HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME SECOND

 

CHAPITRE QUINZIÈME.

 

 

DIRECTOIRE (FIN). — GUERRE D'ÉGYPTE. — RETOUR DE BONAPARTE. LE 18 BRUMAIRE.

30 Floréal an VII-19 Brumaire an VIII. - 19 Mai 1798-20 Novembre 1799.

 

Il nous faut maintenant résumer les aventures extraordinaires de Bonaparte et de l'armée d'Égypte, avant d'arriver à ce qui suivit le retour du général sans son armée.

Nous avons indiqué les projets sur l'Égypte formés, à diverses époques, depuis Louis XIV jusqu'au Directoire. Ce n'avait pas été la première idée de Bonaparte en fait d'expédition lointaine. Après avoir pris aux Vénitiens Corfou avec les autres Iles Ioniennes, les établissements vénitiens des côtes d'Albanie et d'Épire, et Cerigo (l'ancienne Cythère), au sud de la Morée (ancien Péloponnèse), il avait eu d'abord des vues sur la Grèce et sur Constantinople. Il s'arrêta à l'Égypte, qui lui donnait une double ouverture. Il croyait pouvoir par là aller attaquer les Anglais dans l'Inde, ou bien tourner de l'Égypte par la Syrie sur Constantinople, soit en entrainant les Turcs avec lui comme alliés contre la Russie et au besoin contre l'Autriche, soit en les chassant par un grand soulèvement des chrétiens orientaux, et en prenant de là l'Europe à revers.

Il espérait gagner les Turcs, et il était convenu avec le ministre des affaires étrangères, Talleyrand, que celui-ci partirait pour Constantinople comme ambassadeur, afin d'arranger l'affaire avec le sultan. Chose étrange, qu'un sceptique comme Talleyrand s'engageât dans un projet d'une imagination si effrénée ! Bonaparte voulait l'alliance turque, et il allait commencer, sans aucune entente préalable, par envahir un pays qui reconnaissait, sinon l'autorité réelle, du moins la suprématie du sultan. Il rêvait que musulmans, chrétiens, tout l'Orient, allait se soulever à sa voix comme jadis à la voix de Mahomet : il allait, croyait-il, ressusciter la vieille Asie de son tombeau, l'Asie qui convenait bien mieux à son génie que l'Europe.

Il avait été toutefois un moment sur le point d'abandonner le rêve pour la réalité, l'Orient pour la France, comme nous l'avons dit, et le vrai motif qui l'avait décidé à obéir au Directoire et à partir était celui-ci : il avait vu que l'heure n'était pas encore venue d'un coup de main en France. Pour que Bonaparte fût maître de la France, a-t-il dit dans ses Mémoires, il fallait que le Directoire éprouvât des revers en son absence, et que son retour, ramenât la victoire sous nos drapeaux.

Il partit donc de Toulon le 30 floréal an VII (19 mai 1798), avec le principal corps de l'armée d'Orient. Les Anglais, inquiets de l'insurrection qui avait éclaté en Irlande et trompés sur les intentions du Directoire, gardaient surtout leurs côtes et le détroit de Gibraltar. Une petite escadre, qui, sous le commandement de Nelson, observait Toulon, avait été écartée par une tempête. La flotte de Toulon appareilla à l'insu des Anglais et fut rejointe, le 21 prairial (9 juin), devant l'île de Malte par deux divisions navales parties de la Corse et du port romain de Civita-Vecchia. Elle réunit ainsi 15 vaisseaux de ligne, dont deux vénitiens, 14 frégates françaises et vénitiennes, 72 navires de guerre inférieurs et 400 embarcations portant 35.000 soldats et 10.000 marins.

Bonaparte avait préparé depuis l'année précédente l'occupation de Malte, position centrale dans la Méditerranée, excellente pour assurer les communications entre la France et l'Égypte. Cette île appartenait depuis le seizième siècle à l'ordre militaire des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, qui en avaient pris le nom de chevaliers de Malte. Cet ordre, institué autrefois pour protéger les chrétiens en Orient contre les musulmans, aurait pu continuer d'être utile en donnant la chasse aux pirates musulmans d'Alger, Maroc et Tunis, qui ont infesté la Méditerranée jusqu'à la prise d'Alger par les Français. Les chevaliers de Malte l'avaient fait, mais ne le faisaient plus. Leur gouvernement était tombé dans une décadence plus profonde encore que celle du gouvernement vénitien , et son renversement ne présentait pas le caractère odieux qu'avait eu la destruction de la République de Venise. Nous n'avions, il est vrai, contre lui d'autre droit que le droit du plus fort ; mais il n'était pas douteux que les Russes d'une part, les Anglais de l'autre, n'eussent les mêmes vues que nous sur Malte, et que la souveraineté caduque de l'ordre de Saint-Jean ne fût près, en tout cas, de disparaître.

L'entreprise était très hasardeuse ; car nous ne pouvions faire un siège en règle, qui eût donné aux Anglais le temps de réunir leurs escadres les plus voisines et de se jeter sur notre immense convoi. Il fallait enlever par un coup de main la cité Valette, chef-lieu de l'île, et cette place, quoique mal entretenue, était très forte.

Bonaparte demanda l'entrée du port pour notre flotte. Le grand maître de Malte, l'Allemand Hompesch, refusa en alléguant la neutralité de l'ordre. L'armée française débarqua. Après un semblant de résistance, le grand maître se hâta de capituler et de céder tous les droits de l'ordre sur Malte et sur les îles voisines, moyennant une grosse pension pour lui et de petites pensions alimentaires pour ceux de ses chevaliers qui étaient français de naissance.

Le général du génie Caffarelli, en parcourant les puissantes fortifications de la cité Valette, laissa échapper ce mot : Nous sommes bien heureux qu'il y ait eu quelqu'un dans la place pour nous en ouvrir les portes !

Malte nous donnait une place forte de premier ordre et un matériel énorme : 1.200 canons, 30.000 fusils, plusieurs navires de guerre. Bonaparte organisa sa conquête, y laissa une garnison et remit à la voile le 1er messidor (19 juin).

Les quelques jours passés à Malte nous avaient exposés à un grand péril. Nelson renforcé nous cherchait à travers la Méditerranée et touchait à Naples au moment où nous quittions Malte. Bonaparte, comme naguère' Hoche partant pour l'expédition d'Irlande, avait réparti ses meilleurs soldats sur ses vaisseaux de ligne, et ordonné d'aller droit à l'abordage si l'ennemi se présentait. Mais eût-on réussi à aborder les vaisseaux anglais, si habiles manœuvriers, et à défendre cette multitude de bâtiments de transport que convoyaient nos vaisseaux ?

Nous échappâmes une seconde fois à ce danger. Nelson nous devança, sans le savoir, sur la côte d'Égypte. Ne voyant pas notre flotte devant le port égyptien d'Alexandrie, il crut que nous avions tourné contre la Sicile et Naples, et retourna dans cette direction. A peine s'était-il éloigné, que notre flotte arriva en vue d'Alexandrie (13 messidor - 1er juillet).

Bonaparte avait publié, l'avant-veille, sur tous nos navires, une proclamation où il révélait enfin à l'armée le but de l'expédition. — Soldats, disait-il, vous allez entreprendre une conquête dont les effets sur la civilisation et le commerce du monde sont incalculables. — Vous porterez à l'Angleterre le coup le plus sûr et le plus sensible  Nous réussirons dans toutes nos entreprises : les destins sont pour nous. — Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont musulmans : ayez des égards pour leurs muphtis et leurs imans, comme vous en avez eu en Italie pour les rabbins juifs et les évêques. Ayez pour les mosquées la même tolérance que vous avez eue pour les couvents, pour les synagogues, pour les religions de Moïse et de Jésus-Christ. Les légions romaines protégeaient toutes les religions.

Cette fois, il ne parlait pas de butin : Le pillage, disait la proclamation, nous déshonore et nous rend ennemis les peuples qu'il est de notre intérêt d'avoir pour amis.

Et il mit à l'ordre du jour, que tout individu qui pillerait ou qui outragerait une femme serait fusillé.

Sa pensée dominante était, en ce moment, de gagner à tout prix les populations musulmanes.

On croyait les Anglais tout proche. On commença le débarquement à la hâte, dans la soirée et dans la nuit, malgré le vent et la houle. Le lendemain matin, Bonaparte en personne donna l'assaut à la ville d'Alexandrie avec notre avant-garde. On força les portes. Après quelque résistance dans les rues, un petit corps turc qui occupait la ville capitula.

Bonaparte régla les travaux qui remettraient la place en défense et en feraient notre point d'appui et notre dépôt ; puis il s'apprêta à marcher sur la capitale de l'Égypte, le Caire.

L'Égypte était, depuis plusieurs siècles, dominée par les Mameluks, milice qui se recrutait incessamment d'esclaves achetés parmi les vaillantes tribus du Caucase. Ces esclaves, une fois dressés aux armes, devenaient des espèces de chevaliers qui avaient pour seigneurs vingt-quatre chefs appelés beys et pour sujets tous les habitants de l'Égypte. La milice des Mameluks avait été vaincue au seizième siècle par le sultan Sélim et obligée de se soumettre à l'empire ottoman ; mais, depuis l'affaiblissement de cet empire, dans le courant du dix-huitième siècle, les Mameluks s'étaient révoltés et ne reconnaissaient plus au sultan qu'une espèce de suzeraineté honorifique. Le pacha turc qui représentait le sultan au Caire n'avait plus aucune autorité.

Bonaparte écrivit au pacha qu'il venait, non point contre le Coran (le livre sacré de Mahomet) ni contre le sultan, mais seulement contre les beys rebelles, et il adressa un appel aux peuples de l'Égypte. — On vous dira que je viens détruire votre religion : ne le croyez pas ! Je respecte, plus que vos tyrans les Mameluks, Dieu, son Prophète et le Coran. — Nous aussi nous sommes de vrais musulmans. N'est-ce pas nous qui avons détruit le pape, qui disait qu'il fallait faire la guerre aux musulmans ?

L'armée française se remit en mouvement le 18 messidor (6 juillet). Bonaparte avait pris la route la plus courte, celle du désert, qui commence presque aux portes d'Alexandrie. Quand nos soldats se trouvèrent engagés dans ces sables brûlants et mouvants, sans eau, sans ombre, avec un soleil dévorant sur leur tête, ils s'étonnèrent et murmurèrent. Ils avancèrent cependant, et, le cinquième jour, ils virent devant eux le grand fleuve d'Égypte, le Nil, et les palmiers de ses rivages. Une flottille chargée de vivres et de munitions les rejoignit à Ramanieh et remonta le Nil avec eux.

Après un premier engagement à Chebreiss, où l'on repoussa les Mameluks, l'armée continua sa roule. Le 3 thermidor (21 juillet), l'armée aperçut sur sa gauche, de l'autre côté du Nil, les innombrables minarets des mosquées du Caire. A droite, du côté du désert, montaient vers le ciel, inondés de lumière, les plus grands monuments qu'il y ait dans le monde, les fameuses Pyramides, ces tombeaux des anciens rois d'Égypte, qui sont plus de deux fois plus hauts que les tours de Notre-Dame de Paris. Des masses de paysans armés (fellahs), avec quelque infanterie turque, occupaient au nord du Nil le village retranché d'Embabèh ; au pied des Pyramides fourmillaient des bandes de cavaliers bédouins. Entre les Bédouins et l'infanterie se déployait dans la plaine la vraie, la seule force de l'ennemi, la splendide cavalerie des Mameluks, huit à dix mille hommes d'élite, magnifiquement vêtus et armés, sur les plus beaux et les meilleurs chevaux du monde.

Bonaparte n'avait aucune cavalerie, les cavaliers qu'il amenait devant se monter aux dépens du pays envahi. Il disposa son infanterie en cinq carrés mouvants, dont chacun faisait face en tous sens, avec l'artillerie aux angles. Il galopa le long des rangs, et, se tournant vers les Pyramides et montrant à l'armée ces colosses de l'antiquité, il lui criait : Soldats, quarante siècles vous regardent !

Il aurait pu dire soixante : l'Égypte est bien plus vieille qu'on ne le croyait alors.

Il lit faire à l'armée un mouvement oblique sur sa droite, afin d'éviter le canon d'Emba beh et de tourner les Mameluks. Mourad-bey, le principal chef des Mameluks, comprit cette manœuvre et lança sa cavalerie comme une trombe sur les carrés de notre droite.

Le premier carré, celui de Desaix, attendit avec calme ce tourbillon d'hommes et de chevaux et reçut les Mameluks à bout portant avec la fusillade et la mitraille.

Ils se rejetèrent sur le second carré, qui leur fit le même accueil. Le troisième carré les tourna. Ils se débandèrent, laissant le champ de bataille jonché d'hommes et de chevaux morts et mourants.

Les Mameluks une fois en déroute, le reste ne comptait pas. Nos carrés de gauche forcèrent le village retranché d'Embabeh et jetèrent dans le Nil ou dispersèrent les multitudes inaguerries qui défendaient ce camp. Les Bédouins disparurent dans le désert. Mourad-bey se retira vers la haute Égypte avec le débris de ses Mameluks.

Les soldats firent un butin immense, armes précieuses, châles de l'Inde, bourses remplies de pièces d'or. Les Mameluks portaient toutes leurs richesses avec eux. Les soldats, suivant le mot de Bonaparte, se réconcilièrent avec l'Égypte.

Le Caire était à nous. Cette grande ville de 300.000 âmes reçut les Français sans résistance. L'armée enrichie par sa victoire observa sans peine la sévère discipline que Bonaparte voulait à tout prix maintenir. Il garda les plus grands ménagements envers les populations et leurs usages, et organisa les notables du Caire en une sorte de municipalité sous le nom de divan ; d'autres divans devaient être constitués dans chacune des provinces, à mesure qu'on les occuperait, et envoyer des délégués au divan central du Caire, de manière à ce que le pays fût administré par les principaux habitants sous la direction française et sous la souveraineté nominale du sultan.

Bonaparte présida la grande fête du Nil qu'on solennise le 18 août, au moment de l'inondation annuelle qui fertilise l'Égypte. Il fit plus : il affecta de se montrer dans les cérémonies religieuses des musulmans, comme s'il eût été de la religion du Prophète. Il vint dans la grande mosquée s'asseoir au milieu des cheiks arabes et s'associer à leurs rites le jour où l'on célébrait la fête du prophète Mahomet.

Au milieu de ces pompes triomphales, Bonaparte reçut une nouvelle qui donnait à notre victoire un terrible lendemain. Notre flotte n'existait plus.

Après le débarquement de l'armée, notre flotte, que nous-avions tant d'intérêt à ne point hasarder, aurait dû ou se mettre à l'abri dans le port d'Alexandrie, ou partir pour Corfou, ce poste maritime auquel Bonaparte attachait une si haute importance ; mais la flotte ne pouvait appareiller pour Corfou sans s'être ravitaillée et sans être assurée que l'armée était solidement établie en Égypte. Quant au port d'Alexandrie, l'amiral Brueys en jugea les passes trop peu profondes et ne songea pas, comme il l'aurait pu, à alléger momentanément ses gros vaisseaux de leur artillerie pour les y faire entrer. Il alla s'embosser dans la rade d'Aboukir, à quelques lieues d'Alexandrie.

La flotte était tellement dépourvue de vivres, que Brueys ne put pas même envoyer ses frégates croiser au large pour explorer l'horizon. Le 14 thermidor (1er août), l'amiral Nelson arriva sur nous avec quatorze vaisseaux anglais, sans avoir été signalé. Une partie de nos équipages était à terre pour chercher des approvisionnements, et l'on n'eut pas le temps de les rappeler. Brueys se croyait sûr de n'être point tourné par sa gauche, que protégeaient le fort d'Aboukir et une petite île munie d'artillerie et entourée d'un banc dangereux pour les navires. Il avait donc placé à sa droite ses meilleurs vaisseaux.

L'audacieux Nelson fit précisément ce que Brueys jugeait impossible. Un de ses vaisseaux s'échoua sur le banc de la petite Ile ; mais plusieurs autres passèrent et prirent à revers notre aile gauche et notre centre, que Nelson en personne attaqua de front. Nos navires se défendirent héroïquement et firent essuyer de grandes pertes à l'ennemi. Longtemps le sort de la journée fut incertain, quoique huit ou neuf vaisseaux français supportassent tout l'effort des treize vaisseaux anglais.

Les deux amiraux, Nelson et Brueys, étaient blessés. Brueys ne voulut pas quitter le pont de son vaisseau. — Un amiral, dit-il, doit mourir en donnant des ordres.

Un boulet le renversa mort, et le feu prit à son vaisseau-amiral, l'Orient, puissant navire de 120 canons. L'Orient sauta avec son équipage. Dès lors, nos vaisseaux engagés ne purent que retarder leur perte par l'obstination d'une vaillance désespérée. Ils succombèrent les uns après les autres dans cette nuit fatale. Le commandant de l'aile droite, Villeneuve, n'apercevant pas les signaux de l'amiral enveloppé par l'ennemi, n'avait pas bougé et avait causé notre perte par son indécision et sa faiblesse. Le lendemain matin, il gagna la haute mer avec deux vaisseaux et deux frégates. C'était tout ce qui restait de notre flotte. Neuf de nos vaisseaux étaient au pouvoir de l'ennemi. Après l'explosion de l'Orient, un autre vaisseau avait été brûlé par son équipage, pour ne pas se rendre.

Un des deux vaisseaux emmenés par Villeneuve, le Généreux, répara, quelque temps après, autant qu'il put, la funeste inaction de ce chef d'escadre. Le Généreux prit dans les eaux de Candie un des vaisseaux de Nelson, qui portait en Angleterre la nouvelle de la bataille et les trophées d'Aboukir.

La journée d'Aboukir était le plus grand revers que nous eussions essuyé depuis le commencement de la guerre de la Révolution. Elle donnait aux Anglais sur mer la supériorité que nous avions sur terre. Elle leur livrait la Méditerranée. L'armée d'Orient n'avait plus auprès d'elle une flotte pour seconder ses victoires ou pour assurer sa retraite en cas de malheur.

Le premier effet en fut terrible sur l'armée. Bonaparte et Kléber, celui des lieutenants de Bonaparte qui avait le plus d'autorité sur le soldat, relevèrent le moral des troupes par leur fermeté. Ils persuadèrent à l'armée que nous pouvions nous établir en Égypte de manière à y défier tous les efforts des Anglais.

Bonaparte, en effet, travailla avec une activité et une intelligence extraordinaires à achever et à organiser sa conquête. Il avait rejeté en Syrie un corps de Mameluks qui essayait de se maintenir dans la basse Égypte, sur la rive droite du Nil.

Il envoya le général Desaix dans la moyenne, puis dans, la haute Égypte, pour en chasser Mourad-Bey, qui s'était retiré de ce côté avec la plus grande partie des vaincus des Pyramides.

Bonaparte installa au Caire, dans un grand palais, la commission de savants, de littérateurs et d'artistes que le Directoire avait adjointe à l'expédition. Il lui associa les plus éclairés des chefs de l'armée et de l'administration militaire, et lui donna le nom imposant d'Institut d'Égypte. Le premier président de l'Institut d'Égypte fut Monge, qui avait employé si efficacement sa science à l'organisation de la défense nationale en 93. M. Thiers a résumé, dans son Histoire de la Révolution, le plan des travaux qu'entreprirent les membres du nouvel Institut. Les uns, dit-il, devaient s'occuper à faire une description exacte du pays et en dresser la carte la plus détaillée ; les autres devaient en étudier les ruines et fournir de nouvelles lumières à l'histoire ; les autres devaient en étudier les productions, faire des observations utiles à la physique, à l'astronomie, à l'histoire naturelle ; les autres enfin devaient s'occuper à rechercher les améliorations qu'on pourrait apporter à l'existence des habitants, par des machines, des canaux, des travaux sur le Nil, des procédés adaptés à ce sol si singulier et si différent de l'Europe. Si la fortune devait nous enlever un jour cette belle contrée, du moins elle ne pouvait nous enlever les conquêtes que la science allait y faire.

Bonaparte fit créer, par les membres de l'Institut, un journal franco-arabe, des usines, une monnaie. Les recherches relatives aux sciences naturelles et aux monuments historiques furent surtout favorisées par l'expédition de Desaix, qui, avec une poignée de soldats, renouvela, à Sediman, la victoire des Pyramides (16 vendémiaire an VII - 7 octobre 1798). Mourad-bey et les restes de ses Mameluks vinrent de nouveau se briser contre nos petits carrés d'infanterie, et leur obstination furieuse ne servit qu'à les faire tomber en foule sous nos balles et nos baïonnettes. Desaix remonta au loin le Nil jusqu'aux magnifiques ruines de Thèbes, puis jusqu'aux Cataractes par lesquelles le Nil tombe de Nubie en Égypte. Notre domination s'étendit jusqu'à deux cents lieues au sud d'Alexandrie. Desaix montra la même humanité et la même équité envers les habitants des rives du Nil qu'envers ceux des rives du Rhin. Les Égyptiens l'appelaient le sultan juste.

Les populations égyptiennes gagnaient certainement beaucoup à l'occupation française, comparée à la capricieuse tyrannie des Mameluks ; Bonaparte eût voulu, pour amener la fusion entre les conquérants et les conquis, que son armée se fit musulmane. Un de nos généraux, Menou, qui avait fait assez triste figure au 13 Vendémiaire, donna l'exemple : l'instigation de Bonaparte, il embrassa formellement la religion de Mahomet. Mais les soldats se moquèrent de lui et ne l'imitèrent pas. lis se préoccupaient peu des questions religieuses, tout en étant, pour la plupart, déistes comme on l'était au dix-huitième siècle ; mais leur franchise et leur fierté répugnaient à ces momeries.

Les artifices de Bonaparte ne réussirent point. Les démonstrations de respect pour le prophète et de haine pour le pape étonnèrent, mais ne persuadèrent pas les musulmans. La haine contre ceux qu'ils appelaient les infidèles et les Francs subsista. Après trois mois de soumission apparente, une révolte éclata au Caire. Elle fut opiniâtre et sanglante. On se battit pendant trois jours dans les rues (30 vendémiaire-2 brumaire ; 21-23 octobre). Il fallut emporter d'assaut la grande mosquée. La douceur n'avait pas réussi à Bonaparte : il recourut à la terreur. Il fit décapiter tous les insurgés pris les armes à la main et étaler leurs tètes sur la grande place du Caire.

L'espoir qu'avait eu Bonaparte d'enlever le vieil Orient en jouant au successeur de Mahomet commençait à se dissiper. C'était l'illusion d'un homme qui ne comprenait rien à la marche de l'histoire ni à l'état réel du monde moderne, et qui, au lieu d'idées générales et philosophiques, n'avait que les rêves d'une imagination tournée vers le passé.

Un autre rêve, celui de l'alliance turque, s'évanouissait en même temps. Le pacha du Caire, au lieu de répondre aux avances de Bonaparte, était parti avec les Mameluks. Le pacha d'Acre, qui dominait en Syrie, n'accueillait pas mieux les propositions françaises. Bonaparte fit un dernier effort auprès du sultan. N'ayant pas de nouvelles d'Europe, il expédia un agent à Constantinople, où il comptait que Talleyrand le seconderait (mi-décembre 1798).

Talleyrand n'était pas à Constantinople. Ce fin politique était revenu bien vite d'un moment d'entraînement et n'avait point tenu parole à Bonaparte. Il n'était point parti pour cette hasardeuse mission. Le succès en eût été possible, si Brueys, au lieu de Nelson, eût été vainqueur dans la rade d'Aboukir et eût conduit la flotte française aux Dardanelles ; mais, après notre défaite navale, le sultan céda, chose inévitable, à la double pression de l'Angleterre et de la Russie. Il nous avait déclaré la guerre dès le 28 fructidor (4 septembre).

Bonaparte fut averti que deux armées turques se formaient, l'une en Syrie, l'autre dans File de Rhodes, pour venir, par terre et par mer, assaillir l'Egypte. Il résolut de les prévenir et d'envahir la Syrie. La Syrie conquise, il verrait s'il devrait soulever les musulmans afin de marcher par la Perse sur l'Inde, ou soulever les chrétiens pour marcher par l'Asie Mineure sur Constantinople. La révolte du Caire ne l'avait pas guéri encore de ses illusions. L'idée d'une marche sur l'Inde par terre était insensée, tandis qu'une attaque par mer eût été parfaitement réalisable, avec les plus grandes chances de succès, si l'on eût envoyé, de nos îles de France et de la Réunion, une escadre et des transports dans la mer Rouge. C'était la seule chose que craignissent les Anglais et que Bonaparte et le Directoire eussent dû préparer en temps utile.

L'expédition sur Constantinople n'était guère moins impraticable que l'autre : les chrétiens d'Asie ne pouvaient fournir aucun point d'appui solide, et l'on était trop loin des chrétiens de la Turquie d'Europe.

La seule chose sérieuse, c'était l'attaque sur la Syrie ; elle pouvait réussir et assurer, au moins pour un temps, notre établissement en Egypte. Bonaparte renforça son infanterie par des bataillons formés des marins échappés au désastre d'Aboukir, et que les Anglais avaient déposés sur la côte, ne pouvant emmener cette masse de prisonniers. Il forma un corps de dromadaires. Ces animaux franchissaient de vastes espaces, sans végétation et sans eau, où les meilleurs chevaux eussent péri de fatigue et de soif. Chacun d'eux était monté par deux soldats munis de vivres pour plusieurs jours. Ces escadrons d'une espèce nouvelle poursuivaient les Bédouins dans les profondeurs du désert et enlevaient à l'ennemi tout le secours qu'il eût pu tirer de ces tribus pillardes.

Bonaparte se mit en mouvement dans les premiers jours de février 1799 (pluviôse an VII) avec 13.000 hommes. Les Français traversèrent le petit désert qui sépare de la Syrie le Delta du Nil, battirent un premier corps ennemi, reprirent le fort d'El-Arisch, que l'avant-garde turque avait occupé sur la frontière égyptienne. L'armée française entra dans l'antique pays des Hébreux, des Philistins et des Phéniciens, cette terre de Chanaan si fameuse par les récits de la Bible. Le 17 ventôse (7 mars), les Français emportèrent d'assaut Jaffa, autrefois Joppé, la plus antique cité des Phéniciens. Le carnage fut terrible. Nos soldats étaient furieux, parce que le commandant turc avait fait couper la tète à un parlementaire français.

La moitié de la garnison, au moins 2.000 hommes, s'étaient réfugiés dans les mosquées et demandèrent quartier. On les épargna d'abord : on les garda pendant deux jours ; mais, le troisième, Bonaparte, ne pouvant les envoyer en Egypte et ne voulant pas les nourrir, les fit conduire sur le bord de la mer et les fit fusiller en masse. Plusieurs de nos chefs de demi- brigades (colonels) avaient refusé de se charger de l'exécution ; d'autres obéirent à contrecœur.

Les mitraillades de Lyon et les noyades de Nantes ont laissé un souvenir d'horreur universel. Le massacre de Jaffa, où de braves soldats furent malgré eux transformés en bourreaux, n'a pas été quelque chose de moins affreux. Les victimes étaient des Turcs ; est-ce que les Turcs ne sont pas des hommes ?

Le nom de Jaffa ne devrait donc rappeler, en ce qui concerne Bonaparte, qu'une tache ineffaçable à sa gloire. Il n'en est pas ainsi, grâce à l'habileté extraordinaire de cet homme. Nos soldats avaient pris la peste à Jaffa. Bonaparte s'est fait représenter par un grand peintre, Gros, touchant nos pestiférés dans l'hôpital militaire, comme s'il avait eu le don de guérir les malades. Ce tableau admirable, multiplié par la gravure, est connu de tout le monde ; c'est le seul souvenir qu'éveille chez bien des gens le nom de Jaffa.

Le 27 ventôse (17 mars), l'armée française arriva devant Saint-Jean d'Acre, l'ancienne Ptolémaïs. C'était là qu'au temps des croisades avait eu lieu le long siège durant lequel Philippe-Auguste, Richard Cœur-de-Lion et le sultan Saladin s'étaient livré tant de combats.

Saint-Jean d'Acre était la principale place de la Syrie maritime et la résidence d'Ahmed-pacha, surnommé .Djezzar, c'est-à-dire le boucher, à cause de sa cruauté.

Djezzar était aussi intrépide que cruel, et avait concentré dans Acre ses principales forces. Le commodore anglais Sidney Smith, l'incendiaire de nos vaisseaux dans le port de Toulon, soutenait la défense de la ville avec deux vaisseaux anglais. Sidney Smith s'était récemment échappé de la prison du Temple, où il avait été enfermé après avoir été pris dans une reconnaissance de nôs côtes. Un émigré français, ancien camarade d'études de Bonaparte et habile officier du génie, Phélippeaux, avait contribué à l'évasion de Sidney Smith et l'avait suivi en Orient. C'était lui qui dirigeait les travaux de fortification et la défense de la place.

L'attaque était devenue bien difficile par un incident malheureux. Sidney Smith avait enlevé trois de nos frégates, qui portaient notre parc de siège. Nos propres canons, servis par des artilleurs anglais, aidaient à défendre la place contre nous. Nous n'avions plus pour faire brèche que de l'artillerie de campagne.

On tenta cependant plusieurs assauts ; mais ils ne réussirent point. La ville, bâtie sur une presqu'île, n'était abordable que d'un seul côté, et l'ennemi, maître de la mer, recevait sans obstacle des renforts et des munitions. Les chrétiens de Syrie, sur lesquels Bonaparte avait compté, ne bougeaient pas. Les démonstrations de Bonaparte en laveur de la religion musulmane avaient manqué leur effet sur les musulmans et détourné les chrétiens de l'écouter. La politique de Bonaparte n'avait eu de succès que sur un seul point, mais qui n'était pas sans importance : il avait gagné la belliqueuse peuplade des Druses, qui habitent les grandes montagnes de Syrie, le Liban, et qui sont d'une secte ni chrétienne ni musulmane.

Les Druses lui envoyèrent des provisions et l'avertirent qu'une armée de 30.000 Turcs et Arabes se formait sous le commandement du pacha de Damas, pour venir au secours d'Acre et prendre les assiégeants entre deux feux.

Bonaparte prévint l'ennemi. Il lança Kléber avec une division au-devant de l'armée de secours. Un premier engagement eut lieu à Nazareth, dans les lieux mêmes qui ont été témoins de l'enfance et de la jeunesse du Christ ; puis la petite division de Kléber soutint, dans la plaine qui est au pied du mont Thabor, le choc de l'armée musulmane tout entière. 3.000 de nos fantassins repoussèrent pendant plusieurs heures les charges furieuses de 12.000 cavaliers. Ils se faisaient contre ce déluge une barrière avec les corps d'hommes et de chevaux tombés sous leur mitraille et sous leurs balles (27 germinal - 16 avril).

Vers midi, un coup de canon, parti des hauteurs, leur apprit qu'on arrivait à leur aide. Bonaparte descendit en plaine avec une seconde division et prit les Turcs à revers. La déroute fut complète, et les masses ennemies furent balayées au delà du Jourdain.

Bonaparte retourna à son siège. Il nous était enfin arrivé par mer quelques pièces de grosse artillerie. Une brèche fut ouverte. On donna assaut sur assaut. On prit une tour du rempart, et, plusieurs fois, nos grenadiers pénétrèrent jusque dans l'intérieur de la cité ; mais tous ceux de nos braves qui dépassaient le rempart succombaient sous la masse furieuse des assiégés. Ceux-ci, de leur côté, étaient toujours repoussés avec un grand carnage dans leurs incessantes sorties.

Mais ils réparaient leurs pertes, et nous ne réparions point les nôtres. Le 18 floréal (7 mai), il leur arriva de l'ile de Rhodes tout un corps d'armée à lui seul aussi nombreux que les assiégeants. Bonaparte fit un effort désespéré pour emporter la place avant que ce renfort eût débarqué. Quelques centaines de braves pénétrèrent dans la ville ; mais les Turcs, débouchant en foule dans le fossé, parvinrent à couper cette tète de colonne d'avec les files qui la suivaient. Deux cents grenadiers, se retranchant dans une mosquée, se défendirent avec un tel héroïsme, que Sidney Smith leur fit accorder une capitulation.

Notre armée et son général, aussi irrités, aussi obstinés l'un que l'autre, tentèrent, le surlendemain, un nouvel assaut, qui échoua encore. C'était le quatorzième assaut et le soixantième jour du siège. Nous avions perdu l'excellent général du génie Caffarelli-Dufalga, plusieurs autres généraux distingués et quatre mille soldats. La peste, venue de Jaffa, comme pour punir la cruauté de Bonaparte, nous envahissait. On était informé que le gros de l'armée turque de Rhodes allait s'embarquer pour l'Égypte.

Bonaparte dut se résigner à la retraite (1er prairial-20 mai). Maintes fois depuis, quand il était au plus haut degré de sa puissance, on lui a entendu répéter, en parlant de Sidney Smith : — Cet homme m'a fait manquer ma fortune ! Si Saint-Jean d'Acre était tombé, j'eusse été l'empereur de tout l'Orient ! La réalité si extraordinaire qu'il atteignit ne le consola pas d'avoir perdu son roman.

Il chercha à dissimuler son revers par des bravades. Il publia une proclamation où il prétendait qu'il ne laissait pas pierre sur pierre dans Acre et qu'il ne se retirait que devant la peste. Après avoir tout brûlé derrière lui sur la côte de Syrie pour empêcher l'ennemi de le suivre, il rentra en Égypte en triomphateur, faisant porter devant lui les drapeaux enlevés aux Turcs.

Ses lieutenants avaient, en son absence, réprimé des révoltes et déjoué les tentatives de l'opiniâtre Mourad-Bey ; mais, quelques semaines après le retour de l'armée de Syrie, l'invasion annoncée à Bonaparte eut lieu. Une flotte anglo-

turque débarqua près d'Aboukir quinze à dix-huit mille janissaires, cette infanterie turque autrefois si renommée (25 messidor-13 juillet). Ils n'avaient point de cavalerie, et comptaient que Mourad-Bey les joindrait avec le reste des Mameluks et les bandes des Bédouins. Mais Mourad-Bey, défait plusieurs fois par Desaix, venait d'être de nouveau battu et rejeté dans le désert par Murat.

Bonaparte accourut et attaqua sur-le-champ les Turcs avec 6.000 hommes qu'il avait sous la main.

Deux lignes de retranchements, qui barraient la presqu'île d'Aboukir, furent forcées par notre petite armée, malgré l'énergique résistance des Turcs. Notre vaillante infanterie n'eût pas suffi cette fois ; mais, contrairement à tous les incidents antérieurs de cette guerre, nous avions de la cavalerie, quand les musulmans n'en avaient pas. Ce furent les charges des cavaliers de Murat qui décidèrent la victoire. L'armée turque fut tout entière tuée, prise ou noyée dans la mer ou dans le lac Madieh (7 thermidor-25 juillet).

Bonaparte n'avait reçu, depuis près de dix mois, qu'une seule dépêche du Directoire, échappée aux Anglais ; mais il lui était parvenu récemment une lettre de son frère Joseph, qui le pressait de revenir. A propos d'un échange de prisonniers, Sidney Smith, qui croisait devant Alexandrie, lui envoya malignement des journaux remplis de mauvaises nouvelles.

C'était au moment de nos revers d'Allemagne et d'Italie.

Depuis la lettre de son frère, Bonaparte songeait à quitter l'Égypte. Ce qu'il apprit par les journaux le décida. Les jours du Directoire étaient comptés à ses yeux, et son temps, à lui, était venu. Il n'hésita point à abandonner cette armée qu'il avait lancée dans une si périlleuse aventure. Il la trompa par l'annonce d'un voyage dans la haute Égypte, et, se dirigeant du côté opposé, il gagna rapidement Alexandrie, où il avait donné rendez-vous à ceux qu'il voulait emmener. Il mandait à Desaix, qui était dans la haute Égypte, de se préparer à le rejoindre en France ; il emmenait la plupart des meilleurs généraux, Berthier, Lannes, Murat, Marmont, Duroc, les savants Berthollet, Monge et autres, laissant Kléber, à qui il expédia ses instructions, devenir ce qu'il pourrait avec le reste. Il autorisait Kléber à traiter de l'évacuation de l'Égypte, si, au mois de mai prochain, il n'avait pas reçu de secours de France et si la peste lui avait fait perdre au delà de 1.500 hommes.

Informé du départ de Sidney Smith, qui avait été obligé de s'éloigner pour ravitailler sa flottille, il s'embarqua, dans la nuit du 5 fructidor (22 août), sur une escadrille composée de deux frégates et de deux petits bâtiments.

Les vents contraires et la nécessité d'éviter les Anglais rendirent la traversée longue et difficile. Bonaparte relâcha quelques jours dans son lle natale, et ce fut en Corse qu'il se mit au courant de la situation de la France. En vue de Toulon, il faillit tomber au milieu d'une escadre anglaise. Il échappa à l'ennemi et vint débarquer à Saint-Raphaël, dans le golfe de Fréjus, le 18 vendémiaire an VIII (9 octobre 1799).

De Fréjus à Lyon, les populations le reçurent au son des cloches, aux feux des illuminations. Le brillant accueil qu'il reçut à Lyon lui prouva que le parti réactionnaire, qui dominait dans cette grande ville, ne tenait point aux Bourbons et, ne demandait qu'à se donner à lui.

Il écrivit à sa femme et à ses frères qu'il se dirigeait sur Paris par la Bourgogne, et il passa par une autre route, craignant, de la part du Directoire, quelque obstacle ou quelque embûche sur le chemin. Le Moniteur annonça son retour le 24 vendémiaire (15 octobre). Il arriva le 25.

Le soir même, il se présenta chez le président du Directoire, qui était en ce moment Gohier. — Président, dit-il, les nouvelles qui me sont parvenues en Égypte étaient tellement alarmantes, que je n'ai point balancé à quitter mon armée pour venir partager vos périls. — Général, répondit Gohier, ces périls étaient grands ; mais nous en sommes glorieusement sortis. Vous arrivez pour célébrer avec nous les triomphes de vos compagnons d'armes.

Le lendemain, Bonaparte se rendit à l'audience officielle du Directoire. Il renouvela ses protestations et déclara, en mettant la main sur la garde de son épée, qu'il ne la tirerait jamais que pour la défense de la République et de son gouvernement.

Le Directoire, répondit le président Gohier, connaît vos sentiments républicains et se souvient trop de vos anciens services pour ne pas s'empresser d'associer vos talents à l'accomplissement de ses projets.

Bonaparte reprit son attitude réservée d'après Campo-Formio, étudia le terrain et se prépara. Le Conseil des Cinq-Cents lui fit une avance en élisant pour président son frère Lucien, qui avait acquis de l'influence par ses intrigues et par sa faconde imagée et déclamatoire. Ce choix était une grave imprudence, comme la suite le prouva.

Bonaparte ne pensa pas tout de suite à une conspiration et à un coup d'État. Il savait que les républicains ardents visaient à faire annuler, pour quelque irrégularité, l'élection de Sieyès, comme il était arrivé pour Treilhard. Il songeait, dans ce cas, à se faire élire directeur à la place de Sieyès. Mais son âge le lui interdisait, aux termes de la Constitution. et les deux directeurs sincèrement républicains, Gohier et Moulins, n'admettaient pas qu'on touchât à la Constitution. Les Cinq-Cents ne l'eussent pas admis non plus.

Gohier et Moulins eussent voulu rendre à Bonaparte l'armée d'Italie : Barras et Sieyès n'en furent point d'avis. On lui offrit cependant un commandement en chef. Il n'accepta pas, sous prétexte de santé.

Il eut alors l'idée de s'entendre avec les jacobins pour changer le Directoire par un coup de main, si l'on ne pouvait obtenir la majorité aux Cinq-Cents. Il eût fallu pour cela le concours des généraux républicains présents à Paris. Bernadotte et Jourdan refusèrent de s'associer à la violation de la Constitution.

Bonaparte avait été d'abord très mal avec Sieyès, qui se défiait de lui et qui lui déplaisait. Il y eut de grands efforts pour les rapprocher, par l'intermédiaire des frères de Bonaparte et de leurs amis communs, surtout par Lucien et Talleyrand. Celui ci, comme avant le 18 Fructidor, s'empressait de se ranger du côté où il croyait voir la force et la fortune. Bonaparte, sentant que Talleyrand pouvait lui être fort utile, parut oublier .que l'ex-ministre des affaires étrangères lui avait manqué de parole quant à la mission de Constantinople.

Bonaparte eut, le 9 brumaire (30 octobre), une entrevue avec son ancien protecteur Barras : celui-ci resta maladroitement sur la réserve vis-à-vis de lui, au lieu d'aller, comme Talleyrand, au-devant de ses confidences. Bonaparte le jugea un homme usé et fini, et le quitta pour aller, le soir même, s'entendre avec Sieyès.

Sieyès s'était décidé à contre-cœur et sans illusions. Il avait trop de sagacité pour ne pas comprendre que Bonaparte n'était pas l'homme qu'il avait cherché, le bras qui réaliserait sa pensée, mais qu'il voudrait être la tête aussi bien que le bras d'un nouveau gouvernement. — Je sais, dit-il à l'un des frères de Bonaparte, Joseph, — je sais le sort qui m'attend. Après le succès, il écartera ses collègues et les rejettera en arrière ! — C'est là ce qui ôte toute excuse à Sieyès ; car il voyait bien qu'en détruisant la Constitution libre de son pays, il ne pourrait y substituer le gouvernement de ses rêves.

La responsabilité de Sieyès est immense devant la postérité. Sans lui, Bonaparte ne pouvait réussir. Sieyès assurait à Bonaparte un point d'appui au sein même des pouvoirs organisés par cette Constitution que l'on complotait de détruire. Sieyès dominait la majorité du Conseil des Anciens, composée d'hommes qui craignaient l'effervescence révolutionnaire des Cinq-Cents, et que dégoûtaient et décourageaient les perpétuelles divisions du Directoire. Beaucoup de républicains sincères jugeaient qu'un changement était indispensable dans la Constitution pour sauver la République, et qu'il fallait remplacer les cinq directeurs par un pouvoir exécutif plus concentré. Ils étaient ainsi entraînés à préparer, sans le vouloir, la ruine de la liberté.

Sans le concours de la majorité des Anciens et d'une fraction des Cinq-Cents aux projets vaguement annoncés de Bonaparte, une révolution purement militaire n'eût pas été possible. Malgré l'hostilité dédaigneuse que les généraux témoignaient contre les harangueurs des assemblées, l'armée était encore trop républicaine pour se prêter sciemment à un coup de main contre l'ensemble des pouvoirs légaux et pour s'avouer à elle-même qu'elle allait donner un maître à la France.

Les généraux affluaient autour de Bonaparte, disposés pour la plupart à le suivre où il voudrait. Moreau était à Paris, justement mécontent du Directoire : on ne lui avait pas laissé le commandement de cette armée d'Italie qu'il avait sauvée à Novi. Bonaparte le gagna par d'adroites prévenances et des témoignages de haute estime. Moreau ne voulut pas entrer dans le détail des plans de Bonaparte ;mais il lui déclara qu'il était, comme lui, fatigué du joug des avocats, qui perdaient la République. Il se mit, avec ses aides de camp, à la disposition de Bonaparte. Macdonald et Sérurier s'engagèrent aussi. Berthier, Murat, Lannes, Marmont, travaillèrent à embaucher les officiers des armes diverses.

La police fermait les yeux : le ministre Fouché s'arrangeait de façon à obtenir la récompense de sa complicité si le coup réussissait, sans se perdre s'il échouait. Les autorités départementales étaient acquises par le commissaire auprès du département de Paris (préfet), Réal.

Deux des directeurs, Sieyès et Roger-Ducos, étaient à Bonaparte. Un troisième, Barras, était annulé par la défiance et le mépris universels. Bonaparte trompa les deux derniers, Gohier et Moulins, gens honnêtes, mais peu clairvoyants. Il s'était lié intimement avec eux et les accabla, jusqu'à la dernière heure, de témoignages d'amitié et de confiance. Le ministre de la guerre, l'ancien conventionnel Dubois-Crancé, essaya en vain de leur ouvrir les yeux.

Le 15 brumaire (6 novembre), eut lieu, dans l'église Saint-Sulpice, alors appelée temple de la Victoire, un banquet offert au général Bonaparte. Les Anciens avaient eu la pensée de l'offrir au nom du corps législatif. Les Cinq-Cents, alarmés et irrités des bruits qui couraient, s'y étaient montrés contraires. On avait pris le parti de l'organiser par souscription. Le président du Directoire, Gohier, présidait le festin, entre Bonaparte et Moreau.

, dit le plus récent historien de Napoléon (M. Lanfrey), là se trouvaient réunis, échangeant quelques propos d'une banalité glacée, la plupart des auteurs du complot avec ceux qui devaient en être les victimes, les uns et les autres inquiets, défiants, préoccupés de l'événement dont les suites pouvaient être terribles.

Bonaparte s'était fait apporter, par un aide de camp, un petit pain et une demi-bouteille de vin. Il avait peur d'être empoisonné.

Il but à l'union de tous les Français. On l'écouta en silence. Il sortit précipitamment et courut chez Sieyès pour arrêter avec lui les derniers arrangements. Ils convinrent de supposer une conspiration jacobine, afin de donner prétexte aux Anciens de décréter la translation des deux Conseils à Saint-Cloud. La Constitution accordait au .Conseil des Anciens le droit de changer la résidence du Corps législatif, en cas de péril public. Le péril public que redoutaient Sieyès et Bonaparte, c'était que le peuple de Paris ne prit parti pour la Constitution contre les conspirateurs. Le même décret, quoique les Anciens n'en eussent pas constitutionnellement le droit, donnerait à Bonaparte le commandement de toutes les forces militaires de la division de Paris. Une fois les Conseils transportés à Saint-Cloud, Sieyès et Roger-Ducos démissionneraient, et l'on obtiendrait, de gré ou de force, la démission des trois autres directeurs. Le Directoire ayant ainsi disparu, on ferait instituer par les deux Conseils trois consuls provisoires, Bonaparte, Sieyès et Roger-Ducos, qui seraient chargés de préparer une nouvelle Constitution. On comptait arracher le consentement des Cinq-Cents, entourés à Saint-Cloud de troupes dévouées à Bonaparte.

Rien ne fut décidé sur le fond même de la Constitution. Bonaparte affecta, en termes généraux, de s'en rapporter à la science de son futur collègue, et Sieyès n'insista pas.

Il fut décidé que le coup se ferait dans trois jours.

Le 18 brumaire (9 novembre), à six heures du matin, une foule de généraux et d'officiers, convoqués par Bonaparte, se réunirent dans un petit hôtel qu'il habitait rue Chantereine (rue de la Victoire). Le commandant de la division de Paris, Lefèvre, n'avait pas été mis au courant de ce qu'on préparait : c'était un bon général, très patriote, mais peu éclairé. Il arriva mal disposé. — Eh bien ! Lefèvre, lui dit Bonaparte, vous, l'un des soutiens de la République, la laisserez-vous périr entre les mains de ces avocats ? Tenez, voilà le sabre que je portais aux Pyramides : je vous le donne comme un gage de mon estime et de ma confiance.

Oui, s'écria Lefèvre : jetons les avocats à la rivière !

Bonaparte ne fut pas si heureux auprès de Bernadotte. Il était venu en habit bourgeois, amené par son beau-frère Joseph Bonaparte. Il refusa de se joindre à l'entreprise, affirma qu'elle ne réussirait pas et se retira sans vouloir promettre de rester neutre.

Le Conseil des Anciens se réunissait en ce moment même. On n'avait pas convoqué ceux des membres dont l'opposition était prévue. Tout se passa comme l'avaient arrangé Bonaparte et Sieyès. Afin de pourvoir à de prétendus périls, les Anciens décrétèrent la translation des deux Conseils à Saint-Cloud pour le lendemain. Bonaparte fut chargé de prendre les mesures nécessaires à l'exécution du décret et de commander toutes les forces militaires. Une proclamation courte et vague accompagna le décret.

Bonaparte se rendit au Conseil des Anciens avec tout son brillant état-major. On lui lut le décret. — Citoyens représentants, dit-il, la République périssait : votre décret vient de la sauver... Nous voulons une République fondée sur la vraie liberté, sur la liberté civile, sur la représentation nationale. Nous l'aurons : je le jure en mon nom et au nom de tous mes compagnons d'armes !

Tous les généraux s'écrièrent : Je le jure !

Mais Bonaparte n'avait pas prêté le serment légal à la Constitution de l'an III. Le philosophe Garat, l'ancien ministre de la Convention, en fit l'observation. Le président des Anciens, l'ex-constituant Lemercier, fit passer outre, sous prétexte qu'après le décret rendu, on ne pouvait plus discuter qu'à Saint-Cloud.

Bonaparte alla passer la revue des troupes au Carrousel, dans le jardin des Tuileries et sur la place de la Concorde. Assuré des chefs de corps, il avait convoqué les régiments à une revue, avant même d'être investi du commandement par les Anciens. Le ministre de la guerre, Dubois-Crancé, avait en vain donné contre-ordre.

Bonaparte fut acclamé par les soldats et bien accueilli par la population, qui accourait étonnée et curieuse. Ce qui se passait ne lui faisait pas l'effet d'une révolution. On distribuait dans les rues une petite brochure qui expliquait qu'il était nécessaire de restaurer la Constitution. — Ce serait, y était-il dit, un sacrilège que d'attenter au gouvernement représentatif, dans le siècle des lumières et de la liberté.

Tandis que l'on convoquait les Anciens à sept heures du matin, les Cinq-Cents n'avaient été convoqués qu'à onze heures. De vives interpellations eurent lieu au sujet du décret de translation. Le président des Cinq-Cents, Lucien Bonaparte, répondit, comme le président des Anciens, qu'on ne pouvait plus discuter que le lendemain à Saint-Cloud. Les Cinq-Cents se séparèrent aux cris de : Vive la Constitution de l'an III ! les plus énergiques songeaient à chercher des moyens de résistance.

Bonaparte poursuivait activement son œuvre. Augereau s'étant présenté aux Tuileries, il lui conseilla, pour lui et pour Jourdan, de ne pas se rendre le lendemain à Saint-Cloud et de ne pas s'opposer à un mouvement irrésistible.

Sieyès et Roger-Ducos avaient déjà donné leur démission. Talleyrand s'entremit auprès de Barras, qui ne demandait plus que sûreté pour sa personne et pour son argent. Barras envoya sa démission aux Tuileries.

Bonaparte en prit occasion pour jouer une scène théâtrale. — Qu'avez-vous fait, dit-il d'une voix tonnante au secrétaire de Barras, qu'avez-vous fait de cette France que j'avais laissée si brillante ? J'avais laissé la paix, j'ai retrouvé la guerre ; j'avais laissé des victoires, j'ai retrouvé des revers ; j'avais laissé les millions de l'Italie, j'ai retrouvé des lois spoliatrices et la misère 1 Que sont devenus cent mille hommes qui sont disparus du sol français ? C'étaient mes compagnons d'armes !Ils sont morts !Un tel état de choses ne peut durer : il mènerait au despotisme par l'anarchie !

Cette harangue était destinée, non point au secrétaire de Barras, mais au public ; elle fut envoyée sur-le-champ aux journaux.

Les deux derniers directeurs, Gohier et Moulins, réveillés enfin de leur naïve sécurité, voyaient s'échapper de leurs mains leur dernier moyen d'action par la défection de Barras. Il n'y avait plus de Directoire. Ils se rendirent cependant aux Tuileries pour tenter un dernier effort.

Bonaparte essaya de les séduire. Réunissez-vous à nous, dit-il, pour sauver la République ! Votre Constitution n'en donne pas les moyens... elle croule de toutes parts ; elle ne peut plus aller !

Qui vous a dit cela ? répondit Gohier : des perfides, qui n'ont ni la volonté ni le courage de marcher avec elle. Partout la République est triomphante, triomphante sans vous !

En ce moment, Bonaparte reçut la nouvelle que le faubourg Saint-Antoine commençait à s'agiter autour de son ancien commandant Santerre. Il déclara au directeur Moulins, ami de Santerre, qu'il ferait fusiller celui-ci s'il remuait.

Il essaya en vain d'arracher la démission de Gohier et de Moulins. Ni menaces ni caresses n'y firent. Ces deux hommes, d'intelligence médiocre, mais de cœur droit, assurèrent par leur fermeté l'honneur de leur mémoire. Ils retournèrent à la résidence du Directoire, au Luxembourg, que Bonaparte fit garder par des troupes. Moreau avait accepté le commandement de ce poste, qui faisait de lui le geôlier des directeurs. Bonaparte compromettait malignement ce grand général dans un rôle indigne de lui. Compromettre les hommes dont les talents ou l'honnêteté le gênaient, afin de les réduire à être ses instruments, fut toujours sa politique.

La journée du 18 brumaire avait réussi dans Paris. Le mouvement des faubourgs n'aboutit pas. Restait celle du lendemain à Saint-Cloud. Que feraient les deux Conseils ?

Les meneurs de la majorité des Anciens et de la minorité des Cinq-Cents se réunirent, le soir, aux Tuileries, avec Bonaparte, Sieyès, Roger-Ducos et le ministre de la police, Fouché. Sieyès proposa de faire arrêter quarante des principaux opposants des deux Conseils. Ce fut Bonaparte qui refusa. Il se croyait tellement assuré du succès, qu'il jugeait la violence inutile.

Quelques-uns des représentants qui avaient pris part à l'événement commençaient à s'inquiéter de leur ouvrage et à contester la nécessité d'une dictature. Ils eussent souhaité maintenant que Bonaparte se contentât de prendre place dans un nouveau Directoire. Il était trop tard ! Bonaparte leur dit nettement qu'il s'agissait de changer la Constitution : qu'il fallait une dictature momentanée, par le fait, sinon par le titre.

On n'osa insister. On convint d'établir trois Consuls provisoires et d'ajourner les deux Conseils à trois mois. Bonaparte sortit sans que rien eût été réglé sur la Constitution future. Vous avez un maitre ! dit Sieyès.

Ce maître, c'était lui qui l'avait fait.

Durant la nuit, une douzaine de représentants du peuple s'étaient concertés pour organiser la résistance. Ils avaient décidé qu'ils rassembleraient les collègues dont ils étaient sûrs avant l'heure fixée pour la séance de Saint-Cloud, et qu'ils donneraient à Bernadotte le commandement de la garde des Cinq-Cents.

Il y avait là une chance sérieuse ; mais ils avaient eu l'imprudence de se réunir chez un député corse, Salicetti, qu'ils croyaient ennemi de Bonaparte. Salicetti les dénonça, et la police de Fouché les empêcha de se réunir à Saint-Cloud.

Les deux Conseils entrèrent en séance à Saint-Cloud, le 19 brumaire, un peu avant deux heures : les Anciens siégeaient dans une des salles du palais ; les Cinq-Cents, dans l'Orangerie. Un des principaux adhérents de Bonaparte proposa aux Cinq-Cents de nommer une commission pour aviser aux dangers de la République. C'était un moyen d'éviter le débat. L'assemblée presque en masse répondit par le cri de Vive la Constitution ! à bas la dictature ! Elle décida que tous les députés, par appel nominal, renouvelleraient le serment de fidélité à la Constitution de l'an III. Le président, Lucien Bonaparte, fut obligé de jurer comme les autres.

C'était néanmoins une faute : cette formalité donnait du temps aux adversaires.

Les Anciens, cependant, n'avaient plus la presque unanimité de la veille. Les opposants, cette fois, étaient présents et réclamaient des explications. On vint lire aux Anciens une lettre du secrétaire général du Directoire annonçant que quatre des directeurs avaient donné leur démission. Tout devait étre mensonge dans cette affaire, puisque ni Gohier ni Moulins n'avaient démissionné.

Bonaparte, averti des hésitations des Anciens, se présenta tout à coup devant eux. Troublé de cette résistance imprévue, intimidé et irrité de l'être, il parla d'une manière incohérente et désordonnée, violente et vague tout à la fois. Il protesta contre l'accusation de vouloir être un César ou un Cromwell, tout en affirmant que le vœu de ses camarades et celui de la nation l'appelaient depuis longtemps à l'autorité suprême. Sauvons la liberté et l'égalité ! dit-il.

Un député lui cria : Et la Constitution ?...

La Constitution ! répondit-il avec emportement, vous l'avez violée au 18 fructidor ; vous l'avez violée au 22 floréal ; vous l'avez violée au 30 prairial !

C'était hardi de la part de l'homme qui avait poussé le plus ardemment au 18 fructidor.

La Constitution ! reprit-il, elle ne peut plus être pour nous un moyen de salut, parce qu'elle n'obtient plus le respect de personne !

Et il conclut en demandant une concentration de pouvoirs, qu'il abdiquerait dès que les dangers seraient passés. Quels dangers ? lui demanda-t-on.

Il répondit par des déclamations contre les factions et finit par éclater contre les Cinq-Cents, où se trouvaient, dit-il, des hommes qui voulaient rétablir les comités révolutionnaires avec l'échafaud !Si quelque orateur payé par l'étranger parlait de me mettre hors la loi, j'en appellerais à vous, mes braves compagnons d'armes, dont j'aperçois les baïonnettes ! Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la fortune et du dieu de la guerre !

Il sortit, laissant, aux Anciens, ses partisans inquiets et ses adversaires ranimés.

La fortune dont se vantait Bonaparte chancelait. Jourdan, Augereau, Bernadotte, étaient à Saint-Cloud, prêts à saisir les circonstances et à se montrer aux troupes. Bonaparte sentis qu'il n'y avait plus un moment à perdre et alla des Anciens aux Cinq-Cents.

Les Cinq-Cents venaient de décider l'envoi d'un message aux Anciens, pour leur demander les motifs de la translation des deux Conseils. On leur avait lu la démission de Barras. lis discutaient la nomination d'un autre directeur à sa place. Bonaparte parut. Il était escorté de quelques généraux et de grenadiers de la garde du Corps législatif.

A la vue des armes, l'assemblée se leva en tumulte. Qu'est-ce que cela ? cria-t-on : — des sabres ici ! des baïonnettes ! Une foule de représentants s'élancèrent au-devant de Bonaparte.

Vous violez le sanctuaire des lois ! lui cria le député Bigonnet. Est-ce donc pour cela que tu as vaincu ? dit le député Destremx. De toutes parts éclatèrent les cris : A bas le tyran ! hors la loi le dictateur ! Plusieurs le saisirent au collet en criant : Hors d'ici ! et le secouèrent rudement.

Il pâlissait et défaillait, lui, tant de fois impassible devant la mitraille. Le général Lefèvre et les grenadiers restés près de la porte accoururent. Les grenadiers le prirent à bras-le-corps, le dégagèrent et l'entraînèrent hors de la salle.

Les clameurs continuaient ; les propositions s'entrecroisaient. Il faut avant tout, s'écria un représentant, déclarer que la garde du Corps législatif n'est pas sous le commandement de Bonaparte. — Il faut déclarer, dit un autre, que toutes les troupes qui sont ici font partie de notre garde. Le président Lucien essaya de défendre son frère. Les cris : Hors la loi le dictateur ! retentirent de nouveau. Vous voulez que je mette hors la loi mon propre frère ! répondit Lucien avec un désespoir théâtral. Il protesta ; il lutta obstinément. On vit alors quelle faute avait commise l'Assemblée, en se donnant pour président le complice naturel de l'homme qu'elle redoutait.

Les cris de : Hors la loi ! s'entendirent au dehors, dans le groupe où se tenait Bonaparte. Il y eut un moment d'effroi. On se rappela le 9 thermidor. Sieyès seul garda son sang-froid. Ils vous mettent hors la loi, dit-il à Bonaparte ; ce sont eux qui y sont !

Bonaparte, par une inspiration soudaine, envoya dix grenadiers chercher son frère. Les grenadiers pénétrèrent dans la salle et entraînèrent Lucien.

C'était un coup de maître : on n'avait pu intimider l'assemblée ; il s'agissait de la faire envahir par la garde même du Corps législatif, qu'on avait mise sous le commandement de Murat. L'attitude de cette garde était incertaine, et l'on hésitait à lui donner des ordres auxquels peut-être elle n'obéirait pas.

Les conspirateurs avaient maintenant avec eux le président même de l'Assemblée. Lucien monta à cheval à côté de son frère et harangua les soldats : Le président des Cinq-Cents, dit-il, vous déclare que ce Conseil est opprimé par des représentants qui menacent leurs collègues et lèvent sur eux le poignard ! Ce sont des brigands soldés par l'Angleterre ! ils sont en rébellion contre le Conseil des Anciens. Au nom du peuple, soldats, délivrez la majorité de vos représentants. Les vrais législateurs vont se rendre auprès de moi ; ceux qui resteront dans l'Orangerie ne sont plus les représentants du peuple !Vive la République !

Les soldats crièrent : Vive Bonaparte ! Ils hésitaient toutefois encore ; Lucien saisit une épée, et la tournant vers son frère : Je jure, dit-il, de percer le sein de mon propre frère, si jamais il attente à la liberté des Français !

Murat fit battre la charge et entraîna les soldats. Ils s'arrêtèrent, toutefois, sur le seuil de l'Assemblée. Citoyens représentants, cria leur colonel, je vous invite à vous retirer, sur l'ordre du général ! On ne répond plus de la sûreté du Conseil !

Les représentants répondirent par le cri de Vive la République ! vive la Constitution de l'an III ! et restèrent à leurs places. Grenadiers, en avant ! cria le commandant. Le bruit du tambour étouffa les dernières protestations de l'Assemblée. Les soldats avancèrent, poussant devant eux les représentants du peuple. La salle fut évacuée.

Le soir, vers neuf heures, Lucien Bonaparte rassembla une trentaine de membres des Cinq-Cents, qui déclarèrent être la majorité du Conseil et décrétèrent que Bonaparte, les généraux, les grenadiers, avaient bien mérité de la patrie. Boulay de la Meurthe, l'apologiste des coups d'État, le rapporteur des décrets du 18 fructidor, proposa et fit voter les mesures convenues entre les conjurés : la nomination de trois Consuls, l'ajournement à trois mois du Corps législatif, la formation de deux commissions des Conseils chargées d'aider les Consuls dans les changements à apporter à la Constitution, enfin, l'exclusion de cinquante-sept représentants du peuple, parmi lesquels le général Jourdan.

Le décret fut porté, à une heure du matin, aux Anciens, qui le ratifièrent. Les changements à apporter à la Constitution, était-il dit dans le décret, ne peuvent avoir pour but que de garantir la souveraineté du peuple français, la République une et indivisible, le système représentatif, la division des pouvoirs, la liberté, l'égalité, la sûreté et la propriété.

Les trois Consuls vinrent prêter serment devant les deux Conseils. Le petit groupe des Cinq-Cents s'était peu à peu grossi de ces hommes qui se rallient toujours à la fortune. Bonaparte jura, le premier, fidélité inviolable à la légalité, à la liberté, au système représentatif. Le président Lucien félicita ses collègues par une harangue où il conclut que, si la liberté française était née dans le Jeu de paume de Versailles, elle avait été consolidée dans l'Orangerie de Saint-Cloud.

Le 21 brumaire, parut une proclamation de Bonaparte aux Français. Il y déclarait avoir repoussé les propositions des partis — c'était lui qui avait fait aux partis des propositions non acceptées — Il assurait n'avoir été que l'exécuteur du plan de restauration sociale conçu par les Anciens, et affirmait qu'aux Cinq-Cents, vingt assassins s'étaient précipités sur lui, le stylet à la main, et qu'un de ses grenadiers avait été frappé d'un coup de stylet en se mettant entre les assassins et lui.

Tout cela était de pure invention. Il n'y avait eu à Saint-Cloud ni stylets ni assassins.

On rendit de grands honneurs au grenadier qu'on prétendait avoir été le sauveur de Bonaparte.

Le mensonge était partout. Les complices du coup d'État ne parlaient que des Principes de 89 et des idées libérales. Ce fut même alors que se répandit l'usage de ce dernier mot.

Or, le 18 Brumaire venait de porter aux Principes de 89 et aux idées libérales un coup dont les suites devaient s'aggraver incessamment durant quinze années : un coup plus funeste que celui même du 31 Mai et qui atteignait plus à fond la vie morale de la France. Il fallut, pour que ces principes et ces idées commençassent à se relever, passer à travers des abîmes où la grandeur de la France périt après sa liberté.

La Révolution, jusqu'alors, n'avait cessé d'avancer parmi les tempêtes : la République de 92 avait été un progrès sur la démocratie royale de 91 ; la Constitution de l'an III avait été un progrès sur la dictature révolutionnaire ; à partir du 18 Brumaire, la Révolution, pour longtemps, dévie et recule.

C'est dans l'état général du pays et non dans le fait particulier du désaccord entre les Anciens et les Cinq-Cents qu'il faut chercher la cause du 18 Brumaire. Ce n'est point parce que nous avions alors deux assemblées que la Constitution a péri. S'il y avait deux assemblées au 18 Brumaire, il n'y en avait qu'une au 2 Décembre.

Il ne faut pas plus reprocher à la Convention d'avoir institué deux Chambres en l'an III, qu'à la Constituante de n'en avoir établi qu'une en 1791. La Convention et la Constituante ont fait toutes deux ce qu'elles devaient faire. L'historien qui, le premier, a résumé avec profondeur les faits généraux et l'esprit de la Révolution, M. Mignet, a dit avec raison : On commence les révolutions avec une seule Chambre et on les finit avec deux.

Nous avons essayé de montrer pourquoi la Constitution de l'an III n'avait pas réussi à finir la Révolution.

Trois quarts de siècle, remplis d'événements extraordinaires et de terribles catastrophes, devaient s'écouler avant que la République, retirant la France de l'abîme où l'avait précipitée le second Bonaparte, revint aux principes et se rapprochât des formes de la Constitution de l'an III.

 

FIN DU SECOND. ET DERNIER VOLUME