LES ESPIONNES À PARIS

LA VÉRITÉ SUR MATA-HARI. - MARGUERITE FRANCILLARD. - LA FEMME DU CIMETIÈRE. - LES MARRAINES. - UNE GRANDE VEDETTE PARISIENNE. - LA MORT DE MARUSSIA

 

VIII. — MADEMOISELLE DOCKTOR.

 

 

LA REINE DE L'ESPIONNAGE COMMANDE À ANVERS

 

Au moment où Yvonne se préparait à prévenir la police, Constantin reparut ! Il raconta qu'il était ravi de son voyage, qu'il avait fait connaissance à Orléans de plusieurs officiers qui l'avaient promené en automobile, qu'il avait visité de très grandes usines, enfin qu'il avait voyagé avec des soldats permissionnaires auxquels il avait offert des cigarettes et payé à boire, et qui lui avaient raconté des histoires curieuses.

— Mais comment se fait-il, demanda Yvonne, que de toutes ces villes vous ne m'ayez même pas envoyé une carte postale ?

Constantin, interloqué, balbutia une réponse quelconque.

La danseuse voulait en finir. Se rendant compte qu'elle exerçait un ascendant sur cet homme, elle lui posa une série de questions brutales :

— Où étiez-vous à la mobilisation ?

— En Allemagne.

— Pourquoi êtes-vous venu en France ?

— Pour mes affaires.

— Qui vous a donné vos passeports ?

— Le consul hollandais, parbleu ! J'ai voulu passer par Flessingues. Les douaniers n'ont pas voulu. Alors, j'ai essayé par Dunkerque. Là, les Français m'ont gardé deux, jours pour examiner mes papiers. Naturellement, ils étaient en règle. Alors, j'ai pris la direction nach Paris où personne ne m'a jamais inquiété... Je ne vois pas pourquoi vous êtes plus exigeante que la police de votre pays ?

Il n'y avait rien à dire à tout cela.

 

LA VALISE JAUNE

 

Quelques jours après, Constantin revint boulevard Haussmann en costume de voyage, une valise jaune à la main.

— Je viens vous dire au revoir, car je pars pour Genève.

— Vous ne partez pas tout de suite, au moins ? Vous restez quelques instants avec moi ? Donnez-moi votre valise que je vous débarrasse...

Puis elle poussa son ami au piano et le pria de lui chanter une de ces canzonetta italiennes qu'elle aimait tant ! Et pendant que le Grec chantait, la danseuse opérait : la valise n'était pas fermée à clef ! Dans un compartiment, il y avait des éponges neuves, un pyjama, du linge ; dans l'autre, une liasse de papiers dont elle s'empara.

En la voyant, Constantin poussa un cri sauvage et, blême, il hurla :

— Ne touchez pas à cela !

Mais Yvonne avait eu le temps de constater, a-t-elle déclaré, que les papiers étaient recouverts de caractères allemands tapés à la machine à écrire ; en marge, soulignés de barres rouges, il y avait les noms de plusieurs villes Amiens, Brest, Versailles. C'est tout ce qu'elle avait pu déchiffrer.

Fou de colère, le Grec se précipita sur Yvonne et lui cria :

— Vous êtes une misérable !... Je devrais vous étrangler.

En même temps, d'un formidable coup de poing, il l'envoya  rouler sur un tapis, en criant :

— Sale Français ! Sale Française !

Puis il s'élança vers la porte, sa valise à la main. Dans l'antichambre, il bouscula la camériste en la menaçant de lui faire son affaire.

Yvonne s'était évanouie, a-t-elle dit.

Revenue à elle, elle se précipita au domicile de Constantin : la concierge lui annonça que le matin il était parti pour New-York !

 

LE COMMISSAIRE HÉSITE

 

Le commissaire de police, enfin averti, déclara que le cas lui paraissait intéressant. Évidemment, c'était un homme à surveiller. Mais c'était un neutre et il fallait des preuves...

Deux mois après, Constantin reparut, hâve et défait. Il se présenta chez la danseuse, en suppliant, et demanda :

— Madame, avez-vous parlé contre moi ?

— Vous avez donc quelque chose à craindre ?

— Non ! Mais je ne reçois plus mon courrier. Mon argent est saisi en banque... environ 50.000 francs... et je suis sans la moindre ressource. Au nom de la madone, faites l'impossible pour que je touche cette somme... Je viens de dépenser mes derniers sous : il y avait trois jours que je n'avais pas mangé !... Je suis traqué par des policiers... frétez-moi cinq sous pour que j'écrive à mes amis de Lausanne...

— Je pourrai peut-être vous aider, fit la jeune femme. Mais à une condition avouez votre crime. Si, comme je le crois, vous êtes un espion, vous risquez la mort. Avouez franchement, allez vous constituer prisonnier et vous obtiendrez peut-être les circonstances atténuantes. Avouez !

— Trop tard ! fit-il, comme écrasé par les circonstances. Trop tard ! Adieu madame !

Une demi-heure après le départ de l'espion, un inspecteur de la sûreté générale se présentait chez Yvonne et lui demandait ses papiers.

— Vous fréquentez des étrangers et vous êtes suspecte. Vous êtes, notamment, l'amie d'un espion...

— J'ai prévenu le commissaire de mon quartier.

Le lendemain, Yvonne comparaissait, rue des Saussaies, devant un commissaire spécial, et était confrontée avec Constantin, arrêté depuis la veille en sortant de chez elle.

— C'est un homme très dangereux, reconnut le fonctionnaire. Il est extrêmement adroit et a su se ménager des garanties influentes. Il nie. Mais nous avons assez de présomptions pour le remettre entre les mains des juges militaires qui lui feront un sort. Tout de même, la preuve matérielle nous manque. Cette preuve, nous pouvons peut-être la trouver dans une confrontation.., si vous voulez nous aider ?...

 

LES AVEUX

 

La confrontation eut lieu. Constantin sursauta en apercevant Yvonne. Il la salua néanmoins courtoisement

— Où étiez-vous le jour de la mobilisation ? demanda le commissaire spécial.

— J'étais en Italie.

— Vous mentez, affirma Yvonne. Vous m'avez déclaré que vous étiez en Allemagne.

— Je n'ai jamais pu dire cela. Il y a dix ans que j'ai quitté l'Allemagne. Je puis être suspect, mais je suis innocent.

Yvonne raconta avec détails tout ce que le lecteur sait déjà.

Alors, confus, désemparé, brisé, Constantin se leva et, regardant la danseuse les yeux dans les yeux, prononça cette phrase qui ne manque pas d'élégance :

Madame, je vais mourir par vous et pour vous !

Puis, se tournant vers le fonctionnaire, il ajouta :

— Oui, je suis un espion, et je vais tout vous dire.

Il lui fallut deux journées pour faire sa confession entière. Il avait essayé de divers métiers en Allemagne, tantôt camelot, tantôt commissionnaire ; il était dans la misère quand la guerre éclata. Immédiatement repéré par la police pendant qu'il errait dans la promenade Unter den Linden, il fut conduit dans un immeuble voisin de la Wilhelmstrasse. Là, un haut fonctionnaire, sorte d'officier en civil, lui donna connaissance des renseignements — mauvais — qu'on avait sur lui, et l'engagea à profiter de sa connaissance du français et de l'anglais pour aller voir ce qui se passait chez les alliés.

On lui promit cinquante marks par jour et une prime par renseignement. Seulement, il devait se conformer aux instructions qui lui seraient données par Mlle Docktor.

Constantin, dit-il, hésita. Mais ne sachant comment sortir de la période noire, il finit par accepter.

 

LA GRANDE PATRONNE

 

Mlle Docktor était une femme d'une vive intelligence et d'une grande beauté blonde. Ancienne demi-mondaine, elle avait quitté le monde de la galanterie pour entrer dans la police et elle était devenue grande directrice de l'espionnage allemand à Anvers. Voici comment Constantin l'a dépeinte :

C'est une femme extrêmement belle. Elle est douée d'une intelligence hors ligne et surtout d'une énergie incroyable. Elle exerce sur tous ceux qu'elle emploie un ascendant irrésistible. Personne, même les officiers de haut grade qui sont sous ses ordres, n'ose lui résister.lui est arrivé de donner des ordres le revolver à la main. Elle a l'espionnage dans le sang, elle agit non pas seulement par intérêt, mais par goût, par passion... C'est une créature terrible.

 

Constantin raconta ensuite sa première entrevue avec la grande patronne. Son bureau était installé dans un somptueux hôtel d'Anvers. Autoritaire, hautaine, élégante, elle examina longuement la recrue qu'on lui présentait. Puis elle lui dit sans façon :

— Vous êtes un besogneux capable de toutes les besognes. Vous êtes instruit, vous possédez plusieurs langues. C'est bien, mais cela ne suffit pas. Il faut être souple, adroit, obéissant, courageux et audacieux. Avez-vous toutes ces qualités ? Je suis physionomiste et je crois que oui... Vous finirez par aimer votre nouveau métier qui est passionnant. En effet, si vous n'êtes pas trop scrupuleux, si vous aimez les aventures, vous vivrez une vie intéressante. Ainsi, moi, je ne donnerai pas ma situation pour un trône d'Europe ; j'ai toutes les satisfactions intellectuelles que je puisse rêver et je puis traiter d'égale à égal avec les personnages les plus considérables... Encore une recommandation essentielle soyez sobre, chaste et matinal. Fréquentez les lieux de plaisir si vous voulez, mais ne vous livrez à aucune intrigue chaque pays a des contre-espions et des contre-espionnes.

Je n'ai pas fini. Mettez beaucoup de circonspection dans vos procédés d'amorçage. Organisez vos expéditions avec un soin méticuleux. Etudiez à fond le caractère et les ressources des gens que vous fréquentez. Gravez dans votre cerveau la topographie des lieux où vous devez opérer. Enfin, prenez le moins de notes possible, écrivez dans un langage secret, et détruisez tout à mesure. Et maintenant, répétez-moi ce que je viens de dire.

 

Constantin s'exécuta. Mlle Docktor précisa alors les renseignements qu'il aurait à envoyer.

On va voir qu'ils étaient de première importance.