La Syrie
et l'empire chaldéen depuis l'invasion Cananéenne jusqu'aux guerres égyptiennes.
Ce furent Aménôthès et son fils Thoutmosis, qui, les
premiers, entraînèrent les Égyptiens à la conquête de l'Asie.
Le pays qu'ils rencontrèrent au delà de l'isthme portait
le nom de Kharou[1].
Le Kharou, notre Syrie, se terminait vers le nord aux derniers escarpements
du mont Tauros. Il était borné à l'est par l'Euphrate et par le désert, au
sud par la mer Rouge, à l'ouest par la Méditerranée. Il
est coupé du sud au nord par deux chaînes de montagnes parallèles, le Liban
et l'Antiliban ; entre les deux une large vallée se creuse, sillonnée
dans toute sa longueur par le Nazana (Litany) et par l'Oronte. L'Oronte prend
sa source dans l'Antiliban. Il est produit par la réunion d'un nombre
considérable de ruisseaux et de torrents. Il coule d'abord au nord
nord-ouest, mais, descendu dans la plaine, il tourne à l'est, traverse un lac
d'environ trois lieues de long sur nue lieue de large, puis incline au nord
et file presque parallèlement à la côte jusque vers 36° de latitude. En cet
endroit il se replie brusquement à l'ouest, puis au sud, et il se précipite
dans la mer, après un trajet d'environ soixante lieues, d'une violence
extraordinaire[2].
Le Nazana[3] naît dans
l'Antiliban, à quelques kilomètres de l'Oronte, et il s'enfuit vers le sud
sud-ouest. A mesure qu'il s'éloigne de sa source, la vallée s'étrécit peu à
peu et le force à resserrer son cours : elle n'est plus bientôt qu'une
gorge sauvage, de plus de trois cents mètres de profondeur, et si étroite
qu'en un endroit des masses de rochers ; détachées du flanc de la
montagne, sont venues s'arc-bouter sur la face opposée et demeurent comme un
pont naturel au-dessus des eaux. Le Nazana ne sort de ce ravin que pour
s'engloutir dans la mer, à trente lieues environ de sa source. Le bassin des
deux rivières forme une trouée d'environ quatre-vingts lieues de long, à
peine dénivelée, à la naissance du Nazana et de l'Oronte, par une mince
chaîne de collines. Peu de provinces du monde antique étaient aussi fertiles
que cette région creuse de la
Syrie. Vers le sud, ce sont des champs de blé et des vignobles,
qui tapissent les bas-fonds et qui s'étagent sur le penchant de la montagne,
partout où le pied de l'homme a pu atteindre. Au nord, les alluvions de
l'Oronte ont produit un sol noir et fécond, riche en céréales et en fruits de
toute sorte. Aussi la Syrie
Creuse (Cœlésyrie), après avoir ravitaillé tour à tour les
conquérants égyptiens, assyriens, persans, macédoniens, qui ont dominé sur
elle, a-t-elle fini par devenir entre les mains de Rome un des greniers de
l'univers.
Autour de cet heureux pays, qui est comme le noyau de la Syrie entière, rayonnent
dans toutes les directions, au nord, au sud, à l'est, à l'ouest, des contrées
de nature et d'aspect différents. Vers le nord, entre l'Oronte et l'Euphrate,
un plateau aride et pauvre s'étale, bordé au Septentrion et à l'Occident par
le Tauros et par le Khamanou (Amanos). De ces deux montagnes partent des
contreforts, qui s'abaissent graduellement et se déploient en croupes
crayeuses ou rocheuses, parsemées de mamelons à l'échine arrondie et pelée,
ravinées de vallées étroites et tortueuses qui aboutissent à l'Euphrate, à
l'Oronte, au désert. Au plateau succèdent de vastes plaines sillonnées par
des rangées de collines basses et nues : le sol est sec et pierreux, la
végétation est rare, les cours d'eau sont peu nombreux et d'un faible débit.
Le plus important, la rivière d'Alep, le Khalus de Xénophon, traîne
paresseusement sa masse trouble du nord au sud et se perd à la lisière du
désert, dans un petit lac salé, encombré d'îlots et de bas-fonds ; à peu
près à égale distance entre le Khalus et l'Euphrate on rencontre un second
lac salé d'assez vastes dimensions, mais sans écoulement. Les céréales, la
vigne, l'olive, la pistache, végètent à grand'peine dans ces parages
brûlés : la montagne est seule assez riche pour nourrir ses habitants.
A l'est de l'Antiliban fleurit la Syrie Damascène,
véritable jardin surplombé par les cimes neigeuses de l'Hermon, et où deux
rivières, l'Ahana et le Pharphar, entretiennent une végétation luxuriante en
face du désert. Au contraire, on ne voit à l'ouest du Liban qu'une bande de
terrain dont la largeur moyenne n'excède pas huit ou dix lieues. De
l'embouchure du Nazana à celle de l'Oronte se déroule, comme un long ruban,
une côte abrupte, hérissée de pointes rocheuses et de caps sourcilleux, qui
se projettent assez loin dans la mer et abritent tant bien que mal des
mouillages médiocres. Sur les premiers versants des collines et dans les
ravins, l'olivier, la vigne, le blé, croissent à merveille. Les parties
hautes de la montagne étaient revêtues jadis d'immenses forêts de chênes, de
pins, de mélèzes, de cyprès, de sapins et de cèdres[4]. Nulle grande
rivière, mais des torrents impétueux, le Léon, le Lykos (Nahr-el-Kelb), qui
s'élancent presque d'un seul bond du Liban à la Méditerranée.
Sur le flanc ouest de l'Hermon, à l'extrémité méridionale
de l'Antiliban, une vallée s'amorce qui ne ressemble à aucune autre au monde.
C'est une déchirure produite à la surface de la terre par les actions
volcaniques, une large fissure qui s'est entrebâillée au commencement des
siècles et ne s'est jamais plus refermée. Le Jourdain qui l'arrose emplit, à
quelques lieues à peine de sa source, un lac, celui de Mérom, dont le niveau
concorde avec le niveau de la Méditerranée. Mais, à partir de ce point, la pente
s'accentue et s'enfonce pour ainsi dire en terre ; le fleuve dévale du
lac de Mérom au lac de Génésareth, du lac de Génésareth à la mer Morte, où la
dépression atteint son maximum d'intensité, quatre cent dix-neuf mètres
au-dessous du niveau de la Méditerranée. Au sud de la mer Morte, la
crevasse se resserre, et le fond se relève jusqu'à une hauteur de cinq cents
mètres avant qu'elle vienne expirer contre les falaises de la mer Rouge.
Rien de plus dissemblable que les deux rives de la vallée.
A l'est, le terrain monte brusquement à l'altitude d'environ mille mètres,
comme une muraille à pic, que couronne un immense plateau, légèrement ondulé,
entrecoupé de bois et de pâturages, et sur lequel errent les affluents du
Jourdain et de la mer Morte, l'Yarmouk, le Jabbok, l'Arnon. A l'ouest, ce
sont des masses confuses de collines, dont les penchants, à peine revêtus
d'un sol maigre, nourrissent néanmoins le blé, l'olive et le figuier. Un
rameau, séparé de la chaîne principale un peu au sud du lac de Génésareth, le
Carmel, s'élève vers le nord-ouest et s'en va droit à la mer. Au nord du
Carmel, la Galilée
abondait en eaux fraîches et en vertes campagnes ; les grosses fermes étaient ombragées de vignes et de figuiers ;
les jardins étaient des massifs de pommiers, de noyers, de grenadiers. Le vin
était excellent, s'il faut en juger par celui que les Juifs recueillent
encore à Safed. Au sud, la contrée se partage naturellement en trois
zones parallèles. C'est d'abord une plage alternée de dunes et de marais,
puis une succession de plaines, boisées par places et parcourues par des
rivières encombrées de roseaux, enfin la montagne. La région des sables est
susceptible de culture, et les villes qu'elle renferme, Gaza, Joppé, Ashdod,
sont entourées de bosquets d'arbres fruitiers. La plaine rend chaque année
des moissons considérables, sans engrais et presque sans travail. Les
montagnes, vertes encore en certains endroits, se dépouillent de plus en plus
à mesure qu'on gagne vers le sud. Les vallées y sont sans eau ; le sol,
recuit et brûlé, perd peu à peu de sa fertilité et se confond insensiblement
avec le désert. Dès lors, ce ne sont plus, jusqu'à la mer Rouge, que
solitudes sablonneuses, rayées par le lit de torrents à sec et dominées par
des massifs volcaniques, à l'est le Séir, au sud le Sinaï. Les pluies du
printemps y suscitent pendant quelques semaines une végétation hâtive qui
suffit aux besoins des nomades et de leurs troupeaux.
Les peuples qui possédaient cette vaste étendue de
territoire au temps de l'Ancien Empire avaient disparu presque entièrement de
la scène du monde, au moment où les lourds bataillons égyptiens franchirent
pour la première fois l'isthme et le désert. Surpris par la grande invasion
cananéenne, ils avaient été en partie détruits, en partie absorbés par les
conquérants. C'est à peine si quelques-unes des tribus primitives gardèrent
leur indépendance. Un peuple grand et de forte
stature, les Anakim, et de qui on disait : Qui peut tenir devant les enfants d'Anak ?[5] vivait dispersé
dans les massifs montagneux qui bordent la mer Morte ; un de leurs chefs
mythiques y avait fondé la ville de Kiriath-Arba, qui fut plus tard Hébron[6]. Sur les confins
du désert, les Horim habitaient les parages du mont Séir[7] et les Avvim la
plaine au sud-est de Gaza[8]. D'autres tribus
durent échapper et se maintenir, au moins quelque temps, sur plusieurs points
isolés : mais celles-là même succombèrent à la longue. Leur nom
s'éteignit, leur souvenir s'effaça ou se dénatura parmi les fables. On se les
figura comme des nations de géants (Rephaïm), à la voix bourdonnante et
indistincte (Zomzommim), comme des monstres formidables (Emim)[9] devant qui les
autres peuples paraissaient comme des sauterelles[10]. La Syrie entière, renouvelée
par des invasions successives, fut comme répartie entre trois races
maîtresses les Khati au nord[11], les Cananéens
le long des côtes, au coeur et au midi
de la contrée, les Amorrhéens dans les vallées de l'Oronte supérieur et du
Jourdain, les Térachites au midi
et à l'orient de la mer Morte, sur la lisière du désert d'Arabie.
Les Khati étaient cantonnés d'abord sur le plateau de
Cappadoce, autour de leur cité de Khati[12] ; ils en
étaient descendus dès le XXe
siècle, à la recherche de régions moins pauvres, et ils avaient pénétré sous
les murs de Babylone ; repoussés après des succès qui amenèrent la chute
de la première dynastie babylonienne, ils s'étaient rejetés sur les plus
riches plaines de la Syrie,
et même une de leurs tribus s'était aventurée loin dans le Sud autour
d'Hébron[13].
Le gros de la nation ne dépassa pas le pays des deux fleuves, Nabaranna[14], et conquit peu
à peu la riche plaine qui se déploie entre le Balikh et l'Oronte, les
versants de l'Amanos et une partie de la plaine cilicienne. Grâce à sa position
intermédiaire entre les deux principaux États du monde antique, la Chaldée et
l'Égypte, ce domaine des Khati ne tarda pas à devenir un des marchés les plus
fréquentés de l'Orient. Les caravanes, au lieu d'affronter le désert et de
passer directement des bords de la mer Morte et du Jourdain à ceux de
l'Euphrate et du golfe Persique, remontaient la vallée du Nazana et de
l'Oronte, afin de rejoindre le cours moyen de l'Euphrate et, de là,
redescendre sur Babylone. Les Khati avaient construit des forteresses sur chacun
des gués qui mènent de la rive syrienne à la rive mésopotamienne, Tourméda ou
Thapsaque[15]
au gué le plus méridional, Gargamish[16] au gué
central : Gargamish, placée au coeur d'une contrée civilisée, était la
station préférée et l'entrepôt des caravanes, l'une des villes souveraines,
sinon la capitale même d'un empire, qui atteignait aux sources de l'Oronte
vers le sud, au centre de l'Asie Mineure vers le nord et vers le nord-ouest[17]. Presque tout ce
que nous savons jusqu'à présent des Khati nous vient soit de l'Égypte, soit
de l'Assyrie. Les monuments qu'ils nous ont légués sont peu nombreux et mal
classés[18] :
leurs inscriptions sont rédigées dans un système d'écriture hiéroglyphique
fort différent du système égyptien et résistent encore au déchiffrement. Ils
avaient cependant une civilisation fart complète, une industrie prospère, une
littérature[19].
Leur religion était assez analogue à celle des peuples cananéens :
chaque ville avait son dieu qui s'appelait Soutkhou, comme le dieu national
des Pasteurs, et sa déesse qui recevait le nom générique d'Astarté[20]. Cette féodalité
divine répondait à une véritable féodalité terrestre. Les villes étaient
gouvernées par des princes qui relevaient du Grand Chef de Khati et qui lui
devaient le service militaire. C'étaient Tounipou[21], Khissapa,
Sarsou, Ourima[22],
et cent autres dont la position n'est pas fixée[23]. A quelques
lieues au sud-ouest de Gargamish s'élevaient Patina et Khaloupou[24]. Khaloupou,
moins favorablement située que Gargamish, n'eut jamais l'importance de sa
voisine : elle était pourtant considérable et renommée jusqu'en Égypte
pour les produits de ses champs altérés[25].
Bientôt après l'invasion, les Cananéens s'étaient
dispersés. Les uns s'étaient répandus dans les vallées de l'intérieur, de
l'Amanos au Séir, et dans les plaines qui se déroulent, au sud du Carmel,
jusqu'au désert et à la frontière d'Égypte. Les autres s'étaient logés le
long de la côte, entre le Liban, les massifs de la Palestine et la mer.
La différence de sites amena, entre ces deux branches de la même famille, une
différence de moeurs et de caractère. Les Cananéens de l'intérieur,
agriculteurs ou pasteurs selon les localités, se subdivisèrent en un grand nombre
de tribus, sans cesse en guerre les unes contre les autres. Les Cananéens de
la côte, étouffés entre le Liban et la Méditerranée,
se firent marins et commerçants. L'antiquité classique leur donnait le nom de
Phéniciens. Selon certaines traditions grecques, ils avaient été appelés
ainsi de Phénix, fils d'Agénor et ancêtre de la race[26]. Selon d'autres,
Phœnikes signifiait simplement le peuple rouge, soit en souvenir de la mer
Rouge (Érythrée), aux bords de laquelle ils avaient séjourné si longtemps,
soit à cause des fabriques de pourpre qu'ils ouvrirent dans leurs colonies,
soit enfin par allusion à la teinte de leur visage. L'opinion la plus reçue
jusqu'à ces derniers temps voit dans Phœnix le nom du palmier, et dans
Phœnikia le Pays des Palmes[27]. En fait, Phœnix
est une forme élargie de Pouanit,
Phouanit (Pœni, Puni), vieux nom national que les Cananéens avaient déjà dans
leur patrie primitive, et qui les suivit à travers leurs migrations. Les
monuments égyptiens les plus anciens identifient les régions de la mer Rouge
au pays de Pouanit : les Cananéens du golfe Persique transférèrent le
nom de Phénicie en Syrie, les Phéniciens de Syrie le menèrent en Afrique, et
les Phéniciens d'Afrique (Pœni) l'exportèrent jusque dans leurs colonies les
plus lointaines.
La Phénicie ne fut pas un pays ; ce fut une série de ports avec
une banlieue assez étroite[28]. Le Liban, qui
la défendait, a été de tout temps infesté par des brigands[29] : les
villes phéniciennes, séparées l'une de l'antre par un intervalle de dix ou
douze lieues à peine, ne pouvaient communiquer en sûreté que par la voie
d'eau. Elles se combinèrent assez promptement en trois groupes indépendants
l'un de l'autre, et dont chacun avait son caractère propre. Vers le nord,
dans la partie que les Égyptiens appelaient le Zahi[30], les deux
grandes villes d'Arad et de Zimyra étaient aux mains d'une aristocratie turbulente
et belliqueuse, toujours prête à batailler contre les voisins et à se
révolter contre le maître étranger, Égyptien, Assyrien ou Perse. Arad était
posée sur une petite île éloignée de terre d'un peu moins de trois
kilomètres : C'est un rocher de tous côtés
battu par la mer, et d'environ sept stades de tour. Il est recouvert
d'habitations et si peuplé encore à présent, que les maisons y ont un grand
nombre d'étages. Les habitants boivent de l'eau de pluie conservée dans des
citernes, ou de l'eau qu'on transporte de la côte opposée. Il y avait
dans le détroit même, entre l'île et la côte, une source d'eau douce qui
jaillissait au fond de la mer et qui servait à l'approvisionnement en temps
de guerre. Des plongeurs descendaient une cloche en plomb, munie à son
extrémité supérieure d'un long tube de cuir, et ils l'appliquaient sur
l'orifice de la source. L'eau, emprisonnée de la sorte, montait dans le tube
selon les lois de l'hydrostatique et arrivait pure à la surface, où on la
recueillait[31].
En face d'Arad, sur une ligne continue de trois ou quatre lieues, s'allongeait
comme une bordure de villes ou de villages, Marath, Karne, Antarados, où s'épanouissait tout ce qui eût été trop à l'étroit dans
l'île[32].
Les Arvadites avaient établi leur domination assez loin sur la côte et dans
l'intérieur. Au nord, ils possédaient Cabala et Paltos ; au sud, ils
avaient soumis la tribu et la ville de Simyra ; à l'est, Hamath sur
l'Oronte leur obéit pendant quelque temps.
A passer de ce premier groupe au second, il semblait qu’on
entrât dans un autre monde. Gebel ou Gebôn[33], que les Grecs
appelaient Byblos, se vantait d'être la ville la plus vieille qui existât. Le
dieu El l'avait bâtie au commencement des âges, sur un emplacement différent
de celui qu'elle eut par la suite ; on la trouvait alors à quelques
lieues dans l'intérieur, près de la
rive septentrionale du Nahr-el-Kelb. Plus tard, ce site fut abandonné, et la
population, émigrant au bord de la mer, construisit, â côté du fleuve Adonis,
une seconde ville qui reçut le nom de la première. Sur la colline qui domine
aujourd'hui les ruines et regarde la mer, se dressait un grand temple où les
pèlerins affluaient de la
Syrie entière[34]. Aussi bien
Gebel et la vallée où coulait son fleuve étaient-elles une sorte de terre sainte d'Adonis, remplie de temples et
de monuments consacrés à son culte[35]. A Mashnaka, le
dieu avait un de ses tombeaux. A Ghinèh, il avait été tué par un sanglier et
pleuré par sa divine amante. Son sanctuaire le plus vénéré était prés
d'Aphaka, à la source même. L'espèce d'entonnoir
d'où sort le fleuve est comme le point central d'un vaste cirque, formé par
des tours de rochers d'une grande hauteur. La fraîcheur des eaux, la douceur
de l'air, la beauté de la végétation ont quelque chose de délicieux.
L'enivrante et bizarre nature qui se déploie à ces hauteurs explique que
l'homme, dans ce monde fantastique, ait donné court à tous ses rêves[36]. Bérouth partageait
avec Gebel la gloire d'avoir le dieu El pour protecteur : c'était un
port bien encaissé, à l'extrémité d'une des plaines les plus fertiles de la Phénicie. Il
semble que ces deux villes aient joué un grand rôle politique pendant les
temps qui suivirent l'arrivée des Phéniciens : elles ne surent pas
longtemps le soutenir, mais leur importance ne fut pas amoindrie par là.
Elles demeurèrent jusqu'aux derniers jours du paganisme le siège de l'une des
plus vivaces parmi les religions syriennes.
A quelques lieues au sud de Bérouth trônait Sidon, le premier-né de Canaan. Malgré ce titre ambitieux,
elle n'était d'abord qu'un simple village de pêcheurs, construit, disait la
légende, par Bel, l'Agénor des Grecs, sur le penchant septentrional d'un
petit promontoire qui se projette obliquement vers le sud-ouest. Le port, si
célèbre dans l'antiquité, est fermé par une chaîne basse de rochers, qui part
de l'extrémité nord de la péninsule et se déploie parallèlement au rivage sur
une longueur de quelques centaines de mètres. La plaine environnante est
arrosée par le gracieux Bostrên (Nahr
el-Aoualy) et égayée de jardins dont la beauté avait valu à la ville le nom
de Sidon la fleurie[37]. Son territoire,
borné au nord par le Tamour, allait au sud jusqu'à l'embouchure du
Nazana : au delà commençait le domaine des Tyriens. Dans les âges
reculés du monde, quand les dieux frayaient familièrement avec les hommes,
Samemroum traça sur le continent le plan d'une ville de roseaux, en face de
laquelle son frère Hysôos, le premier marin, saisit quelques petits îlots où
il érigea des colonnes sacrées ce fut le commencement de Tyr. Vint ensuite
Melkarth, l'Hercule tyrien. Les prêtres de ce dieu racontaient à l'historien
Hérodote que le temple avait été fondé en même temps
que la ville elle-même : or ils habitaient la ville depuis deux mille
trois cents ans. Le calcul des prêtres tyriens nous reporte vers l'an
2750, c'est-à-dire un peu avant l'époque des Pasteurs et l'invasion cananéenne.
La Tyr
insulaire n'avait pas, comme Arad, la ressource d'une fontaine
sous-marine : ses habitants n'avaient pour s'abreuver que l'eau de
citerne ou celle qu'ils faisaient venir du continent dans des barques[38]. Elle possédait,
sous la suzeraineté des Sidoniens, toute la côte de l'embouchure du Nazana au
sud du Carmel.
Les Cananéens de l'intérieur et les Amorrhéens, disséminés
de l'Amanos à la pointe méridionale de la mer Morte, ne formaient pas une masse
aussi compacte que les Cananéens de la côte. La plupart de leurs tribus
s'étaient scindées en fractions plus ou moins considérables et cantonnées sur
différents points du territoire de l'Oronte. Après avoir mis en danger
l'indépendance de la
Chaldée, ils s'étaient élevés peu à peu le long des rives
de l'Euphrate et se répandant dans la vallée de l'Oronte, ils l'avaient
occupée presque entière dans ses parties hautes. Passant ensuite sur le
plateau à l'est du Jourdain, ils y avaient fondé deux royaumes principaux :
celui du Nord, capitale Edréi, entre l'Hermon et le Jabbok, celui du Sud
entre le Jabbok et l'Arnon, avec Kheshbon pour capitale. Un de leurs clans,
demeuré dans la vallée de l'Oronte, s’y appuyait sur la célèbre Qodshou (Kadesh)[39] ; un autre
campait au bord de la mer entre Ekron et Joppé[40] ; un
troisième, installé à Jébus auprès du mont Moriah, se faisait appeler
Jébusite[41] ;
d'autres enfin s'étaient fixés près de Sichem et au Sud d'Hébron, en assez
grand nombre pour imposer aux montagnes qui longent la mer Morte le nom de
mont des Amorrhéens[42]. Les Hivites[43] vivaient à
l'orient de Sidon, dans les vallées du liant Jourdain et du Nazana leurs
colonies allaient au nord jusqu'à Hamath, au sud jusque dans le pays d'Édom.
Quant aux Girgaséens, la dernière et la plus obscure des grandes races
cananéennes, une partie d'entre eux paraît avoir habité à l'orient du
Jourdain[44],
le reste dans la Syrie
du Nord, non loin des Hittites septentrionaux.
Les tribus Térachites n'avaient alors qu'une importance
secondaire. Ceux des enfants d'Israël qui habitaient l'Égypte y devaient
séjourner des siècles encore avant de revenir au berceau de leurs pères. Les
Ammonites disputaient aux Amorrhéens la possession des districts situés au
nord de l'Arnon. Les Moabites dominaient au sud de l'Arnon et se maintenaient
à grand'peine sur les bords de la mer Rouge. Les Édomites, ralliés autour du
mont Séir, touchaient vers le nord aux Moabites et s'étendaient au sud dans
la direction de la mer Rouge. Ils avaient sans cesse à batailler contre les
tribus arabes du désert, Amalécites et autres, que les Égyptiens désignaient
sous le nom générique de Shasou (pillards).
Ces Shasou, errant de l'isthme de Suez aux bornes de l'Euphrate, à la lisière
des terres cultivées, ne se lassaient pas de harceler tous les sédentaires de
la Syrie. On
les craignait dans les plaines du Sud comme dans celles du Nord ; la Cœlésyrie et la Phénicie étaient
sujettes à leurs irruptions, et le voyageur les rencontrait dans les gorges
du Liban[45],
sur le chemin de Damas.
Placée aux confins du désert, fortifiée à l'Ouest par
l'Antiliban contre les assauts des Cananéens, Damas occupe un des sites que
la nature semble avoir destinés de tout temps à l'emplacement d'une grande
ville. Une légende recueillie par les Hébreux en attribuait la fondation à
Ouz, fils d'Aram. Elle s'allonge au milieu des jardins qui la serrent de
toutes parts et pénètrent dans ses murs, coupée en deux parties inégales par
l'Abana, et sans cesse rafraîchie par les canaux que ce fleuve lance dans
toutes les directions. Encore aujourd'hui sa vue arrache un cri d'admiration
au voyageur qui débouche des gorges de l'Antiliban. Il
a devant lui la ville, dont quelques édifices se dessinent déjà à travers les
arbres ; derrière lui, le dôme majestueux de l'Hermon, avec ses sillons
de neige qui le font ressembler à la tête chenue d'un vieillard ; sur sa
droite, le Hauran, les deux petites chaînes parallèles qui resserrent le
cours inférieur du Pharphar[46] et les tumulus de la région des lacs ; sur sa gauche,
les derniers contreforts de l’Antiliban, allant rejoindre l'Hermon.
L'impression de ces campagnes richement cultivées ; de ces vergers
délicieux, séparés les uns des autres par des rigoles et chargés des plus
beaux fruits, est celle du calme et du bonheur… vous vous croyez à peine en
Orient dans ces environs de Damas[47], et surtout, au sortir des âpres et brûlantes régions de la Gaulonitide et de
l'Iturée, ce qui remplit l'âme, c'est la joie de retrouver les travaux
de l'homme et les bénédictions du
ciel. Depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, toute cette zone,
qui entoure Damas de fraîcheur et de bien-être, n'a eu qu'un nom, n'a inspiré
qu'un rêve, celui du paradis de Dieu[48]. Damas dominait
sur les villes éparses par la plaine et sur les villages nichés à perte de
vue dans les gorges de l'Hermon, sur Abila, sur Khelbon, la cité des vins, et
sur quelques petits États voisins, Rohob, Maakha, Gessour, échelonnés dans la
vallée du haut Jourdain. Elle prospérait à l'écart des armées et sous la
protection de ses montagnes, comme endormie à l'ombre de ses vignes et de ses
figuiers.
Au delà de l'Euphrate commençait, sinon l'empire chaldéen,
au moins le territoire placé plus ou moins directement sous l'influence des
maîtres de la
Chaldée. Après quelques années d'hégémonie incontestée vers
2100[49], l'Élam avait vu
surgir à Babylone vers 2060 une dynastie peut-être amorrhéenne d'origine,
dont les premiers membres, Shoumouabîm et ses successeurs, lui reprirent peu
à peu les cités du nord. Les péripéties de la lutte nous échappent encore,
mais c'était sans doute un de ceux qui y furent mêlés, ce Koutour-Lagamer qui
envahit la Syrie
avec ses vassaux Amraphel, roi de Sinéar, Ariokh, roi d'Elassar, et Thargal,
roi des Goutim. Il battit les princes confédérés contre lui, et il leur
imposa le tribut pendant douze années consécutives. La treizième fut marquée
par un soulèvement général : il accourut, vainquit les révoltés dans la
vallée de Siddim et pilla leurs villes. La tradition hébraïque s'empara de ce
fait et y mêla assez maladroitement l'un des chefs mythiques de la race
juive : Abraham aurait assailli le vainqueur à l'improviste, pendant sa
retraite, et il lui aurait infligé une légère défaite[50]. Un autre prince
appartenant à la même dynastie, Koutour-Mabouk, conduisit encore une expédition
en Syrie ; mais il fut battu près d'Ourou par Sinmouballit de Babylone,
et il ne se maintint qu'avec peine dans les cantons du Midi. Hammourabi,
successeur de Sinmouballit vers 1980, réussit enfin à l'expulser des régions
de l'Euphrate : il lui enleva Ourou en l'an XXX de son règne, l'Emoutbal en l'an XXXI, et il le
contraignit à se réfugier dans les provinces orientales de l'Élam. Ce fut
pour les cités sumériennes la fin de l'autonomie : les Sémites prirent
l'ascendant sur les anciennes populations de la Mésopotamie,
et ils le conservèrent jus qu'aux derniers instants de la monarchie
chaldéenne. Hammourabi se montra aussi actif dans la paix qu'il l'avait été
dans la guerre. Nous savons déjà qu'il rassembla les lois édictées par ses
prédécesseurs et qu'il les promulgua de nouveau en forme de Code. Il rectifia
et compléta le système d'irrigation entre les deux fleuves, il régla le cours
de l'Euphrate et celui du Nil, il fit de Babylone une ville digne d'être la
capitale d'un empire puissant. Lui mort, Rimsin s'imagina que l'occasion
était favorable à regagner le terrain perdu et il reparut en Chaldée, mais,
vaincu par Samsouilouna, il périt les armes à la main et sa défaite mit pour
longtemps l'Élam hors d'état de nuire à ses voisins. Toutefois, l'ébranlement
causé en Mésopotamie par son invasion avait été tel que le prince des pays de
la mer, Houmailoum, put se déclarer indépendant vers 1900 : deux dynasties
rivales subsistèrent à côté l'une de l'autre, pendant plus d'un siècle, celle
des descendants de Hammourabi au Nord, celle des fils d'Houmailoum au Sud,
puis vers 1761, la première fut renversée par les Kashshou, l'une de ces
tribus pillardes qui habitaient les régions montagneuses situées à l'Est du
Tigre[51]. Leur chef
Gandish s'établit solidement dans la Chaldée du Nord, et sous son troisième successeur
Kashtiliash, le dernier roi de la deuxième dynastie, Eâgamil, ayant été tué
vers 1720 pendant une campagne en Élam, Oulambouriash, frère de Kashtiliash,
s'empara des pays où elle avait régné : son pouvoir fut éphémère, et
Agoum, fils de Kashtiliash, réunit la région de la mer à son domaine[52]. La famille
cassite végéta sans grand éclat pendant plusieurs siècles. Le nom qu'elle imposa
au pays Kardouniash, la forteresse du dieu Douniash, lui survécut pourtant,
et assura pour la suite des siècles le souvenir de sa domination. Si nous
possédions d'une manière complète les annales de cette époque, nous n'y
trouverions guère que la mention de révoltes contre l'autorité centrale,
interrompues çà et là par des conflits sanglants avec les Élamites et avec
les Araméens, l'indication de temples fondés ou restaurés, de canaux nettoyés
ou tracés à nouveau. La
Chaldée, repliée sur elle-même, avait perdu les conquêtes
lointaines de Shargina, de Naramsin et de Hammourabi.
Cependant, au nord et dans les pays jusqu'alors occupés
par les Goutim, venaient de surgir en plein jour une ville et un État,
obscurs naguère encore, Elassar et le royaume d'Assour. Elassar[53] était construite
sur la rive gauche du Tigre, à soixante kilomètres au-dessus de la jonction
du fleuve avec le Zab inférieur. Sur l'autre rive, mais plus haut vers la
source, au delà du Zab supérieur, on rencontrait la forteresse de Ninive[54]. Le pays
d'Assour, gouverné par des souverains pontifes, relevait de la Chaldée. Ses
premiers princes connus, Oushpia, Erishoum, Ekounoum, Belkapkapou et son fils
Shamshiadad 1er, Ismidagân et son fils Shamshiadad II, ne sont
pour nous que des noms : ils vivaient entre 2000 et 1600 de notre ère,
et les derniers d'entre eux furent contemporains des premiers Pharaons de la
dix-huitième dynastie. Leurs successeurs, sinon eux-mêmes, étaient destinés à
sentir bientôt le poids de la puissance thébaine.
La dix-huitième dynastie.
Il serait curieux de connaître l'impression que ce monde
produisit sur les premiers Égyptiens qui s'y aventurèrent. Par malheur, le
récit des campagnes d'Aménôthés et de Thoutmosis 1er n'est pas
arrivé jusqu'à nous. Nous savons seulement que, dès l'an I de son règne,
Thoutmosis poussa jusqu'au nord de la Syrie[55], et qu'il érigea
des stèles triomphales sur les bords de l'Euphrate[56], probablement
dans les environs de Gargamish. Cette campagne, ou plutôt ce voyage de
découverte, régla l'itinéraire que les armées de Pharaon devaient suivre
désormais dans toutes leurs guerres, sans presque jamais s'en écarter. Au
sortir d'Égypte elles marchaient sur Raphia, la plus méridionale des
forteresses syriennes, de là sur Gaza, Ascalon, Ierza[57] et Iouhmou[58]. C'était le
chemin ordinaire des caravanes : il menait droit au but, laissant un peu
sur la gauche le port de Joppé et ses jardins délicieux[59], sur la droite
la masse confuse des monts Amorrhéens. Prés d'Arouna[60], il s'enfonçait
dans les gorges du Carmel, puis il reparaissait dans la plaine, presque au
nord de Taanakou, une des cités royales des Cananéens, et, quelques milles
plus loin, il atteignait Mageddo[61]. Mais cette
voie, la plus directe et la plus commode pour des marchands, n'était pas sans
danger pour une armée. Les défilés du Carmel étaient si étroits qu'en
certains endroits les soldats étaient obligés de s'y glisser un à un[62] : quelques
hommes résolus pouvaient y défier un adversaire nombreux. Une autre route
plus longue, mais moins périlleuse, tournait cette barrière formidable. Elle
se détachait de la première à la hauteur du bourg actuel de Kakôn, courait
vers la droite, à travers les monts Amorrhéens, débouchait dans la plaine
d'Iesréel et aboutissait en arrière de Mageddo, dans la direction de Zafiti[63]. Mageddo, bâtie
au bord du torrent de Qina, barrait les approches du Liban et ouvrait ou
fermait à volonté l'accès de la
Cœlé-Syrie aux bandes qui montaient vers l'Euphrate. Aussi
la vit-on en première ligne dans toutes les guerres des Égyptiens en
Asie : elle fût le point de ralliement des forces cananéennes et le
poste avancé des peuples septentrionaux contre les attaques venues du Midi.
Une victoire remportée sous ses murs livrait la Palestine entière au
vainqueur et lui permettait de continuer vers l'Oronte.
Mageddo entre leurs mains, les Égyptiens débordaient le
Thabor, traversaient les régions montueuses qui séparent le haut Jourdain de
la côte phénicienne et descendaient dans la Bekaa, non loin du bourg actuel de Ghazzé. Ils
cheminaient d'abord le long du Nazana, non loin de Tibekhat (Baalbek), puis
ils côtoyaient l'Oronte jusqu'à Hamath. Qodshou (Kadesh) la Grande était la plus
importante des places qu'ils rencontraient au passage. Bâtie dans un des
replis de l'Oronte naissant[64], elle était
tombée au pouvoir des Amorrhéens, et elle était devenue l'une de leurs
capitales, un des remparts de leur puissance contre Pharaon. Les chefs
syriens, battus à Mageddo, rétrogradaient d'ordinaire jusqu'à elle et ils
livraient leur seconde bataille sous ses murs. Vaincus encore, ils n'avaient
plus d'autre ressource que de se disperser et de s'enfermer chacun dans sa
forteresse. Les Égyptiens, lancés sur leur piste, longeaient l'Oronte,
obliquaient à droite et gagnaient Khaloupou et Patina (Batanæ)[65]. De là à
Gargamish, il y avait quelques heures de marche, sans plus.
Les peuples situés de chaque côté de cette route militaire
reconnurent l'autorité des Pharaons et furent incorporés à leur domaine. Les
uns, à l'exemple des Phéniciens, acceptèrent le joug presque sans
combat ; il fallut, pour dompter les autres, de longues guerres et des batailles
acharnées. Aussi bien ne peut-on guère se représenter la puissance égyptienne
comme quelque chose d'analogue à ce que fut plus tard la romaine. La Syrie, la Phénicie,
l'Arabie, l'Éthiopie ne constituèrent jamais des provinces assimilées aux nomes
de l'Égypte et administrées par des officiers de race égyptienne. Elles gardèrent
leurs anciennes lois, leurs anciennes religions, leurs anciennes coutumes,
leurs dynasties ; elles restèrent, en un mot, ce qu'elles étaient avant
la conquête. C'était une sorte d'empire féodal, dont le Pharaon était le
suzerain et les chefs syriens ou nègres les grands vassaux. Les vassaux
devaient hommage au suzerain, lui payaient tribut, accordaient à ses troupes
el refusaient à ses ennemis l'accès de leur territoire. Ils étaient surveillés
par des garnisons égyptiennes postées dans les forteresses principales, et
des envoyés de Pharaon les inspectaient à des intervalles assez rapprochés,
mais somme toute, ils demeuraient maîtres chez eux et ils pouvaient batailler
les uns contre les autres, signer la paix, contracter des alliances, régler à
leur guise leurs affaires intérieures, sans que le suzerain songeât à s'y
opposer. Une domination organisée de la sorte n'était pas des plus solides.
Tant que le pouvoir suprême était aux mains d'un prince énergique, ou plutôt,
tant que le souvenir de la défaite subsistait assez vivant dans l'esprit des
vaincus pour étouffer leurs velléités d'indépendance, les chefs se montraient
fidèles à leurs promesses, et ils payaient l'impôt. Mais la mort du souverain
régnant et l'avènement d'un souverain plus jeune, un échec ou simplement le
bruit d'un échec subi par les généraux égyptiens, le moindre événement
suffisait à provoquer des défections ; une coalition se nouait sur
quelques points du territoire. Une ou deux batailles en avaient raison :
les alliés se débandaient et couraient se retrancher d'ordinaire chacun dans
son château. Les Égyptiens ne rencontraient plus devant eux de grandes
armées ; ils devaient attaquer les chefs rebelles l'un après l'autre, et
les assiéger longuement avant de les forcer. C'est en vain qu'ils procédaient
alors par moyens de rigueur, saccageaient les campagnes, volaient les
troupeaux, rasaient les bastilles, mettaient les villes à feu et à sang,
déposaient et condamnaient les princes au supplice, emmenaient des tribus
entières en esclavage : rien n'y faisait. La révolte renaissait plus
obstinée, sitôt que les peuples ou les cités croyaient voir quelque faiblesse
se manifester chez leurs seigneurs égyptiens[66].
De tous les enfants que Thoutmosis 1er avait
eus de sa femme légitime Ahmôsis[67], un seul avait
vécu, une fille, Hashopsouitou. Quelque temps avant sa mort, il la couronna
roi, et il la maria au fils, Thoutmosis II, que lui avait donné une des
femmes de son harem[68]. Le règne de
Thoutmosis II dura quelques années à peine et ne fut illustré par aucun événement
considérable. Quelques expéditions contre les Syriens et contre les Nègres
confirmèrent sa suprématie sur l'Asie et sur l'Éthiopie[69]. Les tribus de la Nubie, sans cesse agitées
depuis l'époque d'Ahmôsis 1er, semblèrent enfin se résigner à la
perte de leur liberté. Leur pays, partagé en nomes sur le modèle de l'Égypte,
fut érigé en une vice-royauté, qui s'agrandit au détriment des peuplades
éthiopiennes et qui s'étendit de la première cataracte aux montagnes
d'Abyssinie. D'abord confié à de grands fonctionnaires, ce gouvernement
devint une des charges les plus importantes de l'État, et l'usage prévalut à
la cour d'y nommer l'héritier de la couronne avec le titre de prince de Koush[70]. Quelquefois le
titre était purement honorifique : le jeune prince demeurait auprès de
son père, tandis qu'un lieutenant administrait pour lui. Souvent il
gouvernait lui-même et il faisait l'apprentissage de son métier de roi dans
les régions du Haut Nil. Aussi bien Horus, fils d'Osiris, avait commencé par
régner là, avant de déclarer la guerre à Sit et de venger son père :
débuter comme Horus, et diriger une expédition contre les premiers ennemis
qu'il avait combattus, était pour le futur maître de l'Égypte marquer une
fois de plus la réalité de sa descendance divine.
La reine Hatshopsouitou tenait, du chef de sa mère Ahmôsis
et de sa grand-mère Ahhotpou, des droits supérieurs même à ceux de son père
et de son mari. Elle était, aux yeux de la nation, l'héritière légitime du
trône et le représentant directe des dynasties anciennes. Aussi, quand
Thoutmosis 1er l'appela à la régence[71], sur la fin de
ses jours, la raison d'État eut au moins autant de part à sa résolution que
l'affection paternelle. L'autorité de la reine, consacrée par le chef de la
famille, ne fit que s'accroître pendant la vie de Thoutmosis II. Celui-ci
n'avait eu d'elle que des filles dont l'une était officiellement l'héritière,
mais un enfant mâle lui était né d'une concubine du nom d’Isis[72], un Thoutmosis,
qu'il élevait pour le sacerdoce, dans le temple d'Amon thébain. Avant de
mourir, il associa solennellement au trône ce fils à demi illégitime, et il
le plaça sous la tutelle d'Hatshopsouitou. Celle-ci le maria à sa fille
Hatshopsouitou-Marirî, le seul enfant qui survécût de son union avec
Thoutmosis II[73],
mais elle ne lui laissa pendant longtemps que l'apparence du pouvoir dont
elle se réservait la réalité. Elle construisit et dédia des temples, offrit
le sacrifice royal, décida de la paix et de la guerre : elle alla
jusqu'à se faire représenter en homme, avec la barbe postiche des souverains.
Elle sut d'ailleurs conserver intacte la domination sur les pays du Sud et du
Nord, reçut, comme son père, les tributs de la Syrie, recommença
l'exploitation des mines du Sinaï[74], et explora le
Tonoutir, où nul Égyptien n'avait posé le pied. Le Tonoutir confinait au
Pouanit et comprenait toutes les régions inconnues situées au sud-est de
l'Égypte, sur les côtes de l'Afrique et de l'Arabie. Hatshopsouitou, sur
l'ordre d'Amon, résolut de connaître la terre de
Pouanit, jusqu'aux extrémités du Tonoutir, et d'en tirer directement
par mer les bois de luxe, l'ivoire, les gommes, les aromates, l'or, l'argent,
le lapis-lazuli, les pierreries, toutes les denrées précieuses dont l'Égypte
avait besoin pour son culte et pour son industrie. Elle lança sur la mer
Rouge une escadre de cinq vaisseaux[75], qu'un voyage
heureux mena aux Échelles de l'Encens, sur la côte du pays des Aromates, à
peu de distance du cap Guardafui. Les Égyptiens, descendus à terre,
dressèrent une tente, dans laquelle ils entassèrent leurs pacotilles pour les
échanger contre les produits du crû. Les indigènes appartenaient à la même
race que les Koushites de l'Arabie méridionale et de la Nubie. Ils étaient
grands, élancés, d'une couleur qui varie entre le rouge brique et le brun presque
noir. Leur chef, nommé Parihou[76], avait le
boumerang à la main, le poignard à la ceinture, un collier de verroterie au
cou ; sa jambe droite était emboîtée dans de larges anneaux en métal
jaune, probablement de l'or. Sa femme Ati et sa fille présentaient un aspect
bizarre : la mère n'était qu'un amas de chairs pendantes, et la fille
menaçait de ressembler à la mère. Rien n'est plus disgracieux à notre sens,
mais les gens du Tonoutir étaient de ces peuples aux yeux desquels ce
boursouflement paraît l'idéal de la beauté féminine[77]. Les principales
conditions du marché se réglèrent probablement dans un banquet, où l'on
servit aux barbares toutes les délicatesses de la cuisine égyptienne. Les
envoyés reçurent d'eux, entre autres objets rares, trente-deux arbrisseaux à
parfum, disposés dans des paniers avec des mottes de terre. Hatshopsouitou
les planta par la suite dans ses jardins de Thèbes : c'est je crois, le
premier essai connu d'acclimatation[78]. Cette
expédition avait eu lieu en l'an IX du règne officiel de Thoutmosis III[79] : la
régente mourut vers l'an XX, et son neveu, depuis longtemps parvenu à l'âge d'homme,
demeura seul sur le trône.
Il n'avait eu jusqu'alors que les titres et l'appareil de
la royauté : à peine en possession du pouvoir réel, il se lança dans les
guerres de conquêtes et dans les expéditions lointaines. L'effort de ses
premières armes se concentra sur Syrie. Pendant des
années, le pays des Routonou avait été en discorde : chacun se battait
contre son voisin grand ou petit, et l'autorité de l'Égypte s'était
affaiblie au milieu de ces révoltes. Thoutmosis III assembla son armée, et
quitta Zarou, sur la frontière du Delta, le 25 Pharmouti. Arrivé à Gaza le 3
Pakhons, il y séjourna le temps de célébrer l'anniversaire de son couronnement
et d'inaugurer, au milieu des fêtes, la vingt-troisième année de son règne.
Les jours suivants, il marcha lentement : le 16, il n'était encore qu'à
Iouhmou, à une vingtaine de lieues au nord de Gaza, et il y attendait les
rapports de ses éclaireurs pour régler définitivement son plan de campagne.
Il apprit enfin que le prince de Qodshou était entré à Mageddo, avec les
contingents des confédérés, et qu'il s'y fortifiait. Il réunit aussitôt ses
généraux et il leur communiqua les dépêches qu'il venait de recevoir.
Quelques-uns d'entre eux, redoutant les dangers que présentait le passage des
défilés auprès d'Arouna, déclarèrent qu'il fallait tourner la position, par
les sentiers qui menaient vers Zafiti. Thoutmosis rejeta avec indignation
leur avis qu'il trouvait entaché de lâcheté. Par ma
vie, par l'amour que Râ a pour moi, par la faveur dont je jouis auprès de mon
père Amon, je passerai par ce chemin d'Arouna, soit qu'il y en ait parmi vous
à qui il plaise d'aller par les autres chemins dont vous m'avez parlé, soit
qu'il y en ait parmi vous à qui il plaise de me suivre. Car que dirait-on
chez ces vils ennemis que Râ déteste : Est-ce que Pharaon ne passe
pas un autre chemin ? Il s'écarte par peur de nous ? Voilà ce
qu'ils diraient. On répondit au roi : Ton
père Amon te protège. Nous te suivrons en tout lieu où tu passeras, comme il
convient que des serviteurs suivent leur maître. Trois jours de
marches forcées l'amenèrent au bourg d'Arouna. Le 20, de grand matin, il
franchit le col, sans avoir heureusement à surmonter d'autre obstacle que la
difficulté du terrain, s'arrêta un instant sur le versant septentrional de la
montagne, afin de rallier son arrière-garde attardée, et déboucha en plaine,
vers la septième heure. Comme il était trop tard pour rien entreprendre le
jour même, il établit son camp au bord du Qina, en face du camp ennemi.
Le 21, dés l'aube, l'armée égyptienne se rangea en
bataille. La droite s'appuyait au torrent, la gauche se déployait en plaine
jusqu'au nord-ouest de Mageddo, sans
doute afin de déborder l'ennemi et de le refouler sous les murs de la
ville : le roi était au centre. Les Syriens, enfoncés après une courte mêlée,
furent saisis de panique. Ils abandonnèrent leurs chars et leurs chevaux et
s'enfuirent dans la direction de Mageddo ; comme ils se précipitaient
pour se réfugier dans l'enceinte, la garnison, craignant de voir les
Égyptiens entrer après eux, leur ferma les portes. C'est au plus si l'on
consentit à hisser les généraux sur le rempart au moyen de cordes. Et certes, plût à Dieu que les soldats de sa Majesté ne se
fussent pas laissés aller à prendre les dépouilles des ennemis Ils eussent pénétré
dans Mageddo à l'instant. La cupidité des Égyptiens sauva les
vaincus ; il n'y eut que quatre-vingt-trois morts et cent quarante
prisonniers, mais on recueillit sur le champ de bataille deux mille cent
trente-deux chevaux, neuf cent quatre-vingt-quatorze chars et tout le butin
que les Asiatiques avaient abandonné dans la déroute. Le soir même, l'armée
victorieuse défila devant Thoutmosis III et déposa les dépouilles à ses
pieds. Il répondit à cet hommage par un discours de reproches : Si ensuite vous aviez pris Mageddo, c'eût été une bien
grande faveur que mon père Râ m'eût accordée en ce jour ; car tous les
chefs du pays sont enfermés en elle, si bien que c'est prendre mille villes
que prendre Mageddo. La place, investie sans délai, capitula
bientôt, et sa chute décida du succès de la campagne. Les chefs de la Syrie se hâtèrent de payer
le tribut et de prêter le serment de fidélité[80].
Trois expéditions successives, de l'an XXIV à l'an XXVIII, complétèrent
la soumission de la Syrie
et de la Phénicie
méridionales. En l'an XXIX,
Thoutmosis III était au coeur du Naharanna, entre l'Euphrate et l'Oronte.
Tounipou, Gargamish[81] et les districts
à l'ouest de Khaloupou furent pillés consciencieusement pour la gloire d'Amon
Thébain : or, argent, bronze, lapis-lazuli, tout ce que renfermait le
trésor des princes hittites passa dans les coffres du dieu. Le roi revenait
vers l'Égypte, le coeur joyeux, lorsqu'il
s'avisa que le Zahi[82], placé à l'écart
des voies militaires, était une proie facile à saisir et de riche butin :
les caves regorgeaient de vin, les greniers étaient pleins de blé, même la
moisson n'était pas entamée, et les arbres étaient encore chargés de leurs
fruits. Il obliqua donc vers l'est et fondit à l'improviste sur le territoire
d'Arad. Ce fut une razzia plutôt qu'une guerre en règle : la ville
échappa grâce à son fossé de mer, mais ses récoltes furent détruites, ses
vergers saccagés, ses bestiaux emmenés, et tout le Zahi brûlé à plaisir.
L'abondance fut telle au camp du vainqueur, que les soldats purent se servir
d'huile d'olive chaque jour, luxe qu’ils ne s'accordaient en Égypte qu'aux
jours de fête[83].
Ils reparurent l'année suivante avec le même succès. Qodshou, Simyra, les
deux Arad, les villages du Nisrona, tombèrent l'une après l'autre, et les
chefs durent livrer leurs fils en otages. La campagne se prolongea jusqu’en XXXI, et, le 3
Pachons, le roi célébra l'anniversaire de son avènement par le recensement
des prises faites sur l'ennemi : outre le tribut annuel, les chefs des
Routonou s'engagèrent à fournir de provisions toutes les stations où
arrivaient Pharaon et son armée[84]. Deux années
après, le Naharanna eut son tour. Le prince des Hittites affronta le choc de
pied ferme, mais le sort des armes ne lui fut pas favorable : Thoutmosis
III enfonça les Asiatiques et les poursuivit longuement, sans qu'aucun d'eux osât regarder derrière soi, mais ils
ne songeaient qu'à fuir, en bondissant comme un troupeau de bouquetins.
Pour éterniser le souvenir de celle victoire, il éleva deux stèles,
probablement auprès de Gargamish, l'une à l'orient du fleuve, l'autre auprès
du cippe que son père, Thoutmosis 1er, avait consacré presque un
demi-siècle auparavant. Au retour, il s'empara de Nii[85], et un épisode
curieux signala son séjour dans cette ville. C'était l'usage et le devoir des
rois égyptiens de détruire les bêtes féroces, et nous connaissons tel d'entre
eux, Aménôthés III, par exemple, qui se vante d'avoir tué cent deux lions de
sa propre main, pendant les dix premières années de son règne : Thoutmosis
III pourchassa les éléphants et il en massacra cent vingt[86]. Tous les peuples
de la Syrie
durent s'incliner l'un après l'autre devant la puissance irrésistible du
Pharaon, les Lamnanou[87], les Khati, les
gens de Singara, ceux d'Asi[88] : leurs
révoltes réitérées n'aboutirent qu'à alourdir le joug qui pesait sur eux. Une
coalition, à la tête de laquelle le prince de Naharanna figura en l'an
XXXVII, fut dissoute non loin d'Alouna, après une bataille sanglante[89]. L'année
d'après, la ville d'Ono-Gasou succomba à son tour. En l'an XLI, la Cœlé-Syrie endura
tout le poids de la guerre. Enfin, Qodshou fut assiégée en l'an XLII[90], et son chef eut
vainement recours pour se défendre aux ruses qu'autorisait la stratégie du
temps : il fit sortir une cavale de la ville et la lança à travers les
rangs de l'armée égyptienne, espérant y jeter le désordre. Un des écuyers du
roi, Amenemhabi, courut au-devant de la bête furieuse, l'abattit d'un coup
d'épée et en offrit la queue à son maître, comme trophée. Qodshou fut emportée
d'assaut et abandonnée à la fureur des soldats[91].
En Éthiopie, il ne se passait guère d'année où le vice-roi
n'eût affaire aux Ouaouaïtou. Les tribus du Haut-Nil, habituées de longue
date à trembler devant Pharaon, lâchaient pied à la moindre alerte et se
réfugiaient dans la brousse, sur la montagne ou dans les marais ; on
occupait les villages déserts, on incendiait les cabanes, on saisissait quelques
prisonniers, on ramassait les troupeaux et les objets précieux, bois
d'ornement, peaux, poudre et lingots d'or, vases de métal émaillés ou
ciselés, plumes d'autruche, que les pauvres gens n'avaient pas eu le temps de
cacher ou d'enlever avec eux, puis on rentrait triomphalement en Égypte après
quelques semaines de brigandages faciles. Au Sud comme au Nord, le long règne
de Thoutmosis III ne fut qu'une série de guerres toujours heureuses : aussi
n'est-ce pas sans raison qu'on a prêté à ce prince le nom de Grand. Sans
cesse en course d'une extrémité de son empire à l'autre, une année sous les
murs de Gargamish et l'année d'après au fond de l'Éthiopie, il légua à ses
successeurs le monde égyptien plus large qu'il ne l'avait reçu et tel qu'il
ne fut jamais après lui ; quoi d'étonnant si ses hauts faits ont inspiré
dignement les poètes assemblés à sa cour !
Je suis venu, lui dit
le dieu Amon sur une stèle découverte à Karnak, je
suis venu, je t'accorde d'écraser les princes de Zahi ; je les jette
sous tes pieds à travers leurs contrées ; - je leur fais voir ta majesté
telle qu'un seigneur de lumière, lorsque tu brilles sur leurs têtes comme mon
image.
Je suis venu, je t'accorde
d'écraser les barbares d'Asie, d'emmener en captivité les chefs des peuples
Routonou ; - je leur fais voir ta majesté, couverte de ta parure de
guerre, quand tu saisis tes armes, sur le char.
Je suis venu, je t'accorde
d'écraser la terre d'Orient ; Kafti et Asi sont sous ta terreur ; -
je leur fais voir ta majesté comme un taureau jeune, ferme de coeur, muni de
ses cornes, auquel on n'a pu résister.
Je suis venu, je t'accorde
d'écraser les peuples qui résident dans leurs ports, et les régions de
Mitanou tremblent sous ta terreur ; - je leur fais voir ta majesté comme
l'hippopotame, seigneur de l'épouvante, sur les eaux, et qu'on n'a pu
approcher.
Je suis venu, je t'accorde
d'écraser les peuples qui résident dans leurs îles ; ceux qui vivent au
sein de la mer sont sous ton rugissement ; - je leur fais voir ta
majesté comme un vengeur qui se dresse sur le dos de sa victime.
Je suis venu, je t'accorde
d'écraser les Tahonou ; les îles des Danaens sont au pouvoir de ton
esprit ; - je leur fais voir ta majesté telle qu'un lion furieux qui se
couche sur leurs cadavres à travers leurs vallées.
Je suis venu, je t'accorde
d'écraser les contrées maritimes, tout le pourtour de la grande zone des eaux
est lié à ton poing ; - je leur fais voir ta majesté telle que le maître
de l'aile (l'épervier), qui embrasse en un clin d'oeil ce qui lui plaît.
Je suis venu, je t'accorde
d'écraser les peuples qui résident dans leurs lagunes, de lier les maîtres
des sables (Hiroushaïtou) en captivité ; - je leur fais voir ta majesté
semblable au chacal du midi,
seigneur de vitesse, coureur qui rôde à travers les deux régions.
Je suis venu, je t'accorde
d'écraser les barbares de Nubie ; jusqu'au peuple de Pout, tout est dans
ta main ; - je leur fais voir ta majesté semblable à tes deux frères,
Horus et Sit, dont j'ai réuni les bras pour assurer ta puissance[92].
Tant de succès frappèrent vivement l'imagination du
peuple : Thoutmosis III tourna bientôt au héros de roman, comme le vieux
Kheops et comme Ousirtasen 1er. Une seule nous est parvenue des
mille et une légendes qui circulaient sur son compte quelques siècles après
lui. Le prince de Joppé s'était révolté et battait la campagne. Pharaon, que
sa grandeur attachait sans doute aux rivages du Nil, ne daigna pas marcher de
sa personne contre lui : il envoya à la rescousse l'illustre Thoutii, un
de ses généraux les plus braves. Thoutii attire le prince dans son camp, sous
prétexte de lui montrer la canne magique du roi d'Égypte, et le tue. Mais ce
n'est pas assez de s'être débarrassé de lui, il faut avoir raison de sa
ville. Thoutii enferme cinq cents soldats dans des jarres, les transporte jusque
sous les murs, et là contraint l'écuyer du prince à déclarer que les
Égyptiens ont été défaits et qu'on ramène leur général prisonnier. On le
croit, on ouvre les portes, les soldats sortent de leurs pots, et s'emparent
de la place. C'est l'histoire d'Ali-Baba et des quarante voleurs habillée à
l'égyptienne. Aussi bien, dès la
XXe
dynastie, Thoutmosis III était devenu le roi à qui l'on attribuait toutes les
guerres, tous les exploits, toutes les victoires, qui avaient fait la
grandeur de l'Égypte. Plus tard sa renommée s'effaça devant celle de Ramsès
II, et son nom disparut si bien de la mémoire des hommes, qu'on ne le
connaîtrait plus, si nos contemporains n'étaient allés le déchiffrer parmi
les ruines[93].
Il mourut le dernier jour de Phamenoth, dans la
cinquante-cinquième année de son règne[94], et il fut
enseveli à Thèbes par son fils Aménôthés II. Les chefs Syriens crurent le
moment propice à rompre leur chaîne et saluèrent par une révolte l'avènement
de celui-ci. Le châtiment fut prompt et complet. Aménôthés dévasta les
districts du haut Jourdain, comme un lion terrible qui met en fuite les pays[95]. Le 26 Tybi, il
franchit l'Oronte[96], et s'avança
afin de reconnaître les approches d'Anato ; quelques Asiatiques vinrent à cheval pour
l'empêcher de passer outre, mais il se para
de ses armes de guerre, et sa
prouesse égala la puissance mystérieuse de Sit en son heure : les
barbares fléchirent dès que Sa Majesté regarda l'un d'eux, et s'enfuirent.
Le 10 Epiphi, il était devant Nii, qui se rendit sans combat : les habitants,
hommes et femmes, étaient sur les murs pour honorer Sa Majesté[97]. D'autres
places, comme celle d'Akiti, soutinrent un long siége, avant de céder. La
révolte étouffée, Pharaon rentra dans la vallée triomphalement. Il avait, au
cours de ses exploits, abattu et pris de sa main sept des chefs du pays de
Takhisa pendant le voyage qui le ramena jusqu'à Thèbes, ils étaient attachés
à l'avant de sa barque. Six d'entre eux furent sacrifiés solennellement
devant Amon, leurs têtes et leurs mains exposées sur les murs du temple de
Karnak ; le septième fut traîné â Napata et traité de la même manière,
pour servir d'exemple aux princes éthiopiens et pour leur apprendre à
respecter l'autorité du maître[98]. Une
insurrection des tribus qui habitaient le désert et les Oasis, à l'orient de
l'Égypte, fut réprimée de même par Amenemhabi, qui remplissait auprès
d'Aménôthés II la même fonction d'écuyer qu'auprès de Thoutmosis III[99]. L'empire était
en bonnes mains : Thoutmosis IV, fils d'Aménôthés, commanda le respect
aux étrangers par des expéditions heureuses en Syrie et en Ethiopie[100]. Sous Aménôthés
III, qui succéda à Thoutmosis IV, les limites de la domination égyptienne
étaient fixées vers l'Euphrate au nord, au sud vers le pays des Gallas[101]. Les roitelets
syriens, jadis si turbulents, étaient résignés à leur sort et offraient leurs
filles à Pharaon pour qu'il en ornât son harem[102]. La conquête
paraissait terminée, au moins en Asie, et la correspondance des princes
vassaux avec les gouverneurs égyptiens ne contient que des protestations de
dévouement ou des mentions de brigandages sans importance. Les guerres
n'étaient plus que des razzias, des chasses à l'esclave, entreprises pour
recruter la population ouvrière et pour subvenir aux constructions du maître[103].
Les premiers rois de la dix-huitième dynastie, Ahmôsis et
Aménôthés 1er, avaient eu assez à faire de chasser les Pasteurs et
de réorganiser le gouvernement. Ils se bornèrent à rouvrir les carrières
voisines de Memphis[104] et à réparer
les temples qui avaient souffert le plus pendant l'invasion et la guerre de
l'indépendance. Thoutmosis 1er, au retour de son expédition
d'Asie, employa comme maçons les nombreux prisonniers qu'il ramenait à sa
suite et commença des travaux, que ses successeurs continuèrent sans
interruption. Toute la vallée du Nil, depuis la quatrième cataracte jusqu'à
la mer, se couvrit de monuments. La
Nubie fut aussi bien partagée à cet égard que l'Égypte
elle-même. A Napata, aux pieds de la Colline Sainte,
Aménôthés III fonda un temple superbe dont les avenues sont bordées de
béliers accroupis, en guise de sphinx ; il embellit aussi l'édifice
élevé par Thoutmosis III à Soleb, entre la deuxième et la troisième
cataracte. Thoutmosis III restaura, en son propre nom, le sanctuaire que le
grand conquérant de la douzième dynastie, Sanouasrît III, avait consacré à
Semnéh, et bâtit, près d'Amada, un temple de Râ, qui nous a conservé
quelques-uns des textes historiques les plus curieux de l'époque[105]. A Éléphantine[106], à Ombos[107], à Esnéh[108], à Eilithyia[109], à Coptos[110], à Dendérah[111], à Abydos[112], à Memphis[113], à Héliopolis[114], dans la
plupart des cités de l'Égypte propre, on reconnaît encore aujourd'hui les
traces de l'activité des Pharaons de la dix-huitième dynastie. Seule Tanis,
la capitale des rois Pasteurs et le centre du culte de Soutkhou, fut négligée
par eux ; Ahmôsis l'avait démantelée, et ses descendants l'oublièrent
systématiquement[115].
Au temps des rois memphites, Thèbes n'était qu'une ville
de province, sans autre monument d'importance qu'une chapelle dédiée à la
triade d'Amon, Mout et Khonsou. Sur l'autre rive, à Drah abou'l-Neggah, se
dressaient les pyramides funéraires des princes locaux et les tombeaux de
leurs sujets. Les rois de la douzième dynastie s'employèrent de leur mieux à
l'embellissement de leur capitale. Amenemhait 1er avait travaillé
à l'Assassif[116] :
Sanouasrît 1er commença, à Karnak, la construction d'un temple de granit et
de grés, auquel Amenemhait II et Amenemhait III s'intéressèrent[117]. Quelques
piliers et quelques pans de murs remaniés plus tard permettent, jusqu'à un
certain point, d'en reconstituer le plan : c'était un édifice de petites
dimensions, à colonnes polygonales comme les piliers de Béni-Hassan. Il était
encore intact au commencement de la dix-huitième dynastie, quand Thoutmosis 1er,
enrichi par la conquête de l'Éthiopie, songea à l'agrandir. Les architectes
le conservèrent comme noyau de leurs plans nouveaux, mais ils ajoutèrent par
devant deux chambres en granit, précédées de vastes cours ; puis trois
pylônes échelonnés l'un derrière l'autre et réunis par deux salles
hypostyles : le tout présentait l'aspect d'un vaste rectangle posé
debout sur un autre rectangle allongé en travers. Thoutmosis II et
Hatshopsouitou ne modifièrent pas cette conception ; seulement la régente,
pour introduire ses obélisques entre les pylônes, pratiqua une brèche dans un
mur déjà achevé et démolit seize des vingt-deux colonnes levées en cet
endroit. Thoutmosis III termina les portions que ses prédécesseurs avaient
laissées imparfaites, puis il répara à l'est d'anciennes chambres, dont la
plus importante était employée comme reposoir lors des processions, enveloppa
l'ensemble d'une muraille de pierre, creusa au sud le lac sur lequel on
lançait les barques sacrées les jours de fête. Il rompit de la sorte la juste
proportion qui avait existé jusqu'alors entre le sanctuaire et la
façade : l'enceinte extérieure devint trop large pour le pylône.
Aménôthés III corrigea ce défaut un siècle plus tard : il planta en
avant du pylône extérieur un nouveau pylône plus épais, plus massif, partant
plus propre à servir de façade au temple agrandi.
Un seul sanctuaire ne suffisant plus, il en fonda un
second, au sud de Karnak, et le consacra au culte d'Amon. Les ruines en subsistent
encore au bord du fleuve, à Louqsor, et elles sont réputées à bon droit l'un
des chefs-d'oeuvre de l'architecture égyptienne. Sur la rive gauche du Nil,
l'activité des souverains de la dix-huitième dynastie s'exerça librement, à
l'Assassif, à Shéikh Abd-el-Gournah, à Médinet-Habou, à Deir-el-Baharî, où la
reine Hatshopsouitou fit peindre et sculpter en détail sa campagne contre
l'Arabie[118].
Devant le temple aujourd'hui ruiné d'Aménôthés III siégeaient deux statues
colossales taillées chacune dans un seul bloc, et qui longtemps remplirent
d'étonnement le monde ancien. L'une d'elles se brisa pendant le tremblement
de terre de l'an 27 av. J.-C. La partie supérieure se détacha et elle
s'écrasa en tombant sur le sol ; l'inférieure resta seule en place. Bientôt
après, le bruit se répandit que des sons semblables à celui qu'une corde de
harpe ou de lyre produit en se cassant[119], sortaient du
socle, chaque matin, au lever du soleil. Les touristes accoururent, une
légende merveilleuse circula de bouche en bouche. Malgré le témoignage des
habitants de Thèbes[120], les Grecs se
refusèrent à voir dans la statue vocale un colosse du Pharaon Aménôthés III.
Elle était, à leurs yeux, un portrait de Memnon l'Éthiopien, fils de Tithon
et de l'Aurore, qui, après la mort d'Hector, avait marché au secours de Priam
contre les Grecs et avait été tué par Achille ; tous les matins, Memnon,
en fils bien élevé, saluait sa mère d'une voix harmonieuse et pure. Vers le
milieu du second siècle de notre ère, l'empereur Hadrien et l'impératrice
Sabine entreprirent le voyage de la
Haute Égypte pour entendre sa chanson miraculeuse. La
popularité toujours croissante inspira enfin aux maîtres du monde le désir de
rendre son intégrité à l'image ; sous Septime Sévère, elle fut restaurée
à peu près telle qu'elle était avant sa chute, mais contre toute attente,
elle se tut. Je
ne nie pas la réalité des harmonieux accords que tant de témoins affirment
unanimement avoir entendu moduler par le merveilleux colosse aussitôt qu'il
était frappé des premiers rayons du soleil. Je dirai seulement que, plusieurs
fois, assis au lever de l'aurore sur les immenses genoux de Memnon, aucun
accord musical sorti de sa bouche n'est venu distraire mon attention du
mélancolique tableau que je contemplais, la plaine de Thèbes, où gisent les
membres épars de cette aînée des villes royales[121].
L'avènement et les hauts faits de la dix-huitième dynastie
n'avaient pas seulement valu à Thèbes la suprématie sur le territoire entier
de l'Égypte ; elles avaient assuré au dieu thébain Amon la prééminence
sur les dieux des autres cités. Amon avait profité, plus peut-être que les
rois eux-mêmes, du butin recueilli au Nord et au Sud : chaque succès des
armées lui valait une part considérable des dépouilles ramassées sur le champ
de bataille, des tributs arrachés à l'ennemi, des prisonniers emmenés en
esclavage. Ces richesses, accrues régulièrement de génération en génération,
avaient fait du grand prêtre un personnage presque aussi important que le
Pharaon : on aurait pu dire avec apparence de raison que, pour lui, et
pour lui seul, les Égyptiens avaient entrepris la conquête de l'Asie. En même
temps que la puissance matérielle, la puissance spirituelle s'accroissait
sans relâche à voir le roi de Thèbes recevoir l'hommage de la terre, les prêtres
s'étaient persuadés à eux-mêmes qu'Amon avait droit à l'hommage du ciel, et
qu'il était le dieu réel, auprès duquel les autres dieux ne comptaient plus.
Ils tirèrent des textes anciens, qui le renfermaient en germe, le dogme de
l'unité divine et prétendirent l'imposer au reste du pays Amon, le seul dieu
toujours et partout victorieux, devint pour eux le seul dieu[122], Les rois ne
virent pas sans déplaisir ce développement de l'ambition sacerdotale et
songèrent à se prémunir contre les tentatives d'usurpation qui pouvaient en
résulter. Déjà Thoutmosis IV avait, à la suite d'un rêve surnaturel,
désensablé le Sphinx de Gizeh et remis en vigueur le vieux culte
d'Harmakhouîti, le soleil dans les deux horizons[123]. Aménôthés III,
rallié à l'antique tradition héliopolitainne, transporta à Thèbes la religion
d'Atonou, le disque solaire, et, l'an X de son règne, il institua à Karnak
une fête en l'honneur de l'intrus[124]. Son fils
Amenôthès IV poussa plus loin l'audace : pour venir à bout plus sûrement
du dieu Thébain, il imagina d'enlever à Thébes le rang de capitale qu'elle
détenait depuis vingt siècles, et d'imposer à son royaume une capitale
nouvelle, dont le patron remplacerait Amon dans les prérogatives de dieu
suprême. Peu de souverains ont été maltraités aussi piteusement par la
postérité que ne l'a été Aménôthés IV : il semble que les historiens
modernes aient eu à coeur d'aggraver les malédictions dont les prêtres
thébains avaient chargé sa mémoire. Le grand nombre ne veut voir en lui qu'un
fanatique exalté, les autres l'inculpent de folie, d'autres encore déclarent
qu'il fut un simple eunuque. Sa mère Tii partage avec lui le privilège de
fournir matière aux hypothèses les plus diverses : on s’accorde
généralement à la croire étrangère, mais les uns affirment qu'elle était
Sémite, les autres qu'elle était Libyenne. L'éducation étroite qu'elle aurait
donnée à son fils aurait contribué à faire de celui-ci le personnage que l'on
sait ; le dieu Atonou aurait été le dieu national de sa tribu, qu'elle
aurait conspiré d'imposer à son pays d'adoption. Tii était pourtant une
Égyptienne de vieille souche, comme l'indiquent son nom et celui de ses
parents. Elle n'appartenait pas à la race royale, mais elle sortait d'une
famille de simples particuliers : peut-être, si nous connaissions le
fond de son histoire, n'y verrions-nous qu'un épisode de roman, un roi
épousant par amour la bergère traditionnelle[125]. Aménôthés IV,
en montant sur le trône, paraît avoir d'abord essayé d'avancer par la douceur
la réforme politique et religieuse qu'il méditait. Tout en accentuant sa
préférence pour le dieu Atonou, il continua à rendre publiquement hommage à
son père Aménôthés et à l'Amon de Karnak[126]. Mais bientôt
Thébes lui déplut : il la quitta, se retira dans la moyenne Égypte, et
construisit, un peu au nord de Siout, sur la rive droite du fleuve, une ville
où rien ne lui rappelait plus le souvenir du sacerdoce thébain. L'usage
s'était introduit dès longtemps de confier au dieu de la métropole la
protection des colonies nouvelles : l'Éthiopie, les Oasis, colonisées
par Thèbes, avaient pour religion le culte thébain d'Amon[127]. Aménôthés IV
proclama Atonou dieu de sa capitale, appela la ville Khoutniatonou, l'horizon
du disque, et changea son propre nom, qui était une profession de foi en
l'honneur d'Amon, en celui de Khouniatonou, splendeur du disque solaire. Un
nome nouveau, dont les bornes-frontières sont encore en place[128], fut créé au détriment
des nomes anciens de Kousît et de Khmounou. La ville, bâtie rapidement sur
l'ordre du maître, devint, en peu de mois, grande et somptueuse :
pendant quelques années, Thèbes et Memphis n'eurent plus que le second rang
en Égypte.
La religion d'Atonou était une variante des religions de
Râ, la plus ancienne probablement. Le disque devant lequel on se prosterne
n'y était pas seulement, comme dans certains mythes solaires, le corps
éclatant et visible de la divinité, il était le dieu lui-même. Ainsi est-ce à
lui que les beaux hymnes gravés dans les tombeaux de Tell El-Amarna
s'adressent exclusivement. C'est lui qui n'a point de pareil et qui réjouit le monde de ses rayons. A
peine levé à l'horizon oriental du ciel, il prodigue la vie à ses créatures,
à l'homme, aux animaux qui ont quatre pattes, aux oiseaux, aux serpents, à
tout ce qui se traîne sur terre et qui y vit[129]. Les grands
prêtres de Khoutniatonou adoptèrent le titre de grands prêtres de Râ, et leur
culte fut réglé sur le culte de Râ, à Héliopolis[130]. Les peintures
et les bas-reliefs nous montrent Atonou sous la figure d'un disque dont les
rayons descendent vers la terre ; chacun d'eux est terminé par une main
qui tient la croix ansée, symbole de vie. Partout où va le roi, le disque
l'accompagne et répand sur lui sa bénédiction. Atonou n'est pas d'ailleurs
une divinité exclusive. Il proscrit la religion d'Amon, et demande qu'on
martèle le nom de son rival sur tous les monuments, là où on peut l'atteindre ;
mais il respecte les autres dieux, Râ, Harmakhis, Horus, Osiris, Malt, qu'ils
soient solaires ou non. Les préoccupations religieuses n'empêchèrent pas
Khouniatonou d'être, à l'exemple de ses ancêtres, constructeur et conquérant.
Il édifia un temple de son dieu à Memphis[131], un autre à
Thèbes, en face du sanctuaire de Karnak[132], d'autres en
Éthiopie. Son règne dura au moins douze ans[133], et sa mort
n'arrêta point d'abord le développement de l'oeuvre qu'il avait
entreprise : ses gendres lui succédèrent l'un après l'autre, et
pratiquèrent de leur mieux la religion du disque solaire. Bientôt cependant,
Aï, le plus connu d'entre eux, suspendit les persécutions dont Amon avait été
l'objet : il abandonna Khoutniatonou, où il s'était creusé un tombeau[134], et revint se
faire enterrer à Thèbes, auprès d'Aménôthés III[135]. Son successeur
Toutankhamonou était maître de l'Égypte entière et reçut publiquement
l'hommage des peuples étrangers[136]. Mais, après
lui, la guerre civile éclata : des princes éphémères[137], dont
l'histoire ne nous a pas conservé le nom, se disputèrent le trône pendant
quelques années, et la dix-huitième dynastie s'éteignit au milieu du
désordre, sans qu'on sache quel fut son dernier roi.
La dix-neuvième dynastie : Sétoui 1er et Ramsès II.
La tentative d'Aménôthés IV avait été dirigée contre
Thèbes et contre son dieu : la réaction se produisit à leur avantage.
Harmhabi (Armaïs), dont nous ne connaissons pas l'origine[138], rétablit le
culte d'Amou dans sa splendeur, rasa le temple d'Atonou et en employa les
matériaux à ériger l'une des portes triomphales qui mènent au sanctuaire de
Karnak ; le nom des adorateurs du disque fut martelé, et leurs monuments
furent renversés de fond en comble. Le nouveau roi avait beaucoup à faire
pour réparer les désastres des années précédentes : au dedans, toute la
machine gouvernementale était démontée et refusait service; au dehors, les
peuples vassaux avaient cessé de payer le tribut. La correspondance des
seigneurs des cités asiatiques[139], nous montre
comment, sous Aménôthés IV, l'empire asiatique de l'Égypte s'était presque
perdu. Les nations de la
Phénicie et de la
Syrie centrale s'étaient révoltées à la faveur des
discordes religieuses de l'Égypte, et les Khati profitant de leurs rebellions
avaient arraché aux Égyptiens la
Syrie septentrionale tout entière. Harmhabi réprima le
brigandage, punit de mort les employés prévaricateurs[140], restitua aux
temples les biens qui leur avaient été ravis, et fut bientôt assez puissant
pour entreprendre des guerres au dehors. Il renoua les relations avec le
Pouanit lointain[141], exécuta des
razzias sur les tribus du haut Nil[142], et se vanta
d'avoir soumis les mêmes populations syriennes que Thoutmosis III avait
combattues[143].
Les renseignements précis manquent sur ses hauts faits, mais l'aspect de ses
monuments, et ils sont nombreux, donne l'impression d'un règne glorieux,
prospère et long[144]. On ne sait
quand le sceptre passa aux mains de Ramsès 1er, ni comment ce
prince était allié à son prédécesseur[145]. Après avoir
servi sous Aï et sous Harmhabi, il s'assit sur le trône des Pharaons, dans un
age assez avancé : une expédition de l'an II contre l'Éthiopie[146], une courte campagne
contre les Syriens, terminée par un traité avec les Khati[147], remplirent
honnêtement son règne. Au bout de deux ou trois années, il mourut, laissant
pour successeur son fils Sétoui, le Séthosis des traditions grecques.
Dès les premiers jours, Sétoui s'annonça au dehors comme
un conquérant. On
était venu dire à Sa Majesté : les vils Shasou ont tramé la révolte, les
chefs de leurs tribus, assemblés en un seul lien et qui sont dans les régions
de Kharou, ont été frappés d'aveuglement et d'esprit de violence, et chacun
d'eux égorge son voisin[148]. Sétoui
franchit, au château de Zarou, le canal qui bornait l'Égypte et poussa droit
vers l'Orient, à travers les ouadys dont cette partie du désert est sillonnée[149]. La longueur
des étapes y est réglée encore aujourd'hui sur l'éloignement des
sources : une forteresse, ou tout au moins une tour de garde,
surveillait chacune des fontaines ou des mares qui jalonnaient la route, la forteresse du Lion, la tour (Maktel) de Sétoui 1er,
la citerne de Sétoui 1er,
etc. Partout où l'ennemi fit tête, il fut aisément dispersé, ses arbres détruits
et ses moissons hachées impitoyablement : de station en station, les
Égyptiens atteignirent les deux forts de Rabbiti et de Pakanana. Ce dernier,
assis dans une assez belle position, auprès d'un petit lac, sur l'un des
derniers plans des monts Amorrhéens, défendait l'accès d'un des cantons les
plus riches que renferme la
Syrie méridionale[150]. Il succomba au
premier assaut, et toute la grasse vallée dont il barrait l'accès fut
dévastée par les Égyptiens[151]. Ce premier
succès en entraîna d'autres plus sérieux. Sétoui, remontant vers le nord, arriva
au pied du Liban, où il força les Labnanou à couper leurs arbres et à les
expédier en Égypte, pour les constructions qu'il avait commencées en
l'honneur d'Amon[152]. De là il
pénétra dans la vallée de l'Oronte, afin de se mesurer avec les Khati ; une
victoire remportée sur ces ennemis traditionnels termina heureusement sa
première campagne[153]. Sa rentrée fut
une fête perpétuelle, depuis la frontière, où les barons et les prêtres l'accueillirent
de leurs acclamations, jusqu'à Thèbes, où il offrit ses prisonniers à son
père Amon[154] ;
l'Égypte crut qu'elle revenait aux beaux temps des Thoutmosis et des Amenôthès.
Par malheur, ces triomphes avaient plus d'apparence que de fond. L'état de
l'Asie avait changé depuis un siècle. La Syrie méridionale, écrasée par le passage des
armées, avait abandonné toute idée de résistance acharnée et se livrait
presque sans combat. Les Phéniciens estimaient qu'un tribut volontaire
coûtait moins qu'une guerre contre les Pharaons, et se consolaient amplement
de la diminution de leur liberté en accaparant le commerce maritime du Delta.
Mais, au nord, les Khati se montraient plus redoutables qu'ils n'avaient
jamais été. Réunis tous sous le pouvoir d'un souverain unique, depuis la fin
du règne d'Aménôthés III, non seulement ils avaient étendu leur suprématie
sur tout le Naharanna, de Gargamish à Qodshou, mais ils avaient surmonté le
Taurus et ils s'étaient introduits assez avant dans l'Asie Mineure. On ne
sait jusqu'où ils y avaient porté leur domination : il semble cependant
qu'elle ne dépassait pas le pays de Qodi[155], c'est-à-dire
la plaine cilicienne de la
Kataonie.
De toute manière, ils entrèrent en relations directes avec
les peuples qui se partageaient alors les régions centrale et occidentale de la
péninsule, les Lyciens, les Mysiens, les Dardaniens, les habitants d'Ilion et
de Pédasos. Alliés aux uns, recrutant chez les autres des bandes de
mercenaires, ils pouvaient ranger en ligne des forces capables de tenir tête
à l'Égypte et de lui arracher ou du moins de lui disputer chèrement la
victoire[156],
Sétoui le vit bien lorsqu'il les assaillit de front : sans doute il
n'eut pas de peine à prendre Qodshou et la plupart des villes amorrhéennes de
l'Oronte[157],
mais la ténacité des Khati, toujours prêts à recommencer la lutte malgré leur
défaite, fut plus longue que sa patience. De guerre lasse, il renonça aux
armes et il contracta avec le roi Morousîl, fils de Shoubbililioum, une
alliance qui dura jusqu'à sa mort[158]. Désormais
l'autorité des Pharaons ne dépassa plus les sources du Litany et de
l'Oronte : restreinte à la
Syrie du sud et à la Phénicie, elle gagna en solidité ce qu'elle
perdait en extension. Il semble que Sétoui 1er, au lieu d'exiger
simplement le tribut, imposa aux cantons annexés des gouverneurs de race
égyptienne, et qu'il installa des garnisons permanentes dans quelques places,
comme Gaza et Mageddo. C'était là sans doute une précaution excellente, mais,
si l'on compare son empire à celui de Thoutmosis III, on ne peut s'empêcher
de remarquer combien l'Égypte était plus forte au temps de la dix-huitième
dynastie. Jamais les Pharaons d'alors n'auraient considéré les roitelets
syriens comme des égaux, avec qui l'on concluait une paix honorable :
ils ne voyaient en eux que des ennemis qu'il fallait vaincre, ou des rebelles
qu'il fallait châtier. La chancellerie de Sétoui 1er conserva
l'usage d'infliger aux rois de Khati les épithètes méprisantes que la
chancellerie de Thoutmosis III leur avait prodiguées ; elle l'appela le
renversé de Khati, et son peuple l'humble Khati. Tout cela n'était que
phraséologie officielle, comme les titres de vainqueur des barbares et de
maître du monde entier, dont elle affublait le souverain.
Cela dit, on ne saurait nier que le règne de Sétoui 1er
ne marque encore une époque brillante dans l'histoire d'Égypte. Le butin
ramassé en Syrie servit à élever quelques-uns des monuments les plus parfaits
de l'art égyptien : le temple funéraire d'Abydos[159], la salle hypostyle
de Karnak[160],
le tombeau du roi[161]. Sétoui fut
aidé dans cette oeuvre par son fils, Ramsès. Du vivant de son père, il avait
épousé une princesse de l'ancienne famille royale, peut-être fille d'Harmhabi
et petite-fille d'Aménôthés III : il avait de la sorte effacé
l'usurpation dont Ramsès 1er était coupable. Le fils qui naquit de
cette union, Ramsès, hérita naturellement tous les droits de sa mère, et, dès
l'instant de sa naissance, il fut considéré par les Égyptiens loyalistes
comme le seul souverain légitime. Son père, roi de fait, fût contraint de
l’associer au trône alors qu'il était encore petit garçon, sans doute pour éviter une révolution. Ce ne
fut d'abord qu'une fiction légale, peu respectée par Sétoui lui-même ou par
les ministres de son gouvernement. Pendant cette première partie de son
existence, Ramsès ne fut précisément ni roi, ni prince héréditaire : il
occupa entre ces deux conditions une place intermédiaire et probablement
assez mal définie. Souverain reconnu des deux Égyptes, en principe il
possédait tous les insignes et toutes les prérogatives de son rang, mais en
fait il ne portait pas toujours les uns et il n'exerçait nullement les
autres. Il avait droit à l'uræus et à la double couronne, mais il s'en tenait
le plus souvent à la coiffure ordinaire des simples princes royaux, une
grosse tresse recourbée et pendante. Il avait droit aux deux cartouches et
aux qualifications les plus pompeuses de la chancellerie égyptienne, mais les
scribes chargés de rédiger les inscriptions oubliaient d'y insérer son nom,
et ils ne lui accordaient que les titres modestes de « fils qui aime son
père » ou d'héritier présomptif. Il avait droit au poste d'honneur et à
la fonction principale dans les cérémonies du culte, mais les monuments nous
le montrent toujours en seconde ligne : il lève un plat d'offrande, il
verse une libation ou il prononce les invocations, tandis que son père
accomplit les rites sacrés. Ramsès n'avait du roi que le titre et
l'apparence : les scribes de la chancellerie oubliaient ses droits indiscutables,
ou, s'ils se les rappelaient, ce n'était que par occasion et par boutade[162].
Dès l'âge de dix ans, il fit la guerre en Syrie, et même,
à n'en croire que les historiens grecs, en Arabie. C'est à la suite de ces
campagnes qu'éprouvé par l'habitude du commandement militaire il commença de
réclamer une part active au gouvernement intérieur de ses États et qu'il
revendiqua son héritage royal. La transformation de l'associé obscur et
presque inconnu en un Pharaon Maître des deux mondes et craint de tous ses
ennemis se produisit lentement, graduellement, au fur et à mesure que la
valeur personnelle de Ramsès se développait et s'accentuait de plus en plus.
Sétoui, vieilli et fatigué par les exploits de sa jeunesse, lui céda peu à
peu le pouvoir et finit par s'effacer presque entièrement devant son glorieux
fils. Retiré dans ses palais, il y acheva sa vie entouré d'honneurs divins.
Certains tableaux du temple d'Abydos le montrent assis sur le trône, au
milieu des dieux ; il serre la massue d'une main, et, de l’autre, un
sceptre complexe où sont réunis les divers symboles de force et de vie. Isis
est à ses côtés et les dieux parèdres, alignés trois à trois, siègent
derrière le couple tout-puissant auquel Ramsès adresse sa prière. C'est une
apothéose anticipée, dont la conception fait honneur à la piété du régent,
mais ne laisse aucun doute sur la situation réelle de Sétoui dans sa vieillesse.
On adore un dieu, mais il ne règne pas. Sétoui ne faisait pas exception à
cette règle commune ; on l'adorait, mais il ne régnait plus[163].
La paix fut menacée soudain par un danger imprévu. Les
peuples de l'Asie Mineure étaient restés jusqu'alors en dehors de la sphère
d'action de l'Égypte ; plusieurs d'entre eux, les Shardana, les Tourshâ
(Tyrsènes), dont les noms sonnaient étranges à des oreilles égyptiennes,
débarquèrent sur la côte d'Afrique et s'allièrent aux Libyens. Ramsès II les
battit. Les prisonniers qu'il avait faits sur eux furent incorporés dans la
garde royale[164] ;
les autres retournèrent en Asie Mineure, emportant un tel souvenir de leur
échec que l'Égypte fut à l'abri de leurs incursions pendant près d'un siècle.
Le calme rétabli au nord, Ramsès se rendit en Éthiopie, où
il occupa les dernières années du règne de son père à pourchasser et à
razzier les tribus qui errent le long des rives du haut Nil. Même il remporta
sur elles des succès que la tradition grecque eut le tort d'exagérer. Il dirigea d'abord
ses armées contre les Éthiopiens, les défit et leur imposa des tributs
consistant en bois d'ébène, en or et en dents d'éléphant. Il détacha ensuite
vers la mer Rouge une flotte de quatre cents navires et fut le premier
Égyptien qui équipa des vaisseaux de guerre. Cette flotte prit possession des
îles situées dans ces parages ainsi que de tout le littoral jusqu'à l'Indos[165]. D'après
Strabon, il avait pénétré en Afrique à la région où pousse la cannelle : on y
montrait des stèles qu'il y avait érigées. Il avait colonisé aussi les côtes
de la mer Rouge, où certains endroits s'appelaient encore, du temps des
Ptolémées, le mur de Sésostris ;
il avait gravé une inscription au promontoire Dirê, sur le détroit de
Bab-el-Mandeb[166]. Ces récits
sont évidemment controuvés : Sésostris n'eut jamais de flottes et n'alla
jamais jusqu'à l'Indos. Rien n'indique non plus qu'il ait visité les
peuplades riveraines de la mer Rouge et qu'il soit parvenu à l'Océan
d'Afrique. Il se borna, comme les inscriptions le prouvent, à exécuter contre
les tribus du haut Nil quelques courses productives et peu dangereuses.
A la nouvelle de la mort de son père, Ramsès II, désormais
seul roi, quitta l'Éthiopie et ceignit la couronne à Thèbes. Il était alors
dans la maturité de l'âge, et il avait autour de lui un grand nombre
d'enfants, dont quelques-uns étaient assez âgés pour combattre sous ses
ordres. Ses premières années ne furent troublées par aucune guerre d'importance ;
c'est à peine si les inscriptions signalent deux courtes expéditions en
Syrie, dont l'une, en l'an II, au pays des Amorrhéens, et l'autre, en l'an IV
au bord du Nahr-el-Kelb, près de Bérouth[167]. Les Khati,
fidèles au traité d'amitié conclu avec Sétoui, ne cherchèrent pas à attiser
la révolte. Les peuples de Canaan, comprimés par la présence des garnisons
égyptiennes, ne bougèrent pas. Tout semblait donc aller pour le mieux, quand,
vers la fin de l'an IV, la situation changea soudain. Le roi de Khati, Moutalou,
fils de Morousîl, avait été assassiné[168] et remplacé par
son frère Khatousîl. Celui-ci convoqua ses vassaux et ses alliés et rompit
avec l'Égypte. Le Naharanna et sa capitale Gargamish, Arad et la Phénicie
septentrionale, Qodshou et le pays d'Amaour, Qidi et le groupe compact des
Lyciens, s'affilièrent à la coalition. L'espoir de piller, sinon l'Égypte
elle-même, du moins les provinces égyptiennes de la Syrie, attira tous les
aventuriers de la péninsule. Il en vint d'Ilion, de Pédasos, de Gergis, de la Mysie, de la Lycie, se joindre aux
Khati contre Sésostris[169]. Aussi bien
s'est-on fait une idée exagérée de l'immobilité à laquelle les peuples de
l'Orient antique auraient été condamnés. Ce que nous savons de la composition
de l'armée que Ramsès opposa aux confédérés suffirait seul à prouver avec
quelle facilité ils se déplaçaient. Elle renfermait, à côté des Égyptiens de
race indigène, des Libyens, des Mashouasha, des nègres, des Maziou, des
Shardana, débris de l'invasion repoussée victorieusement quelques années
auparavant[170].
Le Pharaon établit sa base d'opérations à la frontière de l'Égypte et du
désert Arabique, dans la ville qu'il avait fondée récemment sous le nom de
Pa-Ramsès Anakhouitou (la ville de Ramsès le très brave), traversa Canaan qui
lui obéissait encore, se porta rapidement sur les contrées septentrionales et
ne s'arrêta qu'à Shabtouna, bourgade syrienne située un peu au sud-ouest de
Qodshou, et en vue de la ville. Il y séjourna quelques jours, étudiant le
terrain et tâchant de discerner la position des ennemis, sur laquelle il
possédait des données assez vagues. Les alliés au contraire, parfaitement
renseignés par leurs espions, qui appartenaient pour la plupart aux clans
nomades des Shasou, n'ignoraient aucun de ses mouvements. Le prince de Khati,
leur chef, imagina et exécuta une manoeuvre habile, qui mit l'armée
égyptienne à deux doigts de sa perte et qui n'échoua que devant la valeur
personnelle du Pharaon.
Un jour que Ramsès s'était aventuré un peu au nord de
Shabtouna, deux Bédouins vinrent lui dire : Nos frères, qui sont les chefs des tribus
réunies avec le vil chef de Khati, nous envoient dire à Sa Majesté :
Nous voulons servir le Pharaon v. s. f. Nous quittons le vil chef de
Khati ; il est dans le pays de Khaloupou au nord de la ville de Tounipa,
où par crainte du Pharaon il a rétrogradé rapidement. Le roi fut
trompé par ce rapport qui ne manquait pas de vraisemblance : rassuré
contre une surprise par l'éloignement présumé de l'ennemi (Khaloupou est en
effet à quarante lieues au nord de Qodshou), il s'avança sans méfiance en
tête de ses colonnes, escorté seulement de sa maison militaire, tandis que le
gros de ses troupes, les régiments d'Amon, de Phrâ, de Phtah et de Soutkhou,
le suivaient à distance. Au moment même où il divisait ainsi ses forces, les
alliés, que des traîtres lui représentaient comme fort distants, se massaient
en secret au nord-ouest de Qodshou, et se préparaient à fondre sur les
Égyptiens, pendant la marche de flanc que ceux-ci devaient nécessairement
exécuter le long de cette place. Leur nombre était considérable, à en juger
par ce fait, qu'au jour de la bataille, un seul d'entre eux, le prince de
Khaloupou, rangea en ligne dix-huit mille soldats d'élite ; outre une
infanterie bien disciplinée, ils comptaient deux mille cinq cents chars, dont
chacun portait trois hommes.
Sur ces entrefaites, les éclaireurs amenèrent au quartier
général deux autres espions qu'ils avaient saisis. Le roi semble dès lors
avoir conçu quelques soupçons ; il fit bâtonner vertement les prisonniers
et il leur arracha des aveux complets. Ils confessèrent avoir été détachés
pour surveiller les manoeuvres de l'armée égyptienne, et ils déclarèrent que
les alliés, concentrés depuis longtemps derrière Qodshou, n'attendaient pour
s'ébranler qu'une occasion favorable. Ramsès convoqua aussitôt un conseil de
guerre et il lui exposa sans ambages la situation critique dans laquelle il
était. Ses officiers s'excusèrent de leur mieux, alléguant la nonchalance des
gouverneurs de province, qui avaient négligé de reconnaître chaque jour la
position de l'ennemi, et ils dépêchèrent un exprès vers le gros de l'armée
pour le ramener, s'il en était temps, au secours de son chef. Le conseil
était encore réuni quand on apprit que l'ennemi se démasquait et qu'il accentuait
son mouvement. Le prince de Khati porta rapidement ses forces au sud de Qodshou,
tandis que le roi était déjà au nord de la ville, sur la rive occidentale de
l'Oronte, enfonça la légion de Phrâ, qui était au centre, et coupa en deux la
ligne égyptienne. Le roi dut charger lui-même à la tête de sa maison
militaire. Huit fois de suite il s'élança sur les chars qui le cernaient,
rompit les rangs, rallia ses bataillons dispersés et soutint l'assaut pendant
le reste de la journée. Vers le soir, les Khati, perdant l'avantage qu'ils
avaient depuis le matin, battirent en retraite devant les gros bataillons qui
entraient enfin en action : la nuit seule suspendit l'attaque. Le choc
décisif eut lieu le lendemain les confédérés plièrent sur plusieurs points,
et se sauvèrent en pleine déroute. L'écuyer du prince, Garbatousa, le général
de son infanterie et de ses chars, le chef des eunuques et Khalepsarou,
l'écrivain des livres, sans doute l'annaliste officiel, chargé de transmettre
à la postérité les gestes de son souverain, restèrent sur le carreau.
Plusieurs des corps de l'armée syrienne, acculés à l'Oronte, se jetèrent dans
le fleuve pour essayer de le franchir à la nage. Le frère du prince de Khati,
Mizraïm, réussit à gagner l'autre rive ; le chef du pays de Nissa, moins
heureux, se noya, et le prince de Khaloupou fut retiré du courant à moitié
mort. Les tableaux du Ramesséum nous le montrent pendu par les pieds et dégorgeant
l'eau qu'il avait absorbée. Les vaincus auraient probablement péri jusqu'au
dernier, si une sortie de la garnison n'avait arrêté le progrès des Égyptiens
et permis aux blessés et aux fugitifs de s'abriter dans Qodshou. Dès le
lendemain, le prince de Khati demanda et obtint une trêve[171].
Contre toute espérance, ce triomphe éclatant ne termina
rien ; le pays de Canaan et les provinces voisines se soulevèrent
soudain sur les derrières du Pharaon victorieux. A la faveur de cette
diversion, Khatousîl reprit courage, répara ses forces et dénonça la
trêve : la Syrie
entière était en feu des bords de l'Euphrate aux bords du Nil. La confédération,
écrasée à Qodshou, ne se reforma pas : les peuples d'Asie Mineure
abandonnèrent la partie et ne reparurent pas dans la lice. Il n'y eut plus de
grandes batailles, mais une série d'affaires de détails et de sièges qui remplirent
prés de quinze ans ; les hostilités se portaient tantôt sur un point,
tantôt sur un autre, éclatant au nord quand elles s'apaisaient au sud, sans
plan déterminé. L'an VIII vit les Égyptiens en Galilée, sous les murs
de Mérom[172].
L'an XI,
Ascalon fut prise, malgré la résistance héroïque des Cananéens qui
l'habitaient[173].
Dans une autre campagne, le roi poussa une pointe vers le nord, jusqu'aux
environs de Tounipa, et s'empara de deux villes du pays de Khati où il trouva
sa statue[174].
La guerre traîna ainsi d'année en année, jusqu'au moment où les rivaux,
épuisés par tant d'efforts inutiles, se décidèrent à porter les armes.
Khatousîl demanda une fois encore la paix au souverain de l'Égypte ;
elle fut acceptée et scellée en l'an XXI.
La minute du traité avait été rédigée primitivement en
langue de Khati : elle était gravée sur une lame d'argent, qui fut
solennellement offerte au Pharaon dans son château de Ramsès. Les conditions
y furent essentiellement les mêmes que celles des traités conclus auparavant
à plusieurs reprises, entre les deux empires, au temps de Ramsès 1er
et de Sétoui 1er. Il y fut stipulé que la paix serait éternelle et
qu'il y aurait alliance : Si quelque ennemi marche contre les pays soumis au grand roi
d'Égypte et qu'il envoie dire au grand prince de Khati : Viens,
amène-moi des forces contre eux, le grand prince de Khati fera comme il
lui aura été demandé par le grand roi d'Égypte ; le grand prince de
Khati détruira ses ennemis. Que si le grand prince de Khati préfère ne pas
venir lui-même, il enverra les archers et les chars du pays de Khati au grand
roi d'Égypte pour détruire ses ennemis. Une clause analogue
assure au prince de Khati l'appui des armes égyptiennes. Viennent ensuite des
articles spéciaux, destinés à protéger le commerce et l'industrie des nations
alliées et à rendre plus certaine chez elle l'action de la justice. Tout criminel
qui essayera de se soustraire aux lois, en se réfugiant dans le pays voisin,
sera remis aux mains des officiers de sa nation ; tout fugitif non criminel,
tout sujet enlevé par force, tout ouvrier qui se transportera d'un territoire
à l'autre pour s'y fixer à demeure, sera renvoyé chez son peuple, mais sans
que son expatriation puisse lui être imputée à crime. Celui qui sera ainsi extradé, que sa faute ne
soit pas élevée contre lui, qu'on ne détruise ni sa maison, ni sa femme, ni
ses enfants ; qu'on ne tue pas sa mère ; qu'on ne le frappe ni dans
ses yeux, ni dans sa bouche, ni dans ses pieds ; qu'enfin aucune
accusation criminelle ne s'élève contre lui. Égalité et
réciprocité parfaite entre les deux peuples, alliance offensive et défensive,
extradition des criminels et des transfuges, telles sont les principales
conditions de ce traité, qu'on peut considérer jusqu'à présent comme le monument
le plus ancien de la science diplomatique[175].
Ainsi se terminèrent les guerres de Ramsès II. Si
glorieuses qu'elles fussent en réalité, la tradition ne les jugea pas
suffisantes. Suivant les historiens grecs, Sésostris[176] aurait pénétré
jusqu'au fond de l'Asie, écrasé la
Syrie, la
Médie, la
Perse, la
Bactriane, l'Inde jusqu'à l'Océan ; puis, revenant par
les déserts de la Scythie,
il se serait avancé jusqu'au Tanaïs et il aurait oublié, dans les environs de
la Palus Mæotis,
un certain nombre d'Égyptiens, dont les descendants peuplèrent la Colchide[177]. On dit même
qu'il vint en Europe, mais qu'il n'y dépassa pas la Thrace, où le manque de
vivres et la rigueur du climat arrêtèrent l'essor de son ambition. Il rentra
en Égypte après avoir, pendant neuf ans, couru de victoire en victoire, et
consacré partout sur son chemin, en manière de trophées, des statues ou des
stèles à son nom. Hérodote en avait vu plusieurs en Syrie et dans l'Ionie[178]. Les voyageurs
ont signalé en effet, non loin de Beyrouth, à l'embouchure du Nahr-el-Kelb, trois
stèles gravées dans le roc et datées des ans II et IV
de Ramsès II[179].
Les deux figures qu'Hérodote disait exister de son temps en Asie Mineure sont
debout aujourd'hui encore près de Ninfi, entre Sardes et Smyrne. Au premier
abord, elles semblent avoir réellement le caractère des ouvrages
pharaoniques ; mais un examen attentif y fait ressortir une foule de
détails qui ne confirment point cette impression. La chaussure est recourbée,
comme les souliers à la poulaine du moyen âge, la coiffure plus semblable à
une tiare phrygienne qu'à la double couronne, et la calasiris striée de
droite à gauche au lieu de l'être de haut en bas[180]. C'est, comme
le prouve l'inscription, l'oeuvre d'un artiste asianique, et non celle d'un
sculpteur égyptien[181].
De l'an XXI à la mort du roi, pendant quarante-six ans, la
paix ne fut pas troublée. On observa loyalement de part et d'autre les
conditions du traité ; bientôt même une alliance de famille resserra les
liens d'amitié qui s'étaient noués entre les deux souverains. Ramsès épousa
la fille aînée de Khatousîl[182], et, quelques
années après, il invita son beau-père à visiter la vallée du Nil. Le grand chef de
Khati mande au chef de Qidi : Prépare-toi, que nous allions en
Égypte. La parole du roi s'est manifestée, obéissons à Sésostris. Il donne
les souffles de la vie à ceux qui l'aiment : aussi toute terre l'aime,
et Khati ne fait plus qu'un avec lui[183]. Khatousîl
visita, en l'an XXXIII, la ville de Ramsès, peut-être même celle
de Thèbes ; on grava, à cette occasion, une stèle sur laquelle il est
représenté en compagnie de sa fille et de son gendre[184]. Ce ne fut pas
sans un étonnement mêlé de reconnaissance que l'Égypte vit ses ennemis les
plus acharnés devenir ses alliés les plus fidèles, et les peuples de Kîmit n'avoir plus qu'un seul coeur
avec les chefs de Khati, ce qui n'était pas arrivé depuis le temps du dieu Râ[185].
A la faveur de cette tranquillité, le roi put se livrer à
son goût pour les constructions monumentales. Il fit, disent les historiens grecs, bâtir un temple dans chaque ville à la
divinité principale du lieu. Et vraiment, Ramsès II est le roi
maçon par excellence. Pendant les soixante-sept années de règne qui lui
furent si largement mesurées, il eut le loisir d'achever ce que ses
prédécesseurs avaient ébauché et d'accomplir l'ouvrage de plusieurs
générations. On peut dire, sans crainte de se tromper, qu'il n'y a pas une
ruine en Égypte et en Nubie où l'on ne lise son nom[186]. Le grand spéos
d'Isamboul était destiné à perpétuer le souvenir des expéditions contre les
Nègres et contre les Syriens ; quatre colosses monolithes hauts de vingt
mètres en décorent l'entrée. A Thèbes, on ajouta au temple d'Amenôthès III à
Louqsor une cour, deux pylônes et deux obélisques en granit, dont le plus
beau est aujourd'hui en exil à Paris sur la place de la Concorde. Le temple
de Gournah, projeté par Sétoui en l'honneur de Ramsès 1er, fut
achevé et consacré. Le Ramesséion,
connu des anciens sous le nom de Tombeau
d'Osymandias, évoqua une fois de plus dans ses sculptures les
épisodes de la campagne de l'an V. Partout, dans la nécropole d'Abydos[187] comme à Memphis[188] et à Bubaste,
aux carrières de Silsilis[189] comme aux mines
du Sinaï, on retrouve la main de Ramsès II. Le temple de Tanis, négligé par
les souverains de la dix-huitième dynastie, fut restauré et agrandi ; la
ville elle-même se repeupla et sortit neuve de ses ruines[190]. Dans plusieurs
endroits, les architectes, accablés de besogne, commirent de véritables
usurpations : ils effacèrent, sur des statues et sur des temples, le nom
des rois consécrateurs, pour y substituer les cartouches de Ramsès[191]. Ce qui
appartient bien en propre à ce souverain, c'est la décoration de la salle
hypostyle de Karnak : Ramsès 1er en avait devisé le plan, Sétoui 1er
la commença, Ramsès II l'orna presque entière.
Les travaux d'utilité publique eurent leur large part de
ses soins et de son argent. Dés l'an III il s'était inquiété d'assurer
l'exploitation des mines d'or de Nubie, et il avait établi, sur la route qui
mène du Nil au Gebel-Ollaki, comme une chaîne de stations munies de citernes
et de puits[192].
Plus tard il nettoya et compléta le réseau de canaux qui sillonnait la Basse Égypte, entre autres
le canal creusé entre le Nil et la mer Rouge[193], sur la limite
du désert. Il répara les murailles et les postes fortifiés qui barraient
l'isthme aux entreprises des Bédouins ; même, les nécessités de la
politique le forçant à résider à l'orient du Delta, il y fonda, presque sur
la frontière, plusieurs villes, dont la plus importante reçut son nom,
Ramsès-Anakhouîtou. Les poètes du temps nous en ont laissé des descriptions
pompeuses. Elle
s'étend,
disent-ils, entre la Syrie et l'Égypte, toute
remplie de provisions délicieuses. - Elle est comme la reproduction
d'Hermonthis ; - sa durée est celle de Memphis ; - le soleil se
lève - et se couche en elle. - Tous les hommes quittent leur ville et
s'installent sur son territoire[194]. - Les
riverains de la mer lui apportent en hommage des anguilles et des poissons, -
et lui donnent le tribut de leurs marais. - Les tenants de la ville sont en
vêtements de fête, chaque jour, - de l'huile parfumée sur leur tête dans des
perruques neuves ; - ils se tiennent à leurs portes, - leurs mains
chargées de bouquets, - de rameaux verts du bourg de Pâ-Hathor, - de
guirlandes du bourg de Pahour, - au jour d'entrée de Pharaon… Ousirmârî
Sotpenri ! v. s. f. dieu Montou dans les deux Égyptes, - Ramsès
Mîamoun ! v. s. f. le dieu ![195]
Comme on voit, la rhétorique florissait sous Ramsès
II ; par malheur, les manuscrits qui ont conservé les oeuvres des
auteurs en vogue ont négligé d'y joindre leur nom[196]. Le plus
souvent cité d'entre eux, celui que nous appelons à tort Pentaour, s'est plu
à célébrer les exploits de Ramsès à la bataille de Qodshou. On sait déjà
quelle est la donnée du morceau : le roi, surpris par le prince de
Khati, est contraint de payer de sa personne et de charger à la tête de sa
maison militaire. Voici que Sa Majesté se leva comme son père Montou ; elle
saisit ses armes et revêtit sa cuirasse, semblable à Baal en son heure. Les
grands chevaux qui portaient Sa Majesté, - Victoire à Thèbes - étaient
leur nom, sortaient des écuries de Ousirmârî Sotpounrî, aimé d'Amon. Le roi,
s'étant lancé, pénétra dans les rangs de ces Khati pervers. Il était seul de
sa personne, aucune autre avec lui ; s'étant ainsi avancé à la vue de
ceux qui étaient derrière lui, il fut enveloppé par deux mille cinq cents
chars, coupé dans sa retraite par tous les guerriers du pervers Khati et par
les peuples nombreux qui les accompagnaient, par les gens d'Arad, de Mysie,
de Pédase. Chacun de leurs chars portaient trois hommes, et ils
étaient tous réunis en masse. Aucun prince n'était avec moi ! Aucun
général, aucun officier des archers ou des chars Mes soldats m'ont abandonné,
mes cavaliers ont fui devant eux, et pas un n'est resté pour combattre auprès
de moi. Alors Sa Majesté dit : Qui es-tu donc, ô mon père Amon ? Est-ce
qu'un père oublie son fils ? Ai-je donc fait quelque chose sans
toi ? N'ai-je pas marché et ne me suis-je pas arrêté sur ta
parole ? Je n'ai point violé tes ordres. Il est bien grand, le seigneur
de l'Égypte qui renverse les barbares sur sa route ! Que sont donc
auprès de toi ces Asiatiques ? Amon énerve les impies. Ne t'ai-je pas
consacré des offrandes innombrables ? J'ai rempli ta demeure sacrée de
mes prisonniers ; je t'ai bâti un temple pour des millions d'années, je
t'ai donné tous mes biens pour tes magasins. Je t'ai offert le monde entier
pour enrichir tes domaines… Certes, un sort misérable soit réservé à qui
s'oppose à tes desseins ! Bonheur à qui te connaît ! Car tes actes
sont produits par un coeur plein d'amour. Je t'invoque, ô mon père
Amon ! Me voici au milieu de peuples nombreux et inconnus de moi ;
toutes les nations se sont liguées contre moi, et je suis seul de ma
personne, aucun autre avec moi. Mes nombreux soldats m'ont abandonné ;
aucun de mes cavaliers n'a regardé vers moi ; quand je les appelais, pas
un d'entre eux n'a écouté ma voix. Mais je pense qu'Amon vaut mieux pour moi
qu'un million de soldats, que cent mille cavaliers, qu'une myriade de frères ou
de jeunes fils, fussent-ils réunis tous ensemble ! L'oeuvre des hommes
n'est rien, Amon l'emportera sur eux. J'ai accompli ces choses par le conseil
de ta bouche, ô Amon ! et je n'ai pas transgressé tes conseils :
voici que je t'ai rendu gloire jusqu'aux extrémités de la terre !
Songez qu'il est sur un champ de bataille, que les Syriens
le serrent et qu'il est seul contre une multitude. Il ne s'agit plus pour lui
de vaincre, mais de rompre la ligne ou de mourir comme il convient à un
roi : malgré le danger qui l'accable, son premier mouvement le porte
vers son dieu. Au moment de se précipiter dans la mêlée et de tenter l'effort
suprême, il prend son père Amon à témoin et il l'appelle au secours, non pas
brièvement, par quelques mots jetés au hasard entre deux coups d'épée, mais
longuement, avec autant de calme et de sérénité que s'il était encore dans
les sanctuaires pacifiques de Thèbes. La pensée divine s'est emparée de lui
et l'a pour un instant ravi à la terre ; le danger a disparu, les
ennemis se sont évanouis, le monde entier semble s'être dérobé sous ses
pas ; il est monté sans secousse aux confins d'un monde si calme et si
haut, que le bruit de la bataille n'arrive plus jusqu'à lui. Il contemple
Amon face à face, il lui redit les honneurs qu'il a rendus aux dieux, les
bienfaits dont il a comblé leurs temples, et il réclame l'intervention des
puissances célestes, non pas, comme un simple mortel pourrait le faire, en
termes humbles et suppliants, mais sur un ton impérieux et grandiose où perce
le sentiment de sa propre divinité.
Le secours ne se fait pas attendre. La voix a retenti
jusque dans Hermonthis, Amon vient à mon invocation : il me donne sa
main. Je pousse un cri de joie, il parle derrière moi : J'accours à toi, à toi Ramsès-Mîamoun, v. s. f. ; je suis
avec toi. C'est moi, ton père ! Ma main est avec toi et je vaux mieux
pour toi que des centaines de mille. Je suis le seigneur de la force aimant
la vaillance ; j'ai reconnu un coeur courageux et suis satisfait. Ma
volonté s'accomplira. Pareil à Montou, de la droite je lance mes flèches, de la
gauche je bouleverse les ennemis. Je suis comme Baal en son heure, devant
eux. Les deux mille cinq cents chars qui m'environnent sont brisés en
morceaux devant mes cavales. Pas un d'entre eux ne trouve sa main pour
combattre ; le coeur manque dans leur poitrine, et la peur énerve leurs
membres. Ils ne savent plus lancer leurs traits et n'ont plus de force pour
tenir leurs lances. Je les précipite dans les eaux comme y choit le crocodile ;
ils sont couchés face en bas, l'un sur l'autre, et je tue au milieu d'eux. Je
ne veux pas qu'un seul regarde derrière lui ni qu'un autre se retourne celui
qui tombe ne se relèvera pas.
L'effet produit par cette subite irruption de la divinité
au milieu de la bataille est puissant, même sur un moderne, habitué à
considérer l'apparition des dieux comme une simple machine de théâtre. Pour
un Égyptien, nourri au respect illimité des forces surhumaines, il devait
être irrésistible. Le prince de Khati, triomphant qu'il croit être, se sent
comme arrêté soudain au milieu de sa victoire par un pouvoir invisible, et il recule frappé
de terreur. Il fit alors avancer des chefs nombreux munis de leurs chars et
de leurs gens exercés à toutes les armes : le prince d'Arad, celui de
Mysie, le prince d'Ilion, celui de Lycie, celui de Dardanie, le prince de
Gargamish, celui de Qarqisha, celui de Khaloupou. Ces alliés de Khati, réunis
ensemble, formaient trois mille chars. Tous les efforts sont superflus. Je me précipitai sur eux pareil à Montou ; ma main
les dévora dans l'espace d'un instant, je taillai et je tuai au milieu d'eux.
Ils se disaient l'un à l'autre : Ce n'est pas un homme qui est parmi
nous, c'est Soutkhou le grand guerrier, c'est Baal en personne. Ce ne sont
pas les actions d'un homme, ce qu'il fait : seul, tout seul, il repousse
des centaines de mille, sans chefs et sans soldats. Hâtons-nous, fuyons
devant lui, cherchons notre vie et respirons encore les souffles !
Quiconque venait pour le combattre sentait sa main affaiblie ; ils ne pouvaient
plus tenir ni l'arc ni la lance. Voyant qu'il était arrivé à la jonction des
routes, le roi les poursuivit comme le griffon.
Les ennemis en retraite, c'est alors seulement qu'il
interpelle les siens, moins pour s'assurer de leur secours que pour les
prendre à témoin de sa valeur. Soyez
fermes, affermissez vos coeurs, ô mes soldats ! Vous voyez ma victoire,
et j'étais seul : c'est Amon qui m'a donné la force, sa main est avec
moi. Il encourage son écuyer Menna, que le nombre des ennemis
remplit d'effroi, et il se rue au travers de la mêlée. Six fois je chargeai parmi les ennemis. Enfin
son armée arrive vers le soir et le dégage : il rassemble ses généraux
et il les accable de reproches : Que dira la
terre entière, lorsqu'elle apprendra que vous m'avez laissé seul et sans un
second ? Que pas un prince, pas un officier de chars ou d'archers n'a
joint sa main à la mienne ? J'ai combattu, j'ai repoussé des millions de
peuples, à moi seul. Victoire à Thèbes
et Nouri satisfaite étaient mes
grands chevaux, c'est eux que j'ai trouvés sous ma main quand j'étais seul au
milieu des ennemis frémissants. Je leur ferai prendre moi-même leur
nourriture devant moi, chaque jour, quand je serai dans mon palais, car je
les ai trouvés quand j'étais au milieu des ennemis, avec le chef Menna, mon
écuyer, et avec les officiers de ma maison qui m'accompagnaient et sont mes
témoins pour le combat : voilà ceux que j'ai trouvés. Je suis revenu
après une lutte victorieuse et j'ai frappé de mon glaive les multitudes assemblées.
L'escarmouche du premier jour ne fut que le préliminaire
d'une action plus considérable. Le lendemain matin, la bataille recommença,
avec quel succès pour les Égyptiens et quelles pertes pour les Asiatiques,
nous l'avons montré plus haut. Le poète n'entre pas dans le détail de cette
seconde affaire : il la décrit rapidement, en quelques lignes consacrées
tout entières à l’éloge du roi. C'est qu'en effet le sujet du poème n'est pas
la victoire de Qodshou et la défaite des armées syriennes : si
importants à l'historien que soient ces événements, le poète les néglige. Il
a voulu chanter le courage indomptable de Sésostris, sa foi dans le secours
des dieux, la force irrésistible de son bras ; il a voulu le montrer
surpris, abandonné des siens, et rachetant par sa vaillance les fautes de ses
généraux, marchant seul aux ennemis, les obligeant six fois à reculer et les
tenant en échec jusqu'au coucher du soleil. Tous les faits qui pourraient
nuire à l'impression d'ensemble ou diminuer l'éclat de la vaillance royale
sont repoussés dans l'ombre. De la maison militaire, une seule mention ;
du second jour de la bataille, une description insuffisante. Le roi des Khati
implore la paix Sésostris la lui accorde et rentre dans Thébes triomphant. Amon s'approcha pour le saluer, disant : Viens, notre fils chéri, ô Ramsès Mîamoun !
Les dieux lui ont assigné les périodes infinies de l'éternité sur le double
trône de son père Atoumou, et toutes les nations sont renversées sous ses
sandales[197].
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