La Susiane
et les peuples du nord : l'Assyrie et Babylone. Prédominance de
l'élément araméen.
Et maintenant, avant de lui remettre les régions où
s'était déroulée l'histoire du monde primitif, parcourons-les du regard une
fois encore et voyons ce qu'elles étaient devenues.
Au sud, sur l'ancienne frontière des races sémitiques,
l'Élam s'était partagé en deux régions soumises à des fortunes diverses. Dans
la montagne, les Ouxiens, les Elyméens, les Cosséens, conservaient leur
indépendance, et ils pillaient insolemment les contrées environnantes sans
que personne eût réussi à les châtier dans leurs repaires[1]. Au contraire, la
population de la plaine avait accepté la domination persane, et elle se montrait
prête à accueillir sans résistance quiconque se présenterait en maître[2]. L'heureuse
position de Suse avait attiré de bonne heure l'attention des
Achéménides : le vieux palais des souverains élamites, bâti sur une
butte artificielle, rafraîchi l'été par les vents des hauts plateaux, chauffé
l'hiver par les brises tièdes du golfe Persique, était devenu leur résidence
favorite. Darius, fils d'Hystaspe, le jugeant trop étroit à sa guise, l'avait
reconstruit[3] :
il fut brûlé sous Artaxerxés 1er[4] et restauré,
moins d'un siècle plus tard, par Artaxerxés II[5]. Là, dans une
salle hypostyle de fière allure, les satrapes, les princes vassaux, les
ambassadeurs des nations étrangères et ceux de la Grèce même[6], étaient venus se
prosterner, deux siècles durant, devant les descendants dégénérés de Cyrus.
Les édifices de moindre proportion dont les ruines touchent à celles de cette
halle marquent l'emplacement du palais, et avaient vu se dérouler, année
après année, les tragédies variées du harem, les complots des eunuques et des
femmes, les débauches des Amytis et des Amestris[7], les vengeances
atroces de Parysatis et de Statira[8] : Xerxès 1er
y était tombé sous le poignard d'Artabanos et d'Aspamithrès[9], et récemment Bagoas
y avait empoisonné deux rois successivement. Les Grecs, préoccupés de ces
drames sanglants où le sort de la moitié du monde se décidait, ne songeaient
pas à s'informer de ce qu'avait été Suse, et les indigènes, résignés à leur
condition présente, ne se souciaient plus des gloires de leur passé. Les
souverains nationaux, leurs incursions en Chaldée et en Syrie, leurs campagnes
souvent victorieuses contre les conquérants ninivites, leurs discordes, leur
défaite par Assourbanabal, tout était oublié : l'imagination hellénique
avait remplacé vingt dynasties par un héros unique, Memnon, fils de Tithon et
de l'Aurore, celui qui était accouru au secours de Priam avec une armée
d'Éthiopiens et dont la mort avait précipité la ruine de Troie[10].
Les nations qui habitaient les marches de l'Asie Mineure
et les montagnes du Tigre ou de l'Euphrate, Ourarti et Van, Moushkaya et
Tabal, les voisins de l'Assyrie vers le nord, décimés par l'invasion
scythique, avaient fléchi devant des races plus jeunes et moins éprouvées.
Les Moushkaya et les Tabal avaient été coupés en deux tronçons :
plusieurs de leurs tribus, mêlées probablement aux débris des Cimmériens[11], tenaient ferme
dans les vallées profondes du Taurus, en Mélitène et en Cataonie[12] ; les
autres, refoulées vers le nord, habitaient, au temps d'Hérodote, les cantons
qui bordent le Pont-Euxin, en compagnie des Macrones, des Mosynèques et des
Mares[13]. Lorsque le
conquérant mède pénétra dans les parages qu'ils avaient occupés et auxquels
il imposa le nom nouveau de Katpatouka (Cappadoce)[14], il n'y
rencontra plus que les Syriens blancs, débris des Hittites[15], et un peuple
nouveau, les Arméniens. Les Arméniens, sortis de Phrygie[16] vers la fin du
septième siècle, s'étaient d'abord installés dans les districts voisins de
leur patrie première, puis ils avaient gagné de proche en proche les sources
de l'Halys[17] :
au temps d'Hérodote, ils possédaient la bande de terrain située à l'est de
l'Euphrate, l'Arménie Mineure des géographes romains, et la partie
occidentale du cours de l'Arsanias[18]. Ils formaient à
eux seuls une satrapie, la treizième[19], tandis que les
gens d'Ourarti, les Alarodiens, étaient compris dans la dix-huitième avec les
Matiènes et les Saspires[20]. Pendant les
troubles qui suivirent les campagnes de Grèce, l'aspect des lieux se modifia
encore. Les Mosques se séparèrent des Tibarènes et ils allèrent rejoindre les
Colchiens dans le bassin du Phase[21]. Les Alarodiens,
refoulés vers le nord, se fondirent parmi les peuplades à demi sauvages qui
s'appuyaient au Caucase[22]. Les Arméniens,
portés de plus en plus vers l'est, s'emparèrent lentement du massif
montagneux qui se dresse entre l'Asie Mineure et la Caspienne et ils
descendirent dans les plaines de l'Araxe. Quand Alexandre surgit en Asie,
leur mouvement d'évolution était terminé : ils avaient absorbé ou
détruit ceux des habitants primitifs qui n'avaient pas émigré, et leurs
princes exerçaient une véritable autorité royale, sous le titre modeste de
satrape[23].
La Cappadoce
s'était partagée en deux provinces, la Cappadoce proprement dite et le Pont, dont les
gouverneurs héréditaires, apparentés à la famille achéménide, n'attendaient
que l'occasion de se déclarer rois[24]. Vieilles
dynasties, vieux noms, vieilles races, le monde belliqueux et barbare que les
conquérants assyriens avaient connu entre la plaine de Mésopotamie et la mer
Noire n'existait plus: trois royaumes nouveaux étaient nés sur ses ruines et
en avaient effacé jusqu'à la mémoire.
Dans le domaine propre des races sémitiques, entre les
côtes de la
Méditerranée et les derniers contreforts du plateau de
l'Iran, la décadence était moins générale et surtout moins sensible. Une
moitié seulement des peuples d'autrefois avait disparu. En deçà de
l'Euphrate, les Routonou étaient morts et morts les Khati, morte Gargamish,
morte Arpad, morte Qodshou ; celles des villes qui avaient échappé à la
destruction, Batnæ, Khalybon, Hamath, Damas, végétaient dans l'obscurité, et
des cantons entiers étaient retournés au désert, faute de bras pour les
cultiver. La
Phénicie, appauvrie par la destruction de Sidon et de Tyr[25], avait peine à
réparer ses désastres : aucune de ses colonies ne lui était restée, et
les petits royaumes de Chypre qui étaient encore sous son influence, ceux de
Cition et d'Amathonte, avaient beaucoup à faire de défendre leur existence
contre les Grecs. L'Assyrie elle-même ne semblait plus qu'un souvenir déjà
perdu dans les lointains du passé. La partie de son territoire comprise entre
le Tigre et l'Euphrate était presque une solitude. Quelques-unes des places
assises au voisinage des montagnes, Sangara, Nisibis, Resaïna, Édesse,
conservaient encore un reste de vigueur et vivaient tant bien que mal sur
leurs propres ressources, mais, à mesure qu'on descendait vers le sud, des
monceaux de ruines marquaient seuls le site des cités nombreuses que les
conquérants ninivites rencontraient jadis dans leur marche vers la Syrie. Tout autour
s'enfuyaient à perte de vue des plaines sèches et déboisées, tapissées
d'herbages aromatiques, parcourues de lions, d'onagres, d'autruches,
d'antilopes, d'outardes, et où les Arabes Scénites vaguaient à l'aventure[26]. Sur les bords
de l'Euphrate et de ses affluents quelques forteresses abandonnées, comme
Korsoté, puis quelques bourgades servant de marché aux Bédouins[27]. Aux rives du
Tigre la population n'était ni dense ni heureuse. Les exilés assyriens,
délivrés par Cyrus après la chute de Babylone, avaient rebâti Assour[28] et s'étaient
enrichis par la culture et par le commerce[29], mais le canton
qui sépare les deux Zab n'était plus qu'un maquis[30], et l'Assyrie
proprement dite ne s'était pas relevée encore du coup qui l'avait frappée.
Kalakh était vide. Ses murs
avaient vingt-cinq pieds de largeur sur cent pieds de hauteur, deux
paransages de circuit. Ils étaient en briques cuites, mais reposaient sur un
soubassement en pierre de taille, haut de vingt pieds. La tour
pyramidale du grand temple subsistait encore : elle
était en pierre, d'un plèthre de large sur deux plèthres de haut.
Ninive présentait le même aspect que sa voisine. La
base du mur était en pierre polie, incrustée de coquillages, ayant cinquante
pieds d'épaisseur sur autant d'élévation. Elle supportait une muraille de
briques de cinquante pieds de large sur cent de haut, et le circuit en était
de cent parasanges[31]. Au moment où
Xénophon traversait le pays, deux cents ans à peine s'étaient écoulés depuis
la mort de Saracos, et déjà les habitants des bourgades voisines ne savaient
plus ce qu'étaient les cités ruinées à côté desquelles ils vivaient. Ils
appelaient la première Larissa, la seconde Mespila[32], et les historiens
eux-mêmes n'étaient guère mieux instruits. Cette lignée terrible de conquérants,
qui commence à Tougoultininip et qui aboutit à Assourbanabal n'était plus
représentée chez eux que par deux personnages également fabuleux, Sémiramis
et Sardanapale. Sémiramis avait pris à son compte les victoires et les
conquêtes, Sardanapale représentait le côté raffiné et sensuel de la race[33]. Tout ce que les
voyageurs rencontraient d'assyrien sur leur passage était attribué à l'une ou
à l'autre. Sémiramis avait bâti les principaux monuments de Babylone[34], Sémiramis avait
fondé des villes en Arménie et en Médie[35], Sémiramis avait
laissé des inscriptions commémoratives au mont Bagistan[36] et consulté
l'oracle de Jupiter Amon[37]. La pyramide
écroulée d'un des temples de Ninive marquait le tombeau de Sardanapale. Selon
les uns, Cyrus l'avait détruite pour fortifier son camp pendant le siège de
la ville et il y avait trouvé une épitaphe que le poète Chœrilos d'Iassos
avait mise en vers : J'ai régné, et tant que
j'ai vu la lumière du soleil, j'ai bu, j'ai mangé, j'ai aimé, sachant combien
il est court le temps que vivent les hommes, et à combien de vicissitudes et
de misères il est sujet ! D'autres pensaient que le roi d'Assyrie
était enterré dans le voisinage de Tarse. Le sépulcre était couronné d'une
statue représentant un homme claquant des doigts ; une inscription en
lettres chaldéennes disait : Moi, Sardanapale,
fils d'Anakyndaraxès, j'ai fondé Anchiale et Tarse en un jour, mais
maintenant je suis mort[38]. L'histoire d'un
peuple entier n'était plus que matière à contes d'enfants et à déclamations
morales.
Sur un seul point la vieille civilisation des bords de
l'Euphrate semblait se perpétuer dans son éclat. La Chaldée, en
abdiquant son indépendance, n'avait perdu ni sa richesse ni son prestige. Ses
révoltes fréquentes ne lui avaient pas trop nui, et la plupart de ses villes
subsistaient encore, amoindries, il est vrai, Ourou n'était plus qu'un bourg
infime[39], mais Ourouk
demeurait le siège d'une école de théologie et de science célèbre par tout
l’Orient au même titre que celle de Borsippa[40]. Les Grecs
connaissaient peu les habitants de la Basse Chaldée :
Hérodote se contente de mentionner que trois de leurs tribus se nourrissaient
exclusivement de poisson. Après l'avoir pêché, ils
le dessèchent au soleil, puis le jettent dans un mortier, le pilent et le
tamisent à travers un linge : ils en préparent indifféremment des
gâteaux ou une pâte, que l'on cuit comme le pain[41]. Pour la plupart
des voyageurs, Babylone seule représentait la Chaldée entière.
Elle était en effet la seconde capitale effective de l'empire la cour y
résidait plusieurs mois de l'année et venait y chercher les ressources du
commerce et de l'industrie qui manquaient à Suse. Dans le premier siècle qui
avait suivi la conquête, elle avait essayé à plusieurs reprises le restaurer
sa dynastie nationale ; mais, depuis que Xerxès l'avait saccagée, elle
s'était résignée à la servitude. Les murs par lesquels Nabuchodorosor avait
cru la protéger contre l'invasion étaient debout malgré leurs brèches, et ils
excitaient l'admiration des étrangers par leurs dimensions. La ville est un carré parfait dont chaque côté est de cent
vingt stades ; l'enceinte totale est par conséquent de quatre cent
quatre-vingts stades. Elle est entourée d'abord d'un fossé profond, très
large et rempli d'eau, ensuite d'un mur dont l'épaisseur est de cinquante coudées
royales et la hauteur de deux cents : la coudée royale est de trois
doigts plus longue que la coudée ordinaire. Élevés au sommet du mur et sur
ses bords, deux rangs de tourelles à un seul étage, contiguës et tournées
l'une vers l'autre, laissaient entre elles l'espace nécessaire pour le
passage d'un char attelé de quatre chevaux. Dans le pourtour de la muraille,
on comptait cent portes, toutes en airain, avec les jambages et les linteaux
en même métal[42].
Cette enceinte géante était trop vaste pour la population
qu'elle renfermait ; des quartiers entiers n'offraient plus que des
monceaux de ruines, et les jardins empiétaient de proche en proche sur les
espaces autrefois bâtis. Les édifices publics avaient souffert autant de la
guerre que les maisons particulières. Les temples avaient été dépouillés par
Xerxès et ils n'avaient pas été restaurés[43] : même,
celui de Bel était à moitié enseveli sous les décombres[44]. Il surgissait
du centre de la ville et il dominait aisément tous les autres édifices les
statues en or qui en chargeaient le sommet avaient été enlevées par les rois
perses, et la grande tour privée de ce couronnement splendide ne servait plus
qu'aux observations astronomiques des prêtres[45]. Les palais des
anciens rois s'écroulaient faute d'entretien ; seulement on montrait
encore dans la citadelle les fameux jardins suspendus. Les guides en
attribuaient naturellement l'invention à Sémiramis, mais les gens bien
informés savaient à n'en pas douter qu'un des princes postérieurs à l'héroïne
les avait construits pour une de ses maîtresses. On
racontait que cette femme, originaire de la Perse, regrettant la verdure de ses montagnes,
supplia son amant de lui rappeler l'aspect de ses montagnes natales par des
plantations artificielles. Ce jardin, de forme carrée, avait quatre plèthres
de côté, et on y montait, par des degrés, sur des terrasses superposées dont
l'ensemble présentait l'aspect d'un amphithéâtre. Elles étaient soutenues de
colonnes qui, s'élevant graduellement de proche en proche, supportaient
toutes le pied des plantations : la colonne la plus élevée avait cinquante
pieds de haut, supportait le sommet du jardin et était de niveau avec les
balustrades de l'enceinte. Une masse de terre suffisante pour recevoir les
racines des plus grands arbres recouvrait les terrasses : elle était
remplie de plantes de toute sorte, capables de charmer la vue par leurs
dimensions et par leur beauté. Une seule des colonnes était creuse depuis le
sommet jusqu'à la base ; elle contenait des machines hydrauliques qui
faisaient monter du fleuve une quantité d'eau, sans que personne pût rien
voir à l’extérieur[46].
Même privée de ses monuments, la ville aurait offert
encore bien des sujets d'étonnement au voyageur. Contrairement à l'usage des
cités grecques, elle était bâtie sur un plan régulier, et les rues s'y
coupaient à angle droit, les unes parallèles, les autres perpendiculaires à
l'Euphrate : ces dernières se terminaient à une porte d'airain qui
s'ouvrait dans la maçonnerie du quai et qui donnait accès au fleuve[47]. La foule qui
circulait dans ces rues renfermait des spécimens de toutes les races
asiatiques, que le commerce renouvelait chaque jour. Les indigènes se
reconnaissaient à leur costume élégant. Ils étaient vêtus d'une tunique de
lin, descendant jusqu'aux pieds, par-dessus laquelle ils endossaient une
seconde tunique de laine et une sorte de pèlerine blanche. Ils laissent croître leurs cheveux, se couvrent la tête de
mitres et se parfument tout le corps. Ils ont chacun un anneau qui leur sert
de cachet, et une canne de travail soigné, au pommeau de laquelle est figuré
un fruit, une rose, un lis, un aigle ou tout autre objet, car ils n'ont pas
accoutumé d'employer une canne sans ornements[48]. Certains usages
bizarres attiraient l'attention du nouveau venu. Lorsqu'un individu tombait
malade, ses parents l'exposaient sur la voie publique. Les passants s'approchent de lui et ils l'interrogent sur
son mal, et s'ils ont éprouvé, soit eux-mêmes, soit quelqu'un de leur
connaissance, la même maladie, ils lui indiquent le remède qui les a guéris.
Nul ne pouvait se soustraire à ce devoir de charité[49], et le bon
Hérodote s'émerveillait beaucoup de la sagesse de cette coutume. Il
approuvait moins l'obligation où toute femme mariée était d'aller s'asseoir
une fois en sa vie dans le temple de Mylitta et de s'y livrer à qui la
payait, si peu que ce fut[50], mais il
regrettait que la vente à la criée des filles nubiles fût tombée en
désuétude. Elles étaient conduites dans un endroit à
ce préparé, où les hommes se rangeaient autour d'elles. Un crieur public les
mettait à l'enchère l'une après l'autre, en commençant par la plus belle.
Celle-ci vendue fort cher, on passait à celle qui lui approchait le plus en
beauté, et ainsi de suite. Ces ventes étaient de vrais mariages. Tout ce
qu'il y avait à Babylone d'épouseurs riches enchérissaient l'un contre
l'autre, et achetaient les plus belles, mais les gens du peuple, qui se
souciaient moins de la beauté que de l'argent, se réservaient pour les
laides. Cependant le cœur mettait celles-ci à l'enchère : il commençait
par adjuger la plus laide à celui qui offrait de l'épouser pour le moins d'argent.
Cet argent se prenait sur la vente des belles, de sorte que le prix offert
pour celles-ci servait à marier les laides et les difformes. Il n'était
permis à personne de marier sa fille à son choix ; de même, nul ne pouvait
emmener celle qu'il avait achetée sans fournir caution, par laquelle il
s'engageait à l'épouser ; alors seulement il pouvait l'emmener. Au cas
où les deux époux ne se convenaient pas, la loi ordonnait de rendre l'argent[51].
C'étaient là de ces bizarreries que les voyageurs se
plaisent à noter pour l'agrément de leurs récits : il y avait autre
chose à prendre en Chaldée que des coutumes étranges ou gaillardes, et les
Grecs le savaient bien quand ils n'hésitaient pas à y chercher l'origine
d'une partie de leurs sciences exactes. Il y a quelque exagération à
déclarer, comme ils faisaient souvent, que leurs premiers savants, Phérécyde
de Scyros[52],
Pythagore[53],
Démocrite d'Abdère[54], avaient étudié
à l'école des mages les principes de la philosophie, des mathématiques, de la
théologie. Mais les contemporains d'Alexandre connaissaient l'existence de
ces bibliothèques en terre, dont chaque feuillet était une brique recouverte
d'écriture et cuite au four : Callisthène se faisait traduire certaines
des observations astronomiques qui y étaient consignées et il les
communiquait à son maître Aristote[55]. C'est à
toutefois un cas presque isolé : le dédain que les Grecs professaient
pour l'étude des langues barbares les empêcha d'utiliser autant qu'ils
l'auraient dû les documents entassés dans les archives des temples[56]. Leur attention
fut d'ailleurs arrêtée par un sujet plus intéressant à leurs yeux que les
méthodes scientifiques des prêtres. Les Chaldéens étaient renommés de longue
date pour leurs découvertes en magie et en astrologie. La Grèce
superstitieuse trouva chez eux un code complet de lois et d'instructions qui
leur permettait de montrer quels liens étroits rattachent les mouvements de
la voûte étoilée aux événements de la terre, d'expliquer l'action. des astres
sur les phénomènes de la nature ou sur les destinées humaines, de prédire
l'avenir par les positions relatives et par l'apparence des corps célestes.
Elle s'inclina devant leur supériorité en matière d'astrologie, et elle leur
concéda le privilège d'exploiter les trésors de sagesse équivoque qu'ils
avaient amassés avec les siècles. Les diseurs de bonne aventure, les
magiciens, les prophètes, ou furent originaires des bords de l'Euphrate, ou
durent se vanter, pour allécher la pratique, d'avoir étudié dans les vieux
sanctuaires de Barsip ou d'Ourouk : Chaldéen devint synonyme de sorcier.
Encore un siècle, et Bérose ouvrira à Cos un cours public d'astrologie[57] : la magie
chaldéenne conquit le monde au moment même où la Chaldée rendait
le dernier soupir[58].
La suprématie incontestée en ces sciences douteuses n'est
pas le seul héritage qu'elle légua au monde sémite : sa langue lui
survécut et domina longtemps encore dans les pays qui avaient été soumis à
ses armes. L'idiome raffiné dont les scribes de Ninive et de Babylone se
servaient pour rédiger les inscriptions officielles n'était plus depuis longtemps
qu'une sorte de langue noble comprise d'une élite, inconnue aux gens du commun.
Le menu peuple des villes et des campagnes parlait le dialecte araméen plus
lourd, plus clair et plus prolixe : c'est celui-là que les conquérants
se chargèrent inconsciemment de répandre partout où ils allaient. De temps
immémorial ils étaient habitués à déporter au loin les prisonniers qu'ils
ramassaient dans leurs razzias, et à les établir dans des villes récemment
annexées à leur domaine. Sous les Sargonides, les Babyloniens proprement dits
et les Araméens des embouchures du Tigre fournirent les plus gros contingents
de colons involontaires : les cantons riverains de l'Euphrate et de
l'Oronte en reçurent un grand nombre qui s'installèrent dans le Bït-Adini,
aux environs d'Hamath et de Damas, chez les Hittites. Sans cesse renforcés
par des groupes d'exilés nouveaux, grossis par l'appoint que leur apportaient
de leur plein gré les tribus du désert, araméennes comme eux, leur action fut
si active et la résistance des indigènes fut si faible, qu'ils gagnèrent
d'abord une prépondérance marquée, puis qu'ils absorbèrent les restes des
populations anciennes. La chute de Ninive, la victoire de Nabuchodorosor à
Gargamish, en les rangeant sous l'autorité directe de leurs frères restés en
Chaldée, augmentèrent encore leur puissance d'assimilation : la Syrie du Nord devint un
des sièges principaux de la race araméenne, et presque l'Aram par excellence.
Quand la domination persane succéda à la chaldéenne, l'araméen ne perdit rien
de son importance. Il demeura la langue officielle de l'empire dans toutes
les provinces occidentales : on le retrouve sur les monnaies de l'Asie
Mineure, sur les papyrus et sur les stèles de l'Égypte[59], dans les édits
et dans la correspondance des satrapes et même du grand roi. De Nisib à
Raphia, des rives du golfe Persique à celles de la mer Rouge, il se substitua
à presque toutes les langues, sémitiques ou non, parlées jusqu'alors. Le
phénicien lui résista d'abord avec succès, et se maintint longtemps encore
sur la côte et dans l'île de Chypre[60] ; mais
l'hébreu, déjà attaqué pendant la captivité, s'effaça devant lui et disparut
peu à peu au contact des dialectes que parlaient les colonies voisines de
Jérusalem. Il persista comme langue noble de
l'aristocratie restée fidèle à la vieille discipline de Juda, puis,
quand l'araméen lui eut enlevé ce dernier retranchement, comme langue
littéraire et liturgique[61].
Les Juifs : Esdras, Néhémie et la loi mosaïque.
Les compagnons de Shesbazzar, délivrés par le décret de
Cyrus, étaient partis de Babylone au milieu des acclamations et de la joie
universelles, mais leur arrivée dans la patrie n'avait rien du triomphe
qu'avaient espéré les prophètes. Quelques familles s'étaient logées, comme
elles l'avaient pu, parmi les ruines de Jérusalem ; les autres s'étaient
dispersées dans les bourgs de la banlieue. Au nord et à l'ouest,
l'établissement s'était fait sans difficulté : Bethlehem, Anathoth, Géba,
Kiriath-Iéarim, Mikhmash, Béthel, Ono, Jéricho, à moitié désertes depuis la
captivité, avaient accueilli avec joie le renfort inespéré qui leur survenait[62]. Au sud, le
progrès avait été enrayé par les Édomites, à qui Nabuchodorosor avait donné
jadis Hébron, Juda et l'Acrabattène[63], en récompense
de leurs services. La prise de possession achevée, on eût dû se mettre à la
reconstruction du temple, mais les immigrés s'étaient découragés après avoir
relevé l'autel des sacrifices[64]. Le nouveau
sanctuaire était loin d'avoir les dimensions de l'ancien ; aussi un grand nombre d'entre les prêtres et les lévites, et les
vieux pères de famille qui avaient vu le premier temple, pleurèrent et sanglotèrent
quand on posa les fondements de celui-ci. Les générations de l'exil,
chez qui les souvenirs glorieux du passé ne gâtaient point la joie du présent,
poussaient, au contraire, de bruyants cris
d'allégresse, et la foule avait peine à distinguer les clameurs des uns des
sanglots des autres, tellement le bruit était grand et retentissait au loin[65]. Le premier
enthousiasme tombé, lès difficultés de l'entreprise apparurent presque
insurmontables. La colonie avait peu de ressources : les riches n'avaient
pas abandonné la Chaldée[66], et ils avaient
laissé à leurs frères moins fortunés l'honneur de relever la ville sainte.
Les émigrants apprirent bientôt à leurs dépens que Sion n'était pas la cité
idéale dont les portes seront toujours ouvertes, et
de jour ni de nuit ne seront pas fermées pour laisser entrer les trésors du
monde ; loin de sucer le lait des peuples
et d'être nourris par le sein des rois[67], c'est à peine
si leurs champs leur fournissaient de quoi satisfaire aux besoins les plus
pressants de la vie. Vous avez semé beaucoup, leur
disait l'Éternel, pour récolter peu de chose, mangeant sans vous rassasier,
buvant sans risquer de vous enivrer, vous habillant sans vous réchauffer, et
celui qui va gagner sa journée met son salaire dans une bourse percée[68]. L'usurpation du
faux Smerdis et les révoltes qui accompagnèrent sa chute achevèrent de les
désespérer : ils suspendirent tous les travaux.
Le triomphe de Darius leur rendit courage : l'an II
de ce prince, au moment qu'il tenait Nadintavbel assiégé dans Babylone, deux
prophètes, Haggaï et Zacharie, surgirent parmi eux. Shesbazzar n'était plus
là ; un prince de la famille de David, Zorobabel, les administrait pour
le compte des Perses, et le pontife Jéshoua veillait sur leurs intérêts spirituels.
Les constructions reprirent, mais, depuis la chute d'Israël, les montagnes
d'Éphraïm étaient habitées par des Syriens et des Chaldéens, gens de Babylone
et de Kouta, d'Ava, d'Hamath et de Sépharvaïm, que les rois de Ninive y
avaient déportés à plusieurs reprises. Et d'abord
ils ne révéraient pas Jahvé, et il lança contre eux des lions qui firent un
carnage parmi eux. On en parla au prince d'Assour en ces termes : Les peuples que tu as placés dans les
villes de Samarie ne connaissent point le culte du Dieu du pays, et celui-ci
a lancé contre eux les lions, et voilà que ceux-ci les tuent, parce qu'ils ne
connaissent point le culte du Dieu du pays. On leur envoya donc un des
prêtres prisonniers, qui leur enseigna le
droit de Jahvé, et qui institua à son tour des prêtres choisis dans la masse du peuple, lesquels firent parmi
eux les sacrifices dans les lieux du culte[69]. Lorsqu'ils
apprirent qu'on se préparait à édifier le temple de Jérusalem, ils furent
remplis de joie et ils demandèrent à Zorobabel la permission de participer au
travail : Nous voulons bâtir avec vous, car
nous nous adressons au même Dieu que vous, et c'est à lui que nous sacrifions
depuis qu'Asarhaddon nous a établis ici. Un demi-siècle plus tôt, leur
ambassade aurait été accueillie avec joie, mais les Juifs de l'exil n'avaient
plus pour les divinités païennes la tendresse des Juifs d'autrefois :
ils étaient morts à l'idolâtrie[70]. Zorobabel
rejeta les propositions de ces Koutéens qui accouplaient au nom de Jahvé
celui de leurs anciens dieux, Adrammélech, Nirgal, Tartak, Annamélech ;
blessés par son refus, ils s'ingénièrent à empêcher l'accomplissement de
l’œuvre à laquelle on leur interdisait de s'associer, et ils la dénoncèrent
aux Perses comme étant propre à troubler la paix de l'empire. Darius,
instruit de ce qui se passait par le gouverneur de Syrie, ordonna l'exécution
pure et simple du décret rendu par Cyrus : quatre années plus tard, le
temple était terminé[71].
La tâche accomplie, Zorobabel disparut de la scène.
Mourut-il en paix à l'ombre du sanctuaire qu'il avait restauré ? Fut-il
obligé de rentrer à Babylone ? Haggaï l'avait représenté comme le
sauveur d'Israël, et c'en était assez d'une pareille prédiction pour le
rendre suspect de trahison aux yeux des Perses et pour motiver son rappel[72]. Lui parti, Jéshoua
resta seul chargé du gouvernement. Le rôle du grand prêtre s'était fort
développé pendant l'exil. Il n'était plus uniquement le chef des
sacrificateurs, le premier parmi ses égaux, mais le pontife suprême ;
les descendants de David écartés, c'est à lui que la plus haute place
appartenait dans les conseils de la nation. La
dignité pontificale se trouva ainsi instituée de fait, comme une conséquence
presque nécessaire de la situation : et si, plus tard, ce fait fut érigé
en théorie, et forma une partie capitale de la législation, cela nous
surprendra d'autant moins que l'histoire de la papauté chrétienne nous offre
un exemple absolument semblable. L'évêque d'une ville placée dans les
conditions de Jérusalem et de Rome, et qui n'a plus à côté de lui de
souverain laïque, a toujours les chances de devenir souverain lui-même[73]. La composition
de la colonie juive rendait la transition plus facile. Le nombre des
personnes attachées au temple par un lien quelconque était fort considérable,
et la condition du corps sacerdotal avait changé. Ézéchiel avait, le premier,
déclaré que ceux-là seuls dont l'orthodoxie avait toujours été inébranlable,
les fils de Zadok, jouiraient du privilège de
servir à l'autel : il avait exclu de la prêtrise les enfants de Lévi,
qui avaient sacrifié sur les hauts lieux, et il les avait relégués dans les
fonctions secondaires. Cette disposition théorique reçut un commencement
d'exécution au retour de la captivité, et, pour la première fois dans l'histoire
de la religion hébraïque, les prêtres furent séparés des lévites[74]. On conçoit que
cette dégradation ne fut pas pour plaire à ceux qu'elle frappait :
quelques lévites, soixante-quatorze contre quatre mille prêtres, consentirent
à quitter Babylone. Au dessous d'eux, les chantres, les portiers, les
descendants des esclaves sacrés, complétaient la hiérarchie. Tous réunis formaient
un corps compact de cinq mille personnes, le huitième environ de la
population totale[75], et Jéshoua
n'eut pas de peine à se faire proclamer chef de la communauté.
Son fils Joïakim lui succéda, puis son petit-fils Éliashîb[76]. Leur pouvoir,
restreint dans le domaine politique par la surveillance des satrapes de
Syrie, était des plus étendus en matières civiles et religieuses. C'était
pure condescendance s'ils consultaient les prêtres de haut rang, les cheikhs
ou l'assemblée, dans les cas importants[77] : Jérusalem
végéta plutôt qu'elle ne vécut sous leur autorité. Ce qu'on avait attendu de
Jahvé avait été si extraordinaire, et les prophètes avaient tant promis de sa
part, qu'une sorte de découragement s'empara des esprits quand on vit combien
peu la réalité répondait aux espérances. Le Deutéronome avait toujours force
de loi, mais, bien qu'il fût en vigueur depuis plus d'un siècle, il n'était pas encore parvenu, autant que nous pouvons en
juger, à s'attacher le cœur du peuple. Ses exhortations avaient beau retentir
avec tout leur sérieux et toute leur insistance : Toi, Israël, tu dois
aimer Jahvé, ton dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de ta
force ![78] Si cette parole trouvait encore quelque écho dans la
conscience d'un petit nombre, il ne s'était point formé de peuple particulier
consacré à Jahvé[79]. Loin de là, les
mariages contractés avec des femmes étrangères, moabites, philistines,
koutéennes, altéraient chaque jour la pureté de la race. Déjà la langue
antique disparaissait peu à peu, et on pouvait prévoir le moment où la petite
famille juive perdrait son individualité, sinon sa religion[80].
Le salut vint de Babylone. Ceux des exilés qui y
séjournaient, loin du seul sanctuaire dont ils reconnussent la légalité,
avaient pris l'habitude de se réunir le jour du sabbat et de s'édifier
mutuellement par la prière en commun, par la lecture, par la
prédication : la synagogue, établie partout où ils se trouvaient en
nombre suffisant, les empêchait d'être absorbés, comme les Éphraïmites
l'avaient été avant eux, par les païens qui les environnaient. Le principe de
la religion sauvé, on s'était peu inquiété d'abord d'en préserver les formes
extérieures. Ézéchiel avait, il est vrai, introduit le rituel dans son plan
de restauration, mais ses idées à cet égard avaient été peu goûtées des
contemporains : elles triomphèrent auprès de la génération suivante, et
elles formèrent la règle dont les docteurs de Juda s'inspirèrent. Au temps
des rois, le temple de Jérusalem avait eu ses lois propres qui déterminaient
jusque dans le détail les cérémonies de la purification de l'offrande et du
sacrifice, les rapports des membres du clergé entre eux et avec la communauté,
en un mot tout ce qui constituait aux yeux des fidèles le droit du dieu du pays ; mais ces lois,
transmises oralement de siècle en siècle, n'avaient pas été écrites pour la
plupart et elles risquaient de tomber dans l'oubli faute d'un sanctuaire où
les appliquer. Les prêtres s'ingénièrent à les recueillir, à les coordonner,
à en approfondir le sens et l'origine. C'était un travail minutieux et de
longue haleine ; le gros en était déjà terminé pourtant dans la première
moitié du Ve siècle, et le tout était consigné dans un ouvrage
spécial qu'on s'est plu à nommer le Livre
des Origines. Le Livre des Origines est à la fois un code et une
histoire, mais l'histoire n'y figure le plus souvent que pour justifier les
lois par une sorte d'exposé de motifs[81]. Si l'auteur
remonte jusqu'à l'origine des choses, c'est que le récit de la création est
la mise en action d'une des ordonnances de la législation sacerdotale: Dieu,
en travaillant six jours et en se reposant le septième, prêchait d'exemple
l'observance du sabbat[82]. S'il raconte
avec complaisance la conclusion du pacte entre Dieu et Abraham, c'est qu'il
prétend illustrer l'usage de la circoncision et la rigueur des règlements
qu'elle comportait[83]. Où les faits ne
se pliaient pas à son dessein, il les abrège, il les supprime, il les altère,
il leur prête un caractère purement idéal, ou il les dénature à tel point
qu'ils ne répondent plus aux exigences de la réalité. C'est ainsi qu'il
recule jusqu'à Moïse le concept du sanctuaire unique et qu'il attribue aux
Israélites dans le désert la possession d'un tabernacle portatif. Il en
chiffre les dimensions, il en énumère les parties, il suppute les quantités
d'étoffes, de peaux, de métal qui ont été employées à la construction et à
l'ameublement. Le temple de Jérusalem lui fournit le motif de sa description,
mais il oublie d'adapter les objets qu'il y trouve aux nécessités de la vie
nomade et il surcharge les enfants d'Israël d'un matériel trop lourd pour des
hordes errantes[84].
A dire vrai, la faute est légère, car c'est le présent surtout qu'il a en vue
lorsqu'il parle du passé : sa manière de comprendre les destinées de la
race plut aux exilés de Babylone et elle demeura comme la version officielle
de l'histoire primitive.
Les principaux textes de la loi à laquelle les récits
servent de cadre furent donc attribués désormais à Moïse, non plus comme dans
le Deutéronome à Moïse mourant, mais à Moïse chef de peuple et d'armée
agissant au désert du Sinaï[85]. Ce n'est pas
ici le lieu de les examiner en détail. Quelques-uns d'entre eux, les moins
nombreux, sont analogues aux prescriptions de la Thora deutéronomique, et
ils interdisent l'idolâtrie[86], le sacrifice
des enfants[87],
l'adultère et l'inceste[88], la vente à faux
poids et à fausse mesure[89], mais la plupart
ont trait à l'organisation du culte. Jadis le sacrifice était purement volontaire,
et la plupart des prophètes étaient prêts à s'écrier avec Hoshéa : C'est à l'amour que je prends plaisir, et non aux
sacrifices, et à la connaissance de Dieu plus qu'aux holocaustes[90]. Au contraire,
ce qui frappe dans la théorie nouvelle, c'est
l'admission du culte au rang des obligations imposées au peuple de Jahvé, et
à chaque Israélite en particulier[91]. A voir le
nombre des victimes que les prêtres exigeaient, on dirait que l'homme n'était
né que pour subvenir aux besoins criants de l'autel, pendant les grandes
fêtes de l'année, au sabbat, chaque jour. Tout est prévu d'ailleurs, la
manière de présenter la bête, de l'égorger, de la dépecer, d'en répartir les
morceaux. Si l'offrande est de gros bétail, on
choisira un mâle qui n'ait point de défaut. C'est à la porte du tabernacle
que le donateur l'offrira, pour obtenir les bonnes grâces de l'Éternel. Il
posera la main sur la tête de l'animal, pour se faire agréer, de manière que
Dieu lui devienne propice. Puis il immolera le bœuf à la face de l'Éternel,
et les fils d'Aharon, les prêtres, offriront le sang et aspergeront de tous
côtés l'autel qui est devant la porte du tabernacle. Puis il écorchera la
victime et la dépècera en ses pièces, et les fils du prêtre Aharon mettront
du feu sur l'autel, et arrangeront des bûches au-dessus du feu. Puis les fils
d'Aharon, les prêtres, arrangeront les pièces, la tête et la graisse, sur les
brèches placées au-dessus du feu qui est sur l'autel. Mais, pour ce qui est
des intestins et des jambes, il les lavera avec de l'eau, puis le prêtre fera
fumer le tout sur l'autel, comme holocaustes, comme un feu d'odeur agréable
pour l'Éternel[92]. De même pour
les moutons ou pour les chèvres[93], de même pour les
oiseaux[94].
Tout ce sang versé, toute cette chair brûlée, le vin, le lait, l'huile
répandus, obligeaient les gardiens du temple et de l'autel à des soins de
propreté minutieuse. Le simple particulier et le prêtre, sans cesse appelés à
consommer le sacrifice, devaient toujours être dans l'état de pureté légale,
sans lequel l'offrande n'avait plus de valeur aux yeux de Jahvé. Soyez saints, car moi je suis saint, moi l'Éternel votre
Dieu ![95] - Sanctifiez-vous donc et soyez saints, car moi l'Éternel je
suis votre Dieu[96]. Pour les
prophètes antérieurs à l'exil, la sainteté était une vertu morale. Me présenterai-je devant l'Éternel avec des holocaustes, -
avec des veaux d'un an ? - Agréera-t-il des milliers de béliers - des
myriades de torrents d'huile ? … - Ô mortel, on t'a dit ce qui est bien,
- ce que l'Éternel réclame de toi : - Aimer la charité, - et marcher humblement
devant ton Dieu[97]. Pour les
prêtres, elle résultait surtout de l'observance matérielle des prescriptions
contenues dans la loi. On la perdait malgré soi, sans presque y songer, par
le contact du vêtement qu'on portait avec un objet ou avec une personne
souillée[98] ;
on la recouvrait en se soumettant aux rites variés de l'expiation. Chaque
transgression, si légère qu'elle fût, obligeait le coupable à un sacrifice
spécial : une fois l'an, le jour du pardon, le prêtre accomplissait la
propitiation pour tous les péchés des enfants d'Israël[99].
Les prêtres vivant en Chaldée n'avaient pu songer à
appliquer eux-mêmes cette législation.
Pendant quelques années ils se contentèrent de revoir leur oeuvre, de
l'augmenter, de l'interpréter par l'écriture et par la parole faute d'être
sacrificateurs, ils se firent docteurs et scribes. Quand la théorie ne leur
suffit plus et qu'ils voulurent passer à la pratique, ils rencontrèrent des
difficultés à Jérusalem. Le peuple se montrait peu enclin à payer la dîme, à
observer régulièrement les rites, à remplir des devoirs religieux dont le
principal paraissait être l'obligation d'entretenir à ses frais un clergé nombreux.
Les prêtres, gagnés par le relâchement général, n'offraient plus que des
victimes tarées et ils traitaient Dieu comme les hommes les traitaient
eux-mêmes. Un prophète, le dernier de ceux dont nous ayons conservé les
prédictions, leur avait demandé compte de leur conduite au nom de l'Éternel[100] ; mais sa
voix, écho trop affaibli de celle des grands poètes du siècle précédent,
n'avait pas éveillé d'écho dans Israël. Cependant, les rapports continuaient
à être fréquents entre les Juifs qui étaient revenus de l'exil et ceux qui demeuraient
encore à l'étranger. Vers 385,
l'un de ces derniers, Néhémie, qui appartenait à une
famille puissante et qui servait comme échanson auprès d'Artaxerxés II, ému
par les malheurs de Jérusalem, résolut d'implorer la pitié du roi, en faveur
de ses coreligionnaires. Or, au mois de Nisan de la
vingtième année, comme c'était à mon tour de présenter le vin, je pris le
vin, et l'offris au roi. Et quoique je dissimulasse mon chagrin, le roi me
dit : Pourquoi as-tu mauvaise
mine ? Tu n'es pourtant pas malade ? ce ne peut être qu'un chagrin
de cœur. J'eus bien peur et je répondis : Vive à jamais le roi ! Comment n'aurais-je pas mauvaise mine
quand la ville où sont les nombreux tombeaux de mes pères est en ruine et que
ses portes sont détruites par le feu ? Le roi, qui ce jour-là était
d'humeur clémente, lui accorda l'autorisation de quitter Suse, de se rendre
en Judée, puis de couper dans les forêts royales le bois nécessaire, et de
rebâtir le château, les murailles et la maison du gouverneur[101]. Cela ne
faisait point l'affaire des ennemis de Juda, et leurs chefs, Sanneballat de
Bethhoron et Tobiyah l'Ammonite, mirent tout en oeuvre pour entraver
l'exécution du projet. Néhémie déjoua leurs ruses et, après avoir étudié
secrètement l'état des lieux, il communiqua aux chefs de la communauté les ordres
dont il était porteur : le travail, réparti entre les familles, fut
achevé en cinquante-deux jours[102]. Son séjour
dura douze années, durant lesquelles il rendit d'autant plus de services aux
siens que ses fonctions intimes auprès du roi et son titre de gouverneur lui
prêtaient une autorité considérable. Vers 372, il retourna à Babylone, et il
continua ses bons offices envers son peuple, à la cour du souverain.
Toutefois son rôle avait été surtout un rôle
politique : la réforme religieuse restait encore à accomplir. Or, il y
avait alors à Babylone un certain Esdras, fils de Séraiah, habile docteur, qui s'était attaché à étudier la loi de l'Éternel, à la
pratiquer, à en enseigner les statuts et les règles[103]. Sa réputation
comme savant et comme sujet loyal était si bien établie parmi ses compatriotes
et parmi les Perses, que le roi lui accorda sans difficulté l'autorisation
d'aller inspecter Juda et Jérusalem, d'après la loi de son dieu, qu'il avait en main, puis d'établir
des magistrats et des juges pour rendre la justice aux gens d'au delà
l'Euphrate et à tous ceux qui connaissaient la loi de son Dieu, Juifs
ou prosélytes[104]. Trois des
clans demeurés jusqu'alors à Babylone, quatorze cent quatre-vingt seize
individus de moindre rang, trente-huit lévites et deux cent vingt serviteurs
du temple consentirent à l'accompagner. L'exode, commencé par un jeûne
solennel, dura quatre mois[105]. Arrivés au
terme du voyage, et les sacrifices d'action de grâce accomplis, les émigrants
apprirent avec douleur qu'Israël, y compris les prêtres et les lévites, ne se
tenait pas à l'écart des autres habitants du pays.
Ils avaient pris de leurs filles pour eux et pour leurs enfants, et avaient
mêlé ainsi la race sainte et les païens : même les chefs et les
magistrats avaient été des premiers à donner l'exemple de ce crime. A
ces tristes nouvelles, Esdras déchira ses vêtements et s'arracha la barbe et
les cheveux, puis il resta assis dans une profonde stupeur, tandis que
les fidèles s'assemblaient auprès de lui. Le soir seulement, au moment de
l'offrande, il rompit le silence, et, tombant à genoux, les mains levées vers
l'Éternel, il confessa les fautes du peuple : Mon
Dieu, je suis dans la confusion et j'ai honte de lever la face vers toi, ô
mon Dieu! car nos pêchés sont nombreux au point de dépasser nos tètes, et nos
fautes ont grandi jusqu'à toucher le ciel… Après
tout ce qui nous est arrivé par suite de nos méfaits et de notre grande iniquité,
quand toi, ô notre Dieu, tu nous as remis une part de nos fautes, et nous a
accordés ce reste que voici, en viendrons-nous de nouveau à enfreindre tes
commandements et à nous allier à ces peuples abominables ? Certes, Tu
t'irriterais contre nous au point de nous achever, sans laisser échapper ni
survivre personne. Éternel, Dieu d'Israël, tu es juste, car il ne reste plus
aujourd'hui de nous qu'un petit nombre ; nous voilà toujours en face de
toi comme des coupables : nul ne saurait subsister devant toi pour cette
raison[106].
Son émotion gagna les assistants, et l'un d'eux,
Shékaniah, fils de Jékhiel, avouant le péché commun, lui demanda s'il n'y
avait pas encore une espérance pour Israël. Faisons
maintenant un pacte avec notre Dieu, à l'effet de renvoyer toutes ces femmes
et leurs enfants, d'après le conseil de notre seigneur et de ceux qui
respectent le commandement de Dieu : qu'il soit fait selon la loi.
Allons, c'est ton affaire ; nous serons avec toi. Courage et agis.
Esdras se hâta d'accepter cette proposition qui lui allégeait singulièrement
la tâche : il prit le serment des prêtres et des cheikhs présents, puis
il se retira dans l'une des chambres du temple et il y passa la nuit sans
manger ni boire, parce qu'il était en deuil du crime
des exilés[107]. Peu après, le
17 du vingtième mois, il convoqua le ban et l'arrière-ban de Juda, dans les
trois jours, sous peine de confiscation des biens et d'exclusion de la
communauté pour quiconque n'obéirait pas à l'appel. On était en décembre, et
le motif de la convocation était secret au plus grand nombre ; le
peuple, assemblé sur la place du temple, grelottait sous la pluie, incertain
de ce qui allait advenir. Esdras se leva, dénonça véhémentement la
faute : Et maintenant, faites-en votre
confession à l'Éternel, le Dieu de vos pères, et agissez conformément à sa
volonté : séparez-vous des peuples de ce pays et des femmes étrangères.
Deux hommes seulement osèrent parler contre le projet, et ils ne furent
appuyés que d'un cheik et d'un lévite ; les autres consentirent, et ils
demandèrent quelques jours de répit qui leur furent accordés. Deux mois
après, le divorce était consommé. On ne sait combien de gens du commun la
sentence frappa, mais cent treize prêtres avaient des femmes étrangères, et
plusieurs d'entre eux les renvoyèrent avec leurs enfants : il leur avait
été fait selon la loi[108].
Un an plus tard, Esdras crut le moment venu de promulguer
la constitution religieuse qui devait faire de Juda le serviteur par
excellence de Dieu. Le premier jour du septième mois, un peu avant la fête
d'automne, il assembla le peuple à Jérusalem sur la place qui est devant la
porte de l'eau. Il siégeait lui-même sur une estrade en bois qu'on avait
dressée exprès, et les principaux des prêtres qui l'avaient aidé étaient
assis à côté de lui. Il ouvrit le livre à la vue de
tout le peuple, et tout le peuple se leva. Et il bénit Jahvé, le grand dieu,
et tout le peuple répondit Amen, amen ! en levant les mains, et ils
s'inclinèrent et se prosternèrent la face contre terre. La lecture
commença après l'énonciation de chaque titre, des lévites placés d'espace en
espace interprétaient et développaient les formules en langage familier, de
manière à en rendre le sens intelligible à tous. La longue énumération des
fautes et des expiations, les menaces contenues dans certains chapitres
produisirent sur la foule le même effet de terreur nerveuse que les préceptes
et les malédictions du Deutéronome avaient fait sur les contemporains de
Josias : elle fondit en larmes, et les manifestations de désespoir devinrent
telles que ceux-là même qui les avaient provoquées, Esdras et les lévites
instructeurs, durent s'employer à les calmer. Ce
jour-ci est consacré à l'Éternel, votre Dieu ; ne soyez donc pas
affligés et ne pleurez pas… Allez faire bonne
chère, mangez du gras, buvez du doux, envoyez de quoi manger à ceux qui n’ont
pas les moyens de se réjouir comme vous, et ne soyez pas tristes, car le
plaisir de l'Éternel est votre force. Et les Lévites calmèrent le
peuple, disant : Faites silence ! C'est un
jour consacré ! ne soyez pas tristes ; et tout le peuple s'en alla
manger et boire, et l'on envoyait des portions à ceux qui n'en avaient pas,
et l'on se livrait à la joie, car chacun avait prêté attention à ce qui avait
été révélé ce jour-là[109]. Esdras eut soin
de ne pas laisser tomber le premier enthousiasme : dès le lendemain il
convoqua les cheikhs, les prêtres, les lévites, pour régler l'ordre des fêtes
prochaines. Et ils trouvèrent qu'il était écrit,
dans la loi que l'Éternel avait octroyée par l'organe de Moïse, que les
enfants d'Israël devaient se loger dans des cabanes de verdure.
Sept jours durant, Jérusalem s'habilla de
feuillages : les tabernacles en branches d'olivier, de myrte et de
palmier s'élevaient partout sur les toits des maisons, dans les cours, sur
les parois du temple, aux portes de la ville[110]. Puis, le
vingt-sept du même mois, le peuple prit le deuil pour confesser ses propres
péchés et les fautes de ses pères[111]. Puis, pour
couronner le tout, Esdras lui fit prêter le serment solennel de respecter
désormais la loi de Moïse et d'y conformer sa vie. Nous
jurâmes que nous ne donnerions point nos filles à des étrangers, ni nous ne
prendrions des leurs pour nos fils ; de plus, que nous n'achèterons rien
d'eux le jour du sabbat ni tel autre jour consacré, et que, chaque septième
année, nos champs chômeraient et nous ferions la remise des dettes. En outre,
nous nous imposâmes l'obligation de donner annuellement un tiers de siècle
pour le service du temple, savoir, pour les pains de proposition, pour les
oblations et pour les holocaustes de chaque jour, ainsi que pour ceux des
sabbats des nouvelles lunes, des grandes fêtes, pour offrandes et pour
sacrifices expiatoires faits en faveur de tout le peuple, et en général pour
tout ce qui concernait les besoins de la maison de notre Dieu. Nous
répartîmes aussi par la voie du sort, prêtres, lévites et laïques, les
prestations en bois à faire pour le temple, annuellement, à époques fixes,
par les familles, pour entretenir le feu, sur l'autel de l'Éternel notre
Dieu, comme cela est prescrit dans la loi. Nous nous engageâmes à apporter
annuellement à la maison de Dieu les prémices de notre sol et les prémices de
tous les fruits des arbres ; ainsi que les premiers-nés de nos fils et
de nos bêtes, comme cela est prescrit dans la loi, et les premiers-nés de
notre gros et de notre menu bétail, pour les présenter au temple aux prêtres
qui y seraient de service ; enfin les prémices de notre mouture et nos
offrandes et le fruit des arbres : le vin et l'huile, nous devions les
apporter aux prêtres, dans les cellules du temple, et donner la dîme de notre
sol aux lévites, les lévites recueillant eux-mêmes la dîme dans tous les
endroits où se faisait la culture. Et quand les lévites recueilleraient la
dîme, un prêtre de la race d'Aharon devait être avec eux, et les lévites
devaient porter la dîme de la dîme au temple, dans les chambres qui
serviraient de magasins. Et nous ne devions pas abandonner la maison de notre
Dieu[112].
La réforme rencontra une vive résistance. Bien des gens,
même parmi les prêtres et les prophètes, trouvèrent que les réformateurs
avaient employé des moyens trop violents pour arriver à leurs fins, que le
renvoi des femmes étrangères était pour le moins imprudent, que
l'augmentation des dîmes et la multiplication des sacrifices imposaient des
charges trop lourdes à la communauté. L'absence de Néhémie les encouragea à
réagir. Tobiyah l'Ammonite avait à Jérusalem beaucoup de parents et
d'amis : le grand prêtre Eliashîb mit à sa disposition une des chambres
du temple. Les marchands étrangers et les Juifs eux-mêmes profanèrent
ouvertement le sabbat ; ils foulaient le pressoir ce jour-là comme les
autres jours, ou ils amenaient à Jérusalem du blé, du vin, des raisins, des
figues, du poisson et toute sorte de fardeaux. La dîme était négligée, et les
unions prohibées redevenaient fréquentes : le petit-fils d'Eliashîb
épousa une fille de Sanneballat. Au retour, Néhémie n'hésita pas à recourir à
la menace et à la force pour rétablir le droit. Les marchands indigènes ou
tyriens furent consignés aux portes de la ville, le jour du sabbat. Le
mobilier de Tobiyah fut jeté hors la chambre, et les parties du temple avoisinantes
furent purifiées. Les maris des femmes étrangères furent traités
rudement : Je leur fis des reproches, je les
maudis, j'en frappai quelques-uns, je les tirai par les cheveux, je les
adjurai au nom de Dieu. Ceux qui ne se laissèrent point toucher par
ces façons d'agir furent contraints de s'exiler : le petit-fils
d'Eliashîb se retira chez son beau-père[113]. La lutte
continua longtemps encore : quelques années à peine avant la conquête
d'Alexandre, un autre membre de la famille pontificale, Manashshé, qui avait
épousé la fille d'un autre Sanneballat, dut quitter Jérusalem. Les
Samaritains l'accueillirent et ils fondèrent pour lui sur le mont Garizim un
sanctuaire de Jahvé, rival du temple de Jérusalem[114]. Cependant
l'opposition faiblissait peu à peu, les générations nouvelles, dressées dès
l'enfance à se courber devant la volonté de Dieu manifestée dans la loi, en
arrivaient à aimer [d'instinct et comme de naissance] les pratiques et les
prescriptions que leurs ancêtres avaient jugées trop sévères. Le vieil Israël
se transformait. L'idée de la royauté s'était effacée la première, puis le
don de prophétie avait disparu. Le prophète, toujours entraîné par
l'imagination et par l'enthousiasme, ne pouvait plus subsister dans un monde
où chaque mouvement et presque chaque pensée était défini à l'avance, et où
la moindre dérogation à la règle était punie sévèrement ; il fut
remplacé par le légiste, par le scribe, habile à expliquer les textes sacrés
et à en deviner le sens abstrait[115].
Cependant la race croissait en nombre ; la
dispersion, loin de lui nuire, favorisait son développement, et la plupart
des enfants d'Israël, devenus étrangers à leurs frères, ne pouvaient plus
participer matériellement aux rites qui consacraient l'unité nationale. Les
lois et la tradition étaient le seul bien qui restât aux Juifs de Chaldée
comme aux Juifs de Perse ou d'Égypte, mais lois et traditions étaient
dispersées dans plusieurs ouvrages, dont quelques-uns, comme les histoires
des origines du peuple hébreu, le livre de l'alliance, le code de Josias,
remontaient jusqu'aux temps de l'indépendance et n'étaient pas toujours
facilement accessibles, même aux lettrés. L'idée de réunir et d'unifier ces
documents devait donc se présenter naturellement à l'esprit des docteurs qui
succédèrent à Néhémie ; ils travaillèrent longuement et patiemment à la
réaliser pendant le siècle qui précéda la conquête d'Alexandre. Pour composer
la chronique des premiers âges du monde, ils avaient les deux livres publiés
dans les royaumes d'Israël et de Juda vers le huitième siècle. Ils les
découpèrent en morceaux, qu'ils cousirent l'un à l'autre par des transitions
fort brèves, sans s'inquiéter d'en éliminer les contradictions ou les
répétitions. Pour la période qui précède immédiatement l'établissement des
tribus au pays de Canaan, et dont Moïse était devenu le héros, ils suivirent
l'ordre que leur indiquaient les notices mêlées aux deux codes principaux.
Celui d'Esdras, qui était le dernier en date, eut la primauté, parce que
l'auteur disait qu'il avait été rédigé au pied du Sinaï et dans le désert.
Celui de Josias affirmait n'avoir été promulgué que dans les plaines de Moab
et sur les bords du Jourdain : il prit rang après celui d'Esdras. Cet
ensemble de récits et de décrets divins, complété plus tard et partagé en
cinq livres, forme aujourd'hui notre Pentateuque[116]. La rédaction
n'en était pas encore terminée au moment où l'empire perse tomba ; elle
absorba toutes les forces du peuple juif et elle le détourna de se mêler à la
plupart des événements qui s'accomplissaient autour de lui. Il commit
pourtant l'imprudence de se compromettre au soulèvement des cités phéniciennes
contre Ochos, et il en fut puni sévèrement. Quand Sidon capitula, les plus
compromis des nobles de Jérusalem furent exilés en Hyrcanie[117] ; les
autres passèrent dans l'angoisse les quelques années qui précédèrent la
conquête macédonienne.
L'Égypte.
L'Assyrie n'était plus ; Babylone et la Phénicie se
mouraient ; les Juifs appartenaient encore au passé plutôt qu'au
présent ; seule, l'indestructible Égypte avait échappé au naufrage et
elle paraissait devoir survivre à ses rivales aussi longtemps qu'elle les
avait précédées dans l'histoire. Elle était celle des nations orientales que
les Grecs connaissaient le mieux ; les marchands, les mercenaires, les
voyageurs la parcouraient librement, et les relations d'Hécatée de Milet,
d'Hérodote d'Halicarnasse, d'Hellanicus de Lesbos[118], en avaient
signalé les singularités. On l'abordait d'ordinaire par l'ouest, comme font
de nos jours les touristes ou les négociants européens. Avant Alexandre,
Rakoti n'était qu'un village[119], et l'île de
Pharos n'avait d'autre gloire que d'avoir été chantée par Homère[120]. Mais on
trouvait, échelonnées le long de la branche canopique, Naucratis et les bourgades
qui dépendaient d'elle, Anthylla, Archandroupolis[121]. C'était comme
un prolongement de la
Grèce : la véritable Égypte commençait à Saïs,
quelques lieues plus à l’est. Saïs était pleine de la XXVIe
dynastie ; on y montrait le palais où Psammétique II avait reçu la députation
des Éléens venue pour le consulter au sujet des jeux Olympiques[122], et celui dans
lequel Apriès avait été enfermé, puis exécuté après sa défaite[123]. Les propylées
du temple de Nit paraissaient gigantesques à des gens accoutumés aux petites
dimensions de la plupart des temples grecs. La déesse témoignait une humeur
hospitalière à l'égard des étrangers : Grecs ou Persans, elle les
accueillait à ses pompes et elle les initiait à quelques-uns de ses rites
secondaires sans exiger rien d'eux qu'un peu de discrétion[124]. Le soir du 17
Thot, Hérodote vit les habitants, riches ou pauvres, ranger autour de leur
maison les grandes lampes plates remplies d'huile et de sel qu'on tenait
allumées, la nuit durant, en l'honneur d'Osiris et des morts[125]. Il pénétra
dans le temple du dieu au nom ineffable, et il assista, perdu dans la foule,
aux scènes de la vie, de la passion et de la résurrection que les prêtres
représentaient sur le lac sacré[126]. Les
théologiens ne dévoilaient pas aux barbares le fond même de leur doctrine,
mais le peu qu'ils en laissaient entrevoir remplissait les voyageurs grecs de
respect et d'étonnement.
Comme aujourd'hui on parcourait peu alors les villes
Situées au centre et à l'est du Delta. On tâchait cependant d'en visiter une
ou deux en guise d'échantillons, et on recueillait sur les autres le plus de
renseignements qu'on pouvait. Ce qu'on apprenait d'elles par les dires des
indigènes était de nature à piquer la curiosité. Mendès adorait son dieu sous
la forme d'un bouc vivant[127], et elle
accordait à tous les individus de l'espèce un peu de la vénération qu'elle
avait pour le bouc divin[128]. Les habitants
d'Atarbêchis, dans l'île de Prosopitis, se vouaient au culte du taureau.
Quand un de ces animaux mourait là ou ailleurs, on l'enfouissait dans les
faubourgs, ne laissant sortir de terre qu'une seule corne ou les deux afin de
marquer la place. Une fois l'an, des barques parties d'Atarbêchis faisaient
le tour du pays pour ramasser les corps en putréfaction ou les ossements
décharnés, qu'on ensevelissait ensuite avec soin dans une nécropole commune[129]. Les Égyptiens
de Bousins avaient la religion belliqueuse : pendant la fête d'Isis, ils
en venaient aux mains, et leur fureur fanatique se communiquait aux étrangers
présents. Même les Cariens avaient imaginé le moyen de renchérir sur les indigènes ;
ainsi qu'aujourd'hui les musulmans chutes à l'anniversaire de la mort de
Hussein, ils se tailladaient le front avec leurs couteaux[130]. A Paprêmis la
bataille faisait également partie des pratiques du culte, mais on la réglait
d'une façon particulière. Le soir de la fête d'Anhouri[131], au soleil couchant,
quelques prêtres accomplissaient un sacrifice hâtif dans le temple, tandis
que le reste du clergé local se postait à la porte, armé de gros gourdins. La
cérémonie achevée, les célébrants chargeaient l'image du dieu sur un chariot
à quatre roues, comme pour l'emmener dans une autre localité, mais leurs
confrères s'opposaient au départ et barraient le chemin. C'est alors que les
fidèles intervenaient : ils enfonçaient la porte et ils tombaient à
force triques sur les révérends, qui les recevaient en bon point. Les bâtons
étaient lourds, les bras vigoureux et la mêlée se prolongeait, sans que
jamais personne mourût d'un mauvais coup ; du moins les prêtres
l'affirmaient, et je ne comprends pas pourquoi Hérodote, qui n'était pas
clerc à Paprêmis, se permet malignement de récuser leur témoignage[132].
C'est presque toujours à propos d'un temple ou d'une fête
qu'il cite les villes du Delta, et de fait, dans les cités secondaires de
l'Égypte comme dans les petites républiques italiennes, il n'y avait
d'intérêt qu'aux monuments du culte ou aux cérémonies. Hérodote visitait
Bouto ou Tanis, comme on visite aujourd'hui Orviéto ou Lorette, afin
d'admirer un temple ou de faire ses dévotions dans un sanctuaire célèbre. Le
plus souvent l'endroit n'était rien par lui-même : une enceinte
fortifiée, quelques maisons d'apparence médiocre, où les riches et les
employés du gouvernement logeaient, puis, sur des monticules d'antiques
décombres accrus de siècle en siècle, des masures éphémères en pisé ou en briques
crues, divisées en groupes irréguliers par des ruelles sinueuses. Tout
l'intérêt se concentrait sur le temple et sur les habitants, hommes et dieux.
Le voyageur y pénétrait comme il pouvait, s'extasiait devant ce qu'on voulait
bien lui montrer, et s'en allait recommencer plus loin, heureux s'il lui
arrivait parfois, comme Hérodote à Bubaste, d'arriver au moment de la fête
annuelle. Les pèlerins affluaient en bandes de tous les points de l'Égypte,
hommes et femmes entassés pêle-mêle sur des bateaux, et ce n'était le long du
chemin qu'une sorte de mascarade perpétuelle. Chaque fois qu'on touchait
terre, les femmes s'échappaient à grand bruit de castagnettes et de flûtes,
et elles s'en allaient provoquer d’insultes les femmes de l'endroit, dansant
et se troussant à qui mieux mieux. La fête de Bastit n'avait pour les étrangers
rien qui la distinguât beaucoup des autres fêtes égyptiennes : c'était
une procession solennelle avec hymnes et sacrifices, mais, pendant les
quelques semaines qui précédaient ou qui suivaient le jour même, la ville se
transformait en un vaste lieu de plaisirs. Les dieux
du ciel jubilaient, les ancêtres se réjouissaient, ceux qui se trouvaient là
s'enivraient de vin, une couronne de fleurs sur la tête ; la populace courait
çà et là gaiement, la tête ruisselante de parfums, les enfants s'ébattaient
en l'honneur de la déesse, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher[133]. Les drogmans
contaient, non sans fierté, qu'alors on buvait plus de vin en un seul jour
qu'on ne faisait le reste de l'année[134].
Les marais du littoral abritaient une population spéciale
contre les invasions des Perses[135] et contre la
visite des touristes. C'étaient gens de grand courage, sans cesse en lutte
avec l'étranger, mais pauvres, farouches et mal nourris. Ils extrayaient leur
huile à brûler non de l'olive, mais du ricin commun[136], et ils ne
buvaient que de la bière[137] ; faute de
blé, ils mangeaient la racine ou les graines du lotus, quelques-uns la tige
du papyrus bouillie ou rôtie[138]. Le fond de
leur alimentation était le poisson que le Menzaléh et les lacs voisins leur
fournissaient en quantité considérable[139]. Leurs bourgs
et leurs monuments, on n'en parlait pas et probablement ne valaient-ils pas
la peine d'une excursion. Sauf quelques marchands ou quelques soldats
d'aventure, que l'appât du gain attirait dans ces marais, la plupart des étrangers
qui venaient de l'Asie ou qui s'y rendaient suivaient la route militaire, de
Péluse à Daphné puis de Daphné à Bubaste. A Kerkasôron, vers le Ventre du
Delta, les pyramides pointaient à l'horizon, humbles d'abord, mais bientôt si
altières qu'en temps d'inondation, au moment où la vallée entière, des
montagnes d'Arabie aux montagnes de Libye, ne forme plus qu'un fleuve
immense, la barque semblait naviguer presque dans leur ombre[140]. On laissait
sur la gauche Héliopolis et son temple du soleil, les carrières de Troja, et
l'on abordait enfin aux quais de Memphis.
Memphis était, pour le Grec d'alors, ce que le Caire a
longtemps été pour nos modernes : la cité orientale par excellence, le
représentant et comme le type vivant de la vieille Égypte. Malgré les
désastres qui l'avaient frappée dans les derniers siècles, c'était encore une
très belle ville, la plus vaste qu'il y eût au monde avec Babylone. Les fêtes
religieuses, surtout celle d'Apis, y attiraient, à certains jours de l'année,
des myriades de pèlerins. Le commerce y amenait sans cesse des bandes
d'étrangers venus de tous les coins de l'Afrique et de l'Asie. Son port et
ses rues devaient présenter, comme aujourd'hui les rues du Caire, le
spectacle bariolé de cent races et de cent costumes divers, Phéniciens,
Juifs, Araméens, Grecs, Libyens, depuis le prêtre indigène à tête rase,
enjuponné de blanc, jusqu'au soldat perse de la forteresse du Mur-Blanc et au
nègre du Soudan, cheveux feutrés de graisse, plumes d'autruche sur la tête,
anneaux dans le nez, aux oreilles, aux bras, aux jambes, et caleçon court
rayé de couleurs éclatantes. La plupart des peuples qui fréquentaient la
ville y possédaient chacun un quartier particulier qui portait son nom :
les Phéniciens, le Camp tyrien[141] ; les
Cariens, le Mur Carien ; il y
avait des Caromemphites et des Hellénomemphites à côté des Memphites
proprement dits[142]. Les animaux
qu'on s'attend à rencontrer le moins dans les rues d'une grosse ville
circulaient sans façon au milieu de la foule, des vaches, des moutons, des chèvres ;
car les gens du commun, au lieu de se tenir séparés des brutes, vivaient
familièrement avec elles[143] et les
logeaient dans leur propre maison. Et ce n'était pas le seul trait de mœurs
qui dût paraître bizarre au nouvel arrivé. On eût dit que les Égyptiens
avaient à cœur de prendre en tout le contre-pied des autres nations. Le
boulanger qu'on apercevait à l’œuvre par la porte de sa boutique pétrissait
la pâte avec le pied ; en revanche, le maçon n'employait aucun
instrument pour appliquer son mortier, et les gens du peuple ramassaient à
deux mains la boue des rues mêlée d'ordures pour en réparer le mur de leur
cahute[144].
En Grèce, les plus pauvres rentraient chez eux afin de dîner à portes
closes : les Égyptiens n'avaient aucune répugnance à manger et à boire
dans la rue, car, disaient-ils, les choses laides et vilaines se doivent
faire en secret et les honnêtes en public[145]. Le premier
coin d'impasse venu, un enfoncement entre deux masures, une marche sur
laquelle on s'accroupit à la porte d'une maison ou d'un temple, tout leur
était bon à servir de salle à manger. Le menu n'était pas riche. Une sorte de
galette plate, au goût aigre, pétrie non de blé ou d'orge mais d'épeautre[146], parfois un
oignon ou un poireau, parfois un lambeau de viande ou de volaille, arrosé
d'un cruchon de vin ou de bière : ce n'était pas de quoi tenter
l'étranger, et d'ailleurs il aurait été mal venu à s'inviter lui-même. Le
Grec, qui se nourrit de vache, était impur au premier chef : jamais
homme ou femme du commun n'aurait consenti à manger au même plat que lui, non
plus qu'à le baiser sur la bouche par manière de salut[147]. La politesse
égyptienne n'admettait pas autant de familiarité que la grecque : deux
amis qui se rencontraient s'arrêtaient à bonne distance l'un de l'autre, ils
se tiraient la révérence et ils s'embrassaient mutuellement les genoux ou du
moins ils faisaient mine de se les embrasser[148]. Les jeunes
gens cédaient le pas à un vieillard, ou, s'ils étaient assis, ils se levaient
pour le laisser passer. Le voyageur se rappelait que les Lacédémoniens en
agissaient de même et il ne s'étonnait pas trop de cette marque de déférence[149] ; mais
rien en Grèce ne l'avait préparé à voir les femmes honnêtes aller et venir
librement, sans escorte et sans voile, les épaules chargées, au contraire des
hommes qui portent les fardeaux, sur la tête, courir les marchés, tenir
boutique, tandis que le mari ou le père, enfermé à la maison, tissait la
toile, pétrissait la terre à potier et travaillait de son métier[150]. De là à croire
que l'homme était esclave et la femme maîtresse, il ne s'en fallait guère.
Les uns faisaient remonter l'origine de cette coutume jusqu'à Osiris, les
autres jusqu'à Sésostris : Sésostris était la ressource extrême des
historiens grecs dans l'embarras[151].
Les abords de la ville, surtout ceux de l'ancien quartier
royal, étaient défendus par plusieurs étangs, restes des anciens lacs sacrés
qu'Apriès avait recreusés jadis[152], Le vieux
palais des Pharaons commençait dès lors à tomber en ruine, mais le Mur-Blanc
était encore bruyant et animé. Il renfermait, au temps d'Hérodote, une
véritable armée perse, celle-là même qui avait réprimé la révolte d'Amyrtée
et qu'on avait laissée à la disposition du satrape en cas de sédition
nouvelle. La ville propre était remplie de temples dans le quartier étranger,
temple d'Astarté phénicienne, où, depuis la dix-huitième dynastie, des
prêtres d'origine syrienne célébraient les mystères de la déesse, temple de
Baalzéphon, temple de Marna ; dans la ville égyptienne, temple de Râ,
temple d'Amon, temple de Toumou, temple de Bastit, temple d'Isis[153]. Le temple de
Phtah, encore intact, offrait à l'admiration du visiteur un spectacle au
moins comparable à celui qu'offre le temple d'Amon thébain à Karnak. Chaque
roi en avait modifié le plan primitif selon son caprice, ajoutant, qui des
obélisques ou des statues colossales, qui un pylône, qui une salle hypostyle.
Ainsi complété par le labeur successif de trente dynasties, il était une
sorte de musée de l'antiquité égyptienne, où chaque image, chaque
inscription, chaque statue attirait l'attention du curieux. On voulait savoir
qui étaient les peuples étrangement vêtus qu'on apercevait dans un tableau de
bataille, le nom du roi qui les avait vaincus, les raisons qui l'avaient
déterminé à construire telle partie de l'édifice, et il ne manquait pas de
gens prêts à satisfaire de leur mieux la curiosité des visiteurs. Les
interprètes étaient là pour donner des informations, et nos contemporains,
qui ont en l'occasion d'employer un drogman, se figurent aisément ce que
valaient des renseignements obtenus de la sorte. Les prêtres de la basse
classe, portiers ou sacristains, étaient dressés au métier d'exégètes et ils
connaissaient en gros l'histoire du temple où ils vivaient. Ménès l'avait
fondé ; Moeris avait bâti les propylées du Nord[154], Rhampsinite
ceux de l'Ouest[155], Psammétique
ceux du Sud[156],
Asychis ceux de l'Est, les plus beaux de tous[157]. On savait de
reste qui était Ménès. Un homme de Memphis, né au pied du temple de Phtah et
des Pyramides, était familier avec Ménès et Kheops et disposé, par
conséquent, à leur attribuer tout ce que les Pharaons des anciennes dynasties
avaient fait de grand. Ménès n'avait pas seulement devisé le temple, il avait
créé la ville ; il n'avait pas seulement créé la ville, il avait tiré
des eaux le sol même sur lequel elle reposait. Avant lui, l'Égypte entière
n'était qu'un marais, hormis la province de Thèbes, et rien n'était visible
encore des cantons qui sont au nord du lac Moeris. Les alluvions avaient
comblé peu à peu le golfe, les couches s'étaient accumulées ; Ménès
avait détourné le cours du fleuve pour les assainir, et il avait bâti Memphis
sur le terrain asséché par ses soins. Et le voyageur instruit d'approuver,
car il avait observé par lui-même le travail des boues : à une journée
de distance de la côte, on ne pouvait jeter la sonde sans la retirer couverte
d'un limon noirâtre, preuve évidente que le Nil continuait d'empiéter sur la
mer.
Nous avons retrouvé Ménès en tête de la liste des
Pharaons, mais je n'inviterai personne à chercher sur les monuments Moeris,
Asychis, Phéron, Protée et la plupart des personnages dont Hérodote raconte
l'histoire. Le protocole égyptien comportait plusieurs manières de désigner
un souverain. Sur tel pylône l'inscription est gravée au nom même, sur tel
autre au prénom ou au sobriquet populaire, comme Sésostris ; ailleurs
enfin un simple titre, Prouti ou Phérô, entouré ou non du cartouche, marque
d'une manière générale, au courant du récit, le souverain dont le nom a été
inscrit tout au long sur une autre partie de l'édifice. Ces façons de parler
induisaient en erreur jusqu'aux touristes égyptiens ; ils prenaient une
des tombes de Béni-Hassan pour une chapelle de Chéos[158]. Les étrangers,
livrés à la bonne foi des drogmans, étaient excusables d'animer un titre
royal et de métamorphoser Prouti ou Phérô en un personnage constructeur de
temples, Pharaon Protée ou Pharaon Phéron[159]. Les récits
sont à l'avenant des noms : parfois ils avaient un fond de vérité
historique, souvent ils n'étaient qu'une adaptation des romans qui avaient
cour dans la population de Memphis. Les guides contèrent à Hérodote, et
Hérodote nous conte à son tour avec la gravité de l'historien, le remède dont
le roi Phéron usa pour recouvrer la vue[160], les aventures
de Pâris et d'Hélène à la cour de Protée[161], les bons tours
que l'habile voleur joua au roi Rhampsinite[162]. Et partout,
aux Pyramides, à Héliopolis, dans le Fayoum, le voyageur recueillait les
mêmes noms de rois qui l'avaient frappé à Memphis : un même cycle
d'histoire populaire enfermait tous les monuments, et ce qu'on entendait dans
un endroit complétait ou paraissait compléter ce qu'on avait entendu dans un
autre[163].
Je ne sais si beaucoup de voyageurs avaient le loisir ou
l'envie de remonter au delà du lac Moeris : les guerres avaient, ce
semble, interrompu le commerce régulier que les Grecs contemporains des
Saïtes et des premiers rois perses entretenaient avec les oasis par la voie
d'Abydos. L'étranger qui s'aventurait en Thébaïde était dans la position de
l'Européen qui, au siècle dernier, entreprenait d'aller jusqu'à la première
cataracte. Même point de départ, ou à peu près, Memphis et le Caire ;
même point d'arrivée, Éléphantine et Assouan. Mêmes moyens de
transport : rien ne ressemble plus aux dahabiehs modernes que les
barques figurées sur les monuments. Même saison de l'année : on partait
après le retrait de l'inondation, en novembre ou en décembre. Même temps
consacré à l'excursion : le trajet du Caire à Assouan exige un mois
seulement, si l'on a bon vent et si l'on marche sans s'arrêter plus qu'il
n'est strictement nécessaire afin de renouveler les provisions. Pockocke,
ayant quitté le Caire le 6 décembre 1737, vers midi, était à Akhmîm le 17 du
même mois, repartait le 28, arrivait le 13 janvier 1738 à Thèbes, où il séjournait
jusqu'au 17, et abordait le port d'Assouan le 20 janvier au soir. Total quarante-cinq jours, dont quatorze passés à
terre. Si le journal de voyage d'un contemporain d'Alexandre était parvenu
jusqu'à nous, nous y lirions sans doute des dates semblables. Départ de
Memphis en novembre-décembre, arrivée douze ou treize jours plus tard à
Panopolis (Akhmîm) ; de Panopolis à
Éléphantine, par Coptos et par Thèbes, environ un mois, y compris le séjour
obligé à Thèbes ; puis retour à Memphis en février ou en mars. La meilleure
partie du temps se perdait en allées d'un point vers un autre ; la
nécessité de profiter d'un bon vent obligeait les voyageurs à négliger plus
d'une localité intéressante. Dans les quelques endroits où le patron de la
barque consentait à s'arrêter, la population était hostile au Grec. Ajoutez
que les interprètes, presque tous originaires du Delta, n'avaient pas souvent
l'occasion de faire le voyage du Nil, et devaient se sentir à Thèbes presque
autant dépaysés que l'étranger lui-même. Leur rôle se bornait à traduire les
renseignements fournis par les gens de l'endroit, quand les gens de l'endroit
consentaient à en fournir.
A Panopolis, ce qui avait frappé le plus vivement
Hérodote, c'est un temple et des combats gymniques consacrés à Persée, le
fils de Danaé. Comment le dieu Minou était-il devenu Persée ? les
inscriptions nous l'apprendront peut-être un jour. Les drogmans contaient que
Danaos et Lyncée étaient de la ville, que Persée, revenant de Libye avec la
tête de Méduse, se détourna de son chemin pour visiter le lieu de son
origine, et qu'il institua, en souvenir de son passage, des jeux où le
vainqueur recevait, avec le prix, du bétail, des robes et des peaux[164]. Thèbes n'était
plus qu'une cité morte : les gouverneurs perses ne se donnaient point la
peine d'y réparer les temples, et ses princes étaient ou trop pauvres ou trop
avares pour suppléer à la négligence des maîtres du pays. Hérodote ne dit
presque rien de la ville et de ses monuments[165] : Hécatée
l'avait décrite avant lui, et son ouvrage suffisait aux curieux[166]. Il se borna à
constater que les dires des Thébains étaient généralement d'accord avec ceux
des Memphites : une question seulement l'intéressa et lui parut digne de
longs développements. Les prêtres d'Amon lui avaient raconté entre autres
choses que deux prêtresses enlevées de Thèbes par les Phéniciens, et vendues,
l'une en Afrique, l'autre en Grèce, avaient établi les premiers oracles dans
ces deux pays. Il se rappela aussitôt le récit qu'on lui avait fait en Épire
de deux colombes noires envolées de Thèbes et parvenues, l'une dans l'oasis
d'Amon, l'autre à Dodone : celle-ci se posa sur un hêtre et elle assuma
la voix humaine pour réclamer l'établissement d'un oracle à Jupiter[167]. Hérodote ne se
sent pas de joie à l'idée que la divination grecque se rattachait par un
point à la divination égyptienne : il croyait, et ses compatriotes avec
lui, ennoblir les origines des cultes helléniques en les déduisant de ceux de
l'Égypte. Arrivé à Éléphantine, on rebroussait chemin. Éléphantine était en
effet la dernière garnison perse. Au delà commençait le territoire de la Nubie, toujours contesté
entre les maîtres de l'Égypte et de l'Éthiopie. Heureusement pour les
curieux, Éléphantine était, comme Assouan aujourd'hui, le centre d'un
commerce important : on y coudoyait dans les bazars des Éthiopiens de
Méroé, des noirs du Haut Nil et du lac Tchad, des Ammoniens, auprès desquels
on pouvait se renseigner. La cataracte, dont les premiers rochers dominent
l'entrée même du port, n'était infranchissable en aucun temps ; les
riverains avaient le privilège de la faire passer aux bateaux de commerce. La
montée durait quatre jours au lieu de deux ou même de trois qu'elle dure
aujourd'hui : à la sortie, le Nil formait comme un lac semé d'îles dont
deux ou trois, Philæ, Bégeh, étaient des sanctuaires célèbres que les
Égyptiens se partageaient de moitié avec les Éthiopiens.
A tout prendre, ce n'était pas l'Égypte elle-même que les
étrangers apercevaient, mais le décor extérieur de la civilisation
égyptienne. La grandeur des monuments et des tombes, la pompe des cérémonies,
la gravité et l'ampleur mystique des formules religieuses, frappaient leurs
regards et leur inspiraient le respect de ce qu'ils ne voyaient pas la sagesse
des Égyptiens était proverbiale chez les Hébreux et chez les Grecs. Et
pourtant ces beaux dehors dissimulaient à peine une décadence irrémédiable. A
y regarder de plus près, on reconnaissait que l'art n'avançait plus, que les
sciences étaient une routine, que la religion se dégradait chaque jour. La
chute des dynasties thébaines avait entraîné celle du monothéisme ; du
moment qu'Amon était impuissant à maintenir ses fidèles et ses prêtres au
premier rang, que signifiaient ses prétentions à la royauté divine ? Un
dieu qui n'était plus assez fort pour triompher des autres dieux n'était pas
le dieu un. D'autre part, l'autorité des dynasties qui avaient suivi la
vingtième n'avait jamais duré assez longtemps pour permettre aux divinités
sous la protection desquelles elles vivaient, d'hériter du rôle important que
la trinité thébaine avait eu. La féodalité divine triompha partout à l'ombre
de la féodalité humaine, et les dieux de Mendés ne consentirent pas plus à se
laisser absorber par ceux de Saïs que les Mendésiens à courber la tête devant
les Saïtes. Le sentiment religieux, divisé de la sorte, ne s'affaiblit pas
cependant : loin de là, il redoubla d'intensité et il devint bientôt le
seul sentiment commun à toute l'Égypte. L'instinct national n'avait jamais
été bien fort dans l'homme des basses classes : peu lui importait qui
touchait l'impôt, puisqu'il était forcé de payer aussi cher dans tous les
cas. Les seigneurs féodaux ne tenaient guère à la patrie ils se révoltaient aussi bien contre les
Pharaons que contre le grand roi, et leur turbulence avait à mainte reprise
été funeste au pays. Sur un terrain seulement, celui de la religion, fellahs
et princes se réunissaient d'un accord unanime. Ce qui les humiliait le plus
dans leur défaite, c'était de voir les divinités de l'Égypte battues par
celles de la Perse
et de la Grèce :
l'oppression ne lassait point leur patience, mais la moindre insulte à leurs
animaux sacrés soulevait une révolte. Ils se résignaient à tout souffrir
pourvu qu'on ne touchât pas à leurs dieux : les dieux étaient ce qui
leur restait vivant de leur passé.
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