LES ESPIONNES À PARIS

LA VÉRITÉ SUR MATA-HARI. - MARGUERITE FRANCILLARD. - LA FEMME DU CIMETIÈRE. - LES MARRAINES. - UNE GRANDE VEDETTE PARISIENNE. - LA MORT DE MARUSSIA

 

II. — MATA-HARI DEVANT LE CONSEIL DE GUERRE.

 

 

Le 14 octobre 1917, vers six heures du soir, je reçus au quartier général des armées de Paris, dont j'étais le commandant, l'ordre que voici :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

GOUVERNEMENT MILITAIRE DE PARIS

Paris, le 14 octobre 1917.

3e CONSEIL DE GUERRE

Le Commissaire du Gouvernement près le 3e Conseil de guerre de Paris,

A Monsieur le commandant Emile Massard, Gouvernement Militaire de Paris, Hôtel des Invalides.

J'ai l'honneur de vous confirmer ma communcation téléphonique de ce jour

L'exécution de la condamnée Zelle, dite Mata-Hari, aura lieu demain matin, 15 octobre 1917, au Polygone de Vincennes, à 6 heures 15.

Une voiture sera rendue chez M. le capitaine Bouchardon, boulevard Pereire, à 4 heures.

Une seconde, chez M. le capitaine Thibaut, place deVaugirard, à 4 heures 30.

La voiture de la condamnée, à la prison de Saint-Lazare, à 5 heures.

Il y aura lieu également de prendre M. l'avocat-général Wattinne, à 4 heures 30, rue Ampère.

Capitaine Bouchardon.

 

Recevoir l'ordre de faire exécuter un homme, ou une femme, cause toujours une impression désagréable.

L'ordre concernant Mata-Hari ne m'émut pas outre mesure. En effet j'avais assisté aux deux audiences secrètes du tribunal militaire et je savais pourquoi et comment la célèbre danseuse avait été condamnée.

Le troisième conseil de guerre était présidé par le distingué colonel Semprou, l'ancien chef de la garde républicaine, et siégeait dans la salle de la cour d'assises. Le huis clos était absolu. Personne absolument n'avait pu pénétrer dans la salle et j'étais le seul officier autorisé à assister aux débats.

Les sentinelles ne laissaient pas approcher des portes à moins de dix mètres, et aucun bruit du dehors, aucune influence non plus, ne venait troubler le calme et la majesté de cette justice militaire, si redoutable en apparence, mais si froide et impartiale au fond.

Avant de commencer, prévenons le lecteur que, si nous allons donner des détails — les plus exacts — sur la pièce, comédie et drame, dans laquelle Mata-Hari a joué en grande vedette, il nous sera impossible de tout dire, parce qu'il y a encore des choses qui n'appartiennent pas au public, et qu'il n'y a pas lieu de révéler les noms de certains Français — de bons Français — qui ont été mêlés à la vie de la danseuse.

Comme je l'ai dit en tête de ce livre, la vérité n'en sera pas moins dévoilée, et présentée toute nue — comme la danseuse aimait elle-même à se montrer.

 

LE JOUR DE LA DÉCLARATION DE GUERRE

 

Mata-Hari s'appelait de son vrai nom Marguerite-Gertrude Zelle, alias lady Mac-Leod. Elle était la femme divorcée d'un officier hollandais, le capitaine Mac-Leod.

Hollandaise d'origine, elle était surtout cosmospolite de goût. Mata n'a pas seulement dansé dans toutes les capitales, elle a fréquenté — de très près — tous les états-majors et elle a suivi avec les chefs d'armée les grandes manœuvres en France, en Silésie et en Italie.

Dans le civil, nous l'avons dit, elle était au mieux avec les personnages les plus haut placés à Paris, à Berlin et à Rome.

Le jour de la déclaration de guerre, Mata était à Berlin. Elle avait déjeuné avec le préfet de police dans un restaurant à la mode. Mais la foule, ce jour-là, hurlante, déchaînée, avait entouré l'établissement. Il était difficile d'en sortir. Le préfet prit la danseuse dans sa voiture officielle et par- courut avec elle les principales artères de la capitale prussienne.

Ce fait est reconnu par l'espionne.

— Comment étiez-vous dans la voiture du préfet de police à Berlin le jour de la déclaration de guerre ? lui demanda le président du Conseil de guerre.

— J'avais connu le préfet au music-hall où je jouais. En Allemagne, la police a le droit de censure sur les costumes de théâtre. On me trouvait trop nue. Le préfet était venu m'examiner. C'est ainsi que nous fîmes connaissance.

— Bien. Vous êtes ensuite entrée au service du chef de l'espionnage allemand, qui vous a chargé d'une mission à Paris, vous a remis trente mille marks et vous a immatriculée H-21.

— C'est vrai, répond la danseuse, j'ai reçu un nom de baptême pour correspondre avec mon ami, et trente mille marks. Mais ces trente mille marks étaient non pas un salaire d'espionne, mais le prix de mes faveurs, car j'étais la maîtresse du chef du service de l'espionnage.

— Nous le savons. Mais le chef de l'espionnage était bien généreux.

— Trente mille, c'était mon prix courant. Mes amants ne me donnaient jamais moins.

— De Berlin, vous êtes venue à Paris, en passant par la Belgique, la Hollande et l'Angleterre. Nous étions en pleine guerre. Qu'êtes-vous venue faire chez nous ?

— Je voulais déménager mes meubles de l'hôtel de Neuilly.

— Soit, mais après vous êtes allée au front où vous y êtes restée sept mois, sous prétexte que vous étiez attachée à une ambulance de Vittel.

— C'est vrai. Je voulais, en restant à Vittel, où je n'étais pas infirmière, me dévouer à un pauvre capitaine russe, le capitaine Marow, qui était devenu aveugle. Je voulais racheter ma vie de débauche en me consacrant au soulagement de l'infirmité d'un officier malheureux que j'aimais. C'est même le seul homme que j'aie jamais aimé.

Le fait parait exact. Le capitaine Marow, de l'armée russe, était un mutilé pour qui Mata semble avoir éprouvé une réelle affection. Elle le soignait tendrement... et lui donnait de l'argent. Cet officier, au dire du comte Ignatief qui l'a connu, serait actuellement dans un couvent et aurait été blessé au début de la guerre.

Je vois toujours Mata-Hari, droite dans le box des accusés. Très grande, svelte, le visage un peu en lame de couteau, elle avait, par moments, un air rêche et désagréable, malgré ses beaux yeux pervenche et ses traits réguliers.

Dans sa robe bleue, décolletée en pointe très bas, avec son chapeau tricorne coquettement taire, elle ne manquait pas d'élégance, mais elle était totalement dépourvue de grâce, ce qui paraitra surprenant pour une danseuse. Elle était tellement allemande de forme et de cœur...

Ce qui frappait chez elle, c'était son air résolu et la forte intelligence dont elle faisait preuve à chaque instant.

Elle ne niait rien de ce que lui reprochait l'accusation et elle avait réponse à tout. Elle aimait à se proclamer vicieuse. Traitée de Messaline, elle ne se cabrait pas ; elle contestait seulement l'évidence : courtisane, oui, espionne, non.

Mata avait une psychologie très originale. L'homme, pour elle, c'était l'officier de tout grade et de toute nationalité.

— Tout ce qui n'est pas officier, proclamait-elle, ne m'intéresse pas. L'officier est un être à part, une sorte d'artiste, vivant au grand air dans l'éclat des armes sous un uniforme toujours séduisant. Oui, j'ai eu de nombreux amants, mais c'étaient de beaux soldats, braves, toujours prêts à se battre et, en attendant, toujours aimables et galants. Pour moi, l'officier forme une race à part. Je n'ai jamais aimé que l'officier et je ne me suis jamais occupée de savoir s'il était allemand, italien ou français.

Cette étrange mentalité, affichée avec cynisme par la danseuse, était, peut-être, croyait elle, de nature à flatter les membres du Conseil de guerre. Elle ne provoqua qu'un sentiment de dégoût.

— Revenons à votre existence mouvementée, lui dit sèchement le colonel. A Vittel, vous avez appris beaucoup de choses et vous n'avez cessé de correspondre avec Amsterdam. Votre attitude éveille les soupçons, vous vous sentez surveillée, vous prenez peur et vous revenez précipitamment à Paris.

Le colonel président poursuit :

— Vous fréquentiez des officiers, des aviateurs. Vous étiez très intime avec certains d'entre eux et ces braves vous considéraient comme une honnête femme. C'est sur l'oreiller que vous avez surpris des indications sur l'endroit où nous allions déposer, au delà des lignes ennemies, les agents chargés de nous renseigner. Vous avez donné des indications précises sur ce point aux Allemands et fait fusiller ainsi un grand nombre de soldats.

— Il est vrai que, du front, je correspondais avec mon amant qui était non plus à Berlin, mais à Amsterdam. Ce n'est pas ma faute s'il était chef du service d'espionnage, mais je ne lui communiquais rien.

Cette réponse, dont on jugera la valeur, donne une idée du système de défense employée par l'espionne.

 

GRAVE CONSTATATION

 

Le Président du Conseil de Guerre lui pose ensuite cette question beaucoup plus grave que les autres.

— Quand vous étiez au front vous avez eu connaissance des préparatifs qui se faisaient pour l'offensive de 1916 ?

— Je savais par des amis, officiers, qu'on préparait quelque chose, c'est certain. Mais même si je l'avais voulu je n'aurais pas pu informer les Allemands, et je ne les ai pas prévenus parce que je ne le pouvais pas.

— Cependant vous correspondiez toujours avec Amsterdam par l'intermédiaire d'une légation où on recevait vos lettres, croyant que vous écriviez à votre fille.

— J'écrivais, je l'avoue. Mais je n'envoyais pas de renseignements.

— Nous avons la preuve du contraire. Nous savions tout au moins à qui vous écriviez.

A cette affirmation la danseuse pâlit. Elle devina qu'on avait dû regarder dans la boite aux lettres de la légation, et elle n'insista pas.

La preuve que Mata-Hari avait renseigné l'ennemi sur les préparatifs de l'offensive, la preuve de la trahison était établie par sa correspondance.

Les juges l'ont déclaré dans leur jugement.

— Certainement, une femme de théâtre comme moi ne pouvait manquer d'attirer l'attention. C'est tout naturel, j'ai été suivie...

— A Paris vous vous voyez de plus en plus épiée. On vous serre de près. Vous allez être arrêtée. C'est alors que, affolée, vous allez trouver le chef des renseignements et que vous lui proposez de vous mettre à son service. C'est le moyen auquel ont recours tous les espions qui vont être pris.

— J'avais de belles relations et je n'avais plus beaucoup d'argent. Rien d'extraordinaire à ce que je me sois offerte pour être utile à la France.

— Oui, parce que les Allemands ne pouvaient plus vous envoyer de fonds... à ce moment-là. Mais ils n'ont pas tardé à vous faire parvenir dix mille marks par la légation de...

— C'était de l'argent de mon ami.

— De votre ami, le chef de l'espionnage. Enfin vous voici espionne au compte de la France. Que faites-vous ?

— Je donne des renseignements au chef du 2e bureau sur les points de la côte du Maroc où les sous-marins allemands vont débarquer des armes, renseignements très utiles et très importants...

—Ah ! Et d'où teniez-vous ces renseignements ? S'ils étaient exacts, c'est que vous étiez en relations directes avec l'ennemi. S'ils étaient faux, c'est que vous nous trompiez.

Cette fois, le colonel président a porté un coup droit à l'accusée qui balbutie, chancelle un instant, puis se reprend et, rouge de colère, s'écrie :

— Après tout, j'ai fait ce que je pouvais pour la France. Mes renseignements étaient bons. Je ne suis pas Française, moi, et je ne vous dois rien... Vous cherchez à m'embrouiller... je ne suis qu'une pauvre femme, et, pour des officiers, vous n'êtes pas galants...

Alors, le commissaire du gouvernement Mornay, d'une voix chaude, d'un geste noble, en s'inclinant presque vers Mata :

— Nous défendons notre pays, madame, excusez-nous !

La danseuse, surprise, reste interloquée, puis cherche à dissimuler son inquiétude en prenant une attitude arrogante :

— Je ne suis ni Française ni Allemande, dit-elle, j'appartiens à un pays neutre. On me persécute et on est injuste envers moi. On n'est pas galant, je le répète.

Quelques minutes plus tard elle dira au terrible lieutenant Mornay :

— Comme il est méchant cet homme !

Mais l'accusée n'en a pas fini avec l'accusation. Nous avons vu qu'elle s'était présentée au 2° bureau qui la soupçonnait depuis longtemps — elle lui avait été signalée la première fois par le service anglais — avait feint d'accepter ses services.

— Que pouvez-vous faire pour nous, lui demanda le capitaine L... ?

Mata, qui songeait surtout à quitter la France tout en accomplissant un exploit qui lui aurait valu l'admiration de ses amis, les officiers boches, Mata eut cette idée de génie :

— Je pourrais vous être utile en Belgique, dit-elle. Je vais m'y rendre ; donnez-moi les noms et adresses de vos agents secrets dans ce pays, je leur porterai vos instructions...

— Bonne idée, fit le colonel G. On va vous donner ces noms.

On dressa une liste de faux noms qu'on lui remit comme un secret précieux. Parmi ces noms un seul était exact c'était celui d'un espion double très suspect.

Trois semaines après... l'espion double était fusillé à Bruxelles par les Prussiens.

C'était une nouvelle preuve de sa culpabilité. Aussi Mata-Hari avait-elle hâte de quitter la France.

Elle voulait absolument se rendre en Belgique, pour, disait-elle, nous envoyer des renseignements, en réalité parce qu'elle était sérieusement inquiète.

On décida de la laisser partir.

Notre bureau de renseignements l'expédia en Angleterre, d'où, soi-disant, elle prendrait le bateau pour Amsterdam. Mais les Anglais, prévenus, l'arrêtèrent et la refoulèrent vers l'Espagne.

Nos officiers en agissant ainsi avaient : fait preuve de beaucoup de prudence et de mansuétude.

Malgré les incidents de Vittel, et les fragments de papier trouvés chez elle, malgré les lettres mises dans la boite de la Légation et lues par nos agents, le service n'avait pas encore la preuve matérielle décisive, de sa culpabilité et le 2e bureau s'en était débarrassé en l'envoyant se faire pendre ailleurs.

Peut-être aussi ses nombreuses relations à Paris avaient-elles empêché son arrestation immédiate...

Enfin, elle avait quitté la France.

Ce fut le commencement de ses déboires.

 

LA PREUVE DÉCISIVE

 

Voici Mata en Espagne. Elle voulait aller à Amsterdam et elle se trouvait à Madrid, presque sans argent ! Comme une dame fortunée et de qualité, elle descendit au Grand Hôtel, où elle savait rencontrer l'attaché militaire français et l'attaché naval allemand.

Ici une parenthèse. Pendant la guerre, l'Espagne — et la Suisse — furent le centre de l'espionnage allemand. A Barcelone se trouvait le dépôt de recrutement des espions, à Madrid le bureau des renseignements.

C'est à Barcelone que le capitaine Estève, de l'armée coloniale française, vint se faire embaucher. On lui donna 300 francs (son retour en France payé). Pas un sou de plus ! Les Boches, en effet, n'étaient pas généreux avec leurs espions ; une fois admis, le malheureux devait marcher au doigt, et presque à l'œil — sinon il était dénoncé à son pays. Beaucoup de traîtres, qui ne pouvaient plus être utiles aux Allemands, nous ont été livrés par eux... pour ne pas avoir à les payer. Ils leur réglaient leur compte avec des balles françaises.

Au Grand Hôtel de Madrid, Mata s'abouche immédiatement avec l'attaché naval allemand, le lieutenant von Kroon[1] et H. 21 se fait reconnaître. On la voit ensuite rader autour de l'attaché militaire français ; elle s'installe à une table voisine de la sienne, cherche tous les prétextes pour lier conversation. Mais l'officier français, prévenu, reste impassible, ne répond à aucune de ses avances, et la danseuse en est pour ses frais d'œillades et d'amabilités.

Mata n'a plus rien à faire à Madrid. Les Allemands ont hâte de la renvoyer en France.

C'est ici que se place un incident capital.

Von Kroon — à moins que ce soit von Kalle — l'officier allemand, avait payé les faveurs de Mata avec quelques bijoux. Mais Mata les rendit : elle préférait des espèces sonnantes, car, ayant dansé tout l'été, elle était fort démunie quand la bise fut venue. L'officier ne voulait pas ou ne pouvait pas prendre les sommes nécessaires sur sa cassette particulière. Il fut convenu que Mata rentrerait à Paris et que là elle recevrait les 15.000 pesetas dont elle avait un urgent besoin. C'est ce qui la perdit.

L'agent allemand télégraphia à Amsterdam en demandant de l'argent pour H. 21.

La Tour Eiffel enregistra le télégramme.

Nous-sûmes vite — je ne puis dire comment, mais nous acquîmes la certitude — qu'il s'agissait de Mata.

Celle-ci se présenta à la légation de X..., tou- cha la somme annoncée et... son arrestation fut aussitôt décidée.

 

L'ARRESTATION

 

Ce n'est pas sans une certaine hésitation (?) que cette mesure fut prise.

Quand le commissaire de police Triolet se présenta à l'hôtel où elle logeait pour procéder à son arrestation, Mata-Hari était couchée et entièrement nue. Sans se couvrir, et avec une impudeur plus que choquante, elle procéda à sa toilette devant les inspecteurs, en demandant :

— C'est sans doute pour l'affaire de Belgique que vous venez me chercher ?

L'espionne avait, on le sait, demandé à être envoyée en Belgique pour surveiller nos agents !

— Oui ! Oui ! fit le commissaire.

Celui-ci, dans la crainte d'un mouvement de colère de la danseuse, n'avait osé l'avertir qu'il la mettait en état d'arrestation, ni lui montrer le mandat dont il est porteur.

Ce n'est qu'en arrivant au 2e bureau que le commissaire lui remit le mandat. Mata le prit, sans le lire, et dit en entrant :

— Auquel de ces messieurs dois-je remettre ce papier ?

— D'abord, répliqua brutalement le capitaine L..., dites-nous depuis quand, H. 21, vous êtes au service de l'Allemagne ?

— Je ne comprends pas, fit Mata en pâlissant.

— H. 21, dites-nous depuis combien de temps vous êtes au service de l'Allemagne ?

Il s'ensuivit une explication fort vive, à la suite de laquelle Mata Hari alla coucher à Saint-Lazare.

Reprenons maintenant l'interrogatoire.

 

CONFONDUE !

 

Le colonel donna connaissance du fameux radio de Madrid.

— Vous ne pouvez nier, lui dit le colonel président, que vous êtes allée chercher à la légation de... la somme que le lieutenant von Kroon vous avait promise à Madrid ?

Et Mata, imperturbable, de recourir à son système de défense favori et de répondre avec aplomb :

— C'est parfaitement exact. Le lieutenant von Kroon ne voulant pas payer mes caresses avec son argent, avait trouvé plus commode de les faire payer avec l'argent de son gouvernement !...

— Le Conseil de guerre prendra cette explication pour ce qu'elle vaut, observa le colonel. Vous reconnaissez que l'argent venait du chef de l'espionnage allemand à Amsterdam ?

— Parfaitement. L'argent venait de mon ami de Hollande qui payait sans le savoir les dettes de mon ami d'Espagne.

On ne put tirer autre chose de l'accusée. Elle avait reçu le coup du télégramme comme un coup de massue sur la tête. Elle chancelait, blême, les yeux hagards, la bouche crispée d'où les phrases sortaient en mots hachés :

— Je... je... vous dis que... que c'était pour... pour... payer mes nuits d'amour. C'est... c'est mon prix. Croyez-moi... soyez galants, messieurs les officiers français...

— Tout cela ne prouve rien ! voulut dire l'avocat, Me X..., qui, empressé, très empressé auprès de sa cliente, lui offrait un flacon de sels et lui tendaient une bonbonnière.

— Je n'ai pas besoin de tout cela, lui dit Mata en le repoussant durement. Je ne suis pas une petite femme. Je serai forte !

Et la danseuse, tournée vers le conseil, lançait des regards de défi !

Cette fois, elle était bien touchée, et visiblement elle se sentait perdue.

L'audience fut suspendue sur ce coup de théâtre. On ne peut dire que l'impression fut profonde puisqu'il n'y avait- pas d'auditoire. La grande salle des appels correctionnels était déserte et nue. Les factionnaires dans les couloirs étaient toujours farouches. Il y avait partout, sur les bancs poussiéreux et vides, dans l'atmosphère grisâtre d'une après-midi sans soleil, comme une ombre de désolation et de tristesse. On pensait à ces pauvres poilus qui là-bas se battaient face à face avec l'ennemi, et qu'une misérable femme, tout enguirlandée de fourrures et de fleurs, faisait poignarder dans le dos.

 

LE DÉFENSEUR

 

Pendant la suspension, le défenseur s'approcha de moi. Comme on dit dans la Tour de Nesles, c'était une noble tête de vieillard. Il portait la médaille de 1870 sur la poitrine, et se montrait fort érudit en droit international. Il avait confiance... Toujours il avait eu confiance ! Même avant d'avoir ouvert son dossier il affirmait l'innocence de Mata. C'est à ce point que, à la justice taire, on savait que c'était lui qui avait prié le bâtonnier de le désigner comme défenseur d'office.

Avocat de grand talent, il avait voulu défendre cette femme, qu'il admirait depuis longtemps, parce qu'il avait sans doute l'intime et absolue conviction qu'elle n'était pas coupable. Sa candeur était touchante, son dévouement émouvant, et digne d'une meilleure cause.

— Qu'en pensez-vous, commandant ? me dit-il avec un sourire plein d'espoir.

— Je pense que c'est une grande coquine, et qu'elle est fichue !

Je regrettai aussitôt ma franchise, car je sentis que je lui avais fait de la peine.

— Attendez au moins les témoins à décharge ! Attendez surtout ma plaidoirie !

Avec sa plaidoirie, qui fut très chaude, nous eûmes de l'émotion certes, mais avec les témoignages nous avions eu trop de surprises... ils nous avaient montré combien cette femme était coupable et dangereuse.

Elle avait su, en effet, nouer des relations — purement sentimentales il est vrai — mais relations tout de même, avec un puissant fonctionnaire des Affaires étrangères et même avec un ministre de la Guerre.

Les noms de ces personnalités importent peu parce que les incidents auxquels elles ont été mêlées n'ont aucune importance au point de vue militaire. Ils n'ont d'intérêt que pour établir l'audace de la grande espionne.

 

DÉPOSITION SENSATIONNELLE

 

L'audition des témoins à décharge va commencer. Mata semble plus calme. Elle se met du rouge sur les lèvres et a le sourire.

Son avocat lui a remis un bouquet discret, et elle croque des bonbons, tout en jetant, à la dérobée, des regards sur les juges officiers.

— Introduisez M. X..., dit le colonel.

Un personnage d'allures extrêmement distinguées — mais aussi très gênées — se présente à la barre.

La danseuse s'est levée ; elle affecte de ne pas regarder le témoin, sans doute pour ne pas augmenter son embarras qui est visible.

—Veuillez décliner vos nom, prénoms, qualité, dit le colonel.

Le témoin obéit. Qu'il nous suffise de dire qu'il occupait au Ministère des Affaires étrangères une des plus hautes fonctions, presque la plus haute.

— Pourquoi avez-vous fait citer le témoin ? demande le président.

Sans bouger et sans regarder, Mata répond d'un ton calme, avec douceur, presque à voix basse :

Monsieur occupe une des plus hautes fonctions qui existent en France. Il est au courant de toutes les intentions du gouvernement, de tous les projets militaires. A mon retour de Madrid, je l'ai rencontré. Il avait été mon premier ami après mon divorce, il était tout naturel que je le retrouvasse avec plaisir. Nous avons passé trois soirées ensemble. Je lui pose aujourd'hui la question suivante : A un moment quelconque, lui ai-je demandé des renseignements ? Ai-je profité de notre intimité pour lui arracher un secret ?

— Madame ne m'a posé aucune question, répond le témoin.

—Vous voyez bien que ce n'est pas une espionne ! s'écrie le défenseur. Si elle avait voulu recueillir des renseignements précieux, elle n'avait qu'à tendre la main.

— Alors de quoi avez-vous causé pendant ces trois soirées ? interroge le président toujours curieux. En pleine guerre vous n'avez pas parlé de ce qui nous préoccupe tous la guerre ?

— Nous avons parlé d'art, répond le témoin, d'art indien.

— Admettons, fait remarquer le commissaire du gouvernement. Admettons. Mais reconnaissez que le fait d'approcher une personnalité aussi haut placée que vous donnait à l'accusée un singulier crédit auprès des Boches. C'est sans doute à cette haute relation qu'elle a dû les suppléments de solde qu'elle a obtenus à diverses reprises par le canal de la légation de...

Le témoin se retire avec un soupir de soulagement. Ouf ! on n'a pas trop insisté.

Mata s'est-elle servi, pour correspondre avec le chef de l'espionnage, de papier à lettre portant l'en-tête Ministère des Affaires étrangères Cabinet du Ministre ? On ne saurait l'affirmer. Mais certains débris de papier trouvés permettent d'admettre cette hypothèse.

La comparution de ce personnage — considérable répétons-le — ne produisit aucune impression favorable ; il ne provoqua qu'un sentiment de gêne pour tout le monde.

 

UN MINISTRE

 

Mais voici un incident plus caractéristique.

on avait trouvé chez Mata beaucoup de lettres d'officiers, d'aviateurs, et de notabilités parisiennes. L'une de ces lettres émanait d'un ministre de la Guerre... Nous n'en dirons pas plus pour ne pas le désigner et, en cela, faire comme Mata-Hari.

La lettre qui figurait au dossier parlait des événements du jour et de choses très intimes.

Le président, debout, en avait commencé la lecture...

Mata se leva tout à coup et dit :

— Ne lisez pas cette lettre, monsieur le colonel.

— Je suis forcé de la lire.

— Alors ne faites pas connaître la signature.

— Et pour cela ?

— Parce que, répliqua Mata, parce que le signataire est marié, et que je ne veux pas être la cause d'un drame dans une honnête famille. Ne dites pas le nom, je vous en prie.

Le colonel s'arrêta, hésitant.

Un officier, membre du Conseil, se leva :

— Je demande, dit-il, qu'on lise toute la lettre avec la signature.

Ce qui fut fait. C'est ainsi que nous apprîmes le nom de ce gros personnage. Ce nom produisit une profonde stupéfaction, et — pour être exact — de nombreux sourires.

— Vous n'êtes pas discret, ne put s'empêcher de crier la danseuse en faisant la moue.

La discrétion est, en effet, une qualité professionnelle des filles galantes. Il ne faut à aucun prix compromettre l'ami d'un jour, — ou d'une nuit, — jamais s'occuper de l'identité du client, jamais trahir l'incognito du passant, surtout quand ce passant passe souvent... la revue des armées françaises.

— Bien entendu, vous n'avez jamais parlé de politique ni de guerre, avec le ministre ? demanda le colonel.

— Jamais ! s'écria Mata d'une voix forte.

Et elle se rassit aussitôt de l'air satisfait d'une petite femme ravie de faire connaître ses relations avec un ministre. Elle regarda attentivement les juges pour voir l'effet produit et, prenant une attitude dégagée, se pencha sur son avocat.

Ces relations avec les puissants du jour n'avaient probablement d'autre importance que d'asseoir la situation de Mata en face de nos ennemis. Pour les Allemands, une espionne qui pouvait entrer dans le cabinet du ministre des Affaires étrangères, ou dans celui du ministre de la Guerre, n'avait pas de prix.

Or, Mata était surtout avide d'argent. On estime que le chef de l'espionnage lui a fait parvenir plus de 60.000 marks, soit 75.000 francs. C'était beaucoup pour eux. Avec leurs agents ordinaires ils dépassaient rarement le billet de mille. Aussi combien de misérables, qui voulaient se vendre et qui se sont vendus, ont été déçus en recevant leurs maigres deniers — les trente de Judas.

A cette audience, postant tenue dans le huit clos le plus absolu, on ne fit pas connaître — et d'ailleurs on ne fit jamais savoir :

Comment on avait surpris le secret des relations de Mata et de ses correspondances avec Amsterdam ;

Comment on avait appris son nom de baptême d'espionne, les lettres et les chiffres qui servaient à la faire reconnaître des agents allemands ;

Comment on avait déchiffré les télégrammes par fil ou sans fil à elle adressés ou pour elle adressés à une légation ;

Comment, enfin, on avait été mis sur sa piste et quelle légation plus ou moins neutre lui servait de boîte à lettres.

Ce sont là les petits mystères du contre-espionnage. il suffirait de consulter le dossier de Mata pour les connaître. Mais nous ne nous croyons pas autorisé à les dévoiler.

D'ailleurs les suppositions les plus simples sont permises et le lecteur peut deviner.

L'important est que la justice militaire ait découvert des faits précis et les ait mis sous les yeux de l'accusée qui ne les a pas niés, qui s'est efforcée de les expliquer ses lettres aux Boches, c'était des lettres d'amour ; l'argent reçu des espions officiels, c'était de l'argent de ses amants.

Avec ce système de défense on n'est jamais pris en flagrant délit de mensonge ou de contradiction. On avoue tout et on explique tout. Seulement pour tenir le coup il faut avoir une rare audace et une belle intelligence. Mata avait les deux, et c'est pour cela qu'elle fut la plus dangereuse des espionnes.

 

JE NE SUIS PAS FRANÇAISE

 

La plaidoirie du défenseur avait été chaleureuse, mais peu convaincante. Cependant, Mata était confiante ; elle ne croyait pas à sa condamnation.

A la fin des débats, elle se composa un visage, comme au théâtre, et prit une attitude. Elle était transfigurée.

Redevenue la sirène au charme étrange, elle déploya pour avant-dernier acte toute la coquetterie dont elle était capable. Elle cessa d'être l'accusée qui s'inquiète et discute pour sauver sa tête. Elle redevint femme et artiste, souriant aux juges. Pour un peu, elle se serait dévêtue et leur aurait offert un échantillon de ses talents chorégraphiques. Elle avait réussi auprès des grands, pourquoi échouerait-elle auprès des petits ?

— Avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense ? demanda le colonel.

— Rien. Mon défenseur a dit la vérité. Je ne suis pas Française. J'avais le droit d'avoir des amis dans d'autres pays, même en guerre avec la France. Je suis restée neutre. Je compte sur le bon cœur des officiers français.

Son avocat lui prit les mains avec effusion... Tout était fini.

Quand dix minutes après les juges sortirent de la salle des délibérations, j'entendis le commandant C... dire avec émotion.

— C'est affreux d'envoyer à la mort une créature si séduisante et d'une telle intelligence... Mais elle a causé de tels désastres que je l'aurais condamnée douze fois si j'avais pu !...

Lecture de la sentence fut donnée à la condamnée hors la présence du Conseil, devant la garde assemblée. Mata, prévenue par son avocat qui pleurait, arriva impassible, droite, raide, blême.

— Jugement ! dit le greffier. Au nom du peuple français...

— Présentez armes ! commanda l'adjudant de service.

Mata se mordit les lèvres, haussa les épaules et sourit. Elle paraissait seulement un peu contrariée de ne pouvoir sortir, et retourner à ses schekt, à ses pompes et à ses œuvres.

 

MAÎTRESSE DU PRÉSIDENT HOLLANDAIS

 

Si Mata semblait rassurée, c'est qu'elle avait de puissants protecteurs, non pas seulement en France, mais à l'étranger, en Hollande notamment.

Le général Boucabeille, ancien attaché militaire à La Haye, a réuni de nombreux documents sur le compte de la danseuse.

Mata, avant d'être la maîtresse d'un ministre de la Guerre français, avait eu pour amant le kronprinz qui l'avait emmenée aux manœuvres de Silésie. Puis le duc de Brunswick l'avait couverte de marks. En passant par la Hollande, elle avait pris pour amant le président du Conseil des ministres Van der Linden — tout simplement.

C'est ce dernier qui tenta une démarche pressante auprès du gouvernement français pour obtenir sa grâce. Il faut rappeler que la reine Wilhelmine, malgré les instances du prince consort, refusa de s'associer à cette démarche. C'est le même ministre qui, après la condamnation de Mata, suscita des manifestations contre les Français qu'il faisait traiter de sauvages et de barbares.

Le gouvernement de ce même Van der Linden avait laissé organiser sous ses yeux un vaste système d'espionnage.

Le consul allemand était à la tête de ce service. A La Haye, il donnait des passeports. A Scheveningen — la station balnéaire — il recevait les renseignements.

 

À SAINT-LAZARE

 

Nous voici à Saint-Lazare.

La condamnée est installée dans la cellule 12, celle où ont été enfermées Mme Steinheil, Mme Caillaux, etc. C'est une pièce assez vaste, à deux fenêtres et à trois lits — deux de ceux-ci servent aux moutonnes ou aux auxiliaires chargées d'observer la condamnée.

La surveillance officielle est exercée par des sœurs. Malgré toutes les tentatives de laïcisation, on n'a jamais pu remplacer les sœurs à Saint-Lazare. Elles seules ont de l'autorité sur les filles plus ou moins soumises — plutôt moins — qui peuplent cet établissement. Les détenues sont généralement d'un caractère peu commode et d'une mentalité effroyable elles n'écoutent ni Dieu ni diable, mais elles écoutent les sœurs, qui leur imposent un profond respect et qui obtiennent d'elles une obéissance absolue. Les plus féroces laïcisateurs ont été obligés de les garder.

Mata-Hari était d'origine juive ; elle s'était convertie au protestantisme. Aussi avait-elle, dans les premiers temps, refusé de recevoir les sœurs, et, quand celles-ci pénétraient dans sa cellule, les accueillait-elle avec une véritable hostilité.

La sœur Marie, — une mignonne petite sœur, énergique, curieuse, parlant argot à ses détenues quand il le fallait, — la petite sœur Marie était très contrariée de l'attitude de Mata qui avait refusé toutes ses douceurs, et qui parfois se montrait impertinente.

Aussi, un jour que je venais prendre des nouvelles de Mata-Hari, la sœur m'avait dit :

— Mon commandant, la Mata-Hari est foncièrement méchante. Quand vous viendrez la chercher pour la conduire à Vincennes réservez-moi une place dans votre voiture. Elle ne veut pas me voir. Je voudrais savoir comment elle se tiendra devant nos soldats.

Mais quelques jours avant l'exécution, la condamnée s'était repentie de sa brutalité et s'était excusée auprès de la sœur de charité, qui, aussitôt, lui avait apporté ses consolations — et qui les lui apporta jusqu'au poteau.

 

LA VEILLE DU DERNIER JOUR

 

Mata ne recevait d'autre visite que celle de son avocat ; toujours empressé, il lui apportait des fleurs et des friandises. Il la consolait de son mieux et s'efforçait de lui donner confiance.

Le jour où l'avocat ne venait pas, Mata avait le cafard. Alors la petite sœur Marie la réconfortait à son tour. La veille de l'exécution — était-ce un pressentiment ? — Mata paraissait très abattue.

— Il faut vous secouer ! Dansez donc un peu ! lui dit petite sœur Marie. Vous allez oublier votre art. Et puis, il convient que nous connaissions votre talent...

Et Mata-Hari dansa, puis se remit à espérer et à sourire. Évidemment elle n'était pas faite pour la prison — ni pour le célibat. Elle était débordante de vitalité. Elle avait fait venir le directeur de la prison et lui avait dit :

— Je dois prendre un bain tous les jours. Mon métier et mon tempérament l'exigent[2].

Et on lui donna son bain — et son pain — quotidien.

 

Mata-Hari à Paris, 1914

 

 

 



[1] On a dit aussi que c'était avec l'attaché militaire von Kalle.

[2] La condamnée avait émis la prétention d'avoir un bain de lait !... au moment où il n'y en avait pas pour nos petits enfants !...