(XXe DYNASTIE)
Les restes de ce conte couvrent les trois premières pages subsistantes du Papyrus Harris n° 500, où ils précèdent immédiatement le Conte du Prince prédestiné. Comme le Conte du Prince prédestiné, ils furent découverts en 1874 par Goodwin, qui les prit pour les débris d’un récit historique, et qui fit part de sa découverte à là Société d’Archéologie biblique (séance du 3 mars 1874) : Goodwin, Translation of a Fragment of an historical Narrative relating to the reign of Thotmes the Third, dans les Transactions of the Society of Biblical Archæology, 1874, t. III, p. 340-348. Il a été publié pour la première fois, avec transcription en hiéroglyphes et traduction, par : Maspero, comment Thoutii prit la ville de Joppé (Journal asiatique, 4878, sans les trois planches de fac-similé), et dans les Études égyptiennes, 1879, t. I, p. 49-72, avec les planches de fac-similé. Une traduction anglaise s’en trouve dans Flinders Petrie, Egyptian Tales, t. II, p.4-12, et une traduction allemande dans A. Wiedemann, Altægyptische Sagen und Mœrchen, petit in-8°, Leipzig, 1906, p. 442-447. Le début manque. Au point où nous prenons le récit, trois personnages sont en scène : un officier égyptien appelé Thoutîyi, le prince d’une ville syrienne et son écuyer. Goodwin avait lu Imou, et identifié avec les Émîm de la Bible (Gen., XIV, 5 ; Deut., II, 10, 1) le nom du pays où se passe la partie de l’action qui nous a été conservée. La forme réelle est Jôpou, ou, avec l’orthographe grecque, Joppé. Cette lecture a été contestée à son tour (Wiedemann, Egyptische Geschichte, p. 69-10) : elle est cependant certaine, malgré les lacunes du papyrus et la forme cursive de l’écriture (Maspero, Notes sur quelques points de grammaire, dans la Zeitschrift, 1883, p. 90). Birch, sans repousser entièrement l’authenticité du récit, suggéra qu’il pourrait bien n’être qu’un fragment de conte (Egypt from the earliest Times to B. C. 300, p. 103-104). J’en ai restitué le commencement en partant de l’idée que la ruse de Thoutîyi, outre l’épisode des vases qui rappelle l’histoire d’Ali-Baba dans les Mille et une nuits, était une variante du stratagème que la légende persane attribuait à Zopyre (cf. Introduction). Ici, comme dans les restitutions antérieures, je me suis attaché à n’employer que des expressions empruntées à d’autres contes ou à des monuments de bonne époque. Je n’ai pas eu, du reste, la prétention de refaire la partie perdue de l’œuvre ; j’ai voulu simplement esquisser une action vraisemblable, qui permît aux lecteurs étrangers à l’égyptologie de mieux comprendre la valeur du fragment. Il y avait une fois dans la terre d’Égypte un général d’infanterie, Thoutîyi était son nom. Il suivait le roi Manakhpirîya[1], v, s. f., dans toutes ses marches vers les pays du Midi et du Nord[2] ; il se battait à la tête de ses soldats, il connaissait toutes les ruses qu’on emploie à la guerre, et il recevait chaque jour l’or de la vaillance[3], car c’était un excellent général d’infanterie, et il n’avait point son pareil en la Terre-Entière : voilà ce qu’il faisait. Et beaucoup de jours après cela, un messager vint du pays de Kharou[4], et on le conduisit en présence de Sa Majesté, v. s. f., et Sa Majesté lui dit : Qui t’a envoyé vers Ma Majesté ? Pourquoi t’es-tu mis en chemin ? Le messager répondit à Sa Majesté, v. s. f. : C’est le gouverneur du pays du Nord qui m’a envoyé vers toi, disant : Le vaincu de Jôpou[5] s’est révolté contre Sa Majesté, v, s. f., et il a massacré les fantassins de Sa Majesté, v. s. f., aussi ses gens de char, et personne ne peut tenir contre lui. Quand le roi Manakhpirîya, v. s. f., entendit toutes les paroles que le messager lui avait dites, il entra en fureur comme un guépard du Midi[6]. Par ma vie, par la faveur de Râ, par l’amour qu’a pour moi mon père Amon, je détruirai la cité du vaincu de Jôpou, je lui ferai sentir le poids de mon bras. Il appela ses nobles, ses chefs de guerre, aussi ses scribes magiciens, et il leur répéta le message que le gouverneur des pays du Nord lui avait envoyé. Voici, ils se turent d’une seule bouche, et ils ne surent que répondre ni’ en bien ni en mal. Et alors Thoutîyi dit à Sa Majesté, v. s. f. : Ô toi à qui la Terre-Entière « rend hommage, commande qu’on me donne la grande canne du roi Manakhpirîya v. s. f., dont le nom est... tioutnofrît[7] ; commande aussi qu’on me donne des fantassins de Sa Majesté, v. s. f., aussi des gens de char de la fleur des braves du pays d’Égypte, et je tuerai le vaincu de Jôpou, je prendrai sa ville. Sa Majesté, v. s. f., dit : C’est excellent, excellent, ce que nous avons dit. Et on lui donna la grande canne du roi Manakhpirîya v. s. f., et on lui donna les fantassins, aussi les gens de char qu’il avait demandés. Et beaucoup de jours après cela, Thoutîyi était au pays de Kharou avec ses hommes. Il fit préparer un grand sac de peau où l’on pouvait enfermer un homme, il fit forger des fers pour les pieds et pour les mains, il fit fabriquer une grande paire de fers de quatre anneaux, et beaucoup d’entraves et de colliers en bois, et quatre cents grandes jarres. Quand tout fut terminé, il envoya dire au vaincu de Jôpou : Je suis Thoutîyi, le général d’infanterie du c pays d’Égypte, et j’ai suivi Sa Majesté, v. s, f., dans toutes ses marches vers les pays du Nord et les pays du Sud. Alors, voici, le roi Manakhpirîya, v. s. f., a été jaloux de moi parce que j’étais brave, et il a voulu « me tuer ; mais moi je me suis sauvé devant lui, et j’ai emporté la grande canne du roi Manakhpirîya, v. s. f., et je l’ai cachée dans les mannes de fourrage de mes chevaux, et, si tu veux, je te la donnerai, et je serai avec toi, moi et les gens qui sont avec moi de la fleur des braves de l’armée d’Égypte. Quand le vaincu de Jôpou l’entendit, il se réjouit beaucoup, beaucoup, des paroles que Thoutîyi avait dites, car il savait que Thoutîyi était un brave qui n’avait point son pareil dans la Terre-Entière. Il envoya à Thoutîyi, disant : Viens avec moi, et je serai pour toi comme un frère, et je te donnerai un territoire choisi dans ce qu’il y a de meilleur au pays de Jôpou[8]. Le vaincu de Jôpou sortit de sa ville avec son écuyer et avec les femmes et les enfants de sa cité, et il vint au-devant de Thoutîyi. Il le prit par la rifain et il l’embrassa et il le fit entrer dans son camp ; mais il ne fit pas entrer les compagnons de Thoutîyi et leurs chevaux avec lui. Il lui donna du pain, il mangea et il but avec lui, il lui dit en manière de conversation : La grande canne du roi Manakhpirîya[9], comment est-elle ? Or, Thoutîyi, avant d’entrer dans le camp de la ville de Jôpou, avait pris la grande canne du roi Manakhpirîya, v. s. f. l’avait cachée dans le fourrage, et il avait mis le fourrage dans[10] Ies mannes, et il les avait disposées comme on fait les mannes de fourrage de la charrerie d’Égypte. Or, tandis que le vaincu de Jôpou buvait avec Thoutîyi, les gens qui étaient avec lui s’entretenaient avec les fantassins de Pharaon, v. s. f., et ils buvaient avec eux. Et après qu’ils eurent passé leur heure à boire, Thoutîyi dit au vaincu de Jôpou : S’il te plaît ! tandis que je demeure avec les femmes et les enfants de ta cité à toi, qu’on fasse entrer mes compagnons avec leurs chevaux pour leur donner la provende, ou bien qu’un Apourou[11] coure à l’endroit où ils sont ! On les fit entrer ; on entrava les chevaux, on leur donna la provende, on trouva la grande canne du roi Manakhpirîya, v. s. f., on l’alla dire à Thoutîyi. Et après cela le vaincu de Jôpou dit à Thoutîyi : Mon désir est de contempler la grande canne du roi Manakhpirîya, v. s. f., dont le nom est... tiout-nofrît. Par le double[12] du roi Manahkpirîya, v. s. f., puisqu’elle est avec toi en ce jour cette grande canne excellente, toi, apporte-la moi. Thoutîyi fit comme on lui disait ; il apporta la canne du roi Manakhpirîya, v. s. f. Il saisit le vaincu de Jôpou par son vêtement et il se dressa tout debout en disant : Regarde ici, ô vaincu de Jôpou, la grande canne du roi Manakhpirîya, v. s. f., le lion redoutable, le fils de Sokhît[13], à qui donne Amon son « père la force et la puissance ! Il leva sa main, il frappa à la tempe le vaincu de Jôpou, et celui-ci tomba sans connaissance devant lui. Il le mit dans le grand sac qu’il avait fait préparer avec des peaux. Il saisit les gens qui étaient avec lui, il fit apporter la paire de fers qu’il avait préparée, il en serra les mains du vaincu de Jôpou, et on lui mit aux pieds la paire de fers de quatre anneaux[14]. Il fit apporter les quatre cents jarres qu’il avait fait fabriquer, il y introduisit deux cents soldats ; puis on remplit la panse des trois cents autres de cordes et d’entraves en bois, on les scella du sceau, on les revêtit de leur banne et de l’appareil de cordes nécessaires à les porter, on les chargea sur autant de forts soldats, en tout cinq cents hommes, et on leur dit : Quand vous entrerez dans la ville, vous ouvrirez les jarres de vos compagnons ; vous vous emparerez de tous les habitants qui sont dans la ville, et vous leur mettrez les liens sur-le-champ. On sortit pour dire à l’écuyer du vaincu de Jôpou : Ton maître est tombé ! Va dire à ta souveraine[15] : Joie ! car Soutekhou[16] nous a livré Thoutîyi avec sa femme et ses enfants. Voici, on a déguisé sous le nom de butin fait sur eux les deux cents jarres qui sont remplies de gens, de colliers de bois et de liens[17]. L’écuyer s’en alla à la tête de ces gens-là pour réjouir le cœur de sa souveraine en disant : Nous sommes maîtres de Thoutîyi ! On ouvrit les fermetures de la ville pour livrer passage aux porteurs ; ils entrèrent dans la ville, ils ouvrirent les jarres de leurs compagnons, ils s’emparèrent de toute la ville, petits et grands, ils mirent aux gens qui l’habitaient les liens et les colliers sur-le-champ. Quand l’armée de Pharaon, v. s. f., se fut emparée de la ville, Thoutîyi se reposa et envoya un message en Égypte au roi Manakhpirîya, v. s. f., son maître, pour dire : Réjouis-toi ! Amon, ton père, t’a donné le vaincu de Jôpou avec tous ses sujets et aussi sa ville. Viennent des gens pour les prendre en captivité, que tu remplisses la maison de ton père Amonrâ, roi des dieux, d’esclaves et de servantes qui soient sous tes deux pieds pour toujours et à jamais. — Il est fini heureusement ce récit, par l’office du scribe instruit dans les récits, le scribe.... |
[1] Manakhpirîya est le prénom royal du Pharaon Thoutmôsis III de la XVIIIe dynastie. La prononciation que je lui attribue est justifiée par la transcription abrégée Manakhbiya qu’on en lit dans les lettres d’El-Amarna.
[2] C’est une formule constante sur les monuments égyptiens de l’époque : celui qui suit son maître dans toutes ses expéditions, à laquelle les variantes ajoutent : dans toutes ses expéditions au Midi et au Nord.
[3] Les autobiographies d’Ahmasi-si-Abna et d’Amenemhabi nous font connaître les récompenses que les rois égyptiens accordaient à ceux de leurs généraux qui s’étaient distingués dans l’action. On leur donnait des esclaves mâles et femelles, des objets pris sur le butin, et de l’or en anneaux que l’on appelait l’or de la bravoure.
[4] Le pays de Kharou répond à notre Palestine, du moins à la partie de notre Palestine qui est située entre le Jourdain et la mer.
[5] Dans le langage officiel de la chancellerie égyptienne, tous les étrangers reçoivent le titre de Pa khiri, le tombant, le renversé : Pa khiri ni Khali, le renversé de Khali ; Pa khiri ni Tounipou, le renversé de Tounipou ; Pa khiri ni Jôpou, le renversé de Joppé ou le vaincu de Joppé (cf. Introduction).
[6] C’est une des formules au moyen desquelles on marque l’impression produite sur le roi par un événement désastreux : cf. la stèle de Paênékhi, l. 21-27, etc., et plus haut, le Conte des Deux Frères.
[7] Les premiers mots qui formaient le nom de la canne sont détruits. Ce n’était pas seulement la canne du roi, mais la canne des simples particuliers qui avait son nom spécial : le fait est prouvé par les inscriptions que portent plusieurs des cannes trouvées dans les tombeaux et conservées dans nos musées. Il semble que les Égyptiens aient accordé une personnalité réelle et comme une sorte de double aux objets naturels et fabriqués qui les entouraient : du moins leur assignaient-ils â chacun un nom propre. Cette habitude était poussée si loin que les diverses parties d’un même ensemble recevaient parfois un nom distinct : le couvercle d’un sarcophage, par exemple, avait un surnom différent de celui du sarcophage même.
[8] Je me suis servi, pour rétablir cette partie du texte, de la situation analogue qu’offre le Conte de Sinouhît. On a vu la manière dont le prince de Kadimâ reçut le héros du conte, et, d’une manière générale, l’accueil que trouvaient les Égyptiens, exilés ou simplement émigrés, auprès des petits cheikhs asiatiques.
[9] Il est probable que la canne avait quelque vertu magique : cela expliquerait le désir que le prince éprouve de la posséder, sans doute dans l’espoir qu’elle le rendrait invincible.
[10] C’est ici que commence la partie conservée du récit.
[11] M. Chabas avait pensé reconnaître dans ce nom celui des Hébreux ; diverses circonstances ne me permettent pas d’admettre cette hypothèse et les conclusions qu’on s’est trop empressé d’en tirer.
[12] Le double du roi était représenté comme un emblème formé de deux bras levés, entre lesquels sont placés les titres qui composent le nom de double du roi, qu’on appelle improprement la bannière royale. Le tout, est placé droit sur une hampe d’enseigne et figure, dans les bas-reliefs, derrière la personne même du Pharaon.
[13] Sokhît était représentée sous forme de lionne ou avec une tête de lionne, et cette particularité explique pourquoi le roi Thoutmôsis III, considéré comme son fils, est appelé dans notre texte un lion redoutable.
[14] Il me semble que le stratagème consistait, après avoir tué le prince de Jôpou, à le faire passer pour Thoutîyi lui-même. Le corps était mis dans un sac en peau préparé à l’avance, de telle manière que personne ne put voir les traits de la figure ou les membres et reconnaître la ruse, puis à charger de chaînes le cadavre ainsi déguisé, comme on ferait du cadavre d’un vaincu. C’est ce cadavre que l’écuyer du prince montre plus bas aux habitants de la ville en leur disant : Nous sommes maîtres de Thoutîyi !
[15] La femme du prince, qui n’était pas au camp avec son mari, mais qui était demeurée dans Joppé.
[16] Soutekhou, Soutekh, était le nom que les Égyptiens donnaient aux principaux dieux des races asiatiques et libyennes. Cette appellation remonte au temps des Hyksôs, et doit probablement son existence à des tentatives faites pour assimiler le dieu des Hyksôs aux dieux de l’Égypte : Baal fut identifié à Sit, Souti, et, sous cette forme mixte, il devint Soutekhou. Le mot Soutekhou parait n’être d’ailleurs qu’une forme grammaticale du radical sit, souti ; il serait donc d’origine égyptienne et non de provenance étrangère.
[17] Le nombre de deux cents parait être en contradiction avec celui de cinq cents qui est indiqué plus haut. Il faut croire que le scribe aura songé aux deux cents jarres qui renfermaient les hommes, et aura donné ce nombre partiel, sans plus se rappeler le nombre total de cinq cents.