était son banquier en même temps qu'il était le banquier du Roi. (Cf. CRÉTINEAU-JOLY, p. 215.)

[7] Archives Bernis, orthographe conservée.

[8] La lettre du 13 décembre 1758. (Mémoires, t. II p. 346.)

[9] Archives Bernis.

[10] Joly de Fleury écrit au Cardinal le 5 juin 1769 : Il faut avant tout que la chose publique soit satisfaite, et personne ne peut mieux concilier tous les intérêts qui se trouvent réunis ; l'affaire de Parme, celle de Portugal et celle de France qui frappent et touchent différents objets ; les pauvres Jésuites, Avignon et des principes raisonnables à greffer dans les têtes de certains membres du clergé français. Ou se bat et on se dispute sur des mots, et ces mots donnent occasion à toutes sortes de plaies... Je vois en tout cela du désordre, et j'ai peine à me persuader que le désordre soit bon à quelque chose. Un Pontife sage doit aimer l'ordre et chercher à le rétablir partout. Lorsque la foi est à couvert, il faut être flexible dans toute chose. Tous nos liens avec la Papauté, disait-il le 19 juin, sont furieusement affaiblis, et en vérité on ne peut les fortifier que par cette bonne et entière intelligence, Il faut être soigneux de les entretenir, dit le dernier article de nos Libertés, par les mêmes moyens qui les ont fait durer jusqu'ici. Il faut supporter les imperfections qui pourraient y être, plutôt que de roidir outre mesure les cordes d'un nœud si franc et si volontaire. Je trouve ce style de nos pères mâle et énergique. Ils ne donnèrent point dans la philosophie du jour qui gâte tout, qui gâtera et perdra tout, si l'on n'y prend garde. (Arch. Bernis.)

[11] L'abbé de la Ville (ex-Jésuite) écrit au Cardinal le 17 juillet : C'est avec les sentiments d'un ancien serviteur du Roi dans le département des Affaires étrangères et d'un citoyen zélé que j'applaudis au ministère que Votre Éminence exerce à Rome. Les intérêts de la Couronne de Sa Majesté ne pouvaient dans des circonstances aussi délicates être confiés à des talents plus sublimes et à des sentiments plus élevés que ceux de Votre Éminence. Vous négociez, Monseigneur, avec la noblesse, la franchise et la dignité qui conviennent à un aussi grand seigneur que Votre Éminence l'est par sa naissance et par ses dignités, etc. (Arch. Bernis.)

[12] Voir Correspondance, publiée par BOURGOING.

[13] Leur destruction était en effet le but unique du roi d'Espagne Charles III écrivait à Louis XV dès le 7 juin : Nous avons un pape ; nos cardinaux et nos ministres à Rome paraissent contents de ce choix. C'est leur concours principalement qui a contribué à son élection. Je désire ardemment que ce nouveau pontife se détermine à éteindre l'Ordre des Jésuites : l'esprit de parti qu'ils ont laissé dans les États mêmes d'où ils ont été expulsés est certainement contraire à la Religion et également préjudiciable à la tranquillité de nos royaumes. Cela fait, je me flatte que tous les autres petits différents avec la cour de Rome seront bien arrangés, afin d'affermir de plus en plus cette union avec le chef de l'Église qui est si nécessaire pour la conservation de notre sainte religion. (Original Autogr., AFF. ÉTR., Espagne, 524.)

[14] Dépêche du 20 mai, publiée par THEINER, t. I, p. 287 et 321,

[15] J'avais espéré que M. Vate, dans son Histoire de madame du Barry (Versailles, 1882 et suiv., 3 vol. in-12), apporterait quelques documents intéressants sur le rôle politique de la favorite : mais je n'ai rencontré dans cette compilation apologétique ni un seul fait à retenir, ni une seule indication dont l'histoire puisse profiter.

[16] D'Aubeterre écrit le 1er janvier 1766 : A l'égard de M. Giraudi, il a été fort connu de M. le duc de Choiseul lorsqu'il était ambassadeur à Rome. Je le connais aussi beaucoup. Je puis vous dire que c'est un très-honnête homme. Il a de l'esprit et de la capacité ; son caractère est modéré. Je le crois propre à entretenir la paix et l'union, et à diminuer autant qu'il sera en lui nos troubles ecclésiastiques. La seule chose qui lui manque est la naissance. La sienne est très-médiocre ; mais, outre qu'il est déjà auditeur de Rote, place d'une grande considération, le caractère de Nonce achèverait de tout couvrir. Il est très-lié avec le Cardinal, secrétaire d'État. (Torregiani.) AFFAIRES ÉTRANGÈRES, Rome, 844, n° 108.

[17] Dépêche du 27 décembre 1768. (AFF. ÉTR.)

[18] Gazette de France du 14 juin.

[19] D'Aubeterre à Choiseul, 19 avril. (AFF. ÉTR.)

[20] Le président de Brosses parle avec éloges de ce palais et de la chair qu'y faisait l'abbé de Camillac. (Éd. de l'an VII, t. III, p. 91.)

[21] Ce palais qui appartint ensuite au marquis Simonetti, dont il a gardé le nom, puis à don Félix de Aguirre, est depuis 1833 la propriété des princes Buoncompagni.

[22] Voir Rapport de la Commission mixte, instituée à Rome pour constater les dégâts, etc., Paris, 1850, in-4°.

[23] Cela est contraire à l'habitude, si l'on en croit Luynes (AFF. ÉTR. Rome. Mémoires et Documents, t. XCV) ; mais cela semble résulter des documents.

[24] BIBLIOTHÈQUE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, Reg. des Passeports.

[25] Né à Livourne le 13 mars 17 :28, fils de Joseph Bernard, de Marseille, et de Dorothée-Thérèse Barbet de Longpré, de Beauvais.

[26] AFFAIRES ÉTRANGERES, Dossiers de finances.

[27] Dans les grandes cérémonies, les quatre carrosses d'entrée marchaient les premiers, précédés de la berline où se trouvait le grand carreau de velours qu'exigeait l'étiquette romaine. Dans les fonctions ordinaires, l'Ambassadeur n'avait qu'un cortège de dix carrosses. Il se plaçait dans le premier, appelé la Stuffa, avec cinq prélats : deux personnes s'asseyaient sur la banquette du fond, deux sur celle de devant, et deux se plaçaient au milieu, assises dos à dos sur un banc garni. Cette première voiture, peinte et dorée, coûtait extrêmement cher : on en citait qui avaient été payées 80.000 livres. Après elle, venaient deux carrosses contenant la maison cardinalice et les sept autres où prenaient place les personnes de la nation qui se trouvaient à Rome, les gentilshommes et les domestiques. Bien que ces carrosses eussent été renouvelés en 1772, et que le Cardinal eût fait construire à Rome quatre voitures moyennant 15.000 livres et l'échange des anciennes ; bien qu'on eût envoyé à Rome les deux superbes carrosses qui avaient servi à M. de Durfort pour son entrée à Vienne, lors de son ambassade extraordinaire pour demander la main de l'Archiduchesse, un voyageur qui se trouvait à Rome en 1773 déclare que les voitures du Cardinal d'York effaçaient totalement celles du cardinal de Bernis en magnificence et en beauté. (Lettres contenant le journal d'un voyage fait à Rome en 1773, Genève, 1773, in-12, t. I, p. 208.)

[28] Dépêche des 29 mars et 12 avril 1769.

[29] An account of H. E. Roger, Earl of Castelmaine's Embassy front H. S. M. James the 2d to H. H. Innocent XI, published by M. MICHAEL WEIGHT, chief Steward of H. E. house at Rome, Londres, 1688, f° gray. L'abbé Richard (Description historique de l'Italie, t. VI, p. 59) dit qu'il faut à un cardinal de l'état le plus médiocre : un maître de chambre, deux gentilshommes, des chapelains, des secrétaires, une livrée nombreuse et au moins douze chevaux de carrosse.

[30] On sait ce qui arriva au président de Montesquieu, appelé successivement : Montedieu-Montieu-Mordieu et enfin : Forbu ! Quand le docteur Tissot, ce spécialiste littéraire, vint chez le Cardinal, le premier domestique crie : le docteur Tisson ! le second : Tosson ; le troisième : Tossodi, et le quatrième : Tassoni. Voilà des annonces qui renseignaient aussi bien que des réclames. Voir : Mémoires, t. II, p. 24. Lettres d'Italie, etc. (de Rouan), t. V, p. 55. Mémoires d'un vieil avocat, par le comte A. DE B., t. I, p. 140 et suiv. BONSTETTEN, Mémoires, etc. Je ne peux citer tous ceux qui ont parlé du Cardinal. Tous les voyageurs à Rome dont le journal a été publié, sauf Gœthe, lui ont consacré au moins un paragraphe ; mais, hélas ! dans ce paragraphe, c'est toujours la même louange, et nulle part on ne trouve un détail descriptif.

[31] MADAME VIGÉE-LEBRUN, Souvenirs, t. I, p. 137.

[32] Lettres à Choiseul (Arch. Bernis), passim.

[33] Voir l'anecdote contée par ARCHESHOLTZ, dans ses Lettres sur l'Italie, à propos de la lutte entre les cuisiniers de Bernis et de Grimaldi,

[34] ROLAND, t. V, p. 56.

[35] Voir Mémoires de madame de Genlis et plus loin à l'article du conclave de 1774.

[36] J'ai vu un chanoine de Saint-Pierre prendre tous les jours à la conversation du cardinal de Bernis une douzaine de tasses de glace beaucoup plus fortes que les nôtres. Lettres sur l'Italie en 1773, t. II, p. 128, note.

[37] Mémoires manuscrits du comte d'Espinchal. (BIBLIOTHÈQUE DE CLERMONT-FERRAND.)

[38] Je trouve dans la Corte e la Societa romana nei Secoli XVIII e XIX, de M. SILVAGNI (Florence, 1882, t. I, p. 291), l'indication des principaux artistes qui ont chanté aux concerts du Cardinal : la fameuse Gabrielli, qui plus tard fit courir tout Milan ; Ruffina Battoni, la fille du peintre célèbre ; Marchesi, Benucci, Babbini, etc.

[39] Je vous promets, écrivait-il à M. de Choiseul, que j'éviterai toujours le faste et toute sorte d'excès en ce genre. Un bon ou mauvais cuisinier fait qu'on parle beauc.oup de la dépense d'un ministre ou qu'on n'en dit mot ; mais il n'en coûte pas moins d'être bien ou mal servi, quoique le résultat soit fort différent. Choiseul mettait en marge, de son écriture gribouillée, cette annotation pointue : Je n'ai jamais entendu parler de sa dépense que par lui. (ARCH. DES AFF. ÉTR., Rome, 850.) Mais l'abbé de la Ville, dans une lettre particulière, s'employait à rassurer le Cardinal : Je n'ai point entendu dire, Monseigneur, écrivait-il le 3 octobre, que Votre Éminence fit une dépense excessive à Rome ; mais sans qu'on m'en ait parlé, je suis bien assuré qu'elle y tient sans faste et sans ostentation l'état convenable à sa naissance, à son rang et à la dignité du maitre que Votre Éminence représente avec une si grande supériorité de vertus et de talents. (Arch. Bernis.)

[40] Lettre au Roi du 26 juillet. (AFF. ÉTR., Rome, 849.)

[41] Le Roi ne possédait comme objets de mobilier à Rome, en dehors des carrosses, que vingt-huit pièces de tapisserie des Gobelins, huit portières de même tapisserie et deux petits tapis de pied de la Savonnerie.

[42] Ces fonctions étaient remplies par intérim par le cardinal Orsini, depuis la mort du cardinal Sciarra. Parmi les cardinaux qui ont occupé cette fonction, j'ai retrouvé :

Le cardinal Orsini, protecteur en 1616 ;

Le cardinal de Savoie, protecteur en 1624 ;

Le cardinal Barberini, coprotecteur en 1633 ;

Le cardinal Antoine, coprotecteur en 1636 ;

Le cardinal Barbani, protecteur en 1639 ;

Le cardinal d'Este, protecteur en 1645 ;

Le cardinal de Médicis, protecteur en 1680 ;

Le cardinal Ottoboni, protecteur en 1709 ;

Le cardinal Sciarra, protecteur en 17...

[43] Ce traitement ne sortait pas du Trésor royal. C'étaient des épices ; c'est-à-dire une rétribution de quinze pour cent sur la taxe des bénéfices taxés en cour de Rome au-dessus de soixante-six ducats deux tiers.

[44] Il dépendait pourtant du ministère des Affaires Étrangères, et recevait sur les fonds de ce département un traitement de 9.000 livres. L'abbé de Veri occupait cette place en 1769 ; il est à penser que le Cardinal ne fut point satisfait de lui, car peu après il lui fit donner sa démission.

[45] Particulièrement en 1668, en 1742 et en 1746.

[46] Le rôle peu important et nullement politique du clerc national du Sacré Collège et du Consistoire pour la France me dispense d'entrer dans le détail à son sujet. De 1765 à 1814, cette place fut occupée par l'abbé Étienne Landot.

[47] La place d'archiviste avait été créée en 1670 pour un sieur de la Chausse. Joseph Digne lui avait succédé en 1733 et avait été chargé en même temps de l'installation et de la direction d'une imprimerie. M. Digne, bonhomme très-officieux, mari d'une très-digne femme que je m'approprierais volontiers, dit le président de Brosses, si la place n'était déjà prise... Du reste, la plus grande preneuse de chocolat et la plus grande joueuse de Menthiales qui soit au monde. (Lettres, III, 91.) Le fils succéda à son père en 1749 ; l'abbé Richard (V, 159) parle en excellents termes de lui et de sa maison, et se hasarde même à lui donner des titres auxquels il n'a aucun droit. Même éloge fait par Roland (V, 55). D'Aubeterre, dans ses dépêches, particulièrement celle du 22 mars 1769, se montre infiniment moins satisfait de Digne.

[48] Pendant la Ligue elle fut réunie à la poste papale, et rétablie en 1588 dans-ses droits et privilèges par un motu proprio de Clément VII.

[49] Les Feuillants français possédaient à Rome une maison où habitait leur Procureur général, et un grand monastère où ils eurent la faiblesse d'admettre des moines italiens qui s'en rendirent maîtres moyennant une rente perpétuelle de 1.000 livres,

[50] Les Trinitaires de Provence de l'Ordre de la Merci possédaient depuis 1619 une église sous le vocable de saint Denis, un couvent et des biens-fonds d'un revenu de 7 à 8.000 livres tournois.

[51] Les Minimes français, établis à Rome par Charles VIII, enrichis par tous les rois de France, possédaient l'église du titre cardinalice de la Trinité du Mont-Pincio, des ornements sacerdotaux d'une richesse incomparable, des tableaux de maîtres, un très grand couvent et des biens rapportant environ 100.000 livres tournois. Les minimes Jacquier et Leseur, mathématiciens célèbres, dont l'un fut le commensal habituel du Cardinal, recevaient du Roi une pension de 100 écus romains chacun,

[52] Depuis 1620, ces religieux, appelés vulgairement Picpus, possédaient à Rome un couvent et une église, près de la place du Peuple, mais ce couvent mal administré fit banqueroute peu avant la Révolution.

[53] Le cardinal de Joyeuse, par son testament du 22 août 1615, laissa 6.000 écus romains pour l'entretien de trois chapelains, chargés de célébrer chaque jour deux messes pour le repos de son âme dans la basilique de Lorette. Le surplus du revenu devait être employé en secours aux pauvres pèlerins français.

[54] Ces deux églises possédaient à elles deux environ 30.000 livres de revenu. L'église Saint-Claude était abandonnée à des prêtres italiens patentés par la province, On ne soignait plus les malades : on les envoyait simplement à l'hôpital général.

[55] L'hospice avait été supprimé, et les Bretons durent être admis à Saint-Louis.

[56] Pour les détails de fondation, voir : Pierre LACROIX, Mémoire sur les Institutions de France è Rome, Paris, 1866, in-8°. Je ne fais que rectifier d'après les documents des Affaires Étrangères certaines assertions de ce livre d'ailleurs estimable, et auquel je renvoie pour les détails relatifs au Chapitre de Saint-Jean de Latran. Les Oratoriens avaient longtemps dirigé Saint-Louis des Français, mais, sous prétexte de jansénisme, ils avaient peu à peu été supplantés par des prêtres libres ; l'église est demeurée le monument national de la France religieuse à Rome, mais dès 1769 l'hôpital avait disparu la maison de Saint-Louis avait abandonné à l'hôpital général du Saint-Esprit une créance de 12.000 écus romains, à condition qu'il recevrait les malades français. Quant aux pèlerins, on ne les logeait plus à l'hospice que pendant trois nuits, et l'on avait remplacé par une aumône en argent la feuillette et demie de vin, les deux pagnottes, les trois onces de fromage et la salade qu'on devait donner chaque jour aux voyageurs. Les revenus de Saint Louis, employés à des objets fort différents de la piété, étaient au moins de 60.000 livres.

[57] Voir LECOY DE LA MARCHE, l'Académie de France à Rome, Paris, 1878, in-12.

[58] M. Lecoy de la Marche dit (p. 31, 185, note 1, p. 223, note 1) que le palais Mancini, loué en 1725 pour le service de l'Académie, avait été acheté le 6 septembre 1737, moyennant la somme de 190.000 livres. Cela est exact, mais n'est pas complet : le palais Mancini était frappé par le testament du cardinal Mazarin (1661) d'une substitution au profit de la branche cadette, issue de Philippe-Julien Mazarini-Mancini, son neveu. Philippe-Julien eut pour second fils Jacques-Hippolyte Mancini, dit le marquis Mancini, lequel, de son mariage avec Anne-Louise de Noailles, veuve de Jean-François Le Tellier, marquis de Louvois, n'eut qu'une fille, Diane-Adélaïde-Marie-Zéphyrine, qui épousa le vicomte de Polignac. Par les contrats du 6 septembre 1737 et du 6 octobre 1740, le palais Mancini avait bien été acheté par le Roi, mais en tant qu'il pouvait être vendu, et la somme de 200.000 livres, prix de l'achat, restait entre les mains du Roi. Une somme de 100.000 livres fut accordée en 1777, en supplément, au comte Jules de Polignac, seul mâle descendu du marquis de Mancini.

[59] Le président de Brosses avait déjà constaté le ridicule que se donnait le directeur de l'Académie : Detroye, directeur de l'Académie au palais de France, dit-il (t. III, p. 91), se pique surtout de faire les honneurs de la ville aux gens de la nation. C'est presque un seigneur.

[60] Je relève dans le livre de M. Lecoy de la Marche les tableaux suivants achetés par le Cardinal ou par son neveu, l'abbé de Bernis : Bélisaire, par Peyron ; la Charité, par Lagrenée ; Jacob ramenant Léa à Laban et lui demandant Rachel, par Fabre, etc. ; de plus, le Cardinal achète à Gagnereaux l'Éducation d'Achille. V. RAUDOT, Éloge de Gagnereaux, Dijon, 1847, in-8°.

[61] Malvezzi, en arrivant à Bologne, le 12 juin, écrit à Bernis une lettre dont voici le post-scriptum en français : Permettez-moi que je vous dise s'il a été facile après avoir sondé le fond de votre esprit prévoir le bonheur de la manoveur que vous avé usé dans l'exaltation du Clément XIV. Il a été aussi difficile de prévoir quel qu' vous mavé procuré. L'un farat que je publirai toujours votre mérite, l'autre rendra moi toujours très-affectionné et obligé serviteur et ami.

[62] Sa dépêche publiée par THEINER, t. I, p. 321. Gazette de France du 14 juin. (Rome.)

[63] Gazette de Leyde.

[64] Les détails les plus curieux sur une entrée du Cardinal à Rome se trouvent dans un Ms. du cardinal de Luynes aux Affaires Étrangères. Rome. Mémoires, 95, pièce 42.

[65] Voir RICHARD, Description historique de l'Italie, V, p. 70 et suiv.

[66] Gazette de Leyde, Rome, 12 août 1769.

[67] Les lettres de créance ont été publiées par THEINER (t. I, p. 320). En voici le passage le plus frappant : Nous sommes persuadé qu'en nous donnant dans les fonctions qu'il va exercer de nouvelles preuves de son attachement à notre personne et à notre couronne, de son intelligence, de sa sagesse et de son zèle pour notre service, il cherchera à rendre son ministère agréable à Votre Sainteté et justifiera de plus en plus les sentiments particuliers d'estime, de confiance et d'affection que nous avons pour lui.

[68] Publiée par THEINER, t. I, p. 319.

[69] Cette dépêche a été publiée par THEINER (t. I, p. 325), qui n'a omis que ce passage, le plus important.