HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME SECOND

 

CHAPITRE TREIZIÈME.

 

 

DIRECTOIRE (SUITE). — BONAPARTE OFFRE VENISE À L'AUTRICHE. — SES VUES POLITIQUES. — QUERELLES ENTRE LE DIRECTOIRE ET LES CINQ-CENTS. — BONAPARTE POUSSE À UN COUP D'ÉTAT. DIVISIONS DANS LE DIRECTOIRE. — LE 18 FRUCTIDOR. — MORT DE HOCHE. — PAIX DE CAMPO-FORMIO AVEC L'AUTRICHE.

30 germinal an V-26 vendémiaire an VI. - 10 avril-17 octobre 1797.

 

Lorsque furent signés les préliminaires de paix avec l'Autriche, la France venait de traverser une crise électorale qui devait avoir de funestes conséquences. L'époque fixée par la Constitution pour le renouvellement partiel des deux Conseils étant arrivée, les assemblées primaires s'étaient réunies au commencement d'avril. Elles avaient opéré dans de fâcheuses conditions. Les Jacobins avaient excité des désordres sur quelques points où ils étaient en force ; mais, en général, les réactionnaires avaient dominé encore plus que lors de la nomination du premier tiers en vendémiaire an IV. Les masses avaient montré peu d'empressement à voter, et la réaction n'avait ménagé ni les manœuvres ni les fraudes. Des hommes très honnêtes dans la vie privée ne se faisaient pas scrupule de remplir les urnes de faux bulletins. Bien des gens se croyaient tout permis pour empêcher le retour de la Terreur.

Les résultats des élections à deux degrés furent encore plus mauvais pour la République que la première fois. Les assemblées de second degré choisirent, pour la plupart, d'anciens constituants du parti des Feuillants, d'anciens membres de la droite de la Législative, beaucoup d'autres personnes d'opinions analogues, et même quelques agents des conspirations royalistes. Le plus grand nombre de ces nouveaux élus n'étaient pas décidés à renverser la République, mais ils poursuivaient d'une hostilité acharnée quiconque avait pris part au gouvernement de la France depuis le 10 août.

L'entrée du nouveau tiers (1er prairial - 20 mai) donna la majorité à la réaction dans le Corps législatif, et les Cinq-Cents nommèrent président, à une grande majorité, le général Pichegru. Ils le choisirent uniquement parce qu'il était brouillé avec le Directoire qui, lui, avait ôté le commandement. Quant aux rumeurs vagues encore qui se répandaient sur sa trahison, les réactionnaires les repoussaient comme des calomnies jacobines contre le conquérant de la Hollande.

Un tel choix ne pouvait mener qu'à des catastrophes.

Conformément à la Constitution, un des membres du Directoire sortit par un tirage au sort. Ce fut Letourneur (de la Manche). Les deux Conseils lui donnèrent pour successeur le ministre de France en Suisse, Barthélemi, qui avait bien servi la République dans la diplomatie, mais dont les tendances étaient plutôt celles d'un fonctionnaire de l'ancienne monarchie que d'un magistrat républicain.

Les discussions devinrent de plus en plus orageuses dans le Corps législatif. Le Directoire fut violemment attaqué à propos du désordre des finances et des traités onéreux qu'on avait conclus avec les fournisseurs des armées. Il s'était fait des opérations à des conditions déplorables ; mais le Directoire n'était pas l'auteur de la ruine de nos finances ; il vivait d'expédients, comme il pouvait ; et le Corps législatif l'avait plus d'une fois entravé au lieu de le seconder.

Le Corps législatif, à l'instigation de Barbé-Marbois, ancien intendant de Saint-Domingue, eut le tort grave de repousser une très bonne loi préparée par le ministre de la marine, l'énergique et patriote amiral Truguet, afin de réorganiser l'administration de nos armées navales.

Le Conseil des Cinq-Cents vota une loi qui retirait au Directoire et au ministère des finances la faculté de négocier pour se procurer de l'argent comptant, et aussi celle de régler l'ordre des paiements suivant les besoins. Les Cinq-Cents transféraient ces attributions à des commissaires élus par le Corps législatif. C'était paralyser le pouvoir exécutif et transporter l'administration dans les assemblées (26 prairial - 14 juin).

Les Anciens, qui étaient maintenant moins réactionnaires que les Cinq-Cents et qui écoutaient les avis de quelques hommes sages, rejetèrent cette loi.

Les plus ardents à la réaction parmi les Cinq-Cents s'exaltaient entre eux dans une réunion qui se tenait dans un hôtel de la rue de Clichy ; on les surnommait les Clichiens, comme on avait dit auparavant les Jacobins ou les Feuillants. Les patriotes des Cinq-Cents, de leur côté, avaient fondé un Cercle Constitutionnel, titre qui annonçait la résolution de défendre la Constitution républicaine contre les royalistes.

Il se passait pendant ce temps, en Italie, des événements qui eurent leur contre-coup à l'intérieur.

Nous avons dit que Bonaparte, à la nouvelle de l'insurrection des montagnards sujets de Venise et de leurs attaques contre les troupes françaises, avait envoyé un message menaçant au Doge et au Sénat de Venise. Il leur avait signifié que, s'ils ne dissipaient sur-le-champ les rassemblements insurrectionnels et s'ils ne livraient entre ses mains les auteurs des meurtres commis sur nos soldats, la guerre serait déclarée à l'instant.

Le Doge et le Sénat avaient répondu en accédant humblement à tout ; mais Bonaparte n'avait point attendu leur réponse pour disposer des territoires vénitiens.

Au moment mime où il promettait ces territoires à l'Autriche, il adressait à leurs habitants une proclamation où il leur annonçait qu'il les affranchirait de la domination du Sénat de Venise et qu'il leur restituerait leurs droits usurpés par ce Sénat !

La majorité de ces populations, vexées par nos réquisitions, travaillées par les aristocrates vénitiens, par les agents autrichiens et par le clergé, nous était hostile. Sur le faux bruit d'une défaite des Français, le peuple se souleva à Vérone et dans les campagnes environnantes (28 prairial - 17 avril). Des soldats français isolés et les malades de nos hôpitaux furent égorgés. La garnison française, peu nombreuse, se retira dans la citadelle et dans les forts de la rive gauche de l'Adige. Elle bombarda Vérone, qui fut bientôt assaillie, du côté .de la rive droite, par les troupes régulières lombardes et par un corps de Polonais au service des Lombards. Les insurgés, quoique renforcés par un corps d'Esclavons au service de Venise, furent entièrement défaits, et toute résistance cessa à la nouvelle de l'armistice de Léoben et à l'arrivée d'une division française.

Plusieurs centaines de Français avaient péri dans l'insurrection du 28 germinal et des jours suivants ; on nomma ces massacres les Pâques Véronaises, parce qu'ils avaient commencé le lundi de Pâques.

Un assez grand nombre de Français avaient été massacrés çà et là dans le reste des provinces vénitiennes. Un autre incident fournit un nouveau grief à Bonaparte. Un navire français s'étant présenté à la passe du Lido pour entrer dans les lagunes de Venise, contrairement aux règlements qui interdisaient cette entrée aux bâtiments étrangers armés, le fort du Lido canonna ce vaisseau ; des soldats l'abordèrent et tuèrent le capitaine et une partie de l'équipage.

Bonaparte déclara aussitôt la guerre à la République de Venise (14 floréal - 3 mai). Le Directoire l'y avait à demi autorisé, en lui écrivant : Allez, s'il le faut, jusqu'à Venise, et rendez-nous compte de vos dispositions, afin d'instruire le Corps législatif de la nécessité où vous aurez été d'agir hostilement à l'égard de cette puissance perfide.

Bonaparte fit abattre, dans toutes les villes de la terre ferme, l'insigne de la République vénitienne, le Lion de Saint-Marc, qui fut remplacé par l'arbre de la Liberté. Des municipalités démocratiques furent substituées aux autorités vénitiennes.

Bonaparte n'avait point de marine à sa disposition : le Sénat eût pu défendre Venise et les lagunes. Il n'y pensa même pas. Ce gouvernement, autrefois si habile et si fort, était tombé en caducité ; il s'affaissait sur lui-même. Il implora de Bonaparte un court armistice et consentit à l'arrestation du commandant du Lido, qui avait tiré sur le navire français, et des trois Inquisiteurs d'État, que Bonaparte accusait d'avoir fomenté les mouvements contre nos troupes.

Un parti démocratique s'était formé à Venise et se groupait autour d'un secrétaire de la légation française, resté dans la ville après le départ du ministre de France. Ces patriotes vénitiens espéraient sauver leur pays par une révolution conforme aux principes français. D'accord avec notre secrétaire de légation Villetard, les démocrates vénitiens réclamèrent l'abolition du gouvernement aristocratique, l'installation d'une municipalité démocratique, l'invitation aux municipalités des villes de terre ferme d'envoyer chacune un député pour former un gouvernement provisoire, la formation d'une garde nationale et l'introduction dans Venise d'un corps de 4.000 Français

Le Doge convoqua le Grand Conseil, composé de toute l'aristocratie vénitienne. A la presque unanimité, le Grand Conseil abdiqua, et, avec lui, toutes les autorités anciennes. Le Grand Conseil décida que tous les pouvoirs seraient remis à une Commission de dix membres nommés avec l'agrément du général Bonaparte (20 floréal - 9 mai).

Ainsi finit le plus ancien gouvernement de l'Europe : il remontait au cinquième siècle, à la chute de l'Empire romain. Les gouvernements aristocratiques, qui n'existent plus aujourd'hui dans le monde et que nous ne connaissons plus que par l'histoire, étaient plus sages, plus persévérants dans leurs desseins, et même moins oppressifs envers le peuple que les gouvernements monarchiques, ce qui explique leur longue durée.

Le dernier Doge, duc ou président du Patriciat vénitien, s'appelait Manin : un plébéien du même nom de Manin devait, un demi-siècle après, relever la gloire de l'illustre cité de Venise.

Le parti démocratique n'accepta pas la Commission décrétée par le Grand Conseil. Il s'assembla et nomma une municipalité. Mais, à la nouvelle de l'abdication du gouvernement et de la prochaine entrée des Français, une réaction éclata dans la ville. Les soldats esclavons (Slaves de Dalmatie) au service de Venise s'étaient révoltés ; une partie du peuple se joignit à eux, au vieux cri vénitien de : Vive Saint-Marc !

Les patriciens déchus n'osèrent se mettre à la tète de l'insurrection. Les insurgés et les Esclavons eurent le dessous, et les Français entrèrent à Venise dans la nuit du 25 floréal (15 au 16 mai).

Le jour même où cette révolution s'accomplissait à Venise, Bonaparte signait, à Milan, un traité avec les envoyés du gouvernement qui venait de disparaître. Ce traité reconnaissait, à Venise, la souveraineté du peuple à la place de la souveraineté aristocratique, stipulait l'occupation par les Français de la ville de Venise, jusqu'à ce que le nouveau gouvernement déclarât n'avoir plus besoin de cette assistance, et l'occupation de la terre ferme vénitienne jusqu'à la paix continentale. La flotte et l'arsenal de Venise devaient être à la disposition des Français. Venise nous cédait plusieurs vaisseaux, payait une contribution de six millions, et cédait à la France vingt tableaux et cinq cents manuscrits anciens, au choix du général Bonaparte.

Si dures que fussent ces conditions, sous lesquelles on pressentait les engagements secrets, bien pires, que Bonaparte avait pris à Léoben, la nouvelle municipalité se hâta de ratifier le traité de Milan. Les patriotes vénitiens crurent leur pays sauvé ! Le Directoire avait pour eux des dispositions favorables. Il écrivit à Bonaparte pour s'applaudir avec lui de la chute d'un gouvernement perfide ; mais il ajouta : il ne nous reste plus qu'à recueillir de cet événement tous les avantages qui doivent profiter à la République française et à la liberté italienne. Le passage spontané de Venise à une nouvelle forme de gouvernement répandra parmi les peuples la plus haute considération pour les armes et la Constitution française (30 prairial - 19 mai).

Bonaparte avait de tout autres pensées. Il venait déjà d'annexer à la République cispadane, qu'il avait fondée, les provinces enlevées au pape, que les préliminaires de Leoben promettaient à Venise en compensation des territoires vénitiens promis à l'Autriche. Il expédia par mer un officier général, Gentili, et quelques troupes, avec ordre de s'emparer de Corfou et de tout l'archipel des îles Ioniennes, importantes possessions de Venise sur la côte occidentale de la Turquie et de la Grèce. Gentili devait mettre la main sur tous les navires vénitiens dans ces îles (7 prairial - 26 mai).

Bonaparte écrivit à la municipalité de Venise que l'envoi de Gentili n'avait d'autre but que de seconder les commissaires du nouveau gouvernement vénitien et d'empêcher que les ennemis de la patrie et de la liberté ne s'emparassent des îles et ne les soumissent à l'esclavage de quelque puissance étrangère !Dans toutes les circonstances, ajoutait-il, je vous donnerai des preuves du désir que j'ai de voir se consolider votre liberté, et de voir l'Italie, libre et indépendante, reprendre son rang parmi les grandes nations.

Le lendemain, Bonaparte mandait au Directoire le résultat d'une première conférence qu'il venait d'avoir, à Mombello, près de Milan, au sujet du traité de paix définitif avec l'Autriche.

Il s'était mis d'accord avec les plénipotentiaires autrichiens, MM. de Gallo et de Meerfeldt, sur des bases, très différentes de celles de Léoben, à proposer aux deux gouvernements de France et d'Autriche.

C'était : la rive gauche du Rhin à la France. — Au roi de Prusse, un équivalent sur la rive droite du Rhin en échange du duché de Clèves, qu'il cédait à la France sur la rive gauche. — A l'empereur, Salzbourg et Passau, en Allemagne ; — en Italie, VENISE !

En compensation de Venise, l'empereur renoncerait à la partie de la terre ferme vénitienne à la droite de l'Adige : Brescia et tout ce qui est entre l'Adige et l'Oglio seraient cédés à la République lombarde. Mantoue, dont le Directoire avait blâmé l'abandon, ne serait pas rendu à l'Autriche.

Pour excuser le monstrueux marché qu'il faisait de Venise, Bonaparte assurait au Directoire que c'était une population inepte, lâche et nullement digne de la liberté !

Dans une lettre postérieure, où il n'a plus à décrier les Vénitiens pour le besoin de sa cause, nous le verrons reconnaître, au contraire, que Venise est la ville d'Italie la plus digne de la liberté !

Jamais homme ne s'est moins embarrassé de se démentir lui-même et n'a fait moins de cas de sa parole.

Il conclut en disant au Directoire : Nous prendrons les vaisseaux ; nous dépouillerons l'arsenal : nous détruirons la banque et nous garderons Corfou.

Le 25 prairial (13 juin), il donnait les instructions suivantes au chef d'une division navale : Vous direz au gouvernement provisoire de la République de Venise que la conformité de principes qui existe aujourd'hui entre la République française et la République de. Venise exige qu'elle mette promptement ses forces maritimes sur un pied respectable, afin de pouvoir, de concert, nous maintenir maîtres de l'Adriatique et des îles du Levant (Ioniennes), et protéger le commerce des deux Républiques ;que déjà, à cet effet, j'avais fait partir des troupes pour assurer la possession de Corfou à la République vénitienne. — Vous vous emparerez de tout sous ce prétexte, ajoute-t-il, ayant sans cesse à la bouche l'unité des deux Républiques, et vous servant toujours du nom de marine vénitienne !Mon intention est de m'emparer, pour la République, de tous les vaisseaux vénitiens, et de tous les approvisionnements possibles pour Toulon.

Peu de jours après que se fut accomplie cette malheureuse révolution vénitienne, qui était ainsi vendue et livrée d'avance par celui qui feignait de la protéger, une révolution démocratique s'était aussi opérée à Gênes. Le parti démocratique génois, excité par les Français et par les Lombards, se souleva et s'empara de l'arsenal et du port. Mais la plus grande partie des classes populaires était encore sous l'influence de l'aristocratie et surtout du clergé. Comme à Vérone, une réaction furieuse éclata. La multitude courut sus aux révolutionnaires et aux Français. Gênes fut le théâtre de scènes de massacre et de pillage.

A Vérone, le parti contre-révolutionnaire avait su du moins se battre : à Gênes, il ne se battit pas. L'approche d'une division française suffit pour faire tomber cette effervescence sanguinaire. Le Doge et le Sénat de Gênes se mirent à la discrétion de Bonaparte ; le parti qui n'avait pu réussir par ses propres forces fut relevé par l'intervention française, et une Constitution démocratique remplaça les lois de l'aristocratie (prairial - juin).

Là, du moins, Bonaparte n'avait pas l'intention de trafiquer de la population qu'il révolutionnait : son intérêt, comme son dessein, était d'associer la République génoise aux Républiques lombarde et cispadane.

Ces Républiques n'étaient pour lui qu'un instrument momentané de sa puissance ; il n'aurait pas eu plus de scrupules à leur égard qu'à l'égard de Venise. Non seulement il ne songeait pas à fonder, d'une façon durable, la République en Italie, mais il rêvait déjà de la renverser en France. Dans ses épanchements d'exubérant orgueil, il s'en ouvrait assez indiscrètement à ses familiers français et italiens. Un de nos agents diplomatiques, qui a écrit des Mémoires très intéressants et très véridiques, Miot de Mélito, nous a laissé le récit d'une conversation où Bonaparte s'était dévoilé tout entier. C'était en prairial an V (commencement de juin 1797), au château de Mombello, près de Milan. Bonaparte y tenait une espèce de cour où affluaient généraux, diplomates et tout ce qu'il y avait de gens distingués en Italie. Bonaparte déclara nettement à Miot et au noble Milanais Melzi qu'il n'était qu'au début de sa carrière. — Ce que j'ai fait jusqu'ici n'est rien encore. Croyez-vous que ce soit pour faire la grandeur des avocats du Directoire, des Carnot, des Barras. que je triomphe en Italie ? Croyez-vous que ce soit pour fonder une République ? Quelle idée C'est une chimère dont les Français sont engoués, et qui passera comme tant d'autres. Il leur faut la satisfaction de la vanité... mais de la liberté ?... ils n'y entendent rien. Voyez l'armée ! Les victoires que nous venons de remporter ont déjà rendu le soldat français à son véritable caractère. Je suis tout pour lui... Il faut à la nation un chef illustre par la gloire, et non pas des théories de gouvernement, des discours d'idéologues ! Qu'on donne aux Français des hochets, cela leur suffit ; ils s'en amuseront et se laisseront mener, pourvu qu'on leur dissimulé adroitement le but vers lequel on les fait marcher.

Il avoua à ses confidents qu'il n'était pas aussi pressé de conclure la paix définitive qu'il l'avait été de signer les préliminaires de Leoben. La paix, dit-il, n'est pas dans mon intérêt. Si la paix est faite, je ne suis plus à la tête de l'armée que je me suis attachée. Je ne voudrais quitter l'Italie que pour aller jouer en France un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici, et le moment n'est pas encore venu. Mais la conduite de tout ceci ne dépend pas uniquement de moi. Ils ne sont pas d'accord à Paris. Un parti lève la tète en faveur des Bourbons : je ne veux pas contribuer à son triomphe. Je veux bien, un jour, affaiblir le parti républicain ; mais je veux que ce soit à mon profit, et non pas à celui de l'ancienne dynastie. Alors la paix peut être nécessaire pour satisfaire les désirs de nos badauds de Paris, et, si elle doit se faire, c'est à moi de la faire.

On négociait beaucoup alors de tous côtés, bien que la plupart de ceux qui étaient engagés dans les négociations ne voulussent pas sincèrement la paix. Chez nous, deux des directeurs, Carnot et Barthélemi, avaient des sentiments pacifiques ; mais la majorité du Directoire regrettait, et avec raison, d'avoir accepté les préliminaires de Léoben. L'Autriche, dès qu'elle n'avait plus senti la pointe de l'épée française sur sa gorge, avait recommencé à louvoyer et à espérer dans nos discordes intérieures. Elle n'avait pas accepté le projet rédigé à Mombello entre ses plénipotentiaires et Bonaparte. Quant à l'Angleterre, elle venait de reprendre, plus sérieusement cette fois, l'initiative des pourparlers avec la France, sous l'impression d'un extrême péril que courait sa puissance navale.

Après que les éléments eurent fait échouer l'expédition du général Hoche en Irlande, le Directoire, bien qu'il eût donné à Hoche un autre emploi, n'avait pas renoncé à une attaque contre les Iles-Britanniques. Le ministre de la marine, Truguet, avait projeté de réunir les trois flottes de France, de Hollande et d'Espagne dans la Manche, pour opérer une descente en Angleterre.

Une flotte espagnole de 35 vaisseaux de ligne mit à la voile, de Carthagène, le 13 pluviôse an V (1er février 1797), pour venir joindre les Français à Brest. Elle rencontra, le 26 pluviôse (14 février), près du cap Saint-Vincent (côte sud du Portugal), une flotte anglaise de 15 vaisseaux. Les Espagnols avaient une énorme supériorité matérielle, et par le nombre et par la force de leurs navires : leur vaisseau-amiral, qui avait quatre ponts et 130 canons, était le plus grand qu'il y eût au monde ; mais ces puissants navires avaient, pour la plupart, des capitaines aussi dépourvus de vigueur que de science et des équipages recrutés à la hâte de paysans enlevés de force à leurs campagnes.

L'amiral anglais Jervis coupa en deux, par une habile manœuvre, la flotte espagnole. Quatre vaisseaux furent pris. Le gros de la flotte ne les secourut pas, se retira dans le port de Cadix et s'y laissa bloquer par une petite escadre anglaise de cinq vaisseaux, que commandait Nelson. Ce fameux marin, qui commençait alors sa grande renommée, avait décidé par son audace le succès de la journée de Saint-Vincent.

Le pouvoir faible et corrompu qui gouvernait alors l'Espagne avait laissé tomber la marine espagnole dans la dernière décadence, et la France dut renoncer à l'espoir d'en tirer un concours efficace. L'Angleterre, toutefois, ne put profiter immédiatement de sa victoire. Elle se trouva, au printemps, aux prises avec des périls intérieurs d'une immense gravité. Une grande révolte éclata, non pas dans le peuple des villes, comme le gouvernement anglais l'avait plusieurs fois appréhendé, mais dans la marine, ce qui était plus redoutable encore.

Le gouvernement anglais avait été d'une injustice et d'une imprudence singulières envers les matelots, qui étaient la vraie force de l'Angleterre. Il avait accordé aux troupes de terre une augmentation de solde proportionnée à l'augmentation du prix de tous les objets nécessaires à la vie, et n'en avait pas fait autant pour les marins, qui étaient, de plus, fort durement traités à bord et avaient nombre de griefs légitimes. Le 27 germinal (16 avril), une flotte de 16 vaisseaux, qui avait reçu l'ordre de faire voile de Portsmouth pour aller bloquer la rade de Brest, refusa de partir, déposa ses officiers et envoya des pétitions à l'Amirauté et à la chambre des communes pour réclamer le redressement des griefs des marins.

Le gouvernement, effrayé, négocia avec les députés des insurgés et leur accorda leurs demandes. Néanmoins, quelques incidents ayant fait croire aux matelots qu'on n'agissait pas de bonne foi avec eux, ils se soulevèrent de nouveau et furent rejoints par cinq autres vaisseaux venus de Plymouth. Il fallut, pour les apaiser, un acte du Parlement sanctionnant leurs demandes, des lettres de grâce du roi les garantissant contre toutes recherches, et la destitution d'un amiral et de beaucoup d'officiers (24 floréal - 13 mai). La flotte, à ces conditions, partit pour croiser sur les côtes de Bretagne.

Au moment même où la flotte de Portsmouth rentrait dans le devoir, l'escadre de la Tamise s'insurgeait à son tour, à Sheerness et à la Nore, d'une façon plus menaçante. Les réclamations étaient ici moins précises, et l'on y sentait l'influence de l'esprit révolutionnaire, qui ne s'était pas montré à Portsmouth. Cette fois, les insurgés étaient dirigés par un homme qui avait des vues politiques, un marin nommé Parker.

La flotte révoltée de la Nore fut bientôt renforcée par une autre escadre, celle qui croisait devant le Texel pour empêcher la flotte hollandaise de sortir. Cette escadre, à l'exception de deux vaisseaux, avait abandonné sa croisière. Vingt-quatre vaisseaux anglais bloquèrent, non plus les côtes de France ou de Hollande, mais la Tamise ! L'Amirauté fut réduite à faire enlever les bouées et éteindre les phares de la Tamise, comme si les Français eussent été près d'entrer à Londres.

Dans cette extrémité, le ministère anglais essaya de renouer les négociations avec la France (13 prairial - 1er juin). Avant même que l'insurrection des marins eût éclaté et que l'Autriche eût signé les préliminaires de Léoben, Pitt, voyant la défaite de l'Autriche assurée, était déjà résigné à essayer de traiter en renonçant à disputer la Belgique à la France. Le Directoire accueillit les ouvertures des Anglais, et Lille fut choisie pour être le théâtre des conférences.

Le ministère anglais, en même temps qu'il se montrait disposé à céder au dehors, déploya une grande énergie à l'intérieur. Il avait désarmé la première insurrection, celle de Portsmouth, par des concessions : cette fois, il sentit tout perdu s'il cédait, et il résista à outrance. Il se mit en défense par tous les moyens qui lui restaient, et l'opinion publique le soutint. Les révoltés de la Nore savaient moins bien ce qu'ils voulaient que ceux de Portsmouth. Le ministère réussit à les diviser. Les escadres de Plymouth et de Spithead, qui n'avaient pas pris part au mouvement, leur avaient envoyé des adresses pour les engager à rentrer dans le devoir. Le 21 prairial (19 juin), deux vaisseaux abandonnèrent lu flotte. Les vaisseaux les plus voisins tirèrent sur eux, mais, bientôt après, tournèrent et suivirent leur exemple. En quelques jours, toute la masse insurgée se désagrégea, et finalement, le 27 prairial (15 juin), le vaisseau-amiral, à bord duquel se tenait le conseil des délégués de l'insurrection, se soumit comme les autres et laissa des soldats envoyés à bord par l'ancien commandant de la flotte arrêter Parker et les autres délégués.

Parker fut condamné à mort avec quelques-uns de ses compagnons.

La promptitude avec laquelle la discipline se rétablit après cette terrible crise témoigna de la force de l'organisation navale anglaise.

L'habileté de l'amiral qui commandait l'escadre des côtes de Hollande avait empêché la France et ses alliés de profiter d'une occasion si favorable. L'amiral Duncan, resté avec deux vaisseaux seulement devant le Texel, était parvenu, par ses manœuvres et ses signaux, à faire croire à la flotte hollandaise que la flotte anglaise croisait toujours au large. Si l'on eût connu la vérité, les Hollandais n'eussent pas manqué d'aller attaquer les ports anglais ou de porter des troupes françaises en Irlande. Hoche, depuis les préliminaires de Léoben, était revenu à ses projets de l'année précédente, et, d'accord avec le ministre de la marine Truguet, il poussait vivement à de nouveaux préparatifs à Brest et en Hollande.

La révolte des marins apaisée, Pitt continua cependant les pourparlers avec la France. Il ne pouvait poursuivre la lutte que par des moyens extrêmes, et il avait été obligé de recourir, comme la France, au papier-monnaie : le cours forcé des billets de banque avait été voté par le Parlement. Pitt n'espérait plus qu'on pût vaincre les armées françaises sur le Continent et ne partageait plus guère l'espoir des Autrichiens qu'on pût exciter une contre-révolution en France. Pour la première fois, il inclinait à des conditions de paix acceptables pour la République française.

Depuis la suspension des hostilités avec l'Autriche, l'attention de la France et de l'Europe se partageait entre les opérations politiques de Bonaparte en Italie et la crise intérieure de la France ; il y avait action et réaction incessante des deux côtés des Alpes.

Le 5 messidor (23 juin), un discours prononcé au Conseil des Cinq-Cents, par un député nommé Dumolard, sur les affaires d'Italie, eut de graves conséquences. Dumolard, qui appartenait au cercle réactionnaire de Clichy, blâma le Directoire, c'est-à-dire Bonaparte, d'avoir déclaré la guerre à Venise sans l'autorisation du Corps législatif, et s'éleva contre les révolutions que nous avions suscitées à Venise et à Gênes. Je ne rechercherai pas, dit-il, quel est le sort qu'on réserve à Venise, et surtout à ses provinces de terre ferme. Je n'examinerai pas si leur envahissement, médité peut-être avant les attentats qui lui servirent de motifs, n'est pas destiné à figurer dans l'histoire comme un digne pendant du partage de la Pologne.

Peu importe de quel côté de l'Assemblée venaient ces paroles : elles étaient malheureusement trop justes1

La proposition faite par Dumolard de réclamer des explications du Directoire fut renvoyée à une commission. Bien que Dumolard eùt ménagé personnellement Bonaparte en attaquant sa politique, ce vainqueur altier, qui n'admettait déjà plus de contradiction, fut profondément irrité. Les journaux réactionnaires l'avaient plus d'une fois harcelé avec aigreur et maladresse, et il vit, dans le discours de Du-motard, l'exécution d'un plan du parti clichyen contre lui.

Il écrivit, le 12 messidor (30 juin), une lettre fort emportée au Directoire. Il s'y plaint des persécutions dont on l'accable, traite le discours de Dumolard de manifeste soldé par l'Angleterre, et offre sa démission, décidé, dit-il, à vivre tranquille, si les poignards de Clichy veulent bien le laisser vivre.

Il fit circuler des notes violentes destinées à l'armée et au public plutôt qu'au Directoire, à qui il les expédiait. Il y menace directement le Corps législatif. — Je parle, dit-il, au nom de 80.000 soldats. Le temps où de lâches avocats et de misérables bavards faisaient guillotiner les soldats est passé, et, si vous les y obligez, les soldats viendront à la barrière de Clichy avec leur général ; mais malheur à vous !

Le 14 juillet approchait. Il tira parti de ce grand anniversaire révolutionnaire. Il adressa à son armée une proclamation où il affectait le républicanisme le plus ardent.

Soldats, dit-il, des montagnes nous séparent de la France : vous les franchiriez avec la rapidité de l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la Constitution, défendre la liberté, protéger le gouvernement et les républicains. — Les royalistes, dès qu'ils se montreront, auront vécu !Jurons par les mânes des héros qui sont morts à côté de nous pour la liberté, jurons Guerre implacable aux ennemis de la République et de la Constitution de l'an III !

[1797 — An V] ADRESSES DE L'ARMÉE. 451

Cette République qu'il jurait de défendre avec ses soldats, nous avons vu ce qu'il en disait dans ses épanchements avec ses familiers : cette Constitution libérale de l'an III, il en projetait déjà le renversement au profit du pouvoir arbitraire.

La proclamation de Bonaparte mit le feu aux poudres. Les soldats d'Italie, quoique leur général eût déjà fort altéré en eux les vertus républicaines, aimaient encore sincèrement la République, et, quoi qu'en eût dit Bonaparte, étaient encore à la patrie plus qu'à un homme.

Dans un grand banquet militaire, on porta des toasts au Directoire : — Qu'il anéantisse les contre-révolutionnaires !A la réémigration des émigrés rentrés !A la destruction du Club de Clichy ! Puis, dans tous les corps de l'armée, officiers et soldats signèrent des adresses dans les termes les plus virulents. Les divisions venues des sages armées du Rhin mirent seules des formes modérées dans l'expression des mêmes sentiments.

Bonaparte envoya ces adresses au Directoire, en les accompagnant de deux lettres successives, plus emportées que celle du 12 messidor et tendant plus directement à un but redoutable (27-28 messidor - 15-16 juillet). Il y récrimine contre les calomnies des journaux royalistes, et, sur ce point, il n'a pas tort. Il qualifie de tas d'atrocités la motion de Dumolard, imprimée par ordre des Cinq-Cents. Le Club de Clichy veut marcher sur mon cadavre pour arriver à la destruction de la République. — Citoyens directeurs, il est imminent que vous preniez un parti : si vous aviez besoin de force, appelez les armées. La cour de Vienne traîne en longueur les négociations, pour attendre la décision de notre crise intérieure. Si vous voulez la paix, faites briser les presses des journaux de Louis XVIII, des journalistes vendus à l'Angleterre, et fermer le Club de Clichy.

Il disait vrai quant aux tergiversations de l'Autriche. Mais nous avons vu plus haut que, pas plus que l'Autriche, il n'avait hâte de faire la paix.

Bonaparte alla plus loin : il fit offrir secrètement à Barras trois millions pour les frais d'un coup d'État, non plus seulement contre des journalistes, mais contre le Corps législatif.

La majorité du Directoire y était déjà décidée. Rewbell était un sincère et ardent révolutionnaire, mais qui, comme tant d'autres, avait perdu pendant nos crises la foi dans la liberté légale. La Réveillère, esprit mal équilibré et peu pratique, contrairement à ses sentiments naturels et à ses habitudes morales, se laissait entraîner hors des voies régulières, qu'il aimait, par la haine et l'effroi de la contre-révolution, qu'il croyait imminente. Quant à Barras, il était toujours prêt à conspirer avec tout le monde, et sentait bien qu'il n'y avait point de place pour lui dans une République fondée sur l'ordre et les lois.

La majorité du Directoire ne communiquait point à Carnot les projets inconstitutionnels qu'elle méditait : elle savait qu'il n'y adhérerait pas. Cet homme humain et modéré, que des circonstances inouïes avaient amené naguère à accepter la solidarité du plus implacable des gouvernements, était bien résolu à ne jamais se retrouver dans une position semblable, et il était d'ailleurs convaincu que la République était perdue si elle sortait encore une fois des voies légales. Il ne croyait pas, comme ses collègues La Réveillère et Rewbell, que les conspirateurs royalistes qui s'étaient glissés dans le Corps législatif fussent en état d'opérer une contre-révolution. Il' était persuadé que la plupart des hommes qui faisaient de la réaction dans les deux Conseils ne voulaient ni ne pouvaient aller jusque-là, et que les moyens légaux suffisaient au Directoire pour défendre la Révolution. Il fit de grands efforts dans le sens de la conciliation. Les hommes les plus sensés et les plus capables du parti qui s'intitulait modéré, sentant le péril de leur alliance avec les contre-révolutionnaires, essayèrent, par l'entremise de Carnot, de s'entendre avec les anciens conventionnels, et, par d'autres intermédiaires, avec Barras.

Cette tentative ne réussit pas. La question de la mort du Roi fut pour beaucoup dans l'insuccès des pourparlers. La plupart des ex-conventionnels qui avaient voté la mort de Louis XVI ne se fièrent point à ceux de leurs anciens collègues qui n'étaient pas séparés du royalisme par cette barrière sanglante. Ce fut là une des plus malheureuses conséquences du 21 janvier.

Les modérés avaient demandé, comme gage de conciliation, que le Directoire changeât deux des ministres qui leur étaient antipathiques. La majorité du Directoire maintint ces deux ministres et révoqua, au contraire, ceux des membres du ministère qui agréaient à la majorité des deux Conseils. La majorité du Directoire offrit le ministère de la guerre au général Hoche, qui était en ce moment à Paris. tes trois directeurs coalisés projetaient, comme nous l'avons dit, un coup d'État avant que Bonaparte leur en dit fait la proposition ; Barras voulut en précipiter l'exécution, en la confiant, non à Bonaparte, mais à Hoche.

Comment Hoche, qui avait montré dans la Vendée tant de sagesse, de modération, d'amour de l'ordre, avait-il pu être choisi pour être l'instrument de pareils desseins ? — C'est que Hoche perdait le sang-froid quand il voyait la Révolution attaquée dans son centre même ; sa nature impétueuse reprenait alors le dessus. Vivant au milieu des armées et n'observant pas de près et chaque jour la situation intérieure, il ne voyait qu'une chose : le traître Pichegru, son mortel ennemi et celui de la République, à la tète d'une Assemblée réactionnaire, et il croyait la Contre-révolution imminente.

Il avait surpris, par des aveux et par des correspondances interceptées, le plan des agents de Louis XVIII : empêcher par tous les moyens l'ordre, la sécurité, le crédit de renaître ; diffamer, perdre dans l'opinion quiconque avait participé à la Révolution ; envahir toutes les fonctions électives en travestissant les royalistes en républicains modérés, jusqu'à ce qu'ils pussent jeter le masque et rétablir la royauté. — Ce plan lui semblait s'exécuter de point en point, et Hoche était bien excusable d'attribuer au royalisme plus de forces qu'il n'en avait ; car toutes les apparences y étaient, grâce à l'imprudence et à l'aveuglement des réactionnaires qui se mêlaient aux royalistes.

Ce fut ainsi que Hoche et Carnot, ayant absolument au fond les mêmes sentiments et les mêmes principes, se trouvèrent fatalement divisés sur les moyens de sauver la patrie et la liberté.

Hoche, si ami de la légalité, si opposé aux dictatures militaires, comme nous en assure tout ce qui nous reste de lui, ne se décida qu'après des angoisses dont on retrouve la trace dans sa biographie, écrite immédiatement après sa mort par un de ses amis, Rousselin de Saint-Albin.

Des troupes détachées de l'armée de Sambre-et-Meuse étaient en marche pour aller renforcer à Brest l'armée qui se reformait dans le but de renouveler l'expédition d'Irlande. Il fut convenu entre Hoche et Barras que ces troupes se porteraient sur Paris, pour y appuyer l'entreprise par laquelle Hoche croyait ne faire que prévenir Pichegru. Hoche pensait que Barras était pleinement d'accord avec ses collègues.

Les inspecteurs (questeurs) du Conseil des Cinq-Cents eurent avis qu'une division de cavalerie allait arriver à la Ferté-Alais, à onze lieues de Paris. La Constitution interdisait à tout corps militaire d'approcher plus près que six myriamètres (15 lieues), sans l'autorisation du Corps législatif.

Les inspecteurs coururent demander des explications au Directoire. Ni le président du Directoire (c'était encore Carnot), ni le ministre de la guerre, que Hoche était sur le point de remplacer, n'avaient donné l'ordre de ce mouvement. Carnot répondit aux inspecteurs qu'il y avait là sans doute quelque erreur du général Hoche sur la limite légale que les troupes ne devaient pas franchir. Il manda Hoche au Directoire et l'interpella sévèrement. Hoche se trouva dans un grand embarras. Barras l'abandonna lâchement et se tut ; Rewbell et La Réveillère, que Barras n'avait pas même prévenus, le défendirent avec énergie.

Carnot, satisfait d'avoir fait reculer ceux qui projetaient un coup d'État, s'efforça d'éviter un éclat, mais n'y réussit point. Dans la séance du 2 thermidor (20 juillet), les inspecteurs firent voter aux Cinq-Cents l'envoi d'un message au Directoire, pour lui demander s'il était vrai que des troupes eussent été appelées à la Ferté-Alais, et s'il avait pris des mesures pour faire punir ceux qui avaient donné l'ordre de cette marche.

Un message du Directoire, rédigé par Carnot, étant arrivé sur ces entrefaites et attribuant l'incident de la Ferté-Alais une erreur d'un commissaire des guerres, la réponse ne fut pas jugée satisfaisante, et le message fut renvoyé à l'examen d'une commission. On parla de mettre en accusation le général Hoche.

Dans la même séance, Pichegru présenta un plan de réorganisation de la garde nationale : on y rétablissait les compagnies de grenadiers et de chasseurs, qui avaient été les soutiens de l'insurrection réactionnaire au 13 vendémiaire, et l'on y supprimait l'artillerie, qui avait toujours été dévouée à la Révolution.

Ce projet fut adopté quelques jours après. Les Cinq-Cents votèrent, le 6 thermidor (24 juillet), l'interdiction provisoire de toute société particulière s'occupant de questions politiques, ce qui prohibait non seulement les clubs, ou réunions publiques permanentes, mais les associations particulières. Le Conseil des Anciens sanctionna ce vote.

Le Directoire avait laissé, depuis quelque temps, se rouvrir les clubs, pour y chercher un point d'appui contre la réaction.

On attaqua, aux Cinq-Cents, la nomination de Hoche au ministère de la guerre, comme inconstitutionnelle. Hoche n'avait pas atteint l'âge de trente ans exigé par la Constitution pour les fonctions ministérielles.

Hoche, dont la nomination n'avait point encore reçu le caractère officiel, écrivit au Directoire que son âge ne lui permettait pas d'accepter le ministère et repartit pour l'armée de Sambre-et-Meuse, attristé de ce qu'il avait vu à Paris, blessé d'avoir été compromis et abandonné par Barras, mais plus convaincu que jamais de l'extrême péril que courait la République. Il fit célébrer à son armée, sur la rive droite du Rhin, l'anniversaire du 10 août, comme Bonaparte avait fait célébrer l'anniversaire du 14 juillet ; mais son langage offrit un frappant contraste avec celui du général de l'armée d'Italie.

Il parlait à ses soldats-citoyens, non de gloire et de richesse, mais de désintéressement et de vertu. Il leur retraçait rapidement le cours de la Révolution, depuis l'Assemblée Constituante, à laquelle il rendait noblement justice, jusqu'à la journée du 10 août, où finit le règne des Rois, et depuis cette journée à jamais mémorable jusqu'à la paix accordée par la République aux puissances coalisées qu'elle avait vaincues.

Avant de déposer les armes, poursuit-il, peut-être aurons-nous à assurer la paix intérieure contre des fanatiques et des rebelles aux lois républicaines, qui méditent de rendre la France à l'esclavage dont vous l'avez affranchie pour toujours. — Ils visent à une dissolution sociale... mais, j'en suis certain, votre présence et la fermeté du gouvernement suffiront à sauver la Constitution, que je jure avec vous de maintenir.

Il était sincère, lui 1 Les entraînements d'une situation alarmante et obscure avaient pu mettre la contradiction dans ses actes ; elle n'était pas dans son cœur.

Les généraux de Sambre-et-Meuse furent moins mesurés que leur chef dans leurs toasts et leurs adresses, et rivalisèrent d'emportement avec ceux de l'armée d'Italie.

La majorité du Directoire avait ajourné, mais non abandonné ses projets. La présidence de Carnot avait été un obstacle : la majorité attendit que le trimestre de Carnot fût expiré : le 7 fructidor (24 août), Carnot fut remplacé dans la présidence par La Réveillère.

Les trois Directeurs coalisés, n'ayant point agi par le bras de Hoche, s'étaient retournés vers Bonaparte. Barras avait donné à Hoche de grands sujets de plaintes et se sentait méprisé de cet honnête et loyal jeune homme. Il s'y prit adroitement pour se servir de Bonaparte sans se livrer à lui. Il ne l'appela point à Paris, sous prétexte que sa présence était nécessaire en Italie ; mais il lui demanda le plus révolutionnaire de ses lieutenants, le général Augereau.

Bonaparte envoya Augereau. Dés la première audience où il fut reçu par le Directoire, Augereau éclata en invectives et en menaces contre les royalistes et leurs complices. La majorité du Directoire, malgré l'opposition de Carnot, nomma Augereau commandant de la division militaire de Paris, et il groupa autour de lui tout ce qu'il y avait d'ardents révolutionnaires.

Bonaparte, cependant, jouait jeu double en ce moment. En même temps qu'il aidait les préparateurs d'un coup d'État par l'envoi de l'homme le plus apte à les seconder, il faisait insinuer, parmi les modérés, que les adresses de l'armée d'Italie avaient dépassé ses intentions. Il ne se hâtait pas d'expédier les trois millions promis à Barras et cessait d'écrire à Barras, puis même à Augereau.

C'est qu'il avait à Paris un autre agent opposé à Augereau, Lavalette, qui lui mandait que les modérés des deux Conseils n'étaient pas pour la plupart royalistes et seraient disposés à l'élire un peu plus tard membre du Directoire.

Bonaparte envoya bientôt après à Paris un second général, Bernadotte, comme pour contre-balancer Augereau. Bernadotte était alors un républicain sincère et ferme, mais aussi judicieux et aussi prudent qu'Augereau était turbulent et fougueux. Bernadotte, dans ses lettres à Bonaparte, apprécie très sainement la situation. Toute commotion mal dirigée, écrit-il, ne peut qu'être funeste à la liberté. Il ne veut pas que la volonté remplace le droit, ni que le pouvoir exécutif s'empare d'une puissance dictatoriale. Il ne juge pas qu'un coup d'État soit nécessaire pour sauver la République. Il voit très bien que Pichegru, dont les patriotes ont si peur, a les mauvaises intentions, mais non pas le génie d'un chef de parti, et qu'il n'a aucune force effective dans la main.

L'opinion de Bernadotte était celle de personnes éclairées qui, tout à la fois, voulaient le maintien de la Constitution et soutenaient le Directoire contre la réaction, dont les coupables folies les indignaient. Ainsi pensait madame de Staël, qui avait rouvert son salon à Paris : elle s'y entourait d'hommes distingués, et y défendait avec sa généreuse éloquence la cause de . la République régulière. La fille de Necker, abandonnant la royauté, reprenait la trace de madame Roland. Dans ce groupe figurait avec éclat un jeune Suisse d'origine française, issu du fameux écrivain protestant Agrippa d'Aubigné : c'était Benjamin Constant, qui commençait, par de brillants écrits et contre la Terreur et contre la réaction, une carrière dévouée à la défense de la liberté.

Si deux de nos généraux en chef, Bonaparte et Moreau, eussent fait leur devoir, le Directoire aurait eu par eux, depuis le printemps, les preuves formelles de la trahison de Pichegru, et alors le coup d'État eût été sans prétexte et sans excuse. Le Directoire n'aurait eu qu'à dénoncer publiquement le traître, et la majorité des deux Conseils n'eût ni pu ni voulu le défendre.

Un des principaux agents du Prétendant, l'émigré d'Entraigues, celui qu'on appelait le Marat royaliste à cause de la fureur atroce de ses pamphlets, avait été arrêté par les Français à Venise. Il avait fait, pour sauver sa tête, d'importantes révélations à Bonaparte : il lui avait remis une note contenant tout le récit de la négociation entre Pichegru et le prince de Condé. Bonaparte garda longtemps cette pièce, laissa échapper d'Entraigues, et ne se décida enfin à expédier la note au Directoire que par Bernadotte.

Elle ne suffisait pas ; car rien n'attestait que d'Entraigues eût dit la vérité.

Moreau avait en mains des preuves plus directes. Ses troupes avaient saisi le fourgon d'un général autrichien, et l'on y avait trouvé la correspondance même de Pichegru. Moreau, caractère faible et incertain partout ailleurs que sur le champ de bataille, s'effraya de sa découverte et ne put se résoudre à livrer au gouvernement de la République les criminels secrets de son ancien général en chef.

La crise approchait. Le Ier fructidor (18 août), le Directoire adressa au Conseil des Cinq-Cents un message où il annonçait qu'il avait pris des mesures pour prévenir dorénavant des irrégularités comme celle qui s'était produite dans les mouvements des troupes ; mais, à l'occasion des plaintes élevées dans les deux Conseils contre les adresses (c inconstitutionnelles des armées, il récriminait en énumérant les causes n des alarmes des défenseurs de la patrie n. Il montrait nos armées privées de leur solde et nos caisses vides par les refus du Corps législatif de voter les 'fonds nécessaires. Il faisait allusion à de récents décrets des Conseils, qui avaient restitué une grande masse de biens nationaux aux parents des émigrés, et qui, dépassant l'article de la Constitution qui reconnaissait la liberté des cultes, avaient rendu aux prêtres et au culte catholique une autre partie des domaines nationaux, c'est-à-dire les églises.

Dans les discussions relatives au clergé, des orateurs, entre autres Royer-Collard, l'ancien secrétaire de la Commune avant le 10 août, avaient revendiqué, non pas seulement la liberté religieuse et l'abolition de toutes les lois contre les prêtres réfractaires, mais le rétablissement des liens entre l'Eglise et l'Etat. Cette prétention, si contraire aux principes de la Révolution, et, en particulier, à ceux de la Constitution de l'an III, avait excité, parmi les patriotes de toutes nuances, la plus vive irritation. Boissy d'Anglas, tout engagé qu'il fût dans l'opposition contre le Directoire, parlait là-dessus comme La Réveillère.

Le Directoire signalait enfin, dans son message, parmi les causes des dangers publics, les journaux qui insultaient à nos armées, calomniaient nos généraux et appelaient la royauté, et il imputait les retards de la paix à l'espoir que les complots des contre-révolutionnaires donnaient à nos ennemis de voir s'opérer la dissolution de la France.

Les griefs du Directoire étaient en grande partie fondés, surtout quant aux finances. Le message fut renvoyé à l'examen d'une commission.

Le rapporteur de cette commission, Thibaudeau, ancien conventionnel qui avait eu beaucoup d'influence vers la fin de l'époque thermidorienne et qui était alors républicain modéré, réfuta, mais sans violence, les allégations du Directoire, blâma la conduite du gouvernement dans les derniers événements d'Italie, et comme inconstitutionnelle et comme ayant pu contribuer à retarder la paix ; mais il conclut en déclarant que le Corps législatif ne voulait pas plus mettre le Directoire en accusation qu'il ne croyait le Directoire capable de se vouer à un éternel opprobre en se portant à un attentat contre le Corps législatif.

Quant à vous, ajoutait-il, citoyens-soldats, vous qu'il faut censurer aujourd'hui, mais qu'il faut admirer toujours... le Corps législatif est la citadelle de la Constitution : vous voulez mourir pour la défendre ; vous ne viendriez pas l'assiéger !

Il proposa : 1° de charger l'accusateur public du département de la Seine de poursuivre d'office tout complot contre la Constitution et les pouvoirs de l'État ; 2° d'édicter des peines contre les militaires qui délibéreraient ou feraient des actes collectifs (4 fructidor - 21 août).

Le Conseil des Anciens approuva un rapport conçu dans le même esprit.

Le ton de ces rapports attestait que la majorité des Conseils ne suivrait pas jusqu'au bout les furieux réacteurs du cercle de Clichy. La plupart des opposants qui n'étaient pas royalistes souhaitaient en ce moment la conciliation, les uns par peur, les autres par patriotisme. Ils se réduisaient à demander le remplacement d'Augereau en qualité de commandant de la division de Paris. Ils ne l'obtinrent pas. Les trois directeurs coalisés, se sentant les plus forts, ne voulaient pas de transaction.

Les meneurs de Clichy s'efforcèrent de faire voter la mise en accusation du Directoire par les Conseils. Les opposants modérés n'y consentirent qu'à condition que le Directoire serait sommé de faire connaître ceux des représentants qu'il accusait de conspirer avec les royalistes. Les contre-révolutionnaires de Clichy reculèrent.

Le désarroi était complet dans le Corps législatif et dans tout le parti de la réaction. L'on ne s'y, entendait sur rien, dès qu'il ne fallait plus parler, mais agir. Les meneurs contre-révolutionnaires voyaient avec effroi qu'ils avaient compté en vain sur la garde nationale. La bourgeoisie de Paris, qui avait fait le 13 vendémiaire pour renverser la Convention, n'était pas disposée à le recommencer pour défendre le Conseil des Cinq-Cents. Elle avait voté contre le Directoire, mais n'avait plus assez d'ardeur pour soutenir son vote par les armes.

La position des hommes vraiment modérés et amis des lois était déplorable. Placés entre deux conspirations, l'une impuissante, l'autre fortement armée, ils n'avaient aucun moyen de faire respecter l'ordre légal. Les factieux de la réaction avaient appelé à Paris les principaux chefs des chouans amnistiés : les opposants modérés refusèrent avec indignation de recourir à de pareils auxiliaires. Les réactionnaires savaient qu'une scène de la dernière violence avait eu lieu, dans le sein du Directoire, entre Carnot et Barras ; que les gens prêts à tout faire qui entouraient Barras parlaient tout haut de tuer Carnot. Ils proposèrent à Carnot de s'entendre pour faire mettre hors la loi par les deux Conseils la majorité du Directoire, les nouveaux triumvirs, comme on les appelait. Carnot refusa. Il ne voulait pas violer la Constitution sous prétexte de la défendre.

Un jeune officier, qui était dévoué à Carnot, vint lui offrir de poignarder le tyran, c'est-à-dire Barras. Carnot calma l'exaltation de ce jeune homme. Pareille proposition fut faite par un commandant de garde nationale à Mathieu Dumas, un des principaux membres du Conseil des Anciens, contre Barras et Rewbell. Ce commandant, homme énergique et sans scrupules, n'eût pu enlever une légion, mais avait cent hommes sûrs pour un coup de main. Mathieu Dumas repoussa la proposition.

Le général Mathieu Dumas, ancien constituant du parti feuillant et ami de La Fayette, homme éclairé et sincère, rapporte, dans ses Mémoires, qu'il raconta plus tard cet incident à Bonaparte, devenu empereur. L'empereur lui dit : Vous avez été un imbécile : vous n'entendez rien aux révolutions !

Le parti du coup d'État, lui, n'hésitait plus et allait droit à son but. Il avait pour lui tous ceux auxquels les habitudes jacobines avaient laissé le goût des coups de force, et tous ceux qui sont disposés à se ranger du côté du plus fort lui venaient d'avance. Un membre fameux de la Constituante, Talleyrand, était de ces derniers. Ambassadeur de la République en Angleterre au commencement de 93, après que la guerre eut mis fin à sa mission, il était resté à l'étranger pendant la Terreur ; puis il avait obtenu de rentrer en France comme n'ayant point émigré, et le Directoire l'avait nommé récemment ministre des Affaires étrangères. Quoique ses tendances personnelles ne le portassent nullement à la violence, quand il comprit que le coup d'État était décidé, il s'y rallia.

Sieyès avait fait plus : il y avait poussé. Ennemi de cette Constitution de l'an III qu'on avait préférée à ses conceptions particulières, il n'aspirait qu'à la renverser. Ce philosophe avait un sentiment révolutionnaire, la haine de l'Ancien Régime et de l'ancienne noblesse, haine qu'il avait exprimée si puissamment dans son célèbre pamphlet sur le Tiers-État ; mais il n'avait aucun sentiment du droit et de la légalité. Sa philosophie orgueilleuse ne connaissait de loi que les abstractions de son esprit : il visait à les imposer, n'importe comment, à la société. Il se croyait infaillible.

Tout était prêt.

Le 17 fructidor (septembre), au soir, Thibaudeau, l'auteur du rapport que nous avons mentionné, reçut, d'une main inconnue, des proclamations et des pièces diverses que la majorité du Directoire venait de faire imprimer secrètement pour les publier le lendemain. Une de ces pièces dénonçait à la France la trahison de Pichegru. Devant la Commission des inspecteurs du Corps législatif, dont il était membre, Pichegru nia cette accusation ; mais ni lui ni la Commission ne tentèrent aucune mesure de défense.

Dans la nuit, le château et le jardin des Tuileries furent investis par 12.000 soldats et 40 canons. Les grilles furent forcées par les troupes d'Augereau. Un certain nombre de représentants s'étaient réunis dans la salle des Cinq-Cents. Un officier général vint les inviter à sortir : ils refusèrent, et le commandant de la garde du Corps législatif, Ramel, n'obéit pas à un ordre d'Augereau qui lui enjoignait d'évacuer les Tuileries. Mais les soldats que commandait Ramel paraissaient hésiter ; on disait dans leurs rangs : — Nous ne voulons pas nous battre pour Louis XVIII.

Pour le soldat comme pour le peuple, qui ne connaissent pas les nuances, le conflit n'était qu'entre la Révolution et l'Ancien Régime.

Augereau entra avec son état-major, auquel s'étaient joints les plus violents révolutionnaires des faubourgs, Santerre, Rossignol, etc., aux cris de : Vive la République !

Il fit arrêter Ramel, que ses soldats ne défendirent pas, et l'envoya prisonnier au Temple, avec ceux des représentants qu'on trouva aux Tuileries.

Pendant ce temps, la garde du Directoire arrêtait au Luxembourg, par ordre des triumvirs, un des directeurs opposants, Barthélemi. Carnot s'était échappé par le jardin. On ne put mettre la main sur lui. Il réussit à sortir de France, et se réfugia en Suisse, puis en Allemagne.

Un certain nombre de membres du Conseil des Anciens s'étaient rendus, le matin, dans leur salle ; ils en furent chassés par la troupe. Une trentaine d'entre eux revinrent bientôt après aux Tuileries, pour essayer de se faire rouvrir la salle de leurs séances. Cet acte de courage leur valut des témoignages de respect dans leur passage à travers les rues ; mais la population ne remua pas. Ils furent repoussés par les soldats.

Ils se réunirent chez leur président Lafond-Ladébat, rue Neuve-de-Luxembourg. Les gendarmes vinrent les y prendre. On les mena au Temple. Quatre-vingt-cinq membres des Cinq-Cents, assemblés dans une maison voisine, se dispersèrent : beaucoup furent arrêtés à domicile.

Tandis que les membres opposants des Conseils faisaient cette tentative de résistance, honorable dans son impuissance, les membres du parti favorable au Directoire s'assemblaient, sur l'invitation des triumvirs, ceux des Cinq-Cents à l'Odéon, ceux des Anciens à l'École de Médecine. Il y avait parmi eux, non pas seulement des Montagnards, mais d'anciens Girondins qui, de même que La Réveillère, croyaient sauver la République. Le Directoire leur envoya un message où il leur faisait part des mesures qu'il avait été, disait-il, forcé de prendre pour le salut de la patrie et le maintien de la Constitution. — Le 18 fructidor, ajoutait-il, vous met à portée de fixer à jamais les destinées de la République. Saisissez cette occasion ; faites-en une grande époque : ranimez le patriotisme ; ressuscitez l'esprit public ; hâtez-vous de refermer l'abîme où les amis des rois s'étaient flattés d'ensevelir jusqu'au souvenir de notre liberté !

Une proclamation du Directoire, aux Français détaillait les preuves de la conspiration qui eût perdu la République, si le Directoire, était-il dit, eût attendu un jour de plus. Il y avait là des imputations injustes mêlées à des faits vrais, mais qui ne démontraient point l'imminent péril affirmé par le Directoire. Quant à la trahison de Pichegru, que le Directoire dénonçait d'après la pièce transmise par Bernadotte, si le Directoire s'était borné à mettre en cause ce grand coupable et ses complices, il aurait eu Carnot et tous les républicains avec lui, et la majorité des deux Conseils eût cédé sans coup d'État.

Le député Boulay (de la Meurthe) présenta le soir même à ce qui restait des Cinq-Cents un rapport sur le message du Directoire. Il y affirmait l'existence d'une vaste conspiration ayant pour but de rétablir l'Ancien Régime. Le foyer en était, dit-il, dans une minorité du Corps législatif, qui trompait et entraînait la majorité par ses intrigues. — Il ne faut pas verser une seule goutte de sang. Malheur à qui songerait à rétablir les échafauds ! — Il faut éloigner les conspirateurs du Corps législatif et de toute autorité constituée, et déporter les plus dangereux. — La déportation sera désormais le seul moyen de salut public : c'est la peine que doivent subir tous les ennemis irréconciliables de la République ; c'est comme cela que nous nous débarrasserons des émigrés et des prêtres. Les émigrés sont bannis à perpétuité ; ceux qui rentreront seront transportés en un lieu désigné par le gouvernement, et en quelque sorte colonisés. Quant aux prêtres, on ne déporterait que ceux qui refuseraient une déclaration de soumission aux lois.

Cette déclaration ne portait plus sur aucune matière ecclésiastique.

Le rapporteur concluait en proposant de déporter sans jugement les conspirateurs. L'idée de substituer la déportation à l'échafaud appartenait à Sieyès.

Les restes des Cinq-cents votèrent, séance tenante, une résolution en trente-neuf articles. Les élections de cinquante et un départements étaient annulées, comme ayant été faussées par les menées des émissaires royaux. Cela faisait disparaître la majorité formée par le nouveau tiers au printemps dernier. Tous les fonctionnaires élus par ces cinquante et un collèges électoraux étaient révoqués et leur remplacement remis au Directoire. Les droits politiques récemment restitués aux parents d'émigrés par le Corps législatif leur étaient de nouveau retirés. — Tout citoyen, avant de voter dans les assemblées primaires et électorales, devait prêter serment de haine à la royauté et à l'anarchie, et de fidélité à la République et à la Constitution de l'an III. — Quarante-deux membres des Cinq-Cents et onze des Anciens devaient être déportés, avec les deux directeurs Carnot et Barthélemi, et quelques autres personnages politiques et militaires. Carnot avait échappé à ses persécuteurs : Barthélemi eût pu éviter son sort en donnant sa démission ; ce n'était pas un homme politique, mais c'était un homme d'honneur : il avait courageusement refusé.

Il y avait, dans le nombre des représentants désignés pour la déportation, avec Pichegru, quelques autres conspirateurs royalistes, deux anciens Jacobins devenus réacteurs forcenés, Rovère et Bourdon (de l'Oise), et quelques députés compromis dans la sanglante réaction du Midi ; mais beaucoup d'autres avaient été seulement des opposants au Directoire ; parmi eux, Boissy d'Anglas, très considéré, l'un des rédacteurs et rapporteur de la Constitution de l'un III, et qui était fort éloigné de conspirer contre elle.

D'autres étaient des membres distingués de l'ancien parti feuillant, qui, s'ils n'étaient pas attachés de cœur à la République, n'étaient pas du moins des factieux contre-révolutionnaires ni des conspirateurs, Mathieu Dumas, Siméon, Pastoret, Portalis, Barbé-Marbois.

La peine de mort, contrairement à la proposition du rapporteur Boulay (de la Meurthe), était maintenue contre les émigrés qui rentraient. Quinze jours de délai étaient accordés aux émigrés rentrés pour s'en aller. — La loi récente qui rappelait en France les prêtres déportés était abrogée. Les journaux étaient mis pour un an sous l'inspection de la police. La loi contre les clubs était abrogée ; mais il leur était défendu d'attaquer la Constitution.

La résolution des Cinq-Cents avait été portée aux Anciens au milieu de la nuit. Ceux-ci hésitèrent devant une telle loi. Ils renvoyèrent la délibération au lendemain (19 fructidor). Le Directoire envoya aux Anciens un message pressant et impérieux. Ils cédèrent.

Le 20 fructidor (6 septembre), les Cinq-Cents votèrent un décret de déportation contre les propriétaires, directeurs, auteurs, rédacteurs de quarante-deux journaux. C'était une mesure véritablement inouïe : une liste de proscription qui n'énonçait pas même les noms des proscrits. Il y avait de tout dans cette masse de journaux, depuis les plus furieux contre-révolutionnaires jusqu'à des critiques de formes modérées qu'aucune répression légale n'eût pu atteindre. On rencontrait là bien des noms qui ont longtemps figuré dans notre histoire littéraire.

La plupart échappèrent. Le Directoire n'usa point de l'arme qu'on lui fournissait et ne déporta pas ceux des journalistes qui avaient été arrêtés. Il les relâcha presque tous. Sa police avait la main sur les journaux depuis la résolution du Corps législatif, et il ne tenait point à persécuter individuellement leurs propriétaires ou leurs rédacteurs.

Les Conseils des Cinq-Cents et des Anciens fonctionnaient avec une apparence de légalité. Ils contenaient maintenant un peu plus de moitié de l'effectif légal ; les incertains, les timides étaient venus se rallier au plus fort. Le Directoire fut recomplété par l'élection de Merlin (de Douai), un des principaux jurisconsultes de la Convention, et de François (de Neufchâteau). Le général Augereau fut mal satisfait de n'avoir pas été choisi en récompense de ses services du 18 fructidor.

Seize des personnes désignées pour la déportation, après avoir été très durement traitées pendant le trajet, furent envoyées dans l'Amérique du Sud, à Sinamari, un des cantons les plus malsains de la Guyane. Huit d'entre elles y moururent, par suite de l'insalubrité du climat : entre autres les ex-Jacobins Rovère et Bourdon (de l'Oise), traités à leur tour comme ils avaient traité leurs collègues Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois. Cent quatre-vingts prêtres déportés avec eux succombèrent pour la plupart. Pichegru, l'ex-directeur Barthélemi et quelques autres parvinrent à s'évader par mer.

Les autres députés désignés, parmi lesquels Boissy-d’Anglas, furent seulement détenus à l'île d'Oléron ou réussirent à se cacher.

La rigueur brutale avec laquelle on aggrava le malheur des hommes que l'on déportait offrit un triste contraste avec le langage du Directoire dans la proclamation qu'il adressa aux Français (23 fructidor - 10 septembre). La Réveillère n'y parlait que de vertu et de bonheur, et faisait le tableau le plus séduisant du spectacle qu'allait désormais offrir la France.

Il ne tint pas à Sieyès que le 18 fructidor n'eût des suites encore plus dures. Il fit proposer, par Boulay (de la Meurthe), le rapporteur de la loi de déportation, une loi pour l'extirpation totale des anciens nobles. Tout ce qui avait appartenu à la haute noblesse eût été expulsé de France : les autres nobles eussent été privés des droits de citoyens, à moins qu'ils ne signassent la déclaration qu'ils méprisaient la honteuse superstition des distinctions de naissances et qu'ils combattraient de toutes leurs forces le retour de la royauté et de tout privilège héréditaire.

Ce projet, renouvelé de Saint-Just, fut mal accueilli. Son exagération révolta. On lui en substitua un autre où l'on privait les nobles en général des droits civiques, sauf à eux à les obtenir individuellement, mais où l'on spécifiait tant d'exceptions, que la loi demeurait à peu près sans effet.

Le 18 fructidor avait mis le gouvernement, en fait, non sous la main des théoriciens abstraits comme Sieyès, mais sous l'influence des armées. Le Corps législatif, ou du moins ce qui en restait, au lendemain de fructidor, avait envoyé aux départements et aux armées des adresses où il montrait l'intérieur envahi, désorganisé par la Contre-révolution, et le patriotisme, les vertus sociales et publiques, réfugiés aux armées.

Il y avait malheureusement du vrai : la bourgeoisie était réactionnaire ou inerte ; les classes populaires n'intervenaient plus guère dans le mouvement politique ; la démocratie active ne se montrait quasi plus que dans les armées. Mais, si les armées peuvent défendre la liberté, ce n'est pas elles qui peuvent la mettre en pratique et la faire vivre, quand elle est abandonnée par la société civile !

La révolution qui venait de s'opérer avec le concours de la force militaire menait à une nouvelle révolution qui s'opérerait cette fois par et pour les militaires.

Le Directoire n'avait qu'une chance de maintenir, au moins provisoirement, son indépendance : il était placé entre deux grands généraux dont l'influence se partageait nos armées : Hoche et, Bonaparte. Le Directoire comprit que son salut était de les équilibrer l'un par l'autre. Moreau était devenu suspect, pour ne s'être décidé à communiquer au gouvernement les preuves de la trahison de Pichegru qu'après avoir reçu la nouvelle du coup d'État. Le Directoire révoqua Moreau de son commandement et réunit les deux armées d'Allemagne entre les mains de Hoche, qui se trouva ainsi en possession d'une immense force morale et matérielle.

Hoche et Bonaparte allaient donc se faire équilibre : le génie qui rapportait tout à la patrie était en face du génie qui rapportait tout à lui-même.

Cet équilibre ne fut entrevu qu'un instant. La santé de Hoche alarmait depuis quelque temps ses amis. Un feu intérieur le dévorait. Une étrange surexcitation nerveuse l'épuisait. Une irritation de poitrine, qu'il avait négligée, alla s'aggravant.

La nouvelle du 18 fructidor, où il ne vit que la défaite de la Contre-révolution, la situation éclatante où l'appelait le Directoire et qui semblait lui ouvrir de si grandes destinées, le ranimèrent un moment ; mais le mal implacable ressaisit sa proie. Il étouffait. Ses forces étaient anéanties. Jusqu'à la dernière heure, toutes ses pensées furent pour son armée, pour sa patrie et pour les êtres qu'il aimait. Il regrettait ce ministère de la guerre auquel il avait été un moment appelé, et où il eût rendu de si grands services : il se désolait en pensant à l'état de la France, mal gouvernée, désorganisée ; il se fût senti capable d'y rétablir l'ordre et la prospérité. Il désigna au gouvernement, a écrit son biographe, les postes où les talents différents pouvaient le mieux servir la République.

Il expira le troisième jour complémentaire de l'an V (19 septembre 1797), à son quartier général de Wetzlar, sur la rive droite du Rhin. Il avait vingt-neuf ans.

La douleur de l'armée entière égala celle de la jeune veuve et des amis du héros. Tout soldat croyait avoir perdu un père dans ce jeune général, aussi vénéré qu'admiré. Jamais chef n'a été l'objet d'un plus grand amour.

L'armée reconduisit jusqu'au Rhin, à Coblenz, celui qui ne devait plus la mener à la victoire. Les villes allemandes de la rive droite, la garnison autrichienne d'Ehrenbreitstein, comme aux funérailles de Marceau, rendirent les honneurs funèbres au mort glorieux le long du passage du cortège.

Le corps de Hoche fut déposé non loin de celui de son frère d'armes Marceau, mort tout juste un an auparavant, dans la même contrée, mais lui, du moins, sur le champ de bataille et non dans les longues angoisses d'un mal cruel et mystérieux.

Une fête funèbre, comme on n'en avait pas vu depuis celles de la Grèce, célébra dans Paris les funérailles du héros. Le vieux père de Hoche conduisait le deuil.

L'armée, Paris, la France, ne voulurent pas croire que la fin de Hoche eût été naturelle.

L'esprit public, qui semblait éteint, se réveilla pour le pleurer et pour rechercher avec passion les causes de sa mort.

Les chouans, dans l'Ouest, avaient plus d'une fois attenté à sa vie, et, ne pouvant empêcher le châtiment de ses assassins, avec Sa générosité accoutumée, il avait donné du pain à leurs familles. On soupçonna un nouveau crime. Des bruits de poison se répandirent : le procès-verbal de l'ouverture du corps, opérée par les principaux médecins et chirurgiens de l'armée, contient le passage suivant :

L'estomac et les intestins ont été ouverts dans toute leur longueur : le premier a présenté de larges taches noires au centre et moins chargées de cette couleur à la circonférence, mouchetées par placards, avec des séparations entre elles, et les mouchetures correspondantes à la tache extérieure, beaucoup plus rapprochées et presque confondues.

Ce qu'on raconte des derniers jours de Hoche peut indiquer une phthisie galopante survenue dans un état de santé depuis un certain temps très altérée. Mais les caractères de cette altération ressemblaient aux effets de l'arsenic administré à petites doses.

Que cette altération fût ou non l'effet du poison, le premier biographe de Hoche cite un fait qu'il importe de mentionner : L'oppression, dit-il, augmentait toujours jusqu'à la suffocation. Hoche était impatient d'aller établir son quartier-général à Strasbourg. Il consulta un médecin qui lui donna une recette dans laquelle il plaça toute son espérance... Il sentit au contraire son mal empirer...

Il mourut quelques jours après. Il semble résulter de ceci qu'un remède violent par lequel il croyait ranimer ses forces aurait précipité sa fin.

La douleur publique et l'esprit de parti cherchèrent un coupable dans les directions les plus opposées. Le peuple s'en prit aux chouans ; les réactionnaires, contre toute vraisemblance, accusèrent le Directoire, qui avait tant d'intérêt à ce que Hoche vécût l Le Mémorial de Sainte-Hélène rapporte qu'on essaya de répandre que c'était Napoléon qui l'avait fait empoisonner.

Le biographe contemporain Rousselin dit qu'un homme suspect s'attacha longtemps aux pas de Hoche et fait entendre que l'instigateur du crime aurait été Pichegru, capable de tous les forfaits.

Les amis de Hoche se sont partagés sur la question de savoir s'il y a eu un crime. La famille y a toujours cru.

Quel fut le coupable ? — Y a-t-il eu un coupable ? On ne saura jamais la vérité.

Dans quelles idées Hoche est-il mort ? — Toute sa conduite atteste qu'il resta jusqu'au bout républicain passionné. Un monarque, écrivait-il, serait forcé de recréer une noblesse, et la résurrection de cette noblesse causerait une nouvelle révolution. Il nous faut un gouvernement qui consacre le principe de l'égalité... ce gouvernement ne peut être que la République.

Il n'avait plus l'exagération montagnarde de sa première jeunesse : il comprenait la nécessité d'un gouvernement sagement organisé et souhaitait le maintien de la Constitution de l'an III, en l'améliorant par la substitution d'un Président aux cinq Directeurs, comme en Amérique.

Tolérant pour toutes les croyances, il était de la religion de Rousseau, comme la plupart des grands hommes de la Révolution. Sa foi au Dieu de justice et de bonté est attestée, et par sa correspondance intime avec sa femme et ses amis, et par l'invocation qui termine le discours qu'il prononça devant l'armée de l'Ouest, lors de la fête célébrée en l'honneur des premières victoires de l'armée d'Italie : Dieu qui veilles aux destinées de cet empire, qui, dans les combats, as dirigé nos coups, l'homme que tu créas doit être libre : ne permets pas qu'aucun dominateur puisse le gouverner ! Extirpe les factions du sein de la République, et protège nos saintes lois !

Si l'on veut apprécier à leur vraie valeur morale Hoche et Bonaparte, il faut comparer ce qu'ils ont dit l'un de l'autre. Tandis que Hoche s'usait dans sa pénible et terne mission de l'Ouest, Bonaparte remportait ses éblouissants triomphes d'Italie, que Hoche se sentait capable d'égaler. Bien des âmes, d'ailleurs grandes et nobles, se fussent aigries d'une telle comparaison : Hoche, lui, s'oublie entièrement pour exprimer dans des lettres d'une générosité touchante son enthousiasme pour la gloire d'un rival : il défend avec passion ce brave jeune homme contre ceux qui osent l'accuser d'ambition !

Napoléon, à Sainte-Hélène, a parlé de Hoche, dont le souvenir l'importune : il le traite comme une sorte de Bonaparte inférieur, d'une ambition provocante, qui ne songeait qu'à s'emparer du pouvoir par la force, et qui se serait fait écraser par lui en lui disputant la suprême puissance, ou qui se serait rangé, parce qu'il aimait l'argent et les plaisirs ! — Hoche qui se serait rangé, c'est-à-dire livré pour de l'argent ! — De telles paroles révèlent, chez celui qui les a dites, quelle petite âme a pu être associée à un grand génie !

La mort de Hoche a été le plus grand malheur qui ait pu arriver à la République et à la France. Quel eût été l'avenir de notre pays, si Bonaparte eût disparu au lieu de Hoche ? Dans l'état où était la France, il était inévitable qu'elle passât sous la suprématie militaire. Mais que les conditions en eussent été différentes ! Le bon sens et le désintéressement de Hoche eussent bien tempéré les dangers et les abus de cette suprématie, et nous eussions pu revenir peu à peu par la paix à la liberté régulière.

La Providence a été sévère pour la France ! Nous perdions l'homme qui eût pu aider à notre salut ; nous restions dans les mains de celui qui devait nous perdre !

Bonaparte conserva, quelque temps après le 18 fructidor, la réserve qu'il avait gardée dans les dernières semaines antérieures à l'événement. Le Directoire commençait à s'inquiéter de son silence. Le 1er vendémiaire (22 septembre), Bonaparte se décida enfin à approuver publiquement le coup qu'il avait le premier conseillé. Il déclara, dans une proclamation à ses soldats, que le Directoire avait déjoué les trames des ennemis de la patrie et des ennemis particuliers du soldat et spécialement de l'armée d'Italie.

Et il écrivit à Augereau une lettre de félicitation sur la sagesse et l'énergie qu'il avait montrées. Il ajoutait seulement qu'il était à souhaiter qu'on ne se jetât point dans le parti contraire (le parti jacobin). — Ce n'est que par la sagesse et la modération qu'on peut assurer le bonheur de la patrie.

Maintenant qu'il voyait les royalistes et les réactionnaires écrasés, et qu'il ne craignait plus le retour de Louis XVIII, Bonaparte commençait à se tourner vers les modérés, qui pouvaient devenir les instruments de sa puissance. Il blâmait, dans des conversations destinées à etre répétées en France, les rigueurs inutiles et arbitraires qui avaient frappé des hommes honorables à côté de Pichegru et de quelques autres traîtres.

Le Directoire s'irrita et témoigna son mécontentement en retirant au général Clarke sa mission diplomatique auprès du gouvernement autrichien. Clarke, envoyé pour surveiller Bonaparte, s'était fait son instrument docile.

Le Directoire, d'autre part, remplaça Hoche dans son grand commandement par Augereau, et celui-ci, infatué de sa haute situation, s'avisa d'intervenir dans les affaires de l'armée d'Italie par des lettres aux généraux, ses anciens collègues, contre Clarke, qui avait dénoncé les exactions de certains d'entre eux.

Bonaparte répondit en se plaignant amèrement de l'horrible ingratitude du gouvernement, et en offrant de nouveau sa démission (4 vendémiaire - 25 septembre).

Hoche n'était plus, et Augereau n'était pas un point d'appui sérieux contre Bonaparte. Le Directoire plia et conjura Bonaparte de garder le commandement, qu'il n'avait jamais eu envie de quitter.

Les négociations avec l'Autriche s'étaient fort ralenties durant l'été, et la paix avait paru très compromise. Ni l'empereur François II ni le Directoire n'avaient agréé les nouvelles bases proposées par Bonaparte et par les plénipotentiaires autrichiens. L'empereur ne voulait point accepter Venise sans avoir en outre Mantoue et Brescia, et le Directoire, qui trouvait que c'était déjà trop de livrer la terre ferme vénitienne et Mantoue, ne voulait point sacrifier Venise.

Les pourparlers continuaient cependant, et, dans le courant de l'été, l'empereur François II avait consenti à faire cesser une iniquité monstrueuse qui durait depuis cinq ans. Il avait promis de rendre à la liberté, après les conventionnels et le ministre de la guerre livrés par Dumouriez, l'illustre général de 89 enfermé, contre tout droit des gens, dans les cachots de l'Autriche.

La Fayette, d'abord gardé par la Prusse dans une très dure captivité, puis remis à l'Autriche, avait subi avec une inébranlable constance ces implacables traitements que l'administration autrichienne a infligés à tant de martyrs de la liberté. Le régime des prisons autrichiennes, dont la froide cruauté a dépassé de si loin le régime des prisons de Paris sous la Terreur, n'était pas encore parvenu à la perfection où il arriva .plus tard, au fameux Spielberg. La Fayette, à Olmütz, fut cependant soumis à la plus affreuse des tortures morales : on lui laissa ignorer, pendant des mois et des années, si sa femme et ses enfants étaient morts ou vivants. Lorsque sa femme, si dévouée, vint à Vienne supplier l'empereur de lui permettre de revoir son mari, elle ne l'obtint qu'à condition de s'enfermer avec lui, elle et ses deux jeunes filles, sans jamais sortir de la forteresse. Sa santé ne s'en remit jamais.

Le temps et les événements avaient calmé les ressentiments des républicains contre La Fayette et ravivé la mémoire de ses services. Hoche, qui avait servi sous lui dans les compagnies soldées de la garde nationale, avait le premier réclamé la liberté de son ancien général. Carnot y pensait depuis longtemps, et les membres les plus révolutionnaires du Directoire n'y avaient pas fait d'objection : c'étaient Pichegru et les réactionnaires qui y mettaient du mauvais vouloir. Bonaparte en avait déjà entretenu les plénipotentiaires autrichiens à Leoben, et il seconda activement les intentions que Carnot lui avait manifestées au nom du Directoire.

La Fayette et ses amis furent remis en liberté le troisième jour complémentaire de l'an V (19 septembre). Le Directoire, même après le 18 fructidor, eût laissé La Fayette rentrer en France. Ce fut Bonaparte qui, tout en se faisant honneur de la libération du général de 89, s'opposa secrètement à son retour dans sa patrie. La présence de ce grand défenseur des Droits de l'homme pouvait être plus tard un obstacle aux projets de domination. La Fayette se retira sur le territoire neutre du Danemark, en Holstein.

L'empereur François II flottait encore entre le parti de la guerre et le parti de la paix. Les négociations avec l'Autriche avaient repris un peu plus d'activité à partir de la fin d'août.

Pendant ce temps, des conférences entre la France et l'Angleterre s'étaient ouvertes à Lille, le 17 messidor (4 juillet). L'Angleterre maintenait son offre de rendre les colonies françaises qu'elle avait prises, mais aussi sa prétention de garder les importantes colonies hollandaises du Cap de Bonne-

Espérance et de Ceylan. Les plénipotentiaires français réclamaient la restitution des possessions de nos alliés comme des nôtres.

L'Angleterre se fût peut-être résignée à rendre le Cap, si elle eût été assurée que la France ne se ferait pas céder cette grande position maritime par la Hollande.

Cela traîna ainsi quelques semaines ; mais, aussitôt après le 18 fructidor, un nouveau plénipotentiaire désigné par le Directoire, Treilhard, demanda à l'envoyé anglais, lord Malmesbury, s'il avait des pouvoirs pour restituer à la République française et à ses alliés toutes leurs colonies. — Non, répondit lord Malmesbury. — Eh bien ! le Directoire vous requiert de retourner dans les vingt-quatre heures à Londres pour en aller chercher.

Tout fut rompu (28 fructidor - 14 septembre). Personne n'avait cru, en France, que Pitt voulût sérieusement la paix. A cette époque, on se trompait.

Le 18 fructidor avait tout à fait ramené l'Autriche aux idées de paix. Elle n'espérait plus de contre-révolution en France, n'attendait pas de secours efficaces de l'Angleterre et se sentait à bout de force pour recommencer la guerre.

Mais, à mesure que l'Autriche devenait pacifique, le Directoire redevenait belliqueux ; du moins il ne voulait la paix qu'à des conditions éclatantes. Aussitôt après le 18 fructidor, Barras avait écrit à Bonaparte : Que le Rhin soit notre limite ; que Mantoue soit à la République Cisalpine, et que Venise ne soit pas à l'Autriche ! Le Directoire visait à reprendre la politique révolutionnaire en Italie : il ne ratifiait pas le nouveau traité passé récemment avec le roi de Sardaigne, et qui garantissait à ce prince la sûreté de son royaume. Le Directoire entendait laisser faire, sinon faire la révolution en Piémont, où le parti républicain grandissait sous l'influence de notre armée.

Bonaparte avait de tout autres vues.

Il avait été quelque temps mal disposé pour la paix, parce que la paix lui aurait ôté des mains l'armée qu'il s'était attachée et l'eût rejeté dans la vie privée, avant qu'il fût en mesure de se saisir du pouvoir à l'intérieur. Mais, maintenant, il avait conçu de nouveaux projets qui s'accommodaient de la paix avec l'Autriche, pourvu qu'on restât en guerre avec l'Angleterre. L'occupation de Corfou et des autres îles Ioniennes, cet archipel qui commande les côtes occidentales de la Turquie et de la Grèce, avait ouvert à son imagination avide de vastes et de vagues perspectives ; à peine maitre de l'Italie, il s'était mis à dédaigner cette belle conquête pour porter plus loin ses rêves. Dès avant le 18 fructidor, le 29 thermidor an V (16 août), il écrivait au Directoire : — Les îles de Corfou, de Zante et de Céphalonie sont plus intéressantes pour nous que toute l'Italie ensemble. — Si nous étions obligés d'opter, il vaudrait mieux restituer l'Italie à l'empereur et garder les îles. — L'Empire des Turcs s'écroule tous les jours... nous verrons sa chute. Corfou et Zante nous rendent maîtres de l'Adriatique et du Levant. — Les temps ne sont pas éloignés où nous sentirons que, pour détruire l'Angleterre, il faut nous emparer de l'Égypte.

Ses plans n'étaient pas encore arrêtés ; mais sa pensée était dés lors de porter l'armée d'Italie en Orient, après la paix avec l'Autriche, pour se faire de nouveaux titres de gloire sur ce théâtre des grands événements de l'antiquité.

Tant que Hoche vécut, Bonaparte, cependant, ne se sentit pas en état de parler en maître. Le jour même où Hoche mourait à Wetzlar (3e jour complémentaire an V - 19 septembre), Bonaparte répondait à la lettre que Barras lui avait écrite au nom du Directoire, par une dépêche où il se bornait à dire qu'il doutait que la paix se fît si le Directoire refusait Venise à l'empereur ; il reconnaissait, contrairement à ses assertions de Léoben, que Venise était la ville la plus digne de la liberté de toute l'Italie ; il demandait des renforts, s'il devait rentrer en campagne.

Le même jour, il écrivait au ministre des Affaires étrangères, Talleyrand, une lettre extrêmement remarquable, à propos de la Constitution qu'il s'agissait de donner à la Cisalpine et à Gênes. Il pria Talleyrand de communiquer à Sieyès ses idées sur ce que devait être une bonne constitution politique. C'était de remettre l'autorité au pouvoir exécutif en réduisant à peu près à rien le législatif. — C'était déjà, au fond, tout ce qu'il fit depuis, et il laissait clairement voir que cela lui paraissait applicable à la France aussi bien qu'à l'Italie.

En ce moment même, l'empereur François II lui écrivit de sa main une lettre extrêmement conciliante et flatteuse, pour lui annoncer qu'il envoyait un nouveau négociateur, le comte de Cobentzel, en possession de toute sa confiance et muni de ses pouvoirs les plus amples.

Les conférences entre Bonaparte et Cobentzel eurent lieu à Udine, en Frioul.

Hoche n'était plus. Bonaparte changea de langage avec le gouvernement français. Le 16 vendémiaire-7 octobre, il écrit à Talleyrand : Sous trois ou quatre jours, tout sera terminé, la guerre ou la paix. Je vous avoue que je ferai tout pour avoir la paix, vu la saison très avancée et le peu d'espérance de faire de grandes choses.

Et il recommençait à dire beaucoup de mal des Italiens, afin d'établir qu'ils ne méritaient pas que l'on fit tuer quarante mille Français pour eux.

Il avait pourtant reçu une dépêche du 8 vendémiaire (29 septembre), écrite par La Réveillère au nom du Directoire, et qui fait grand honneur à ce directeur et rachète bien des fautes. Toute la question, mandait La Réveillère, se réduit à savoir si nous voulons livrer l'Italie à l'Autriche. Or, le gouvernement français ne le doit pas et ne le veut pas. Et il posait, comme ultimatum, l'Italie libre jusqu'à l'Isonzo, c'est-à-dire toute la Vénétie. Il protestait contre la honte d'abandonner Venise. Ce serait, écrivait-il, une perfidie qui n'aurait pas d'excuse. Les conséquences, ajoutait-il, en seraient pires que les chances de guerre les plus défavorables.

Certes, en effet, si l'on continuait à faire la guerre, il valait mieux, pour nos intérêts aussi bien que pour notre honneur, combattre afin d'assurer l'indépendance de l'Italie qu'afin d'aller courir les aventures en Egypte, quand nous n'étions pas maîtres de la nier !

Bonaparte ne tint aucun compte de cette dépêche.

Le 19 vendémiaire (10 octobre), il manda au Directoire que la paix serait signée la nuit suivante, ou la négociation rompue. Il ne disait pas un mot de l'ultimatum que lui avait expédié le Directoire, et il exposait les avantages du sien : c'était celui qu'il avait arrêté en mai dernier, aux conférences de Mombello, et que n'avaient accepté ni le Directoire ni l'Autriche ; il donnait Venise et la ligne de l'Adige à l'empereur. — Comme compensation du sacrifice que l'on faisait du peuple vénitien, il représentait qu'on pourrait désormais employer nos forces à la libération du peuple anglais ! — Et il faisait entendre que ce qui avait contribué à l'engager à rétablir la paix sur le continent, c'était son aversion pour le régime militaire, qui a détruit tant de républiques et perdu plusieurs États !

Les conférences, toutefois, se prolongèrent quelques jours de plus que Bonaparte ne l'annonçait, Cobentzel s'obstinant à réclamer Mantoue.

Le 25 vendémiaire (16 octobre), sur le refus définitif de Bonaparte de rendre Mantoue, Cobentzel déclara que l'empereur était résolu à tout plutôt que de consentir une telle paix.

Bonaparte se leva et saisit sur un guéridon un cabaret de porcelaine. — Eh bien ! dit-il, c'est donc la guerre !Avant la fin de l'automne, j'aurai brisé votre monarchie comme je brise cette porcelaine !

Il sortit, et envoya prévenir l'archiduc Charles que les hostilités recommenceraient sous vingt-quatre heures.

Cobentzel, épouvanté, fit courir après lui à son quartier-général de Passeriano, pour lui annoncer que l'ultimatum était accepté. Bonaparte y avait compté, en jouant cette scène de colère à froid. Le traité fut signé, le lendemain, à Campo-Formio, près Udine.

L'Autriche avait Venise, avec la ligne de l'Adige, la Dalmatie et l'Istrie, et Salzbourg en Allemagne. La France avait la rive gauche du Rhin, avec la Belgique et les îles Ioniennes.

Le lendemain de la signature (27 vendémiaire - 18 octobre), Bonaparte reçut du Directoire une dépêche qui lui annonçait qu'on allait nommer des négociateurs pour le soulager de la partie politique et le laisser tout entier aux dispositions militaires. On lui renouvelait la défense de céder Venise et la ligne de l'Adige à l'Autriche.

Bonaparte l'avait prévu, et s'était hâté d'en finir. Le Directoire reçut ce coup avec une irritation profonde. Il n'osa rien en témoigner. Il sentit son impuissance, ratifia le traité et félicita le général négociateur, qui avait foulé aux pieds les instructions de son gouvernement et imposé sa volonté en maitre.