Les Mémoires du cardinal de Bernis que j'ai publiés il y a six ans ont contribué à rétablir dans leur vrai jour certains actes peu connus de la politique française au dix-huitième siècle. Le rôle que Bernis avait joué, défiguré jusqu'ici par les écrivains aux gages ou à la suite de la Prusse, s'est trouvé par là expliqué et justifié. J'essaye aujourd'hui de compléter ces Mémoires et de raconter quelle a été la vie du Cardinal depuis son exil en 1758 jusqu'à sa mort en 1794. Grâce aux documents que la famille de Bernis a bien voulu me confier, j'ai pu suivre le Cardinal dans toutes les pérégrinations de sa longue vie, dans toutes les évolutions de sa pensée, dans toutes les hésitations de sa politique. Par une étude attentive qui dure depuis plus de huit ans, j'ai cherché à vivre dans ce milieu où il vivait, à saisir les doctrines qu'on y professait et qui étaient devenues la loi de cette société. J'ai eu à parler d'institutions mortes ; j'en ai parlé d'autant plus librement que je ne suis point de ceux qui prétendent les faire revivre. J'ai dû, sur divers points, exprimer des opinions qui paraîtront peut-être étranges à quelques lecteurs : j'ai la preuve que ces opinions étaient celles du Cardinal, comme elles étaient celles de la plupart de ses contemporains. Il ne s'est point agi pour moi de savoir quelles sont, en notre temps, les idées reçues sur tel ou tel personnage, telle ou telle institution, mais de prouver, par les documents, quelles ont été les idées du cardinal de Bernis. De même pour les faits : je ne juge point s'ils sont bons ou mauvais, j'établis qu'ils ont été. Le lecteur est libre ensuite de tirer telle conclusion qui lui plaît. Le procédé de publication que j'ai adopté permet de contrôler à chaque instant mes affirmations. Pour ne point charger le livre de pièces justificatives sans nombre, j'ai dû me contenter d'indiquer les sources lorsque les documents cités proviennent d'un dépôt public, mais j'ai publié en notes et in extenso un très-grand nombre de pièces qui se trouvent dans les archives de la famille de Bernis. Si je n'en ai point donné davantage encore, c'est que, par la difficulté de faire un choix, cette publication aurait pris des dimensions démesurées. nue l'on veuille bien songer en effet que, pendant vingt-trois ans que dura son ministère à Rome, le Cardinal a écrit chaque semaine au seul Ministre des Affaires Étrangères deux, trois, et quelquefois quatre dépêches officielles, quelques lettres officieuses et au moins une lettre réservée. Je ne parle point de ses autres correspondants qui sont sans nombre. Presque toutes les lettres réservées mériteraient d'être publiées comme l'ont été celles écrites à Choiseul en 1758, mais ce ne sont pas là des entreprises, privées. J'ai donc dû me restreindre singulièrement, prenant seulement dans ces documents que tous j'ai analysés la plume à la main ce qui était le plus nécessaire à mon récit : mais j'ai cherché à y fondre constamment les mots, les formes, les expressions même du Cardinal. Si je me suis émancipé à certaines inductions alors que, par une discrétion bien entendue, les correspondants s'étaient abstenus de désigner d'une façon précise des personnages dont ils craignaient ou dont ils déploraient les actes, je ne l'ai fait qu'avec une extrême réserve, en indiquant toutes les autorités sur lesquelles je m'appuyais, et en évitant de laisser ma plume aller jusqu'au bout de ma pensée. Quelque réserve que j'aie apportée dans l'appréciation de certains caractères, dans le récit de certains événements, dans l'indication de certaines influences, il se rencontre, dans l'histoire que j'ai eu à raconter, tant de points qui peuvent donner lieu à controverse et émouvoir les scrupules, que je me crois obligé de réclamer l'entière responsabilité de ce livre. Il n'eût point été entrepris si la famille de Bernis ne m'eût, avec une libéralité extrême, ouvert ses archives et permis de constater une fois de plus que l'histoire faite uniquement avec les documents officiels ne peut jamais atteindre une exactitude même relative ; mais il eût été certainement abandonné, si M. le marquis de Bernis et M. le général vicomte de Bernis ne m'avaient point accordé la plus entière indépendance. Ma reconnaissance pour eux en est d'autant plus vive, et je suis convaincu que la mémoire du Cardinal n'a rien perdu à la liberté qu'ils m'ont laissée. Les archives de la famille de Bernis sont la source principale où j'ai puisé ; mais je n'ai point négligé de contrôler au moyen d'autres documents les renseignements que j'y rencontrais. Au dépôt des Affaires Étrangères à Paris, j'ai dépouillé la correspondance de Rome de l'année 1758 à l'an V (vol. 826 à 927) ; les séries ROME manuscrits, FRANCE, FRANCE ET DIVERS ÉTATS, etc. La tâche m'y a été rendue singulièrement facile par l'obligeance des conservateurs. Aux Archives nationales, j'ai eu communication d'une intéressante suite de lettres adressées par le Cardinal à M. Marquet, receveur général des finances (k. 1368) ; à Albi, grâce à M. Jolibois, archiviste du département, j'ai pu faire copier les pièces qui ont trait à l'administration de Bernis. A Rabastens, M. le comte de Courbettes du Luc s'est dépouillé en ma faveur d'imprimés introuvables. A Clermont-Ferrand, M. François Boyer ne s'est point contenté de me donner accès aux précieux autographes qu'il possède, mais il s'est associé à moi pour copier les manuscrits du comte d'Espinchal que possède la bibliothèque de la ville. A Orléans, M. l'abbé Cochard a bien voulu me mettre sur la trace de pièces importantes. A Londres, le garde des manuscrits du British Museum s'est prêté avec une grâce particulière à mes recherches dans la collection Egerton, et, par l'entremise de M. A. W. Thibaudeau, M. Morisson, le propriétaire de la plus riche collection d'autographes qui soit au monde, m'a communiqué un dossier d'autant plus intéressant qu'il a trait à une époque moins connue de la vie du Cardinal. A Brescia, où M. Soncini, bibliothécaire de la Quirinienne, a mis un véritable empressement à retrouver pour moi les lettres de Bernis à Quirini ; à Borne, où mon ami le comte Joseph Primoli a multiplié les démarches pour me procurer des pièces authentiques et des renseignements inédits ; à Sens, où Sa Grandeur Mgr l'Archevêque a bien voulu prendre intérêt à mon travail et faire rechercher les documents qui se trouvaient dans ses archives ; à Paris, où M. Edmond de Goncourt et M. le comte Boulay de la Meurthe m'ont, avec une confiance et une amitié qui m'honorent, fait profiter de leurs trouvailles personnelles ; partout, pour ainsi dire,— car je neveux point récriminer, — j'ai rencontré un accueil dont je suis profondément reconnaissant, et j'allongerais indéfiniment cette liste si je citais les noms de toutes les personnes à qui j'ai obligation ; mais je ne saurais trop répéter que sans le concours de M. le général de Bernis, sans son inépuisable complaisance, sans les éclaircissements qu'il s'est plu à me fournir, sans le zèle qu'il a mis à rechercher les papiers du Cardinal dispersés dans les diverses branches de la famille, jamais ce livre n'aurait pu paraître. C'est là même ce qui m'empêche de le lui dédier : ce ne serait que lui rendre ce qui lui appartient. F. M. Clos des Fées, 1878-1884. |