HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME SECOND

 

CHAPITRE QUATORZIÈME.

 

 

DIRECTOIRE (SUITE). — INVASION DE LA SUISSE. RENVERSEMENT DU PAPE. — BONAPARTE PART POUR L'ÉGYPTE. — LE TIERS CONSOLIDÉ. - ÉLECTIONS DE L'AN VI. — RUPTURE AVEC L'AUTRICHE. SECONDE COALITION. — LA CONSCRIPTION. PRISE DE NAPLES. ANNEXION DU PIÉMONT. REVERS EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE. — ASSASSINAT DES AMBASSADEURS FRANÇAIS À RASTADT. — ÉLECTIONS DE L'AN VII. — BATAILLE DE NOVI. — VICTOIRE DE BRUNE EN HOLLANDE. VICTOIRE DE MASSÉNA EN SUISSE.

26 Vendémiaire an VI-24 Vendémiaire an VIII. - 17 Octobre 1797-15 Octobre 1799.

 

Le traité de Campo-Formio, par ses articles secrets, tendait à engager la politique de la France dans une voie nouvelle. Bonaparte, en sacrifiant les principes de la Révolution par son marché avec l'Autriche aux dépens de Venise, avait conçu la pensée d'une entente ou même d'une alliance entre la France et l'Autriche. Les articles secrets de Campo-Formio, relatifs à la rive gauche du Rhin, différaient de ceux du traité de Bâle avec la Prusse. Par le traité de Bâle, la Prusse nous abandonnait toute la rive gauche du Rhin, moyennant des compensations pour elle en Allemagne. Campo-Formio ne nous donnait pas la rive gauche du Rhin tout entière, mais seulement jusqu'au confluent du Rhin et de la petite rivière de Nette, un peu au-dessous du confluent du Rhin et de la Moselle, entre Coblenz . et Andernach. De là, notre frontière, laissant à l'Allemagne Bonn et Cologne avec une étroite bande de terrain, remontait, en suivant la rivière d'Erft, puis celle de Roër, puis celle de Neers, vers la basse Meuse et la place forte de Venloo. La France s'engageait à restituer au roi de Prusse ses anciens duchés de Gueldre et de Clèves, au nord de Venloo, en sorte qu'il ne fût question d'aucune acquisition nouvelle pour le roi de Prusse, ce que la France et l'Autriche se garantissaient mutuellement.

Au point de vue militaire, ce qu'abandonnait Bonaparte ne nous enlevait rien d'essentiel à notre défense. Au point de vue politique, Bonaparte réagissait contre la tendance qu'avaient eue les hommes d'État de la Révolution, depuis 92, qui était de transiger avec la Prusse en combattant l'Autriche à outrance. Et ceci, quoique la Prusse eût conclu avec la France, le 5 août 1796, des conventions d'amitié par lesquelles elle s'engageait de nouveau à ne pas s'opposer à ce que nous eussions toute la rive gauche.

Il y avait eu, entre Bonaparte et Cobentzel, l'homme de confiance de l'empereur François. II, des échanges de vues sur des arrangements européens qui allaient plus loin que les articles secrets du traité.

L'empereur n'avait traité avec la France que comme chef de la maison d'Autriche et non comme chef de l'Empire germanique. Il fallait donc maintenant transformer les articles secrets en un nouveau traité accepté par l'Allemagne en corps. Il avait été arrêté qu'un congrès serait ouvert à Rastadt, dans le pays de Bade, sous un mois au plus tard, entre les plénipotentiaires de l'Empire germanique et ceux de la République française. Bonaparte fut délégué à Rastadt par le Directoire.

Il fit ses adieux à la République cisalpine dans une. proclamation où il donnait aux nouveaux républicains italiens des conseils et de hautes espérances ; il leur assurait n'avoir accompli son œuvre qu'en vue de lem ; liberté et de leur bonheur (20 brumaire an VI - 11 novembre 1797). Il n'avait point insisté sur les idées exprimées dans sa lettre à Talleyrand touchant la Constitution à donner à la Cisalpine, et il avait laissé ce pays accepter des institutions calquées sur notre Constitution de l'an III. La question était pour lui à Paris et non à Milan.

Il promit à ses soldats, en les quittant, de se retrouver au milieu d'eux.

Il traversa la Suisse, alors très agitée et dans l'attente d'une crise. Il y fut reçu avec de grands honneurs par les démocrates, parce qu'ils espéraient en lui, et par les aristocrates, parce qu'ils avaient peur de lui. Il entra à Rastadt en somptueux équipage, le 4 frimaire (25 novembre).

Il n'entendait pas rester à Rastadt à débattre les intérêts compliqués des petits États allemands et le détail des remaniements territoriaux et des indemnités à accorder sur la rive droite du Rhin aux princes qui perdaient leurs terres de la rive gauche. Quant aux combinaisons dont il avait pu s'entretenir avec Cobentzel, il ne pouvait entreprendre de les imposer à Rastadt que s'il était le maitre à Paris. Il régla avec les Autrichiens le point le plus urgent et le plus important, la rentrée des Français à Mayence le même jour où les Autrichiens entreraient à Venise ; puis il se fit rappeler à Paris par Barras pour aller conférer avec le Directoire.

Aussitôt après le traité de Campo-Formio, le Directoire avait nommé Bonaparte général en chef de l'armée d'Angleterre.

Bonaparte vint descendre à Paris dans un petit hôtel qu'il avait acheté rue Chantereine. La municipalité parisienne changea le nom de cette rue en celui de rue de la Victoire. Bonaparte répondit aux démonstrations enthousiastes des Parisiens par une circonspection qui n'était pas dans ses habitudes premières. On l'avait connu toujours agité et grand parleur. Il se montrait maintenant réservé et bref dans ses propos, poli, mais sans familiarité, digne et grave. Il venait d'être nommé membre de l'institut dans la section des sciences physiques et mathématiques, et il affectait de vivre au milieu des gens de lettres.et des savants. Il ne se prodiguait pas en public. La réception solennelle que lui fit le Directoire, le 40 décembre, en produisit d'autant plus d'effet.

Un autel de la Patrie, une estrade et un vaste amphithéâtre avaient été élevés dans la principale cour du Luxembourg. Là, en présence de toutes les autorités et de la foule qui remplissait le palais, le ministre des affaires étrangères, Talleyrand, présenta au Directoire le citoyen Bonaparte, qui apportait la ratification du traité conclu avec l'empereur. Talleyrand, dans un discours flatteur et adroit, après avoir célébré le génie de Bonaparte, étala surtout son désintéressement, et fit entendre qu'il faudrait peut-être le solliciter un jour pour l'arracher à ses goûts de retraite et d'études paisibles. Il annonçait qu'un nouvel ennemi appelait Bonaparte, et que son génie avait maintenant à imposer aux tyrans des mers, aux Anglais, une paix digne de la gloire de la République.

Bonaparte parla brièvement et grandement. La religion, la féodalité et le royalisme, dit-il, ont successivement, depuis vingt siècles, gouverné l'Europe ; mais, de la paix que vous venez de conclure, date l'ère des gouvernements représentatifs. Vous êtes parvenus à organiser la Grande Nation, dont le vaste territoire n'a de limites que parce que la nature elle-même les a posées.

Ces deux principes organiques, le gouvernement représentatif et les frontières naturelles, il devait les renverser tous deux, l'un en rétablissant le despotisme, l'autre en faisant déborder de tous côtés la France sur l'Europe, pour renouveler à son profit personnel l'Empire romain.

Il conclut ainsi : Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l'Europe entière deviendra libre.

Ces meilleures lois organiques, c'étaient celles qu'il avait indiquées dans sa lettre à Talleyrand à propos de la République cisalpine. C'était une prétendue représentation nationale concentrée dans le pouvoir exécutif, comme chez les anciens Césars.

Bonaparte mit bientôt à l'épreuve son crédit sur le Directoire afin de se débarrasser d'un rival qu'essayaient de lui susciter les Jacobins. Augereau, infatué de son importance depuis le 18 fructidor, dénonçait au Directoire les projets ambitieux de son ancien général en chef, blâmait âprement le traité de Campo-Formio et adressait, des bords du Rhin, aux populations allemandes des provocations révolutionnaires qui pouvaient compromettre la paix.

Le Directoire ne révoqua point Augereau du commandement de la grande armée du Rhin, mais supprima cette armée, comme devenue inutile par suite de la paix avec l'Autriche.

Le Directoire, en rappelant Augereau des bords du Rhin, eût souhaité d'y envoyer Bonaparte. Il l'invita à retourner à Rastadt pour activer les négociations. Malgré la réserve que gardait Bonaparte dans nos affaires intérieures, le Directoire le voyait avec inquiétude à Paris.

Bonaparte refusa, sous prétexte de la nécessité de surveiller les préparatifs de l'expédition d'Angleterre.

Le Directoire avait commis, durant l'automne précédent, une grosse faute qui augmentait beaucoup la difficulté d'une entreprise exposée, dans tous les cas, à tant de chances périlleuses. Il avait, au moment de la mort de Hoche, abandonné ces projets de descente en Angleterre si chers à Hoche et à Carnot, et désarmé la flotte de Brest, et cela, précisément lorsque la marine hollandaise, nullement déchue comme celle de l'Espagne, était toute prête à nous seconder. La flotte de Hollande sortit bravement pour, attaquer, à elle seule, la flotte anglaise, supérieure en force, qui bloquait le Texel. Les Hollandais perdirent, le 20 vendémiaire an VI (11 octobre 1797), la bataille navale de Camperduyn, après avoir lutté avec la plus grande énergie et fait essuyer des pertes considérables aux Anglais.

Le Directoire avait bientôt reconnu son erreur et ordonné la réorganisation de la flotte de Brest ; mais les matelots, qu'il avait mal payés, y mirent de la mauvaise volonté, et la flotte ne se refit que péniblement et lentement.

Bonaparte n'avait pas ce désir de rester à Paris que lui supposait le Directoire. Après avoir bien examiné la situation, il avait reconnu que le moment n'était pas arrivé pour lui en France. Il ne pouvait être élu légalement du Directoire, la Constitution exigeant l'âge de quarante ans. Il n'en avait que vingt-neuf. Les choses, d'autre part, n'en étaient pas au point où il fût possible de se saisir du pouvoir par un coup de main.

Il n'y a rien à faire ici, disait-il à un de ses confidents. — Si je reste, je serai coulé dans peu. Tout s'use ici : je n'ai déjà plus de gloire. Cette petite Europe n'en fournit pas assez. Il faut aller en Orient : toutes les grandes gloires viennent de là. Si la réussite d'une descente en Angleterre me parait douteuse, comme je le crains, je vais en Égypte.

Ces paroles révélaient un génie tourné vers le passé, et qui prétendait refaire l'histoire ancienne. Il ne voyait pas que le vieil Orient n'était plus rien, et que l'Occident, Europe et Amérique, était tout.

Il alla visiter, au mois de février, les côtes de Picardie, de Flandre et de Zélande, examina les points où un embarquement eût pu s'opérer, et revint bien décidé à ne pas tenter cette aventure dont il n'avait jamais eu beaucoup l'envie.

Aussitôt son retour, il travailla à faire agréer du Directoire la substitution de l'expédition d'Égypte à celle d'Angleterre.

On manquait de ressources, soit pour l'une, soit pour l'autre. Le Directoire fit voter aux deux Conseils un emprunt de 80 millions ; on fit des collectes civiques. Le besoin d'argent contribua à décider le Directoire à commettre, en dehors de nos frontières, des actes violents qui devaient lui en procurer. Il résolut de renverser les gouvernements aristocratiques des cantons suisses et de mettre la main sur leurs caisses.

Des motifs politiques préexistaient à ce motif inavouable. Le Directoire tendait à imposer aux petits États voisins ou alliés de la France des constitutions républicaines unitaires, analogues à la nôtre, comme il avait fait pour la Cisalpine et pour Gênes. Il venait de le faire en Hollande, où il avait suscité contre le gouvernement des Provinces-Unies, démocratisé, mais resté fédératif, une espèce de 18 fructidor (22 janvier 1798). Il visait maintenant à révolutionner la Suisse. Bonaparte y poussait. Il avait déjà provoqué une révolution dans une république voisine et : alliée de la Suisse, celle des Grisons. Les Grisons étaient une république fédérative aristocratique, qui avait des sujets, les Valtelins, population de langue italienne, habitant, sur le revers italien des Alpes, la vallée de la haute Adda. Bonaparte avait aidé la Valteline à s'insurger et avait provoqué sa réunion à la République cisalpine. Il avait ensuite excité une révolution démocratique et unitaire chez las Grisons. Maintenant, il conseillait de s'attaquer aux aristocraties de Berne et des autres cantons suisses.

La situation de la Suisse était extrêmement compliquée et diverse. Les grands cantons étaient des aristocraties ; les petits cantons primitifs étaient des démocraties ; mais les uns et les autres avaient des sujets, c'est-à-dire des territoires dont les habitants n'avaient que des droits civils sans droits politiques. La population de langue française qui forme aujourd'hui le canton de Vaud était sujette des cantons de Berne et de Fribourg, de langue allemande ; elle supportait ce joug avec beaucoup d'impatience, et invoquait l'appui de la République française pour s'affranchir.

Une déclaration du Directoire, du 28 décembre 1797, assura la protection de la France aux personnes qui réclamaient contre la souveraineté de Berne et de Fribourg. Quelques jours auparavant, le Directoire avait prévenu la confédération suisse que les troupes françaises allaient occuper la ville suisse de Bienne, au nord de Neufchâtel, comme appartenant à l'évêque de Bâle, prince allemand qui était encore en guerre avec la France, puisque la paix n'était pas signée avec l'Empire germanique. Lors de la Réforme du seizième siècle, la ville de Bâle avait rompu avec le prince-évêque et s'était faite canton suisse ; mais l'évêque avait gardé la plus grande partie de son territoire sur le revers oriental du Jura. Ce territoire s'était réuni volontairement à la France en 93, sauf la ville suisse de Bienne, et il formait le département du Mont-Terrible, qui avait pour chef-lieu Porentruy. On y avait adjoint, sur le revers occidental du Jura, Montbéliard, conquis sur la maison de Würtemberg.

Des mouvements démocratiques éclatèrent partout dans les territoires sujets des cantons souverains, et, à l'intérieur de ces cantons mêmes, contre les aristocraties locales. Les aristocraties résistèrent peu dans la plupart des cantons, et les campagnards furent admis aux droits politiques dans les cantons de Bâle, de Lucerne, de Zurich, de Schaffhouse, de Soleure. Restaient Berne et Fribourg en face de leurs sujets vaudois, et les petits cantons primitifs en face de leurs sujets des bailliages italiens (aujourd'hui le canton du Tésin). Fribourg céda ; Berne résista. Les Vaudois proclamèrent leur indépendance contre Berne. Bonaparte poussa les bailliages italiens du haut Tésin à en faire autant vis-à-vis de leurs seigneurs des petits cantons. Les troupes françaises soutinrent les Vaudois, et 15.000 Français entrèrent à Lausanne (28 janvier 1798).

Le gouvernement de Berne essaya de négocier et accepta le principe de l'égalité des citoyens, mais en se donnant un an pour préparer la nouvelle Constitution.

Le général Brune arriva avec des renforts, et le Directoire signifia aux Bernois un ultimatum qui ôtait toute indépendance et toute dignité à Berne. Les démocrates suisses se sentirent aussi blessés que les aristocrates, surtout lorsqu'à la suite d'un armistice qui n'aboutit pas, Berne reçut un nouvel ultimatum exigeant que la République suisse, de fédérative, devint unitaire et que Berne désarmât.

Le gouvernement bernois consentit à abdiquer dans les mains de la démocratie. Le général Brune n'en persista pas moins à imposer le désarmement immédiat, et, ne l'obtenant pas, il envahit le canton de Berne par Fribourg et par Soleure (2 mars).

La confusion était extrême parmi les Suisses. Les contingents des cantons venus au secours de Berne s'en retournèrent chacun chez eux pour défendre leurs foyers. Les milices bernoises criaient à la trahison contre leurs chefs. Le gouvernement bernois fut dissous et remplacé par une régence provisoire. Brune, qui avait ses instructions du Directoire, maintint, vis-à-vis de la régence démocratique, les exigences qu'il avait manifestées envers le gouvernement aristocratique. La régence essaya de se défendre. Un corps bernois repoussa vigoureusement une division française à Laupen : l'antique héroïsme helvétique s'était réveillé. Un grand nombre de femmes combattaient à côté de leurs maris et de leurs fils.

Ce succès partiel ne sauva que l'honneur bernois : pendant ce temps, un autre corps qui défendait les approches immédiates de Berne était forcé dans ses positions, malgré son énergique résistance. Les miliciens exaspérés massacrèrent leur général d'Erlach, qui était bien innocent de leur défaite.

Berne ouvrit ses portes, moyennant la garantie pour les personnes et les propriétés.

Les propriétés privées ne furent qu'incomplètement respectées, car on mit la main sur des fonds appartenant aux familles patriciennes. Quant aux propriétés publiques, le général Brune s'en empara au nom du gouvernement français. Le trésor de Berne contenait près de 17 millions en numéraire, et les arsenaux, 300 canons et 40.000 fusils ; on leva en outre pour 18 millions de réquisitions. Fribourg et Soleure furent rançonnées de la même façon ; mais elles étaient moins riches.

Le général qui avait été l'instrument de cette politique violente essaya de détourner le Directoire d'aller plus loin dans cette voie. Brune, bien que ses opinions personnelles fussent celles de l'ancienne Montagne, voyant que la plupart des démocrates suisses étaient très opposés à la république unitaire, tenta d'obtenir qu'on laissât subsister chez eux le système fédératif. Bonaparte et le ministre des affaires étrangères, Talleyrand, s'y opposèrent et l'emportèrent auprès du Directoire. Brune donna sa démission, en annonçant que les petits cantons qui avaient été le noyau primitif de la Suisse (Schwitz, Uri, Unterwald) ne se soumettraient pas et ne renonceraient point à leurs vieilles démocraties locales pour se confondre dans une démocratie centralisée.

Un corps législatif fut convoqué à Aarau, pour imposer à la Suisse une Constitution unitaire. De fortes contributions de guerre furent frappées sur les familles patriciennes des anciens cantons. Les agents militaires et civils du Directoire firent subir à la Suisse un régime vexatoire qui excita partout un vif mécontentement. Les petits cantons rejetèrent la constitution unitaire votée à Aarau, et leur résistance aboutit à une petite guerre de montagnes qui se prolongea jusqu'à la grande guerre de l'année suivante.

Deux petites républiques alliées de la Suisse furent réunies, sur ces entrefaites, à la France. L'une était Genève ; l'autre, Mulhouse. Genève, par l'influence française, avait passé du gouvernement aristocratique à une démocratie violente : la réunion à la République française fut votée sous la pression du Directoire (avril-mai 1798).

Il en fut de même de Mulhouse, vieille ville libre d'Alsace, confédérée avec les cantons suisses, et qui avait gardé son indépendance après la réunion de l'Alsace à la France.

Genève, petite par le territoire et la population, grande par l'intelligence, par la science, par les hommes illustres qu'elle avait produits, se suffisait à elle-même et n'avait aucune raison d'abandonner son individualité pour se fondre dans la grande masse française. Mulhouse, au contraire, n'avait aucun intérêt à rester isolée, et s'attacha promptement et irrévocablement à la France, dont la violence seule a pu la séparer.

Peu de jours avant l'invasion de la Suisse, une autre invasion, de plus grande conséquence encore, avait été opérée en Italie. Les Français étaient à Rome. L'aristocratie des cantons suisses n'avait pas provoqué les armes de la France. Il n'en était pas de même du gouvernement papal. Il avait témoigné à la France une malveillance imprudente, et ne cessait d'intriguer contre nous avec l'Autriche et Naples. Avant même la conclusion du traité de Campo-Formio, le pape avait pris pour général l'Autrichien Provera. Bonaparte avait écrit à son frère Joseph, qu'il avait fait nommer ambassadeur à Rome, que, si Provera n'était congédié tout de suite, ce serait la réouverture des hostilités.

Et, rentrant dans les vues du Directoire, il ajoutait : — Si le pape vient à mourir, faites tout ce qui vous est possible pour qu'on n'en nomme pas un autre et qu'il y ait une révolution (29 septembre 1797).

Le gouvernement papal céda, de mauvaise grâce.

Il était trop tard. Un parti révolutionnaire s'était formé dans Rome, encouragé par les agents français. Il tenta, une nuit, un mouvement prématuré qui ne réussit pas. Le lendemain, il renouvela ses tentatives. Une bande tumultueuse se porta à l'ambassade de France en criant : Vive la République ! Un détachement de troupes papales la poursuivit. L'ambassade fut envahie par les uns et par les autres. Le général français Duphot, qui se trouvait chez l'ambassadeur et qui était fiancé à une sœur des Bonaparte, voulut s'interposer entre l'émeute et les soldats. Ceux-ci firent feu sur lui. Il tomba mort. L'ambassadeur Joseph Bonaparte quitta Rome le lendemain matin (29 décembre).

Le Directoire ne voulut entendre à aucune excuse, et ordonna au général Berthier, qui commandait en Italie depuis le départ de Bonaparte, de marcher sur Rome.

Le Directoire, surtout La Réveillère, eût, dans tous les cas, saisi cette occasion d'en finir avec le pouvoir temporel du pape ; mais d'autres motifs avaient contribué à mettre Bonaparte d'accord avec les Directeurs. Son ancien chef d'état-major Berthier, devenu son successeur en Italie, lui écrivait, le 19 janvier : En m'envoyant à Rome, vous me nommez le trésorier de l'expédition d'Angleterre : je tâcherai de bien remplir la caisse.

Ce n'était pas au voyage d'Angleterre que Bonaparte devait employer les millions de Rome.

Le pape n'avait aucun moyen de se défendre. Le roi de Naples n'osa marcher à son secours, et l'Autriche garda le silence.

Le pape annonça aux Romains que l'armée française ne venait pas agir hostilement contre eux et qu'il ne les abandonnerait point. .

Berthier entra à Rome, le 10 février, et alla droit au Capitole. Il y reconnut la République romaine, que les démocrates romains venaient de proclamer sur le Forum, Berthier fit signifier au pape que le gouvernement pontifical avait cessé d'exister et l'autorisa à rester dans son palais du Vatican. Il ordonna de respecter le culte et le clergé. Quatorze cardinaux assistèrent à un Te Deum qui célébra l'avènement de la République romaine.

La chute du pouvoir temporel s'était donc accomplie aussi pacifiquement que possible ; mais le Directoire n'approuva pas la modération de Berthier et ordonna de faire sortir de Rome le pape et tous les cardinaux et prélats membres de l'ancien gouvernement. Il transféra le commandement de Berthier à Masséna.

Le pape refusa de partir et de reconnaître le gouvernement républicain. Il fut traité par le commissaire du Directoire avec une rudesse indécente et emmené malgré lui hors de l'Etat romain. Il se retira en Toscane.

La nouvelle République romaine avait été inaugurée sous de tristes auspices. La pesante tyrannie autrichienne venait de s'installer à Venise. Des scènes d'un désespoir tragique avaient signalé l'agonie de l'indépendance vénitienne. Le chargé d'affaires de France, Villetard, s'était noblement associé aux protestations indignées des patriotes vénitiens. Ceux-ci avaient refusé avec mépris les offres de Bonaparte, qui leur proposait un asile avec des moyens d'existence dans la Cisalpine. Ils avaient, comme l'écrivait Villetard à Bonaparte, préféré l'indigence à l'infamie. Et leurs malédictions avaient eu de longs échos dans toute l'Italie et jusque dans l'armée française.

Le despotisme autrichien accablait la Vénétie : là où dominaient les Français, on avait le nom de la liberté, mais, en réalité,, un régime d'exactions désordonnées. Berthier, bon chef d'état-major, très utile au second rang, incapable au premier, n'avait ni les hautes facultés ni la force de caractère indispensables pour gouverner les éléments si difficiles que Bonaparte lui avait laissés en main. Bonaparte n'avait fait nommer Berthier à sa place que pour se faire regretter. Les fournisseurs, les commissaires, bon nombre de généraux, pillaient à l'envi et faisaient des fortunes scandaleuses, pendant que l'armée était sans vêtements et presque sans pain. En février 1798, il y avait cinq mois qu'elle n'avait reçu de solde.

L'indignation de l'armée éclata. Le Il février, la garnison' de Mantoue se souleva. Les soldats enlevèrent drapeaux et canons, et déclarèrent qu'ils allaient retourner en France. Lorsque leur général les somma de rentrer dans le devoir au nom de la loi : — La loi, répondirent-ils, ordonne de nous payer ; ceux qui la violent, ce sont ceux qui ont volé les trésors de l'Italie, que nous avions gagnés par nos victoires ! Ils nous laissent sans souliers et sans chemises ; ils ne nous laissent que nos baïonnettes, après les avoir employées à dépouiller les Italiens dont nous nous sommes fait détester. Nous allons demander justice en France à nos concitoyens !

Leur général, Miollis, ne les apaisa qu'en leur promettant l'arriéré de leur solde avant huit jours. Ce fut encore aux dépens de l'Italie, car le général ne put tenir parole que par un impôt sur le pays.

Peu de jours après (24 février), un mouvement plus grave encore eut lieu à Rome. A Mantoue, les soldats avaient agi sans opposition de la part des officiers. A Rome, ce furent les officiers qui agirent, sur la nouvelle que Masséna était appelé au commandement en chef à la place de Berthier. La moralité n'était pas, chez Masséna, au niveau des grandes qualités militaires. Il passait pour avoir eu plus de part qu'aucun autre aux déprédations dont se plaignaient l'Italie et l'armée. Le corps des officiers, assemblé dans une église, déclara qu'il ne reconnaissait pas Masséna pour général en chef. 300 officiers désavouèrent solennellement, en face de l'Eternel, toutes les spoliations faites dans la ville de Rome et dans les Etats romains, et demandèrent vengeance des chefs et des administrateurs avides et corrompus qui déshonoraient le nom français.

Berthier était parvenu à préserver les musées et les galeries de Rome ; mais le précieux mobilier du Vatican et des palais des cardinaux et des grands seigneurs romains avait été enlevé pour le compte de pillards de haut rang.

Toutes les garnisons de Rome et des Etats romains étaient derrière le corps des officiers, et le reste de l'armée d'Italie les approuvait. C'est un fait de grande importance dans l'histoire de la Révolution. C'était le réveil moral de l'armée d'Italie. L'ancien esprit de nos légions républicaines avait été ressuscité par l'excès du mal dans celte vaillante armée jetée par son chef hors de la bonne voie.

Le Directoire, alarmé, envoya en Italie un général d'un caractère ferme et d'une probité irréprochable, Gouvion-Saint-Cyr. Celui-ci comprit qu'on perdrait tout si l'on voulait sévir ; il fit appel au patriotisme des officiers et des soldats, et promit, au nom du Directoire, la punition des dilapidateurs et l'acquittement de la dette de la patrie envers l'armée. La discipline se rétablit aussitôt d'elle-même chez ces braves gens, qui avaient en quelque sorte légitimé leur insubordination en faisant cesser les déprédations dans Rome.

Malheureusement, on ne put supprimer toutes les causes d'irritation qui indisposaient contre nous les populations italiennes. On avait mis un terme aux vols particuliers ; il ne fut pas possible d'arrêter les exactions officielles. Il fallait de grandes ressources pour garder militairement Malle et pour coopérer à l'expédition que préparait Bonaparte ; et, ces ressources, on les prélevait sur un pays déjà surchargé et épuisé.

Bonaparte se souciait peu du mécontentement de l'Italie. Il ne pensait plus qu'à l'Egypte. Il avait étudié rapidement, mais fortement, tout ce qui se rapportait à cette contrée fameuse, tous les projets qui, à diverses époques, avaient été proposés en vue du but qu'il prétendait atteindre. Les grands avantages de la possession de cette contrée intermédiaire entre l'Europe et la haute Asie avaient été appréciés de tout temps. Le philosophe Leibniz en avait proposé la conquête à Louis XIV, dans un moment où notre puissance maritime eût rendu le succès à peu près certain. La question avait été de nouveau examinée pendant la guerre d'Amérique, et, tout récemment, notre consul d'Alexandrie avait envoyé au Directoire un mémoire sur ce sujet.

L'occupation de l'Egypte était avantageuse, cela n'était point douteux ;mais les circonstances étaient-elles favorables pour l'entreprendre ? Bonaparte s'efforça de gagner à son idée les hommes qui pouvaient le seconder, militaires, politiques, savants, en faisant miroiter à leurs yeux les brillantes conséquences qu'aurait le succès et en atténuant les difficultés et les périls. Il avait réponse à tout, et l'esprit pratique qu'il montrait dans le détail inspirait confiance et déguisait ce qu'il y avait de téméraire dans l'entreprise. Il fallait être bien fort pour résister à l'espèce de fascination qu'il exerçait.

Il y eut là-dessus de vifs débats dans le Directoire. Il s'agissait d'envoyer hors de l'Europe l'élite de nos chefs et de nos soldats, de vider nos arsenaux, de hasarder notre marine déjà si ébranlée, quand les révolutions opérées par nous en Suisse et à Borne rendaient la paix continentale évidemment précaire.

La Réveillera résista énergiquement. Rewbell le soutint ; mais Barras et les deux nouveaux Directeurs, François (de Neufchâteau) et Merlin (de Douai) accédèrent à l'expédition d'Égypte. Ce qui entraîna la majorité, c'était la peur qu'elle avait de Bonaparte et le désir de le voir s'éloigner.

L'affaire fut décidée au commencement de mars. Bonaparte reçut pleins pouvoirs pour tout préparer comme il l'entendrait.

Le ministre de la marine, Pléville-Lepeley, donna sa démission en déclarant que l'expédition aurait pour résultat la ruine de notre marine.

Le 2 avril, le Directoire publia, pour tromper les Anglais, un arrêté qui ordonnait à Bonaparte de se rendre à Brest. Le 12, des arrêtés secrets transformèrent l'armée d'Angleterre en armée d'Orient, autorisèrent le général en chef Bonaparte à s'emparer de l'île de Malte, position centrale dans la Méditerranée qu'il visait depuis l'année précédente, et le chargèrent d'occuper l'Égypte, de couper l'isthme de Suez pour mettre en communication la Méditerranée et la mer Rouge, et de chasser les Anglais de toutes les possessions de l'Orient où il pourrait atteindre (ceci désignait l'Inde). Le Directoire justifiait l'invasion de l'Égypte sur ce que les beys des Mamelouks, qui dominaient ce pays et ne reconnaissaient qu'une suzeraineté nominale au sultan, s'étaient liés intimement aux Anglais et persécutaient cruellement les Français en Égypte. Bonaparte devait tâcher de rester en bonne intelligence avec le sultan, tout en faisant la guerre aux Mamelouks.

Bonaparte ne se contenta pas de s'assurer d'excellents lieutenants : Kléber, Desaix, Caffarelli-Dufalga, Lannes, Davout, Murat, etc. Il voulait frapper l'imagination publique par tous les moyens, et fit organiser une commission de savants pour étudier, sous la protection de son épée, la nature et les monuments dans l'antique berceau de la civilisation Monge, Berthollet, Fourier, Dolomieu, Geoffroy-Saint-Hilaire, etc., s'empressèrent de s'enrôler dans l'expédition.

Un incident grave, qui survint sur ces entrefaites à Vienne, remit tout en question.

Le 25 germinal an V (14 avril 1797), à la nouvelle de l'arrivée de l'avant-garde française sur le Sœmmering, la jeunesse de Vienne s'était offerte en masse à l'empereur pour la défense de cette capitale. Les Viennois célébrèrent l'anniversaire de cette journée. L'ambassadeur français, le général Bernadotte, répondit à ce qu'il considéra comme une démonstration hostile en arborant le drapeau tricolore au balcon de son hôtel. La foule arracha le drapeau, força et saccagea l'hôtel. Bernadotte quitta Vienne.

Le Directoire, au premier moment, jugea la guerre inévitable et offrit l'armée d'Allemagne à Bonaparte. Le gouvernement autrichien, cependant, n'avait nullement encouragé l'émeute ni désiré une rupture. Il offrit des satisfactions.

Le Directoire invita Bonaparte à retourner à Rastadt pour y conclure les négociations dans un sens ou dans l'autre.

Bonaparte, d'abord très contrarié de se voir interrompu dans ses desseins, changea brusquement de visées et saisit avidement l'occasion de se faire l'arbitre de la guerre ou de la paix. Il revint à ces plans d'arrangement européen avec l'Autriche qu'il avait abandonnés pour l'Égypte et il écrivit au comte de Cobentzel afin de renouer les pourparlers secrets de Campo-Formio.

Une nouvelle guerre victorieuse contre l'Autriche, ou, au contraire, une alliance avec l'Autriche, devait, dans sa pensée, aboutir au même résultat : lui donner la France. Si la transaction avec l'Autriche réussissait, fortifié dans l'opinion par ce nouveau succès, il renversait immédiatement le Directoire par un coup de main. Matthieu Dumas, dans ses Mémoires, cite à ce sujet le témoignage du général Desaix, dont la parole ne fait doute pour personne.

Le Directoire fut averti. Il décida que Bonaparte n'irait point à Rastadt et lui intima l'ordre de partir pour l'Egypte. Bonaparte s'emporta et offrit sa démission. Rewbell, ou, suivant d'autres, La Réveillère, lui tendit une plume, en lui disant : Écrivez-la, général ; la République a encore des enfants qui ne l'abandonneront pas !

Merlin (de Douai) arracha la plume des mains de Bonaparte ; il céda et partit le lendemain pour Toulon (14 floréal an VI - 3 mai 1798).

C'est là que l'attendait le principal corps de l'armée d'Égypte, presque entièrement formé de ses anciens soldats d'Italie. Il leur parla dans des termes analogues à ceux de sa première proclamation de 1796, mais avec plus de crudité encore. — Il y a deux ans, je vous promis de faire cesser vos misères ; je vous conduisis en Italie. Là tout vous fut accordé. — Vous n'avez pas encore assez fait pour la patrie, et la patrie n'a pas encore assez fait pour vous. Je vais vous mener dans un pays où, par vos exploits futurs, vous surpasserez ceux qui étonnent aujourd'hui vos admirateurs et rendrez à la patrie les services qu'elle aura le droit d'attendre d'une armée d'invincibles. — Je promets à chaque soldat qu'au retour il aura de quoi acheter six arpents de terre.

Bonaparte, cependant, sentit ou on lui fit sentir l'inconvenance d'un tel langage. Il publia, deux jours après, une autre proclamation où il n'était question que de gloire et de patrie, et non plus de butin.

La flotte mit à la voile le 30 floréal (19 mai), rallia en route les convois préparés à Gènes, à Ajaccio, à Civita-Vecchia, et se dirigea d'abord sur Malte.

Nous reviendrons sur les destinées de cette aventureuse expédition, qui a laissé dans toutes les imaginations une si forte empreinte. Il nous faut maintenant exposer ce qui se passa en France et en Europe, tandis que Bonaparte entraînait dans une autre partie du monde une élite de nos guerriers et de nos savants.

Depuis le 18 fructidor et la paix de Campo-Formio, le Directoire avait fait de nouveaux efforts pour rétablir l'ordre dans le pays et dans les finances. Il avait recouru et à des augmentations d'impôts et à de nouveaux impôts. Il avait augmenté les droits d'enregistrement et de timbre, soumis les journaux au timbre, institué des droits et un Code hypothécaires ; il avait mis un droit de passe sur les routes et rétabli la loterie, tristes expédients qui retournaient aux pratiques de l'Ancien Régime. Cela permit de réduire la contribution foncière à 228 millions et la personnelle à 50, tout en portant le revenu total pour l'an VI à 616 millions, qui en vaudraient aujourd'hui plus que le double. Le produit des ventes de biens nationaux n'y était plus évalué qu'à 20 millions. Les dépenses de la guerre, fort réduites par la paix continentale, n'étaient plus appréciées qu'à 283 millions ; les autres dépenses, à 2i7 : en tout, 530 millions. Mais, le service de la dette s'élevant en sus à 258 millions, il restait donc encore un déficit de 172 millions.

A partir de l'abolition du cours forcé des assignats, on payait un quart de la rente en numéraire et les trois autres quarts en bons sur les biens nationaux. Le Directoire présenta aux deux Conseils un projet de loi d'après lequel on paierait à perpétuité en numéraire un tiers de la rente, ce qui mettrait en équilibre les recettes et les dépenses de l'État, et l'on rembourserait le capital des deux autres tiers au denier 20, en bons sur les biens nationaux.

Il y eut une vive opposition : l'on cria à la banqueroute. Tous les créanciers de l'État ne pouvaient acheter de la terre, et ceux qui n'en achèteraient pas perdraient 90 pour 100 sur les deux tiers de leur créance, à cause de la dépréciation des bons sur les biens nationaux. Cette dépréciation n'était plus uniquement le résultat de l'agiotage et des intrigues contre-révolutionnaires : elle était sans doute très exagérée ; mais il était vrai que la valeur de ce qui subsistait de biens nationaux se trouvait maintenant fort au-dessous du chiffre de la dette publique. Les deux tiers remboursables d'après le projet de loi s'élevaient à environ trois milliards, et il ne restait plus de biens nationaux que pour 1,300 millions, en donnant aux créanciers le milliard en terres promis par la Convention aux défenseurs de la patrie : promesse sacrée à laquelle il était bien douloureux de manquer.

Les deux Conseils, néanmoins, ne voyant aucun moyen de remplir intégralement les engagements de l'État, jugèrent impossible de repousser cette mesure. La République fut ainsi réduite, à son tour, à faire faillite, après les treize banqueroutes de la monarchie..Les États-Unis d'Amérique avaient pareillement liquidé leur dette en terres.

La confiance ne revint pas, après ce qu'on nomma la Consolidation du Tiers. Une inscription de rente de 5 francs, au capital de 100 francs, fut cotée à la Bourse 17 francs et dépassa rarement 20 francs. On la vit même tomber jusqu'à 7 francs durant les revers de l'année suivante.

Il restait, en outre, des créances non liquidées pour des sommes énormes. La liquidation en trama dix ans et finit par une banqueroute sous l'Empire.

Pour que la confiance revint, il eût fallu une forte et sage administration dans les mains d'hommes adoptés par l'opinion publique. Le 18 fructidor avait bien pu donner du pouvoir au Directoire, mais non pas lui donner de l'autorité morale. L'intérieur était toujours agité. Il y avait bien une tendance à la renaissance du commerce et de l'industrie : l'agriculture gagnait beaucoup, et l'effet de la vente des biens nationaux se faisait sentir ; mais la sécurité manquait.

Durant l'automne précédent, en vendémiaire an VI, il y avait eu des insurrections royalistes dans le Midi. Des bandes contre-révolutionnaires avaient tenté des coups de main au Pont-Saint-Esprit, à Carpentras, à Tarascon. Ces témérités avaient été facilement réprimées ; mais les environs de Lyon étaient toujours inquiétés par les brigandages qu'exerçaient les restes des compagnies de Jésus. Lyon et plusieurs autres villes avaient été mises en état de siège. Des bandes nombreuses, moitié chouans, moitié simples voleurs, ne cessaient de désoler l'Ouest, surtout la Bretagne et la Basse-Normandie. L'Angleterre et l'émigration fomentaient de leur mieux tout ce qui pouvait empêcher en France le retour de l'ordre et de la paix publique. Le Directoire répondait à ces menées par de fréquentes exécutions de chouans et d'émigrés.

Les deux Conseils, dans les derniers temps qui avaient précédé Fructidor, avaient favorisé le culte catholique et lui avaient rendu les églises cathédrales et paroissiales. Le Directoire en reprit une partie, dont plusieurs à Paris. L'autorité départementale, à Paris et ailleurs, ordonna la célébration forcée du décadi, le repos du dixième jour au lieu du repos du dimanche. line autre mesure, aussi louable que celle-là était vexatoire, fut l'indemnité accordée à des accusés acquittés. Ce principe d'équité n'est malheureusement pas resté dans nos lois.

La conduite du Directoire lors des élections de l'an VI (mars-avril 1798) ne fut pas de nature à calmer les esprits ni à réveiller le respect des lois. Avant que s'ouvrît la période électorale, le gouvernement avait commencé de réagir contre les Jacobins, ses alliés de Fructidor, qui prétendaient le dominer. Il avait fermé le Cercle constitutionnel, qui l'avait si bien secondé contre le Cercle de Clichy, mais qui avait pris une couleur de plus en plus exagérée. Jusque-là le Directoire était dans son droit légal ; mais il ne s'en tint pas là. Les choix des assemblées primaires (1er germinal) furent d'un caractère tout opposé à ceux des renouvellements partiels des deux années précédentes. Les réactionnaires, depuis le 18 fructidor, abandonnant le terrain électoral, la lutte, cette fois, eut lieu entre le Directoire et les républicains ou exagérés ou indépendants ; bien des patriotes qui n'étaient pas jacobins trouvaient mauvais que le gouvernement eût la prétention de diriger les élections. La majorité des citoyens, du reste, continuait à ne pas voter.

Le Directoire intervint directement. Il publia, contre les fauteurs de 93, une circulaire rédigée par Merlin (de Douai). Il revendiqua pour les magistrats le droit de désigner les candidats qu'ils jugeaient les meilleurs ; puis, dans une proclamation menaçante, il accusa les terroristes d'être à leur tour les instruments de l'étranger.

Les assemblées électorales de second degré furent très orageuses. Dans beaucoup d'entre elles, il y eut scission, et les deux moitiés de l'assemblée élurent des députés chacune de leur côté. A Paris, par exemple, la majorité des électeurs fit l'élection dans l'église de l'Oratoire. La minorité, c'est-à-dire les amis du Directoire, se transporta au Louvre et y procéda à d'autres choix. Il y eut, en réalité, à peine une nuance entre les élus de ces deux groupes, qui étaient tous des républicains et n'étaient point des terroristes.

Il y avait eu des choix plus exagérés dans quelques départements ; mais, en résumé, la Terreur n'était pas aux portes. Le Directoire, blessé dans son amour-propre, menacé dans sa prépondérance, poussa les choses à outrance. Dans un message au Corps législatif (2 mai), il prétendit que le royalisme avait remplacé la cocarde blanche par le bonnet rouge, et il se hâta de mettre à profit une très mauvaise loi récente, qui décidait que les pouvoirs des représentants nouvellement élus seraient vérifiés par le Corps législatif, avant que ces nouveaux députés y fussent entrés. Les amis du Directoire, qui avaient la majorité et qui allaient la perdre par l'entrée du nouveau tiers, votèrent, sur la présentation du gouvernement, un projet de loi d'un révoltant arbitraire. Ils approuvèrent les nominations faites dans quatorze départements, Paris compris, par des minorités scissionnaires, annulèrent en entier les élections de sept départements, et exclurent trente-quatre députés élus par des assemblées dont les opérations furent d'ailleurs reconnues valables (22 floréal).

C'était un second 18 fructidor en sens opposé, moins les déportations. Un certain nombre d'ex-conventionnels furent ainsi exclus. Barère l'était pour la seconde fois.

Treilhard, qui avait été, comme Merlin (de Douai), un des jurisconsultes éminents de la Convention, et qui avait , comme lui, activement coopéré au 18 fructidor, entra au Directoire à la place de François (de Neufchâteau).

La politique du Directoire, violente et arbitraire à l'intérieur, n'était pas plus sage au dehors Nous avons raconté les invasions de la Suisse et de Rome, l'une injustifiable, l'autre incompatible, par les conséquences graves qu'elle ne pouvait manquer d'avoir, avec l'expédition lointaine que nous tentions en Égypte. Notre gouvernement suscitait partout des ressentiments contre nous. La République française était, depuis le temps de la Convention, en rupture avec notre ancienne alliée la République américaine, parce que celle-ci n'avait pas cru pouvoir lutter, avec sa marine naissante, contre les forces navales de l'Angleterre et s'était soumise aux tyranniques exigences des Anglais envers les neutres. Les Français avaient, naturellement, arrêté les bâtiments qui commerçaient avec l'Angleterre et saisi les marchandises anglaises sur les vaisseaux américains, comme les Anglais y saisissaient les marchandises françaises.

Le gouvernement américain, durant l'automne précédent, avait envoyé des plénipotentiaires à Paris pour renouer des relations amicales. Des agents de Barras 'demandèrent à ces envoyés un prêt considérable pour contribuer à la descente projetée en Angleterre, et de l'argent pour les Directeurs, c'est-à-dire pour Barras.

Barras avait déjà, récemment, fait proposer secrètement à Pitt de procurer la paix moyennant une grosse somme. Les envoyés américains ayant repoussé ces étranges propositions, Barras fit échouer les négociations, et l'on resta dans un état qui n'était ni la paix ni la guerre. Cette honteuse intrigue transpira, et le mépris encouru par Barras rejaillit sur tout le Directoire.

En Allemagne, le Directoire agissait aussi de façon à inquiéter et à blesser les gouvernements et les populations. Il avait voulu tirer un prêt d'argent des petites républiques maritimes et commerçantes qu'on nommait les villes Anséatiques (associées) : Hambourg, Brème et Lubeck. Il avait organisé en départements français les provinces de la rive gauche du Rhin, sans attendre que l'Empire germanique eût consenti à les céder. La rive gauche formait quatre départements : le Mont-Tonnerre, chef-lieu Mayence ; la Sarre, chef-lieu Trèves ; Rhin-et-Moselle, chef-lieu Coblenz ; la lier, chef-lieu Aix-la-Chapelle.

Le Directoire ne se contentait même plus de la rive gauche du Rhin ; il prétendait avoir, pour protéger la rive gauche, les têtes de pont de la rive droite depuis Huningue jusqu'à Mayence.

Les petits princes allemands, qu'on dépossédait sur la rive gauche du Rhin et qui ne tenaient pas leurs indemnités sur la rive droite, refusaient d'admettre la cession de la rive gauche comme point de départ des négociations de Rastadt, ainsi que l'exigeaient les plénipotentiaires français.

La Prusse, qui se voyait sacrifiée à l'Autriche et qui soupçonnait des engagements secrets, pires encore pour elle, entre Bonaparte et Cobentzel, encourageait les résistances. Cobentzel, sur une lettre de Bonaparte, admit la base française (fin de février 1798). La députation de l'Empire germanique céda. Le principe des sécularisations pour indemnités fut adopté (2 avril) ; c'est-à-dire que l'on convenait de renouveler ce qui s'était fait au seizième siècle, quand les princes protestants s'étaient approprié une partie des seigneuries soumises à des évêques ou à des abbés. C'étaient principalement les trois Électeurs ecclésiastiques de Mayence, Trèves et Cologne qui allaient, cette fois, payer les frais de la guerre, par la perte des grandes terres qu'ils avaient outre-Rhin.

Après l'adoption du principe, l'application traîna en longueur 'par suite de la mésintelligence entre la Prusse et l'Autriche ; puis l'Autriche cessa de presser la conclusion.

La situation générale de l'Europe commençait à se modifier. La politique russe avait changé depuis l'année dernière. Le tsar Paul avait d'abord rompu les engagements de sa mère, la grande Catherine, avec l'Angleterre et l'Autriche, et paru se désintéresser des affaires d'Occident ; mais il s'était bientôt retourné avec la brusquerie de son bizarre caractère. Il s'était montré tout à coup plus violemment contre-révolutionnaire que sa mère. ll avait pris l'armée de Condé à sa solde, offert un asile à Mittau à Louis XVIII, et déclaré qu'il protégerait le commerce maritime contre l'oppression du Directoire.

Le Directoire avait déjà la pensée de ce qu'on nomma plus tard, sous Napoléon, le Blocus continental. Pour répondre à la tyrannie exercée sur les mers par les Anglais, il s'efforçait d'interdire tout commerce entre l'Angleterre et le Continent, et il avait annoncé qu'il regarderait comme une déclaration de guerre, de la part du Danemark et de la Suède, le passage accordé par le Sund aux bâtiments chargés de marchandises anglaises.

Le tsar se rapprocha de l'Angleterre et offrit à l'empereur François son alliance pour arrêter les envahissements de la France.

Bonaparte était parti, abandonnant pour ses rêves d'Orient sa politique européenne d'arrangement avec l'Autriche. Le Directoire ne suivait pas cette politique. L'Autriche ne savait ce qu'elle devait attendre de lui. Elle répondit au tsar qu'on ne pouvait rien sans le concours de la Prusse.

L'Angleterre et la Russie firent de grands efforts pour entraîner le gouvernement prussien. Le Directoire jugea qu'il fallait envoyer à Berlin un homme considérable, afin de contre-balancer ces influences ennemies, et chargea Sieyès de cette mission.

Les choses se gâtaient entre la France et l'Autriche. Le Directoire venait d'envoyer le Directeur récemment sorti de charge, François (de Neufchâteau), pour tâcher de terminer les débats de Rastadt dans des conférences particulières avec le comte de Cobentzel. Mais l'Autriche n'avait plus les mêmes dispositions que lorsqu'elle avait compté voir Bonaparte à la tête de la France. Cobentzel demanda que la Suisse cessât d'être occupée par les Français : il refusa de reconnaître la République romaine. Il offrit carte blanche à la France quant aux arrangements en Allemagne, pourvu que l'Autriche pût s'approprier une grande partie de la Bavière ; mais, de plus, il prétendait que la France abandonnât toute l'Italie, moins le Piémont, qu'on lui permettrait de s'annexer.

Le Directoire était si loin de consentir à livrer l'Italie à l'Autriche, qu'il demandait la réunion de la Toscane à la République romaine, sauf à indemniser en Allemagne le grand-duc de Toscane. Il fut impossible de s'entendre. Les conférences furent rompues le 18 messidor (6 juillet). Cobentzel assura les membres du Congrès de Rastadt que l'empereur François Il n'entendait pas s'agrandir aux dépens de l'Allemagne et qu'il refusait tous les avantages que lui offrait la France. On vient de voir ce que valaient ces assertions. Cobentzel partit ensuite pour Berlin, où il se mit en plein accord avec les envoyés de Russie et d'Angleterre.

Le roi Frédéric-Guillaume II, le neveu du grand Frédéric et le vaincu de Valmy, était mort le 16 novembre 1797. Son fils, Frédéric-Guillaume Ill, jeune homme de 27 ans, paraissait vouloir continuer sa politique. Il avait bien reçu Sieyès, qui lui avait déclaré être parmi nous le représentant du système d'union intime entre la France et la Prusse. L'aristocratie et l'état-major prussien étaient fort hostiles à Sieyès, l'implacable ennemi de la noblesse. Le frère du grand Frédéric, le vieux prince Henri, avait, au contraire, gardé d'anciennes sympathies pour la France et s'était étroitement lié avec notre plénipotentiaire. Le nouveau roi de Prusse tâchait de se maintenir en équilibre entre Sieyès et l'envoyé russe Repnin. Il envoya toutefois à Rastadt une note contre les prétentions excessives de la France.

Cobentzel fit, avec Repnin, un grand effort pour entraîner le roi de Prusse dans la coalition. Ils échouèrent. Frédéric-Guillaume III déclara qu'il resterait neutre.

Le 10 août, Cobentzel et Repnin signèrent à Berlin une convention au nom des deux empereurs d'Allemagne et de Russie. Trente mille Russes devaient entrer dans la Pologne autrichienne (la Gallicie), pour soutenir les armées de l'Autriche. Repnin partit pour Vienne, en laissant des adieux hautains à la Prusse. — Nous ferons la guerre à la France, dit-il, avec vous, sans vous ou contre vous.

Cobentzel, de son côté, partit pour Saint-Pétersbourg.

La coalition était refaite : elle avait la Prusse, l'Espagne et la Hollande de moins, mais la Russie et la Turquie de plus. Contrairement aux espérances fort peu vraisemblables de Bonaparte, la Turquie, à la nouvelle des événements qui avaient suivi la descente des Français en Égypte, et sur lesquels nous reviendrons, avait pris parti contre nous et s'était alliée à la Russie et à l'Angleterre.

Le Directoire et les deux Conseils prévirent qu'il faudrait de plus grands efforts et de plus grandes ressources que pour les campagnes de l'an V et de l'an VI. On n'avait pas réussi, comme on l'espérait, par la consolidation du tiers, à remettre les revenus au niveau des dépenses. Il y avait eu un déficit de plus de 60 millions sur la rentrée des contributions. On éleva de nouveau les impôts du timbre, de l'enregistrement, des douanes : on établit des centimes additionnels et des octrois aux portes des villes pour les dépenses locales et l'entretien des établissements publics. On décréta une taxe sur les portes et fenêtres.

Les deux Conseils votèrent, sur la proposition du général Jourdan, une grande loi pour le recrutement de l'armée. On avait vécu jusque-ld sur la Réquisition de 93, mesure extraordinaire et non loi permanente. On régularisa le principe du service obligatoire, que la Convention avait mis en pratique pour sauver la France. Il fut décrété que tous les Français de vingt à vingt-cinq ans seraient à la disposition de la patrie. Ces cinq années formaient cinq classes : on devait appeler d'abord la plus jeune, puis les autres à mesure des besoins. Il n'y avait d'exemption que pour les jeunes gens mariés avant cette loi, et pour ceux qui avaient déjà payé leur dette à la patrie dans les campagnes précédentes. Lorsque la patrie serait déclarée en danger, la levée en masse pourrait, de plus, être convoquée comme en 93.

Une loi annuelle devait déterminer le nombre des conscrits à appeler.

Les jeunes gens de vingt-deux à vingt-cinq ans ayant déjà été pris par la grande Réquisition de 93, on n'avait à disposer que des jeunes gens de vingt à vingt-deux ans. Une loi spéciale en leva 200.000.

Ainsi fut établie, pour défendre la France, cette conscription dont Napoléon devait tant abuser pour envahir l'Europe. Chénier rédigea, au nom des Cinq-Cents, une chaleureuse adresse aux Français, afin de leur montrer la nécessité de ce nouveau sacrifice (5 vendémiaire - 26 septembre).

Sauf dans les départements infestés par les débris de la chouannerie, où les réfractaires furent nombreux, la France d'avant 89 accepta la conscription. Il n'en fut point partout de même dans les provinces nouvellement réunies. Il y eut de violentes insurrections dans les campagnes belges, et l'on put craindre, durant quelques semaines, que la Belgique ne devint une seconde Vendée. Ces mouvements furent toutefois étouffés avant la fin de l'année.

Le Directoire, sentant la gravité de la situation, prenait, un Mu tard, une attitude modérée au dehors. Il se montrait conciliant à Rastadt envers les États allemands. L'Autriche, au contraire, devenait agressive. L'Autriche avait réussi à empêcher les Grisons de se réunir à la Suisse, comme les y poussait la France. Elle avait suscité chez les Grisons une contre-révolution, qui appela dans ce pays les troupes autrichiennes. Les Autrichiens, vers la fin d'octobre, répondirent ainsi, en occupant le pays des Ligues Grises, à l'occupation de la Suisse par les Français. Le Directoire ne rompit pas cependant avec l'Autriche.

Le gouvernement autrichien, malgré ses nouveaux engagements avec la Russie, n'était pas encore tout à fait décidé à la guerre. Si la France lui eût rendu Mantoue avec la ligne du Mincio et lui eût livré les États romains, elle fût restée en repos et eût abandonné sans scrupule la papauté, à condition d'en hériter. Mais le Directoire ne pouvait ni ne voulait aller jusque-là.

Il alla cependant très loin dans la voie des concessions. Il offrit d'évacuer la Suisse et les États romains, de remettre à l'Autriche les Légations (les provinces romaines au nord des Apennins), et d'entrer en négociation avec l'Angleterre et la Turquie, à condition que le corps d'armée russe qui venait d'entrer dans les États autrichiens se retirât immédiatement.

La cour de Vienne reçut cette offre le 20 brumaire (10 novembre) ; au lieu de répondre directement, elle communiqua les propositions du Directoire à l'Angleterre. Le Parlement anglais rentrait alors en session. Le roi George III le rouvrit par un discours belliqueux. Il avait toujours été beaucoup plus acharné à la guerre que Pitt lui-même. L'opposition, dans le Parlement, secondait maintenant l'hostilité du gouvernement contre la France. Depuis le traité de Campo-Formio et l'invasion de la Suisse, elle ne voyait plus, dans la cause de la France, la cause de la liberté. Les propositions pacifiques du Directoire n'aboutirent point.

Il n'y eut pas de déclaration de guerre immédiate entre l'Autriche et la France ; mais les hostilités éclataient en ce moment même à l'extrémité de l'Italie avec la connivence de l'Autriche.

Avant que l'Autriche fût décidée à rompre avec la France, elle avait déjà signé, le 19 mai, un traité de défense mutuelle avec la cour de Naples. Sous le nom du roi Ferdinand de Bourbon, personnage d'âme basse, d'humeur insouciante et de mœurs triviales, c'était la reine Caroline d'Autriche qui régnait à Naples. Cette sœur de Marie-Antoinette poussait à la dernière exagération les défauts de la malheureuse reine de France, et avait en réalité tous les vices que la haine avait attribués à celle-ci. Elle gouvernait de compte à demi avec son favori anglais Acton et sa favorite, la belle et perverse ambassadrice d'Angleterre, lady Hamilton. Elle exerçait sur le royaume de Naples une tyrannie effrénée et immorale, persécutait avec fureur quiconque passait pour avoir des idées libérales, et ressentait pour la France une haine furieuse.

L'Autriche rengageait à dissimuler et à ne pas provoquer trop tôt les armes françaises. Les nouvelles d'Orient précipitèrent les événements.

On avait appris successivement que Bonaparte avait pris Malte ; qu'il était descendu à Alexandrie, et que, tandis que notre armée de terre faisait la conquête de l'Égypte, notre flotte avait été défaite à Aboukir par la flotte anglaise. L'amiral Nelson, de retour d'Aboukir, fit une entrée triomphale dans la rade de Naples (1er vendémiaire-22 septembre). La cour l'accueillit avec des transports de joie et lui livra les arsenaux pour réparer ses navires. La reine Caroline et ses conseillers perdirent la tête. Ils poussèrent fiévreusement les armements napolitains, puis adressèrent à l'ambassadeur de France une sommation pour que nos armées eussent à évacuer les États du pape et l'île de Malte (2 frimaire - 22 novembre).

Tandis que l'amiral Nelson allait bloquer Malte, une armée napolitaine de plus de 50.000 hommes marchait sur Rome, sous les ordres d'un général que Naples avait demandé à l'Autriche. C'était Mack, l'ancien chef d'état-major de Cobourg en 92 et 93.

lin de nos anciens généraux des armées du Rhin, Championnet, commandait les troupes françaises dans l'État romain. Il n'avait qu'une quinzaine de mille hommes, mais tous vieux soldats, contre une masse de recrues indisciplinées et mal commandées.

Il évacua Rome, en laissant une garnison au château Saint-Ange, et se concentra dans les Apennins. Le roi de Naples entra dans Rome, qui fut livrée au plus affreux désordre. La populace pilla, massacra, jeta au Tibre ceux des républicains qui n'avaient pas quitté la ville, et les juifs. La cour de Naples écrivit au roi de Sardaigne pour l'inviter à faire surprendre et massacrer les troupes françaises éparses dans le Piémont.

La cour de Naples n'eut pas longtemps à se réjouir de ses faciles succès. Les colonnes napolitaines qui essayèrent de pénétrer dans le centre des États romains furent mises en déroute à Fermo et à Terni.

Le général Mack, pendant ce temps, assiégeait le château Saint-Ange. Il avait signifié à la garnison que les Français malades dans les hôpitaux de Rome seraient considérés comme otages et qu'on mettrait à mort un d'entre eux pour chaque coup de canon qui partirait du château. Ces atroces et lâches menaces excitèrent dans l'armée française une indignation qui coûta cher à l'ennemi. Le château ne se rendit pas. Mack se porta en avant avec le gros de ses troupes, ses divisions éparpillées furent battues les unes après les autres par Championnet et son lieutenant Macdonald. Mack fut rejeté sur Rome, d'où le roi de Naples s'était déjà enfui. Les Napolitains évacuèrent Rome à la hâte le 25 frimaire (15 décembre), laissant dans les mains des Français 15.000 prisonniers et 40 canons.

Ni l'Autriche ni le Piémont n'avaient bougé. Les Autrichiens n'eussent pas eu d'ailleurs le temps d'arriver.

Championnet rétablit le gouvernement républicain à Rome, et, renforcé d'une dizaine de mille hommes, il envoya une division dans les Abruzzes et la Pouille et marcha sur Naples avec 17.000 hommes.

La cour de Naples, n'espérant plus rien de ses forces régulières honteusement balayées par les Français, fit appel au fanatisme de la plèbe napolitaine (les lazzaroni) et des montagnards des Abruzzes. Les prêtres et les moines prêchèrent une croisade contre les impies révolutionnaires. Les montagnards soulevés montrèrent une énergie que n'avaient pas eue les troupes de ligne. Ils arrêtèrent sur quelques points la marche des Français à travers les Abruzzes.

Ils ne purent toutefois empêcher nos détachements d'opérer leur jonction avec le corps principal qui se dirigeait sur Naples. La forte place maritime de Gaète se rendit sans résistance. Le général Mack, qui avait rallié ce qui lui restait de forces à Capoue, parvint à repousser mie première attaque de notre avant-garde contre cette ville ; mais, pendant ce temps, un désordre épouvantable régnait dans Naples. Les lazzaroni, armés et excités par la cour, étaient complètement maîtres de la ville et se livraient à tous les excès. Le roi et la reine prirent aussi peur de leurs défenseurs que de leurs ennemis et s'enfuirent à bord de la flotte anglaise, en emportant les joyaux de la couronne et tout l'argent des caisses publiques (11 nivôse - 31 décembre). L'amiral Nelson, qui était revenu au secours de Naples, traita la marine napolitaine comme son prédécesseur l'amiral Rond avait traité la marine française à Toulon : il la brûla, avant d'emmener le roi et la reine en Sicile.

Le vicaire général qu'avait laissé le roi signa une trêve avec Championnet. Il livra Capoue avec une forte contribution de guerre. A cette nouvelle, les lazzaroni crièrent à la trahison, s'emparèrent des forts de Naples, ouvrirent les prisons et le bagne. Le vicaire général du roi s'enfuit. Le général Mack, menacé d'être massacré par ses soldats, se réfugia au quartier général de Championnet, et ne dut la vie qu'à ces Français auxquels il adressait naguère des menaces si odieuses et si extravagantes.

Les chefs que s'était choisis la plèbe napolitaine essayèrent de négocier. Championnet refusa. Naples se débattait dans les convulsions d'une anarchie furieuse. La populace royaliste et fanatique se déchaînait contre la noblesse et la haute bourgeoisie, qu'elle accusait de connivence avec les Français : deux grands seigneurs, amis éclairés des lettres et des arts, furent brûlés vifs comme impies et révolutionnaires.

Ces horreurs firent éclater une réaction. Un parti républicain s'était formé dans Naples. Il surprit le fort Saint-Elme, qui commande la ville, et en avertit Championnet. Le 2 pluviôse an VII (21 janvier 1799), Championnet, à la tête de 22.000 hommes, attaqua Naples sur quatre points et força l'entrée de la ville. Les lazzaroni se défendirent avec une exaltation forcenée. Le lendemain, on tenta de les amener à se rendre ; mais il n'y avait plus personne avec qui l'on pût traiter. Le troisième jour, on pénétra dans l'intérieur de la ville. Les républicains s'étaient emparés des forts qui avo isinent la mer. Championnet fit arborer une bannière blanche en signe de paix, harangua en langue italienne les lazzaroni et leur promit que la religion et saint Janvier, le fameux patron de Naples, seraient respectés. Les lazzaroni mirent bas les armes, et les Français envoyèrent une garde d'honneur aux reliques de saint Janvier.

Ce peuple, avec sa mobilité sans égale, passa de la fureur à la joie et cria : Vivent les Français !

On proclama la république parthénopéenne. Parthénope était l'ancien nom grec de Naples. Toutes les provinces napolitaines reconnurent la nouvelle république : il ne resta au roi de Naples que la Sicile.

La révolution de Naples avait été précédée d'une révolution en Piémont. Le roi Charles-Emmanuel ne ressemblait en rien au roi et à la reine de Naples ; mais la monarchie piémontaise se trouvait dans une situation impossible, dominée qu'elle était par la République française et flanquée de deux républiques italiennes, la Cisalpine et la Ligurienne (génoise), qui surexcitaient les révolutionnaires piémontais. Le roi Charles-Emmanuel cédait à toutes les exigences du Directoire, étant ainsi tout prétexte de le renverser. Le Directoire, sous l'influence du ministre Talleyrand, lui tenait compte de sa docilité, et, pendant quelque temps, parut disposé à lui laisser cette ombre de royauté. Mais le général Brune, qui avait passé de la Suisse à l'armée de la haute Italie, dépassait les intentions du Directoire et favorisait les bandes de réfugiés piémontais, qui, môles de Génois et de Lombards, essayaient çà et là des coups de main républicains en Piémont. Ces agressions furent repoussées par les troupes royales et un grand nombre des insurgés furent massacrés (mai-juin 1798). Brune, cependant, obligea le roi de recevoir une garnison française dans la citadelle de Turin.

La prise d'armes de 'Naples perdit la royauté piémontaise. Le Directoire, quand il vit la coalition certaine et une nouvelle lutte avec l'Autriche inévitable, jugea nécessaire d'être entièrement maitre du Piémont. Le général Joubert, qui venait de remplacer Brune à la tète de l'armée de la haute Italie, eut ordre d'entrer en Piémont. Les places furent surprises et occupées sans combat. Le roi abdiqua (19 frimaire an VII - 9 décembre 1793). Il fut convenu qu'il se retirerait dans l’île de Sardaigne avec sa famille_ On lui laissait ce dernier débris de son royaume.

Qu'allait-on faire du Piémont ? y avait à choisir entre trois partis : république piémontaise, réunion à la république cisalpine on réunion à la France. — La commission de gouvernement instituée par le général Joubert parmi les notables piémontais et la municipalité de Turin se prononcèrent pour ce dernier parti. Les hautes classes avaient peur des révolutionnaires piémontais et ne se souciaient pas de la réunion à. la Cisalpine, république très divisée et très troublée.

Le ministre Talleyrand et le directeur Rewbell furent du même avis. Il y avait de ce côté des raisons spécieuses, mais tout accidentelles, et qui n'eussent pas dû faire méconnaître dans quelle voie périlleuse on engageait la France. C'était le commencement de ce qui devint la politique napoléonienne, le commencement de l'extension au delà des frontières naturelles, qui devait nous jeter hors de nous-mêmes et nous perdre. Il eût fallu réunir le Piémont à la Cisalpine, notre but ne devant être, au delà. des Alpes, que de constituer une Italie indépendante de l'Autriche.

La réunion du Piémont à la France s'accomplit au printemps de l'an III, après un simulacre de vote universel. Une insurrection dans la province d'Acqui fut aisément réprimée ; mais il subsista de profonds mécontentements.

Après le Piémont, on révolutionna Lucques et la Toscane. La petite république aristocratique de Lucques fut remplacée par une république démocratique. Quant à la Toscane, an moment de la marche du roi de Naples sur Rome, une division napolitaine avait été débarquée par les Anglais à Livourne, dans le but de couper la retraite aux. Français, que l'on ne doutait pas de chasser de Rome.

Les Français avaient bien vite forcé les Napolitains à se rembarquer, et le grand-duc de Toscane n'avait été pour rien dans l'affaire, Mais le gouvernement français, dont les armées étaient déjà, en ce moment, aux prises sur le Rhin avec celles de l'Autriche, n'avait plus de ménagements à garder et ne voulait plus de princes autrichiens au cœur de l'Italie. Il proposa, le 24 ventôse (14 mars), aux deux Conseils une déclaration de guerre contre le grand-duc en même temps que contre l'empereur d'Allemagne. Le grand-duc s'en alla sans la moindre résistance.

Le pape Pie VI, qui s'était retiré à la Chartreuse, près de Florence, fut emmené prisonnier en France. Son grand âge et son état de maladie donnaient à cette mesure un caractère véritablement inhumain. On le garda successivement à Briançon, à Grenoble et à Valence, où il mourut le 12 fructidor (29 août 1799). La dureté du Directoire avait attiré sur Pie VI l'intérêt des populations et favorisé la réaction en faveur du catholicisme.

Pendant qu'on achevait de révolutionner l'Italie, la grande guerre avait recommencé sur le Rhin.

Le 2 ventôse (20 février 1799), le Directoire, n'ayant pas reçu de réponse aux explications qu'il avait demandées à l'Autriche sur la marche de l'armée auxiliaire russe, manda à nos généraux en chef de se porter en avant.

Le plan de campagne consistait à faire attaquer l'Autriche par trois armées en Allemagne et une armée en Vénétie. Jourdan, général en chef des armées d'Allemagne, devait passer le Rhin, avec 45.000 hommes, à Kehl et Huningue, se diriger sur le haut Danube et., de là, sur le haut Lech, dans les montagnes aux confins de la Bavière et du Tyrol. Sur la droite de Jourdan, Masséna, avec 30.000 hommes, chasserait les Autrichiens du pays des Grisons, envahirait le Tyrol et se relierait par le haut Adige à l'armée d'Italie. Sur la gauche de Jourdan, Bernadotte, avec 48.000 hommes, devait bloquer les places de la rive droite et soutenir l'armée du Danube.

L'armée de la haute Italie (50.000 hommes, outre les troupes italiennes) passerait l'Adige et attaquerait par Vérone.

Deux corps d'armée étaient employés en outre à occuper le royaume de Naples et à protéger la Hollande.

Ce plan exagérait les défauts de celui qui avait échoué en 1796. C'était une double erreur de disséminer ainsi nos armées et de porter l'action principale dans le massif des grandes Alpes et non dans la vallée du Danube. Le plan eût été mauvais quand nous eus,ions été en grandes forces, et nous n'y étions pas.

Nos troupes étaient fort réduites en nombre et mal pourvues. Les 200.000 conscrits appelés n'étaient pas encore organisés, et nos armées d'Allemagne et de la haute Italie n'avaient pas en tout 130.000 hommes de ligne à l'ouverture de la campagne. L'armée destinée à Bernadotte n'existait que sur le papier.

Il y avait en Italie un mauvais présage de plus. Nous avions là un bon général en chef, Joubert. Il venait de donner sa démission, à la suite d'un différend avec le Directoire relativement à l'administration de la république cisalpine.

Le Directoire, voulant mettre un terme aux exactions des états-majors, avait voulu retirer aux généraux l'administration et les finances dans les pays occupés par nos armées. Les généraux résistaient, les uns par intérêt, les autres, ceux qui étaient intègres, comme Joubert, par amour-propre et par esprit de corps. Un homme adroit et pervers, Fouché, envoyé par le Directoire en qualité de commissaire civil, puis révoqué pour avoir connivé aux tripotages des fournisseurs, avait pris une malheureuse influence sur Joubert, très honnête homme, très intelligent, mais un peu ombrageux et susceptible.

Son départ fut un grand malheur. Bernadotte, mécontent de la situation des choses en Italie, n'accepta pas la succession de Joubert, et l'on envoya le vieux Schérer, tout à fait au-dessous d'une tâche si difficile.

Jourdan passa le Rhin le 11 ventôse (1er mars) et franchit les montagnes Noires. Masséna entra chez les Grisons (16 ventôse - 6 mars) et chassa les Autrichiens.

Le 22 ventôse an VII (12 mars), sur un message du Directoire, les deux Conseils votèrent la déclaration de guerre à l'Autriche, quand la guerre était déjà en pleine activité.

Jourdan ne put prévenir les Autrichiens sur le Lech. Leur général en chef, l'archiduc Charles, avait franchi cette rivière dès le 15 ventôse (4 mars), avec des forces bien supérieures à celles de Jourdan. L'Autriche, par des efforts extraordinaires, avait réussi à mettre en ligne presque deux fois autant de monde que nous, sans compter les Russes qu'elle attendait.

L'archiduc plaça deux corps d'armée en face de Masséna et marcha contre Jourdan. Après une série de combats sanglants, Jourdan perdit la bataille de Stokach, et, voyant ses communications coupées avec Masséna, se replia sur les montagnes Noires. Il tomba malade, et son armée se retira en bon ordre, par la forêt Noire, sur le Rhin. Bernadotte, dont l'armée n'était qu'en formation, avait été hors d'état de porter secours à Jourdan.

Le plan de campagne offensif était donc tout à fait manqué, et il fut heureux que les instructions peu intelligentes du gouvernement autrichien à l'archiduc Charles ne lui eussent pas permis de pousser plus activement son succès. Le cabinet de Vienne, très préoccupé de défendre le Tyrol contre Masséna, ne laissa pas l'archiduc marcher en avant.

Le nouveau général de l'armée d'Italie, Schérer, ne s'était mis en mouvement que trois semaines après Jourdan, et, avant que la campagne s'ouvrit sur l'Adige, nous avions perdu, en dehors et au delà de l'Italie, ces possessions maritimes que Bonaparte préférait à l'Italie elle-même. Pendant que nous jetions 30.000 hommes dans le royaume de Naples, nous n'en avions pas 4.000 dans les Iles Ioniennes, et un si faible corps n'avait pu longtemps défendre cet archipel contre les flottes combinées de la Russie et de la Turquie. Corfou avait été obligé de capituler le 14 ventôse (3 mars). Notre part dans les dépouilles de Venise nous échappait déjà.

En Italie, ce n'était pas le nombre qui nous manquait : car nous avions 416.000 hommes de troupes tant françaises qu'italiennes ; mais, grâce à la conquête de Rome, de Naples et de la Toscane, ces troupes étaient dispersées d'un bout à l'autre de la Péninsule. C'est là ce que Bonaparte avait toujours eu soin d'éviter. Schérer ne put se porter sur l'Adige qu'avec 46.000 hommes. Les Autrichiens avaient plus de 60.000 hommes en ligne et une réserve de 25.000 hommes, sans les Russes qui étaient en route.

Schérer passa l'Adige et obtint, le 6 germinal (26 mars), un premier succès contre le général Kray ; mais il ne sut pas s'emparer de Vérone : l'ennemi se renforça, reprit l'offensive, et Schérer fut repoussé à son tour après une longue lutte à Magnan o.

Schérer repassa l'Adige, n'essaya pas, comme il l'aurait dû, de défendre la forte ligne du Mincio, et se retira sur l'Oglio.

Le premier corps russe, d'une vingtaine de mille hommes (10.000 autres suivaient), joignit en ce moment les Autrichiens. Le général russe Souwaroff prit le commandement en chef et imprima aux mouvements de l'ennemi la farouche audace qui le caractérisait et qui différait si fort de la circonspection des généraux autrichiens. Schérer fut refoulé de l'Oglio sur l’Adda ; la plus grande partie de notre artillerie de siège et de nos magasins tomba au pouvoir de l'ennemi. Schérer, découragé, dépopularisé parmi les troupes, remit provisoirement le commandement à Moreau, qui avait accepté de servir dans l'armée d'Italie comme simple général de division.

Le Directoire comprit qu'il fallait oublier ses griefs contre Moreau et lui confirma le commandement, qu'il eût dû lui donner aussitôt après la démission de Joubert et le refus de Bernadotte. C'était Barras qui l'avait empêché. Il était bien tard maintenant.

En déduisant nos pertes et les garnisons, il ne restait sous la main de Moreau que 28.000 hommes. La masse principale de l'ennemi qu'il avait en tête en comptait au moins le double, et en eût compté plus du triple, si Soufflant se 'fût concentré davantage.

Moreau ne put suppléer à une si énorme inégalité. Il ne conserva point la ligne de l'Adda, perdit la bataille de Cassano, évacua la Lombardie et se retira dans l’angle que forment le Tanaro et la rive droite du Pô entre Alexandrie et Valens : il s'adossait ainsi aux Apennins et couvrait la route de Gênes, qui assurait ses communications avec la France et sa retraite au besoin (fin d'avril - commencement de mai).

Le Milanais était perdu ; le Piémont, déjà envahi.

Nos revers d'Allemagne et d'Italie excitèrent une vive irritation à l'intérieur. Un tragique événement, qui se passa sur la rive droite du Rhin, augmenta l'agitation publique.

La guerre n'étant déclarée qu'entre la France et l'Autriche, et non entre la France et l'empire d'Allemagne, le congrès de Rastadt, dans le courant d'avril, n'était pas officiellement dissous, quoique la plupart dès représentants des États allemands fussent partis après ceux de l'Autriche. Les plénipotentiaires français restaient encore, tâchant de retenir dans la neutralité une partie de l'Allemagne. Le 4 floréal (23 avril), la députation de l'Empire se déclara suspendue. Les envoyés français se décidèrent enfin à quitter Rastadt, le 9 floréal (28 avril) au soir. Depuis la retraite de l'armée de Jourdan, les troupes autrichiennes s'étaient avancées jusqu'aux environs de Rastadt. Un colonel de hussards, qui commandait les avant-postes autrichiens, déclara que les ministres français pouvaient passer en toute sûreté.

Us partirent. Dans un bois à peu de distance de Rastadt, leurs voitures furent arrêtées par un détachement de hussards szecklers (Hongrois de Transylvanie). Les hussards arrachèrent les trois plénipotentiaires français des bras de leurs femmes et de leurs enfants, et les hachèrent à coups de sabre. Deux d'entre eux, Bonnier et Roberjot, restèrent morts sur la place. Le troisième, Jean Debry, ne fut que blessé : il se (raina sous les arbres et échappa à la faveur de la nuit. Les hussards pillèrent les voitures et emportèrent les papiers de l'ambassade.

C'était là le but principal de cet infâme guet-apens : le gouvernement autrichien voulait connaître les relations secrètes de la France avec les Etats allemands.

Le ministre de Prusse et ceux des membres du congrès qui se trouvaient encore à Rastadt exprimèrent la plus vive indignation. Le commandant autrichien prétendit n'avoir pas donné l'ordre du crime, promit de le punir et ne le punit pas. Le cabinet de Vienne garda le silence.

Le Directoire dénonça au Corps législatif l'odieux attentat de l'Autriche. Les deux Conseils y répondirent par des cris de vengeance et ordonnèrent qu'on célébrât dans toute la France et dans les armées une fête funèbre en l'honneur de nos représentants assassinés.

Devant une aussi monstrueuse violation du droit des gens et de l'humanité, l'indignation eût dû réunir tous les Français dans un même sentiment ; mais l'esprit de parti était arrivé à un tel degré d'extravagance, que les réactionnaires accusèrent le Directoire d'avoir fait égorger nos ambassadeurs par de faux hussards autrichiens, comme ils l'avaient accusé d'avoir empoisonné le général Hoche.

Le désir d'arrêter les progrès de l'ennemi et de nous venger de l'Autriche aurait dû au moins rapprocher entre eux tous les amis de la Révolution. Il n'en fut rien. Les Jacobins et les républicains indépendants, de toutes nuances, ne pardonnaient pas au Directoire les mesures arbitraires qu'il avait imposées aux deux Conseils lors des élections de l'an VI. Les chefs militaires lui étaient hostiles, parce qu'il avait voulu leur ôter les pouvoirs administratifs dont ils abusaient dans les pays occupés par nos armées. Les rentiers étaient irrités de ce qu'on leur payait le tiers consolidé, non pas en argent, comme on le leur avait promis, mais en bons à valoir sur les contributions. Patriotes et réactionnaires, militaires et civils, tout se tournait contre le Directoire. On lui reprochait d'avoir trop étendu le théâtre de la guerre et de s'être mal préparé à la soutenir, ce qui était vrai. On lui reprochait d'avoir envoyé en exil notre meilleur général et l'élite de nos troupes, comme si c'étaient les directeurs qui eussent imaginé l'expédition d'Egypte.

Les élections de l'an VII avaient commencé, lorsqu'arriva la nouvelle des assassinats de Rastadt. Les réactionnaires, cette fois, disputèrent le terrain. Ils l'emportèrent à Paris et dans les départements voisins ; les patriotes eurent le dessus dans la grande majorité de la France. En l'an VII, comme dans les trois élections précédentes, soit réactionnaires, soit révolutionnaires, les votants furent peu nombreux, et la plus grande partie de la population n'y intervint pas.

Cette fois, du moins, la vérification des pouvoirs des députés s'opéra régulièrement et sans arbitraire. Le Directoire n'osa essayer de renouveler son intervention ni de contester les résultats. Le nouveau tiers fut installé le 30 floréal (19 mai). Jean Debry, celui de nos ambassadeurs qui avait survécu au massacre de Rastadt, fut élu président des Cinq-Cents.

Celui des directeurs que fit sortir le tirage au sort fut Rewbell. Malgré ses défauts de caractère, sa rudesse et sa raideur, ce fut une perte ; car il était énergique et dévoué à la Révolution. On le remplaça par Sieyès, à qui l'on savait gré d'avoir obtenu la neutralité de la Prusse et dont la réputation imposait. Les patriotes devaient avoir cruellement à se repentir de ce choix.

Les Cinq-Cents avaient demandé au Directoire un rapport sur la situation de la République. Le 28 prairial (16 juin), le rapport n'arrivant pas, les Cinq-Cents se déclarèrent en permanence jusqu'à ce qu'ils eussent reçu réponse.

Le message du Directoire fut présenté le lendemain. Il était fort sombre. Le Directoire y dénonçait les tentatives du royalisme pour renouveler la chouannerie et les assassinats du Midi.

Le message fut très mal accueilli. La majorité des Cinq-Cents avait plus de bonnes intentions que de tact politique ; elle était emportée par la passion et travaillée par les dangereuses intrigues de Sieyès et de Barras. Elle venait d'annuler, pour une légère irrégularité, l'élection du plus récemment nommé des directeurs, Treilhard. Elle l'avait remplacé par Gabier, républicain comme Treilhard, mais moins capable. Un rapport violent fut présenté à l'assemblée contre le message du Directoire : tout en y exprimant d'ardents sentiments révolutionnaires, on y protestait, pour rassurer l'opinion, contre le régime de 93. Le rapport concluait à réclamer la démission de ceux qu'on appelait les triumvirs.

Les triumvirs, au 18 Fructidor, c'étaient Barras, La Réveillère et Rewbell. Maintenant, c'étaient La Réveillère, Merlin (de Douai) et Treilhard, qu'on venait d'exclure. Boulay (de la Meurthe), le rapporteur des décrets de fructidor, dénonça avec une extrême virulence Merlin (de Douai) et La Réveillère.

Boulay (de la Meurthe) montra bientôt que ce n'était point par attachement à la liberté qu'il s'était acharné contre les directeurs ; mais c'était un étrange aveuglement de la part de républicains sincères comme le plus grand nombre des membres des Cinq-Cents, que de maintenir Barras et d'exclure La Réveillère.

Merlin (de Douai) et La Réveillère donnèrent leur démission. La Réveillère expiait la faute irréparable qu'il avait commise de participer au 18 Fructidor ; mais sa chute aggravait les périls de la République. Il le comprenait et n'avait démissionné qu'après une forte résistance.

Les deux républicains qu'on renversait ainsi par une espèce de coup d'État parlementaire furent remplacés par le général Moulins, patriote dévoué, mais trop peu connu pour avoir de l'influence sur l'armée, et par Roger-Ducos, homme faible, qui fut bientôt dans la main de Sieyès. Il ne resta, donc plus, des anciens directeurs, que Barras, le pire de tous, et le gouvernement fut à la discrétion de Barras et de Sieyès, quand ils s'entendaient.

Sieyès était l'ennemi de la Constitution qu'il était maintenant chargé d'appliquer. Barras était indifférent à toute constitution comme à tout principe. Sieyès avait en ce moment les idées les plus étranges. Il n'avait jamais cru à la vraie liberté ; il ne croyait plus à la République : mais, voulant toujours l'égalité civile, il repoussait Louis XVIII, qui représentait pour lui l'Ancien Régime, et il rêvait une monarchie avec un prince étranger, l'archiduc Charles ou le duc de Brunswick. On voit tout ce qu'il y avait de creux et de vide dans la profondeur si vantée de Sieyès..

Barras, par corruption, comme Sieyès par esprit de système, était aussi tout prêt à livrer la République, s'il y trouvait son intérêt ; il allait même plus loin que Sieyès ; car il négociait secrètement avec Louis XVIII, sans toutefois s'engager et de façon à rester libre de choisir entre les Jacobins et la royauté.

Voilà ce que les républicains des Cinq-Cents avaient gagné à expulser des hommes qui avaient commis bien des fautes, mais qui étaient dévoués à la République. '

Heureusement, Sieyès et Barras s'entendaient difficilement, se défiaient l'un de l'autre, et le nouveau Corps législatif ne se laissait pas, comme le précédent, mener par le Directoire.

Les Cinq-Cents avaient montré peu d'esprit politique dans la façon dont ils avaient renouvelé le Directoire. Ils montrèrent du moins, dans la législation, un esprit libéral qui retournait aux traditions girondines, et auxquelles les Jacobins eurent le mérite de se rallier. Ils firent une honorable tentative pour renouveler l'esprit public par la liberté. Un très bon rapport fat présenté aux Cinq-Cents, sur le gouvernement libre, par le député Français (de Nantes). Les Cinq-Cents, puis les Anciens, rétablirent la liberté de la presse et la liberté de réunion, et assurèrent la liberté des élections.

Le nouveau Directoire adressa aux deux Conseils, le 9 messidor (27 juin), un message sur les dangers de la patrie. Il y tenait un langage très patriotique et très révolutionnaire, et accusait ses prédécesseurs de n'avoir pas su défendre la Révolution.

Sur la proposition du général Jourdan, revenu de l'armée, les deux Conseils répondirent par une loi qui appela sous les drapeaux la totalité des conscrits des cinq classes. On décréta un emprunt forcé progressif de cent millions sur les citoyens aisés. Les Cinq-Cents votèrent une adresse aux Français, pour les appeler à la défense de la patrie. On y protestait, au nom de la liberté et de la Constitution, contre tout retour à la Terreur et à l'arbitraire.

Quelles que fussent les arrière-pensées de Sieyès et de Barras, ils durent céder au courant pour avoir l'air de le diriger. Les emplois furent partout livrés aux patriotes ardents. Bernadotte fut nommé ministre de la guerre : c'était un excellent choix, et la vigueur, l'intelligence et l'activité du nouveau ministre eurent promptement les plus heureux effets.

Durant cette crise intérieure, les événements militaires excitaient de plus en plus l'anxiété publique. Après la retraite de l'armée de Jourdan, Masséna, resté en Suisse, avait jugé que c'était en se maintenant dans ces montagnes qu'on empêcherait les Autrichiens d'envahir l'Alsace : qu'ils n'oseraient s'avancer en nous laissant ainsi déborder leur flanc gauche. L'archiduc Charles, en effet, vint attaquer Masséna en Suisse. Masséna se défendit avec la plus grande énergie et le plus grand talent. Quoiqu'il eût attiré à lui une partie de l'armée de Jourdan et qu'il fût renforcé de quelques troupes suisses, il était encore extrêmement inférieur en nombre à l'archiduc. Assailli sous Zurich, au commencement de juin, par des forces très-supérieures, il arda victorieusement le champ de bataille. Sa faiblesse numérique l'obligea cependant de se replier un peu en arrière de Zurich pour n'être point enveloppé. Il se maintint sur les hauteurs de l'Albis sans se laisser entamer.

Pendant ce temps, le général Lecourbe, avec l'aile droite de l'armée de Masséna, avait rejeté les Autrichiens, malgré leur grande supériorité numérique, au delà des montagnes d'Uri, puis des Grisons. Il s'était livré, dans les parties les plus sauvages des grandes Alpes, une série de combats héroïques, où nos troupes avaient déployé une incomparable valeur. Lecourbe s'était ensuite montré hardiment sur le revers italien des Alpes, afin d'inquiéter la grande armée austro-russe en Italie.

Souwaroff fit repousser par son aile droite le petit corps de Lecourbe et marcha, avec le gros de son armée, du Milanais sur Turin, où il entra le 8 prairial (27 mai). La garnison française, trop peu nombreuse, ne put défendre que la citadelle, et une masse énorme d'artillerie, d'armes et de munitions tomba au pouvoir de l'ennemi.

Moreau, après avoir mis des garnisons à Mantoue, à Peschiera, au château de Milan, etc., n'avait plus à sa disposition que 20.000 hommes, et l'insurrection des populations piémontaises venait encore à l'aide d'un ennemi trois ou quatre fois plus nombreux que nous. Moreau dut abandonner sa position entre Alexandrie et Valenza, et se retirer sur les Apennins, en laissant garnison dans Alexandrie. Il attendit là le retour de l'armée de Naples.

Le Directoire avait enfin donné l'ordre à cette armée d'aller au secours de Moreau, mais non pas même tout entière, car il l'obligeait à s'affaiblir en laissant garnies de troupes les places napolitaines et romaines.

L'armée de Naples n'était plus sous le commandement de Championnet, révoqué à la suite de démêlés avec le commissaire civil du Directoire. Le commandement avait été donné à un autre général de mérite, Macdonald.

Macdonald avait quitté Naples le 18 floréal (7 mai) et remonté vers le nord avec des forces qui, même après s'être grossies de la plupart des troupes françaises de l'État romain, ne dépassèrent pas 28.000 hommes.

Le départ de l'armée française déchaîna sur Naples et les provinces napolitaines d'effroyables calamités. Ces provinces étaient déjà, pendant l'occupation française, en proie à une atroce guerre civile. La cour de Naples, réfugiée en Sicile, était parvenue à soulever les populations fanatiques des campagnes' et des montagnes, et à les grouper autour d'un général-prêtre, le cardinal Ruffo, plus fait pour le rôle d'un chef de brigands que d'un prince de l'Église. Tous les bandits des Abruzzes et des Calabres formaient le noyau de son armée. La république n'avait pas eu le temps de prendre racine dans ce pays profondément ignorant ; elle n'avait pour elle que la portion la plus éclairée des habitants des villes. Elle fut comme submergée par un véritable débordement de barbares, qu'appuyaient les flottes anglaise, russe et turque. Quelques milliers de patriotes opposèrent cependant une résistance désespérée dans Naples aux bandes de Ruffo. On se battit de rue en rue pendant plusieurs jours. Ruffo proposa une capitulation, qui fut acceptée ; mais l'amiral anglais Nelson, arrivé de Sicile, déclara nulle la capitulation au nom du roi, et le roi Ferdinand et la reine Caroline revinrent au plus vite s'enivrer de vengeance. Le grand marin anglais, aveuglé par sa passion pour une femme dépravée, lady Hamilton, la favorite de la reine, se déshonora pour jamais devant l'histoire en se faisant l'instrument de la plus hideuse réaction qu'on ait jamais vue. Naples, sous la domination de Caroline d'Autriche et d'Emma Hamilton, bien pire encore que la reine, vit des orgies sanglantes qui rappelaient les temps de Caligula et de Néron : le vaisseau-amiral de Nelson, entouré de vieux navires où l'on entassait les victimes qu'on pendait ensuite aux vergues, a gardé le même renom que les bateaux à soupapes de Carrier. Parmi les victimes figura le vénérable amiral de Naples, Caracciolo, que Nelson eut l'infamie de faire pendre en face du pavillon amiral anglais. Sa maîtresse, lady Hamilton, présidait à cette horrible scène.

Les petites garnisons françaises des États napolitains et romains, qui capitulèrent les unes après les autres, n'avaient servi en rien aux patriotes Ra-liens, tandis qu'elles eussent très-utilement grossi l'armée de Macdonald.

En longeant le littoral de la Méditerranée, Macdonald eût pu opérer sans coup férir sa jonction avec Moreau ; mais ces deux généraux avaient adopté un autre plan, et, comptant sur la dissémination des forces ennemies, ils avaient concerté une double offensive pour ressaisir la ligne du P6 et se rejoindre sur la rive droite de ce fleuve.

Cette grande opération débuta heureusement. Macdonald, après avoir passé les Apennins, battit un corps autrichien Modène, puis fut rejoint à Parme par une division détachée de l'armée de Moreau. Mais Souwaroff massa en toute hâte le plus de forces qu'il put et se porta rapidement entre nos deux armées, avant que Moreau eût débouché des montagnes. Il attaqua Macdonald avec 45 à 50.000 hommes contre 30 et quelques mille.

Il y eut, aux bords de la Trebbia, près de Plaisance, une terrible bataille de trois jours (29 prairial-1er messidor ; 17-19 juin). Souwaroff avait habitué ses Russes à charger à la baïonnette avec la même impétuosité que les Français. Un corps de réfugiés polonais, commandé par le général Dombrowski, secondait les Français avec fureur contre les Russes et les Autrichiens.

Macdonald avait maintenu sa position ; mais, voyant l'ennemi se renforcer et n'ayant pas de nouvelles de Moreau, il jugea nécessaire d'opérer sa retraite dans la troisième nuit. Les ennemis prirent nos blessés et nos malades dans Plaisance, mais ne poussèrent pas à fond Macdonald dans sa retraite. Souwaroff se retourna, avec une partie de ses forces, contre Moreau, qui descendait des montagnes par Gavi et Novi avec 13 ou 44.000 hommes.

Moreau battit, le 2 messidor (20 juin), près de Tortone, le corps d'armée autrichien qui lui faisait face. Les nouvelles de l'échec de Macdonald et de la reddition de la citadelle de Turin arrêtèrent sa marche. Il se replia sur les Apennins.

Macdonald, en faisant un long détour par la Toscane, repassa les Apennins et vint rejoindre Moreau par Gênes. Il fut heureux pour nous que l'actif et ardent Souwaroff n'eût pas l'entière disposition des forces ennemies il n'eût pas laissé s'accomplir cette jonction ; mais le Conseil aulique, ce Conseil de l'empereur François qui dirigeait l'ensemble de la guerre du fond de son cabinet de Vienne, entravait les opérations de Souwaroff, comme celles de l'archiduc Charles, et lui interdisait de saisir l'offensive du côté des Apennins et de Gènes, jusqu'à ce qu'il eût pris Mantoue et toutes les autres places au nord des Apennins. Cela nous épargna un désastre.

Notre armée d'Italie n'était pas détruite ; mais, de toute la Péninsule italienne, nous ne conservions plus que la Ligurie (Gènes), et, au nord des Apennins, quelques citadelles qui tombaient les unes après les autres.

Cette continuité de revers causait une grande surexcitation dans le Conseil des Cinq-Cents et dans le parti républicain ardent. Les Jacobins avaient repris hardiment leur nom et rouvert leur club au Manège, tette salle où avaient siégé les trois grandes Assemblées, la Constituante, la Législative et la Convention, puis les Cinq-Cents, qui, ensuite, s'étaient transférés au Palais-Bourbon. Des hommes fort étrangers aux excès de 93 se rapprochaient des Jacobins en présence des dangers de la patrie. Le général Jourdan porta, dans un banquet, un toast à la résurrection des Piques. Bernadotte et Championnet, le conquérant de Naples, sans être exagérés, favorisaient le parti exalté en vue de la défense nationale, et s'entendaient maintenant avec le violent Augereau.

La résurrection des Jacobins effrayait et irritait la bourgeoisie, et suscitait des mouvements dans le sens opposé. Il y eut une émeute contre les Jacobins (24 messidor — 12 juillet). Le Directoire s'interposa entre les partis et empêcha les conflits dans Paris, en même temps que le Corps législatif votait une loi terrible pour la répression des brigandages et des assassinats qui étaient la continuation de la chouannerie.

Dans l'Ouest et dans le Midi, et çà et là dans le reste de la France, on entendait parler sans cesse de diligences et de malles-poste arrêtées, de caisses publiques pillées, de magistrats républicains et d'acquéreurs de biens nationaux assassinés. Aux anciens chouans, aux malfaiteurs de profession, aux conscrits réfractaires devenus brigands se mêlaient fréquemment des jeunes gens de familles nobles et riches, comme dans les Compagnies de Jésus en 95. La loi des otages (24 messidor-12 juillet) décréta que les parents et alliés d'émigrés, les ci-devant nobles, les ascendants des individus connus pour faire partie des bandes étaient responsables, dans leurs personnes et dans leurs biens, des brigandages commis en haine de la République dans les localités déclarées en état de trouble. Les administrations locales étaient autorisées, en cas de troubles, à réunir les otages, sous la surveillance de la police, dans un lieu désigné. Si un fonctionnaire civil ou militaire, si un acquéreur de biens nationaux était assassiné, quatre otages seraient déportés à la Guyane. Les otages devaient fournir solidairement les fonds des récompenses allouées aux dénonciateurs et des indemnités aux acquéreurs de biens nationaux.

L'excès d’un tel remède attestait l'excès du mal. Aucune des mesures exceptionnelles de la Terreur n'avait été plus opposée à tous les principes juridiques. Non seulement le pouvoir de punir les complices supposés de tous les crimes à tendance politique était transféré des tribunaux à l'administration ; mais ou livrait à ee pouvoir discrétionnaire, non plus des individus personnellement accusés on suspectés, mais des catégories entières de personnes innocentes ou coupables.

Cette situation extrême produisait des oscillations et des divisions graves et dans le Directoire et dans les deux Conseils.

Talleyrand, suspect aux patriotes ardents et fort attaqué par eux, donna sa démission et fut remplacé au ministère des affaires étrangères par un diplomate distingué, Reinhardt. Deux hommes de l'époque de la Terreur, bien opposés de caractère et de vues, entrèrent au ministère : Robert Lindet, aux finances ; Fouché, à la police. Celui des deux qui avait fait tous ses efforts pour adoucir la Terreur était un républicain inflexible ; l'autre, qui avait dirigé froidement les mitraillades de Lyon, était tout prêt à vendre la République.

Sieyès commençait à se prononcer contre les républicains ardents.

Dans ses discours des solennités révolutionnaires, le 14 juillet, le 9 thermidor, le 10 août, il étalait un républicanisme dogmatique, mais se montrait fort hostile aux Jacobins. Il travaillait dans ce sens sur le Conseil des Anciens, moins nombreux et moins vif d'opinion que les Cinq-Cents, et il était parvenu à y acquérir la prépondérance, ce qui eut, quelques mois après, des conséquences bien funestes.

Les Anciens interdirent aux Jacobins la salle du Manège, dépendance des Tuileries, où siégeait le Conseil des Anciens. Un message fut adressé par les Anciens au Directoire pour réclamer l'exécution des articles de la Constitution contre les associations séditieuses. Le Directoire répondit en communiquant aux deux Conseils un rapport du nouveau ministre de la police, Fouché, contre les Jacobins. Des rixes violentes avaient lieu, sur ces entrefaites, à Bordeaux, à Amiens. Le Directoire fit fermer l'église de Saint-Thomas d'Aquin, où les Jacobins s'étaient transportés (12 août).

Il était plus facile de contenir les Jacobins dans les grandes villes que de détruire l'insaisissable chouannerie. La loi des otages n'atteignait pas son but. Les bandes augmentaient au lieu de diminuer. Elles répondaient audacieusement à la mise à exécution de la loi des otages en enlevant et en séquestrant des familles de fonctionnaires et d'acquéreurs de biens nationaux. Des départements entiers étaient désorganisés, et le recrutement y était paralysé. Il y eut même, en thermidor, une révolte royaliste dans les campagnes de la Haute-Garonne, sous la direction d'émigrés rentrés. Quelques troupes en vinrent facilement à bout.

La situation intérieure restait donc mauvaise. De grands efforts militaires allaient s'opérer afin de relever nos affaires au dehors ; mais la politique s'y mêla pour en compromettre le succès.

Au moment où avait été renversée la majorité du Directoire (La Réveillère, Merlin de Douai et Treilhard, cette majorité avait été sur le point d'adopter un plan hardi que proposait Merlin (de Thionville) : c'était de cesser les opérations militaires partout, excepté en Italie ; de garnir fortement les places du Rhin et celles de la Hollande, où l'on s'attendait à un débarquement des coalisés ; de concentrer toutes nos forces offensives en Italie, afin d'y tourner la coalition et d'y frapper un coup décisif.

Ce plan tomba avec ceux des directeurs qui l'avaient accueilli, et l'on chercha d'autres combinaisons, que compliquèrent des projets relatifs aux affaires intérieures.

Sieyès, comprenant l'impossibilité de ses rêves monarchiques, mais irréconciliable avec la république libérale de l'an III, songeait maintenant à changer la Constitution par un coup d'État au profit du pouvoir exécutif, avec l'aide d'un général qui consentirait à être le bras, quand lui, Sieyès, serait la tête. Il avait pensé à Joubert, au moment où il s'entendait avec les Jacobins pour abattre la majorité du Directoire ; mais, cette majorité ayant disparu sans combat, il n'y avait pas eu de prétexte à un coup d'Etat, et, le lendemain, Sieyès et les Jacobins s'étaient brouillés.

Sieyès n'en persistait pas moins dans ses vinées, et Joubert, le plus brillant, le plus populaire des jeunes généraux qui nous restaient, était tiraillé entre Sieyès et cens des républicains sincères qui visaient, non pas à détruire la Constitution, mais à la modifier en substituant un seul chef aux cinq Directeurs, comme l'avait souhaité le général Hoche. Joubert, en voyant de près Sieyès, l'avait pris en défiance, et, comme il était incapable de se prêter à un complot anti-républicain, il penchait maintenant vers les adversaires de Sieyès. Les deux partis, voulant se l'attacher, avaient égaiement concouru à lui offrir une grande position, et on l'avait rappelé au commandement de l'armée d'Italie.

C'était un malheur qu'il l'eût quittée quelques mois auparavant ; ce fut un nouveau malheur qu'il y retournât. Elle était dans de très bonnes mains, celles de Moreau, et l'attente de ce changement dans le commandement paralysa Moreau pendant un mois que Joubert perdit à se marier en France.

Un peu avant sa nomination comme général en chef, Joubert avait présenté au Directoire, sur la situation de la France, une note qui, sous tous les rapports, fait honneur à sa mémoire. Elle était à la fois politique et militaire. Il montrait la République puissamment attaquée de front et entièrement désorganisée dans l'intérieur ; et il proposait les mesures les plus énergiques pour répondre à ces nécessités extrêmes : armée active et armée de réserve contre l'étranger ; garde nationale mobilisée pour réprimer les contre-révolutionnaires ; retour au système de réquisitions ; entente intime, pour les, mesures à prendre, entre le Directoire et deux. Comités que nommeraient les deux Conseils. — Il faut s'entendre à tout prix, disait-il, si l'on veut sauver la France de l'invasion des barbares, et sauver de l'anarchie et. de la royauté la Constitution qui garantit nos droits.

Ces sentiments et ces langages étaient dignes de Hoche, et cette note justifie décidément Joubert de l'accusation d'avoir comploté avec Sieyès le renversement de la liberté.

Quant aux affaires militaires, Joubert réclamait cette réunion de Macdonald et de Moreau qui s'exécuta peu de jours après. Il demandait qu'on formât une armée sur les Hautes-Alpes, pour les défendre et soutenir l'armée d'Italie ; que l'armée d'Helvétie (Masséna) reprit l'offensive ; qu'on reformât l'armée du Rhin ; qu'on veillât sur les places de Hollande (17 messidor an VII - 5 juillet 1799).

Notre grand intérêt, en Italie, était de reprendre l'offensive, pendant qu'une notable partie des forces austro-russes était encore occupée au siège de Mantoue. Malheureusement, Joubert, retardé par son mariage, n'arriva au quartier général que le 15 thermidor (2 août). Alexandrie venait de capituler, et, trois jours après, arriva la nouvelle que Mantoue s'était rendue. Joubert et l'armée n'y voulaient pas croire : cela n'était que trop vrai, grâce à la faiblesse et à l'incapacité du commandant, qui n'avait pas su imiter la persévérance de Würmser.

Cela changeait entièrement les conditions de la lutte ; mais la disette poussait notre armée des stériles montagnes de la Ligurie dans les riches plaines du Piémont. Les Anglais interceptaient tout ravitaillement par mer. Joubert tâchait de douter encore de la perte de Mantoue : il espéra que, tout au moins, le corps d'armée qui avait fait le siège ne rejoindrait pas à temps Souwaroff. Il descendit des Apennins sur Novi avec 40.000 hommes.

A peine eut-il opéré son mouvement, qu'il vit devant lui, à côté des Russes de Souwaroff, le corps autrichien de Kray qui avait pris Mantoue. Il y avait là en ligne près de 10.000 hommes, avec une artillerie bien plus nombreuse que la nôtre, et 12.000 cavaliers contre 2.000.

Joubert résolut de remonter dans les Apennins pour y attendre le secours de l'armée des Alpes, qui se formait sous Championnet. Il n'employa point à hâter sa retraite la seule nuit qui lui restait ; il fut attaqué dès le lendemain matin (28 thermidor - 15 août). Souwaroff n'avait pas les grandes combinaisons stratégiques de Bonaparte et de Hoche ; mais il avait leur décision et leur célérité.

Les Français étaient fortement établis, au sud de Novi, sur les hauteurs du Monte-Rotondo, qui sont, de ce côté, la tête de l'Apennin. Le corps autrichien de Kray assaillit notre aile gauche et commença d'escalader le plateau. Joubert, voyant une demi-brigade plier sous le nombre, accourut, enleva nos soldats et chargea à leur tête. Une balle le frappa au cœur. Il cria : Marchez toujours ! et tomba mort.

Il y eut dans nos rangs un moment de désordre. Heureusement, Moreau, à la prière de Joubert, avait consenti à rester près de lui pour l'aider de ses conseils. Moreau reprit le commandement et ranima nos troupes. Elles combattirent avec fureur pour venger le jeune général qu'elles aimaient. Les. Autrichiens de Kray furent par trois fois culbutés. Les Russes furent repoussés à leur tour avec grand carnage. La journée avait commencé à cinq heures du matin. Jusque bien avant dans l'après-midi, les Français maintinrent leurs avantages. Vers les cinq heures du soir, Souwaroff renouvela l'attaque générale, et un grand corps autrichien, qui n'avait pas donné encore, parvint à tourner notre gauche. Moreau ordonna la retraite. Notre aile gauche, tournée et coupée dans un défilé par les Austro-Russes, fut enfin rompue et perdit ses généraux et son artillerie. La journée nous avait coûté 8.000 à 10.000 hommes.

Moreau rallia l'armée dans les Apennins. Souwaroff ne l'y poursuivit pas. Il fut arrêté, moins par ses pertes, énormes et fort supérieures à celles des Français, que par les nouvelles qu'il recevait des Alpes. Il craignit de voir une armée française descendre de la Suisse et du Dauphiné sur son flanc.

Notre armée d'Italie devait à Moreau de n'avoir pas vu son glorieux revers devenir une destruction. On a dit avec raison que ce qu'il y avait de plus difficile n'était pas de faire son devoir, mais de le connaître. Moreau, faible, incertain dans les affaires politiques, était admirable à l'armée. Là, sans intérêt personnel, sans jalousie, sans ambition, il voyait clairement où était le devoir : il savait redescendre avec sérénité du premier rang au second, aider au succès des autres ou réparer leurs malheurs.

La perte de la bataille de Novi et la mort de Joubert excitèrent une grande agitation à Paris. Les mauvaises nouvelles se succédaient. On apprit bientôt qu'une flotte anglaise venait de débarquer un corps d'armée en Hollande, au Helder (10 fructidor - 26 août). La flotte anglaise avait ensuite franchi la passe du Texel, qui donne accès dans la mer intérieure de Hollande (le Zuyderzée). La flotte hollandaise, travaillée par les agents du prince d'Orange, l'ancien stathouder, s'était révoltée contre ses chefs et s'était livrée aux Anglais.

Le général Brune, commandant les troupes françaises et hollandaises, vint assaillir les Anglais dans leur camp : il fut repoussé (22 fructidor - 8 septembre).

Un corps d'armée russe et une seconde division anglaise débarquèrent quelques jours après ; l'ennemi, alors, compta plus de 40.000 hommes sous le commandement du duc d'York, qui entreprenait de venger sa défaite de Hondschoote.

Les périls publics redoublant la violence de la presse redevenue libre, le Directoire, c'est-à-dire Sieyès et Barras, fit arrêter, sous prétexte de complot, les directeurs et rédacteurs de onze journaux patriotes, en même temps qu'il appliquait aux journalistes réactionnaires le décret du 19 fructidor an V, qu'on avait laissé dormir. La persécution contre la presse amena une vive discussion aux Cinq-Cents. Le général Jourdan accusa le Directoire ancien et nouveau d'être la cause de nos malheurs. Il déclara qu'on avait désaffectionné et insurgé la Suisse et l'Italie par une occupation déloyale et rapace. Il proposa la déclaration de la patrie en danger et un Comité de Salut public (27 fructidor - 13 septembre).

La proposition fut rejetée. La majorité des Cinq-Cents était patriote ; mais elle sentit 'que les moyens de 92 n'étaient plus en rapport avec la situation de 99 ; qu'ils ne donneraient pas les mêmes résultats.

Jourdan avait eu toutefois raison d'accuser le Directoire, tout au moins le Directoire actuel, Sieyès et Barras. Ils venaient d'ôter le ministère de la guerre à Bernadotte, qui ne voulait pas entrer dans leurs complots. Sieyès continuait à chercher un général qui lui servit d'instrument. Il essayait en ce moment de gagner Moreau, mais ne put le décider à se charger d'un rôle si peu en rapport avec son caractère. Quant à Bonaparte, il n'avait point envie de s'adresser à lui : il le jugeait trop fort ; s'il est vrai, comme on l'a dit, qu'il lui ait écrit, au nom du Directoire, pour l'engager à revenir d'Égypte, ce fut eu vue de la guerre et non du gouvernement.

Tandis que l'intérieur était troublé par ces débats stériles et par ces intrigues, la face des choses changeait au dehors. Un foudroyant retour de fortune avait éclaté en Hollande. La défection des matelots qui avaient livré la flotte aux Anglais était restée un fait isolé. Le gouvernement et le parti démocratique hollandais avaient secondé les Français avec énergie et entraîné le peuple. Amsterdam et les autres villes s'étaient mises fortement en défense, et les troupes hollandaises rivalisaient d'ardeur avec les Français. Le duc d'York, à la tête de l'armée anglo-russe, vint à son tour attaquer le général Brune dans ses positions près d'Alkmaêr. Malgré la grande supériorité de ses forces — Brune n'avait guère plus de 20.000 hommes —, l'ennemi fut à son tour repoussé avec de grandes pertes : le commandant du corps russe, Hermann, fut pris (troisième jour complémentaire de l'an VII — 19 septembre).. Le duc d'York renouvela ses attaques, du 2 au 6 octobre ; après une série de combats acharnés, les Anglo-Russes furent contraints à la retraite. Ils se replièrent sur leur premier camp du Zip, près du Helder.

Le duc d'York, manquant de vivres et voyant son armée réduite de jour en jour par les maladies que causait l'insalubrité de ce pays humide, demanda à capituler et signa, le 27 vendémiaire (18 octobre), avec Brune une convention d'après laquelle les Anglo-Russes évacuèrent la Hollande : l'Angleterre rendit de plus, sans échange, 8.000 prisonniers français et hollandais.

Ce magnifique résultat était bien glorieux pour Brune et pour sa petite armée française et hollandaise.

D'autres grandes nouvelles arrivaient de Suisse et se croisaient de jour en jour avec celles de Hollande, comme pour signaler la noble émulation de nos deux armées du Nord et d'Helvétie.

Les affaires militaires de Suisse s'étaient de plus en plus liées à celles d'Italie. Souwaroff avait mal profité de sa victoire de Novi. S'il s'était renforcé des corps austro-russes épars dans la haute Italie et s'il avait jeté toute cette masse sur l'armée de Moreau, il l'eût écrasée ou rejetée de Gènes sur Nice ; mais il se laissa distraire par quelques diversions de notre petite armée des Alpes en Piémont et de l'extrême droite de Masséna vers le haut des lacs italiens. Il s'entendait d'ailleurs très-mal avec le cabinet de Vienne et les généraux autrichiens. Son maitre, le tsar Paul, et lui-même, 'portaient dans cette guerre un fanatisme désintéressé : le fils dévot de l'incrédule Catherine haïssait les républicains français comme impies ; il voulait la Contre-révolution en France et le rétablissement de l'Italie et du reste de l'Europe sur le pied de l'Ancien Régime. Il rêvait la fusion des diverses sectes chrétiennes contre la philosophie et la Révolution. L'Autriche, elle, n'entendait pas se battre pour des principes ni pour des utopies : elle prétendait dominer sur toute l'Italie et ne point restaurer les princes déchus, pas même le pape.

Souwaroff contrecarrait les ambitions autrichiennes, encourageait les idées d'indépendance italienne, et avait réussi par là à se faire bien accueillir à Milan et à Turin, et à tourner les troupes régulières lombardes contre les Français.

Sa popularité ne dura pas plus que la nôtre. Les Russes commettant à leur tour des exactions pires que celles des Français, les populations commencèrent à se révolter contre eux. Le désordre, épouvantable dans les États napolitains et romains, devint, même dans la haute Italie, plus grand qu'il n'avait été aux derniers jours de la domination française.

Sur ces entrefaites, Souwaroff reçut, du gouvernement de Vienne, l'ordre de conduire son armée en Suisse, où les affaires tournaient mal pour les Autrichiens. Le cabinet de Vienne eût pu envoyer ses réserves en Suisse ; mais il aimait mieux écarter les Russes de l'Italie, où ils le gênaient, et les y remplacer par des Autrichiens.

Moreau, en ce moment, redescendit des Apennins pour tâcher de secourir Tortone, la dernière place qui nous restât au nord des montagnes : l'avant-garde française reparut à Novi trois semaines après la bataille (22 fructidor - 8 septembre). Souwaroff retarda de trois jours son départ pour la Suisse, obligea les Français à retourner dans les montagnes, et Tortone se rendit ; mais ce délai eut de bien plus grandes conséquences que n'en aurait eues la délivrance de Tortone.

Masséna, n'ayant pu se maintenir sur la ligne du lac de Constance et du haut Rhin, s'était replié sur la ligne de la Lint, du lac de Zurich et de la Limmat, et, après la bataille qui le décida à évacuer la ville de Zurich, il avait pris à peu de distance une forte position sur les hauteurs de l'Albis, se couvrant toujours de la Lint, du lac de Zurich et de la Limmat. Non seulement tous les efforts de l'archiduc Charles pour lui enlever cette seconde ligne furent impuissants ; mais Masséna lança dans les hautes Alpes sa droite commandée par le vaillant et habile Lecourbe. Celui-ci, vers le milieu d'août, par une série de brillants combats, chassa les Autrichiens des Petits Cantons et reprit le mont Saint-Gothard et les défilés du haut Tésin, qui redescendent sur l'Italie.

L'archiduc avait chance de réparer cet échec et d'accabler Masséna. Une seconde armée de 30.000 Russes, commandée par le général Korsakoff, arrivait au secours des Autrichiens et entrait en Suisse. Mais, au lieu de masser tout cet ensemble de forces pour un coup décisif contre Masséna, le cabinet de Vienne venait d'envoyer l'ordre à l'archiduc de laisser seulement 25,t 00 Autrichiens avec Korsakoff et de marcher en Souabe avec 36.000 pour aller prendre le commandement de l'armée autrichienne du bas Rhin. Cette armée, espérait-on à Vienne, coopérerait avec l'armée anglo-russe destinée à reconquérir la Hollande et la Belgique.

L'arrivée de Souwaroff en Suisse devait compenser le départ de l'archiduc, qui partit à la fin d'août.

Mais il fallait que Souwaroff arrivât. Il pouvait le faire sans obstacle par le mont Splugen et le pays des Grisons (la vallée du Haut-Rhin), qu'occupaient les Autrichiens. Au lieu de faire ce détour, il remonta le Tésin et les pentes abruptes du Saint-Gothard, où l'attendait le général Lecourbe.

Masséna, averti que Souwaroff avançait et qu'un corps d'émigrés et de Bavarois était en marche pour joindre les Austro-Russes de Korsakoff, prévint l'ennemi. Il franchit la Limmat dans la nuit du 3 au 4 vendémiaire (21 au 25 septembre), refoula Korsakoff sur Zurich, et, après deux jours d'une lutte acharnée, le chassa jusqu'au Rhin avec une perte énorme, en lui enlevant ses bagages et toute son artillerie, cent canons. Pendant ce temps, à l'autre bout du lac, un corps français commandé par le général Soult franchissait la Lint et mettait en déroute l'aile gauche des Austro-Russes. Le général autrichien Hotze est tué, vingt canons, pris.

Tandis que les montagnards des Petits Cantons avaient soutenu les Austro-Russes, quelques troupes suisses de Vaud et de Zurich avaient pris une part très glorieuse à notre victoire.

Souwaroff, retardé de trois jours par la pointe de Moreau sur Novi, puis de quatre autres jours par la nécessité de réunir des moyens de transport, n'avait pu commencer ses opérations dans les montagnes que le 19 septembre. Il avait lancé une avant-garde de 6.000 Russes sur sa droite dans des gorges d'où jaillit une des sources du Rhin et qui débouchent en arrière du Saint-Gothard ; puis il avait escaladé les pentes du Saint-Gothard avec 12.000 hommes. 8.000 ou 7.000 Autrichiens menaçaient, de leur côté, les flancs du corps d'armée de Lecourbe. Le général français n'avait en tout que neuf A dix mille hommes. Il évita d'être tourné en se repliant de rocher en rocher derrière le pont du Diable, qu'il coupa.

Une colonne russe, en voulant franchir le pont, vint se faire fusiller ou précipiter dans l'abîme de deux cents pieds où s'engouffre, au-dessous du pont, l'impétueux torrent de la Reuss. Les Russes parvinrent cependant à traverser plus haut la Reuss. Lecourbe se retira en bon ordre par la rive gauche de la Reuss jusqu'à la pointe du lac des Quatre-Cantons. Souwaroff, laissant Lecourbe sur sa gauche, s'engagea dans les effroyables défilés du Schachenthal, pour aller déboucher sur Schwitz et tâcher de rejoindre l'armée austro-russe d'Helvétie. Harcelé sur ses derrières par Lecourbe, il mit trois jours pour faire quelques lieues à travers les précipices, jonchant sa route d'hommes et de chevaux morts et mourants (5-7 vendémiaire - 26-28 septembre).

Au lieu des Autrichiens, ce furent les Français qu'il trouva aux environs de Schwitz. Le corps d'armée autrichien de Hotte, avec lequel il avait compté opérer sa jonction, était déjà, comme nous l'avons dit, vaincu et rejeté chez les Grisons au delà du haut Rhin. Masséna arrivait en personne à l'aide de Lecourbe.

L'armée russe, de Mutten, au-dessus-de Schwitz, se dirigea vers la Lint. Son avant-garde fut arrêtée à Feefels, sur la Lint, par un corps français et suisse sous le général Molitor, et l'arrière-garde fut assaillie par Masséna dans les gorges de Mutten. Le général russe Rosenberg parvint à repousser Masséna. La résistance désespérée de cette arrière-garde sauva les débris de l'armée russe. Souwaroff, par les défilés impraticables d'Engi, réussit à gagner la vallée du Haut-Rhin à Coire et à Illanz (14-19 vendémiaire - 5-10 octobre), avec quelques milliers d'hommes épuisés et mutilés.

Jamais soldats n'avaient montré un héroïsme plus ardent et plus opiniâtre que ne firent les Français e tles Russes dans cette terrible lutte, où les périls et les fatigues de la guerre étaient décuplés par ceux d'une nature sauvage. On s'était livré des batailles dans des lieux à peine accessibles aux chevriers et aux chasseurs de chamois. La gloire était égale entre les vainqueurs et les vaincus ; car les Russes, mal exercés au tir et habitués aux combats en plaine et à la baïonnette, avaient eu tout contre eux dans cette guerre de montagnes.

Tandis que Souwaroff se retirait chez les Grisons, l'aile gauche de Masséna chassait Korsakoff de Constance et des autres positions qu'avaient conservées les Austro-Russes sur la rive suisse du Rhin. Toute la rive gauche du Rhin suisse et grison était retombée au pouvoir des Français. La Suisse était entièrement dégagée.

Cette bataille de quinze jours sur une ligne de soixante lieues, suivant l'expression de Masséna dans son rapport au Directoire, égalait en grandeur les opérations de Bonaparte contre Wurmser et Alvinci. L'immense service que Masséna venait de rendre à la France effaçait le souvenir des reproches qu'il avait encourus, et lui a valu un renom populaire qu'il gardera toujours.

Nos armées s'étaient montrées d'une solidité inébranlable dans les revers qu'elles avaient dus à de mauvais plans de campagne et à l'infériorité du nombre.

Leur conduite avait protesté avec éclat contre le préjugé, tant de fois démenti par l'histoire, qui refuse aux soldats français la patience et la persévérance. En l'absence de notre plus grand général et de notre plus brillante élite jetée au fond de l'Orient, elles ressaisissaient la victoire comme aux grands jours de 94 et 96, et le danger d'invasion par le Rhin, par les Alpes ou par le Jura, était maintenant bien loin !

Malheureusement, les affaires intérieures ne se relevaient pas comme celles de la guerre. La discorde et le désordre continuaient. Le seul homme supérieur qu'il y eût dans le gouvernement, Sieyès, ne songeait qu'a détruire la Constitution confiée à sa garde. Les Cinq-Cents soupçonnaient Sieyès de vouloir transiger avec la coalition au prix d'un changement dans nos institutions et de concessions quant aux frontières. Peu avant nos victoires de Hollande et de Suisse, ils avaient voté, sans désigner ouvertement Sieyès, une déclaration énergique contre quiconque pourrait traiter sur des bases qui modifieraient la Constitution ou porteraient atteinte à l'intégralité du territoire.

La prolongation de cette situation agitée et confuse, l'absence de tout nom suffisamment populaire et suffisamment autorisé, auquel l'opinion pût se rattacher dans le Directoire et dans les deux Conseils, réveillaient parmi les masses le souvenir du jeune général qui avait remporté de si éclatants succès et frappé si vivement les imaginations. On se prenait à regretter Bonaparte et à souhaiter de le revoir.

On ne savait que très vaguement ce qui était advenu de lui et de son armée. Ses lettres, depuis longtemps, étaient interceptées par la marine anglaise, qui dominait dans la Méditerranée, et l'on ne se liait point aux nouvelles d'Égypte que donnaient les journaux anglais.

Le 14 vendémiaire (6 octobre), une dépêche de Bonaparte échappée à l'ennemi fut communiquée aux deux Conseils par le Directoire : elle contenait une relation des événements d'Égypte et de Syrie, fort habilement arrangée pour agir sur l'esprit public. L'effet en fut très grand.

Le 24 vendémiaire (15 octobre), on fut informé à Paris que Bonaparte avait débarqué le 18 en Provence. Une émotion et une attente universelles s'emparèrent de tout Paris et de toute la France.