LES CONTES POPULAIRES DE L’ÉGYPTE ANCIENNE

 

FRAGMENTS

  

 

Les contes qui précèdent suffisent à donner au grand public l’idée de ce qu’était la littérature romanesque des Égyptiens. J’aurais pu sans inconvénient m’arrêter après l’Emprise du trône d’Amon : aucun de mes lecteurs n’aurait réclamé la publication des fragments qui suivent. J’ai cru pourtant qu’il y avait quelque intérêt à ne pas négliger ces tristes débris : si les lettrés ne voient rien à y prendre, les savants trouveront peut-être leur compte à ne pas les ignorer complètement.

En premier lieu, leur nombre seul prouve clairement combien le genre auquel ils appartiennent était en faveur aux bords du Nil : il fournit un argument de plus à l’appui de l’hypothèse qui place en Égypte l’origine d’une partie de nos contes populaires. Puis, quelques-uns d’entre eux ne sont pas tellement mutilés qu’on ne puisse y découvrir aucun fait intéressant. Sans doute, douze ou quinze lignes de texte ne seront jamais agréables à lire pour un simple curieux ; un homme du métier y relèvera peut-être tel ou tel détail qui lui permettra d’y discerner tel incident connu d’ailleurs, ou la version hiéroglyphique d’un récit qu’on possédait déjà chez des peuples différents. Le bénéfice sera double : les égyptologues y gagneront de pouvoir reconstituer, au moins dans l’ensemble, certaines œuvres qui leur seraient restées incompréhensibles sans cela ; les autres auront la satisfaction de constater, aux temps reculés de l’histoire, l’existence d’un conte dont ils n’avaient que des rédactions de beaucoup postérieures.

J’ai donc rassemblé dans les pages qui suivent les restes de six contes d’époques diverses :

Une histoire fantastique dont la composition est antérieure à la dix-huitième dynastie ;

La querelle d’Apôpi et de Saqnounrîya ;

Plusieurs morceaux d’une histoire de revenant ;

L’histoire d’un matelot ;

Un petit fragment grec relatif au roi Nectanébo II ;

Quelques pages éparses d’une version copte du roman d’Alexandre.

Je regrette de n’avoir pu y joindre ni le roman du Musée du Caire, ni le premier conte de Saint-Pétersbourg ; le manuscrit du Caire est mutilé à n’en tirer rien de suivi et le texte de Saint-Pétersbourg est encore inédit. Peut-être réussirai-je à combler cette lacune, s’il m’est donné d’entreprendre une cinquième édition de ce livre.

 

FRAGMENT D’UN CONTE FANTASTIQUE ANTÉRIEUR A LA XVIIIe DYNASTIE

Le papyrus de Berlin n° 3 renferme les débris de deux ouvrages : un dialogue philosophique entre un Égyptien et son âme[1], et un conte fantastique. II semble que le conte commençait à la ligne 156 et qu’il remplissait les trente-six dernières lignés du manuscrit actuel (l. 156-191), sans que pourtant cette évaluation de la portion qui manque au début soit bien certaine : tout ce que l’on peut dire actuellement, c’est que les lignes par lesquelles le récit s’ouvrait ont été effacées dans l’antiquité. Une seconde édition du texte a été donnée en phototypie par Alan H. Gardiner, die Erzählung des Sinuhe und die Hirtengeschichte, dans le t. IV des Hieratische Texten des Mittleren Reiches d’Erman, in-fol., Leipzig, 1909, pl. XVI-XVII. Il a été traduit, pour la première fois en français, par Maspero, Études égyptiennes, t. I, p. 73 sqq., puis en allemand par Erman, Aus den Papyrus der Königlichen Museen, 1899, p. 20-30, et par Alan H. Gardiner, die Erzählung des Sinuhe und die Hirtengeschichte, p. 14-15.

 

Or voici, comme je descendais au marais qui touche à cet Ouadi, j’y vis une femme qui n’avait point l’apparence d’une mortelle : mes cheveux se hérissèrent quand j’aperçus ses tresses, pour la variété de leur couleur. Je ne pus rien faire de ce qu’elle me disait, tant sa terreur pénétra dans mes membres.

Je vous dis : Ô taureaux, passons à gué ! Oh ! que les veaux soient transportés et que le menu bétail repose à l’entrée du marais, les bergers derrière eux, tandis que notre canot, où nous passons les taureaux et les vaches, demeure en arrière, et que ceux des bergers qui s’entendent aux choses magiques récitent un charme sur l’eau, en ces termes : Mon double exulte, ô bergers, ô hommes, je ne m’écarterai de ce marais, pendant cette année de grand Nil où le dieu décrète ses décrets concernant la terre, et où l’on ne peut distinguer l’étang du fleuve. — Retourne dans ta maison, tandis que les vaches restent en leur place ! Viens, car ta peur se perd et ta terreur se va perdant, la fureur de la déesse Ouasrît et la peur de la Dame des deux pays !

Le lendemain, à l’aube, tandis qu’on faisait comme il avait dit, cette déesse le rencontra quand il se rendait à l’étang ; elle vint à lui, dénudée de ses vêtements, les cheveux épars...

 

Le conte dont ce fragment révèle l’existence a été écrit avant la XVIIIe dynastie, peut-être à la XIIe si, comme c’est le cas pour le dialogue contenu aux premières lignes du manuscrit, le texte que nous en avons aujourd’hui est une copie exécutée d’après un manuscrit plus ancien. Le paysage et les scènes décrites sont empruntés à la nature et aux mœurs de l’Égypte. Nous sommes au bord d’une de ces nappes d’eau, moitié marais, moitié étangs, sur lesquelles les seigneurs de l’ancien empire aimaient à chasser les oiseaux, à poursuivre le crocodile et l’hippopotame. Des bergers s’entretiennent, et l’un d’eux raconte à l’autre qu’il a rencontré une créature mystérieuse qui vit dans une retraite inaccessible au milieu des eaux. On voit, dans le tombeau de Ti, les bergers conduisant leurs  taureaux et leurs génisses à travers un canal. Hommes et bêtes ont de l’eau jusqu’à mi-jambe, même un des bouviers porte sur son dos un malheureux veau que le courant aurait emporté. Un peu plus loin, d’autres bergers, montés sur des barques légères en roseaux, convoient un second troupeau de bœufs à travers un autre canal plus profond. Deux crocodiles placés de chaque côté du tableau assistent à ce défilé, mais sans pouvoir profiter de l’occasion ; les incantations les ont rendus immobiles. Comme la légende l’explique, la face du berger est toute-puissante sur les canaux, et ceux qui sont dans les eaux sont frappés d’aveuglement[2]. Notre conte nous montre ceux des bouviers qui s’entendaient au métier marchant derrière leurs troupeaux et récitant les formules destinées à conjurer les périls du fleuve. Le papyrus magique de la collection Harris en renfermait plusieurs qui sont dirigées contre le crocodile et, en général, contre tous les animaux dangereux qui vivent dans l’eau[3]. Elles sont trop longues et trop compliquées pour avoir servi à l’usage journalier : les charmes usuels étaient courts et faciles à retenir.

Il n’est pas aisé de deviner avec certitude quel était le thème développé. Les auteurs arabes qui ont écrit sur l’Égypte sont pleins de récits merveilleux où une femme répondant à la description de notre conte joue le rôle principal. L’on dit que l’esprit de la pyramide méridionale ne paroist iamais dehors qu’en forme d’une femme nue, belle au reste, et dont les manières d’agir sont telles que quand elle veut donner de l’amour à quelqu’un et lui faire perdre l’esprit, elle lui rit, et, incontinent, il s’approche d’elle et elle l’attire à elle et l’affole d’amour, de sorte qu’il perd l’esprit sur l’heure et court vagabond par le pays. Plusieurs personnes l’ont veue tournoyer autour de la pyramide sur le midy et environ soleil couchant[4]. L’auteur de notre fragment affirme bien que l’être avec lequel il met son héros en rapport, est une déesse, — noutrît, mais c’est là une affirmation qu’il ne faut pas peut-être prendre au pied de la lettre : elle est déesse, si l’on veut, comme le sont ses cousines les nymphes des religions grecques et romaines, mais elle n’a pas droit à un culte officiel du genre de celui qu’on pratique dans les temples[5]. Disons donc qu’elle est une nymphe nue et dont la chevelure est d’une couleur changeante. Son teint était-il rose comme celui de Nitocris, que la tradition d’époque grecque logeait dans la Pyramide de Mykérinos ? Une autre légende, que je trouve chez les historiens arabes de l’Égypte, présente également de l’analogie avec l’épisode raconté dans notre fragment[6]. Les Arabes attribuent souvent la fondation d’Alexandrie à un roi Gébire et à une reine Charobe, dont les historiens occidentaux n’ont jamais entendu parler. Tandis que Gébire s’évertuait à construire la ville, son berger menait paître au bord de la mer des troupeaux qui fournissaient de lait la cuisine royale. Un soir, comme il remettait ses bêtes entre les mains des bergers qui lui obéissaient, lui, qui était beau, de bonne mine et de belle taille, vit une belle jeune dame sortir de la mer, qui venait vers lui, et qui, s’étant approchée de lui de fort près, le salua. Il lui rendit le salut, et elle commença à parler à lui avec toute la courtoisie et civilité possible, et lui dit : Ô jeune homme, voudriez-vous lutter contre moi pour quelque chose que je mettrai en jeu contre vous ?Que voudriez-vous mettre en jeu ? répondit le berger. — Si vous me terrassez, dit la jeune dame, je serai à vous, et vous ferez de moi ce qu’il vous plaira ; et si je vous terrasse, j’aurai une bête de votre troupeau. La lutte se termina par la défaite du berger. La jeune dame revint le lendemain et les jours suivants. Comment elle terrassa de nouveau le berger, comment le roi Gébire, voyant disparaître ses brebis, entreprit de lutter avec elle et la terrassa à son tour, cela n’est-il pas écrit en l’Égypte de Murtadi, fils du Gaphiphe, de la traduction de M. Pierre Vattier, docteur en médecine, lecteur et professeur du roi en langue arabique ? Je pense que la belle femme du conteur égyptien adressait à notre berger quelque proposition du genre de celle que la jeune dame du conteur arabe faisait au sien. Le conte du Naufragé nous avait déjà montré un serpent doué de la parole et seigneur d’une île enchantée[7] ; le fragment de Berlin nous présente une nymphe, dame d’un étang. Pour peu que le hasard favorise nos recherches, nous pouvons nous attendre à retrouver dans la littérature égyptienne tous les êtres fantastiques de la littérature arabe du moyen âgé.

 

LA QUERELLE D’APOPI ET DE SAQNOUNRÎYA - (XIXe DYNASTIE)

Ce récit couvre ce qui reste des premières pages du papyrus Sallier n° 1. On lui a longtemps attribué la valeur d’un document historique ; le style, les expressions employées, le fond même du sujet, tout indique un roman où les rôles principaux sont tenus par des personnages empruntés aux livres d’histoire, mais dont la donnée est presque entière de l’imagination populaire.

Champollion vit deux fois le papyrus chez son premier propriétaire, M. Sallier, d’Aix en Provence, en 1828 quelques jours avant son départ pour l’Égypte, et en 1830 au retour ; les notes publiées par Salvolini prouvent qu’il avait reconnu, sinon la nature même du récit, du moins la signification historique des noms royaux qui s’y trouvent. Le manuscrit, acheté en 1839 par le British Museum, fut publié en fac-similé dès 1841 dans les Select papyri[8] ; la notice de Hawkins, rédigée évidemment sur les indications de Birch, donne le nom de l’antagoniste d’Apôphis que Champollion n’avait pas lu, mais elle attribue le cartouche d’Apôphis au roi Phiôps de la Ve dynastie. E. de Rougé est le premier qui ait discerné vraiment ce que contenaient les premières pages du papyrus. Dès 1847, il rendit à Saqnounrîya sa place réelle sur la liste des Pharaons ; en 1854, il signala la présence du nom d’Hâouârou dans le fragment, et il inséra dans l’Athénæum Français[9] une analyse assez détaillée du document. La découverte fut popularisée en Allemagne par Brugsch, qui essaya d’établir le mot à mot des trois premières lignes[10], puis en Angleterre par Goodwin, qui crut pouvoir risquer une traduction complète[11]. Depuis lors, le texte a été souvent étudié, par Chabas[12], par Lushington[13], par Brugsch[14], par Ebers[15]. Goodwin, après mûr examen, émit timidement l’avis qu’on pourrait bien y trouver non pas une relation exacte, mais une version romanesque des faits historiques[16]. C’est l’opinion à laquelle je me suis rallié et qui paraît avoir prévalu dans l’école. La transcription, la traduction et le commentaire du texte sont donnés tout au long dans mes Études égyptiennes[17].

Il m’a semblé que les débris subsistants permettent de rétablir les deux premières pages presque en entier. Peut-être l’essai de restitution que je propose paraîtra-t-il hardi même aux égyptologues : on verra du moins que je ne l’ai point entrepris à la légère. L’analyse minutieuse de mon texte m’a conduit aux résultats que je soumets à la critique.

 

Il arriva que la terre d’Égypte fut aux Impurs[18], et, comme il n’y avait point de seigneur v. s. f. roi ce jour-là, il arriva donc que le roi Saqnounrîya[19], v. s. f., fut souverain v. s. f, du pays du Midi, et que le fléau des villes Râ-Apôpi, v. s. f., était chef du Nord dans Hâouârou[20] ; la Terre Entière lui rendait tribut avec ses produits manufacturés et le comblait aussi de toutes les bonnes choses du Tomouri [21]. Voici que le roi Râ-Apôpi, v. s. f., se prit Soutekhou pour maître, et il ne servit plus aucun dieu qui était dans la Terre-Entière si ce n’est Soutekhou, et il construisit un temple en travail excellent et éternel à la porte du roi Râ-Apôpi, v. s, f., et il se leva chaque jour pour sacrifier des victimes quotidiennes à Soutekhou, et les chefs vassaux du souverain, v. s. L, étaient là avec des guirlandes de fleurs, exactement comme on faisait pour le temple de Phrâ Harmakhis. Et le roi Râ-Apopi, v, s. f., songea à envoyer un message pour l’annoncer au roi Saqnounrîya, v. s. f., le prince de la ville du Midi[22]. Et beaucoup de jours après cela, le roi Râ-Apopi, v. s. f., fit appeler ses grands chefs...

 

Le texte s’interrompt ici pour ne plus reprendre qu’au début de la page 2 : au moment où il reparaît, après une lacune presque complète de cinq lignes et demie, nous trouvons des phrases qui appartiennent évidemment au message du roi Apôpi. Or, des exemples nombreux, empruntés aux textes romanesques comme aux textes historiques, nous apprennent qu’un message confié à un personnage est toujours répété par lui presque mot pour mot : nous pouvons donc assurer que les deux lignes mises, à la page 2, dans la bouche de l’envoyé, figuraient déjà parmi les lignes perdues de la page 1, et de fait, le petit fragment isolé qui figure au bas du fac-similé porte des débris de signes qui répondent exactement à l’un des passages du message. Cette première version était donc mise dans la bouche des conseillers du roi ; mais qui étaient ces conseillers ? Etaient-ce les grands princes qu’il faisait appeler au point où j’ai arrêté le texte ? Non, car dans les fragments conservés de la ligne 7 on lit le nom des scribes savants, et à la ligne 2 de la page 2, il est affirmé expressément qu’Apôpi envoya à Saqnounrîya le message que lui avaient dit ses scribes savants. Il convient donc d’admettre qu’Apôpi, ayant consulté ses chefs civils et militaires, ils lui conseillèrent de s’adresser à ses scribes. Le discours de ceux-ci commence à la fin de la ligne 7 avec l’exclamation de rigueur : Ô suzerain, notre maître ! En résumé, pour toute cette première partie de la lacune, nous avons une délibération très semblable à celle qu’on rencontre plus bas à la cour de Saqnounrîya et dans le Conte des deux Frères, quand Pharaon veut savoir à qui appartient la boucle de cheveux qui parfumait son linge[23]. Je reprends donc :

 

Et beaucoup de jours après cela, le roi Râ-Apôpi, v. s. f., fit appeler ses grands chefs, aussi ses capitaines et ses généraux avisés, mais ils ne surent pas lui donner un discours bon à envoyer au roi Saqnounrîya, v. s. f., le chef du pays du Midi. Le roi Apôpi, v. s. f., fit donc appeler ses scribes magiciens. Ils lui dirent : Suzerain, v. s. f., notre maître.....[24] et ils donnèrent au roi Râ-Apôpi, v. s. f., le discours qu’il souhaitait : Qu’un messager aille vers le chef de la ville du Midi pour lui dire : Le roi Râ-Apôpi, v. s. f., t’envoie dire : Qu’on chasse sur l’étang les hippopotames qui sont dans les canaux du pays, afin qu’ils laissent venir à moi le sommeil, la nuit et le jour.....

 

Voilà une portion de la lacune comblée d’une manière certaine, au moins quant au sens ; mais il reste, au bas de la page, une bonne ligne et demie, peut-être même deux lignes et plus à remplir. Ici encore, la suite du récit nous permet de rétablir le sens exact, sinon la lettre, de ce qui manque dans le texte. On voit, en effet, qu’après avoir recule message énoncé plus haut, le roi Saqnounrîya assemble son conseil qui demeure perplexe et ne trouve rien à répondre ; sur quoi le roi Apôpi envoie une seconde ambassade. Il est évident que l’embarras des Thébains et leur silence étaient prévus par les scribes d’Apôpi, et que la partie de leur discours, qui nous est conservée tout au haut de la page 2, renfermait la fin du second message qu’Apôpi devait envoyer, si le premier restait sans réponse. Dans les contes analogues, où il s’agit d’une chose extraordinaire que l’un des deux rois doit accomplir, on énonce toujours la peine à laquelle il devra se soumettre en cas d’insuccès. Il en était bien certainement de même dans notre conte, et je propose de restituer comme il suit :

 

Il ne saura que répondre ni en bien ni en mal ! alors tu lui enverras un autre message : Le roi Râ-Apôpi, v. s. f., t’envoie dire : Si le chef du Midi ne peut pas répondre à mon message, qu’il ne serve d’autre dieu que Soutekhou ! Mais s’il y répond, et qu’il fasse ce que je lui dis de faire[25], alors je ne lui prendrai rien, et je ne m’inclinerai plus devant aucun autre dieu du pays d’Égypte qu’Amonrâ, roi des dieux !

Et beaucoup de jours après cela, le roi Râ-Apôpi, v. s. f., envoya au prince du pays du Sud le message que ses scribes magiciens lui avaient donné ; et le messager du roi Râ-Apôpi, v, s. f., arriva chez le prince du pays du Sud. Celui-ci dit au messager du roi Râ-Apôpi, V. s. f. : Quel message apportes-tu au pays du Sud ? Pourquoi as-tu accompli ce voyage ? Le messager lui dit : Le roi Râ-Apôpi, v. s. f., t’envoie dire : Qu’on chasse sur l’étang les hippopotames qui sont dans les canaux du pays afin qu’ils laissent venir à moi le sommeil de jour comme de nuit..... Le chef du pays du Midi fut frappé de stupeur et il ne sut que répondre au messager du roi Râ-Apôpi, v. s. f. Le chef du pays du Midi dit donc au messager : Voici ce que ton maître, v. s. f., envoie pour..... le chef du pays du Midi..... les paroles qu’il m’a envoyées..... ses biens..... Le chef du pays du Midi fit donner toute sorte de bonnes choses, de la viande, du gâteau, des..... du vin, au messager, puis il lui dit : Retourne dire à ton maître : .....tout ce que tu as dit, je l’approuve..... .....Le messager du roi Râ-Apôpi, v. s. f., se mit à marcher vers le lieu où était son maître, v. s. f. Voici que le chef du pays du Midi fit appeler ses grands chefs, aussi ses capitaines et ses généraux avisés et il leur répéta tout le message que lui avait envoyé le roi Râ-Apôpi, v, s. f. Voici qu’ils se turent d’une seule bouche pendant un long moment, et ils ne surent que répondre ni en bien ni en mal.

Le roi Râ-Apôpi, v. s. f., envoya au chef du pays du Sud l’autre message que lui avaient donné ses scribes magiciens.....

 

Il est fâcheux que le texte s’interrompe juste en cet endroit. Les trois Pharaons qui portent le nom de Saqnounrîya régnaient à une époque troublée et ils avaient dû laisser des souvenirs vivaces dans l’esprit de la population thébaine. C’étaient des princes remuants et guerriers, dont le dernier avait péri de mort violente, peut-être en se battant contre les Hyksôs, peut-être par la main d’assassin. Il s’était rasé la barbe le matin même, en se parant pour le combat comme le dieu Montou, ainsi que disaient les scribes égyptiens. Un coup de hache lui enleva une partie de la joue gauche, lui découvrit les dents, lui fendit la mâchoire, le renversa à terre étourdi ; un second coup pénétra profondément dans le crâne, une dague ou une lance courte lui creva le front vers la droite, un peu au-dessus de l’œil. Le corps fut embaumé à la hâte, dans l’état même où la mort l’avait immobilisé. Les traits respirent encore la rage et la fureur de la lutte ; une grande plaque blanchâtre dé cervelle épandue couvre le front, les lèvres rétractées en cercle laissent apercevoir la mâchoire et la langue mordue entre les dents[26]. L’auteur de notre conte avait-il mené son récit jusqu’à la fin tragique de son héros ? Le scribe à qui nous devons le manuscrit Sallier n° 1 avait eu bien certainement l’intention de terminer son histoire : il en avait recopié les dernières lignes au verso d’une des pages, et il se préparait à continuer quand je ne sais quel accident l’interrompit. Peut-être le professeur, sous la dictée duquel il paraît avoir écrit, ne connaissait-il pas les dernières péripéties. J’ai déjà indiqué, dans l’Introduction, quelle était la conclusion probable : le roi Saqnounrîya, après avoir hésité longtemps, réussissait à se tirer du dilemme embarrassant où son puissant rival avait prétendu l’enfermer. Sa réponse, pour s’être fait attendre, ne devait guère être moins bizarre que le message d’Apôpi, mais rien ne nous permet de conjecturer ce qu’elle était.

 

FRAGMENTS D’UNE HISTOIRE DE REVENANT - (XXe DYNASTIE)

Ils nous ont été conservés sur quatre tessons de pot, dont un est aujourd’hui au Louvre et un autre au Musée de Vienne ; les deux derniers sont au Musée Égyptien de Florence.

L’Ostracon de Paris est formé de deux morceaux recollés ensemble et portant les débris de onze lignes. Il a été traduit, mais non publié, par Devéria, Catalogue des manuscrits égyptiens du Musée du Louvre, Paris, 1872, p. 208, et le cartouche qu’il renferme étudié par Lincke, Ueber einem noch nicht erklürten Königsnanien auf einem Ostracon des Louvre, dans le Recueil de Travaux relatifs à la philologie et à l’archéologie Égyptienne et Assyrienne, 1880, t. II, p. 85-89. Cinq lignes du texte ont été publiées en fac-similé cursif par Lauth, qui lit le nom royal Râ-Hap-Amh et le place dans la IVe dynastie (Manetho und der Turiner Königspapyrus, p. 187) ; enfin l’ensemble a été donné par Spiegelberg, Varia, dans le Recueil des Travaux, t. XVI, p. 31-32. Les deux fragments de Florence, portent, sur le Catalogue de Migliarini, les numéros 2616 et 2617. Ils ont été photographiés en 1876 par Golénicheff, puis transcrits d’une manière incomplète par Erman dans la Zeitschrift (1880, 3e fasc.), enfin publiés en fac-similé, transcrits et traduits par Golénicheff, Notice sur un Ostracon hiératique du Musée de Florence (avec deux planches), dans le Recueil, 1881, t. III, p. 3-7. J’ai joint au mémoire de Golénicheff une note (Recueil, t. III, p. 7) qui renferme quelques corrections sans grande importance. Les deux fragments de Florence ne donnent en réalité qu’un seul texte, car l’Ostracon 2647 paraît n’être que la copie de l’Ostracon 2646. Enfin l’Ostracon de Vienne a été découvert, publié et traduit par E. de Bergmann, dans ses Hieratische und Hieratisch-Demotische Texte der Sammlung Ægyptischer Alterthümer des Allerhöchsten Kaiserhauses, Vienne, 4886, pl. IV, p. VI. Il est brisé par le milieu et la moitié de chaque ligne a disparu.

Il est impossible de deviner quelle était la donnée principale du conte. Plusieurs personnages y jouaient un rôle, un grand-prêtre d’Amon Thébain, Khonsoumhabi, trois hommes sans nom, et un revenant qui parle en fort bons termes de sa vie d’autrefois. L’Ostracon de Paris paraît nous avoir conservé un fragment du début. Le grand-prêtre Khonsoumhabi semble préoccupé de l’idée de trouver un emplacement convenable pour son tombeau.

 

Il envoya un de ses subordonnés à l’endroit où s’élevait le tombeau du roi de la Haute et de la Basse-Égypte, Râhotpou, v. s. f.[27], et avec lui des gens sous les ordres du grand-prêtre d’Amonrâ, roi des dieux, trois hommes, en tout quatre hommes : celui-ci s’embarqua avec eux, il navigua, il les amena à l’endroit indiqué, auprès du tombeau du roi Râhotpou, v. s. f. Ils s’en approchèrent avec elle, ils y pénétrèrent : elle adora vingt-cinq... dans la royale... contrée, puis, ils vinrent au rivage, et ils naviguèrent vers Khonsoumhabi, le grand-prêtre d’Amonrâ, roi des dieux, et ils le trouvèrent qui chantait les louanges du dieu dans le temple de la ville d’Amon.

Il leur dit : Réjouissons-nous, car je suis venu et j’ai trouvé le lieu favorable pour y établir mon séjour à perpétuité ! Les trois hommes lui dirent d’une seule bouche : Il est trouvé le lieu favorable pour y établir « ton séjour à perpétuité, et ils s’assirent devant elle, et elle passa un jour heureux, et son cœur se donna à la joie. Puis il leur dit : Soyez prêts demain matin, quand le disque solaire sortira des deux horizons. Il ordonna au lieutenant du temple d’Amon de loger ces gens-là, il dit à chacun d’eux ce qu’il avait à faire et il les fit revenir se coucher dans la ville, le soir. Il établit........

 

Dans les fragments de Florence, le grand-prêtre se trouve en tête-à-tête avec le revenant, et peut-être est-ce en faisant creuser le tombeau plus ancien, dont les hôtes se sont mis à causer avec lui, de la même façon que les momies de Nénoferképhtah avec le prince Satni-Khâmoîs[28]. Au point où nous prenons le texte, une des momies semble raconter sa vie terrestre au premier prophète d’Amon.

 

Je grandissais et je ne voyais pas les rayons du soleil, et je ne respirais pas le souffle de l’air, mais l’obscurité était devant moi chaque jour, et personne ne me venait trouver. L’esprit lui dit : Moi, quand j’étais encore vivant sur terre, j’étais trésorier du roi Râhotpou, v. s. f., j’étais aussi son lieutenant d’infanterie. Puis, je passai en avant des gens et à la suite des dieux[29], et je mourus en l’an XIV, pendant les mois de Shomou[30] du roi Manhapourîya[31], v. s. f. Il me fit mes quatre enveloppes et mon sarcophage en albâtre ; il fit faire pour moi tout ce qu’on fait à un homme de qualité, il me donna des offrandes...

 

Tout ce qui suit est fort obscur. Le mort semble se plaindre de quelque accident qui lui serait arrivé à lui-même ou à son tombeau, mais je rie vois pas bien quel est le sujet de son mécontentement. Peut-être désirait-il simplement, comme Nénoferképhtah dans le conte de Satni-Khâmoîs, avoir à demeure auprès de lui sa femme, ses enfants, ou quelqu’une des personnes qu’il avait aimées : Son discours fini, le visiteur prend la parole à son tour.

 

Le premier prophète d’Amonrâ, roi des dieux, Khonsoumhabi, lui dit : Ah ! donne-moi un conseil excellent sur ce qu’il convient que je fasse, et je le ferai faire pour toi, ou du moins accorde qu’on me donne cinq hommes et cinq esclaves, en tout dix personnes, pour m’apporter de l’eau, et alors je donnerai du grain chaque jour, et cela m’enrichira, et on m’apportera une libation d’eau chaque jour. L’esprit Nouîtbousokhnou[32] lui dit : Qu’est-ce donc que tu as tait ? Si on ne laisse pas le bois au soleil, il ne restera pas desséché ; ce n’est pas la pierre vieillie qu’on fait venir...

 

Le prophète d’Amon semble, comme on voit, demander un service à l’esprit ; l’esprit de son côté ne paraît pas disposé à le lui accorder, malgré les promesses que le vivant lui fait. La conversation se prolongeait sur le même thème assez longtemps, et je crois en trouver la suite sur l’Ostracon de Vienne. Khonsoumhabi désirait savoir à quelle famille appartenait l’un de ses interlocuteurs, et celui-ci satisfaisait amplement cette curiosité bien naturelle.

 

L’esprit lui dit : X.., est le nom de mon père, X... le nom du père de mon père, et X... le nom de ma mère. Le grand-prêtre Khonsoumhabi lui dit : Mais alors je te connais bien. Cette maison éternelle où tu es, c’est moi qui te l’ai fait faire ; c’est moi qui t’ai fait ensevelir, au jour où tu as rejoint la terre, c’est moi qui t’ai fait faire tout ce qu’on doit faire à quiconque est de haut rang. Mais moi, voici que je suis dans la misère, un mauvais vent d’hiver a soufflé la faim sur le pays, et je ne suis pas plus heureux, mon cœur ne déborde pas (de joie) comme le Nil... Ainsi dit Khonsoumhabi, et après cela Khonsoumhabi resta là, en pleurs, pendant longtemps, sans manger, sans boire, sans...

 

Le texte est criblé de tant de lacunes que je ne me flatte pas de l’avoir bien interprété partout. Il aurait été complet que la difficulté aurait été à peine moins grande. Je ne sais si la mode était chez tous les revenants égyptiens de rendre leur langage obscur à plaisir : celui-ci ne parait pas s’être préoccupé d’être clair. Son discours est interrompu brusquement au milieu d’une phrase, et, à moins que Golénicheff ne découvre quelque autre tesson dans un musée, je ne vois guère de chances que nous en connaissions jamais la fin, non plus que la fin de l’histoire.

 

HISTOIRE D’UN MATELOT - (ÉPOQUE PTOLÉMAÏQUE)

Ce fragment est extrait du grand papyrus démotique de la Bibliothèque nationale. Ce document, rapporté en France au commencement du XIXe siècle par un des membres de l’expédition d’Égypte, était demeuré, jusqu’en 1873, perdu dans une liasse de papiers de famille. Offert par la librairie Maisonneuve à la Bibliothèque nationale de Paris, il fut acquis par celle-ci, sur mes instances, moyennant la faible somme de mille francs.

II est écrit sur les deux faces et il renferme plusieurs compositions d’un caractère particulier, prophéties messianiques, dialogues à demi-religieux, apologues. Le seul fragment qui ait sa place bien nettement marquée dans ce recueil est celui dont je donne la traduction dans les pages suivantes. Le mérite d’en avoir découvert et publié le texte revient à M. Eugène Révillout, qui était alors conservateur-adjoint au Musée égyptien du Louvre : Premier extrait de la Chronique Démotique de Paris : le roi Amasis et les Mercenaires, selon les données d’Hérodote et les renseignements de la Chronique dans la Revue égyptologique, t. I, p. 49-82, et planche II, in4°, Paris, 1880, E. Leroux.

Depuis lors M. Révillout en a donné en français une traduction plus complète :

E. Révillout, Hérodote et les oracles Égyptiens, dans la Revue Égyptologique, t. IX, 1900, p. 2-3, puis une transcription en hiéroglyphes avec une traduction nouvelle en français :

E. Révillout, Amasis sur le lac et le Conte du Nautonier, dans la Revue Égyptologique, 1908, t. XII, p. 113-116.

Le roi Amasis eut, parait-il, le privilège d’inspirer les conteurs égyptiens. Sa basse origine, la causticité de son esprit, la hardiesse de sa politique à l’égard des Grecs soulevèrent contre lui la haine tenace des uns, si elles lui valurent l’admiration passionnée des autres. Hérodote recueillit sur son compte les renseignements les plus contradictoires, et l’Histoire du Matelot nous rend, dans la forme originale, une des anecdotes qu’on racontait de lui. L’auteur prétend que le roi Amasis, s’étant enivré un soir, se réveilla, la tête lourde, le lendemain matin ; ne se sentant pas bien disposé à traiter d’affaires sérieuses, il demanda à ses courtisans si aucun d’eux ne connaissait quelque histoire amusante. Un des assistants saisit cette occasion de raconter les aventures d’un matelot. Le récit est trop tôt interrompu pour qu’on puisse juger de la tournure qu’il prenait. Rien ne nous empêche de supposer que le narrateur en tirait une, morale applicable au roi lui même : toutefois il me parait assez vraisemblable que l’épisode du début n’était qu’un prétexte à l’histoire. Sans parler du passage du livre d’Esther oit Assuérus, tourmenté d’insomnie, se fait lire les annales de son règne, le premier roman égyptien de Saint-Pétersbourg commence à peu près de la même manière : le roi Sanofrouî assemble son conseil et lui demande une histoire[33]. On me permettra donc de ne pas attacher à ce récit plus d’importance que je n’en ai accordée aux récits de Sinouhît ou de Thoutîyi.

 

Il arriva un jour, au temps du roi Ahmasi, que le roi dit à ses grands : Il me plaît boire du brandevin d’Égypte ! Ils dirent : Notre grand maître, c’est dur de boire du brandevin d’Égypte. Il leur dit : Est-ce que vous trouveriez à reprendre à ce que je vous dis ?[34] Ils dirent : Notre grand maître, ce qui plaît au roi, qu’il le fasse. Le roi dit : Qu’on porte du brandevin d’Égypte sur le lac ! Ils agirent selon l’ordre du roi. Le roi se lava avec ses enfants, et il n’y eut vin du monde avec eux, si ce n’est le brandevin d’Égypte ; le roi se délecta avec ses enfants, il but du vin en très grande quantité ; à cause de l’avidité que marquait le roi pour le brandevin d’Égypte, puis le roi s’endormit sur le lac, le soir de ce jour-là, car il avait fait apporter par les matelots un lit de repos sous une treille, au bord du lac.

Le matin arrivé, le roi ne put se lever à cause de la grandeur de l’ivresse dans laquelle il était plongé. Passée une heure sans qu’il pût se lever encore, les courtisans proférèrent une plainte disant : Est-il possible que, s’il arrive au roi de s’enivrer autant qu’homme au monde, homme au monde ne puisse plus entrer vers le roi pour une affaire ?[35] Les courtisans entrèrent donc au lieu où le roi était et ils dirent : Notre grand maître, quel « est le désir qui possède le roi ? Le roi dit : Il me plait m’enivrer beaucoup... N’y a-t-il personne parmi vous qui puisse me conter une histoire, afin que je puisse me tenir éveillé par là ? Or, il y avait un Frère royal[36] parmi les courtisans dont le nom était Péoun[37], et qui connaissait beaucoup d’histoires. Il s’avança devant le roi, il dit : Notre grand maître, est-ce que le roi ignore l’aventure qui arriva à un jeune ilote à qui l’on donnait nom... ?

Il arriva au temps du roi Psamitikou[38] qu’il y eut un pilote marié : un autre pilote, à qui on donnait nom..., se prit d’amour pour la femme du premier, à qui on donnait nom Taônkh...[39], et elle l’aimait et il l’aimait.

Il arriva qu’un jour le roi le fit venir dans la barque nommée... ce jour-là. Passée la fête, un grand désir le  prit…, que lui avait donné le roi ; il dit : ....., et on le fit entrer en présence du roi. Il arriva à sa maison, il se lava avec sa femme, il ne put boire comme à l’ordinaire ; arriva l’heure de se coucher tous les deux, il ne put la connaître, par l’excès de la douleur où il se trouvait. Elle lui dit : Que t’est-il arrivé sur le fleuve ?...

 

La publication d’un fac-similé exact nous permettra peut-être un jour de traduire complètement les dernières lignes. J’essaierai, en attendant, de commenter le petit épisode du début, ce-lui qui servait de cadre à l’histoire du Matelot.

Le roi Ahmasi, l’Amasis des Grecs, veut boire une sorte de liqueur que le texte nomme toujours Kolobi d’Égypte, sans doute par opposition aux liqueurs d’origine étrangère que le commerce importait en grandes quantités. M. Révillout conjecture que le Kolobi d’Égypte pourrait bien être le vin âpre du Fayoum ou de Maréa[40]. On pourrait penser que le Kolobi n’était pas fabriqué avec du raisin, auquel cas il y aurait lieu de le comparer, à l’espèce de bière que les Grecs nommaient Koumi[41]. Je suis assez porté à croire que ce breuvage, si dur à boire et dont l’ivresse rend le roi incapable de travail, n’était pas un vin naturel. Peut-être doit-on y reconnaître un vin singulier dont parle Pline[42] et dont le nord grec ekbolas pourrait être une assonance lointaine du terme égyptien kolobi. Peut-être encore désignait-on de la sorte des vins si chargés d’alcool qu’on pouvait les enflammer comme nous faisons l’eau-de-vie : c’est cette seconde hypothèse que j’ai admise et qui m’a décidé à choisir le terme inexact de brandevin pour rendre kolobi[43].

La scène se passe sur un lac, mais je ne crois point qu’il s’agisse ici du lac Maréotis[44] ni d’aucun dés lacs naturels du Delta. Le terme shi, lac, est appliqué perpétuellement, dans les écrits égyptiens, aux pièces d’eau artificielles dont les riches particuliers aimaient à orner leur jardin[45]. On souhaite souvent au mort, comme suprême faveur, qu’il puisse se promener en paix sur les rives de la pièce d’eau qu’il s’est creusée dans son jardin, et l’on n’a point besoin d’être demeuré longtemps en Égypte pour comprendre l’opportunité d’un souhait pareil. Les peintures des tombeaux thébains nous montrent le défunt assis au bord de son étang ; plusieurs tableaux prouvent d’ailleurs que ces étangs étaient parfois placés dans le voisinage immédiat de vignes et d’arbres fruitiers. L’une des histoires magiques que le conte de Chéops renferme nous a enseigné que les palais royaux avaient leur shi, tout comme les maisons de simples particuliers. Ils étaient ordinairement de dimensions très restreintes : celui de Sanafrouî était pourtant bordé de campagnes fleuries et il présentait assez de surface pour suffire aux évolutions d’une barque montée par vingt femmes et par un pilote[46]. L’auteur du récit démotique ne fait donc que rappeler un petit fait de vie courante, lorsqu’il nous dépeint Ahmasi buvant du vin sur le lac de sa villa ou de son palais et passant la nuit sous une treille au bord de l’eau[47]. Un passage de Plutarque, où l’on raconte que Psammétique fut le premier à boire du vin[48], semble montrer qu’Ahmasi n’était pas le seul à qui l’on prêtât des habitudes de ce genre. Peut-être avait-on raconté de Psammétique les mêmes histoires d’ivresse qu’on attribue ici à l’un de ses successeurs : l’auteur à qui Plutarque empruntait son renseignement aurait connu le Conte du Matelot ou un conte de cette espèce, dans lequel Psammétique Ier tenait le personnage du Pharaon ivrogne. Les récits d’Hérodote nous prouvent du moins qu’Amasis était, à l’époque persane, celui des rois saïtes à qui l’on prêtait le rôle le plus ignoble : j’y vois la conséquence naturelle de la haine que lui portaient la classe sacerdotale et les partisans de la vieille famille saïte. Ces bruits avaient-ils quelque fondement dans la réalité, et les contes recueillis par Hérodote n’étaient-ils que l’exagération maligne d’une faiblesse du prince ? Les scribes égyptiens devenaient éloquents lorsqu’ils discouraient sur l’ivresse, et ils mettaient volontiers leurs élèves et leurs subordonnés en garde contre les maisons d’almées et les hôtels où l’on boit de la bière[49]. L’ivresse n’en était pas moins un vice fréquent chez les gens de condition élevée, même chez les femmes ; les peintres qui décoraient les tombeaux thébains n’hésitaient pas à en noter les effets avec fidélité. Si donc rien ne s’oppose à ce qu’un Pharaon comme Ahmasi ait eu du goût pour le vin, rien non plus, sur les monuments connus, ne nous autorise à affirmer qu’il ait péché par ivrognerie.. Je me permettrai, jusqu’à nouvel ordre, de considérer les données que le conte démotique et les contes recueillis par Hérodote nous fournissent sur son caractère comme tout aussi peu authentiques que celles que les histoires de Sésostris ou de Chéops nous fournissent sur le caractère de Khoufouî et de Ramsès II.

 

L’AVENTURE DU SCULPTEUR PITLSIS ET DU ROI NECTONABO - (ÉPOQUE PTOLÉMAÏQUE)

Le papyrus grec qui nous a conservé ce conte faisait primitivement partie de la collection Anastasi. Acquis par lemusée de Leyde en 1829, il y fut découvert et analysé par :

Reuvens, Lettres à M. Letronne sur les Papyrus bilingues et grecs et sur quelques autres monuments gréco-égyptiens du Musée d’antiquités de Leyde, Leyde, 1830, in-4°, 76-79.

Il fut ensuite publié entièrement, traduit et commenté par Leemans, Papyri Græci Musæi antiquari publici Lugduni Batavi, Lugduni Batavarum, CIƆIƆCCCXXXVIII, p. 122-129.

Il a été étudié depuis lors par : U. Wilcken, der Traum des Königs Nektonabos (extrait du volume des Mélanges Nicole, p. 579-596), in-8°, Genève, 1906, 18 p. et par St. Witkowski, In Somnium Nectanebi (Pap. Leid. U), observationes aliquot scripsit (extrait de l’Eos, t. XIV, pp. 11-18), in-8°, Léopold, 1908, 8 p.

La forme des caractères et la contexture du papyrus avaient déterminé Leemans à placer l’écriture du morceau dans la seconde moitié du deuxième siècle avant notre ère : Wilcken l’a reportée à la première moitié du même siècle, et il l’attribuerait volontiers à un personnage qui vivait alors dans le cercle des reclus du Sérapéum. La partie conservée se compose de cinq colonnes de longueur inégale. La première, fort étroite, comptait douze lignes ; quelques mots seulement y sont lisibles, qui permettent de rétablir par conjecture le titre du conte, du sculpteur Pétêsis au roi Nectonabo. La seconde et la quatrième comptaient vingt et une lignes chacune, la troisième vingt-quatre. La cinquième ne contient que quatre lignes, après lesquelles le récit s’interrompt brusquement au milieu d’une phrase, comme la Querelle d’Apôpi et de Saqnounrîya au Papyrus Sallier n° 4. Le scribe s’est amusé à dessiner un bonhomme contrefait au-dessous de l’écriture et il a laissé son histoire inachevée.

L’écrivain à qui nous devons ce morceau ne l’avait pas rédigé lui-même, d’après un récit qui lui en aurait été fait par un conteur de profession : les erreurs dont son texte est rempli prouvent qu’il l’avait copié, et d’après tin assez mauvais manuscrit. Le prototype était-il conçu en langue égyptienne ? Les mots égyptiens qu’on trouve dans la rédaction actuelle l’indiquent suffisamment. Le sculpteur Pétêsis nous est inconnu. Le roi Nectanébo, dont le nom est vocalisé ici Nectonabo, était célèbre chez les Grecs de l’époque alexandrine, comme magicien et comme astrologue : il était donc tout indiqué pour avoir un rêve tel que celui que le conte lui prête. L’ouvrage démotique d’où j’ai extrait l’Histoire du matelot renferme de longues imprécations dirigées contre lui. Le roman d’Alexandre, écrit longtemps après par le pseudo-Callisthène, prétend qu’il fut père du conquérant Alexandre, aux lieu et place de Philippe le Macédonien. Le conte de Leyde, transcrit deux cents ans environ après sa mort, est, jusqu’à présent, le premier connu des récits plus ou moins romanesques qui coururent sur lui dans l’antiquité et pendant la durée du Moyen-âge.

 

L’an XVI, le 21 de Pharmouti, dans la nuit de pleine lune qui va au 22, le roi Nectonabo, qui présidait à Memphis, ayant fait un sacrifice et prié les dieux de lui montrer l’avenir[50], imagina qu’il voyait en songe le bateau de papyrus appelé Rhôps[51] en égyptien aborder à Memphis : il y avait sur ce bateau un grand trône, et sur le trône était assise la glorieuse, la distributrice bienfaisante des fruits de la terre, la reine des dieux, Isis, et tous les dieux de l’Égypte se tenaient debout autour d’elle, à sa droite et à sa gauche[52]. L’un d’eux s’avança au milieu de l’assemblée, dont le roi estima la hauteur à vingt coudées, celui qu’on nomme Onouris en égyptien[53], Arès en grec, et, se prosternant, il parla ainsi : Viens à moi, déesse des dieux, toi qui as le plus de puissance sur la terre, qui commandes à tout ce qui est dans l’univers et qui préserves tous les dieux, ô Isis, sois miséricordieuse et m’écoute. Ainsi que tu l’as ordonné, j’ai gardé le pays sans faillir, et, bien que jusqu’à présent je me sois donné toute peine pour le roi Nectonabo, Samaous[54], entre les mains de qui tu as constitué l’autorité, a négligé mon temple et il s’est montré contraire à mes lois. Je suis hors de mon propre temple, et les travaux du sanctuaire appelé Phersô[55] sont à moitié inachevés par la méchanceté du souverain. La reine des dieux, ayant ouï ce qui vient d’être dit, ne répondit rien.

Ayant vu le songe, le roi s’éveilla et il ordonna en hâte qu’on envoyât à Sébennytos de l’intérieur[56], mander le grand-prêtre et le prophète d’Onouris. Quand ils furent arrivés à la salle d’audience, le roi leur demanda : Quels sont les travaux en suspens dans le sanctuaire appelé Phersô ? Comme ils lui dirent : Tout est terminé, sauf la gravure des textes hiéroglyphiques sur les murs de pierre, il ordonna en hâte qu’on écrivît aux principaux temples de l’Égypte pour mander les sculpteurs sacrés. Quand ils furent arrivés selon l’ordre, le roi leur demanda qui était parmi eux le plus habile, celui qui pourrait terminer promptement les travaux en suspens dans le sanctuaire appelé Phersô ? Cela dit, celui de la ville d’Aphrodite, du nome Aphroditopolite, le nommé Pétêsis, fils d’Ergeus, se leva et dit qu’il pourrait terminer tous les travaux en peu de jours[57]. Le roi interrogea de même tous les autres, et ils affirmèrent que Pétêsis disait vrai, et qu’il n’y avait pas dans le pays entier un homme qui l’approchât en ingéniosité. C’est pourquoi le roi lui adjugea les travaux en question, et il lui confia ensemble de grandes sommes, et il lui recommanda de s’arranger pour avoir terminé l’ouvrage en peu de jours, ainsi qu’il l’avait dit lui-même selon la volonté du dieu. Pétêsis, après avoir reçu beaucoup d’argent, se rendit à Sébennytos, et comme il était par nature biberon insigne, il résolut de se donner du bon temps avant de se mettre à l’œuvre.

Or il lui arriva, comme il se promenait dans la partie méridionale du temple, de rencontrer la fille d’un parfumeur[58], qui était la plus belle de celles qui se distinguaient par leur beauté en cet endroit.....

 

Le récit s’arrête au moment même où l’action s’engage. La rencontre faite par Pétêsis dans la partie méridionale du temple rappelle immédiatement à l’esprit celle que Satni avait faite .sur le parvis du temple de Phtah[59]. On peut en conclure, si l’on veut, que l’auteur avait introduit dans son roman une héroïne du genre de Tboubouî. Peut-être l’intrigue reposait-elle entière sur l’engagement un peu fanfaron que l’architecte avait pris de terminer les travaux de Phersô en cent jours. Le dieu Onouris, mécontent de voir Pétêsis débuter par le plaisir dans une œuvre sainte, ou simplement désireux de lui infliger une leçon, lui dépêchait une tentatrice qui lui faisait perdre son temps et son argent. Il y a place pour bien des conjectures. Le plus sûr est de ne s’arrêter à aucune d’elles et d’avouer que rien, dans les parties conservées, ne nous permet de déterminer avec une certitude suffisante quelles étaient les péripéties du drame ou son dénouement.

 

FRAGMENTS DE LA VERSION COPTE-THÉBAINE DU ROMAN D’ALEXANDRE – (ÉPOQUE ARABE)

Les débris du roman d’Alexandre ont été découverts parmi les manuscrits du Déîr Amba Shenoudah, acquis par mes soins en 1885-1888 pour la Bibliothèque nationale de Paris. Trois feuillets en furent publiés d’abord par :

U. Bouriant, Fragments d’un roman d’Alexandre en dialecte thébain, dans le Journal asiatique, 1887, VIIIe série, t. IX, p. 1-38, avec une planche ; tirage à part, in-8°, 36 p.

puis trois autres, quelques mois plus tard, par

U. Bouriant, Fragments d’un roman d’Alexandre en dialecte thébain (Nouveau Mémoire) dans le Journal asiatique, VIIIe série, t. X, p. 340-349 : tirage à part, in-8e, 12 p.

Plusieurs feuillets provenant du même manuscrit se retrouvèrent bientôt après dans les différentes bibliothèques de l’Europe : en 1891, un seul au British Museum, qui fut publié par :

W. E. Crum, Another fragment of the Story of Alexander, dans les Proceedings de la Société d’Archéologie Biblique, 189.2, t. XIX, p. 473-482 (tirage à part, in-8°, 10 p.) ;

deux à Berlin, qui furent signalés, dès 1888, par L. Stern (Zeitschrift, t. XXVI, p. 56), mais qui ne furent publiés que quinze ans plus tard par :

O. de Lemm, der Alexanderroman bei der Kopter, ein Beitrag zür Geschichte der Alexandersage im Orient, gr. in-8°, Saint-Pétersbourg, 1903, t. XVIII, 161 p. et deux planches.

L’ensemble des fragments et leur disposition, la nature des épisodes conservés et la constitution du texte, ont été étudiés presque simultanément par O. de Lemm dans l’ouvrage dont je viens de citer le titre, et par

B. Pietschmann, zu den Ueberbleibseln des Koptischen Alexanderbuches, dans les Beiträge zur Bücherskunde und Philologie, August Wilmanns zum 25 Marz 1903 gewidmet, in-8°, Leipzig, 1903, p. 304-392, tirage à part, 42 p.

Le manuscrit était écrit sur du papier de coton, mince et lisse, et mesurait environ 0 m. 18 de hauteur sur 0 m. 125 de largeur. L’écriture en est écrasée, petite, rapide ; les lettres y sont déformées, l’orthographe y est corrompue, la grammaire parfois fautive. Il me parait difficile d’admettre que le manuscrit soit antérieur au XIVe siècle, mais la rédaction de l’ouvrage pourrait remonter jusqu’au Xe siècle ou au XIe siècle après notre ère.

Autant qu’on peut en juger d’après le petit nombre de fragments qui nous ont été conservés, notre roman n’est pas la reproduction pure et simple de la vie d’Alexandre du Pseudo-Callisthènes. Ce qui reste des chapitres consacrés à l’empoisonnement d’Alexandre est tellement voisin du grec qu’on dirait une traduction. D’autre part, les fragments relatifs au vieillard Éléazar et à ses rapports avec Alexandre, au songe de Ménandre et au retour imprévu du héros macédonien dans son camp, ne répondent pas aux versions du Pseudo-Callisthènes publiées jusqu’à présent. Je conclus de ces observations qu’entre le moment oit les rédactions que nous possédons du Pseudo-Callisthènes ont été fixées, et celui où notre traduction thébaine a été entreprise, le texte du roman s’était accru d’épisodes nouveaux, propres sans doute à l’Égypte ou à la Syrie : c’est cette recension, encore inconnue, que nos fragments nous ont transmise en partie. Etait-elle en copte, en grec ou en arabe ? Je crois que l’examen du texte nous permet de répondre aisément à cette question. Ce que nous avons du copte a tous les caractères d’une traduction : or, dans le récit du complot contre Alexandre, la phrase copte suit si exactement le mouvement de la phrase grecque qu’il est impossible de ne pas admettre qu’elle la transcrive. J’admettrai donc jusqu’à nouvel ordre que notre texte copte thébain a été traduit directement sur un texte grec, et, par suite, qu’on peut s’attendre à découvrir un jour une ou plusieurs versions grecques plus complètes que les versions connues actuellement. Elles auront sans doute été confinées à l’Égypte, et c’est pour cela qu’on ne trouve, dans les recensions occidentales, aucune trace de plusieurs épisodes que les feuillets du manuscrit copte nous ont révélés en partie.

L’ordre des fragments publiés ci-joint est celui que leur a donné O. de Lemm, et ma traduction a été refaite sur le texte qu’il a établi.

Les premiers feuillets conservés ont trait à une aventure qui n’est racontée dans aucune des versions orientales ou occidentales que je connais jusqu’à présent. Alexandre s’est déguisé en messager, comme le jour où il alla chez la reine d’Éthiopie[60], et il s’est rendu dans une ville où règne un de ses ennemis, probablement le roi des Lamites[61]. Là, après avoir exposé son affaire à celui-ci, il rencontre un vieillard perse[62] du nom d’Éléazar, qui l’emmène avec lui et lui apprend que le roi ne renvoie jamais les messagers des souverains étrangers, mais qu’il les garde prisonniers jusqu’à leur mort. Les messagers sont là qui se pressent pour voir le nouveau venu : au moment où le récit commence, Alexandre vient de leur être présenté et Éléazar achève de l’informer du sort qui l’attend.

 

Il dit à Alexandre : Demande à chacun de ceux-ci : depuis combien de temps es-tu en ce lieu ? Le premier d’entre eux dit : Écoute-moi, mon frère. Je suis du pays de Thrace, et voici quarante ans que je suis venu en cet endroit, car on m’avait envoyé avec des lettres en ce pays. Le second dit : Quant à moi, mon frère, voici vingt-deux ans que j’ai accomplis depuis que je suis venu du pays des Lektouménos[63]. Le troisième lui dit : Voici soixante-six ans que je suis venu en ce lieu, car on m’avait envoyé avec des lettres de mon seigneur le roi... ês. Maintenant donc, console-toi ! Éléazar dit à Alexandre : « .....J’ai entendu que c’est le fils du roi qui est roi aujourd’hui. Quant à toi, mon frère, tu ne reverras plus ton maître, ton roi, à jamais. Alexandre pleura amèrement, tous ceux qui le voyaient s’en admirèrent et quelques-uns de la foule dirent : Il ne fait que d’arriver tout droit et son cœur est encore chaud en lui ! Éléazar, le vieillard perse, il se saisit d’Alexandre, il l’emmena à sa maison. Les messagers le suivirent et ils s’assirent ; chacun parla de son pays et ils se lamentèrent sur leur famille, et ils pleurèrent sur Alexandre qui pleurait... Monseigneur... Éléazar dit...

 

Je ne saurais définir exactement ce qui se passe ensuite. Dans le gros, on peut dire qu’Alexandre réussit à prendre la ville des Lamites et à délivrer les prisonniers qui s’y trouvaient. Un des feuillets conservés nous apprend ce qu’il fit à cette occasion :

 

Il prit le commandement des troupes ; il les envoya avec des hommes qu’on crucifia, tandis qu’on enchaînait les femmes par groupes. Alexandre commanda à ses troupes de se tenir à la porte de la ville et de ne laisser sortir personne. Or, quand l’aube fut venue, le vieillard Éléazar fit porter un vêtement royal, et tous les messagers qui étaient là, il les chargea de la sorte, d’or, d’argent, de. pierres précieuses de choix qu’on avait trouvées dans le palais en question, de sardoines, de topazes, de jaspe, d’onyx, d’agathe, d’ambre, de chrysolithe, de chrysoprase, d’améthyste ; — or, cette pierre qui est l’améthyste, c’est celle avec laquelle on essaie l’or. Puis on dépouilla les Lamites[64], et ils sortirent de la ville, et il établit Iôdaê pour la gouverner[65]. Alexandre dit : .....

 

Le discours d’Alexandre manque. Il n’était pas long, mais la perte en est d’autant plus fâcheuse qu’il terminait l’épisode. Au verso du feuillet, nous sommes déjà engagés dans une aventure nouvelle dont le héros est un certain Antipater. Cet Antipater paraît avoir été le fils d’un des messagers qui se trouvaient chez les Lamites, et ce messager lui-même était roi d’une ville sur laquelle Antipater régnait présentement. Le père, délivré par Alexandre et se doutant bien que sa longue captivité l’avait fait oublier, ne voulut pas rentrer ouvertement dans ses États.

 

Il prit les vêtements d’un mendiant, et il dit : J’éprouverai tous les notables[66] qui sont dans la ville et je saurai ce qu’ils font. Il entra donc dans la ville et il s’y assit en face la maison du roi. Le roi ne l’avait jamais vu, il savait seulement que son père était depuis soixante-dix-sept ans avec les Lamites. Il n’interpella donc pas le vieillard, car il ne savait pas qu’il était son fils, et d’autre part le vieillard ne savait pas que c’était son père, l’homme qui était là enveloppé dans un manteau. Mais, voici, une femme l’interpella et lui dit : Antipater, pourquoi ne vas-tu pas chercher ton père ? Car j’ai entendu dire des Lamites qu’Alexandre est leur maître et qu’il a renvoyé tous les messagers. Le jeune homme dit : Mon père est mort, et certes depuis plus de quarante ans..... Car mon père partit avant que je ne fusse au monde et ma mère m’a raconté l’histoire de mon père.....

 

Les trois feuillets suivants nous transportent en Gédrosie. Alexandre est tombé, nous ne savons par quelle aventure, aux mains du roi de la contrée, et celui-ci l’a condamné à être précipité dans le Chaos[67], dans le gouffre où l’on jetait les criminels. Un des conseillers Gédrosiens, Antilochos, a essayé vainement d’adoucir la sentence : chargé de l’exécuter, il négocie avec Alexandre et il cherche un moyen de le sauver. Il semble résulter des premières lignes du fragment, qu’au moment d’entrer dans la prison, il avait entendu Alexandre qui se lamentait sur son sort et qui s’écriait : Que ne ferais-je pas pour qui me délivrerait ?

 

Lorsqu’Antilochos l’entendit, il entra vers Alexandre sur l’heure et il lui dit : Si je dis au roi de te relâcher, que me feras-tu ? Alexandre lui dit : Te verrai-je une fois que je vais libre par ma ville ? S’il en est ainsi, la moitié de mon royaume prends-la de moi dès aujourd’hui ! Antilochos lui donna de l’encre et du papier et il écrivit ce qui suit : Par le trône de ma royauté et par mon salut personnel, si tu me délivres, tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai. Antilochos envoya donc en hâte au gardien du Chaos et il lui dit : Prends de moi trois quintaux d’or, à une condition que je te vais dire. Alexandre, le roi a commandé de le jeter dans le Chaos, mais, quand on te l’amènera, cache-le dans ta cachette et jette une pierre de sa taille dans le Chaos, que nous l’entendions, nous et ceux qui sont avec nous. Si tu agis ainsi, tu vivras et tu trouveras grâce devant moi, et quand cet homme viendra vers toi, tu trouveras beaucoup de corbeilles et il te donnera de nombreux présents. Ils passèrent leur parole et Antilochos rentra chez lui.

Lorsque l’aube fut venue, Antilochos chargea Alexandre de liens. Alexandre suivit Antilochos jusqu’à ce qu’il arrivât au bord du Chaos et qu’il le vit de ses yeux. Alexandre, dont le pouvoir avait cessé et que sa force avait abandonné, leva ses yeux au ciel et il parla à ceux qui le tenaient : Permettez, mes frères, que je voie le soleil ! Alexandre pleura, disant : Ô soleil qui donnes la lumière, te verrai-je de nouveau à l’heure du matin ? On le fit entrer et Antilochos lui dit : Prends du vin et du pain et mange avant que tu voies le Chaos ! Alexandre dit : Si c’est la dernière nourriture que je dois manger, je ne la mangerai pas ! Mais Antilochos lui parla à voix basse, lui disant : Mange et bois ! Ton âme, je la délivrerai, car je suis déjà convenu de ce moyen : lorsqu’on saisira la pierre et qu’on la jettera, crie d’une voix forte, si bien que ce soit toi que nous entendions. Antilochos sortit avec dix soldats, Antilochos dit : Sortons pour que nos yeux ne voient pas sa misère ! On saisit la pierre, Alexandre cria d’une voix forte, Antilochos dit en pleurant à ceux qui étaient avec lui : Ô la misère du roi Alexandre et la pauvreté des grandeurs de ce monde ! Or Alexandre, le gardien du Chaos le reconduisit à la ville...

 

La lacune qui sépare ce fragment du fragment suivant ne peut pas être bien considérable. Le gardien du Chaos, après avoir reconduit Alexandre à la ville, l’enferme dans une cachette ainsi qu’il était convenu : cependant Antilochos court de son côté rendre compte de sa mission au roi, et le bruit se répand partout qu’Alexandre est mort. L’effet produit par la nouvelle est tel que le roi lui-même en est effrayé et qu’il regrette d’avoir fait périr le héros.

 

..... Alexandre est mort dans le Chaos. Tous ceux qui l’entendirent s’écrièrent ; en les entendant, le roi s’affligea et il gémit avec la reine et avec Antilochos, et il dit : Je me repens d’avoir précipité ce grand roi dans le Chaos, et je crains que son armée ne marche contre nous. Antilochos lui dit : Je me suis épuisé à te supplier : Laisse-le partir ! et tu ne t’es pas laissé persuader de m’écouter et tu n’as pas incliné ton visage vers moi. Le roi dit : Que n’as-tu trouvé un moyen de le renvoyer ? Or, pendant la nuit, on conduisit Alexandre à la maison d’Antilochos, et on le reçut, et on le descendit dans un trou, et on lui fournit tout le nécessaire. La nouvelle se répandit dans tout le pays : Alexandre est mort, et tous ceux qui l’entendirent devinrent tous figés comme des pierres à cause de ce qui était arrivé.

Après cela, Ménandre vit un songe de cette sorte et il aperçut une vision de cette manière : il voyait un lion chargé de fers que l’on jetait dans une fosse. Et voici qu’un homme lui parla : Ménandre, pourquoi ne descends-tu pas avec ce lion, puisque sa pourpre est tombée ? Lève-toi maintenant et saisis-le par l’encolure de sa pourpre. En hâte il se leva et il adressa la parole à Selpharios ainsi qu’à Diatrophê, disant : Vous dormez ? Ils dirent : Qu’y a-t-il donc, ô le premier des philosophes[68], Ménandre ? Il dit en pleurant : Le rêve que j’ai vu s’accomplira contre les ennemis d’Alexandre, car la vision de ceux qui le haïssent est passée devant moi en un songe, et j’ai été pétrifié de douleur. Ménandre leur dit : Le lion que j’ai vu, c’est le roi. Tandis qu’ils échangeaient ces paroles jusqu’au matin, voici, un messager vint vers Selpharios, Ménandre et Diatrophê, criant et pleurant, et il leur dit : Qui entendra ces paroles que j’ai entendues et se taira ? c’est une terreur de les dire, c’est une infamie de les prononcer. Ménandre dit : Quel est ce discours, mon fils ? Je sais déjà ce qui est arrivé au roi Alexandre. Le messager leur dit : Des hommes dignes de mort ont porté la main sur mon seigneur le roi, en Gédrosie, et ils l’ont tué. Ménandre prit son vêtement de pourpre et il le déchira ; Selpharios et Diatrophê déchirèrent leur chlamyde, ils gémirent et ils se conduisirent tout comme si la terre tremblait. Diatrophê dit : J’irai et je rapporterai des nouvelles de mon Seigneur. Il prit avec lui un khiliarque[69] et trois soldats, et ils allèrent en Gédrosie, ils entendirent la nouvelle, ils surent tout ce qui était arrivé et ils revinrent au camp, et ils en informèrent Ménandre, et ils le répétèrent avec gémissements et pleurs, disant : .....

 

Les trois personnages mis en scène ne figurent pas d’ordinaire parmi les compagnons d’Alexandre. Deux d’entre eux, Selpharios et Diatrophê, — celui-ci un homme, malgré la tournure féminine de son nom, — sont complètement inconnus. Ménandre me paraît être le poète comique Ménandre, à qui les maximes morales tirées de ses comédies avaient valu une grande réputation dans le monde chrétien : le titre qu’il porte, premier des philosophes ou premier des amis, nous montre que la tradition lui assignait un haut rang parmi cette troupe de savants et d’écrivains qui avaient accompagné Alexandre en Orient. Il paraît, en effet, exercer une autorité considérable sur ceux qui l’entourent, car c’est lui qui prend, dé concert avec Selpharios, les mesures que les circonstances ont rendues nécessaires : dans deux ou trois pages, aujourd’hui perdues, il annonçait aux troupes la nouvelle de la mort d’Alexandre, il ordonnait le deuil et il venait mettre le siège devant la ville où le crime avait été commis pour en tirer vengeance. Cependant, Antilochos, profitant des remords du roi, lui apprenait qu’Alexandre vivait encore, et l’aventure se terminait par une convention grâce à laquelle le Macédonien recouvrait la liberté, à la condition d’oublier l’injure qu’il avait reçue. Sachant que son armée le croyait mort, il voulut éprouver la fidélité de ses lieutenants et il se déguisa afin de pouvoir circuler librement parmi eux.

 

Lorsque le soir fut venu, Alexandre prit un équipage de simple soldat et il sortit pour se rendre aux camps. Or Selpharios avait prescrit dans sa proclamation que personne ne bût du vin ou ne se revêtit d’habits précieux, pendant les quarante jours de deuil en l’honneur du roi Alexandre. Alexandre donc vint et il aperçut Agricolaos, le roi des Perses, étendu sur son lit, qui parlait à ses gens ; Debout maintenant, les hommes qui ont du cœur, mangez et buvez, car un joug est tombé de vous, cet Alexandre qu’on vient de tuer. Qu’est-ce donc qu’il y a en vos cœurs ? Je ne permettrai pas que vous restiez ainsi esclaves de la Macédoine et de l’Égypte[70]. Alexandre dit à part soi : Non certes, il ne sera pas aujourd’hui que tu manges et que tu boives, excellent homme et qui es si content de toi-même ! Il se leva donc et il leur dit : Pourquoi ne mangez-vous ni ne buvez-vous ? Car le voilà mort celui qui vous faisait mourir dans les guerres ; maintenant qu’on l’a fait mourir lui-même, réjouissez-vous, soyez remplis d’allégresse ! Ils lui dirent : Tu es fou ! et lorsqu’ils lui eurent dit cela, ils commencèrent à lui jeter des pierres. Alexandre se tint caché jusqu’au milieu de la nuit, puis il alla à la maison d’Antilochos, il monta sur Chiron[71] et il se rendit à l’endroit où était Ménandre, car ses yeux étaient lourds de sommeil. Il dit à Ménandre, à Selpharios et à Diatrophê : C’est vous ma force ! Ménandre dit : Mon père, qu’y a-t-il ? C’est donc une invention que j’avais entendue à ton sujet ! Quand ils se turent, il reprit la parole : Je suis bien Alexandre, celui qu’ont tué ceux de Gédrosie ; mais Antilochos m’a rendu la vie : Chiron, dis-leur ce qui m’est arrivé ! Quand l’aube se fit, il s’assit sur le trône de sa royauté. Alexandre sur l’heure fit crier par le héraut, disant : Le roi « Alexandre est arrivé. Et, sur l’heure, la multitude vint. Agricolaos vint lui-même et il dit : Nous avons vu ta face et nous vivons ! Le roi Alexandre lui dit : Tu t’es donc éveillé de ton ivresse de hier soir, quand tu disais : Il a été retiré de nous le joug d’Alexandre, mangez, buvez ! Le roi ordonna sur l’heure de lui trancher la tête avec l’épée ; le roi dit : Prends maintenant du vinaigre au lieu du vin que tu avais bu jusqu’à en être ivre. Puis le roi Alexandre dit : Amenez-moi les ilarques[72], et on les lui amena, .....

 

Selpharios est le héros du fragment suivant, mais je ne vois rien chez le Pseudo-Callisthènes qui ressemble à ce qu’on lit dans le texte copte. Vaincu dans une première expédition contre les Perses et sur le point de repartir en guerre, il dicte son testament :

 

Ils s’en iront... ils entendront le nom de... Jérémie... ta santé... le roi, voici ce que tu feras : Celui qui t’apportera ma lettre, fais-lui grâce et délivre-le, si bien qu’il s’en aille avec tout ce qui est sien. Je salue..., le général ; je salue Jérémie et Dracontios, je salue Sergios et Philéa. Mon fils, qui posera ta bouche sur ma bouche, tes yeux sur mes yeux, mes mains sur ta chevelure ? Les oiseaux du ciel qui volent, ils emplissent leur bec des fruits des champs et ils les apportent au bec de leurs petits ; et ceux-ci, les oiselets, ils se réjouissent de la présence de leurs parents à cause de la récolte que ceux-ci ont faite pour eux, et ils battent leurs petites ailes, et c’est ainsi que les petits oiseaux manifestent leur apprivoisement. Toi même, Philéa, mon fils à moi, rappelle-toi l’heure où je sortis de... En un rêve, il a vu la ruine de notre Seigneur Alexandre... que se repose un instant Alexandre, notre roi ; songe... mon pouvoir pour toi. J’ai combattu... Okianos, et je l’ai renversé, mais je n’ai pu triompher de la vaillance des Perses, ils ont été les plus puissants et ils m’ont vaincu. Moi, Selpharios, j’ai écrit ceci de ma propre main ; quand tu seras grand, regarde-le et prends-en connaissance, et lis-le et récite-le avec des pleurs et des gémissements. J’ai écrit les lignes de mon testament avec les pleurs de mes yeux pour encre, car les endroits où je buvais sont devenus des solitudes et les endroits où je me rafraîchissais sont devenus des déserts ! Je vous salue tous un à un, mes frères ; portez-vous bien, mes aimés, et vous souvenez de moi !

Lorsqu’il eut écrit cela, il donna le papier à Alexandre, et Alexandre pleura et il détourna les yeux pour que Selpharios ne le vît point. Alexandre dit .....

 

L’épisode suivant rappelle un des passages les plus curieux du Pseudo-Callisthènes, celui où Alexandre, arrivé aux confins de la Terre des Morts, y veut pénétrer et s’enfonce dans les ténèbres qui la séparent de la terre des vivants :

 

Il s’émerveilla de la beauté du jardin, duquel quatre fleuves s’échappaient, qui sont le Pisan, le Gihon, le Tigre et l’Euphrate ; ils y burent de l’eau et ils se réjouirent car elle était douce. Ensuite ils aperçurent des ténèbres profondes et ils dirent : Nous ne pouvons y pénétrer. Ménandre dit : Prenons des juments poulinières, montons-les et qu’on retienne leurs poulains, tandis que nous nous enfoncerons dans les ténèbres ! Ils s’émerveillèrent, car il faisait très sombre, si bien que les gens n’apercevaient pas le visage de leurs camarades. Alexandre dit : Venez avec moi, toi Ménandre ainsi que Selpharios et Diatrophê ! Ils enfourchèrent quatre juments poulinières, dont les poulains demeurèrent à la lumière de telle sorte que les unes entendissent la voix des autres, et ils s’enfoncèrent dans les ténèbres. Mais ils entendirent une voix qui disait : Alexandre et Ménandre ainsi que Selpharios et Diatrophê, tenez-vous heureux d’avoir pénétré jusqu’ici ! Alexandre dit : Je ne me tiendrai pas heureux, jusqu’à ce que je trouve ce que je cherche. Il poussa en avant un petit et il s’arrêta avec les juments. La voix lui dit une seconde fois : Tiens-toi pour heureux, ô Alexandre ! Mais Alexandre ne voulut pas s’arrêter. Il regarda sous les pieds des chevaux et il aperçut des lumières. Alexandre dit : Prenons ces lumières, car ce sont des pierres précieuses. Selpharios allongea sa main et il en prit quatre, Ménandre trois, Selpharios deux ; quant à Alexandre il allongea sa main gauche et il la remplit, et il prit trois pierres de la main droite, et sur l’heure sa main gauche devint telle que sa main droite, et lorsqu’il alla à la guerre, depuis cette heure il combattit avec ses deux mains. Alexandre sentit un parfum violent, mais la voix frappa les oreilles d’Alexandre pour la troisième fois : Tiens-toi pour content, ô Alexandre ! Lorsqu’un cheval se presse trop pour courir, il bute et tombe ! Et la voix parla de nouveau : Je te le demande, que veux-tu ? Alexandre dit : Donne-moi la puissance sur la terre entière et que mes ennemis se soumettent à moi ! La voix lui dit : Parce que tu n’as pas demandé une vie longue, mais seulement la puissance sur la terre entière, voici, la terre entière tu la verras de tes yeux et tu seras son maître ; mais quand le matin répandra sa lumière, alors.....

 

La voix annonçait probablement une mort immédiate, mais Alexandre réussissait par ruse ou par prière à obtenir une prolongation de vie, de laquelle il profitait pour aller visiter les Brachmanes dans leur pays. Un feuillet nous avait conservé la description de leur costume et de leurs mœurs, mais toutes les lignes en sont mutilées à tel point qu’on ne peut plus en tirer un texte suivi. On voit seulement qu’il y était question du pays des Homérites, de Kalanos dont le nom est déformé en Kalynas, de l’Inde, des lits de feuilles sur lesquels les Gymnosophistes se couchaient, de leur nudité, sans que le lien soit évident entre toutes ces notions éparses.

Le dernier des fragments que nous possédons appartenait à la fin de l’ouvrage. Il racontait, dans des termes qui rappellent beaucoup ceux que le Pseudo-Callisthènes emploie, les intrigues qui précédèrent la mort d’Alexandre, et la manière dont Antipater aurait procédé pour préparer et pour faire verser le poison dont le héros serait mort.

 

Il calma la rage d’Olympias et sa rancune contre Antipater, en envoyant Kratéros en Macédoine et en Thessalie. Lorsqu’Antipater sut la colère d’Alexandre, — car il l’apprit par des hommes qui avaient été licenciés du service militaire, — Antipater complota de tuer Alexandre, afin de ne pas être soumis à de grandes tortures ; car il avait appris et il savait ce qu’Alexandre méditait contre lui, à cause de sa superbe et de ses intrigues. Or, Alexandre fit venir la troupe des archers, qui était très considérable, à Babylone. Il y avait parmi eux un fils d’Antipater, nommé Joulios, qui servait Alexandre. Antipater prépara une potion mortelle dont aucun vase ni de bronze, ni de terre, ne peut supporter la force, mais tous se brisaient dès qu’elle les touchait. Lors donc qu’il l’eut préparée, il la mit dans un récipient de fer et il la donna à Casandre, son fils, qu’il envoya comme page à Alexandre ; celui-ci devait s’entretenir avec son frère Joulios d’un entretien secret sur la façon de servir le poison à Alexandre. Quand Casandre vint à Babylone, il trouva Alexandre occupé à faire un sacrifice et à recevoir ceux qui venaient à lui. Il parla à Joulios, son frère, car celui-ci était le premier échanson d’Alexandre. Or, il était arrivé, peu de jours auparavant, qu’Alexandre avait frappé le serviteur Joulios d’un bâton sur la tête, tandis qu’il était assis, pour un motif qui provenait d’un manque de soin : c’est pourquoi le jeune homme était furieux et se déclara volontiers prêt à commettre le crime. Il prit avec lui Mésios le Thessalien, l’ami d’Alexandre, et un de ses juges qu’il avait puni pour prévarication, et ils convinrent entre eux de faire boire le poison à Alexandre.

 

CHAPITRE XXXIII - SUR CEUX QUI FIRENT BOIRE LA POTION DE MORT À ALEXANDRE

Qui regarde une table qui ne lui appartient pas, son existence n’est pas une vie.

Le début de ce chapitre n’appartient pas au roman ; c’est, comme Lemm[73] l’a reconnu, une simple épigraphe empruntée à l’un des livres de l’Ancien Testament, celui de Jésus, fils de Sirach[74]. Il ne reste rien du récit même. Ici s’arrête ce que j’avais à dire sur la version thébaine du roman d’Alexandre : on peut espérer encore que des fragments nouveaux viendront enrichir notre collection et qu’ils nous permettront un jour de reconnaître plus exactement quels liens la rattachent aux versions connues jusqu’à présent. Ce qui, pour le moment, lui prête une valeur particulière, c’est qu’elle est, avec les débris du Roman de Cambyse que M. Schäfer a découverts récemment, le seul témoignage qui nous reste de l’existence réelle de ces manuscrits coptes dont les écrivains arabes nous parlent si souvent, et auxquels ils disent avoir emprunté leur histoire fabuleuse de l’Égypte antique.

 

FIN

 

 

 



[1] Erman, après en avoir donné une courte analyse dans son Ægypten, p. 393-394, l’a publié, transcrit et traduit dans un mémoire spécial, intitulé Gesprach eines Lebenmüdens mit seiner Seele et qui fut inséré dans les Abhandlungen der Berliner Akademie, 1896 ; il en a redonné une nouvelle analyse et de longs fragments dans le volume intitulé Aus den Papyrus der Königlichen Museen, 1889, p. 54-59, et dans son Ægyptische Chrestomathie, 1904, p. 33-55 et 16e-17e.

[2] Maspero, Études Égyptiennes, t. II, p. 106-110.

[3] Chabas, Le Papyrus magique Harris, Châlons-sur-Saône, 1860, p. 20 sqq., 92 sqq.

[4] L’ÉGYPTE DE MVRTADI FILS DV GAPHIPHE, où il est traité des Pyramides, du débordement du Nil, et des autres merveilles de cette Province, selon les opinions et traditions des Arabes. De la traduction de M. Pierre Vattier, Docteur en Médecine, Lecteur et professeur du Roy en Langue Arabique. Sur un manuscrit Arabe tiré de la Bibliothèque de feu Monseigneur le Cardinal Mazarin. A Paris, chez Lovys BILLAINE, au second pillier de la grande Salle du Palais, à la Palme et au grand César M.D.C.LXVI. Avec Privilège du Roy. in-12, p. 65 sqq.

[5] Cf. Virey, la Religion de l’Ancienne Égypte, 1910, p. 60.

[6] L’Égypte de Murtadi, fils du Gaphiphe, p. 143 sqq.

[7] Cf. plus haut, Le Naufragé.

[8] Select Papyri, t. I, pl. 1 sqq.

[9] Athénæum Français, 1851, p. 532 ; cf. Œuvres diverses, t. II, pp. 412-493.

[10] Brugsch, Ægyptische Studien, 11. Ein Ægyptisches Datum über die Hyksoszeit, p. 8-21, in-8°, Leipzig, 1854, Extrait de la Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft, t. IX.

[11] Goodwin, Hieratic Papyri, dans les Cambridge Essays, 1858, p. 243-245.

[12] Chabas, les Pasteurs en Égypte, Amsterdam, 1868, in-4°, p. 16-18.

[13] Lushington, Fragment of the First Sallier Papyrus, dans les Transactions of the Society of Biblical Archæology, t. IV, p. 263-266, reproduit dans les Records of the Past, 1re série, t. VIII, p. 1-4.

[14] Brugsch, Histoire d’Égypte, in-4°, 1859, p. 78 sqq., et Geschichte Ægyptens, in-8°, 1878, p. 222-226 ; cf. Tanis und Avaris dans la Zeitschrift für allgemeinen Erdkunde, nouvelle série, t. XIV, p. 81 sqq.

[15] Ebers, Ægypten und die Bücher Moses, 1868, p. 204 sqq.

[16] Bunsen, Egypt’s Place, t. IV. p. 671.

[17] Maspero, Etudes Égyptiennes, t. I, p. 195-216.

[18] C’est l’une des épithètes injurieuses que le ressentiment des scribes prodiguait aux Pasteurs et aux autres peuples étrangers qui avaient occupé l’Égypte ; cf. l'Histoire véridique de Satni-Khâmoîs et de son fils Sénosiris.

[19] C’est la prononciation la plus probable du prénom que l’on transcrit ordinairement Râskenen. Trois rois d’Égypte ont porté ce prénom, deux du nom de Tiouâou, un du nom de Tiouâqen, qui régnait quelques années avant Ahmôsis.

[20] Hâouârou, l’Avaris de Manéthon, était la forteresse des pasteurs en Égypte. E. de Rougé a prouvé que Hâouârou était un des noms de Tanis, le plus commun aux époques anciennes.

[21] La Basse-Égypte, le Pays des canaux, le pays du Nord ; cf. le Conte des deux Frères.

[22] La ville du Midi est Thèbes.

[23] Voir plus haut, Le Roi Khoufouî et les Magiciens.

[24] Cette ligne devait renfermer un compliment à l’adresse du roi.

[25] La partie conservée du texte commence en cet endroit.

[26] Maspero, Les Momies royales d’Égypte récemment mises au jour, p. 14-15.

[27] Le nom de Râhotpou a été porté par un roi obscur de la XVIe ou de la XVIIe dynastie, dont le tombeau parait avoir été situé à Thèbes, dans le même quartier de la Nécropole où s’élevaient les pyramides des souverains de la XIe, de la XIIIe, de la XIVe dynastie et des dynasties suivantes, vers Drah-Abou’l-Neggah. C’est probablement, de ce Râhotpou qu’il est en question dans notre texte (cf. H. Gauthier, le Livre des Rois d’Égypte, t. II, pp. 88, 89).

[28] Voir plus haut, l'Aventure de Satni-Khâmoîs avec les momies.

[29] Passer en avant des hommes et à la suite des dieux, c’est mourir. Le mort précède dans l’autre monde ceux qui restent sur terre et il va se ranger parmi ceux qui suivent Râ, Osiris, Sokaris ou quelqu’un des dieux funéraires.

[30] L’année égyptienne était divisée en trois saisons de quatre mois chacune : celle de Shomou était la saison des moissons.

[31] Pour ce roi qui est plus obscur encore que Râhotpou, voir H. Gauthier, le Livre des Rois d’Égypte, t. II, p. 95.

[32] Ce nom signifie la demeure ne l’enferme point : peut-être, au lieu d’être le nom du mort, est-ce un terme générique servant à désigner les revenants.

[33] Voir ce qui est dit à ce sujet, dans le Conte des deux Frères.

[34] Litt. : Est-ce que cela a mauvaise odeur, ce que je vous dis ?

[35] Litt : Est-ce chose qui peut arriver celle-là, s’il arriva que le roi fasse ivresse d’homme tout du monde, que ne fasse pas homme tout du monde entrée pour affaire vers le roi ?

[36] La lecture est douteuse. Le titre de Frère Royal, assez rare en Égypte, marquait un degré élevé de la hiérarchie nobiliaire.

[37] La lecture du nom est incertaine : Révillout le lit Pentsate, Pétésétis. J’ai pris, parmi les signes connus, celui dont la figure se rapproche le plus de la formule qu’il donne sur son fac-similé.

[38] Le nom remplit la fin d’une ligne et est fort mutilé : j’ai cru reconnaître un P dans le premier signe, tel qu’il est sur le fac-similé, et cette lecture m’a suggéré le nom de Psamitikou. Révillout transcrit Oudja-Hor.

[39] Litt. : Prit amour d’elle-même on lui disait Taônkh (?) ou Sônkh son nom, un autre pilote était à lui nom... Révillout lit plus simplement Ankh le nom de la femme.

[40] Revue égyptologique, t. I, p. 65, note 1 ; dans son article du t. X, p. 2, il se décide pour le vin du Fayoum.

[41] Dioscoride, De la matière médicale, t. II, ch. 109 et 110.

[42] Pline, Histoires naturelles, XIV, 18.

[43] M. Groff a émis l’opinion que le kolobi était un vin cuit de qualité supérieure (Note sur le mot kaloui du Papyrus Égypto-Araméen du Louvre dans le Journal asiatique, VIIIe s., t. XI, p. 305-306).

[44] Révillout, Premier extrait de la Chronique dans la Revue Égyptologique, t. I, p. 65, note 2.

[45] Cf. sur le lac, ce qui est dit dans Le Roi Khoufouî et les Magiciens, et à la fin des Mémoires de Sinouhît.

[46] Voir plus haut, le Roi Khoufouî et les Magiciens.

[47] Wilkinson, A popular Account of the Antient Egyptians, t. I, p. 25, 38, 42.

[48] Plutarque, de Iside et Osiride, § 6.

[49] Papyrus Anastasi n° IV, pl. XI, l. S sqq., et Papyrus de Boulaq, t. I, pl. XVII, l. 6-11 ; cfr Chabas, L’Égyptologie, t. I, p. 101 sqq.

[50] C’est le même début que dans le conte utilisé par les Égyptiens pour expliquer l’Exode des Juifs et que Manéthon avait consigné dans son ouvrage : Aménophis aurait désiré voir les dieux, comme Horus l’avait fait avant lui (Josèphe, Contra Apionem, I, 26), et les dieux offensés de son désir, lui auraient prédit la ruine.

[51] J’avais conjecturé, dans la précédente édition de cet ouvrage que l’original égyptien de ce mot était romes, rames, qui désigne une sorte de barque : Wilcken a retrouvé depuis lors, dans un papyrus de Paris, une forme Rhômpsis, qui est plus proche du terme égyptien que Rhôps (der Traum des Königs Nectonabos, p. 587), et ce qui n’était qu’une conjecture est devenu une réalité. Le mot égyptien s’est conservé dans le terme ramous usité en Nubie et en Haute-Égypte (Burckhardt, Travels in Nubia, p. 247) pour désigner un canot de joncs (cf. Maspero, Notes d’inspection, § 14, dans les Annales du Service des Antiquités, 1909, t. X, p. 138-141).

[52] C’est la description exacte de certaines scènes assez fréquentes dans les temples d’époque ptolémaïque et romaine.

[53] La transcription adoptée aujourd’hui pour ce nom est Anhour, Anhouri. Onhouri. Anhouri est une des nombreuses variantes du dieu soleil ; il était adoré, entre autres, dans le nome Thinite et à Sébennytos. On le représente de forme humaine, la tète surmontée d’une couronne de hautes plumes et perçant de la pique un ennemi terrassé. La XXXe dynastie étant Sébennytique d’origine, Anhouri en était le protecteur en titre : le premier Nectanébo s’intitulait dans son cartouche Méîonhouri, l’aimé d’Onouris.

[54] L’équivalent hiéroglyphique de ce nom n’a pas encore été retrouvé dans les textes. Wilcken (der Traum des Königs Nectonabos, pp. 556-589), croit y reconnaître une transcription du nom de bannière de Nectanébo Tamdou, et, par suite, la personne du souverain lui-même. Mais le nom de bannière n’est pas Tamdou seul, il est Hor-tamdou, et il me parait difficile de croire que l’écrivain eût passé dans sa transcription un élément aussi important que le nom d’Horus. Witkowski de son côté (In Somniam Nectanebi, p. 14-15) préfère voir dans Samaous, comme Leemans l’avait fait avant lui, le nom du gouverneur de la ville.

[55] Wilcken (der Traum des Königs Nektonabos, p. 539-590) a rétabli ici ce membre de phrase qui manque dans l’original. D’après des inscriptions \recueillies dans les ruines de Sébennytos, le nom d’un des principaux sanctuaires de cette ville était Per-Shôou la maison du dieu Shôou-Shou (Ahmed bey Kémal, Sébennytos et son temple, dans les Annales du Service des Antiquités, 1906, t. VII, p. 90) ; peut-être correspond-il à notre Phersô.

[56] Sébennytos est dite ici ale l’intérieur pour la distinguer de l’autre ville du même nom, qui était située près de la mer (Wilcken, der Traum des Königs Nektonabo, p. 590.)

[57] La reine Hatshopsouitou se vante d’avoir fait extraire de la carrière, près d’Assouan, transporter à Thèbes, sculpter, polir, ériger, le tout en sept mois, les deux grands obélisques de granit rose dont l’un est encore debout à l’entrée du sanctuaire du temple de Karnak. La rapidité avec laquelle on exécutait des travaux de ce genre était une marque d’habileté ou de pouvoir dont on aimait à se vanter. L’auteur de notre conte est donc dans la tradition purement égyptienne, lorsqu’il nous représente son architecte fixant un délai très bref à l’accomplissement des travaux.

[58] J’ai suivi ici la lecture et la correction de Wilcken : Witkowski (in Somnium Nectonabi, p. 11) préférerait reconnaître dans le mot grec le nom de la jeune fille.

[59] Voir l'Aventure de Satni-Khâmoîs avec les momies.

[60] Dans le Pseudo-Callisthènes (II, 14), il s’était déguisé en Hermès pour se rendre à la cour de Darius.

[61] C’est, du moins, la conjecture très vraisemblable que la suite du texte a suggérée à Lemm (der Alexanderroman, p. 20).

[62] Selon une hypothèse fort ingénieuse de Lemm (der Alexanderroman, p. 22-23), le mot vieillard du copte n’est que la traduction littérale du mot qui se trouvait dans l’original grec, πρεσβύς : Éléazar était en réalité l’ambassadeur des Perses auprès du roi des Lamites.

[63] Si nous n’avons pas ici un mot inventé de toutes pièces, il faut du moins admettre que le copiste copte a singulièrement défiguré le nom du peuple qu’il trouvait dans cet endroit de l’original grec. Leklouménos, prononcé Lekdouménos, renferme tous les éléments du grec Lakedæmonios. Je pense qu’il s’agit ici d’un envoyé Lacédémonien.

[64] Des Lamites sont mentionnés dans le martyre de saint Jean de Phanizoït (Amélineau, Un Document copte du XIIIe siècle, Martyre de Jean de Phanidjoît, p. 20, 52, 65) où le mot est une abréviation pour Islamitès, Musulman (Lemm, der Alexanderroman, p. 41). Ici on doit y reconnaître une abréviation d’Élamites, comme Bouriant l’avait vu et comme Lemm l’a démontré après lui (der Alexanderroman, p. 38-42.) La résidence des rois de Perse, Suse, étant en Élam, on ne saurait s’étonner si le nom des Élamites a joué un rôle important dans les traditions qui couraient dans le peuple au sujet d’Alexandre.

[65] Le nom Iôdaê n’est pas certain. Si on doit réellement le lire en cet endroit, le voisinage d’Éléazar nous permettrait d’y reconnaître un nom ladoué, identique à celui du grand-prêtre de Jérusalem que la légende met en rapport direct avec Alexandre.

[66] Le texte porte ici le mot apa, avec la prononciation amba, qui est appliquée en copte aux religieux. C’est une preuve à joindre à celles que nous avons déjà de l’origine égyptienne et chrétienne de cet épisode.

[67] Le texte porte tantôt Chaos, tantôt Chaosm. C’est une mauvaise lecture du traducteur copte : l’original grec portait évidemment Khasma, un gouffre, qui est devenu nom propre sous la plume d’un scribe ignorant.

[68] C’est ainsi que j’ai restitué le texte, par analogie avec les titres byzantins, protospathaire, protostrator, protovestarque, protonosocome, protonotaire. M. de Lemm préfère rétablir le titre prôlophilos, le premier ami (der Alexanderroman, p. 68-69, 132-133), ce qui n’est pas moins vraisemblable.

[69] Un mot mutilé où je crois reconnaître le terme de khiliarque, qui désigne un commandant de mille hommes.

[70] Il ne faut pas oublier que, dans la donnée du roman, Alexandre est le fils de Nectanébo, c’est-à-dire d’un roi d’Égypte : lui obéir, c’est donc obéir à l’Égypte comme à la Macédoine.

[71] C’est bien du centaure Chiron qu’il s’agit ici, car Alexandre dira plus loin : Chiron, raconte-leur ce qui m’est arrivé ; cette phrase ne peut s’adresser qu’à un personnage doué de voix humaine, comme l’était le centaure. La substitution de Chiron à Bucéphale est à elle seule un indice de mauvaise époque : une telle confusion n’a pu se produire qu’en un temps et dans un pays où la tradition antique était déjà fort effacée.

[72] J’avais pris le mot Alarichos employé dans le texte pour un nom d’homme. Lemm (der Alexanderroman, p. 86) y a reconnu le titre ilarque des commandants de la cavalerie macédonienne.

[73] O. de Lemm, der Alexanderroman, p. 129-131.

[74] Jésus, fils de Sirach, XI, 29.