Sargon (722-705) ; guerres contre l'Égypte, l'Élam et l'Arménie ;
conquête de la
Chaldée.
L'Assyrie s'était accrue jusqu'alors aux dépens de tribus
à moitié barbares ou de petits royaumes incapables de résister longtemps au
choc de forces supérieures. La destruction systématique des unes et
l'annexion progressive des autres la conduisirent partout en présence d'E'
tais aussi solidement organisés qu'elle l'était elle-même et assez vigoureux
non seulement pour lui tenir tête, mais pour la battre. Au sud-ouest, l'Égypte
se dressait devant elle ; au nord, elle confluait à l'Ourartou ; au
sud-est, la conquête des principautés araméennes la plaçait en contact direct
avec le vieil empire d'Élam. L'Égypte, l'Ourartou, l'Elam endiguèrent son
élan et formèrent entre elle et le reste du monde une barrière qu'elle ne
parvint jamais à abaisser complètement. Sargon et ses successeurs bataillèrent,
plus d'un demi-siècle durant, contre ces trois royaumes, et ils finirent par
triompher d'eux. Ils y installèrent des gouverneurs, des garnisons, tout un
système d'occupation à main armée et de vasselage ; mais il n'était pas
aussi facile de conserver une province comme l'Égypte ou comme l'Elam qu'il
l'était de confisquer Gargamish, Hamath ou Samarie, et leurs succès aux bords
du Nil, de l'Aras et de l'Oulaï ne furent que succès éphémères, vite effacés
par des désastres. Bien est-il vrai qu'ils usèrent leurs ennemis à la longue,
à force de victoires ; mais ces victoires les usèrent eux-mêmes, et les
laissèrent sans nerf et sans ressort contre l'irruption de peuples nouveaux.
Dans la réalité, lorsqu'ils abattaient l'Égypte, l'Ourartou et l'Élam, ce
n'était pas pour eux qu ils travaillaient, mais pour des rivaux qu'ils ne
pressentaient pas encore, pour les Mèdes et les Perses.
La prise de Samarie avait compensé si peu l'échec de Kalou
que, dès l'année 721, une coalition se forma en Syrie, avec l'appui secret de
l'Égypte. Tafnakhti était mort vers le moment même que Sargon saisissait le
pouvoir en 722, et son fils Boukounrinif (Bocchoris) lui avait succédé. Le
nouveau roi de Saïs et de Memphis était, ce semble, résolu et habile.
Longtemps après sa mort, le peuple raconta toute sorte d'histoires
merveilleuses sur son compte. Il était, dit-on, faible de corps et n'avait
point d'extérieur, mais il rachetait ces défauts par la finesse de son esprit[1] : il avait laissé
la renommée d'un prince simple dans son genre de vie[2], d'un législateur
prudent[3] et d'un juge
intègre[4]. Les rares monuments
que nous avons de son temps sont muets sur ses actions[5], mais ce que nous
savons de la vie de Tafnakhti éclaire celle de son fils d'une vive lumière.
Ce fut une querelle incessante avec les princes, une série de courses,
d'abord pour conquérir le Delta et l'Égypte moyenne, ensuite pour consolider
la conquête et pour y continuer une suprématie précaire. Il réussit pourtant
à se faire obéir de tous, et son règne compte dans l'histoire pour une
dynastie entière, la XXIVe. A peine maître, il
jeta les yeux au delà de l'isthme, et son intervention fut bien accueillie de
tous ceux qui redoutaient l'ambition de l’Assyrie. Si naguère encore Israël
et Juda avaient recherché l’appui d’un roitelet confiné à Tanis, dans un coin
du Delta, que ne devaient-ils pas faire pour s'assurer l'amitié d'un Pharaon
dont la domination pesait sur l'Égypte entière ? Phéniciens, Juifs et
Philistins, tous les peuples que la rudesse de Tiglatphalasar avait effrayés,
sentirent que le salut leur viendrait d'Égypte, s'il pouvait leur venir de
quelque part, et divers motifs poussèrent le souverain à bien accueillir
leurs ouvertures. Il savait que ses prédécesseurs avaient possédé la Palestine et porté
leurs armes jusqu'au Tigre ; ce qui avait été jadis possible et glorieux lui
paraissait être possible encore à l'heure présente. Et quand même le désir
d'ajouter un nom de plus à la longue liste des conquérants ne l'aurait pas
bien disposé, la prudence lui conseillait de ne pas décourager les alliances
qui s'offraient à lui spontanées. Le progrès des Assyriens vers l'isthme de
Suez, lent d'abord, s'était accéléré depuis vingt ans d'une façon redoutable.
Et il devenait pour l'Égypte un sujet de craintes perpétuelles. Il fallait ou
vaincre les vainqueurs de l'Asie et les rejeter au delà de l'Euphrate, ou du
moins entretenir devant eux une barrière de petits royaumes, contre laquelle
l'élan de leurs attaques s'amortirait avant d'atteindre la vallée du Nil.
La coalition, qui se forma sous les auspices de Bocchoris,
englobait presque tout ce qui subsistait de Syriens valides. C'était au nord
Jahoubîd[6], roi de Hamath,
usurpateur comme Sargon lui-même et le personnage le plus important de la
région, depuis que Rézon II était mort ; c'étaient encore les chefs
d'Arpad et de Damas, les Phéniciens de Simyra, les quelques Hébreux demeurés
à Samarie. Les Tyriens, toujours en armes depuis la mort de Tiglatphalasar,
défiaient tous les efforts tentés pour les réduire. Les chefs philistins, les
rois de Moab et d'Ammon, Juda lui-même, étaient ouvertement ou secrètement
hostiles à l'Assyrie. Depuis 727, Jérusalem était gouvernée par Hizkiah (Ezéchias), fils d'Achaz. Ezéchias avait
montré dès sa jeunesse une piété ardente : le plus célèbres des
prophètes hébreux. Isaïe, fils d'Amoz, devint son conseiller et presque son ministre.
La vocation d'Isaïe s'était décidée l'année de la mort d'Azariah, et lui-même
en a conté l'occasion dans une page célèbre : J'aperçus
le Seigneur assis sur un trône élevé, et les pans de son vêtement
emplissaient le temple. Les séraphins étaient prés de lui et chacun d'eux
avait six ailes : de deux ils se couvraient la face, de deux ils se couvraient
les pieds, et de deux ils volaient. Et ils se criaient l'un à l'autre et
disaient : Saint, saint, saint est
Jahvé des armées ! toute la terre est pleine de sa gloire ! Et
le seuil trembla jusqu'en ses fondements à la voix de celui qui criait, et la
salle s'emplit de fumée. Lors je dis : Hélas
sur moi ! c'en est fait de moi, car je suis un homme aux lèvres souillées, et
je demeure parmi un peuple aux lèvres souillées, et mes yeux ont vu le roi
Jahvé des armées ! Mais l'un des séraphins vola vers moi, tenant à la
main un chare bon vif qu'il avait pris sur l'autel avec des pincettes, et il
en toucha ma bouche et dit : Voici,
ceci a touché tes lèvres; c'est pourquoi ton iniquité te sera ôtée et ton
péché te sera pardonné[7]. Ce sont bien là
tous les traits du dogme primitif, le sol ébranlé jusque dans ses fondements
rien qu'à la voix des messagers divins, la fumée qui obscurcit la
salle ; mais ils ne représentent plus rien de réel aux yeux du prophète,
et ils ne sont que des images destinées à rehausser la grandeur de Dieu[8]. Isaïe sentait le
danger de Jérusalem plus vivement encore qu'Amos et que Hoshéa ; aussi
quand Achaz, menacé par Rézon Il et par Pékakh, eut son cœur et le cœur de son peuple ébranlé comme les arbres des
forêts sont secoués par le vent, et implora l'appui de l'Assyrie, il
s'éleva de toutes ses forces contre cette alliance impie. Les projets des
ennemis de Juda sont vains, et Jahvé en dit : Ils
n'auront point d'effet et ne s'exécuteront point ; avant qu'un enfant
conçu au moment où il parle soit arrivé à l'âge où l'on sait rejeter le mal
et choisir le bien, les deux rois ne seront déjà plus. Mais si les
descendants de David appellent eux-mêmes l'étranger, Jahvé fera venir sur
toi, Achaz, et sur ton peuple et sur la maison de ton père, par le roi
d'Assour, des jours tels qu'il n'y en a pas en de semblables depuis
qu'Éphraïm se sépara de Juda. Et il arrivera qu'en ce jour-là Jahvé sifflera
aux moustiques qui sont aux rives des canaux d'Égypte, et aux abeilles qui
sont en Assour, et elles viendront, elles se poseront dans toutes les vallées
désertes et dans les trous des rochers, et sur tous les buissons et par tous
les halliers[9]. Sa voix ne fut
entendue d'abord que de quelques témoins fidèles, d'Urie, le prêtre, et de
Zacharie, fils de Jérébékhiah[10] : Achaz
dédaigna de l'écouter. Ezéchias fut plus docile que son père : quand le
moment vint de décider si Juda se joindrait à la ligue sous les auspices de
Pharaon, il se rangea à l'avis du prophète et il resta neutre dans la
querelle. L'événement montra combien il avait eu raison d'agir de la sorte.
Iahoubid fut battu à Karkar, assiégé, pris et écorché vif[11] ; lui
tombé, la Cœlésyrie
se soumit, et la résistance se concentra au Sud. Elle n'y fut pas plus
heureuse. Sargon choqua les troupes ce Hannon, roi de Gaza, à Rapihoui (Raphia), dans l'endroit même où, cinq siècles
plus lard, Ptolémée Philopator assaillit Antiochus le Grand : les Philistins
furent vaincus, Hannon fait prisonnier, et la défaite de Raphia dissipa les
rêves de liberté dont la Syrie
s'était bercée un instant la
répression fut Si terrible que sept années s'écoulèrent avant qu'elle songeât
à reprendre les armes (720)[12].
La paix, à peine confirmée à l'Ouest, fut rompue au Nord
par l'Ourartou. Shardouris, assagi par sa défaite, s'était tenu tranquille
jusqu'à sa mort (750), mais son successeur, Rousas, que les inscriptions
ninivites appellent Oursa, reprit les projets ambitieux de Menouas et
d'Argishtis ; dix années durant, de 730 à 720, il travailla à rétablir
l'hégémonie qu'ils avaient exercée sur les tribus du Nord et de l'Est et à
susciter une coalition contre l'Assyrie. Vers l'Ouest, il trouva un
auxiliaire fidèle et résolu dans Mitâ, le chef des Moushki ; à l'Est, le
prince de Mannaï, Iranzou, fit la sourde oreille à ses propositions. Rousas,
impuissant à le détourner de ses devoirs, noua des intrigues secrètes avec plusieurs
des roitelets qui dépendaient de lui : Mitatti, de Zikartou, se souleva à
l'instigation de l'Ourartou. Sargon se hâta au secours de son vassal :
il enleva d'assaut les deux villes de Souandakhoul et de Dourdoukka, qui
avaient ouvert leurs portes à Mitatti, il les livra aux flammes et il en
exila les habitants en Syrie (719). Mais
tandis qu'elles l'occupaient, des révoltes graves, fomentées encore par
Rousas, éclatèrent à l'autre extrémité de l'empire et l'empêchèrent de
poursuivre ses avantages ; il lui fallut user deux années à vaincre le
seigneur de Shinoukhta (718) et à
détrôner Pisiris de Gargamish (717). Lorsqu'il
revint au Mannaï, Iranzou était mort, son fils Aza avait été poignardé dans
une émeute et remplacé par Oullousoun, qui avait remis vingt-deux de ses
forteresses à Rousas, en gage de fidélité. Il battit Oullousoun et Mitatti,
et il ravagea leurs territoires, depuis le lac d'Ouroumiyèh jusqu'au lac de
Van ; il écorcha vif Bagadatti, roi du mont Mildish, à l'endroit même où
Aza avait été assassiné. Oullousoun, craignant un sort pareil, s'enfuit comme un oiseau, puis vint se prosterner
aux genoux du vainqueur : Sargon le reçut en grâce et lui restitua ses
domaines. Rousas allait être atteint quand une insurrection le sauva : la
province de Kharkhar contraignit son gouverneur à appeler Dalta, roi
d'Ellibi. Sargon la châtia rudement (716) ; ramené un moment vers le
nord par une révolte d'Oullousoun, il n'eut qu'à paraître pour faire rentrer
tout dans le devoir, puis il redescendit au sud afin d'achever la conquête de
l'Ellibi (715). Libre de ce côté, il
frappa enfin le coup décisif : il envahit brusquement l'Ourartou, défit
l'armée royale, saccagea méthodiquement les campagnes (714). Rousas s'échappa presque seul dans les montagnes, et il
y erra prés de cinq mois sans trouver un asile. Partout où il allait, Sargon
le suivait et faisait le désert autour de lui : il ne lui resta plus bientôt
qu'un seul allié, Ourzana de Moussassir, encore celui-ci ne tarda-t-il pas à
être vaincu et dépossédé[13]. A la nouvelle
de ce malheur, il désespéra de sa cause et il se tua.
Sa mort n'entraîna pas la soumission des siens; son frère
Argishtis Il lui succéda et affronta les Assyriens non sans bonheur.
Toutefois, la puissance de l'Ourartou pour l'offensive était brisée, et
désormais ce pays n'obtint qu'une place secondaire dans les préoccupations de
l'Assyrie : il retomba dans la médiocrité d'où trois générations de grands
rois l'avaient tiré, et le résultat de son affaiblissement fut de donner à
Sargon ses coudées franches pour abattre l'un après l'autre tous les souverains
que Rousas avait impliqués dans sa coalition. En 715, il parcourut la Médie et il y mit des garnisons à ombreuses (713), puis il passa aux régions du
nord-ouest, Cilicie et pays de Koumanou (Comana),
et il leur imposa un roi de sa façon (712) ;
son autorité sur l'Asie Mineure s'étendit jusqu'à l'Halys et au Saros.
Cependant, les peuples de Syrie commençaient à oublier la leçon qu'ils
avaient reçue au début du règne : Sargon avait levé, vers 715, le blocus de
Tyr, en se contentant d'une soumission nominale, et cet insuccès avait été
mal balancé par l'hommage du Mouzri et d'une reine des Arabes (715). D'ailleurs une révolution venait de
s'accomplir en Égypte, qui pouvait avoir des conséquences graves pour la paix
de la Syrie. La
vingt-quatrième dynastie n'avait pas triomphé des divisions qui nuisaient à
la prospérité de la vallée : les princes féodaux, d'abord inclinés devant
Bocchoris, avaient redressé la tête promptement, et le peuple, perdant sa foi
dans la fortune des Saïtes, ne s'inquiétait plus que des prodiges menaçants
qui semblaient leur présager une fin prochaine[14]. Kashto était
mort vers 715, laissant pour héritiers un fils, Shabakou (Sabacon), qui eut l'Éthiopie, et une fille,
Amenertais, qui fut installée à Thèbes comme souveraine. Sabacon était, ainsi
que l'événement le prouva bientôt, un prince ambitieux et tenace, aux yeux de
qui les Pharaons indigènes étaient des usurpateurs qu'il importait de
châtier. Sitôt couronné à Napata, il partit pour l'Égypte comme Piônkhi naguère,
et une partie des nomes se rallia à lui aussitôt par jalousie contre la
maison de Tafnakhti : Bocchoris, pris dans Saïs après sept ans de règne,
subit le supplice des rebelles aux mains de son vainqueur et périt par le feu[15]. On dut croire
cette fois que c'en était fait des Saïtes : les héritiers de Bocchoris se
réfugièrent dans les marais de la côte, et l'histoire de leur vie précaire
donna naissance à la légende de l'aveugle Anysis, caché dans un îlot du
Menzaleh et y attendant cinquante ans l'expulsion des Ethiopiens[16].
Sabacon ne voulut pas se contenter, comme Piônkhi l'avait
fait, d'une sorte de protectorat sur l'Égypte : il fut couronné roi selon les
formes, et il imposa si bien sa suprématie qu'on le considéra comme le chef
d'une dynastie légitime que les annalistes inscrivirent officiellement dans
la série chronologique comme la vingt-cinquième de leurs dynasties humaines.
Il venait à peine de s'affermir sur le trône, que les mécontents syriens
s'adressèrent à lui : commandait-il pas à la vallée entière, des régions
fabuleuses de l'Éthiopie aux bords de la Méditerranée,
et ne pouvait-il pas opposer aux régiments assyriens les hordes sans nombre
des nègres africains. Ses agents éveillèrent partout les mêmes sympathies et
les mêmes méfiances que ceux de Bocchoris avaient rencontrées sept ans
auparavant. Édom, les Philistins, la Phénicie, Moab manifestèrent les meilleures
dispositions à leur égard : Juda et son roi les auraient suivis
volontiers, si le prophète Isaïe ne les en eût détournés par ses prédictions.
Une révolution de palais, survenue dans Ashdod, précipita les événements.
Azouri, qui régnait sur cette ville, avait refusé le tribut aux Assyriens. Le
gouverneur de Syrie le remplaça par son frère Akhmiti, mais les habitants ne
voulurent pas accepter cette substitution : ils chassèrent leur nouveau
maître et ils donnèrent la couronne à un aventurier, peut-être à un Ionien de
Chypre. Celui-ci, inquiet pour son pouvoir et pour sa vie, précipita les
pourparlers avec ses voisins, avec Juda, avec Édom, avec l'Égypte, mais la
décision et l'énergie de Sargon empêchèrent les négociations d'aboutir. Avant
même que les confédérés eussent eu le temps de rassembler leurs troupes, le
général en chef des Assyriens, le Tartan, était en Palestine. Juda, Édom et
les Philistins ne firent même pas mine de résister ; l'Ionien s'enfuit
au pays de Miloukhkha[17], dont le roi le
livra enchaîné aux Assyriens (711).
L'année était sans doute trop avancée pour qu'on poussât plus loin ces succès
et qu'on attaquât Pharaon. Les contemporains eurent pourtant l'impression
qu'un choc entre les deux empires était imminent, et Isaïe s'aventura même à
en préciser la date. Il se promena nu et déchaux dans les rues de Jérusalem,
et il expliqua sa conduite en répétant ces mots que Jahvé lui avait dictés : De même que mon serviteur Isaïe a marché nu et déchaux
trois années durant comme un signe et un prodige contre l'Égypte et contre
Koush, de même le roi d'Assyrie emmènera les prisonniers de l'Égypte et les
déportés de Koush, les jeunes et les vieux, nus et déchaux, les reins
découverts, à la honte de l'Égypte. Et ils seront contristés et humiliés à
cause de Koush, leur espoir, et de l'Égypte, leur gloire. Et les habitants de
la côte diront : Voilà donc ce
qu'était notre espoir, le peuple en qui nous nous sommes confiés pour nous
aider, afin d'être délivrés du roi d'Assyrie ; nous donc, comment
échapperons-nous à notre sort ?[18]
La prophétie ne s'accomplit pas aussi vite qu'Isaïe le
supposait. L'Égypte paraissait trop redoutable pour être affrontée avec une
partie seulement des bataillons assyriens ; et comment disposer de
l'armée entière, tant que la Chaldée était là, prête à intervenir quand son
ennemi serait engagé au loin dans le continent africain ? Les
circonstances étaient favorables à un assaut contre Babylone.
Mérodachbaladan, d'abord acclamé par ses sujets, avait bientôt mérité leur
haine pour la préférence qu'il témoignait à ses Chaldéens : il dut
châtier sévèrement Coutha, Sippar, Borsippa, et sa domination ne se perpétua
désormais que par la terreur. C'était là pour lui une cause de faiblesse, et
de plus l'Élam, son alliée, ne pouvait plus lui prêter un appui aussi
énergique que précédemment : Shoutrouknakhounta[19], qui avait
succédé à Khoumbanigash en 717, avait fort à faire de contraindre ses vassaux
à le respecter. Sargon décida de reprendre l'offensive, et il manœuvra de
manière à séparer Mérodachbaladan de Shoutrouknakhounta. Il partagea son
armée en deux corps. Le premier, opposé aux Susiens, entra dans le canton de
Râshi[20] et força les
Elamites à se replier dans la montagne pour couvrir Suse et Madaktou. Le
second, aux ordres du roi lui-même, descendit vers la mer en côtoyant le
Tigre, soumit au passage le pays d'Yatbour, défit un des généraux de
Mérodachbaladan sous les murs de
Dour-Atkharas, prit cette ville, y logea une garnison et s'empara de tout le
Gamboulou. Le but principal de la campagne était atteint ;
Mérodachbaladan, coupé de ses alliés, n'essaya même pas de défendre Babylone.
Il déroba une marche aux Assyriens, franchit le Tigre et tenta de briser la
ligne de postes qui l'enveloppait à l'est. Repoussé, il n'eut plus d'autre
ressource que de se rencoigner vers le sud, au bord de la mer, dans son
ancienne principauté de Bît-Iâkîn, où il se fortifia de son mieux. Babylone
ouvrit ses portes, mais Mérodachbaladan avait mis à
contribution les villes d'Ourou, de Larsam et de Kisik, la demeure du dieu
Lagouda ; il avait concentré ses forces à Dour-Iakîn et il avait armé sa
citadelle. La bataille décisive se livra sous les murs de Dour-Iakîn,
en vue de la mer. J'étendis mes combattants en même
temps sur toute la ligne de ses canaux, et ils mirent l'ennemi en fuite. Les
eaux du fleuve roulèrent les cadavres de ses soldats comme des troncs
d'arbres… J'anéantis les gardes du corps et
les gens de Marsan, et j'emplis de la terreur de la mort le reste des
bataillons ennemis. Mérodachbaladan abandonna dans son camp les insignes de
la royauté, le palanquin d'or, le trône d'or, le sceptre d'or, le char
d'argent, les ornements d'or, et il s'échappa par une fuite clandestine.
Dour-Iakîn tomba bientôt après aux mains du vainqueur et fut détruite. Mérodachbaladan,
reconnaissant sa propre faiblesse, fut terrifié, la crainte immense de ma
royauté s'empara de lui ; il quitta son sceptre et son trône en présence
de mon envoyé, il baisa la terre. Il abandonna ses châteaux, il s'enfuit, et
l'on ne revit plus ses traces. Sargon établit le fils du vieux
roi comme prince de Bît-Iâkîn (709),
puis il revint à Babylone et il s'y fit investir roi, de la même manière que
Tiglatphalasar et Salmanasar avant lui[21]. Un succès
inattendu couronna la fin de cette année. Chypre était alors partagée à peu
près également entre les Phéniciens et les Grecs. Ces derniers possédaient le
nord et le centre de l'île, l'Ias ou terre ionienne : sept de leurs rois
payèrent le tribut de plein gré.
Deux échecs assombrirent les derniers jours de cette vie
glorieuse. Pendant que les armées assyriennes étaient occupées en Chaldée,
l'Ourartou était sorti de ses ruines. Moitié force, moitié adresse, Argishtis
II avait reconquis presque toutes les provinces que son frère avait
possédées ; les Assyriens eux-mêmes avaient été l'objet de ses attaques
et n'avaient pu garder le Mannaï. En 708, menacé par le retour de Sargon, il
détourna l'orage sur le Koummoukh ; il en coûta la couronne et la vie au
roi de ce pays, mais Argishtis ne fut pas inquiété et resta en possession du
Mannaï, dont il fit une de ses résidences favorites. Une guerre contre l'Élam
ne tourna pas mieux. Shoutrouknakhounta, battu dans l'Ellibi en 707, eut sa
revanche l'année suivante ; non seulement il recouvra les districts qui
lui avaient été ravis en 710, mais il ravit aux Assyriens plusieurs de leurs
villes frontières (706). Sargon ne survécut pas longtemps à sa défaite :
en 705, il fut assassiné dans le palais de Dour-Sharoukîn[22] qu'il achevait
de construire, et remplacé par son fils, Sinakhêirbâ, le Sennachérib de la
Bible[23]. Son règne
marque l'apogée de la grandeur assyrienne. A l'exemple de Tiglatphalasar, il
s'efforça de substituer aux rois vassaux des gouverneurs assyriens mouvant
directement de Ninive ; la
Syrie du Nord, Israël, la Cœlésyrie perdirent
leurs dynasties nationales et s'abaissèrent à la condition de simples
provinces. Autour de ce noyau central, il laissa subsister une ceinture de
principautés tributaires destinées à tenir à distance les invasions des
peuples étrangers et à servir comme de cuirasse à l'empire. Ses descendants
continuèrent et jusqu'à un certain point agrandirent son œuvre : ils ne
réussirent pas à la consolider et à la rendre durable.
Sennachérib (705-681) et Ezéchias ; guerres contre l'Élam ;
Asarhaddon (681-667).
La nouvelle du meurtre se répandit rapidement par tout
l'empire et elle y réveilla les instincts de révolte que Sargon avait mal
étouffés. La Chaldée
donna le signal. Un des frères du nouveau roi, qu'il avait donné aux
Babyloniens pour les gouverner, fut assassiné au bout de quelques mois, et un
certain Mardoukzakirshoumou, d'ailleurs parfaitement inconnu, lui
succéda (704).
Moins d'un mois plus tard, Mardoukzakirshoumou fut tué par ordre de
Mérodachbaladan, qui reparaissait en scène. Dès son retour, il chercha des alliés qui pussent
faire diversion en sa faveur et dont l'action simultanée obligeât les Assyriens
à diviser leurs forces. Il s'adressa naturellement à l'Élam, puis aux États
de la Syrie. Ceux-ci
étaient, comme toujours, prêts à agir. Louliya (Elulæos),
de Sidon, refusa le tribut, et son exemple entraîna le prince d'Ascalon. Les
habitants d'Ékron, mécontents de Padi, le chef que Sargon leur avait imposé,
le saisirent et l'envoyèrent enchaîné à Ezéchias de Juda. Celui-ci hésita un
instant à accepter leur cadeau, mais l'arrivée des messagers de
Mérodachbaladan et l'appui qu'ils lui offraient le décidèrent enfin. Il jeta
Padi en prison, il mit dans la ville une garnison juive ; puis, ce pas
franchi, il se retourna vers la puissance qui, depuis un demi-siècle,
apparaissait à tous les Syriens comme leur protectrice naturelle contre la
rapacité Ninivite, à l'Égypte. Celle-ci avait accru considérablement ses
ressources depuis quelques années, et elle semblait être plus que jamais en
état de balancer la fortune de sa rivale. Si Sabacon s'était montré brutal à
ses débuts, il avait eu l'habileté de faire oublier l'odieux de son origine
étrangère par la sagesse de son administration. Il respecta l'autonomie des
princes ses vassaux, mais il les surveilla de près et il les contraignit à
remplir leurs devoirs d'allégeance avec la même exactitude que s'ils eussent
été de simples officiers royaux. La paix rétablie entre eux, il reprit les travaux
de construction que les guerres civiles avaient suspendus depuis plus d'un
siècle il répara les chaussées, il
nettoya les canaux, il exhaussa le sol des villes principales pour les mettre
à l'abri des inondations. Bubastis surtout gagna à ce régime[24], mais Memphis ne
fut pas négligée. Plusieurs de ses temples, qui étaient en ruines, furent
relevés, et les inscriptions effacées par le temps furent gravées à nouveau[25]. Thèbes profita
largement de la présence d'Amenertais, la sœur de Sabacon : la
décoration de la porte principale du temple de Louxor y fut refaite en
entier, et plusieurs des édifices de Karnak furent restaurés dans la limite
du possible. On dit, plus tard, qu'afin de se procurer les bras nécessaires Sabacon
remplaça la peine de mort par celle des travaux publics, et que cette mesure
de politique bien entendue lui valut son renom de clémence[26]. Le pays entier,
ainsi administré, refleurit sous l'influence de cette vitalité merveilleuse
dont il avait fourni tant de preuves. Depuis l'échauffourée d'Ashdod, en 714,
Sabacon avait vécu en paix avec l'Assyrie ; toutefois, la fin tragique
de Sargon dut lui inspirer l'espoir d'intervenir heureusement en Asie, et
peut-être avait-il noué déjà quelques relations avec les princes syriens
lorsque lui-même mourut en 703[27]. Son fils
Shabitkou se trouva appelé, dès son avènement, à prendre part dans les
affaires d'Assyrie. Il accueillit les ouvertures d'Ezéchias, et la promesse
de son appui réconforta un peu le roi juif des mauvaises nouvelles qui lui
arrivaient des bords de l'Euphrate.
La
Chaldée venait, en effet, de succomber avant même qu'aucun
de ses alliés eût pu lever le bras pour sa défense. Sennachérib, se sentant
menacé de toutes parts, avait couru sus aux Babyloniens, contre le point où
le danger était le plus pressant. Il les battit près de Kishou[28], et
Mérodachbaladan, échappé presque seul au carnage, se réfugia auprès du roi
d'Élam. Après huit mois de domination araméenne, Babylone retomba aux mains
de ses maîtres assyriens ; soixante-dix-neuf villes fortes et plus de
quatre cents villages furent la proie du vainqueur. Pourtant Sennachérib ne
se soucia pas d'assumer la royauté lui-même : il la conféra à un
Assyrien, Belibni, le fils d'un devin, qui avait été
nourri dans son palais, comme un petit chien. Pendant le retour, il
saccagea à loisir le territoire des Araméens du moyen Euphrate, il empala
leurs chefs, il razzia leur bétail et il rentra à Ninive avec un butin
considérable. Une marche rapide dans les montagnes du Kourdistan ramena au
sentiment du devoir les peuples de l'Ellibi : une partie de leurs terres
fut colonisée militairement avec les prisonniers araméens, élamites et
chaldéens de l'année précédente, et réduite en province assyrienne. La
tranquillité était assurée au nord, à l'est et au sud, par cette suite de
succès ininterrompus ; mais la
Syrie demeurait inquiétante, et l'intervention annoncée de
l'Égypte menaçait de rendre l'insurrection universelle. Là encore la célérité
de l'attaque déjoua les projets de l'ennemi. Louliya fut le premier atteint,
et se retira dans une des colonies insulaires. Sidon la Grande, Sidon la Petite, Bît-Zitti,
Sarepta, Mahallib, Oushou, Akzib, Akko, toutes ses villes ouvrirent l'une
après l'autre leurs portes aux vainqueurs ; son royaume dévolut à
Ithobaal II, et Sennachérib, comme ses prédécesseurs, grava sa stèle de victoire
sur les rochers du Nahr-el-Kelb, à côté des stèles de Ramsès II. Les cheikhs
d'Arad, de Byblos, d'Ashdod, d'Ammon, de Moab, d'Édom, s'empressèrent de
faire acte d'obéissance et d'apporter leurs présents au camp assyrien, près
d'Oushou. Le roi d'Ascalon, Zidkia, s'obstinant dans la révolte, Joppé,
Bné-Barak, Azor, les villages qui dépendaient de lui, se rendirent à
discrétion ; lui-même fut saisi, déporté en Assyrie avec toute sa
famille, et Sharloudari, fils de Roukibti, intronisé en sa place. La
résistance sérieuse ne commença que sous les murs d'Ékron : au premier
bruit de l'arrivée des Assyriens, Shabitkou avait donné ordre aux princes du
Delta de convoquer leurs milices et de passer l'isthme. La rencontre eut lieu
prés d'Altakou[29],
mais la fortune d'Assour prévalut sur celle de l’Égypte : les Égyptiens
perdirent dans la déroute la majeure partie de leurs chars et les enfants
d'un de leurs rois. Le fruit immédiat de la victoire fut la prise d'Altakou,
puis celle de Timnath, forteresse voisine : Ékron succomba la dernière. Je dégradai les officiers et les dignitaires qui s'étaient
révoltés, et je les tuai ; j'empalai leurs cadavres sur les enceintes de
la ville ; je vendis comme esclaves les hommes qui avaient commis des
violences et des vilenies. Quant aux personnes qui n'avaient pas perpétré de
crimes ou de péchés et qui ne méprisaient pas leurs maîtres, je prononçai
leur absolution[30].
Seul de tous les rebelles, Ezéchias était encore debout.
On se demande pourquoi il n'avait pas joint son contingent aux bandes
égyptiennes, afin d'écraser les Assyriens dans une affaire décisive ;
peut-être comptait-il calmer les rancunes du monarque assyrien en s'abstenant
de faire acte d'hostilité patente. Il se trompait. Après la prise d'Ékron,
Sennachérib envahit Juda. Aidé, dit-il, par le feu, le massacre, les combats et les tours de
siège, j'emportai les villes, je les occupai : j'en fis sortir 200.150
personnes, grandes et petites, mâles et femelles, des chevaux, des ânes, des
mulets, des chameaux, des bœufs, des moutons sans nombre, et je les saisis
comme butin. Le souvenir resta si amer au cœur des Juifs, que,
six siècles après, leur historien Démétrius considérait cette expédition
comme leur ayant été aussi funeste que la ruine de Samarie ou que la captivité
finale de Babylone[31]. Ezéchias
cependant essayait de mettre sa résidence en état de défense[32]. Depuis quelque
temps seulement on avait observé que les brèches de la cité de David étaient
grandes, et l'on avait jeté bas des maisons afin de rapiécer la muraille. On
boucha à la hâte les fontaines qui sont hors de la ville et le torrent qui coulait
dans la vallée. On établit un réservoir entre les deux remparts pour emmagasiner
les eaux du vieil étang. Et le roi ordonna des
capitaines de guerre sur le peuple et les assembla auprès de lui dans la
place de la porte de la ville et leur parla selon leur cœur en disant : Fortifiez-vous, ne craignez point et ne
soyez pas effrayés à cause du roi des Assyriens et de toute la multitude qui
est avec lui ; mais Jahvé, notre Dieu, est avec vous pour vous aider et
pour conduire vos batailles[33]. Cependant,
Sennachérib n'avait pas daigné présider lui-même au siège : il bloqua
Lakish et il envoya devant la capitale deux de ses officiers, le tartan et le
rabchakèh. Jérusalem passa de longs jours isolée du reste du monde. A la fin,
Ezéchias, se rangeant aux conseils d'Isaïe, se décida à traiter et il députa
à cet effet Éliakîm son préfet du palais, Shebna le scribe, et le chancelier
Joah. Le tartan reçut ces délégués avec des paroles hautaines, au nom de son
maître : Où est maintenant ta confiance
présomptueuse ? Tu parles, mais ce ne sont que des paroles vaines, de
projets et de moyens de guerre, et en qui t'es-tu confié pour te rebeller
contre moi ? Tu t'es confié en l'Égypte, en ce roseau cassé qui perce et
blesse la main de qui s'y appuie ; car tel est Pharaon, roi d'Égypte, à
tous ceux qui se confient à lui. Que si vous me dites : Nous nous confions à Jahvé, notre
Dieu ! N'est-ce pas lui dont Ezéchias a détruit les hauts lieux et
les autels, disant à Juda et à Jérusalem : Vous vous prosternerez devant cet autel qui est à Jérusalem !
Comme il criait dans sa colère, si bien que la foule entassée sur le mur
l'entendait, les légats d'Ezéchias le supplièrent d'employer la langue
araméenne, mais non point la langue judaïque, afin que le peuple ne le
comprît point. Au lieu de se rendre à leurs prières, le rabchakèh s'exclama à
haute voix en langue judaïque, et parla, et dit : Écoutez la parole du grand roi, le roi des Assyriens.
Ainsi a dit le roi : Qu'Ezéchias
ne vous abuse point, car il ne pourra point vous sauver de ma main. Et ne
vous laissez pas entraîner par Ezéchias à vous confier en Jahvé, disant : Jahvé
indubitablement nous délivrera, et cette ville ne sera point livrée entre les
mains du roi des Assyriens. N'écoutez point Ezéchias, car ainsi a dit le roi
des Assyriens : Composez avec moi, et sortez vers moi ; et vous
mangerez chacun de sa vigne, et chacun de son figuier, et vous boirez chacun
de l'eau de sa citerne, jusqu'à ce que je vienne, et que je vous emmène en un
pays qui est, comme votre pays, un pays de froment et de bon vin, un pays de
pain et de vignes, un pays d'oliviers à huile, et un pays de miel, afin que
vous y viviez et que vous n'y mouriez point. Mais n'écoutez point Ezéchias,
quand il vous voudra persuader, en disant : Jahvé nous sauvera. Les
dieux des nations ont-ils sauvé chacun leur pays de la main du roi des
Assyriens ? Où sont les dieux de Hamath et d'Arpad ? Où sont les
dieux de Sépharvaïm, de Hénah et d'Ivah ? Même ont-ils délivré Samarie
de ma main ? Qui sont ceux d'entre tous les dieux de ces pays-là qui
aient sauvé leur pays de ma main, pour dire que Jahvé sauvera Jérusalem de ma
main ? Et le peuple se tut, et on ne lui répondit pas un mot, car le
roi avait commandé, disant : Vous
ne lui répondrez point ». Après cela, Éliakîm, fils de Hilkiah, maître
d'hôtel, et Shebnah le secrétaire, et Joah, fils d'Asaph, commis sur les
registres, s'en revinrent, les vêtements déchirés, vers Ezéchias, et ils lui
rapportèrent les paroles de l'échanson[34].
Les conditions furent moins dures que ces discours brutaux
ne donnaient lieu de l'espérer. Ezéchias livra ses femmes et ses filles en
otages, il s'engagea à payer un tribut et il versa immédiatement une rançon
de 30 talents d'or et de 800 talents d'argent : le trésor royal n’y
suffisant pas, il dut arracher les feuilles d'or dont il avait revêtu les
portes et les linteaux du temple quelque temps auparavant[35]. Il relâcha
Padi, qui se réinstalla dans Ékron, et qui reçut quelques villes de Juda
comme une indemnité après sa longue captivité. Mitintî d'Ashdod et Zillibel
de Gaza eurent chacun une ou deux parcelles du territoire hébreu en
récompense de leur fidélité. Il ne restait plus à Sennachérib qu'à continuer
vers le Sud et à franchir le désert de l'isthme pour punir l'Éthiopien de son
attaque injustifiée : il tenta l'entreprise, mais son armée fut à moitié
détruite en route par quelque épidémie. La tradition juive disait qu'en
partant il avait menacé Jérusalem de sa vengeance une fois encore : Que ton Dieu en qui tu te confies ne t'abuse point en te disant
Jérusalem ne sera point livrée entre les mains du roi des Assyriens. Voilà,
tu as entendu ce que les rois des Assyriens ont fait à tous les pays, de
manière à les ruiner entièrement ; et tu échapperais ? Les dieux
des nations que mes ancêtres ont détruites, ceux de Gozan, de Kharran, de
Rezeph, et des enfants d'Eden, qui sont en Télassar, les ont-ils délivrées ?
Où est le roi de Hamath, le roi d'Arpad, et le roi de la ville de Sépharvaïm,
de Hénah et d'Ivah ?[36] Ezéchias,
après avoir entendu ce message, se serait prosterné en larmes et en prières,
et Dieu lui aurait parlé par la bouche d'Isaïe : Je t'ai exaucé dans ce que tu m'as demandé
touchant Sennachérib. Il n'entrera point dans cette ville, il n'y jettera
même aucune flèche, il ne se présentera point contre elle avec le bouclier,
et il ne se dressera point de terrasse contre elle. Il s'en retournera par le
chemin par lequel il est venu, et il n'entrera point dans cette ville, dit
Jahvé. Car je garantirai cette ville, afin de la sauver, pour l'amour de moi,
et pour l'amour de David, mon serviteur.
Il arriva donc cette nuit-là qu'un ange de Jahvé sortit, et tua cent quatre-vingt-cinq
mille hommes en l'armée des Assyriens ; et quand on fut levé d'un bon
matin, voilà, c'étaient des corps morts. Et Sennachérib, roi des Assyriens,
leva son camp, s'en alla, et s'en retourna, et demeura à Ninive[37]. Les Egyptiens
de leur côté firent honneur de la catastrophe à leurs dieux. Quand Sennachérib
pénétra en Égypte, la caste guerrière refusa de se
battre pour le roi Séthon, prêtre de Phtah, qui l'avait dépouillée d'une
partie de ses privilèges. Le prêtre, enveloppé dans ces difficultés, monta au
temple et, devant la statue, se lamenta au sujet des dangers qu'il allait
courir. Pendant qu'il gémissait, le sommeil vint à lui et il lui sembla, en
une vision, qu'un dieu, se tenant à ses côtés, le rassurait et lui promettait
qu'il n'éprouverait aucun échec en résistant à l'armée des Arabes : car
lui-même devait envoyer des auxiliaires. Plein de confiance en ce songe, il
réunit ceux des Égyptiens qui voulurent le suivre pour les conduire en armes
à Péluse, porte de l'Égypte de ce côté. Nul des guerriers ne l'accompagna,
mais de petits marchands, des foulons, des vivandiers. Ils arrivèrent à leur
poste, et, durant la nuit, une nuée de rats des champs se répandit sur leurs
adversaires, dévorant leurs carquois, les cordes de leurs arcs, les poignées
de leurs boucliers, de telle sorte que, le lendemain, les envahisseurs, se
voyant dépouillés de leurs armes, s'enfuirent, et qu'un grand nombre fut tué.
On voit maintenant dans le temple de Phtah la statue en pierre de ce roi,
ayant sur la main un rat, et cette inscription : Que celui qui me regarde soit pieux[38].
Sennachérib ne revit jamais la Palestine. Non
que la perte d'une seule armée fût une épreuve assez rude pour amener, comme
le prétend Josèphe, la destruction de son empire : il se guérit
promptement de sa blessure, et il reparut sur les champs de bataille plus
formidable que jamais, mais des guerres sanglantes vers l'orient et le nord
ne lui permirent plus d'envoyer des forces suffisantes pour triompher de
l'Égypte. Tandis qu'il était occupé aux confins de la Syrie, la Chaldée, fatiguée
du gouvernement de Belibni, avait rappelé Mérodachbaladan une fois de plus.
Celui-ci, qui s'attendait à une attaque immédiate, avait tâché tout d'abord
de se ménager des auxiliaires : la complicité d'un certain
Mardoukoushézib lui valut l'appui des Araméens et il se tourna du côté des
Élamites. Mais Sennachérib ne laissa pas à ses rivaux le temps de se
concerter : il fondit à l'improviste sur Mardoukoushézib et sur
Mérodachbaladan Les deux complices, culbutés et poursuivis jusque dans les
marais de la
Basse Chaldée, se réfugièrent en Élam, où le premier mourut
peu après. Sennachérib, de retour à Babylone, y établit comme roi Assournâdinshoumou,
son fils aîné. Toutefois la paix n'était rien moins que sûre tant que les vaincus
se trouvaient encore libres sur la frontière ; il résolut donc de
franchir la mer à son tour et de frapper les Araméens de telle sorte qu'ils
fussent désormais sans ressort contre lui : des troubles éclatés au
nord-ouest l'empêchèrent d'accomplir son projet sur-le-champ. Il alla
relancer les tribus du mont Nippour jusque dans leurs repaires[39]. Elles avaient perché leurs demeures comme des nids
d'oiseaux, en citadelles imprenables, au-dessus des monticules du pays de
Nippour, sur de hautes montagnes, et ne s'étaient pas soumises. Je laissai
les bagages dans les plaines du pays de Nippour, avec les frondeurs et les
porteurs de lances, et les guerriers de mes batailles incomparables ; je
me posai devant elles comme un portique de colonnes. Les débris des torrents,
les fragments des hautes et inaccessibles montagnes, j'en façonnai un
trône ; j'aplanis une des cimes pour y poser ce trône, et je bus l'eau
de ces montagnes, l'eau auguste, pure, afin d'étancher ma soif. Quant aux
hommes, je les surpris dans les replis des collines boisées ; je les vainquis,
j'attaquai leurs villes, et, les dépouillant de leurs habitants, je les
détruisis, je les démolis, je les réduisis en cendres. Au delà du
Nippour, il fut entraîné à entreprendre une expédition contre les Dahæ, et
contre les peuples pillards de la Cilicie-Trachée et de la Mélitène.
Perché sur les hauteurs des crêtes inaccessibles, le roi Maniya,
fils de Bouti, attendait l'approche de mon armée ; il avait abandonné la
ville d'Oukkou, la ville de sa royauté, et s'était enfui vers le loin.
J'assiégeai et je pris la ville d'Oukkou, j'emmenai les habitants, j'emportai
de la ville ses biens, ses dépouilles, le trésor de son palais, je le gardai
comme bonne prise. J'occupai trente-trois villes de son territoire ; les
hommes, les bêtes de somme, les bœufs et les moutons, je les enlevai des
villes que je détruisis, démolis et réduisis en cendres.
La défaite de Mérodachbaladan avait eu son contrecoup en
Élam : les nobles, inquiets de la mollesse que Shoutrouknakhounta avait
déployée en cette circonstance, l'avaient emprisonné et remplacé par son
frère Khalloudoush. Sennachérib, certain maintenant d'une intervention
Élamite, résolut d'en finir avec les deux princes chaldéens avant que Khalloudoush
fût en état de les joindre. Ils se croyaient bien en sûreté à Nagîtou, derrière
la mer, dans leurs marais ; il employa une année entière à préparer une
flotte qui pût jeter son armée à l'improviste sur un point de la côte
susienne. Comme les marins de la Chaldée n'y suffisaient pas, il se procura des
matelots phéniciens et grecs[40]. Leurs guerres fréquentes sur la côte syrienne avaient
familiarisé les Assyriens avec l'idée, sinon avec la pratique de la
navigation ; comme la suzeraineté qu'ils exerçaient sur la Phénicie mettait
à leur disposition une quantité considérable d'ouvriers habiles et nombre des
meilleurs marins qu'il y eût au monde, ils furent tout naturellement amenés à
employer des forces de mer aussi bien que des forces de terre à
l'agrandissement de leur domination. Nous avons vu que, dès le temps de
Salmanasar, ils s'étaient hasardés sur des vaisseaux et, d'accord avec les
Phéniciens du continent, avaient livré bataille aux galères de la Tyr insulaire. Il est
probable que le précédent ainsi établi fut suivi par les rois postérieurs, et
que Sargon et Sennachérib eurent, sinon d'une manière permanente, du moins
par occasion, l'appui d'une flotte opérant sur la Méditerranée.
Mais il y avait une énorme différence à se servir des
marines vassales dans les parages où elles étaient accoutumées, et à
transférer aux extrémités opposées de l'empire les forces jusqu'alors
confinées dans la Méditerranée. Le premier, Sennachérib, conçut
l'idée d'avoir une escadre sur les deux mers qui baignaient son empire, et,
comme c'était sur la côte occidentale seulement qu'il possédait une quantité
suffisante d'ouvriers adroits et de matelots, il résolut de transférer de la
côte occidentale à la côte orientale ce qu'il faudrait de Phéniciens pour lui
permettre d'accomplir son projet. Les constructeurs de Tyr et de Sidon furent
amenés à travers la
Mésopotamie sur les bords du Tigre ; ils y
construisirent pour le monarque assyrien des navires semblables aux leurs,
qui descendirent la rivière jusqu'à son embouchure, et étonnèrent les
populations riveraines du golfe Persique par la vue d'un spectacle jusqu'alors
inconnu sur ces eaux. Bien que les Chaldéens eussent navigué depuis des
siècles dans cette mer intérieure, cependant, ni comme matelots, ni comme
constructeurs, leur habileté n'était comparable à celle des Phéniciens. Les
mâts et les voiles, la double rangée de rames, les éperons pointus des nefs
syriennes, furent probablement des nouveautés pour les habitants de ces
contrées lorsqu'ils virent pour la première fois déboucher du Tigre une
flotte, avec laquelle les leurs étaient incapables de lutter[41]. Mérodachbaladan
et les gens de Bît-Iâkîn avaient tout prévu pour une attaque par terre, et
ils avaient massé leurs soldats le long de l'Euphrate. L'invasion maritime
les prit entièrement au dépourvu. J'emmenai captifs
les hommes de Bît-Iâkîn, et leurs dieux, et les serviteurs du roi d'Élam. Je
n'y laissai pas le moindre reste debout, et je les embarquai dans des
vaisseaux et les menai sur les bords opposés ; je dirigeai leurs pas
vers l'Assyrie, je détruisis les villes de ces districts, je les démolis, je
les réduisis en cendres, je les changeai en déserts et en monceaux de ruines. Il
rentra à Ninive avec son butin, mais Khalloudoush, exaspéré de l'affront que
lui infligeait cette violation de son territoire, envahit la Chaldée presque
sur les talons des arrière-gardes assyriennes, et la révolte suivit son
apparition. Assournâdinshoumou, saisi par ses sujets, fut dépêché à Suse, et
son trône usurpé par un Nergaloushézîb, qui se mit aussitôt en campagne (694) : il remporta d'abord des succès,
mais il fut fait prisonnier dès 695 près de Nippour. Remplacé par
Moushézibmardouk, celui-ci se défendit si vaillamment, avec l'aide des
Élamites, que Sennachérib dut renoncer à le forcer pour le moment et le
laissa en paix (692). Le résultat
dernier du coup de main de Nagîtou fut donc pour l'Assyrie la perte
momentanée de Babylone. Les révolutions de l'Élam lui fournirent bientôt une
occasion de prendre une revanche éclatante. La déroute de Nergaloushézîb
avait provoqué un mécontentement général à Suse : Koutournakhounta en
profita pour détrôner Khalloudoush, comme celui-ci avait détrôné
Shoutrouknakhounta. Dès que Sennachérib le sut, il franchit la frontière aux
environs de Dourîlou. Trente-quatre grandes villes
et les petites villes des environs, dont le nombre est sans égal, je les
assiégeai et les pris ; j'enlevai les captifs, je les démolis et les
réduisis en cendres ; je fis monter dans les vastes cieux la fumée de
leurs incendies comme celle d’un seul sacrifice. La nouvelle de
ces désastres déconcerta Koutournakhounta étrangement ; il évacua
Madaktou, où il se sentait en danger, et il rétrograda avec toutes ses milices
vers la ville de Khaïdali, dans les districts peu connus qui bordaient la Médie, afin d'y préparer
une résistance désespérée, à l'abri de ses montagnes. Au moment où
Sennachérib l'allait relancer dans sa retraite, des
orages violents éclatèrent, il plut et il neigea sans relâche, les torrents
et les ruisseaux de la montagne débordèrent : il préféra renoncer
à son entreprise. Trois mois après,
Koutournakhounta mourut, et, selon la coutume du pays, son jeune frère
Oummanminanou lui succéda (692).
Oummanminanou fut, dés ses débuts, saisi, comme ses
prédécesseurs, dans l'engrenage des affaires chaldéennes. Moushézibmardouk
lui envoya les trésors des temples babyloniens afin de l'attirer de son côté
au jour du danger. Il ouvrit le trésor du grand
temple pyramidal ; l'or et l'argent de Bel et de Zarpanit et des
temples, il le pilla pour le donner à Oummanminanou, roi d'Élam, qui manquait
de sagesse et de jugement, et lui manda : Dispose tes troupes et assemble ton camp, marche vers Babylone et
fortifie nos mains, car tu es un maître en l'art de la guerre. Le
Susien convoqua le ban et l'arrière-ban de ses feudataires. Les tribus de
Parsouas, d'Anzan, d'Ellibi et du bas Euphrate opérèrent leur jonction avec
lui, et se réunirent à Babylone aux levées araméennes de Moushézibmardouk. Leurs bataillons se précipitèrent, comme des essaims de
sauterelles sur la campagne. Quand ils se présentèrent pour me livrer
bataille, au-dessus de la terre monta aux vastes cieux, sous leurs pas, comme
une nuée d'orage prête à crever, la poussière de leur marche. L'action
s'engagea près de Khalouli, sur le Tigre, non loin du confluent de cette
rivière avec le Tournât. Je ceignis ma tête de la
tiare et de la couronne pour le combat, je chevauchai joyeusement sur mon
chariot redoutable, le destructeur des ennemis ; le cœur enflammé du
désir de la vengeance, je saisis l’arc puissant qu’Assour m'avait donné et je
serrai entre mes doigts la massue destructive de vie. Contre l'armée entière
des infâmes rebelles, je chargeai hardiment et superbement, je me ruai comme
Adad. »Le général en chef des Élamites, Khoumbaoundash, tomba au
premier choc, et sa chute sema le trouble dans les rangs des alliés ;
Nabouzikinshkoun, fils de Mérodachbaladan, fut fait prisonnier ; Oummanminanou
et Moushézibmardouk s'enfuirent sains et saufs, mais l'aristocratie chaldéenne
périt presque entière dans la mêlée. Il semble que les Assyriens remportèrent
vraiment la victoire, ainsi qu'ils s'en vantent, mais l'affaire avait été si
chaude et les pertes furent si considérables des deux côtés que la campagne
fut suspendue d'accord commun : chacun des rois regagna sa capitale et
les choses demeurèrent à peu près en l'état où elles étaient avant la
bataille (690). Sennachérib revint
pourtant à la charge l'année suivante et la fortune le favorisa.
Oummanminanou fut frappé d'apoplexie ; il demeura paralysé, et son
incapacité à gouverner désorganisa les forces de la Susiane.
Moushézibmardouk, réduit à ses seules ressources, n'osa pas
affronter les Assyriens en rase campagne ; assiégé dans Babylone, il se
rendit après une résistance très légère et Sennachérib eut enfin à sa merci
la cité qui le bravait depuis si longtemps. Ses prédécesseurs, fascinés par
le prestige que lui prêtaient son antiquité et la sainteté de ses religions,
l'avaient toujours traitée doucement exaspéré par ses révoltes perpétuelles. Il
en ordonna la destruction. La ville et les temples,
depuis leurs fondations jusqu'à leur toit, je les abattis, les minai, les
brûlai par le feu ; le mur, le rempart, les chapelles des dieux, les
pyramides en briques et en terre, je les abattis, et je comblai le grand
canal de leurs débris. Dans un des sanctuaires violés, il
découvrit les statues du dieu Adad et de la déesse Shala, que le roi
Mardoukiddinakhè avait ravies dans la ville de Hékali, après la défaite de
Tiglatphalasar 1er, quatre cent dix-huit ans auparavant, et le
sceau de Salmanasar 1er, consacré par Adadbaliddina victorieux aux
dieux de sa patrie. Ces souvenirs des antiques défaites, devenus les trophées
d'une revanche éclatante, furent rapportés à Ninive et réintégrés
solennellement dans un des temples d'Assour[42]. Pendant huit
années, Babylone resta sans roi et presque sans habitants, sous l'autorité
d'un des fils du vainqueur, Asarhaddon[43]. Sa ruine
termina triomphalement la carrière militaire de Sennachérib. Au moins ne
connaît-on que deux expéditions, toutes deux assez insignifiantes, qu'on
puisse attribuer à ses dernières années : l'une, dirigée contre les
Arabes, se dénoua par la soumission de leur roi Khazael ; dans l'autre,
qui eut la Cilicie
pour théâtre, il eut affaire aux Grecs, qu'il battit sur terre et sur mer[44].
Au milieu de ces guerres incessantes, on se demande
comment il eut le loisir de songer à l'administration de son empire et à la
construction de temples ou de palais. Cependant, il est peut-être celui de
tous les rois d'Assyrie qui nous a légué le plus de monuments. Grâce à sa
prodigalité, grâce aussi aux nombreux prisonniers qu'il enleva de leur pays
natal et qu'il emmena travailler à ses édifices, l'art assyrien prit sous son
règne un essor extraordinaire, et dépassa tout ce qu'on avait imaginé
jusqu'alors. Le caractère le plus frappant de
l'ornementation qu'il adopta est un réalisme très puissant et très accentué.
Ce fut sous lui que la coutume se généralisa de compléter chaque tableau par
un fond semblable à celui qui existait au temps et dans la localité de
l'événement représenté ; les montagnes, les rochers, les arbres, les
routes, les rivières, les lacs furent figurés régulièrement, et l'on
s'ingénia à reproduire les lieux tels qu’ils étaient avec autant de vérité
que le permettaient l'habileté de l'artiste et la nature des matériaux. Dans
ces essais on ne se bornait pas à reproduire les traits principaux et les
grandes lignes de la scène. Evidemment, on voulait comprendre tous les menus
accessoires que l'œil observateur de l'artiste aurait notés s'il avait tracé
son croquis d'après nature. Les différentes espèces d'arbres sont indiquées
dans les bas-reliefs ; les jardins, les champs, les étangs, les joncs
sont dessinés avec soin ; les animaux sauvages, cerfs, sangliers,
antilopes, sont introduits avec leurs signes caractéristiques ; les
oiseaux volent d'arbre en arbre, ou sont perchés sur leurs nids, tandis que
leurs petits allongent le cou vers eux ; les poissons jouent dans
l'eau ; les pêcheurs exercent leur métier ; les bateliers et les
ouvriers des champs s'adonnent à leurs travaux, la scène est pour ainsi dire
photographiée, et tous les détails - les moindres comme les plus importants -
sont également marqués, sans qu'on ait essayé de choisir entre eux ou de
poursuivre l'unité artistique.
Dans le même esprit de réalisme,
Sennachérib élut, comme sujet de décoration, les scènes triviales de la vie
journalière. Les longues files de serviteurs qui circulaient chaque jour dans
son palais avec du gibier pour son dîner, des gâteaux et du fruit pour son dessert,
ont encore sur les murs des corridors l'apparence exacte qu'ils avaient au
temps où ils passaient à travers les cours chargés des friandises que le roi
aimait. Ailleurs il expose devant nous les procédés employés à la sculpture
et au transport d'un taureau colossal, depuis le moment où l'on tire de la
carrière l'énorme bloc dégrossi jusqu'au moment où on le dresse sur le tertre
artificiel qui sert de soubassement à la résidence royale, afin d'en décorer
la porte monumentale. Ce sont d'abord les gens du halage qui traînent au
cours d'une rivière la pierre brute posée sur un bateau à fond plat :
ils sont groupés par peloton, sous les ordres de contremaîtres qui jouent du
bâton à la moindre provocation. La scène doit être représentée entière :
aussi tous les haleurs sont-ils là, au nombre de trois cents, costumés chacun
à la mode de son pays, et sculptés avec autant de soin que s'ils n'étaient
pas la reproduction exacte de quatre-vingt-dix-neuf autres. Puis le bloc est
tiré à terre, et taillé rudement en forme de taureau : dégrossi, on le
charge sur un traîneau, et des compagnies d'ouvriers, arrangés à peu près de
la même manière qu'auparavant, l'amènent par un terrain uni jusqu'au pied du
tertre où il doit être placé. La construction du tertre lui-même est
représentée en détail : les briquetiers moulent les briques à la base,
tandis que des maçons, la hotte au dos, pleine de terre, de briques, de
pierres ou de décombres, montent péniblement - car déjà le tertre est à moitié
de sa hauteur et déchargent leur fardeau. Alors le taureau,
toujours couché sur son traîneau, est hissé jusqu'au sommet, le long d'un
plan incliné, par quatre escouades de manœuvres, en présence du monarque et
de sa suite. Après quoi, on achève de le sculpter : le colosse, debout
sur ses pieds, est conduit à travers la plate-forme jusqu'à la place exacte
qu'il doit occuper[45].
De toutes les villes de l'empire, Ninive fut celle qu'il
se plut à embellir. Abandonnée par Sargon et déchue du rang de capitale, elle
s'était dépeuplée rapidement. Ses murailles étaient percées de brèches en
maint endroit, ses aqueducs étaient rompus ; le Tigre, mal encaissé entre
ses quais, la menaçait de ses débordements. Quant au palais, ce n'était plus
qu'une ruine. La cour des dépendances, les rois, mes
pères et prédécesseurs, l'avaient construite pour y déposer les bagages, pour
exercer les chevaux, pour la remplir d'ustensiles. Son soubassement ne se
prêtait plus à ce qu'on l'habitât ; son pourtour sculpté était rongé du
temps ; sa pierre angulaire avait cédé ; ses assises s'étaient effondrées ;
son sommet s'était incliné. Il rendit à ces édifices désolés leur
antique splendeur, il récura les aqueducs envasés et il en devisa de neufs,
il consolida les quais du Tigre, il rectifia l'enceinte, il répara les
monuments. J'ai reconstruit les rues anciennes, j'ai
élargi les rues étroites et j'ai fait de la ville entière une cité resplendissante
comme le soleil. Le vieux sérail fut abattu et une vaste colline artificielle
élevée de ses débris, puis dans un mois heureux, au
jour fortuné, je construisis, selon le vœu de mon cœur, au-dessus de ce
soubassement, un palais d'albâtre et de cèdre, produit de la Syrie, et son donjon, dans
le style de l'Assyrie… Je le restaurai et le
complétai, depuis ses fondations jusqu'à son pignon, puis j'y mis la
consécration de mon nom. A celui de mes fils qui, dans la suite des jours,
sera appelé à la garde du pays et des hommes par Assour et Ishtar, je dis
ceci : Ce palais vieillira et s'effondrera dans la suite des
jours ! Que mon successeur en relève les ruines, qu'il rétablisse les
lignes qui contiennent l'écriture de mon nom. Qu'il retouche les peintures,
qu'il nettoie les bas-reliefs et qu'il les rajuste en leur place ! Alors
Assour et Ishtar écouteront sa prière. Mais celui qui altérera mon écriture
et mon nom, qu’Assour le grand dieu, le père des dieux, le traite en rebelle,
qu'il lui enlève son sceptre et son trône, qu'il abaisse son glaive. L'avenir,
et un avenir prochain, se chargea de démentir les promesses d'éternité que
renfermaient ces paroles orgueilleuses ; entre la dédicace du palais et
la destruction irréparable, il n'y a guère plus de quatre-vingts ans[46].
Le règne se termina par une tragédie. Un jour que
Sennachérib priait dans la maison de Nisroch, son Dieu, il arriva qu'Adrammelech et Sharézer, ses fils, le tuèrent
avec l'épée[47]. Les meurtriers
ne profitèrent pas de leur crime. Sharézer ceignit aussitôt le diadème, et
une moitié de l'armée le reconnut, ainsi que les provinces du Nord ;
mais son frère aîné, Ashshourakhéiddin (Asarhaddon),
né d'une Babylonienne, fut acclamé par les troupes d'Arménie qu'il
commandait, et le défit au delà de l'Euphrate, à Khanigalbat. Au dire des
uns, Sharézer périt dans le combat ; d'après les autres, il s'échappa
avec son frère et il se réfugia en Arménie[48]. Sa révolte
aurait pu tourner autrement si les provinces babyloniennes avaient pris
partie pour lui contre son frère. Mais Asarhaddon avait pour mère une
Babylonienne, et il avait toujours traité ses demi compatriotes avec bienveillance
du temps qu'il était prince héritier : la Mésopotamie
ne bougea pas, et sa fidélité facilita la répression. Une fois consolidé sur
le trône, Asarhaddon voulut la récompenser et il se résolut à relever
Babylone. Ce ne fut pas sans avoir délibéré pendant longtemps qu'il prit
cette décision si grave. Sennachérib, en détruisant la ville, n'avait pas
commis un acte de sauvagerie irréfléchi : il avait fait ou cru faire œuvre
de saine politique. Il avait supprimé la rivale qui balançait l'autorité de
l'Assyrie depuis des siècles et qui l'empêchait de dominer le bassin entier
du Tigre et de l'Euphrate : n'était-ce pas rétablir la situation qu'il
avait tranchée si radicalement et remettre en danger Ninive que de
ressusciter Babylone ? Asarhaddon crut que la leçon infligée par son
père porterait ses fruits, et, de fait, Babylone semblait considérer le
désastre qui l'avait atteinte comme une punition de Mardouk pour ses insurrections
perpétuelles contre ses maîtres assyriens. Le dieu avait déchaîné contre elle
les pouvoirs malfaisants, et l'Arakhtou[49], débordant parmi
les ruines, les avait balayées : dix années durant, la solitude avait
régné sur le site maudit. Et voici que, la onzième année, la colère des dieux
s'apaisa soudain : Asarhaddon supplia Shamash, Adad, Mardouk lui-même,
de lui révéler leur volonté à l'égard de la cité, et les devins consultés lui
apportèrent bientôt comme réponse l'ordre de rebâtir les maisons et de
relever le temple d'Ésagilla.
Il rassembla donc tous les prisonniers de guerre qu'il
avait à sa disposition et il les mit à la fabrication des briques : il
creusa ensuite les fondations, dans lesquelles il versa des libations
d'huile, de miel, de vin de palme et de diverses espèces de vins, puis il
saisit lui-même la truelle du maçon et, avec des outils d'ébène, de cyprès et
de chêne, il moula la première brique pour le sanctuaire nouveau (680). L'œuvre était colossale : elle
exigea plusieurs années (680-676) d'un
labeur ininterrompu avant d'aboutir. Asarhaddon n'épargna rien pour en hâter
l'achèvement, ni l'or, ni l'argent, ni les pierres dures, ni les émaux :
il rebâtit tout ensemble, les palais, les temples et les deux murs de la
ville, Imgourbel et Nimittibel, il nettoya le lit des canaux, il replanta les
bois sacrés et les jardins du harem. Les habitants furent rapatriés aux frais
du trésor des provinces éloignées où ils avaient été bannis, et ils furent
réintégrés dans leurs propriétés, avec une indemnité qui leur permit de
subvenir aux difficultés de la première installation. La renaissance de la
cité éveilla des inquiétudes et des jalousies chez ses voisines. Dès 680, les
Chaldéens se révoltèrent aux ordres de Nabouzîroukinishlishîr ; mais
celui-ci, débusqué de ses positions par le préfet d'Ourou, se sauva en Élam
où Khoumbankhaldash II avait succédé à Khoumbankhaldash 1er,
quelques semaines seulement avant la mort de Sennachérib. L'Élamite, au lieu
de lui faire bon accueil, l'empoigna et l'égorgea, pour éviter toute cause de
conflit avec l'Assyrie (679).
Cette échauffourée, si vite terminée, n'en eut pas moins
des conséquences funestes. C'était la première fois, depuis l'accession de
Tiglatphalasar, que les troubles presque inévitables qui accompagnent un
changement de dynastie aboutissaient à la guerre ouverte. La grande armée de
Sargon et de Sennachérib s'était dissoute, et les deux fractions en
lesquelles elle s'était scindée, commandées qu'elles étaient par des généraux
expérimentés, avaient plus souffert en se choquant un seul jour qu'elles ne
l'auraient fait pendant toute une campagne contre leurs ennemis ordinaires.
Et cela arrivait après une série d'efforts qui avaient épuisé déjà la
population, au moment où des ennemis frais surgissaient partout sur la scène
et menaçaient l'empire au Nord et à l'Est. Bien loin vers le Nord, au delà
des fleuves de l'Arménie et des pics du Caucase, dans les steppes du
continent européen, des tribus sauvages vivaient, les Gimirri, que les Grecs
ont connus sous le nom légèrement altéré de Cimmériens. Les légendes qui
couraient sur eux les représentaient comme relégués aux confins de
l'univers : Jamais le soleil brillant ne les
atteint de ses rayons, ni lorsqu'il monte au ciel, ni lorsqu'il redescend du
ciel vers la terre, mais une nuit funeste s'étend toujours sur ces misérables
mortels[50].
Des animaux fabuleux, des griffons au corps de lion, au cou et aux oreilles
de renard, aux ailes et au bec d'aigle erraient autour de leurs campements et
parfois les assaillaient : ils se défendaient tant bien que mal à coups
de haches, et ils ne sortaient pas toujours indemnes de ces rencontres. Les
quelques marchands qui pénétraient chez eux rapportaient des notions moins
fantastiques sur la nature du sol qu'ils habitaient ; mais ils commençaient
seulement à entretenir des relations avec le monde méditerranéen, lorsque des
circonstances imprévues les obligèrent à émigrer. Les Scythes chassés des
plaines de l'Iaxarte par une invasion de Massagètes, se précipitèrent dans la
direction de la Volga
et du Don : la terreur qu'ils inspiraient était telle que les Cimmériens
préférèrent s'expatrier plutôt que d'affronter ce choc (750). Une tradition, vulgaire en Asie trois
siècles plus tard, racontait comment leurs rois les supplièrent de tenir tête
aux agresseurs : le peuple ayant refusé de les écouter, ils
s'entretuèrent avec leurs fidèles, et l'on montrait encore leurs sépultures
sur les rives du Tyras[51]. Quelques-unes
des tribus se réfugièrent dans la Chersonèse Taurique :
le plus grand nombre dépassa les Marais Méotide et poussa vers le Sud, le
long de la côte, poursuivi par des hordes Scythes. Cette masse hétérogène, tombant
dans le bassin du Cyrus, s'y heurta à l'Ourartou, puis se rejeta au Sud-est
contre le Mannaï : repoussée par les généraux de Sargon contre 720, elle
se reporta vers d'autres contrées moins bien protégées. Les Scythes se
fixèrent dans le bassin oriental de l'Araxe, aux frontières de l'Ourartou et
du Mannaï, et ils y formèrent une sorte de communauté pillarde, sans cesse en
querelle avec ses voisins[52]. Les Cimmériens
filèrent à l'Ouest et s'échelonnèrent sur le Haut Euphrate, ainsi que dans
les bassins de l'Halys et du Thermodon, au grand dommage des souverains de
l'Ourartou ils débordèrent de là sur l'Asie Mineure, et, évitant les marches
du Taurus, trop bien gardées par les Assyriens, ils s'emparèrent de Sinope,
où les Grecs avaient fondé récemment une colonie[53], puis ils se
ruèrent sur la Phrygie. Ils
y rencontrèrent des bandes qui avaient franchi le Bosphore de Thrace vers
710, et parmi lesquelles les historiens anciens citent plus particulièrement
les Trères[54].
Les deux peuples se joignirent et se fondirent pendant les premières années
du VIIe siècle, et d'abord
ils n'attaquèrent point la
Phrygie, mais ils occupèrent la côte de l'embouchure du
Rhyndakos à celle de l'Halys, et ils constituèrent une confédération, dont
Héraclée et Sinope furent les villes principales[55] : ils en
sortaient chaque année pour se répandre sur les pays voisins, tantôt dans une
direction, tantôt dans une autre[56]. Il semble que
Sharézer comptait sur leur appui pour lutter contre son frère ; en tout
cas, ils profitèrent des troubles que son crime souleva pour tâter les
Assyriens. Leur roi Tioushpa chassa les garnisons qui tenaient la Cappadoce et il groupa
autour de lui les populations indisciplinées de la plaine Cilicienne.
Asarhaddon l'arrêta sur le Saros, le battit près de Khouboushna et le rejeta
au delà de l'Halys[57]. Tandis que ses
généraux achevaient de remettre l'ordre de ce côté, lui-même travaillait à
réprimer les révoltes que le bruit de l'invasion cimmérienne avait suscitées
un peu partout en Syrie. Il écrasa successivement les gens de Parnaki entre
l'Euphrate et le Balikh, puis la
Cilicie et la Phénicie. Abdimilkôt, roi de Sidon, avait lié
partie avec un certain Sandouarri, qui possédait les deux forteresses de
Koundou et de Sizou en Cilicie[58] : ils
furent pris l'un et l'autre, et Sidon livrée à la fureur des soldats. Les
autres princes de la Syrie,
convoqués en hâte, assistèrent aux châtiments de la cité rebelle, et, après
avoir rendu leur hommage au souverain, ils retournèrent dans leurs Etats,
convaincus que l'Assyrie n'avait rien perdu de sa vigueur (679).
La mésaventure des Cimmériens ne servit pas de leçon aux
Scythes. En 678, leur roi Ishpakaï[59] s'allia aux
Mannaï et tenta la fortune avec eux : il fut repoussé avec pertes au
Nord du lac d'Ouroumiyèh, mais cet insuccès ne fut pas assez grave pour
couper court aux intrigues scythiques, et un autre chef de hordes,
Kashtariti, essaya de réunir les Mèdes, les Ourartiens, les Mannaï et les
Cimmériens contre l'Assyrie. Le mariage d'une fille d'Asarhaddon avec un
troisième roitelet Scythe du nom de Bartatoua[60] rompit l'entente
et empêcha la coalition de se nouer. Il fallut néanmoins une surveillance
active pour contrebalancer les manœuvres de Kashtariti, et deux fois au moins
Asarhaddon dut aller étouffer au fond de la Médie des
rebellions qu'elles avaient provoquées. Le pays de Patousharra
est situé chez les Mèdes lointains et compris dans le Bikni, montagne de
cristal, et dont personne parmi les rois mes pères n'avait foulé le sol. Deux
de ses chefs, Sidirparna et Éparna, dont les noms ont une physionomie
arienne, furent emmenés en esclavage. Un peu plus tard, trois autres princes
voisins, Ouppiz, maître de la ville de Partakka, Zamasana de Partoukka,
Ramativa d'Ourakazabarna, implorèrent l'aman. Les marches mèdes jouirent d'un
calme profond jusqu'à la fin du règne : le gouverneur de Kharkhar, de qui
elles mouvaient, n'eut plus que des actes de brigandage insignifiants à
réprimer.
La restauration de Babylone ne s'était pas achevée sans
produire quelques complications nouvelles. Le même sentiment de jalousie qui
avait mis les armes aux mains des Chaldéens trois ans plus tôt souleva les
gens du Bît-Dakkoûri en 676. Lorsqu'il leur fallut restituer aux Babyloniens
revenus d'exil les terres qu'ils avaient saisies, ils s'y refusèrent
énergiquement : pour triompher de leur mauvais vouloir, Asarhaddon dut déposer
leur roi Shamashibni et lui substituer Naboushallim, fils de Bélésys.
Peut-être, les Araméens du désert et les tribus arabes qui rôdaient entre
l'Euphrate et la Syrie
s'étaient-ils compromis avec le prince du Bît-Dakkoûri, ou peut-être
avaient-ils profité des guerres du Nord pour pousser sur le territoire
babylonien des razzias plus sauvages qu'à l'ordinaire. Déjà, vers la fin de
son règne, Sennachérib, afin de châtier l'un des cheikhs de Kédar, Khazael
d'Adoumou, avait emporté les statues d'Atar-Samaïn et des autres dieux de la
tribu : la perte de leurs idoles avait affligé tellement les Arabes,
qu'au début du règne d'Asarhaddon, Khazael était venu lui-même à Ninive et
qu'il en avait réclamé humblement la restitution. J'eus
pitié de lui, dit l'Assyrien. Je fis réparer
ses dieux, j'y inscrivis l'éloge d'Assour, mon maître, accompagné de ma
signature, et je les lui rendis. Les Arabes payèrent cette
concession assez cher : on leur imposa pour reine Tabouya, qui avait été
nourrie dans le palais de Ninive et dont le dévouement était acquis à la
politique assyrienne ; le tribut payé jadis à Sennachérib fut augmenté
de soixante-cinq chameaux. C'était la rançon des idoles ; une occasion
se présenta bientôt d'aggraver encore les charges qui pesaient sur les
habitants du désert. Khazael mourut, et un petit chef, nommé Wahab, brigua sa
succession ; sur quoi Asarhaddon le fit emprisonner et investit Yatailou,
fils de Khazael, puis, afin de se rembourser des frais de l'opération, il
obligea son protégé à livrer chaque année au trésor dix mines d'or, mille
escarboucles et cinquante chameaux de l'espèce la plus estimée. Il avait
ainsi confirmé sa suprématie sur la portion de l'Arabie qui séparait Babylone
de Damas ; en 675, il s'aventura plus au Sud, mais les sables arrêtèrent
sa marche. Il se contenta d'annexer le pays de Bâzou, dont le site est lointain, un passage de dépérissement, une région de
défaillance, un lieu où règne la soif, et celui de Khâzou, dans lequel
il tua huit rois. Je traînai en Assyrie leurs dieux,
leurs dépouilles, leurs trésors et leurs sujets. Layalé, roi de Yadiah,
s'était soustrait à ma domination ; quand il apprit le rapt de ses
idoles, il comparut devant moi à Ninive, la ville de ma royauté, il s'inclina
devant moi, et je lui pardonnai son péché, je l'accueillis avec
bienveillance. Quant à ses dieux, j’écrivis au-dessous de leurs images les
éloges d'Assour, mon maître, je les apportai et les lui restituai, puis je
lui confiai ce pays de Bâzou et je lui ordonnai de payer un tribut à ma
royauté[61].
La nouveauté n'était pas le seul mérite de ces exploits. La soumission de ces
tribus avait pour résultat et d'empêcher les ravages qu'elles opéraient dans la Chaldée et
d'ouvrir aux caravanes la route la plus directe entre Babylone et
Damas ; elle compléta heureusement l'œuvre de pacification entreprise
sur les frontières. Asarhaddon avait vaincu les Cimmériens et les Scythes,
étouffé les troubles de la
Babylonie, entretenu de bonnes relations avec l'Elam,
pacifié l'Arabie ; il était libre maintenant de consacrer toute son
attention à l'Égypte, dont les intrigues l'inquiétaient depuis longtemps.
Les Assyriens en Égypte, Taharqou (692-666) conquête de l'Égypte par
Asarhaddon (670) ; Assourbanabal (667-625 ?) ; conquête de
l'Élam.
Depuis le désastre d'Altakou et la catastrophe de
Sennachérib, Shabitkou s'était tenu toujours sur la défensive : il
s'était renfermé dans les frontières de l'Égypte, et il avait lutté
énergiquement pour dominer sur les princes du Delta. Mais ses efforts
n'avaient point prévenu la catastrophe
le prince qui régnait alors au Gebel Barkal l'attaqua, le prit et le
tua[62], Les barons
transférèrent leur allégeance au vainqueur, et le plus considérable d'entre
eux, Stéphinatès, qui commandait à Saïs et à Memphis, reconnut l'Éthiopien
pour seigneur (692). Taharqou appela de
Napata sa mère qu'il qualifia grande régente, dame des deux pays, maîtresse
de toutes les nations. Elle descendait probablement des premiers prophètes
d'Amon, et elle lui avait transmis les droits qu'elle avait à la couronne ;
c’était donc sa propre usurpation qu'il légitimait en lui prodiguant tant
d'épithètes pompeuses[63]. L'antiquité
classique admit ses titres à la gloire du conquérant : une tradition en
vogue à l'époque gréco-romaine assurait qu'il avait parcouru l'Afrique
entière de la mer Rouge aux colonnes d'Hercule[64]. Ses portraits
le représentent avec une tête lourde, carrée, aux joues pleines, à la bouche
ferme, au menton obstiné, et ce que nous connaissons de son histoire confirme
l'impression de vigueur physique et morale qu'ils nous donnent. Il est
certain qu'aussitôt entré en possession du Delta, il suivit avec attention ce
qui se passait au delà de l'isthme. Nous n'avons, il est vrai, aucune
indication sur la politique qu'il suivit à l'égard de la Judée, mais nous
pouvons être assurés qu'elle porta ombrage à l'Assyrie, car Asarhaddon
résolut, dés qu'il fut libre par ailleurs, d'en finir une fois pour toute
avec l'Égypte. Depuis un demi-siècle que les deux puissances se heurtaient
par intervalles et ne cessaient jamais de s'observer, les Assyriens avaient
eu plus d'une occasion de constater que Pharaon n'était pas de taille à tenir
devant eux : les armées de l'Égypte et même celles de l'Éthiopie, si
braves qu'elles fussent, avaient un armement et une tactique trop arriérées
pour se mesurer avec avantage aux bandes Ninivites, aguerries au contact des
nations les plus vigoureuses de l'Asie, les Élamites, les gens de l'Ourartou,
les Mèdes, les Cimmériens, les Scythes. Leur principale défense était la
région presque sans eau qui sépare la Philistie et la Judée du
Delta : si l'on réussissait à mener une armée nombreuse au delà de ce
désert inhospitalier, Memphis serait une proie aussi facile que Babylone
l'avait été. Asarhaddon se prépara donc méthodiquement à la lutte. En 675, il
avait pacifié le Miloukhkha et gagné les Nomades du désert Iduméen, de façon
à ne pas être inquiété pendant le trajet des solitudes, mais une diversion
opérée par les Elamites l'avait arrêté. Khoumbankhaldash II avait franchi le
Tigre et ravagé la plaine jusqu'à Borsippa, sans que les garnisons pussent
empêcher ses déprédations. Par bonheur il mourut soudainement quelques jours
après son retour à Suse, et son frère Ourtaki eut trop à faire de s'asseoir
sur le trône solidement pour songer à recommencer les hostilités (674).
Asarhaddon se retourna donc vers l'Égypte, mais cette première attaque
échoua, et Taharqou conçut un orgueil immense pour s’être tiré de cette
épreuve à son honneur. Comme beaucoup des contrées sur lesquelles son ennemi
dominait comptaient parmi celles que ses ancêtres thébains avaient possédées
jadis, il orna la base de sa statue d'une liste de nations et de villes
copiées sur les monuments de Ramsès II : les Khâti, le Mitanni,
Gargamish, Arvad y figurent côte à côte avec Assour. C'était là pure fanfaronnade,
car il ne mit jamais le pied sur le sol de l'Asie, mais sa victoire lui créa
des alliés parmi ceux des petits Etats Syriens qui nourrissaient encore
l'espoir de recouvrer leur indépendance. Tyr n'avait jamais reconnu
l'autorité de l'Assyrie depuis les jours d'Éloulaeos, mais elle ne conservait
que son île ; son roi Baâlou jugea la circonstance bonne pour recouvrer
la portion du continent qu'elle avait perdue alors, et il conclut alliance
avec Taharqou. Les gouverneurs assyriens de la Phénicie
proclamèrent aussitôt le blocus et construisirent sur la côte une série de
redoutes qui en interdirent l'accès aux Tyriens (672),
mais Asarhaddon ne vint pas à leur aide aussitôt qu'ils l'espéraient :
une révolte dans le bassin du Haut Tigre, au canton de Shoupria, l'occupa
toute l'année 672, et il dut passer l'année 671 entière à observer les
mouvements des peuples qui bordaient la frontière septentrionale, les Tabal,
l'Ourartou, les Scythes. Enfin, en 670, il quitta Ninive dans les premiers
jours du mois de Nisan ; il inspecta en passant le corps qui tenait
Baâlou en échec, puis il poussa jusqu'à Aphek sur le territoire de l'ancienne
tribu de Siméon, et il parcourut le Miloukhkha afin d'assurer ses derrières.
Après une incursion de six semaines dans des parages sans eau, infestés de monstres étranges et de serpents à deux têtes,
il se replia sur Raphia, et, longeant la côte, il atteignit la frontière de
l'Égypte. Le 5 Tammouz, il défit les avant-gardes éthiopiennes prés du bourg
d'Ishkhoupri : Taharqou, accouru avec le gros de ses forces, livra et
perdit deux batailles sanglantes le 16 et le 18 Tammouz. Memphis ouvrit ses
portes le 22, après quelques heures d'assaut et fut saccagée. Les Éthiopiens
décimés s'enfuirent dans la direction de Thèbes. L'assaut avait été si rapide
que Taharqou n'eut pas le temps d'éloigner sa cour : la reine, les
concubines, le prince héritier Oushanahorou, plusieurs autres enfants du roi
lui-même, une partie de la famille de
Sabacon et de celle de Shabitkou tombèrent aux mains
des Assyriens. La victoire avait coûté si cher et les Éthiopiens, même en
retraite, paraissaient encore si redoutables qu'Asarhaddon renonça à les
poursuivre. Il fit bon accueil aux petits princes lorsqu'ils vinrent prêter
hommage entre ses mains, et il les confirma chacun dans la possession de
leurs domaines, mais il installa à côté d'eux des résidents assyriens pour
les surveiller, et il changea les noms égyptiens de leurs villes en noms
sémitiques : ainsi, Athribis devint officiellement Limirpatêshiassour.
Il leur imposa une redevance annuelle de six talents d'or et de six cents
talents d'argent, outre des étoffes de lin et des tissus précieux, du vin,
des peaux de bêtes sauvages, des chevaux, des moutons, des ânes, puis il revint
en Asie à la tête d'un convoi immense de butin et de prisonniers. Son retour
fut un triomphe perpétuel : il parada sur toutes les voies et par toutes
les cités syriennes ces bandes d'Égyptiens et d'Éthiopiens sur la valeur
desquelles les princes et les peuples avaient établi de si vains espoirs
depuis tant d'années. Il grava une stèle commémorative de sa prouesse au Nahr
el Kelb à côté de celles que Ramsès II y avait laissées, et il érigea partout
des monuments dont un, découvert à Sindjirli, nous montre Taharqou et son
allié Baâlou agenouillés devant lui, l'anneau de servitude aux narines. Il
s'intitula désormais le roi d'Égypte, le roi des rois d'Égypte, le roi du
Saïd et de Koush, tant ce lui fut grand orgueil d'avoir foulé aux pieds les
principautés du Delta. Et vraiment, l'Égypte était le seul des anciens États
Orientaux qui eût toujours défié jusqu'alors les attaques de l'Assyrie. Les
Élamites avaient subi des défaites désastreuses et il leur en avait coûté plusieurs
de leurs provinces. Les gens de l'Ourartou avaient été refoulés dans leurs
montagnes. Babylone avait été détruite ; les Khâti, les Phéniciens,
Damas, Israël avaient été absorbés l'un après l'autre. L'Égypte, qui les
avait encouragés dans leurs résistances inutiles, n'avait jamais porté la
peine de ses intrigues, et lors même qu'elle s'était risquée sur les champs
de bataille de la
Palestine, elle s'était tirée à bon compte de
l'aventure : une fois ses armées revenues au bord de son Nil, nul
n'avait osé les y poursuivre, et l'idée s'était enracinée chez ses ennemis
comme chez ses amis que le désert la protégeait efficacement contre toutes
les atteintes. L'événement prouva qu'elle n'était pas moins invulnérable que
les autres royaumes de ce monde, et qu'une attaque hardie avait raison aisément
de tous les obstacles placés par la nature sur le chemin de
l'envahisseur la difficulté était
moins de la conquérir que de la conserver une fois conquise[65].
Asarhaddon est une des figures les plus originales et les
plus attachantes de l'histoire d'Assyrie. Actif et résolu, il l'était autant
qu'Assournazirabal ou que Tiglatphalasar mais il ne joignait à leurs qualités
ni leur dureté contre les sujets, ni leur férocité à l'égard des vaincus. Il
saisissait l’occasion d'être clément avec autant de soin que ses
prédécesseurs recherchaient celle de se montrer impitoyables ; les
récits de ses guerres ne parlent pas sans cesse de captifs écorchés vifs, de
rois empalés devant la porte de leurs cités, de populations entières décimées
par le fer. Il s'appliqua partout à réparer les ruines dont son père et son
grand-père avaient couvert le sol. Dès la première année de son règne, il
avait relevé Babylone : en dehors de ce travail énorme, il consacra, en
Assour et en Accad, trente-six sanctuaires plaqués
de lames d'or et d'argent et resplendissants comme le jour. Le palais
qu'il se bâtit à Ninive sur l'emplacement d'un ancien garde-meuble surpassait
tout ce qu'on avait vu jusqu'à lui. Les carrières d'albâtre des monts Gordiyæens
et les forêts de la
Phénicie avaient été mises également à contribution pour en
panneler les salles d'apparat : trente-deux rois des Hittites et de la
côte méditerranéenne envoyèrent à Ninive des troncs de sapins, de cèdres, de
cyprès, débités en larges ballots. La toiture était en poutres de cèdre
sculpté, supportées par des colonnes de cyprès cerclées d'argent et de
fer ; des lions et des taureaux de pierre se dressaient aux
portails ; le battant des portes était en ébène et en cyprès incrusté de
fer, d'argent et d'ivoire. Le palais de Babylone est entièrement détruit, et
celui qui fut commencé à Kalakh avec le butin d'Égypte ne fut jamais terminé.
La vue des longues avenues de sphinx qui précédaient l'entrée des temples de
Memphis avait vivement impressionné l'esprit des conquérants : Asarhaddon
imita les vaincus et maria les sphinx aux taureaux et aux lions qui
décoraient l'accès de ses édifices. La construction continua pendant trois
années (671-669) ; le gros œuvre
était achevé, mais l'ornementation ébauchée à peine, lorsque des événements
encore mal connus obligèrent les architectes à l'interrompre. Il semble que
l’affection que le roi avait toujours marquée pour Babylone inspira des inquiétudes
à son entourage : ses officiers assyriens craignirent qu'il ne choisît
pour lui succéder le fils qu'il avait eu d'une de ses femmes babyloniennes,
Shamashshoumoukîn ? Ils complotèrent en faveur d'un autre de ses fils
dont la mère était ninivite, Assourbanabal, et leur conspiration découverte
coûta la vie à plusieurs d'entre eux (669), mais contraignit le maître à la
réflexion. Convaincu qu'il était impossible de maintenir Ninive et Babylone
pendant longtemps sous l'administration d'un même prince, il se décida à
diviser son empire : il donnerait l'Assyrie à Assourbanabal, et la Babylonie à Shamashshoumoukîn
sous la suzeraineté de son frère. La meilleure manière d'assurer l'exécution
de ses volontés était de les accomplir lui-même : les révoltes qui
éclatèrent soudain au delà de l'isthme lui en fournirent soudain l'occasion.
Les vingt petites principautés en lesquelles l'Égypte
s'était démembrée n'avaient pas toutes accepté la domination de l'Assyrie en
670. Le grand fief théocratique de Thèbes était demeuré virtuellement sous
l'autorité de l'Éthiopie, et les baronnies de l'Égypte moyenne, Thinis, Siout,
Hermopolis, Héracléopolis, n'ayant pas été touchées par l'invasion, avaient
admis très superficiellement la suzeraineté du maître nouveau. Seuls les
seigneurs du Delta, qui vivaient en contact perpétuel avec les garnisons
étrangères, pouvaient être considérés comme obéissant réellement à l'Assyrie,
mais leur esprit inquiet et turbulent rendait leur fidélité très douteuse.
Deux familles se disputaient l'hégémonie parmi eux : l'une à l'Orient,
représentée alors par Pakrourou, chef du nome arabique ; l'autre à
l'Occident, qui descendait de Bocchoris en droite ligne. Stéphinatès, prince
de Saïs et de Memphis, était mort vers 680, et son fils Néchepsô, qui lui
avait succédé, n'avait pas eu l'occasion de se distinguer : c'était, si
l'on en croit la tradition classique, un bon devin et un excellent astronome[66], mais qui
demeura l'humble vassal des Ethiopiens sa vie durant (680-674). Néchao 1er, qui le remplaça, était au
pouvoir depuis trois ou quatre ans, quand l'arrivée des Assyriens le délivra
de l'Éthiopie. Les documents contemporains nous le laissent entrevoir actif,
remuant, prêt à tout oser pour atteindre le but que l'ambition de ses
ancêtres poursuivait depuis un siècle, la restauration de l'ancienne
monarchie égyptienne sous les auspices de leur maison. L'étendue de ses domaines
et par-dessus tout la possession de Memphis lui assurant une supériorité
réelle sur ses rivaux, Asarhaddon le considéra comme leur chef ; il
l'inscrivit au premier rang sur la liste des vassaux égyptiens et il eut
bientôt à se féliciter d'avoir eu confiance en lui. Taharqou n'avait pas
accepté sa défaite : dés qu'il eut recruté une armée fraîche, vers le
milieu de 669, il reprit l'offensive, et il rentra à Memphis presque sans
coup férir, mais Néchao et les princes du Delta, au lieu de le joindre,
firent cause commune avec les Assyriens contre lui. Asarhaddon était malade
gravement lorsqu'il en reçut la nouvelle. Il n'en convoqua pas moins ses
troupes aussitôt, mais, avant de partir, il mit à exécution le projet que le
complot de l'année précédente lui avait suggéré : il proclama Shamashshoumoukîn
roi de Babylone, Assourbanabal roi d'Assyrie et chef de l'empire, puis il se
mit en route pour l'Afrique. Comme il traversait la Syrie, son mal empira, et
il expira le 40 du mois Arakhsamna, dans la douzième année de son règne (668)[67].
Lui mort, la scission des deux moitiés de la monarchie
s'opéra presque mécaniquement. Assourbanabal renvoya à Babylone la statue de
Bel Mardouk qui était en captivité au temple de Ninive depuis
Sennachérib ; Shamashshoumoukîn la reçut en pompe et, l'ayant introduite
dans le sanctuaire restauré, il saisit les mains de Bel, et il se trouva par
cette cérémonie traditionnelle intronisé régulièrement roi de la Chaldée. Le
changement de règne ne provoqua aucune insurrection grave. A l'Est seulement,
un petit chef montagnard, Tandaï de Kirbit, envahit le canton d'Yamoutbal, et
se fit prendre : il fut déporté avec son peuple en Égypte, où le tartan,
succédant à Asarhaddon dans le commandement de l'armée, venait de remporter
de grands succès. Taharqou avait été battu près de Karbanit, et contraint
d'évacuer Memphis (668). Pour en finir avec lui, les Assyriens se résolurent
à l'aller relancer dans Thèbes et s'il le fallait jusqu’en Éthiopie ;
ils convoquèrent les contingents des rois Syriens et les vaisseaux des villes
phéniciennes, puis ils remontèrent le Nil. Ils étaient déjà assez avant dans la Moyenne-Égypte,
lorsqu'ils furent rappelés dans les nomes de la côte par la menace de
troubles. Taharqou vaincu paraissait encore plus redoutable aux dynastes
égyptiens que le monarque ninivite ; ils nouèrent des négociations avec
lui et ils conclurent un traité secret par lequel ils s'engageaient à le
restaurer sur le trône des Pharaons à condition qu'il les laissât libres chez
eux. Des dépêches interceptées ayant instruit les généraux assyriens de ces
menées, ils rebroussèrent, saisirent les chefs de la conjuration, Sharloudari
de Tanis, Paqrourou de Pisoupti et Néchao, qu'ils envoyèrent à Ninive chargés
de chaînes ; ils saccagèrent, pour l'exemple, Saïs, Mendès et Tanis qui
avaient été les premières du complot, et leurs succès arrêtèrent la marche de
Taharqou. L'Éthiopien se retira à Napata, abandonnant Thèbes à son sort. La
cité se racheta par la remise d'une moitié du trésor sacré que le temple
d'Amon possédait, et Montoumhaît, qui exerçait la régence au nom de la
princesse Shapenouapît II, fut nommé gouverneur pour l'Assyrie. La victoire
fut si complète qu'Assourbanabal crut pouvoir user de clémence envers ses
prisonniers. Après avoir mandé Néchao devant son trône, il l'habilla d'un
vêtement d'honneur, lui donna un cimeterre à fourreau d'or, un chariot, des
chevaux, des mules ; non content de lui restituer Saïs, il lui octroya
pour son fils aîné Psammétique le fief d'Athribis[68]. Néchao, de
retour en Égypte, y fut réintégré dans son rang sous la surveillance d'un
résident assyrien, et il se comporta désormais en vassal fidèle du souverain
ninivite.
Les événements d'Égypte produisirent leurs effets
ordinaires sur les peuples de la
Syrie et de l’Asie Mineure. Les deux seules cités
phéniciennes qui affectaient encore des allures indépendantes, Tyr et Arvad,
mirent bas les armes : Baâlou de Tyr fut confirmé dans la possession de
son royaume moyennant l'obligation d'acquitter un tribut annuel, mais
Yakinlou d'Arvad fut détrôné, emmené à Ninive et remplacé aux affaires par
son fils aîné, Azibaal. Deux chefs du Taurus, Mougallou le Tabal et
Sandasarmé, se firent pardonner leurs incursions par des dons de chevaux pour
la remonte de la cavalerie assyrienne. L'insignifiance de ces faits prouve
combien les riverains de la Méditerranée s'étaient résignés à la domination
étrangère. Ils avaient cessé de s'imaginer qu'une mutation de souverain était
de nature à leur apporter des chances d'indépendance, et ils ne se considéraient
plus comme les serfs d'un conquérant de passage dont la mort les
délivrait : ils se sentaient les sujets perpétuels d'un empire dont la
puissance ne reposait plus sur le génie ou sur l'incapacité d'un homme, mais
se continuait de génération en génération par la vertu de son propre prestige
quelles que fussent les qualités du souverain régnant. Les États indépendants
de l'Asie étaient à la longue parvenus aux mêmes conclusions, et la nouvelle
de l'avènement d'un roi d'Assyrie ne réveillait plus en eux des espoirs de
conquêtes ou tout au moins de pillages : ce leur était devenu l'occasion
d'ambassades envoyées pour féliciter le souverain nouveau et pour resserrer
les liens d'amitié qui réunissent les deux États[69]. Une de ces
ambassades, qui arriva vers 667, suscita à Ninive un étonnement mêlé
d'orgueil. Gygès, le roi de Lydie, une contrée d'au
delà les mers, une terre lointaine, dont les rois, nies pères, n'avaient pas
même entendu le nom, Assour, mon générateur divin, lui révéla mon nom en un
rêve, disant : Assourbanabal, le
roi d'Assyrie, mets-toi à ses pieds, et tu vaincras tes ennemis par son
nom ! Le même jour qu’il eut ce rêve, il envoya ses cavaliers me
saluer, et il me manda ce rêve qu'il avait eu, par l'entremise de son messager :
Quand celui-ci parvint aux frontières de mon empire, mes gens lui
dirent : Qui donc es-tu, mon
frère, toi dont le pays n'a jamais été visité encore par un de nos
courriers ? On l'expédia donc à Ninive, le siège de ma royauté, et
on l'amena devant moi ? Les langues de l'Orient et de l'Occident dont
Assour m'avait donné plein les mains, personne de ceux qui les connaissaient
ne savait son langage, et personne de ceux qui m'entouraient n'avait entendu
son parler. Dans l'étendue de mon empire je rencontrai enfin quelqu'un qui me
comprit et me conta le rêve. Assourbanabal agréa complaisamment
l'hommage qu'on lui apportait de si loin, et pendant quelques années une
sorte d'alliance exista entre l'Assyrie et la Lydie : ce fut
d'ailleurs une alliance toute platonique d'où chacun des deux contractants
dériva fort peu d'avantage.
L'Ourartou était calmé, et ses rois Rousas II, puis
Eriménas, ne songeaient plus qu'à construire des châteaux et des jardins de
plaisance autour de leur capitale. Les Mèdes et les tribus bordières du
plateau iranien continuaient à observer la paix comme sous le règne
précédent. L'Élam entretenait des relations de bon voisinage avec Ninive et
Babylone. Les tribus araméennes des embouchures de l'Euphrate et du Tigre se
remuaient sourdement, mais rien ne transpirait encore de leurs complots.
L'Égypte seule inspirait des craintes trop justifiées. Elle était placée de
façon si excentrique par rapport au reste de l'Empire qu'elle devait échapper
à l'influence ninivite sitôt qu'un accident se produirait qui obligerait le
suzerain à relâcher un moment sa surveillance. L'Éthiopie d'ailleurs était
là, derrière l'Égypte toujours prête à fomenter les troubles ou à redescendre
dans la lice dés qu'elle en verrait l'occasion. Taharqou, immobilisé, dit-on,
par un rêve qui lui ordonnait de ne plus s'éloigner de Napata[70] n'avait pas
reparu au nord de la cataracte, mais son beau-fils Tandamani était rentré à
Thèbes et se préparait à marcher vers le Delta, quand il reçut en songe la
prédiction de sa royauté prochaine (666).
L'annonce de la mort de Taharqou lui parvenant aussitôt après, il courut se
faire couronner au Gebel Barkal, puis il s'embarqua sur le Nil pour
reconquérir l'Égypte. La Thébaïde l'accueillit avec des démonstrations
de joie sincère, disant : Va en paix !
Sois en paix ! Rends la vie à l'Égypte ! Relève les temples qui
tombent en ruines, redresse les statues et les images des divinités !
Rétablis les fondations faites aux dieux et aux déesses, les offrandes pour
les Mânes ! Remets le prêtre à sa place pour accomplir toutes les cérémonies
du culte. Les troupes assyriennes et les contingents égyptiens
commandés probablement par Néchao l'attendaient sous les murs de
Memphis : il les battit, prit la ville et s'enfonça dans le Delta à la
poursuite des vaincus. Néchao périt dans quelque escarmouche ou fut fait
prisonnier et mis à mort[71] : son fils
Psammétique se sauva en Syrie, mais les princes se renfermèrent chacun dans
sa citadelle pour y attendre des secours d'Asie, et une guerre de sièges interminable
commença. Impatienté de leur résistance, Tandamani se replia sur Memphis, et
il ne savait comment sortir à son honneur de cette entreprise difficile,
quand ils le tirèrent d'embarras : ils entrèrent en négociations avec
lui. Pakrourou de Pisoupti, qui était leur chef depuis la disparition de
Néchao, les amena au conquérant. Ils dirent : Accorde-nous les souffles de vie, car il
ne peut plus vivre celui qui te méconnaît ? Nous serons tes vassaux,
ainsi que tu l'as déclaré dès le début, le jour que tu devins roi ?
Le cœur de sa majesté fut rempli de joie quand elle entendit ce
discours : elle leur fit donner des pains, de la bière, toutes sortes de
bonnes choses. Après qu'ils eurent séjourné quelques jours à
Memphis, ils dirent : Pourquoi demeurons-nous ici, ô roi, notre maître !
Sa majesté leur répondit : Pourquoi ? Ils dirent : Laisse-nous aller
dans les villes que nous donnions des ordres à nos gens et que nous
t'apportions nos tributs. Ils revinrent bientôt avec les cadeaux
qu'ils avaient promis, et Tandamani regagna Napata avec ses richesses[72]. Son autorité
sur le Nord ne dura probablement que le temps de sa résidence à
Memphis ; mais Thèbes la reconnut deux ou trois années encore[73].
Ce ne fut ni l'indolence, ni la crainte d'un échec qui
empêcha Assourbanabal de châtier aussitôt l'audace de l'Ethiopien, mais des complications
surgirent alors au Sud-est qui le contraignirent à différer sa vengeance.
L'Élam était tout à coup rentré en scène, et Ourtakou, cédant aux instances
des tribus araméennes, avait franchi le Tigre (665).
Shamashshoumoukîn ne put que s'enfermer dans Babylone et appeler son frère à
l'aide. Celui-ci accourut et l'envahisseur se retira devant lui : on
s'attendait à ce qu'il revînt l'année suivante, mais il mourut soudain d'une
attaque d'apoplexie, et comme il avait fait aux enfants de Khoumbankhaldash
son frère, son plus jeune frère, Tioummân, fit aux siens. Chassés d'Élam, ils
se sauvèrent à Ninive où ils furent reçus honorablement, en vue d'une
intervention éventuelle dans les affaires de leur patrie. Assourbanabal
saisit ce moment, où Tioummân était encore mal assuré sur le trône, pour se
jeter sur l'Égypte. Tandamani concentra ses forces en Thébaïde, mais quand il
vit arriver les Assyriens, il renonça à se défendre et il s'enfuit à Kipkip,
en Ethiopie (664). Thèbes fut saccagée sans pitié, la population entière,
hommes et femmes, partit en esclavage ; l'or,
l'argent, les métaux et les pierres précieuses, tous les trésors des palais,
les étoffes teintes en berom, que le gouverneur Montoumhaît venait de
placer dans le sanctuaire[74], « deux
obélisques du poids de cent talents » qui étaient à la porte d'un
temple, furent transportés à Ninive[75]. Thèbes ne se
releva jamais du coup dont Assourbanabal l'avait frappée[76]. Appauvrie
qu'elle était depuis longtemps, les peuples qu'elle avait malmenés si
rudement aux jours de sa gloire avaient conservé l'habitude de la craindre et
de la respecter : le bruit de sa chute retentit par tout l'Orient, et le
remplit d'étonnement et de pitié. Un demi-siècle plus tard, le souvenir était
encore présent à la mémoire des Hébreux et le prophète Nahoum demandait à Ninive
si elle valait mieux que No-Amon, sise sur les Nils,
entourée d'eau, qui avait une mer pour rempart et un lac pour muraille ?
L'Éthiopien était sa force, et les Égyptiens sans nombre, la Libye et les Nubiens
venaient à son secours. Elle aussi cependant s'en est allée captive en
exil ; ses enfants aussi ont été écrasés au coin des rues, ses nobles
ont été tirés au sort et tous ses grands chargés de fers[77]. Elle fut
reconstituée à l'assyrienne et les vingt rois remontèrent sur le trône, pour
la troisième fois depuis six ou sept ans. Psammétique hérita de la principauté,
mais non du rang de son père ; Pakrourou resta le chef de la ligue.
Tandamani, réfugié en Éthiopie, ne reparut plus, et l'Égypte fut pour
quelques années la vassale docile de l'Assyrie (663-660)[78].
Assourbanabal en avait à peine fini de ce côté que
d'autres ennemis se levèrent à l'autre extrémité de son empire Les Mannaï s'insurgèrent, mais bientôt, se
sentant incapables de tenir, ils tuèrent leur roi Akhshéri et le remplacèrent
par son fils Oualli qui se hâta de faire sa soumission. Ce n'était là,
toutefois, qu'un épisode ordinaire de la vie de frontière : le danger
sérieux venait de l'Élam. Tioummân, assis solidement sur le trône, avait
commencé aussitôt ses préparatifs de guerre et envoyé des émissaires aux Araméens
du Tigre pour les exciter à se joindre à lui. Ils déclinèrent ses avances,
mais les Gamboulou les accueillirent et leur roi Dounânou conclut une
alliance avec lui. Restait un prétexte à provoquer les hostilités :
Tioummân le trouva dans l'hospitalité que ses neveux recevaient à Ninive. Il
envoya en réclamer l'extradition la
requête, présentée par deux de ses principaux officiers, Oumbadara et
Naboudamiq, ne fut pas écoutée, et Assourbanabal y répondit par une
déclaration de guerre. Les prodiges se multiplièrent en sa faveur. Le soleil
s'éclipsa au matin ; la déesse Ishtar, consultée, prédit la ruine des
Susiens et confirma l'oracle de sa statue par un songe prophétique. Ne crains rien, dit-elle, et elle combla par là mon
cœur de joie, tu n'auras qu'à lever la main pour
voir s'accomplir mon arrêt, car c'est la faveur que je t'accorde.
Cette nuit même où je l'invoquais, un devin s'endormit et rêva un rêve
remarquable : Ishtar lui parla et il me répéta ses paroles. Ishtar d'Arbèles m'est apparue, enveloppée dans sa gloire
à droite et à gauche, l'arc à la main, la flèche de guerre prête à partir, la
figure courroucée… Je te larderai, dit-elle,
puis j’irai me reposer au temple de Nabo ! Mange donc, bois le vin, fais
résonner la musique, glorifie ma divinité jusqu'à ce que je vienne et que ce
message soit accompli. Car je t'accorderai de satisfaire ton cœur :
l'ennemi ne te résistera pas, il ne s'opposera pas à ta charge. Ne
crains rien pour toi : au milieu de la bataille, elle veillera sur toi
et culbutera les rebelles. Tioummân se retira derrière l'Oulaï et
se retrancha dans le bourg de Toulliz, la rivière en front, un bois sur ses
derrières. Au moment de livrer bataille, le cœur lui faillit et il dépêcha un
de ses généraux, Itouni, au camp assyrien, pour négocier une trêve. Les
pourparlers étaient à peine commencés que les avant-postes des deux armées en
vinrent aux mains : en quelques moments l'action s'engagea sur toute la
ligne. Tioummân eut le dessous. Poursuivi à travers les arbres, son chariot
se brisa, lui-même fut blessé et tué, après une courte défense, avec son fils
aîné Tammaritou. Ses deux neveux, qui avaient combattu dans les rangs des
Assyriens, furent proclamés, Tammaritou vice-roi de Khaïdalou, Khoumbanigash,
roi de Suse et de Madaktou sous la suzeraineté d'Assour. Une expédition au
pays de Gamboulou, contre le seigneur Dounânou, acheva la guerre. Les vaincus
furent traités avec toute la cruauté assyrienne (660)[79], mais l'horreur
causée par tant de supplices n'abattit pas le courage des Élamites :
Khoumbanigash se laissa bientôt gagner à leurs haines et il devint l'ennemi
acharné de ses anciens protecteurs.
Il attendit huit ans l'occasion de manifester ses
sentiments. Shamashshoumoukîn avait vécu d'abord en bonne intelligence avec
son frère. Il avait complété les travaux qu’Asarhaddon avait commencés et ses
constructions avaient absorbé toutes ses ressources. Il semble pourtant
qu'après la victoire de Toulliz, Assourbanabal assuma à son égard des allures
qui le remplirent d'inquiétude et qui lui inspirèrent des idées de révolte. Les enfants de Babilou, je les avais exaltés sur des
trônes, je les avais revêtus de vêtements superbes, je leur avais mis aux
pieds des anneaux d'or : les enfants de Babilou, ils avaient été exaltés
en Assour et honorés suivant mon ordre exprès. Et pourtant, lui,
Shamashshoumoukîn, mon jeune frère, il ne tint aucun compte de ma suprématie,
il souleva le peuple d'Accad, de Kaldou et d'Aram, et les peuples de la côte,
d'Aqaba à Babsaliméti, tous mes tributaires, et il les suscita contre mon
pouvoir. » Pour obtenir les secours de l'Élam, Shamashshoumoukîn lui
prodigua les trésors du temple de Bel à Babylone et du temple de Nabo à
Barsip. Ses agents secrets décidèrent les « princes du pays de Gouti, du
pays de Martou, du pays de Miloukhkhi, à faire cause commune avec lui.
Amouladdin, cheikh de Kédar, se chargea d'opérer une diversion sur les
frontières de Syrie. Ouaïtéh, roi des Arabes, promit d'envoyer son contingent
à Babylone sous la conduite de deux émirs renommés, Ama et Abiatéh. La
coalition allait de l'Égypte aux bords du golfe Persique, et Assourbanabal ne
savait rien encore. Il poussait même la confiance jusqu'à réclamer de
Khoumbanigash la restitution d'une image de la déesse Nana que les
conquérants élamites avaient enlevée nombre de siècles auparavant. Un incident
imprévu le tira soudain de sa tranquillité et lui découvrit l'étendue du
danger. Le gouverneur assyrien d'Ourouk apprit de celui d'Ourou qu'un
émissaire de Shamashshoumoukîn s'était introduit dans cette ville et qu'il y
travaillait sourdement le peuple : après avoir en vain essayé de contrebalancer
ces manœuvres, il avisa son suzerain de ce qui se passait. Shamashshoumoukîn
essaya de conjurer l'effet de cette révélation prématurée en protestant de
son dévouement à l'Assyrie par une ambassade solennelle. Il gagna de la sorte
le temps nécessaire pour compléter ses préparatifs : au retour des
ambassadeurs, il jeta, le masque et il déclara la guerre.
Assourbanabal faiblit d'abord devant l'imprévu de cette
attaque. Mais, en ces jours, un devin s'endormit et
rêva un rêve : Voilà, dit le dieu Sin,
ce que je prépare à ceux qui complotent
contre Assourbanabal, roi du pays d'Assour : un combat aura lieu, après
lequel une mort honteuse les attend. Ninip détruira leurs vies par l'épée,
par le feu, par la famine. J'entendis ces paroles et je me fiai à la
volonté de Sin, mon seigneur. Les discordes du clan royal
paralysèrent les forces de l'Élam. Khoumbanigash avait dépêché la fleur de
son armée à Babylone. Oundash, fils de Tioummân, roi d'Élam, Zazaz, chef de
Billaté, Parron, chef de Khilmou, Attamitou, chef de ses archers, Nésou, son
général ; même il avait dit à Oundash : Va, venge sur Assour le meurtre du père qui t'a engendré !
Tammaritou, fils de Khoumbanigash, voyant son père demeuré presque seul en
Élam, se révolta contre lui avec la complicité de son oncle Tammaritou,
vice-roi de Khaïdalou. L'adhésion de ce dernier fit d'abord hésiter les
Susiens ; on se rappelait qu'il avait combattu dans les rangs des
Assyriens et tué Tioummân de ses propres mains. Il n'hésita pas à se parjurer
pour dissiper ces inquiétudes : Je n'ai pas
coupé, dit-il, la tête du roi d'Élam; c'est Khoumbanigash, et Khoumbanigash
seul, qui a baisé la terre devant les messagers d'Assourbanabal.
Khoumbanigash fut décapité avec la plupart des princes de sa famille. A la
faveur de cette diversion inespéré, Assourbanabal vainquit Shamashshoumoukîn
en rase campagne et il cerna les débris de l'armée dans Babylone, dans Sippar,
dans Barsip et dans Kouta. Il assiégeait ces quatre places quand Tammaritou
s'avança contre lui pour combattre. J'adressai,
dit-il, ma prière à Assour et à Ishtar ; ils
accueillirent mes supplications et ils entendirent les paroles de mes lèvres.
Son serviteur Indabigash se déclara contre lui et le mît en déroute sur le
champ de bataille. Tammaritou n'eut d'autre ressource que de s'enfuir
à Ninive et de se livrer à la merci du roi d'Assyrie. Il embrassa mon pied royal et se couvrit la tête de poussière devant
l'escabeau de mes pieds. Moi, Assourbanabal, au cœur généreux, je l'ai relevé
de sa trahison, je l'ai reçu, lui et les rejetons de la famille de son père,
dans mon palais. Indabigash ne pouvait songer à prendre la
campagne aussitôt après la révolution qui l'avait élevé au trône, et, d'autre
part, il ne voulait pas traiter avec l'Assyrie ; il rappela ses troupes
de Babylonie, et c'était tout ce que les Assyriens attendaient de lui pour le
moment (650). Shamashshoumoukîn, privé
ainsi de son allié le plus efficace, ne pouvait plus compter sur la victoire.
Il résista du moins jusqu'à la dernière extrémité : la famine fut telle,
que les assiégés en furent réduits, pour se nourrir,
à manger la chair de leurs fils et de leurs filles. Les Arabes
tentèrent vainement de se frayer un passage à travers les lignes ennemies.
Leurs émirs se rendirent à condition qu'ils auraient la vie sauve, et leur
défection, tombant sur une population démoralisée, acheva d'y briser les
courages : elle se révolta contre ses chefs et elle entama des
négociations en dehors d'eux.
Shamashshoumoukîn ne voulut pas tomber vivant entre les
mains de son frère : il mit le feu à son palais et il périt dans les
flammes avec ses femmes, ses enfants, ses fidèles, au moment même où les
Assyriens forçaient les portes. La répression fut impitoyable. Ce qui ne fut pas brûlé avec Shamashshoumoukîn, son
maître, s'enfuit dans le tranchant du fer, l'horreur de la famine et les
flammes dévorantes, pour trouver un refuge. La colère des grands Dieux, mes
seigneurs, qui n'était pas éloignée, s'appesantit sur eux ; pas un ne
s'échappa, pas un ne fut épargné, ils tombèrent tous dans mes mains. Leurs
chariots de guerre, leurs harnais, leurs femmes, les trésors de leurs palais,
furent apportés devant moi: les hommes dont la bouche avait tramé des
complots perfides contre moi et contre Assour, mon seigneur, j'arrachai leur
langue et j'accomplis leur perte. Le reste du peuple fut exposé vivant devant
les grands taureaux de pierre que Sennachérib, le père de mon père, avait
élevés, et moi, je les jetai dans le fossé, je coupai leurs membres, je les livrai
en pâture aux chiens, aux bêtes fauves, aux oiseaux de proie, aux animaux du
ciel et des eaux. En accomplissant ces choses, j'ai réjoui le cœur des grands
Dieux, mes seigneurs. C'était la deuxième fois, en moins d'un
demi-siècle, que Babylone était saccagée par les Assyriens. Quand les soldats
et le roi lui-même furent fatigués du massacre, le
reste des enfants de Babilou, de Kouta, de Sippar, qui avait résisté aux souffrances
et aux privations, reçut son pardon. J'ordonnai qu'on épargnât leur vie. Je
leur imposai les lois d'Assour et de Beltis, les dieux du pays d'Assour, les
tributs et les redevances des provinces soumises à ma domination. S'il
eût été sage, il aurait poussé l'œuvre de destruction jusqu'au bout et il
aurait rasé la cité turbulente ; le même respect religieux qui avait
désarmé tant de ses prédécesseurs le retint, et il ne résista pas à la
tentation de se faire roi de Babylone. Il saisit
donc les mains de Bel et il assuma
dans son nouveau royaume le nom de Kandalanou, puis il confia le gouvernement
de Babylone à un officier assyrien, Shamashdanâni (648)[80].
Une crise aussi violente et aussi prolongée ne pouvait se
produire sans nuire quelque peu au
prestige de l'empire. Les alliés et les sujets de vieille date ne bougèrent
point, mais les provinces d'annexion récente et les royaumes indépendants
rejetèrent la suzeraineté et l'amitié obligatoire qu'ils avaient été
contraints de subir. L'Égypte s'était affranchie aussitôt que les affaires
s'étaient embrouillées du côté de l'Élam, et ce fut Psammétique le Saïte, le
fils de Néchao, qui mena la campagne contre son bienfaiteur : il expulsa
les garnisons assyriennes, il réduisit Pakrourou et les princes du Delta, il
rétablit l'unité du royaume des Pharaons d'Éléphantine à la Méditerranée. Le
détail de ces événements est ignoré de nous. Nous savons seulement qu'il dut
ses succès à des bandes de mercenaires venues d'Asie, et que les Assyriens
crurent qu'elles lui avaient été fournies par Gygès : ils virent même le
châtiment d'Assour pour cette infraction aux relations nouées antérieurement
dans le désastre qui frappa la
Lydie du fait des Cimmériens vers 645. Pour le moment,
Assourbanabal, négligeant ces portions excentriques de sa sphère d'influence,
ne songea qu'à punir les peuples qui s'étaient associés directement au crime
de Babylone. Il en finit promptement avec les Arabes : il prit leurs
chefs Yaouta et Amouladdin de Kédar, et il les remplaça par des cheikhs à sa
dévotion, puis il se tourna contre l'Élam. Indabigash, bien que secrètement favorable
à Shamashshoumoukîn, avait dû, nous le savons, se tenir sur la réserve :
il craignait, en s'aventurant au secours de son allié, de s'exposer à quelque
révolte des princes de sa famille. Après la chute de Babylone il donna asile
à plusieurs chefs chaldéens, et entre autres à Naboubelzikri, petit-fils de
Mérodachbaladan, et, comme son grand-père, roi de Bît-Iâkin. Assourbanabal en
tira prétexte pour provoquer les
hostilités. Il réclama les fugitifs : Si tu ne
me rends pas ces hommes, j'irai, je détruirai tes cités, j'emmènerai le
peuple de Shoushan, de Madaktou et de Khaïdalou, je te jetterai à bas de ton
trône et j'y assiérai un autre en ta place ; comme jadis j'écrasai
Tioummân, je t'anéantirai. Indabigash refusa de livrer ses hôtes ;
des négociations s'engagèrent, pendant lesquelles un général susien, Khoumbankhaldash,
assassina son maître et saisit le diadème. Assourbanabal profita de ces dissensions.
Bît-Imbi l'ancienne est la capitale des places
fortes du pays d'Élam, elle en divise la frontière comme une muraille.
Sennachérib, roi d'Assour, le père du père qui m'a engendré, l'avait
prise ; mais les Élamites avaient construit devant Bît-Imbi l'ancienne
une autre ville, ils l'avaient fortifiée, ils avaient élevé ses remparts et
l'avaient nommée Bît-Imbi. Je la forçai au cours de mon expédition, j'en
détruisis les habitants qui n'étaient pas venus solliciter l'alliance de ma
royauté, je leur coupai la tête, je leur arrachai les lèvres, et pour les
montrer aux habitants de mon empire, je les envoyai au pays d'Assour.
Khoumbankhaldash quitta Madaktou et s'enfuit dans les montagnes. Tammaritou
qui avait suivi Assourbanabal, fut restauré sur le trône comme vassal de
l'Assyrie. Mais bientôt, las du rôle odieux qu'il jouait, il complota de
massacrer les garnisons assyriennes : il fut trahi et livré au vainqueur[81].
Cette diversion permit à Khoumbankhaldash de
respirer ; il rentra dans Madaktou et il s'empara même de Bît-Imbi. Ce
ne fut qu'un succès passager. Au printemps de l'année suivante, Assourbanabal
descendit en Élam, emporta l'une après l'autre toutes les lignes de défense
établies en avant de Suse, et enleva la ville même. Par
la volonté d'Assour et d'Ishtar, j'entrai dans ses palais et je m'y reposai
avec orgueil. J'ouvris leurs trésors, je pris l'or et l'argent, leurs
richesses, tous ces biens que le premier roi d'Élam et les rois qui l'avaient
suivi avaient réunis et sur lesquels aucun ennemi encore n'avait étendu la
main, je m'en emparai comme d'un butin… J'enlevai
Shoushinak, le dieu qui habite dans les forêts, et dont personne n'avait
encore vu la divine image, et les dieux Soumoudou, Lagamar, Partikira, Amman-Kashibar,
Oudouran, Shapak, dont les rois du pays d’Élam adoraient la divinité, Ragiba,
Shoungourshara, Karsha, Kirshamas, Soudounou, Aipakshina, Bilala, Panintimri,
Shilagara, Napsha, Nalirtou et Kindakarbou, j'enlevai tous ces dieux et
toutes ces déesses avec leurs richesses, leurs trésors, leurs pompeux
appareils, leurs prêtres et leurs adorateurs, je transportai tout au pays d'Assour.
Trente-deux statues des rois en argent, en or, en bronze et en marbre,
provenant des villes de Shoushan, de Madaktou, de Khouradi, la statue de
Khoumbanigash, le fils de Khoumbadara, la statue d'Ishtarnakhounta, celle de
Khalloudoush, la statue de Tammaritou, le dernier roi qui, d'après l'ordre
d'Assour et d'Ishtar, m'avait fait sa soumission, j'envoyai tout au pays
d'Assour. La statue de Khalloudoush fut l’objet d'outrages
indignes : La bouche qui souriait menaçante, je
la mutilai ; ses lèvres qui respiraient le défi, je les arrachai ;
ses mains qui avaient tenu l'arc contre l'Assyrie, je les tranchai net.
Le crime de Khalloudoush était d'avoir battu Sennachérib. Je brisai les lions ailés et les taureaux qui veillaient à
la garde des temples. Je renversai les taureaux ailés fixés aux portes des
palais du pays d'Élam et qui jusqu'alors n'avaient pas été touchés ; je
les ruai bas. J'emmenai en captivité les dieux et les déesses. Leurs forêts
sacrées, dans lesquelles personne n'avait encore pénétré, dont les frontières
n'avaient pas été franchies, mes soldats les envahirent, admirant leurs
retraites, et les livrèrent aux flammes. Les hauts lieux de leurs rois, les
anciens et les nouveaux qui n'avaient pas craint Assour et Ishtar, mes seigneurs,
et qui étaient opposés aux rois mes pères, je les renversai, je les détruisis,
je les brûlai au soleil ; je déportai leurs serviteurs au pays d'Assour,
je laissai leurs croyants sans refuge, je desséchai les citernes. Pendant
un mois et vingt-cinq jours toute la région basse de l'Élam fut livrée aux
soldats et saccagée sans merci. Ce qui resta de la population au bout de ce
temps fut dispersé, comme des troupeaux de moutons,
dans les villes où siégeaient les préfets, les commandants militaires et les
gouverneurs de l'Assyrie (640).
Khoumbankhaldash conservait la montagne ; pour
obtenir la paix, il offrit au monarque assyrien de lui livrer Naboubelzikri.
Plutôt que de venir vivant au pouvoir de l'ennemi, Naboubelzikri se fit tuer
par son écuyer (645). Son corps fut remis aux messagers du roi d'Assyrie, qui
le décapita et le jeta à la voirie en défendant de lui donner la sépulture.
Cette lâcheté ne sauva pas Khoumbankhaldash ; les vainqueurs le
poursuivirent jusque dans les solitudes où il s'était retiré et ils le
contraignirent à s'abandonner lui-même à leurs mains. Mené à Babylone, il y
rencontra deux de ses compétiteurs, Tammaritou et Pakhé, ainsi que Ouaïtéh,
roi d'Arabie. Assourbanabal se plut à les réunir tous quatre dans un même
châtiment et dans une même honte ; un jour qu'il offrait un sacrifice,
il les attela au timon de son char de guerre et il se fit traîner par eux
jusqu'à la porte du temple. La défaite de Khoumbankhaldash acheva
l'abaissement des Susiens. Une partie des contrées sur lesquelles il avait
régné fut annexée et administrée directement par les généraux
assyriens ; les clans sauvages des montagnes échappèrent à la servitude,
et réussirent plus tard à délivrer les tribus de la plaine. Mais le coup
porté par Assourbanabal avait été trop rude pour que les effets ne s’en
fissent pas sentir longtemps encore d'une manière désastreuse. L'Élam, le
plus ancien des États de l'Asie antérieure, disparut de la scène du monde.
Les souvenirs de son histoire réelle s’effacèrent bientôt au milieu des légendes :
le fabuleux Memnon remplaça dans la mémoire des peuples ces lignées de
souverains ambitieux et de hardis conquérants qui avaient possédé Babylone et
la Syrie, en
des temps où Ninive n'était qu'une simple bourgade (643). Le dernier acte de ce drame sanglant eut le désert pour
théâtre. A peine assis sur le trône d'Arabie, Abiatéh avait rejeté le joug
assyrien et s'était allié avec Nathan le Nabatéen. Tant que l'Élam avait
résisté, Assourbanabal avait fermé les yeux sur la trahison de son vassal
Khoumbankhaldash abattu, il songea à la vengeance. Il quitta Ninive au
printemps de 642, franchit l'Euphrate, traversa la ligne de collines alors
boisées qui borde à l'orient le cours de ce fleuve, s'approvisionna d'eau à
la station de Laribda, et s'enfonça dans le désert à la recherche des
rebelles. Malgré les souffrances de son armée, il traversa le pays de Mash et
de Kédar, pillant les bourgs, brûlant les tentes, comblant les puits,
ramassant les femmes et les bestiaux, et il arriva à Damas avec un butin
immense. Les Arabes terrifiés désarmèrent : restaient les Nabatéens, que
l'éloignement encourageait à persévérer. Assourbanabal ne s'attarda pas à
célébrer longuement sa victoire dans la capitale de la Syrie : le 3 Ab,
quarante jours après avoir quitté la frontière chaldéenne, il partit de Damas
dans la direction du sud, enleva la forteresse de Khalkhouliti, au pied du
plateau que dominent les montagnes du Hauran, et toutes les bourgades du pays
l'une après l'autre, bloqua les habitants dans leurs retraites et les
réduisit par la famine. Abiatéh fut pris, Nathan se racheta par la promesse
d'un tribut. Au retour, on châtia plusieurs villes de la côte phénicienne,
Akko, Oushou, et on raffermit par ce trait de vigueur la fidélité chancelante
des vassaux syriens. Ninive regorgea de richesses : les chameaux volés
aux Arabes étaient en si grand nombre qu'on les vendit, comme des moutons, aux portes de la ville pour un
demi shekel d'argent pièce.
Jamais la victoire d'Assour n'avait été plus complète, et
pourtant, à bien y regarder, il sortait de la lutte presque aussi affaibli
que l'Élam. En résumé, c'étaient toujours les mêmes dangers et les mêmes
difficultés qu'au temps d'Assournazirabal ou de Tiglatphalasar ; pour
conserver leur autorité, les rois étaient contraints de courir sans relâche
d'une extrémité de leur empire à l'autre. Toute guerre qui se continuait
pendant quelques années et qui les retenait à l'est, relâchait à l'ouest les
liens d'allégeance ; il fallait régulièrement recommencer la conquête ou
renoncer à l'acquis des expéditions précédentes. Assourbanabal, épuisé par sa
lutte contre l'Élam, dut renoncer à la guerre perpétuelle et il résigna ses
droits à la suzeraineté de l'Égypte, sur les Tabal, sur la Lydie. Il n'en resta
pas moins le souverain le plus puissant du monde oriental. Presque le dernier
de sa race, il fut celui dont la domination s'étendit le plus et il dépassa
ses prédécesseurs en activité, en énergie, en cruauté, comme si l'Assyrie, se
sentant près de sa ruine, avait voulu réunir en un seul homme toutes les
qualités qui avaient fait sa grandeur et tous les défauts qui ont souillé sa
gloire[82].
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