CONSTANTIN COUDOYANNIS, LE COMTE COSTA DE SMYRNOS OPÈRE DANS LE MONDE DES ARTISTES C'est au Fouquet's, aux Champs-Elysées, que le Grec Constantin Coudoyannis rencontra une belle danseuse — ne s'agit pas de Mata-Hari — que, pour ne pas donner son vrai prénom, nous baptiserons Yvonne. Il l'avait connue quand elle dansait à Sinaï, en Roumanie, et il se présenta lui-même comme artiste dramatique. Entre artistes, on fait plus vite connaissance. D'ailleurs, il n'était pas modeste : — Je suis très connu au théâtre d'Athènes, disait-il, et même populaire dans toute la Grèce. Je suis un grand personnage. Pour ne pas vous le cacher, je suis le comte Costa de Smyrnos... Il y avait de quoi éblouir une danseuse sans engagement. Mais Yvonne n'était pas exactement une demi-mondaine et était douée — elle doit l'être encore — d'une intelligence supérieure. Voici le portrait qu'elle a tracé de sa rencontre : Pas beau, les traits tirés, noyés même comme par un secret chagrin, les cheveux d'un noir d'encre, la moustache taillée à l'américaine, l'œil brillant sous un monocle immuable, assez élégamment vêtu, les mains soignées, il donnait l'impression d'un homme qui a beaucoup voyagé, beaucoup vu et pas mal retenu... LA PREMIÈRE GAFFE Constantin — appelons-le Constantin tout court — parlait le grec, le roumain, l'espagnol, l'anglais et l'allemand. La danseuse aussi. Une première gaffe attira l'attention de celle-ci : — Mon père, raconta Constantin, me fait une pension de 1.800 francs par mois. En plus, je touche de fortes commissions sur toutes les affaires que je fais pour lui en Europe... Il s'était présenté comme artiste. Yvonne en fit la remarque, sans insister. Puis un flirt en règle commença. C'était le jour où parvenait à Paris la nouvelle du torpillage du Lusitania. Constantin essaya d'excuser ce crime en prétendant que le navire devait porter des munitions, et il ajouta : — Les Allemands sont forts... Les Alliés auront du mal, beaucoup de mal à les vaincre. Il n'importe buvons à la France ! Sur tous les événements, Constantin donnait, à voix très haute, une opinion d'abord favorable aux Alliés, puis nettement pessimiste et défaitiste. Le Grec ne cessait de se vanter. — J'ai un très bel appartement boulevard Haussmann — c'était au 118 —, que j'ai loué à raison de cent cinquante francs par mois. — A ce prix, vous ne devez pas avoir quelque chose d'extraordinaire, fit remarquer la danseuse qui ne laissait jamais passer une occasion de le coller. Pour se venger, Constantin, sans la prévenir, alla louer un appartement contigu au sien. Il voulait ainsi s'imposer à la jeune femme. Mais celle-ci, à son tour, déménagea. Le Grec la poursuivit, et, sous prétexte qu'il était malade, obtint qu'elle viendrait lui faire visite dans une mansarde qui était son domicile réel. LE PAPIER D'EMBALLAGE Ce qui se passa tout d'abord importe peu. Yvonne aperçut tout à coup Constantin saisir avec vivacité un papier d'emballage qu'elle n'avait pas remarqué ; il le froissa, et au lieu de le jeter dans la cheminée, le serra dans un tiroir qu'il referma à clef. Yvonne, songeuse, se demandait quelle valeur pouvait bien avoir pour lui ce bout de papier gris, maculé et déchiré... Constantin, très gêné, raconta que sa mère était Allemande, que son père était Grec, qu'il était né à Leucade (Grèce) et qu'une femme admirable, une Allemande, l'avait ruiné et avait causé sa perte... — Je suis devenu un bandit à cause de cette femme... j'ai été entraîné... je suis un malheureux ! Et, cachant sa tête entre les mains, il éclata en sanglots. Ces demi-confidences et les allures étranges de cet homme avaient piqué au vif la curiosité d'Yvonne qui jura de pénétrer son secret. — Vous avez assassiné quelqu'un ? Vous avez pris de l'argent ? Soyez franc avec moi. Je serai indulgente. Vous avez tué, volé ? — Non, répondit Constantin, c'est pire ! Et le Grec entraîna la danseuse dans la rue, se retournant à chaque instant comme s'il eût craint d'être suivi. Yvonne commença à être inquiète, bouleversée par toutes les remarques qu'elle faisait journellement. Elle résolut de déchiffrer l'énigme, de démasquer l'individu, et, dans ce but, de continuer ses relations avec cet homme bizarre. LE RÉGIMENT QUI PASSE Un matin, une fanfare retentit dans la rue. Constantin, qui était avec la danseuse, dégringola l'escalier quatre à quatre et, sur le trottoir, se mit à examiner attentivement les soldats qui passaient. — Qu'est-ce qui vous a pris ? demanda Yvonne. — J'aime et j'admire les soldats français. Je voulais les voir défiler de près. Et, machinalement, il répéta à plusieurs reprises un nombre composé de trois chiffres. C'était le numéro du régiment qui venait de défiler. Puis reprit la conversation : — Est-ce que vous connaissez des officiers ? J'adore les officiers ; ce sont généralement des hommes instruits et bien élevés. L'autre jour, vous en avez rencontré un ne pourriez-vous me présenter ? La danseuse promit et le Grec, mis en confiance, continua — c'est Yvonne elle-même qui raconte la scène — : — Je voudrais bien vous dire bien des choses, fit Constantin dans un élan de passion plus ou moins feinte... Mais je vous crains beaucoup ! — Vous avez bien tort. Je suis une femme capable de garder un secret. Alors, d'une voix âpre et légèrement troublante, il demanda : — Vous devez avoir beaucoup de relations ? — Certes. — Dans le monde des théâtres seulement ? — Mais non, dans tous les mondes. — La politique ?... L'armée ? — Oui. Il réfléchit un instant, puis, regardant fixement la danseuse : — Il ne tiendrait qu'à vous de gagner beaucoup d'argent, une véritable fortune si vous vouliez... Je vous dirai comment plus tard... Dites-moi tout de suite savez-vous où se trouve en ce moment le général Joffre ? — Je ne m'occupe guère des déplacements du généralissime. UN CRI DE RAGE A cet instant, le Grec aperçut sur la cheminée de la chambre d'Yvonne le portrait d'un jeune soldat en tenue de campagne : — Qui est-ce ? demanda-Pt-il impérieusement. Votre frère, ou votre amant ?... Je ne vois pas le numéro de son régiment : donnez-le moi ! — Je l'ai oublié. Alors, avec un accent de rage, Constantin grinça : — C'est dommage que je ne le sache pas, car j'aurais fait décimer tout le régiment. Yvonne, qui a raconté cette scène, avoua que, dès ce moment, elle était fixée elle avait la conviction que Constantin était un espion. Constantin devait se perdre tout à fait par ses vantardises. Apercevant un jour la camériste d'Yvonne qui, une lettre à la main, pleurait, il demanda la cause de ce grand chagrin. — Mon mari est prisonnier en Allemagne, raconta la femme de chambre. — Votre mari est prisonnier ? Mais ne pleurez pas. Dites-moi où il est, le numéro de son corps et de son régiment et je me charge de le faire revenir sans délai ! — Je ne veux rien devoir aux Boches, répondit la camériste. Monsieur a sans doute des relations en Allemagne ? — C'est possible, répondit Constantin. Je suis neutre et j'ai le droit d'avoir eu et d'avoir encore de hautes relations à Berlin. Un soir le Grec, qui n'avait pas voulu aller à l'Opéra-Comique parce que c'était de la musique française, pria Yvonne de congédier sa femme de chambre, car il avait des révélations à lui faire. LE COUP DU RIDEAU La danseuse feignit de lui obéir, plaça la camériste derrière un rideau, et Constantin, on ne sait comment, s'endormit subitement ou perdit connaissance pendant quelques minutes... Subitement, il se réveilla, bondit sur la porte en disant : — La bonne était là ; elle écoutait et doit avoir entendu ce que je vous ai avoué en dormant. Je vais l'étrangler !... — Calmez-vous, dit Yvonne. Elle n'a pu entendre et ne sait rien. Mais moi, je sais tout ! Le Grec ne parut nullement intimidé. Il se radoucit immédiatement et se mit à rire. Tout cela n'était pas sérieux, disait-il. Ce n'était même pas du somnambulisme. Ce qu'il y avait de désolant, ajoutait-il, c'est qu'il avait un grand voyage à faire à Orléans, à Tours, à Bordeaux. Il partait le lendemain, il écrirait... Il partit, en effet, et Yvonne crut que, par sa maladresse, elle l'avait manqué. |