LE CARDINAL DE BERNIS, DEPUIS SON MINISTÈRE — 1758-1794

 

CHAPITRE II. — L'ARCHEVÊCHÉ D'ALBI — 1764-1769.

 

 

Sources : Archives de la famille de Bernis, Archives d'Albi. Je dois un tribut particulier de reconnaissance à M. Jolibois, archiviste du département du Tarn, qui, avec une obligeance infinie, a fait copier pour moi une quantité de documents inédits. Principaux ouvrages consultés : COMPAYRE, Études sur l'Albigeois, Albi, 1841, in-4° ; CROZES, le Diocèse d'Albi, Albi, 1878, in-12 ; Histoire de l'ancienne cathédrale et des évêques d'Albi, par E. D'AURIAC, Paris, 1858, in-8° ; Description naïve et sensible de la fameuse église Sainte-Cécile d'Albi, Paris, 1867, in-18 ; Histoire littéraire de la ville d'Albi, par Jules ROLLAND, Toulouse, 1879, in-8° ; MASSOL, Description du département du Tarn, Albi, 1818, in-8° ; ROSSIGNOL, Petits États de l'Albigeois, Paris, 1875, in-8° ; SARRASY, Recherches sur Albi, Albi, 1860, in-8° ; CROZES, Monographie de l'insigne collégiale de Saint-Salvi, Toulouse, 1857, in-12.

 

Le siège d'Albi. — Grandeurs de l'évêque. — L'archevêché d'Albi. — Droits. — Palais. — Les Petits États d'Albigeois. — Les États : de Languedoc. Entrée du Cardinal à Albi. — Sa prise de possession. — Vicaires généraux. — Ordre et tenue de maison. — Le catéchisme de Bernis. — Le séminaire. — Les églises. — Les pauvres. — L'instruction publique. — Administration de la commune d'Albi. — Rôle du Cardinal dans la tenue des Petits États. — Finances. — Emprunts. — Routes. — Maréchaussée. — Indigents. — Agriculture et industrie. — Idées politiques de Bernis. — Le Roi. — La Famille Royale. — Correspondances avec ses divers membres. — Autres correspondants. — Voltaire. — Vic à Albi. — L'intérieur du Cardinal. — Occupations de Bernis. — Sa famille. — Absence d'ambition. — La terreur du conclave.

 

Le siège épiscopal d'Albi est un des plus anciens de France. Fondé, suivant la légende, par saint Clair, au temps où saint Auspice établissait l'église d'Apt, saint Flour celle de Lodève, saint Nicaise celle du Vexin, c'est-à-dire vers l'an 250, il fut occupé à partir du sixième siècle par une succession d'hommes distingués qui exercèrent une influence considérable, non-seulement sur le Languedoc, mais parfois sur la France entière. Tel fut en particulier saint Salvi, l'ami de Grégoire de Tours, sous l'invocation duquel s'élève un des monuments les plus anciens et les plus intéressants de la capitale de l'Albigeois.

Jusqu'à la fin du dixième siècle, le gouvernement d'Albi fut à la fois épiscopal, municipal et populaire. L'évêque était élu par le peuple ; il gouvernait d'accord avec les consuls. Puis, l'aristocratie s'empara de l'évêché. On vit un vicomte de Toulouse et d'Albigeois donner successivement pour douaire à ses deux femmes la moitié de l'évêché d'Albi avec la monnaie et le marché. Le siège épiscopal fut aux enchères. En 1038, on l'acheta moyennant moitié du revenu et 6.000 sous d'or ; en 1062, on donna pour l'obtenir quinze chevaux de grand prix. Au douzième siècle, ces honteux trafics semblent cesser, mais le siège d'Albi est devenu pour toujours une sorte de fief noble. Il y avait de quoi tenter : année à année les privilèges s'étaient accrus, les prétentions s'étaient affermies. Dès 985, les évêques possédaient de fait la justice criminelle ; en 1188, le droit leur en a été formellement reconnu par les prud'hommes d'Albi ; depuis l'an 1221, moyennant la reconnaissance de leurs privilèges, les habitants d'Albi viennent rendre l'hommage à l'évêque ; en 1229 et en 1264, le Roi lui-même a transigé avec l'évêque et l'a avoué pour seigneur haut justicier[1] ; en 1269, les droits et les devoirs de l'autorité consulaire ont été définitivement réglés ; le rôle important que l'évêque devait jouer dans les affaires générales de la province a été affirmé aux premiers États de la sénéchaussée tenus à Carcassonne, les premiers États du Languedoc. Il est vrai que l'évêque a dû se reconnaître vassal de l'archevêque de Bourges, mais ne fallait-il pas qu'il s'assurât un allié et un protecteur pour le seconder dans les luttes continuelles qu'il soutenait contre des coseigneurs peu à peu évincés, contre les abbés du voisinage et, au besoin, contre le Roi lui-même ? Un des évêques qui contribuèrent le plus à établir la grandeur du siège d'Albi fut Guillaume V Petri (1185-1227), un membre de cette famille de Pierre déjà puissante au douzième siècle et d'où, six cents ans plus tard, devait sortir François-Joachim de Pierre, cardinal de Bernis.

Bernard III de Castanet (1275-1308) ne se contente pas d'édifier la nouvelle église Sainte-Cécile, que Richelieu appelait une des merveilles du monde et Chateaubriand un magnifique musée, il achève d'organiser la puissance temporelle de l'évêché. Il est bien vu du Pape, près de qui il a négocié la canonisation de Louis IX, et bien vu du Roi de France, auquel il a rendu de nombreux services : il obtient donc la sécularisation du chapitre de Sainte-Cécile jusque-là composé de moines Augustins, et dans le partage des biens, il fait bonne part à l'évêque. Il a pour lui le palais épiscopal La Besbia, les châteaux de Combefa et de Villeneuve, et de grandes possessions territoriales qui ne furent aliénées qu'au seizième siècle pour payer la rançon de François Ier. Du pape Jean XXI, il reçoit le droit de conférer les bénéfices qui viendront à vaquer dans son diocèse et le droit de nommer à deux offices de tabellion et de notaire. Sous le consentement tacite ou exprès du Roi, il établit rigoureusement la perception de ses droits pécuniaires, recouvre les dîmes usurpées, exige que le viguier royal, à son entrée en fonction, vienne lui jurer de garder intacts les privilèges de l'église d'Albi, exerce son droit de haute justice et ne recule pas plus devant les décisions singulières que la coutume autorise[2] que devant les terribles sentences que lui permet de rendre sa qualité d'inquisiteur de la foi et de vice-gérant de l'inquisition du royaume de France.

C'est de Bernard de Castanet que la ville d'Albi tient ses armoiries. Les Castanet portaient, dit-on : de gueules, à une tour d'argent ; Bernard y avait ajouté une croix pommelée d'or issant ; il donna ces armes à sa ville en sommant la tour d'un léopard d'or marchant sur les créneaux et en l'accompagnant d'un soleil d'argent et d'une lune d'or. La devise fut :

STAT BACULIS, VIGILATQUE LEO, TUREESQUE TUETUR[3].

Après Bernard de Castanet, créé cardinal en 1316 par le pape Jean XXII, les plus célèbres des évêques d'Albi furent les cardinaux Joffroi, d'Amboise, Duprat, les deux cardinaux de Lorraine ; puis Laurent Strozzi, Julien de Médicis, les deux D'Elbène et Gaspard de Daillon du Lude, qui laissa à ses successeurs la magnifique maison de campagne appelée de lui le Petit Lude.

L'évêché d'Albi fut érigé en archevêché par bulles du pape Innocent XI en date du 5e jour des calendes d'octobre 1678, confirmées par lettres patentes du Roi datées du 14 octobre 1680[4]. Le premier titulaire fut Hyacinthe Serroni ; en 1747, Dominique de la Rochefoucauld était archevêque d'Albi ; il fut en 1759 transféré au siège de Rouen et nommé cardinal ; son successeur Léopold-Charles de Stainville, frère du duc de Choiseul, trouvait Albi bien éloigné de Paris ; d'ailleurs le titre de duc et les grands revenus attachés à l'archevêché de Cambrai ne pouvaient manquer de le tenter ; aussi, quelques projets qu'il eût pour l'embellissement d'Albi dont il voulait transformer les antiques remparts en une riante promenade, il accepta, sans se faire prier, l'échange que son tout-puissant frère lui proposait, et céda de bonne grâce la place à Bernis.

Sauf certains droits, tels que celui de pezade, dont l'exercice avait été abandonné, l'archevêque avait conservé la plupart des privilèges, honneurs, droits et prérogatives qu'avaient successivement conquis les évêques du moyen âge. S'il ne battait plus monnaie comme au treizième siècle, il était toujours seigneur haut, moyen et bas justicier[5], et un récent arrêt du Conseil garantissait ses officiers contre les entreprises du juge de la viguerie royale d'Albi[6]. L'archevêque confirmait et ratifiait toujours le choix des consuls ; ses officiers de justice présidaient toujours le conseil politique et renforcé de la ville d'Albi ; c'était de lui que les consuls recevaient les clefs de la ville, et à lui qu'ils promettaient de les rendre chaque fois qu'ils en seraient requis. Comme aux temps anciens, les consuls étaient tenus de venir deux fois l'an, le jour de Noël et le jour du de Fructu[7], lui présenter leur hommage et le reconnaître pour seigneur temporel et spirituel[8]. Bref, il était demeuré un quasi-souverain, et les artisans de la ville s'appelaient eux-mêmes ses sujets.

Les droits honorifiques supposaient et accompagnaient les droits réels, et l'archevêque tirait bon parti des lods et ventes. Les terres qui lui restaient étaient médiocres, mais la dîme était d'excellent rapport. Bref, ses revenus étaient évalués à 120.000 livres, mais ils étaient presque doublés par les droits seigneuriaux et n'allaient guère au-dessous de 200.000 livres[9] : ce qui, en 1789, plaçait, comme revenus, Albi au troisième rang parmi les évêchés de France.

De plus, l'archevêque avait la jouissance de plusieurs résidences vraiment princières. M. de Choiseul-Stainville avait obtenu le 31 octobre 1761 un arrêt du conseil qui l'autorisait à démolir le château fort de Combefa, sis à quatre lieues d'Albi, dont l'entretien lui semblait trop onéreux, mais il restait encore à son successeur une habitation dans 1a ville : la Besbia, et une autre aux portes : le Petit Lude.

La Besbia, construite ou du moins considérablement augmentée dans les dernières années du treizième siècle par Bernard de Castanet, était une sorte de forteresse qui embrassait jadis dans ses murs l'église cathédrale et les maisons des chanoines. L'enceinte était défendue par le Tarn, munie, de tours, de herses et de ponts-levis, bâtie avec des briques dont l'amoncellement semblait défier toute attaque de vive force. L'édifice est autant enfoncé dans la terre qu'il est élevé hors d'œuvre : avec ses tours irrégulières, ses massifs de maçonnerie où M. de Stainville avait pu sans imprudence faire tailler à pic deux chambres, il présente encore l'aspect d'un palais électoral de la vieille Allemagne. Chaque génération d'évêques qui y a passé y a marqué ses goûts différents et ses diverses aspirations : les uns, originaires d'Italie, ont construit les vastes salles, les grands escaliers, les doubles terrasses sur la rivière ; d'autres ont bâti la chapelle et l'ont décorée, ont fait peindre à fresque les salons et taillé des corridors et des cabinets dans le massif des murs. Ce n'est plus un palais, c'est presque une ville ; les constructions sont à l'infini : voici les pressoirs, les porteries, le volailler, le bûcher ; voici les écuries, et au-dessus, et partout, des chambres sans nombre. Dans le palais même, trois grands corps de logis : dans le principal, au rez-de-chaussée, cuisines, offices, rôtisseries, pâtisseries ; au premier étage, grand escalier, vestibule, chapelle, salle à manger, chambre dite de la croix, salon de compagnie, grand cabinet, galerie, cabinet octogone, bibliothèque ; au second, les appartements ; aile dite des suffragants, avec cinq grandes pièces à chaque étage, sans parler des cabinets ; appartements avec le même nombre de chambres : enfin, et pour tout dire, les bâtiments à trois étages couvrent 345 toises ; les autres à deux et à un étage, 276 ; la cour et le jardin ont une superficie de 1.598 toises.

Quant au Petit Lude, ce magnifique palais de campagne que Gaspard de Daillon du Lude légua à ses successeurs et qui aujourd'hui appartient aux Dames du Bon-Sauveur de Caen, il n'était pas moins remarquable par ses constructions que par ses jardins et son orangerie, sur laquelle le comte de Bristol, ami du prélat, avait fait graver ces deux vers :

Semper hic invito fulget poma aurea cœlo ;

Sic sœvas hiemes ludit Ludovicus et ornat[10].

Les larges parterres à la française coupés d'allées droites, les quinconces de grands arbres, les charmilles agrémentées de pièces d'eau, les avenues allant à la route de Castres et se développant jusqu'à la route du Vigan et au Cours, tout planté aussi et feuillu[11], donnaient au Petit Lude un aspect de palais moderne, tandis que la Besbia, qu'on nommait encore la Verbie, demeurait l'habitation féodale. Ces deux demeures d'apparence si différente représentaient bien le double caractère qu'avaient adopté à travers les temps les seigneurs d'Albi. L'une disait les luttes farouches, les guerres sanglantes, l'asile ouvert aux populations épouvantées : les évêques soldats ; l'autre racontait la vie molle, luxueuse, artistique, les agréables loisirs dans un beau lieu : les évêques grands seigneurs. C'étaient bien aux deux époques, comme on disait, les princes de l'Église.

Et la domination princière de l'archevêque ne s'arrêtait point aux murailles ; le groupement, auquel la communauté des intérêts et la nécessité des transformations sociales avaient obligé les populations albigeoises, avait assuré à l'archevêque de nouveaux droits qui n'étaient pas de médiocre importance : le 30 janvier 1612, Alphonse d'Elbène II avait obtenu des lettres patentes qui lui assuraient la présidence de toutes les assemblées générales et particulières du diocèse. Ces assemblées, les petits États de l'Albigeois, connaissaient non-seulement du vote et de l'assiette de l'impôt demandé par le gouvernement central, mais du vote et de la répartition de l'impôt diocésain, et délibéraient par suite sur toutes les affaires du diocèse : agriculture, industrie, commerce, sûreté publique, assistance publique, instruction, canaux et chemins. Les trois ordres étaient représentés dans ces assemblées qui ne tenaient in pleno que deux séances, consacrées, la première, au vote de l'imposition ; la seconde, à la nomination des officiers du diocèse et à la discussion des affaires générales ; le détail était ensuite réglé par le bureau des comptes, formé d'un petit nombre de représentants des baronnies et des communes, présidés par l'archevêque ; dans l'intervalle des sessions, le diocèse était administré par le bureau de direction, composé de l'archevêque, du viguier, du premier consul d'Albi, du syndic et du greffier. L'autorité de l'archevêque était donc, sinon absolue, au moins prépondérante.

Ainsi l'archevêque réunissait aux privilèges d'un seigneur féodal les- droits d'un gouverneur de province, d'un gouverneur inamovible, puisque sa présidence était attachée à sa dignité d'archevêque. Il n'était point indépendant du gouvernement central qui l'avait nommé, mais il empruntait à son caractère sacré, à la double institution qu'il avait reçue, au vote des États dont il était le président et qui, à cause du nombre considérable de représentants du tiers état, donnaient une image assez fidèle de la nation, une autorité bien supérieure à celle d'un gouverneur révocable, uniquement délégué par le pouvoir royal.

Ces États d'Albigeois, retranchement suprême des vieilles libertés, étaient encore défendus par les Etats de Languedoc où l'archevêque d'Albi avait sa place marquée après les deux autres archevêques, avant les vingt et un évêques. Là encore, le tiers état était prépondérant[12] ; il avait, dit Lamoignon de Baville, autant de voix que le clergé et la noblesse ensemble, parce que les peuples supportent la plus grande partie des charges. Or, il ne faudrait pas penser que le vote des États fût de pure forme. S'ils ne pouvaient s'assembler légalement sans un ordre écrit du Roi, le droit qu'ils avaient à cet ordre avait été reconnu d'une façon constante, et, par un édit du mois d'octobre 1649, Louis XIV avait enjoint qu'ils se réunissent chaque année au mois d'octobre pour une session d'un mois. Leur droit au vote de l'impôt avait été affirmé de même[13]. C'était, dit Baville, un principe fondamental qu'il ne pouvait être rien imposé sans le consentement des États, de même qu'il ne pouvait être rien imposé sans le consentement du Roi. Donc les premières occupations des États étaient le vote de l'impôt et le règlement des comptes, mais ils avaient par suite à connaître de toutes les affaires de la province. Ils consignaient dans un cahier présenté au Roi leurs plaintes, leurs demandes et leurs remontrances ; ils clôturaient leurs séances par le vote du Don gratuit qui est, dit Baville, une marque de cet ancien usage suivant lequel les provinces qui ne sont pas tributaires ne sont obligées qu'à des contributions volontaires.

A coup sûr, pas plus dans les États de Languedoc que dans les petits États d'Albigeois, on ne trouvait trace d'attributions politiques proprement dites : mais la politique même pouvait trouver sa place dans le cahier des doléances et dans la discussion sur le don gratuit ; néanmoins on ne l'y rencontre pas d'ordinaire ; on considérait alors que la direction du royaume, le soin de la paix et de la guerre regardaient le Roi et ses ministres. Les États provinciaux se contentaient de ce rôle restreint, qui, dans l'étendue de la province, leur assurait une puissance presque souveraine. Ils avaient maintenu entier le principe du vote et du contrôle de l'impôt par les contribuables ; ils avaient fait accepter la double représentation du tiers état ; ils étaient enfin une assemblée délibérante où la tradition, la possession et l'élection avaient leurs places respectives et pouvaient défendre également leurs droits et leurs intérêts.

Dès que le cardinal de Bernis eut été nommé à l'archevêché d'Albi, les différents corps de la ville s'empressèrent de lui présenter leurs respects et de lui demander sa protection. Bernis répondit avec sa grâce ordinaire[14], mais les détails de son sacre, l'obligation d'aller faire sa cour à Compiègne, ne lui permirent de se mettre en route pour son diocèse qu'au commencement d'octobre[15]. Il arriva à Albi le 19, vers midi et demi. La grosse cloche de l'église Sainte-Cécile, la cloche donnée le 18 avril 1527 par l'évêque Aymar de Gouffier, sonnait en branle par ordre du chapitre, et les cloches de toute la ville l'accompagnaient. Les pièces de campagne appartenant à la commune tiraient des volées retentissantes. Des violons, des fifres et des tambours accueillirent l'Archevêque à son entrée dans les murs, et sur la porte de la ville se dressait, en un cadre, l'écusson de ses armes. Les consuls en robes mi-parties d'écarlate et de drap noir, doublées de satin blanc, le chaperon en tête, lé manteau comtal aux épaules, le reçurent, lui offrirent les clefs et lui rendirent hommage suivant les termes réglés par Louis d'Amboise[16]. A travers les rues où les artisans en armes formaient la haie à côté des dragons du régiment du Roi, le Cardinal alla d'abord, d'après l'usage, à l'église Saint-Salvi, où il fit sa prière, puis à la Besbia, où il remit aux consuls les clefs et la trompette de la ville, sous promesse de les rendre à la première réquisition. Bientôt arriva le chapitre de l'église métropolitaine, et, après des harangues sans nombre, le jour de la prise de possession fut fixé à huitaine. Le soir, dix mille cent lampions où brulaient deux pleines comportes de suif furent allumés en signe de fête. Toutes ces réjouissances de jour et de nuit ne coûtèrent pourtant à la ville que 440 livres 19 sous 9 deniers.

Le 25 octobre, jour de.la prise de possession, la solennité fut encore plus grande. Vers dix heures du matin, la grande cloche de Sainte-Cécile commença à sonner en branle ; les chanoines prébendiers, les chanoines honoraires, les vicaires bénéficiers, les prêtres habitués se rangèrent en haie le long des cinquante degrés qui mènent au porche de l'église. Le Cardinal revêtu du rochet et du camail, précédé de la croix archiépiscopale, accompagné des Évêques de Castres et d'Evry, sortit à pied de son palais : derrière lui, se pressait un nombreux cortège, toutes les autorités d'Albi, toute la noblesse des environs[17] ; les dragons, commandés par le chevalier de Cambis, proche parent des Bernis, formaient l'escorte. Au bas du degré, le Cardinal trouva la croix du chapitre, et à mesure qu'il gravit les marches, les prêtres le suivirent chacun selon son rang. En haut, les chanoines attendaient : l'Archevêque s'agenouilla sur un prie-Dieu couvert d'un tapis rouge ; l'archiprêtre Breuil, député du chapitre, lui présenta la croix à baiser et le requit de prêter le serment accoutumé[18]. Il le lui lut. Bernis, la main sur la Sainte Croix et sur les Saints Évangiles, promit et jura ; puis il fut harangué au nom du chapitre. On le conduisit ensuite dans le vestibule de la trésorerie, on le revêtit des habits pontificaux, et la procession, où les dignitaires du chapitre portaient leurs bourdons d'argent, se déploya alors à travers cet immense édifice sans piliers et sans transept, qui lance l'ogive de ses voûtes à quatre-vingt-douze pieds au-dessus du sol, où la peinture et la sculpture ont entassé tous leurs trésors ; elle passa sous ce merveilleux jubé que le cardinal de Richelieu voulut tâter pour s'assurer qu'il était bien de pierre, et où Cécile, conduisant le divin concert, mène la mélodie des anges distribués sur chacune des stalles du chœur. Arrivé devant le maitre-autel, l'Archevêque s'agenouilla pour faire sa prière ; après qu'il eut : baisé l'autel, il fut conduit par les archidiacres à son trône. On chanta le Te Deum, l'hymne O Beata Cæcilia ; le Cardinal dit l'oraison de sainte Cécile ; il reçut au baiser de paix les chanoines, il présenta son anneau aux autres prêtres. Après la bénédiction, le Cardinal déposa ses ornements ; la procession se reforma, et, passant par la grande place, entra au palais et pénétra dans la grand'salle. Là, le chanoine Breuil fit asseoir le Cardinal dans un fauteuil et lui déclara au nom du chapitre que par les susdites cérémonies, le chapitre métropolitain l'avait reçu et le reconnaissait pour archevêque d'Albi et seigneur temporel et spirituel de la ville, qu'il l'avait mis et le mettait en la réelle et personnelle possession dudit archevêché.

Cet acte solennel dont le détail était soigneusement réglé par le rituel et qui donnait à l'archevêque présenté par le Roi, préconisé par le Pape, une consécration qui rappelait les formes anciennes de l'élection, constituait un contrat bilatéral à date précise. A partir de ce moment seulement, l'archevêque était vraiment investi de ses pouvoirs et pouvait exercer ses triples fonctions de chef spirituel du diocèse, de seigneur temporel de la ville, de président des états. C'est dans le détail de ces actes[19] qu'il convient de rechercher quelle fut la conduite du Cardinal de Bernis.

Son premier soin fut nécessairement de composer sa maison et sa cour ecclésiastiques. Parmi les vicaires généraux[20] qu'il trouva attachés au siège d'Albi, il eut un choix à faire. L'Evêque d'Evry, par exemple[21], avait approché de trop près la dignité archiépiscopale et était trop âgé pour être un collaborateur bien actif. Il fut maintenu ad honores, mais ne survécut que deux années. M. Jean de la Croix de Castries avait promesse d'un des premiers sièges vacants : il eut celui de Vabres et fut sacré le 9 septembre 1764. M. de Stainville emmena à Cambrai ses créatures : MM. de Cléry, Varé, Guérin, de l'Étang, de Cape, de Blanquet ; bref, des anciens vicaires généraux, il ne resta que M. de Lastic[22], M. de Combette, abbé de Saint-Hilaire de Carcassonne[23], s et l'abbé de Pradine, prévôt de l'église d'Albi et aumônier de Madame, comtesse de Provence[24].

Une place fut nécessairement réservée à l'abbé Deshaises, qui depuis douze ans était attaché à la fortune du Cardinal. Il fut vicaire général et chargé des affaires temporelles du diocèse[25]. Son frère, qui devint bientôt son collègue et partagea ses fonctions, était connu de longue date par Bernis, ayant été avec lui à Saint-Sulpice. Le Cardinal appela auprès de lui l'abbé de Fraigne, frère de ce marquis de Fraigne dont les aventures avec la princesse d'Anhalt-Zerbst avaient été si éclatantes et les disgrâces si imprévues[26] ; puis l'abbé de Villevieille, son parent, fils d'une La Fare. L'abbé de Villevieille représenta l'Archevêque aux états de Languedoc de 1769 à 1784[27]. L'abbé Cunau, l'abbé de Blanquet Anianzé de Rouville, l'abbé de Moncrot, l'abbé de Puységur[28], l'abbé Gabriel Cavaziez, prieur de Limargne et Cestayrolles, l'abbé de Rochemore, l'abbé de Cognart, l'abbé de Séré de Rivière, l'abbé de Boyer d'Anti[29] furent successivement nommés vicaires généraux. L'élément noble fut donc en majorité. Le Cardinal dans ce nombreux clergé qu'il réunit à Albi n'admit presque que des parents et des amis. Ceux-là ne prirent que le brillant des fonctions, le titre, les avantages pécuniaires ; ils laissèrent aux autres, aux roturiers qui avaient gagné là leur bâton de maréchal, la besogne courante. Ceux-ci sont les gens utiles et en même temps les gens agréables ; les commensaux, mais du bas bout de la table, un peu amis et quelque peu domestiques. Ainsi, parmi les jeunes gens que le Cardinal s'attacha et à qui il donna une part intime dans sa confiance, il ne faut pas oublier l'abbé Gabriel, qui fut d'abord secrétaire, bibliothécaire, puis vicaire général. C'était un protégé particulier de la marquise de Narbonne.

Le Cardinal apporta dans le choix de sa maison un soin extrême : il exerçait sur ceux qui l'entouraient une surveillance continuelle, voulant que rien dans son intérieur, dans sa façon de vivre, dans les allures de son personnel, ne choquât les usages ecclésiastiques et la bienséance. L'abbé Gabriel qui vit dans la maison est-il souffrant et ne peut-il supporter de faire maigre ? il fera gras, mais dans sa chambre ; il n'y aura de gras à la table du Cardinal que pour sa nièce seule[30]. Le maigre n'était rien pour Bernis, qui depuis plusieurs années ne se nourrissait que de légumes ; mais il avait dû renoncer à la chasse, et il l'avait fait de bon cœur ; la vue des bécasses et des perdrix ne lui causait plus de regrets[31]. Il ne se contentait pas de résider dans son diocèse — ce n'était point déjà un médiocre sujet d'admiration pour tous les gens de sa connaissance[32] —, il visitait toutes ses paroisses et poussait la préoccupation du bon exemple jusqu'à ne point vouloir être en route un jour de fête. Bien faire ma besogne et me faire respecter et aimer de mes diocésains est, disait-il, mon but unique.

C'est pour cela qu'il ne perdit point de temps pour affirmer devant les peuples sa doctrine religieuse. Moins d'un an après sa nomination, il publia le catéchisme qu'il voulait qu'on enseignât dans son diocèse[33]. Dans ce petit livre, il est difficile de méconnaître la main qui a écrit les Mémoires. C'est le même esprit modéré et droit qui estimait à bon droit que, en matière religieuse, toute controverse sur les dogmes, toute discussion approfondie des points litigieux n'est que pour obscurcir les croyances et diminuer la foi. Des définitions d'une netteté extrême, des questions précises, des réponses simples et formelles, une doctrine inattaquable par les ultramontains, mais où certaines réticences habiles réservent les droits particuliers de l'Église de France et sauvegardent les prétentions gallicanes, voilà ce qui fait l'intérêt et la valeur de ce catéchisme.

Ainsi, dans l'explication du Credo, lorsque Bernis arrive au paragraphe concernant la sainte Église catholique, il commente chaque mot, mais il n'en introduit aucun mot nouveau. Sous la conduite de ses pasteurs légitimes, dit-il, et cela suffit. Lorsque, une fois seulement, il invoque une autorité à l'appui de sa théorie sur l'attrition, c'est l'autorité de l'Assemblée du clergé de France de l'année 1700.

Nulle trace de jansénisme à l'article de la Grâce, mais nulle concession dans tout le livre aux nouveautés ultramontaines. Bernis a fait effort pour se conformer exactement à la doctrine exposée par Bossuet, à celle que les grands pasteurs de l'Église de France, forts de leur bon sens, sûrs de leur foi, convaincus des vérités qu'ils enseignent, ont établie et maintenue sous le contrôle et avec la participation des Rois Très-Chrétiens, évêques de l'extérieur.

Un article qui a disparu depuis près d'un siècle de l'enseignement religieux et que le Cardinal fut obligé d'aborder dans son catéchisme, puisque l'Église en avait fait un de ses commandements[34], était la dîme.

Payeras la dîme justement,

disait l'Église, et Bernis n'hésita point à déclarer que, de droit divin, il était dû un honoraire aux prêtres, et que cette obligation était aussi ancienne que l'Église[35]. Ce point n'a pas sans doute été pour peu de chose dans les résistances du clergé au moment de la Révolution.

Le Cardinal n'avait point seulement pour mission de résumer la doctrine qu'il voulait être enseignée par les prêtres de son diocèse, il avait encore à former ces prêtres, et surtout, au lendemain de l'expulsion des Jésuites, qui avaient eu jusque-là presque le monopole de l'instruction secondaire, il était nécessaire d'ouvrir une institution où les jeunes gens qui se destinaient à la prêtrise fussent assurés de trouver un enseignement orthodoxe. A défaut des Jésuites, qui de 1684 jusqu'au moment de leur expulsion avaient eu la direction du séminaire diocésain en même temps que du collège d'Albi[36], devait-on rappeler les sulpiciens qui, les premiers, sous la direction de M. du Ferrier, avaient tenté au temps de M. du Lude de fonder un séminaire à Albi[37] ? Le Cardinal n'aimait guère Saint-Sulpice et avait gardé un médiocre souvenir de l'enseignement qu'il y avait reçu. Lors donc qu'il fut parvenu à débrouiller les comptes fort peu clairs du séminaire et du collège, qu'il eut liquidé les dettes, fait entre les deux établissements le partage des biens et des revenus, et obtenu des lettres patentes qui légalisaient cette séparation nécessaire[38], il fit appel à la congrégation de la mission de Saint-Vincent de Paul, aux Lazaristes, dont il connaissait l'esprit de piété, d'humilité et de détachement.

Quant au mode d'enseignement qu'il adopta, il n'est point difficile de s'en faire l'idée. Le Cardinal n'aimait point les querelles sur le dogme, il dédaignait la scolastique et préférait qu'on poussât les élèves dans la connaissance de l'Écriture, des Canons et de l'histoire ecclésiastique. Pour faire de bons prêtres, il croyait qu'il fallait leur apprendre plus de religion que de rhétorique. Il ne négligeait pourtant pas la culture de l'éloquence, car il avait toujours désiré qu'en prêchant on unît la solidité des raisonnements aux charmes du style, et qu'on sût également prouver et faire aimer la religion et la vertu[39] ; mais on peut être assuré qu'il bannit surtout la superstition dans les pratiques de piété et l'hypocrisie dans les relations habituelles.

Après les prêtres, les églises. Son prédécesseur, M. de Stainville, lui en avait laissé un grand nombre à réparer, plus de soixante, et, de ce chef, Bernis avait encore plus de 30.000 livres à payer, cinq ans après son installation.

S'il n'avait pu encore s'acquitter à cette époque, c'est que les pauvres avaient mangé le meilleur de son revenu. Des désastres inattendus avaient fondu sur son diocèse : d'abord une inondation qui détruisit toutes les usines construites sur le Tarn, l'église des Carmes et un grand nombre de maisons ; ensuite le terrible hiver de 1766, qui réduisit au désespoir la plus grande partie de la population[40]. Bernis non-seulement donna aux pauvres ce qu'il possédait, mais il s'endetta pour eux sans compter. Au 1er mars 1769, il devait 207.643 livres, dont les deux tiers, 147.000 livres, avaient été dépensés en aumônes. Cela est un fait acquis, et qui du reste n'a point été contesté même par les ennemis du Cardinal[41].

L'instruction publique se rattachait par un lien intime aux fonctions épiscopales que Bernis avait à exercer, et son double caractère de seigneur d'Albi et de président des États lui donnait les moyens d'y veiller de près. Aussi y consacra-t-il ses premiers soins. Pour l'instruction primaire il y avait peu à faire. Depuis 1748, cieux Frères Ignorantins étaient établis à Albi, et dès l'année 1754, ils réunissaient deux cent cinquante élèves. Leur enseignement, peu onéreux à la ville et au diocèse, se continua sans interruption jusqu'à la Révolution. Les filles étaient moins bien traitées : vers 1750, on avait songé à établir à Albi trois dames noires, mais ce projet ne s'était pas réalisé : le Cardinal ouvrit une école gratuite tenue par une maîtresse d'école dite de la Marmite, à qui il assura un traitement suffisant.

Pour l'enseignement secondaire, tout était à faire ; car le collège tenu depuis 1623 par les Jésuites avait, malgré la protestation du conseil renforcé[42], été fermé le 26 février 1763. La ville avait tenté d'y suppléer en subventionnant quelques écoles particulières, mais ces efforts individuels n'avaient pas abouti. Dès son arrivée, le Cardinal s'employa avec-un zèle méritoire à remédier à cet état de choses. Dès 1766, il rétablit provisoirement, de son chef, les classes élémentaires, et le 21 mai 1768, il parvint, après de nombreuses sollicitations, à obtenir des lettres patentes, portant confirmation du collège d'Albi, organisant l'enseignement gratuit et réglant dans le plus minutieux délai les appointements du principal, des professeurs et des régents. La prospérité du collège sous l'administration de Bernis fut telle que, en 1790 par exemple, l'excédant de recettes ne fut pas moindre de 14.799 livres[43]. La ville, par l'organe du corps consulaire, ne se fit pas faute de reconnaître qu'elle devait à l'Archevêque le maintien et la prospérité de son collège[44].

L'effort fut moindre pour l'instruction supérieure : néanmoins, le Cardinal rétablit une école de chirurgie, qui, fondée en 1751, n'avait point réussi à cette époque, et il fonda une école gratuite d'accouchement, où quarante-trois femmes assistaient régulièrement aux cours.

Dans sa seigneurie d'Albi, l'Archevêque porta le même esprit de sagesse, de conciliation et de prévoyance. L'administration de la commune était aux mains de six consuls composant le conseil politique et de vingt-quatre conseillers formant le conseil renforcé. L'archevêque avait le droit de présider les assemblées, mais les conseillers n'étaient pas nommés par lui, non plus que le maire, le lieutenant de maire et le syndic des syndiqués. Les membres du conseil étaient élus par un mode de suffrage restreint qui tendait à assurer de plus en plus la prépondérance des bourgeois[45]. Les artisans dont on prétendait réduire le nombre dans les conseils durent réclamer la protection de leur seigneur dès l'arrivée de Bernis à Albi, et le Cardinal trancha la question en faveur des artisans malheureux, ses plus fidèles sujets.

Plus tard, le Cardinal eut à maintenir son droit de présidence contre les usurpations du syndic des syndiqués ; mais, à ce moment, il ne résidait plus à Albi, et cette tentative dénotait l'approche de la Révolution. Elle fut d'ailleurs isolée : en toute occasion, on voit au contraire l'Archevêque et le corps consulaire agir dans une parfaite entente. Bernis n'intervient que pour apaiser les différends entre les deux conseils[46], ou pour édicter des règlements nécessaires au maintien du bon ordre[47].

Dans la commune d'Albi, le rôle de l'Archevêque était surtout de protection et de surveillance ; c'est aux États d'Albigeois qu'on peut juger l'administrateur.

Les petits États n'exerçaient leur droit de vote que sur les impôts diocésains. Pour les impôts royaux et provinciaux, ils étaient seulement chargés d'en établir la répartition, l'assiette. De 1762 à 1788, les impôts directs payés par le diocèse varient de 800.000 livres en 1762 à 1.134.000 livres en 1788. Sur ces 1.100.000 livres, 300.000 à peine revenaient à l'État ; tout le reste était affecté aux besoins de la province et du diocèse. Quant aux impôts indirects, le seul département de la pezade — imposition sur chaque setier de grain, bête de charge ou âne — coûtait au diocèse 17.700 livres. Le Languedoc étant pays de petite gabelle, le quintal de sel n'était fixé qu'à 33 livres 10 sols, et la consommation obligée n'était que de onze livres de sel par tète ; mais la province entière était assujettie à l'impôt dit d'équivalent et de préciput de l'équivalent qui allait à 1.112.000 livres par an. Or le diocèse, qui ne s'était point relevé du coup que lui avait porté, suivant Baville, l'ouverture du canal de Languedoc, était incapable de supporter des charges aussi considérables. Quantité de biens étaient abandonnés par leurs propriétaires qui ne pouvaient payer la taille, et, depuis 1717, le Roi était obligé de tenir compte au diocèse d'une somme de 50.000 livres, réduite graduellement (de 1717 à 1742) à 12.000 livres pour la taille des terres en friche.

Le diocèse était de plus chargé de dettes provenant des guerres de religion, de diverses calamités, des contributions extraordinaires et de plusieurs procès, et montant à 729.979 livres, dont on payait l'intérêt à 3 pour 100.

La situation était donc médiocre, et l'on comprend quel intérêt présentait dans ces conditions la bonne répartition de l'impôt ; combien il était désirable que les députés des villes, plus nombreux dans lei États que les députés ruraux, ne fussent pas tentés de ménager leurs commettants aux dépens des habitants de la campagne. Bernis croyait à la vérité que chaque citoyen devait au Roi sa fortune tout entière, si l'État en avait besoin ; mais le Roi seul pouvait demander ce sacrifice, et il ne se fit pas faute de rappeler aux collecteurs de l'impôt que toute préférence, toute partialité[48] leur était interdite, et que ceux qu'il fallait ménager bien plus que les bourgeois, c'étaient les artisans et les cultivateurs. Dans ses discours d'ouverture qui ont le ton et comme l'allure de discours du trône, il se fit avec une grande hauteur de vues et une véritable éloquence l'interprète de ces pensées généreuses[49].

On ne pouvait songer à augmenter considérablement des charges déjà si lourdes, et pourtant Bernis emprunta ; il n'hésita point à charger le diocèse d'une dette de 339.317 livres ; mais le fonds de remboursement de ces emprunts avait été si bien calculé que, en 1788, le diocèse ne devait plus de ce cher que 41.66G livres qui auraient été remboursées l'année suivante.

Cette somme considérable avait passé presque entière à la confection des routes et à la canalisation du Tarn et de la Vère. Le réseau des chemins de terre en Albigeois fut l'œuvre presque exclusive de l'administration de Bernis[50]. Établies au moyen d'ateliers de charité, où les indigents trouvaient des secours assurés, les grandes voies étaient terminées quand la Révolution survint, et ce sont les projets des Petits États que l'on a repris plus tard pour compléter le système des routes dans le diocèse.

Le Cardinal assura leur sécurité en triplant le nombre des brigades de maréchaussée[51], pour qui il fit bâtir des casernes spacieuses et à qui il fit allouer à diverses reprises des gratifications extraordinaires.

En même temps que, par les ateliers de charité, il fournissait du pain aux indigents valides, il s'occupa de débarrasser les campagnes des aliénés que leurs parents laissaient vaguer sans secours et à qui (1776) il ouvrit un asile à l'hôpital d'Albi. Dans les années si fréquentes de mauvaises récoltes, il amena les États à subvenir aux besoins urgents des cultivateurs et à leur fournir des semences dont ils s'engageaient à rendre la valeur après la récolte. Ce n'étaient là pourtant que des remèdes passagers, et le Cardinal se préoccupait surtout d'assurer la prospérité future de son diocèse et de prévenir ainsi lès misères à venir. C'est pourquoi il prétendait changer les procédés de culture, introduire des assolements nouveaux, favoriser l'établissement de nouvelles industries. Tantôt il fait semer de la graine de mûriers blancs, et distribue à bas prix la pourette et les jeunes arbres aux habitants qui en demandent[52] ; tantôt ce sont des graines de chanvre, de lin, de pastel et de safran qu'il fait venir et qu'il distribue. Il recommande les ruches à miel ; il encourage les efforts des éleveurs du haut Albigeois et fonde pour les cultivateurs du diocèse des concours qui sont de véritables comices agricoles. Il obtient des États de Languedoc des secours en faveur de la manufacture des bougies d'Albi, et de différentes filatures nouvellement établies ; il appelle d'Angleterre une maîtresse fileuse qui apporte des procédés perfectionnés ; il prêche la substitution du charbon au bois de chauffage ; il établit un dépôt de taureaux et de béliers, subventionne un haras, entretient des élèves à l'école vétérinaire de Lyon ; s'acharne à développer les ressources du pays et y parvient.

Pourquoi Bernis faisait-il tout cela ? par ambition ? II est permis de croire qu'il n'en avait plus pour la Cour. Si, en toute occasion, par ses discours et par ses actes, il se plaît à affirmer son dévouement à la Monarchie et au Roi, ce n'est point par flatterie, c'est par conviction. La royauté est pour lui un dogme religieux, une nécessité sociale, un fait qui n'a point été contesté et qui ne peut pas l'être. Le Roi est son bienfaiteur ; Bernis lui doit tout, et il n'a point l'âme si basse qu'il évite de le reconnaître. Notre première ambition, dit-il aux États de 1766, est de plaire au Roi ; le sentiment le plus impétueux et le plus incorruptible de nos cœurs est de le servir aux dépens de nos biens et de nos vies. Ce n'est point là encore tout le fond de sa pensée. Il faut entendre son discours de 1767 ; c'est l'année où les querelles des parlements et l'affaire de Bretagne semblent devoir porter un coup sensible à la royauté : Messieurs, dit le Cardinal, vous venez d'entendre les volontés du Roi ; je ne vous exhorterai pas à accorder unanimement les secours que Sa Majesté attend encore plus de votre zèle que de votre obéissance. Où règne l'amour patriotique, les exhortations sont inutiles. Il offre ce que la soumission accorde ; il ne compare point l'étendue de ses dons avec celle de ses forces ; il laisse au Chef paternel de la nation le soin de calculer les produits et les charges, de concilier les besoins des peuples avec les nécessités de l'État. Il n'examine pas si de nouveaux tributs sont nécessaires lorsqu'un Prince juste les demande : sa confiance dans le Souverain est le vrai caractère du patriote : elle fait sa gloire, elle est presque toujours sa récompense... — Le Languedoc, dit-il plus loin, ne séparera jamais la Monarchie du Monarque. Il regardera toujours le Souverain comme la tête du corps politique. C'est d'elle que doivent partir le mouvement, la direction, l'action et le concours de tous les membres ; résister au Chef, c'est rompre l'harmonie des parties constitutives de l'État, c'est conduire son Guide et commander à son Maître. Obéir et représenter avec respect, voilà le devoir d'un sujet fidèle et la ressource d'un citoyen libre et patriotique. Telle a été, messieurs, la marche constante des États de cette province. Leur confiance dans la bonté de nos maîtres ne les a jamais trompés[53].

Si l'on trouve quelque emphase dans les termes dont se sert le Cardinal, c'est que cette fin du dix-huitième siècle est déjà le règne de l'emphase ; si l'on peut y critiquer quelque exagération, c'est que tout discours officiel comporte une dose nécessaire de rhétorique ; mais les idées que Bernis a exprimées sont bien celles qu'il a retenues et qu'il professe. Les louanges qu'il donne au Roi sont un tribut naturel, en quelque façon obligé, de même que les louanges que le prêtre donne à son Dieu. Le Roi n'est point Dieu, mais il est envoyé de Dieu, il a été désigné par Dieu, il a été sacré par Dieu. L'onction de Reims a achevé ce que la naissance avait commencé. Jusqu'au sacre, il n'y a qu'un dauphin, un homme qui, à la vérité, est propre à devenir un Roi, mais à partir du sacre, il y a un Roi. Alors le caractère du souverain est plus qu'humain ; l'obéissance qu'on lui doit est presque religieuse ; l'attentat contre sa personne est sacrilège.

Tels étaient les sentiments de Bernis pour le Roi. Pour la Reine et pour les princes, c'était de l'affection, de l'amour, du respect à coup sûr, mais non plus de l'adoration. La distance était moindre ; l'intimité était possible, permise même, et l'abbé de Bernis l'avait éprouvé au temps où il était à Venise. A Albi, il ne manqua point une occasion d'affirmer le dévouement qu'il professait pour la Famille Royale. Lorsque le 20 décembre 1765, le Dauphin mourut, le Cardinal ne se contenta point d'écrire à tous les princes pour leur témoigner sa douleur[54], il fonda à perpétuité un service solennel dans son église métropolitaine. Chaque année, il y officiait pontificalement, et le 23 décembre 1766, l'abbé Rousseau, prédicateur du Roi, y prononça l'oraison funèbre. A l'ouverture des états de 1766, Bernis lui-même consacra une grande partie de son discours à l'éloge de celui qui, dit-on, voulait l'appeler au premier ministère. Cet éloge prit même de telles proportions qu'il peut passer pour une déclaration de principes, pour une éclatante affirmation de l'intimité du Cardinal avec la Famille Royale. Peut-être Bernis qui croyait, à ce moment, avoir à se plaindre des lenteurs qu'apportait le duc de Choiseul à rendre libre l'ambassade de Rome n'était-il pas fâché de nommer les protecteurs dont il entendait se servir au cas échéant[55].

Cette intimité, au surplus, n'est point affectée ; elle est bien véritable : les continuelles correspondances avec l'Infant et avec le duc de Penthièvre le prouvent d'une façon péremptoire ; mais, si le Cardinal se proclame ainsi le serviteur de la Famille Royale, il ne dit rien qui puisse faire penser qu'il se rattache aux idées politiques ou religieuses de Mesdames. Il ne se compromet pas plus de ce côté que d'un autre, n'écrivant rien qui ne puisse être lu à la poste, ne disant rien dont on puisse retenir une arme contre lui.

Ainsi, il a conservé ses relations avec Voltaire ; mais s'il était réservé jadis quand il écrivait au vieux Suisse, combien l'est-il plus encore à présent ! Il a soin d'indiquer à son interlocuteur que Babet est bien morte, que l'Abbé s'est métamorphosé en Cardinal et que le Cardinal est devenu Archevêque. J'espère, dit-il, que vous me ferez part de tous les petits ouvrages qu'il sera convenable d'envoyer à un cardinal-archevêque. Et ailleurs faisant finement sentir la rêne à un correspondant toujours prêt à s'émanciper : Si vous m'envoyez des vers, écrit-il, faites en sorte que je puisse m'en vanter ; je ne suis ni pédant ni hypocrite, mais sûrement vous seriez bien fâché que je ne fusse pas ce que je dois être et paraître. Un jour que Voltaire se permet une incartade contre la religion et les prêtres, contre le fanatisme, l'horrible fanatisme du peuple qui séduit quelquefois jusqu'aux magistrats, Bernis répond : Je ne veux pas croire que votre projet soit de bannir la religion de la surface de la terre : vous avez toujours été l'ennemi du fanatisme, et vous pensez sûrement que si le fanatisme qui s'arme en faveur de la religion est dangereux, celui qui s'élève pour la détruire n'est pas moins funeste.

L'ennemi de l'Infâme supportait fort bien ces petites leçons, de même que celles qui portaient sur ses œuvres. Bernis disait franchement que les Scythes lui semblaient un peu jeunes, qu'il trouvait les commentaires sur Corneille fort sévères, qu'il était loin d'accepter les certificats de renommée que Voltaire délivrait à ses jeunes adorateurs, ces lettres de change sur la postérité, que la postérité a presque toutes protestées[56].

Et pourtant ils restaient bons amis. C'est peut-être qu'ils avaient besoin l'un de l'autre : le Cardinal n'ignorait point la puissance de ce grand faiseur de gazettes ; Voltaire, dans sa vanité sans mesure, ajoutait avec plaisir un prince de l'Église à la liste des autres princes, ducs et marquis qu'il avait pour correspondants. Cela faisait bien à dire et pouvait servir à l'occasion.

Si le Cardinal ne se livrait point avec Voltaire, il ne se livrait pas davantage dans ses lettres à Joly de Fleury et à Paris-Duvernay : il se renfermait obstinément dans les banalités de santé, de littérature et de société. C'était le moyen de faire croire qu'il ne pensait pas à autre chose, et c'était la meilleure façon de plaire au Roi.

Pendant les deux années 1765 et 1766, le Cardinal résida à Albi, soit à la Besbia, soit au Petit Lude, ne s'écartant que pour les affaires du diocèse et la tenue des États de Languedoc. Il avait commencé à restaurer ses deux palais, apparemment assez négligés par ses prédécesseurs, et poursuivait en même temps la démolition de Combefa. Les matériaux du vieux château servaient à la reconstruction des demeures épiscopales. Bernis avait de tout temps aimé à bâtir : c'est un goût de gentilhomme et de prêtre ; pour les prêtres, les bâtisses sont comme une descendance qui témoigne d'eux à défaut de race. Le Cardinal avait toujours aimé de même les installations commodes et les recherches de mobilier : on l'a vu à Venise. A Albi, il n'y avait pas apporté moins de soins, et les procès-verbaux des ventes faites à Albi en juin 1793, vendémiaire an III et vendémiaire an IV, témoignent de la quantité de meubles accumulés dans les deux palais : encore n'est-ce que le fretin qu'on vendit à Albi.

Tous ses meubles ont été dispersés ; il n'en est pas même resté un inventaire exact et détaillé. Cela en valait-il la peine ? Le prix des vacations de l'expert n'eût point été couvert par les enchères : toute une galerie, cent soixante-neuf tableaux, que le citoyen agent national n'a pas pris la peine de désigner autrement, sont vendus moins de 800 livres. Que devait être pourtant le bureau du Cardinal qui atteignait 1.200 livres le 17e jour de vendémiaire an III, et ce cabinet poussé jusqu'à 600 livres ? On voit passer dans les procès-verbaux de' vente les lustres, les tables de marbre, les encoignures de laque, les toiles peintes, les grands portraits du Roi, les fauteuils couverts de velours cramoisi, de velours écarlate, de velours noir, de satin rouge et jaune, de panne rouge, blanche, verte, bleue, de panne à fleurs ; les fauteuils couverts de velours écarlate garnis en or ; toutes les sortes de sièges : dormeuses, dauphines, crapauds, bergères ; les écrans de toute espèce, les grands armoriaux dorés, les bras de bronze doré, tout cela pêle-mêle, si bien que le commissaire-priseur inscrit côte à côte ces deux articles :

Un christ et quatre chandeliers bois doré.

Une paire de bottes fortes.

Et de tout cela, il n'est resté à Albi que quatre jolis groupes de biscuit qui font un des ornements du Musée et la chaise à porteurs du Cardinal, toute dorée et peinte, avec ses armoiries et sa devise.

Malgré ce désordre, on devine le cadre que Bernis s'était fait. L'existence était grandiose ; l'intérieur était princier. Ce n'est point une raison pourtant pour que le Cardinal s'y plût. On a dit même qu'il s'y ennuyait fort, qu'il passait une partie de sa journée à végéter dans sa chambre sur une chaise ; qu'il disait Je ne sais que faire, je ne puis faire un vers, et la lecture me répugne t[57]. Mais cela est-il vraisemblable ? Si Bernis ne faisait plus de vers, pouvait-il le regretter après ce qu'il avait écrit à Voltaire ? Il dictait ses Mémoires juste à ce moment, et le ton enjoué de certains chapitres, le détachement des affaires qu'on sent à chaque page, jusqu'à cette satisfaction parfois exagérée de soi-même, ne sont pas d'un homme qui s'ennuie. Quant aux lectures, elles étaient infinies : chaque brochure que publiait Voltaire, tout ce qui paraissait à Paris, les pamphlets, les pièces de théâtre, tout lui était bon, et il allait aussi au sérieux ; il se fait envoyer à la campagne l'Histoire de la noblesse de Provence et l'Histoire des variations de la monarchie. Cela nous amusera, écrivait-il. Sa bibliothèque à présent n'était plus un simple cabinet comme à Vic ; il y avait un bibliothécaire, et à juger du fonds par les débris qui s'en trouvent à Albi et à Toulouse, on ne croirait vraiment pas que l'ancien propriétaire n'ait point aimé lire[58].

Outre la lecture, la correspondance et les affaires qui, comme on l'a vu, n'étaient pas sans être pressantes et nombreuses, le Cardinal avait une occupation et une société dans sa famille. La société était douce, et l'occupation Fut souvent très-réelle. Dès la première année de son séjour à Albi, il eut à pleurer son neveu, le dernier, des Narbonne, le chevalier, enseigne de vaisseau dans l'escadre de M. du Chaffault, tué à l'affaire désastreuse de Larrache le 27 juin 1765[59]. Il n'y eut personne, ni clans la Famille Royale, ni parmi les anciens amis de Bernis, qui ne s'associât à sa douleur[60]. Cette épreuve ne fit que le rapprocher plus intimement de sa sœur et de son frère. On a vu que sa nièce, madame du Puy-Montbrun, avait l'habitude de sa confiance et lui servait de secrétaire. C'était madame de Narbonne qui, installée tantôt à la Besbia, tantôt au Petit Lude, faisait les honneurs du salon. C'était chez elle, au château de Salgas, que le Cardinal allait passer la belle saison. Il y demeura en belle santé et en belle humeur pendant tout l'été de 1768, fort occupé de caser les siens, les Bernis et les La Fare, cousins et petit-cousins, sollicitant pour les uns, conférant à d'autres des bénéfices, gai, recevant, ayant parfois cinquante maîtres à table, et ne craignant point le propos salé, comme quand il écrit à l'abbé Gabriel : Il y a plus de vingt-quatre heures qu'il pleut, et mon croupion s'en ressent.

Son frère était moins l'ami du cœur sans doute que ne l'était sa sœur ; mais le Cardinal  n'en avait pas moins une vive affection pour lui et pour sa femme, mademoiselle de la Cassagne[61]. Il l'avait fixé près de lui, en le déterminant à acheter le droit d'entrée aux États de Languedoc de la baronnie de Castelnau de Bonnefonds, mais, par malheur, ce marquis n'avait point d'enfants. A quoi bon avoir élevé la famille, l'avoir décorée d'un marquisat et d'une baronnie, l'avoir illustrée, l'avoir enrichie, si tout cela devait s'éteindre ? Le Cardinal, s'il professait la religion de la royauté, professait en même temps la religion de la noblesse. Il ne voulait point que son nom s'éteignît, et, pour en assurer la perpétuation, il reporta sur une branche collatérale de sa famille toutes ses vues d'avenir. Déjà, il avait fait épouser à Pons-Simon-Frédéric de Pierre de Bernis, de la branche des Ports, sa nièce, l'aînée des filles de madame de Narbonne. Ce mariage n'avait point été heureux ; la jeune femme était morte moins d'un an après ses noces. Le Cardinal se rejeta alors sur le rameau de la Loubatière, qui, bien que séparé au commencement du seizième siècle, avait été fréquemment allié aux autres branches. Son chef avait épousé une demoiselle de la Cassagne, sœur de la marquise de Bernis, mais cette alliance ne faisait point une parenté. Le Cardinal parvint par des mariages avec ses petites-nièces de Puy-Montbrun à faire héritiers de sa fortune ceux qui portaient son nom, à fondre tous les Bernis existants en une seule famille dont il fut le chef, car tous se trouvèrent être ses neveux ou ses petits-neveux[62].

Ce grand amour que l'Archevêque avait pour les siens ne le rendait faible pourtant que lorsqu'il lui plaisait de l'être. Il n'abandonnait à personne la conduite des affaires et ne laissait point volontiers prendre d'influence sur ses décisions. Il entendait demeurer le maître et au besoin ne se faisait point faute de le dire[63]. Il était donc bien le chef de famille, non par droit de naissance, mais par droit de bienfaits. Cela l'obligeait d'autant plus et lui était sans doute d'autant plus doux.

Quant à sortir de cette vie calme et heureuse pour rentrer dans la politique, et se remettre à courir les dangers inséparables des grandes fonctions, il n'y songeait point. Lorsque quelques prélats de sa région, et en particulier l'évêque d'Apt, M. Bocon de la Merlière, songèrent à lui pour la présidence de l'Assemblée du Clergé, il se défendit avec une sincérité qui ne peut être jouée : Je suis bon serviteur de l'Église, du Roi et de l'État, écrivit-il, mais je ne désirerai jamais et j'éviterai toujours, autant qu'il me sera possible, de jouer les grands rôles. Le mieux quand on est évêque, dans des circonstances orageuses, est de n'être chargé que des seuls soins de son diocèse.

C'est pour cela qu'il redoutait particulièrement que la mort du pape Clément XIII ne l'appelât à exercer ses fonctions d'électeur dans le Sacré Collège. Sa vie était à présent organisée, il s'y était fait et en était content. Il en avait été de même dans toutes les périodes de sa vie ; à chaque station de sa carrière, il s'était installé et ne désirait rien de plus.

Sans ses dettes qui l'avaient contraint à un effort pour se libérer, parce qu'il était honnête homme, il aurait trouvé fort bonne la vie d'académie. A Venise, il se plaisait fort, et il aurait voulu demeurer à Parme près de Madame Infante. A Versailles, il s'étonnait d'entrer au Conseil et en était fort aise, mais n'aspirait nullement à un portefeuille. Ce portefeuille lui tomba, il le prit, mais s'en débarrassa le plus tôt qu'il pût. L'exil même, les premières rigueurs passées, ne le trouva point revêche. Pourquoi cette existence nouvelle et princière n'aurait-elle point eu d'agréments pour lui ? Il s'était vite fait à ses fonctions nouvelles, étant de nature facile et un peu molle, aimant à regarder de préférence le bon côté dès choses. Il avait près de lui ceux qu'il affectionnait ; sa représentation était grande, sa réputation considérable ; on l'estimait à la Cour et dans son diocèse. Cela n'était-il pas pour lui suffire ? Aussi le voyage de Rome, dans l'éventualité d'un conclave, lui apparaissait-il, maintenant qu'il n'espérait plus y aller ministre du Roi, comme une corvée onéreuse et fatigante.

Dès 1766, sur le bruit. qui courait d'accidents arrivés au Pape, il écrivit au duc de Choiseul pour être dispensé du voyage : mauvaise santé, toux opiniâtre, rhumatisme universel, asthme goutteux, il avait toutes les maladies, et les médecins de Paris et de Montpellier le certifieraient au besoin. Il lui fallait, pour le moins, quelques saisons de Barèges et de Cauterets pour se remettre, et en attendant il demandait que le Roi le dispensât d'aller à Rome[64]. Choiseul ne se paya point de ces raisons. Le Pape est mieux, répondit-il, soignez-vous donc ; mais lorsqu'il sera question de procéder à l'élection d'un Souverain Pontife, le Roi attend du zèle de Votre Éminence qu'elle se rendra à Rome, où sa présence sera d'autant plus nécessaire qu'il n'y aura vraisemblablement que MM. les cardinaux de Luynes et de Choiseul qui seront en état de faire le voyage.

Il ne fallait donc pas songer à se dispenser du conclave. Ce fut là désormais une inquiétude : Bernis dut se considérer comme à la merci de la santé du Pape. Lui qui aimait les choses fixes et précises, qui volontiers se faisait pour toutes choses des plans qu'il suivait plus ou moins, d'ailleurs, il se trouvait par sa dignité même l'esclave d'un incident. Il Faut bien que les honneurs se payent.

 

 

 



[1] Cette concession eu renouvelée et confirmée par lettres patentes de 1463, 1563 et 1762.

[2] En 1278, le juge de la cour séculière de l'évêque rend une ordonnance portant que tous ceux qui seront surpris en adultère devront courir entièrement nus dans les rues de la ville. Après cette course, faite selon la coutume, la justice était satisfaite.

[3] Gastellier de la Tour, dans l'Armorial des états de Languedoc (Paris, 1767, in-4°), blasonne de la façon suivante l'écu d'Albi : de gueules à la croix archiépiscopale d'or ; un portique h deux portes ouvertes d'argent, les herses levées, à quatre créneaux ; un léopard du second émail ayant les quatre pattes posées sur les créneaux ; le tout brochant sur la croix ; un soleil aussi du second émail à dextre en chef et une lune en décours du troisième émail à senestre en chef.

[4] L'archevêque d'Albi avait pour suffragants les évêques de Castres, de Mende, de Rodez, de Cahors et de Vabres. Son diocèse était borné par ceux de. Toulouse, de Lavaur, de Vabres, de Rodez, de Cahors, de Montauban et de Castres ; il comprenait deux cent treize paroisses et cent vingt-quatre annexes. Le chapitre de la métropole avait pour dignitaires un prévôt, quatre archidiacres, un trésorier, un grand chantre, un succenteur, un pénitencier : il comprenait douze chanoines, dont l'archevêque, six hebdomadaires, quarante-huit vicaires bénéficiaires et un corps de musique. Les dignités et les canonicats étaient à la nomination de l'archevêque. Le revenu du chapitre était de 132.216 livres, dont il fallait prélever 60.000 livres pour les officiers du bas chœur. Le surplus, 72.000 livres, était partagé en vingt et une parts, dont une revenait à l'archevêque. En dehors du chapitre de Sainte-Cécile, le chapitre collégial de l'église Saint-Salvi, la plus ancienne église d'Albi, avait aussi son importance.

[5] La basse justice en partage avec le Roi.

[6] Arrêt du Conseil d'Etat en date du 6 octobre 1764 qui annule l'ordonnance du juge de la viguerie royale, lequel s'est emparé, pendant la vacance, de la justice de la temporalité du siège archiépiscopal et statue que les officiers établis par les prélats et autres bénéficiers dans les terres et seigneuries de leurs bénéfices continueront à remplir leurs fonctions même pendant les vacances.

[7] Le dimanche après la Sainte-Croix.

[8] L'hommage rendu par les consuls vêtus 'de leurs manteaux et livrées consulaires et accompagnés des notables de la ville, parlant debout et non à genoux, était ainsi réglé depuis Louis d'Amboise Ier : Monseigneur l'évêque, nous venons ici pour vous offrir et présenter les clefs de la ville et cité d'Albi et vous reconnaître pour seigneur spirituel et temporel, dans laquelle vous avez toute justice haute, moyenne et basse, et nous vous prions de vouloir maintenir et conserver nos anciennes libertés et privilèges, écrits et non écrits, et prions Dieu qu'il nous donne les bonnes fêtes. Les jours d'hommage, les consuls dînaient à la Besbia ; la desserte de la table appartenait aux prébendés et au bas chœur de Sainte-Cécile ; on distribuait aux invités un millier de gimblettes ; on jetait au peuple par les fenêtres cinquante-quatre livres de dragées, et les consuls offraient à l'église de Sainte-Cécile cinquante livres de cire.

[9] La déclaration faite au nom du Cardinal le 27 février 1790 porte les revenus à 213.368 livres 2 deniers, et les charges à 70.199 livres 9 sols 4 deniers, ce qui, net, donnerait 143.168 liyres 10 sols 10 deniers ; mais ce chiffre paraît au-dessous de la vérité. Voici le détail des REVENUS : 1° La vigne de la Brévial (24 arpents) donnant cinquante pipes de vin dont l'archevêque donne quatre pipes aux Cordeliers, six pipes aux religieuses de Sainte-Claire et une barrique en aumône aux Capucins, net 600 livres ; 2° plusieurs fiefs dans les communautés Andouque et Castelviel, revenu annuel 221 livres 17 sols 11 deniers ; 3° la dîme en vin sur deux petits vignobles : Lendevès et Burgayrolles, net environ 120 livres ; 4° la prébende de chanoine de la cathédrale, 2.400 livres ; 5° le droit de Leude sur le sel du grenier à sel d'Albi, 608 livres 12 sols 9 deniers ; 6° la dîme sur les prieurés de Cestayrols et de Roumanou, 600 livres ; 7° la dîme sur l'abbaye de Candeil, 117 livres ; 8° la dîme sur l'hôpital de Gaillac, 240 livres ; 9° une albergue de cinquante livres de cire pour la chapelle archiépiscopale payée par le seigneur de Marsac : 100 livres ; 10° cent livres payées par le receveur du clergé pour l'abonnement du droit de testament ; 11° la dîme et la codirne avec les curés, les chapitres ou prieurs de cent seize paroisses, soit année moyenne : 198.499 livres 10 sols ; 12° la ferme de Castelnau : 1486 livres ; 13° la terre et seigneurie de Villeneuve et Milnavet avec toute justice (il y avait autrefois à Villeneuve un château dont on n'a gardé que les greniers), revenu : 3.430 livres ; 14° la baronnie de Monestiés dont les censives ont été aliénées pour le rachat de François ler ne fournit plus que 66 livres, mais donne suzeraineté sur neuf terres environnantes et toute justice ; 15° la terre et seigneurie de Combefa dont le château est déclaré en vétusté : 800 livres ; 16° la terre de Mentirai et Lagarde Viane : produit des censives : 1882 livres 16 sous 6 deniers. Il y a à Moudrai un ancien château déclaré en vétusté. 17° haute justice de diverses terres aliénées pour le rachat de François lei ; fermage de quelques lopins de terre abandonnés par des curés qui ont fait l'option de la portion congrue : 97 livres 3 sols ; soit au total 213.368 livres 3 deniers. On voit que dans cet état le produit des justices et la plupart des droits seigneuriaux non affermés ne se trouvent compris que pour mémoire ; on ne fait de même entrer qu'en dépense la Besbia et le Petit Lude. (On va voir que, de même, les charges se trouvent grossies d'objets étrangers au siège.) On distrait du revenu : 1° pour les décimes et impositions du clergé 20.159 livres 13 sols 1 denier ; 2° pour les intérêts à 2 pour 100 du capital de 33.931 livres dû par l'archevêché au clergé d'Albi : 678 livres 12 sols 6 deniers ; 3° pour les intérêts à 5 pour 100 de la somme de 60.000 livres due par le siège archiépiscopal pour l'acquisition de la mairie d'Albi : 800 livres. 4° Taille d'une partie des jardins du Petit Lude et capitation des gens de l'archevêque, 304 livres 8 sous 6 deniers ; 5° pension annuelle aux deux hebdomadaires d'Amboise : 100 livres ; 6° pension annuelle au chapitre métropolitain d'Albi : 140 livres 5 sols 4 deniers ; 7° pension à l'Université de Toulouse : 160 livres ; 8° pension aux religieuses de Sainte-Claire d'Albi : 130 livres ; 9° au sacristain de Sainte-Cécile pour la distribution des saintes huiles : 5 livres ; 10° au maître de musique de Sainte-Cécile pour le vin de la Sainte-Cécile : 15 livres ; 11° censives du Petit Lude : 8 livres ; 12° aux bénéficiers de Sainte-Cécile pour l'obit du de fructu : 51 livres 15 sols ; 13° pour les cierges du candélabre et les cierges de l'autel quand l'archevêque officie à Sainte-Cécile : 230 livres ; 14° pour quatre pensions accordées par le Roi sur l'archevêché d'Albi, à M. Du Lait, ancien curé de Saint-Sulpice : 5.600 livres. A M. Du Lau, archevêque d'Arles, 1.680 livres ; à M. l'abbé Barthélemy, 2.800 livres ; à M. l'évêque de Saint-Orner, 840 livres, au total 10.920 livres. 15° Pour l'honoraire des prédicateurs du carême et de l'Avent à Albi et en quatre autres paroisses : 603 livres 7 sols 6 deniers ; 16° aumônes d'obligation aux pauvres malades d'Albi : 1.200 livres ; 17° gages des concierges des prisons : 60 livres ; 18° frais de procédure : 600 livres ; 19° honoraires des curés et vicaires à portion congrue : 16.927 livres 5 sous 5 deniers ; 20° nourriture et entretien des enfants exposés dans les lieux enclavés dans la haute justice de M. l'archevêque : 2.337 livres 2 sols ; 21° gages des gardes-chasse : 420 livres ; 22° entretien et réparations de bâtiments : 6.000 livres ; 23° entretien ou réparation des églises dont l'archevêque est décimateur : 3.665 livres ; 24° messes de fondation : 84 livres ; 25° frais du secrétariat : 600 livres ; 26° remises faites aux fermiers, etc., 4.000 livres.

[10] Ces orangers, lorsque vint la Révolution, avaient conservé assez de valeur pour que, en ce temps de misère générale, alors que les biens d'émigrés se vendaient à vil prix, on en tirât 3.413 livres.

[11] Sur l'aspect d'Albi à cette date, cf. Plan de la ville et des faubourgs d'Albi, dédié à S. É. le cardinal de Bernis, par l'ingénieur LABOCHE, gravé par Chalmandrier et Berthault. Je suis redevable de ce plan à M. le comte de Combettes du Luc, à qui je dois encore bien d'autres précieuses communications.

[12] La noblesse avait dans l'Assemblée vingt-trois places occupées par un comte, un vicomte et vingt et un barons. Le marquis de Bernis, Philippe-Charles-François de Pierre de Biot], marquis de Pierre Bernis, frère du Cardinal, eut entrée aux États depuis 1763, en qualité d'acquéreur du droit d'entrée de la baronnie de Castelnau de Bonnefonds. Il transporta ce droit sur la seigneurie de Cadalen, qu'il acquit du Roi et à qui il donna le nom de Pierrebourg.

[13] La multiplicité presque infinie des différents modes d'impôts mérite au moins une énumération. Les impôts étaient divisés en deux catégories : les fixes et les arbitraires ou incertains. Les fixes comprenaient : l'aide, la crue, le taillon, les réparations des places frontières, les gages des gouverneurs, les frais des États, le préciput de l'équivalent, les mortes-payes et les garnisons. Les arbitraires étaient le don gratuit, les dettes et affaires de la province, les taxations du trésorier de la bourse, le comptereau, les dettes des comptes et des étapes. Le vote des États ne s'exerçait en réalité que sur les impôts arbitraires, les autres étant considérés comme inscrits d'office au budget. En dehors de ces impôts, le Roi avait de plus établi dans ses domaines certains droits sur lequels les États n'exerçaient aucun contrôle : les domaines, albergues et péages, les droits de greffe, les amendes, le contrôle des exploits, les formules, le contrôle des actes de notaires, les postes et messageries, le droit de seigneuriage des orfèvres, la marque de l'étain et des chapeaux, la vente du bois, du tabac, du salpêtre et de la poudre ; enfin les gabelles, droits de lods et ventes, etc., droits de foraine, traite foraine, etc., équivalant aux droits de douane. Néanmoins, en dehors de ses privilèges intérieurs, la province avait l'avantage que les étapes des troupes y étaient fixées par les Etats, et, moyennant le don gratuit, elle était exemptée de fournir les quartiers d'hiver.

[14] 30 juin. Dans une lettre au syndic de la direction de l'Hôpital, il dit des pauvres : Je serai leur père autant par inclination que par devoir, et vous nie trouverez toujours disposé à seconder et à partager votre zèle pour cette partie si précieuse de mon diocèse de laquelle la direction vous a été confiée.

[15] Le 2 septembre, Mgr Jean de Brunet de Pujols de Castelpers de Panat, évêque d'Evry, conseiller du Roi en tous ses conseils, vicaire général de l'archevêque d'Albi et fondé de sa procuration, avait pris possession au nom du Cardinal ; mais il fallait pour jouir de tous les droits la prise de possession réelle et personnelle.

[16] Voici la formule de l'hommage : Je, consul, syndic et député de l'universalité et cité d'Albi, reconnais et confesse que vous, Révérendissime Père en Dieu, Monseigneur François-Joachim de Pierre de Bernis, archevêque d'Albi, êtes seigneur spirituel et temporel de ladite cité, et vous promets et jure, touchant les quatre Évangiles de Dieu, le Te igitur et la croix, que toute l'universalité et chapitre d'icelle vous seront loyaux et francs sujets, et vous garderont et procureront vos droits, profits et honneurs, et éviteront vos dommages à notre pouvoir et obéiront à vos commandements et à ceux de vos officiers ; et si aucunes choses savons contre vous, votre église et seigneurie, nous y résisterons et vous le signifierons par notre loyal message incontinent et sans délai ; et toutes et cltacunes autres choses qu'ont accoutumé de jurer pour et au nom de ladite universalité et chacune d'icelles en cas semblable, je promets et jure faire tenir, garder et accomplir avec l'aide de Dieu et des Saints.

[17] Le comte de Bernis ; le comte de Panat, chef d'escadre, beau-frère de M. de la Rochefoucauld, archevêque de Rouen ; l'abbé de Panat, ancien chanoine d'Albi ; le comte de Lautrec, colonel-lieutenant de Condé cavalerie ; l'abbé de Candeil ; M. d'Hauterive, brigadier des armées du Roi, etc.

[18] Vous promettez, Monseigneur, et jurez sur les saintes Écritures de bien régir et gouverner votre diocèse d'Albi et particulièrement de faire tenir en bon état les églises qui en dépendent, de les pourvoir de pasteurs et autres prêtres propres, capables et de bonne vie, de faire en sorte que le service divin soit fait exactement et que toutes les autres fonctions qui regardent la charge des âmes y soient exercées ainsi qu'il appartient, afin que votre peuple reçoive la nourriture spirituelle qu'il attend de votre heureuse promotion à cet archevêché d'Albi : de garder et défendre les biens de votre archevêché, de ne les vendre ni aliéner, mais plutôt de tâcher de tout votre pouvoir de racheter et de réunir à l'ancien domaine de votre archevêché ce qui en a été distrait et aliéné jusques à présent ; de payer tous les subsides, pensions et droits accoutumés à être payés à votre chapitre et église métropolitaine par les seigneurs évêques et archevêques dudit Albi, vos bons anciens prédécesseurs ; de donner à la sacristie pour votre joyeux avénement à votredit archevêché, les ornemens d'une chapelle complète de l'étoffe et qualité requise pour servir à la célébration du service divin dans ladite église métropolitaine, les fêtes solennelles, lorsqu'on y officiera pontificalement ; de maintenir et garder votre chapitre et église métropolitaine en ses honneurs, prééminences, prérogatives, franchises, immunités, libertés, privilèges accordés tant par nos Saints-Pères les Papes, nos Très-Chrétiens Rois de France que par nos seigneurs évêques et archevêques vos prédécesseurs : et, ce faisant, observer et faire observer les statuts et règlemens de votredite église métropolitaine ; de ne contrevenir en aucuns pactes, accords et transactions faites entre vosdits prédécesseurs et votre chapitre et église métropolitaine ou leurs procureurs à ce spécialement constitués ; de ne conférer les dignités et personnats de votre église métropolitaine à autres personnes qu'aux chanoines actuellement prébendiers en ladite église ; de n'exiger ou faire exiger aucun droit de sceau par vos officiers, de visa et titre, des bénéfices qui seront expédiés auxdits chanoines et autres habitués de ladite église, soit pour cause de permutation ou antrement en quelque manière que ce soit ; et finalement vous promettez et jurez de soutenir et défendre les bons ecclésiastiques de votre clergé, de toutes vexations et oppressions, et pareillement tous les bons ecclésiastiques de votre diocèse, lequel vous purgerez autant qu'il vous sera possible de toutes hérésies, fausses doctrines, libertinages, simonies, confidences, scandales et autres abus que votre vigilance vous fera remarquer. Ainsi vous le promettez et jurez.

[19] Les archives de l'archevêché ont été dispersées pendant la Révolution ; les archives de la famille de Bernis sont fort pauvres sur cette période, et il est impossible après cent vingt ans de recourir à la tradition. Néanmoins j'ai pu suppléer en partie au défaut de documents, grâce aux archives départementales et aux communications de M. le comte de Combettes.

[20] État général du clergé de France de 1764 à 1790, vol. in-12.

[21] Jean-Pierre de Brunet de Castelpers de Panat, grand vicaire de M. de Castries, sacré en 1740 évêque d'Evry in partibus infidelium avec administration du diocèse d'Albi, devenu en 1749 prévôt du chapitre collégial de Saint-Salvi, mort le 18 juillet 1766.

[22] Ils sont deux de la même branche, Pierre-Joseph, qui devint évêque de Rieux, et Henri, abbé d'Hauteval.

[23] Mort en 1781.

[24] Je me souviens avec grand plaisir de l'abbé de Pradine, écrit l'Infant le 29 mars 1765. Je vous prie, Monsieur, de lui faire mes compliments.

[25] Voir Mémoires, t. I, p. 175, note 1. J'ai retrouvé sur Deshaises quelques nouveaux renseignements ; Christophe-Gabriel Deshaises, fils de Pierre-Marie Deshaises et de Marie-Madeleine Poullier, était né à Paris, sur la paroisse Saint-Eustache, le 3 mars 1718. Il fut ordonné prêtre le 23 mai 1750, partit en 1752 pour Venise avec les bagages de Bernis, fut employé en 1755 aux négociations avec Vienne, et quand son patron arriva au ministère, devint son secrétaire aux appointements de 6.000 livres. Le 16 mai 1762, ses appointements supprimés furent remplacés par une pension de 3.000 livres réduite à 2.400 livres par la retenue des trois dixièmes. Nous le retrouverons à Rome.

[26] Bernis obtient en 1765 pour l'abbé de Fraigne l'abbaye de Nizeray, au diocèse de Bourges, d'un revenu de 2.800 livres, et demande à Rome une diminution sur la taxe des Bulles. (AFF. ÉTR., Rome, vol. 839.)

[27] Etienne-Joseph de Pavée de Villevieille, né le 30 décembre 1739, sacré évêque de Bayonne le 11 janvier 1784. La propre tante du Cardinal avait épousé Joseph de la Fare. Bernis était ainsi cousin du cardinal duc de la Fare, mort en 1829.

[28] Armand-Pierre de Chastenet de Puységur, né en 1736, prêtre chanoine et archidiacre de Sainte-Cécile, abbé commendataire de l'abbaye de Valmagne.

[29] Il fut chargé pendant toute la Révolution et jusqu'en 1817 de l'administration du diocèse d'Alby.

[30] J'avais oublié de vous dire, écrit-il, qu'il ne faut plus les jours maigres que vous fassiez gras à la grande table. On vous servira, ainsi qu'à tous ceux qui sont incommodés du maigre, dans votre chambre. Il n'y aura de gras à ma table que pour ma nièce seule.

[31] L'Infant de Parme lui écrit, le 21 décembre 1764 : Quand on a l'esprit aussi bien fait que vous, Monsieur, on s'accoutume plus facilement à la privation des choses qui nous ont fait le plus de plaisir. Je vois avec admiration que la vue des bécasses et des perdrix ne vous cause plus de regrets. Je crois qu'il me faudrait plus de temps pour m'y accoutumer.

[32] L'Infant, écrivait : Vous êtes donc, Monsieur, dans la résolution de passer une année entière à Alby ; cela est admirable et digne d'un bon archevêque. Joly de Fleury, parlant au Cardinal d'une de leurs amies qui regrettait d'être revenue de la campagne et se plaignait des nuées d'orage qui grondaient toujours sur Paris, ajoutait : Cette manière de penser n'est pas dissonante avec celle d'un grand archevêque qui, revêtu de la pourpre, aime mieux visiter son diocèse albigeois que de recevoir dans la capitale les respects de tout le monde.

[33] Catéchisme ou abrégé de la foi, publié par ordre de S. E. Mgr François-Joachim de Pierre de Bernis, cardinal diacre de la Sainte Église Romaine, archevêque et seigneur d'Alby, comte de Lyon, commandeur de l'Ordre du Saint-Esprit, ministre d'État, etc., pour être seul enseigné dans son diocèse. Alby, 1765, in-18. Je dois communication de cette pièce d'une insigne rareté à M. le comte de Courbette du Luc.

[34] Ce commandement a été supprimé par le Concordat, ainsi que celui-ci : Hors le temps nopces ne feras.

[35] R. L'Église a fait ce commandement pour rappeler aux chrétiens que, de droit divin, il est dû un honoraire plus ou moins abondant à tous les ministres de l'Évangile qui travaillent suivant l'ordre et la distribution des saintes fonctions du sacerdoce qu'il a plu à l'Église, de distribuer à un chacun d'entre eux pour la plus grande gloire de Dieu et l'avantage spirituel des fidèles.

Q. Ce commandement est-il ancien dans l'Église ?

R. Ce commandement dans son principe est aussi ancien que l'Église, car l'apôtre saint Paul ordonne à toute personne qui reçoit les instructions sur la foi et la religion d'assister de ses biens en toute manière celui qui l'instruit, et les chrétiens remplissent cette obligation en payant la dîme exactement.

[36] M. de Serroni, premier archevêque d'Alby, confia en 1684 la direction du séminaire aux Jésuites, les installa dans un vaste enclos en dehors des murs, au lieu dit le Théron de la Salvagne, et assura leur existence par l'union au séminaire de nombreux prieurés.

[37] V. Vie de M. Olier. Mémoire de Du Ferrier, p. 384.

[38] Lettres patentes du 21 mai 1788, enregistrées le 13 juin suivant au parlement de Toulouse. Toulouse, veuve Pijon, in-4°.

[39] Lettre à l'abbé Poulie dans Œuvres, éd. Lottin, in-4°, t. I, p. 70.

[40] Le setier de blé, qui se vend 14 livres sur la place d'Albi en 1762, se vend en 1765 24 livres, et 23 livres en 1766. Le setier de méteil coûte 13 livres en 1764, 21 livres en 1765, 19 livres 10 sous en 1766. (D'AURIAC, loc. cit., in fine, p. 276.)

[41] L'abbé Georgel, dans ses Mémoires (t. I, p. 133), dit : Le Cardinal depuis sa disgrâce était devenu archevêque d'Albi : soit politique, soit persuasion et retour aux vrais principes, il portait dans le gouvernement de son diocèse cet esprit de religion et de zèle qui a illustré les Bossuet et les Fénelon ; sa résidence forcée ne paraissait pas lui déplaire ; il vivait paternellement avec son clergé ; ses abondantes aumônes le rendaient le père des pauvres ; ses diocésains ne cessaient de bénir son nom. L'Annual Register for 1767 (Londres, 1768, in-8°, p. 113) dit : Le cardinal de Bernis, archevêque d'Albi, a donné dernièrement une grande preuve de son humanité en renvoyant tous ses domestiques, excepté trois, à cause du prix élevé des provisions qui lui rendait impossible l'exercice de sa charité accoutumée à l'égard des pauvres. Il secourt chaque jour deux cents pauvres gens qui viennent dans ce but à son palais, sans compter les malades et autres malheureux qu'il soulage dans sa métropole et dans les autres villes de son diocèse.

[42] En date du 6 novembre 1761, par laquelle il réclamait le maintien des Jésuites et sollicitait la protection de l'archevêque pour appuyer cette requête auprès du Roi.

[43] Dépenses : 12.432 livres. Recettes : 28.232 livres. Un pensionnat payant avait, suivant l'autorisation donnée par les lettres patentes, été joint à l'externat gratuit.

[44] C'est à Votre Éminence, disait le consul Philippe Boyer en complimentant le Cardinal aux fêtes de Noël de l'année 1768, que cette ville, cette contrée, doivent l'instruction publique que l'autorité du plus chéri des Rois vient d'y fixer. Heureuse cette ville dans l'impuissance de peindre à Votre Éminence la vive reconnaissance qu'un bienfait si distingué lui inspire ; heureuse cette ville de pouvoir lui présenter la reconnaissance des générations futures qui béniront d'âge en âge le nom illustre, le nom cher à tous les cœurs albigeois qui perpétuera dans son sein la lumière, le goût des sciences et des arts.

[45] Au treizième siècle, les consuls au nombre de douze pour chaque conseil étaient nommés par le suffrage universel ; chaque gache ou quartier nommait deux consuls et deux conseillers ; au quinzième siècle, le suffrage restreint prévalut. Les conseillers désignaient quatre candidats par gache pour les fonctions consulaires, puis ils élisaient quinze électeurs dans chaque gache, et le corps électoral ainsi formé n'avait le droit de donner ses suffrages qu'aux candidats désignés.

[46] Par exemple dans l'affaire de l'union des paroisses Saint-Julien et Saint-Affrique, le Cardinal dut prendre une décision contraire à celle que sollicitait M. Gosse, régent, parce que les habitants des deux paroisses faisant partie du conseil renforcé s'opposaient à la réunion, que les curés protestaient et que l'Archevêque, en bon administrateur, ne voulait point obérer les finances de la ville en la chargeant des réparations considérables à faire dans l'église de Saint-Affrique.

[47] Arrêté relatif aux troupes en garnison à Albi. (Albi, imp. J. B. Baurens, f°.)

[48] Il n'est pas besoin de vous exhorter, messieurs, dit-il aux États de 1766, à sacrifier sans murmure le reste de vos facultés échappé au malheur des temps ; le Roi est le chef d'une grande famille, tout se partage, tout est commun entre le père et les enfants. Le vrai patriote ne refuse rien à l'État qui lui demande ; il se donne lui-même quand ses ressources sont épuisées. Mais en louant votre zèle, je ne saurais me dispenser d'encourager votre justice à répartir avec la plus scrupuleuse exactitude les charges de l'imposition. Toute préférence, toute partialité, toute fausse compassion en ce genre est un vol sacrilège dont Dieu se réserve spécialement et d'autant plus expressément la punition qu'une forme légale en apparence lui assure presque toujours l'impunité.

[49] N'oubliez jamais dans la répartition des charges publiques, dit-il, que l'homme aisé ne met dans la balance économique que son argent, tandis que le laboureur et l'artisan y mettent leurs sueurs ; que de ménager la richesse seule, c'est dépouiller le pauvre. Ah ! messieurs, nous sommes tous frères comme chrétiens, amis comme hommes et membres du même corps comme citoyens. Non ! les différentes productions du sol ne constituent pas nos véritables richesses ; ce sont les mains nerveuses, brûlées par le soleil, endurcies par le travail, ce sont les bras infatigables qu'on ose nommer mercenaires qui fécondent la terre et qui nous enrichissent. Souffrirons-nous que la misère, cause principale de la dépopulation, affaiblisse, énerve et dévore la classe d'hommes qui nourrit tous les hommes ?

Quoi ! nous ne ferions pas vivre ceux qui alimentent notre vie !... Ah ! si l'humanité, si le patriotisme cessent de parler à nos cœurs, du moins ne soyons pas sourds à la voix de notre intérêt ! Les temps sont malheureux, disons-nous ; et pourquoi notre luxe s'accroît-il en proportion de la misère publique ? Ce que nous donnons à la vanité, donnons-le aux cultivateurs, répandons-le dans le sein de la terre. Elle ne produit d'elle-même que des ronces ; c'est en la retournant, en l'engraissant, en l'arrosant, qu'elle nous rend au centuple ce qu'elle a reçu de nous. Couvrons-la d'arbres utiles : enlevons à l'Italie ces peupliers qui croissent rapidement sous la main-qui les plante et qui payent avec usure les frais de leur éducation. Démêlons dans l'habitude et la coutume qui nous asservissent ce qui est fondé par l'expérience ou par le préjugé. Défions-nous des nouveautés, mais embrassons-les quand nos voisins ont reconnu leurs avantages. Tournons notre effort du côté de l'augmentation des productions rurales. Le prix d'un seul festin, où l'ennui règne encore plus que le faste, nourrirait toute l'année une famille de cultivateurs. Que le pain soit le salaire du travail et non la récompense de l'oisiveté ; que l'aumône ne prodigue ses ressources qu'aux seuls infirmes et aux vieillards. Facilitons, multiplions les mariages champêtres ; réfléchissons qu'en dotant les filles de nos laboureurs, nous augmentons la force primitive de nos biens ; qu'il est doux de penser que notre. nom sera béni dans les chaumières, derniers asiles de la vérité ; que le père de famille apprendra à ses enfants à le prononcer et à y joindre les noms de sauveur et de père !

On n'est bon, on n'est grand, on n'est heureux que lorsqu'on aime la patrie et qu'on nourrit dans son cœur le désir et le courage de se sacrifier pour elle !

[50] Vous devez, disait-il aux États de 1766, prêter une attention particulière à la confection prompte et solide des différentes routes de communication qui sont ouvertes. Le flux et le reflux des denrées d'abord converties en argent, métamorphosées ensuite par l'industrie, échangées par le commerce, rapportées au sein de la terre et reproduites enfin par le travail, nous ouvriront dans ce diocèse une source abondante pour fournir aux besoins ou pour augmenter les richesses. Il disait aux États de 1767 : Portons une attention particulière non-seulement à la confection, à l'entretien des grandes routes, mais aussi à la réparation des chemins des communautés. Les routes sont les veines du corps économique ; ce n'est qu'en les désobstruant qu'on peut rendre la circulation libre et générale.

[51] Le nombre des brigades fut porté de un à trois. Elles eurent des casernes à Albi, à Rabastens et à Monestiés. Les troupes régulières avaient leurs casernes depuis le commencement du dix-huitième siècle dans les principales villes ; le Cardinal n'eut à faire voter que les frais d'entretien.

[52] En 1766, après le terrible hiver qui a détruit les vignobles, le Cardinal, pour déterminer les cultivateurs à planter des mûriers qui ne pouvaient être d'un rapport immédiat, obtient des Etats qu'ils payeront une gratification de trois sols pour chaque pied de mûrier ayant poussé la première feuille.

[53] Il ajoute : Si par des secours prompts et efficaces, ils ont souvent favorisé les opérations les plus importantes du gouvernement, à son tour le gouvernement a ranimé leur crédit, défendu, protégé et maintenu leur sage administration. Ainsi par un concours réciproque de zèle et de bienfaisance, les États en assurant au Roi des moyens puissants nous concilient sa protection et sa bienveillance. L'audace et la déclamation répètent trop souvent que les princes sont ingrats et que leur indifférence insulte sans cesse à l'infortune publique : reproches outrés, accusations injustes ; en effet, quel souverain est insensible aux services qu'on lui rend ? Quel monarque refuse d'essuyer les larmes qu'il soit répandre ? Les tyrans sont encore plus rares que les bons rois. Tous les princes sont hommes : ils font des fautes par ignorance ou par séduction ; il est rare qu'ils résistent à la vérité quand on a l'art et le courage de la présenter. Bénissons le ciel de nous avoir donné un maître qui la recherche et la récompense.

[54] Le roi Stanislas lui répondit la lettre suivante :

C'est une consolation véritable, autant que je suis capable d'en sentir dans ma cruelle douleur, que le souvenir de Votre Éminence à l'occasion de ce funeste événement. Personne ne pouvait mieux juger d'une perte si irréparable. Votre souvenir, à cette triste occasion, adoucit ma douleur et m'oblige à vous marquer l'estime infinie et l'amitié avec laquelle je suis, de tout cœur,

De Votre Éminence,

Le très-affectionné cousin,

STANISLAS, ROI.

Le 9 de janvier 1766.

Archives de Saint-Marcel. — Cette lettre doit être une des dernières qu'écrivit le roi Stanislas, qui mourut, comme on sait, le 23 février 1766.

[55] La plaie profonde faite au cœur de l'État se rouvre tout entière à nos yeux. Le temps, ce consolateur, ce médecin de nos âmes, n'a pu encore les guérir ; la nation a payé son tribut par nos larmes ; les convulsions de la douleur sont passées, la pompe funèbre est finie ; l'encens de nos prières s'est perdu dans le ciel, pourquoi donc l'affliction est-elle encore peinte sur nos visages ? pourquoi règne-t-elle si profondément dans nos cœurs ? Le Roi dont les jours nous sont si chers n'est-il pas dans l'âge de la maturité et de la force ? Ses petits-fils croissent comme des plants d'olivier autour de la table royale ; ils apprendront de lui à régner par l'amour ; leur auguste mère les formera à la vertu et au courage ; tout nous annonce, tout nous promet un règne long et des jours tranquilles. Oui, messieurs, telles sont nos espérances, mais l'espoir du bonheur console-t-il de la perte ? Non, jamais la France n'oubliera que le Roi avait un successeur digne du trône, que la religion a perdu un disciple et un appui, le Conseil un ministre sage et instruit, la vertu un ami, le vice un juge, les malheureux un consolateur, les lettres et les arts un protecteur éclairé, les princes un guide, les hommes enfin un modèle de toutes les vertus sensibles !

Ô grand prince ! les Français, les étrangers, les ennemis eux-mêmes ont pleuré ensemble sur votre tombeau. Votre mort sera à jamais une calamité publique ; tout ce qui honore la vertu se plaindra au ciel de votre perte ; la corruption seule avait le droit de vous haïr ; qu'elle seule triomphe de votre mort, mais tout insolente qu'elle est, sa joie n'osera éclater que dans les ténèbres.

Grand Dieu ! qui tenez dans vos mains la destinée des rois et le sort des nations, ne rejetez plus nos vœux, daignez rendre la Reine à notre amour ! La mort d'un fils adoré de la France, la mort d'un père admiré de l'Europe ont tour à tour déchiré son cœur ; elle est tombée au pied de leur tombeau ; la mort n'attend plus que votre ordre pour le frapper. Oh ! Seigneur, n'épuisez pas la source de nos larmes ; conservez sur le trône une princesse courageuse dans l'adversité, modeste au sein des grandeurs, humble au pied de vos autels, sensible sans faiblesse, instruite, éclairée, mais toujours soumise à vos lois. Laissez-nous encore jouir de ses bienfaits et profiter longtemps de son exemple (*).

(*) Marie Leczinska mourut le 25 juin 1768. Bernis écrivit à cette occasion à Mesdames, et Madame Adélaïde lui répondit la lettre suivante :

A Compiègne. le 5 août 1763.

Je suis bien persuadée, Monsieur, je vous assure, de la part que vous prenez à la perte que nous venons de faire : je connais depuis longtemps vos sentiments, et on ne peut en être plus touchée que je le suis. de vous prie en même temps d'être bien convaincu de ceux d'estime et d'amitié que j'ai pour vous et qui ne changeront jamais.

Manie ADÉLAÏDE.

[56] Dans la correspondance de Bernis avec Voltaire (éd. Bourgoing), comparer la lettre du 11 janvier 1767 avec les deux chapitres des Mémoires sur les gens de lettres et sur la noblesse.

[57] AFFAIRES ÉTRANGÈRES, fonds France, Mss. n°, 220 et 221. Volume contenant les copies des lettres de Bernis à Choiseul. Introduction faite sans doute par un premier commis de M. de Choiseul.

[58] Le Cardinal écrit le 7 août 1768 à l'abbé Gabriel : Je voudrais que vous fussiez rendu à Albi vers le 10, afin de mettre en ordre ma bibliothèque et de disposer tout pour en faire un catalogue en laissant à chaque article de la place pour inscrire les livres nouveaux. Je voudrais aussi que les in-douze qui valent la peine d'être reliés fussent remis au relieur d'Albi, les in-quarto et les in-folio au relieur de Toulouse. Vous joindrez ensemble les brochures analogues et qui méritent d'être reliées. Tout cela demande votre présence et votre intelligence. Sans un catalogue, mes livres s'égareront, et on aura de la peine à se reconnaître dans la bibliothèque. Les livres n'en furent pas moins égarés. En 1791, les plus précieux furent transportés à Toulouse où ils furent confisqués ; 776 volumes et une quantité de livres dépareillés furent laissés à Alby et attribués en 1792 à l'évêque constitutionnel.

[59] François-Augustin de Narbonne-Pelet, dit le chevalier de Narbonne, fut nommé à son arrivée de Malte, en 1755, garde de la marine au département de Toulon. Embarqué en avril 1756 sur l'Hippopotame, aux ordres de M. de Rochemore, il assista au combat de Minorque, Enseigne de vaisseau le 1er mai 1757, il prit part à toute la guerre (sept campagnes) et assista à trois combats. Embarqué en 1764 sur la Terpsichore, il fut de l'expédition de M. du Chaffault contre les Saletins et périt glorieusement au combat de Larrache le 27 juin 1765. (Archives de la Marine.) L'éditeur des lettres de Bernis à Paris-Duvernay ignorait qu'il y eût une expédition contre Salé et suppose que le chevalier de Narbonne périt dans une querelle particulière (t. II, lettre du 19 août 1765). On peut consulter sur ce combat où trente officiers de la marine furent pris ou tués, la Gazette de France du 5 août 1765, p. 496.

[60] Voici seulement une lettre du duc de Penthièvre :

A Crécy, le 20 septembre 1765.

Votre Éminence n'a point encore entendu parler de moi au sujet de la triste affaire de Salé, parce que j'avais toujours voulu conserver quelque espérance. Je serais bien fâché de renouveler sa douleur, mais je ne puis m'empêcher de lui répéter en toute occasion que personne ne partage plus que moi les événements qui la touchent.

[61] On nous permettra de citer ici la très-jolie lettre par laquelle l'abbé de Bernis, demeurant à Paris, cul-de-sac Saint-Vincent, fait son compliment de bienvenue à sa nouvelle belle-sœur :

A Paris, cul-de-sac Saint-Vincent, ce 12 septembre 1746.

J'ai dit à tout le monde, ma chère sœur, que vous m'aviez écrit la première. Je ne suis pas fâché qu'on sache qu'une jolie femme m'a fait des avances. Cela a bon air dans tous les pays du monde, mais surtout dans celui-ci, et je n'ai pas été fâché de m'en faire honneur. Vos procédés avec moi sont si bons que vous jugez bien qu'indépendamment de vos grâces, je dois vous aimer beaucoup. Aussi, j'ai ennui de ne point faire connaissance avec vous. Je savais en gros que VOUS êtes très-aimable, et je vous aimerai en héros de roman. Peut-être de plus près ne serais-je plus en sûreté avec vous. On m'a dit que vous aviez de grands yeux noirs et de. belles paupières. Voilà mon écueil. Il n'est pas sage de s'y exposer. Cependant, si vous m'assurez, ma chère sœur, que vous aurez plus de soin de ma tête que vous n'en avez eu de celle de mon frère, je viendrai vous voir cet hiver. En attendant, je vous prie très-instamment de ne point faire de fausses couches, de vous bien porter mais surtout de ne point embellir, car je veux vous aimer tranquillement. Si même vous vouliez me faire grand plaisir, vous devriez vous enlaidir un peu : vous seriez encore assez jolie, et je serais tout à fait en sûreté. J'envoie ma lettre à votre mari toute décachetée ; c'est pour établir la confiance. Nous l'accoutumerons à un commerce de galanterie qui deviendra dans la suite un commerce de sentiment. En attendant que je vous adore, je vous assure bien sincèrement, ma chère sœur, qu'on ne peut être plus prévenu que je ne le suis en votre faveur, que j'estime mon frère fort heureux de vous posséder, que je souhaite et que j'espère qu'il vous rendra aussi heureuse que vous le méritez. Du bonheur de l'un et de l'autre dépendra celui de ma vie.

L'Abbé était depuis deux ans entré à l'Académie, mais sa lettre n'était-elle pas galamment tournée, même pour un académicien ?

[62] Pons-Simon de Pierre de Bernis, de la branche de la Loubatière, épousa successivement les deux petites-nièces du Cardinal, mesdemoiselles du Puy-Montbrun. C'est de l'aînée que descendent les rameaux subsistants de la famille de Bernis.

[63] Il écrit à l'abbé Gabriel le 24 juillet 1768 :

Ma sœur qui s'intéresse à vous me laisse entendre quelquefois que vous êtes inquiet sur mes dispositions à votre égard. Vous ne me connaissez pas, mon cher abbé. Je me déterminerai toujours par des principes : mes idées sont arrangées ; les sollicitations et les entours sont inutiles avec moi. Il y a plus à perdre qu'à gagner à employer tous ces moyens si puissants vis-à-vis de presque tout le monde et si inutiles vis-à-vis de moi. Je vous estime, je connais votre mérite ; vos défauts ne sont point en proportion de vos bonnes qualités. J'ai un plan pour ce qui vous concerne. Il faut me laisser le temps de le remplir et m'en laisser la liberté, et, si vous voulez que je vous donne un bon conseil, il ne faut employer auprès de moi que moi-même. Pour être heureux dans votre situation, il faut comparer le passé avec le présent et même avec ce que raisonnablement vous pouviez attendre de l'avenir. Voyez MM. Deshaises ! Ils ne !n'ont jamais rien demandé ni fait demander directement ni indirectement. Ils m'ont assez connu pour croire que plus on s'attachait à moi seul, plus on avait de droits à mon amitié et à ma confiance.

[64] AFFAIRES ÉTRANGÈRES, Rome, vol. 841.