HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME SECOND

 

CHAPITRE ONZIÈME.

 

 

DIRECTOIRE. — LE DIRECTOIRE ET LES DEUX CONSEILS. — CONSPIRATION ET PROCÈS DE BABEUF. — HOCHE TERMINE LA GUERRE DE LA VENDÉE.

27 Octobre 1795-26 Mai 1797. — 5 Brumaire an IV-7 Prairial an V.

 

Le nouveau Corps législatif était entré en fonctions le 5 brumaire an IV (27 octobre 1795).

Le résultat des élections avait fait voir la faute commise par la Convention, lorsqu'elle avait préféré le vote à deux degrés au suffrage universel direct que proposait la commission de Constitution. Le parti réactionnaire avait été vaincu devant le suffrage direct, quand la Convention avait soumis au peuple le décret par lequel elle maintenait les deux tiers de ses membres dans le nouveau Corps législatif. La réaction, au contraire, avait eu le dessus dans les élections à deux degrés pour la nomination du nouveau tiers appelé à compléter le Corps législatif. Les réactionnaires s'étaient emparés des assemblées électorales, le peuple ayant montré peu d'empressement à élire, non des députés, mais des électeurs.

Les anciens conventionnels de toutes les nuances républicaines, qui faisaient partie du nouveau Corps législatif, se serrèrent pour tenir tête à la réaction et s'assurer du pouvoir exécutif, c'est-à-dire du Directoire.

Ils avaient eu, avant la constitution du Corps législatif, une première opération à faire. Quelques-uns d'entre eux ayant été élus dans plusieurs départements, Lanjuinais, Boissy d'Anglas, Daunou, dans un grand nombre, Carnot dans quatorze, il ne se trouvait que 379 ex-conventionnels de nommés, au lieu de 500 qu'exigeait le décret, sur les 750 membres du nouveau Corps législatif.

Les ex-conventionnels réélus se complétèrent dans un sens républicain, en choisissant parmi leurs anciens collègues : puis ils se partagèrent entre les deux Conseils des Cinq-Cents et des Anciens. Le premier président élu par les Cinq-Cents fut Daunou, le principal rédacteur de la Constitution. Le premier président élu par les Anciens fut La Réveillère-Lépeaux, qui professait, comme Daunou, les opinions des Girondins.

La Réveillère quitta presque immédiatement la présidence pour entrer au Directoire. Il fut choisi le premier entre les cinq directeurs qu'élurent les Anciens, sur une liste de cinquante présentée par les Cinq-Cents. Les quatre autres furent Letourneur (de la Manche), officier du génie, ami de Carnot, Rewbell, Sieyès et Barras.

Sieyès refusa de faire partie du Directoire, comme il avait refusé de faire partie du Comité de Constitution. Il fut remplacé par Carnot, qui avait été d'abord écarté par suite de l'opposition qui subsistait contre les anciens membres du Comité de Salut public. On revint à lui, parce qu'on le sentait indispensable à la direction de la guerre. Cet homme, qui avait disposé de tous les grands commandements militaires dans quatorze armées, était resté simple capitaine du génie et venait de passer chef de bataillon à l'ancienneté. Au lieu de se nommer général pour se donner un grade en rapport avec sa haute situation officielle, il se raya des cadres de l'armée.

Excepté Barras, vicieux, dépensier et avide, qui avait dû sa nomination à son double service du 9 thermidor et du 13 vendémiaire, les autres directeurs, La Réveillère, Letourneur, étaient des gens de mœurs simples et probes comme Carnot. Rewbell même, fort accusé par les réactionnaires, était un homme intègre. Rien n'est plus injuste que le renom d'immoralité qu'on attache trop communément au souvenir du Directoire, pour un seul malhonnête homme qu'il comptait entre cinq.

Tandis que les Cinq-Cents s'établissaient aux Tuileries dans la salle de la Convention, et les Anciens dans la salle du Manège, où avaient siégé la Constituante et la Législative, le Directoire s'installait au Petit-Luxembourg, dans une pièce délabrée, où il ne trouva pas même une table pour écrire.

Le Directoire débuta par une proclamation très digne et très sage. Ses premiers actes furent d'accord avec ses paroles. Il poursuivit l'application des décrets promulgués, durant les derniers jours de la Convention, en faveur de l'instruction publique. Il inaugura solennellement l'Institut (15 germinal an IV - 4 avril 1796), et ce fut son président, Letourneur — le président se renouvelait tous les trois mois —, qui prononça le discours d'ouverture de ce grand corps scientifique et littéraire.

Le Directoire fit d'énergiques efforts pour rétablir l'ordre dans les armées et dans les finances.

Les assignats étaient tombés dans une si effroyable dépréciation, qu'une émission de trois milliards accordée par les deux Conseils au Directoire, afin de pourvoir aux premiers besoins, ne produisit qu'une vingtaine de millions. Les assignats avaient été se précipitant avec une impétuosité croissante depuis le 9 thermidor. Pour que l'État ne fût pas tout à fait sans ressources, on avait été obligé d'en revenir aux procédés des temps primitifs et de décréter qu'une partie de l'impôt foncier serait payée en nature. Le Directoire, pour pouvoir assurer la subsistance de Paris, obtint de percevoir 250.000 quintaux de blé à valoir sur l'impôt foncier.

Les deux Conseils décrétèrent, sur sa demande, un emprunt forcé dans des conditions modérées, payable en numéraire, grains ou en assignats au centième, c'est-à-dire qu'on recevait un assignat de cent francs pour un franc en numéraire.

Les émissions d'assignats furent limitées à 40 milliards, et il fut ordonné de brûler tous ceux qui rentreraient. L'État avait émis en tout 45 milliards d'assignats, le triple au moins de la valeur des biens nationaux : mais il en existait en outre une masse énorme de faux, jetés d'Angleterre en France par l'industrie diabolique des émigrés que protégeait Pitt.

Le Directoire imagina une combinaison qui semblait très raisonnable. Il fit autoriser par les Conseils l'émission de 2 milliards 400 millions de mandats territoriaux, hypothéqués sur tous les domaines de l'État et réalisables en biens nationaux. Les porteurs d'assignats étaient admis à les échanger contre ces mandats dans la proportion de trente pour un.

C'était offrir un grand avantage aux détenteurs d'assignats qui étaient tombés, non à trente, mais à plus de cent pour un. Rien n'était plus solide que le gage des mandats ; cependant les manœuvres des agioteurs les firent tomber immédiatement de leur valeur d'émission de cent francs à quinze francs, puis jusqu'à un franc ! On fut obligé de renoncer à donner cours forcé aux mandats.

Cette opération très sensée avait donc complètement échoué. Le trouble des esprits ne s'apaisait point. Les classes aisées ne secondaient pas les efforts du gouvernement. Un esprit d'opposition et de réaction aveugle continuait à dominer à la surface du pays. La nouvelle classe riche qui se refaisait dans les grandes villes était une classe d'agioteurs plutôt que de travailleurs. Son intérêt était d'empêcher le cours régulier des affaires de se rétablir.

Au-dessous de ce monde bruyant de spéculateurs, de fournisseurs, de gens d'intrigue, de journalistes bruyants et vaniteux, la bourgeoisie paisible, satisfaite de respirer enfin et d'être sortie des tempêtes, acceptait volontiers le gouvernement ; mais elle était inerte et ne faisait point obstacle aux réactionnaires.

Les partis commençaient à se dessiner dans les deux Conseils. Il y eut de violentes querelles à propos des désordres du Midi. Le Directoire y avait envoyé Fréron pour réprimer les sanglants excès des réactionnaires. Il fit cesser, en effet, cette contre-terreur qu'on avait laissé ravager le Sud-Est pendant six mois ; mais les excès recommencèrent en sens inverse ; les patriotes, relevés par Fréron, se vengèrent à leur tour des compagnons de Jéhu et de leurs complices, et les réactionnaires, dans les deux Conseils, crièrent au retour de la terreur jacobine.

La majorité, dans les Conseils, cassa quelques élections, viciées par des actes séditieux et contre-révolutionnaires, entre autres celle du chef de la réaction dans la Drôme, accusé de connivence avec les compagnies de Jéhu.

La presse réactionnaire, après vendémiaire, avait d'abord gardé quelque réserve ; mais elle s'était rassurée bien vite. Les tribunaux militaires, le premier moment passé, avaient acquitté les prévenus de vendémiaire traduits devant eux. Les tribunaux ordinaires acquittaient tous les journalistes, révolutionnaires ou contre-révolutionnaires, accusés de délits de presse. On tombait dans l'extrémité opposée it la Terreur : l'impunité était partout.

Les journaux réactionnaires se remirent à déchirer tout ce qui était républicain : ils harcelaient de leurs sarcasmes, de leurs injures, de leurs calomnies, le Directoire et la majorité des deux Conseils.

En face de la presse hostile à la Révolution, éclatait une. presse ultra-révolutionnaire d'un caractère nouveau. Elle était l'œuvre d'une secte étrangère aux Jacobins par ses origines, mais qui se ralliait actuellement les plus ardents Jacobins, exaspérés et prêts à tout depuis la persécution de prairial. L'organe de cette secte était le Tribun du Peuple, le journal de Babeuf : Babeuf, d'abord thermidorien, se mettait maintenant, afin de gagner les Jacobins, sous l'invocation de Robespierre, de Saint-Just et des martyrs de Prairial ; mais son but politique et social n'était pas du tout celui de Robespierre. Il arrivait en plein à l'abolition de la propriété et à la communauté des biens.

C'était un caractère énergique, avec une intelligence médiocre, une tête faible et un caractère violent. Le spectacle de la misère qui persistait dans les villes depuis cette Révolution faite pour assurer le bonheur du peuple, la formation de la nouvelle classe riche dont le luxe, produit de l'agiotage, insultait à cette misère, soulevaient chez Babeuf des colères qui allaient jusqu'au délire. Il ne vit d'autre remède que de supprimer toute inégalité on supprimant toute propriété, sans se soucier s'il supprimait du même coup toute liberté et tout progrès ; ou plutôt il repoussait formellement le principe du progrès, puisqu'il rêvait une société immuable sous la forme d'une complète communauté, d'un grand couvent sans Dieu, avec le dogme de l'Égalité pour toute religion.

Il s'enivrait de ses propres exagérations et n'écrivait plus que dans un état de crise nerveuse. Lui, naguère si antiterroriste, il ne parlait plus que d'extermination ; il écrivait en Marat mais en Marat communiste ; l'Ami du Peuple n'avait point mêlé d'utopies à ses fureurs, tandis que c'est une idée fixe qui fanatise le Tribun du Peuple.

Il avait rouvert au Panthéon son club fermé à l'Évêché par la Convention. A côté de cette réunion publique, où l'on ne pouvait pas tout dire, il organisait une société secrète.

Le Directoire commença de s'inquiéter et ordonna la mise en accusation de Babeuf (20 frimaire IV - 11 décembre 1795). Babeuf se cacha et continua clandestinement son journal, comme avait fait autrefois Marat.

Le Directoire fit, par compensation, poursuivre des journalistes réactionnaires ; mais ils furent acquittés par le jury.

Le Directoire était résolu de s'appuyer sur les républicains, sans acception de Montagnards ou de Girondins, mais de réprimer également les contre-révolutionnaires et les communistes. Il appliqua vigoureusement les décrets des deux Conseils contre les déserteurs et contre les réfractaires de la grande Réquisition, qui fournissaient des instruments à tous les ennemis de la République. On les arrêtait partout où l'on pouvait les prendre ; on envoyait les déserteurs aux travaux forcés et les réfractaires aux armées.

A côté de ces mesures nécessaires, on eut le tort d'en prendre de vexatoires qui étaient de nature à tourner les indifférents contre le gouvernement : par exemple, le rétablissement des cartes civiques que tout citoyen était tenu de présenter à la première réquisition des officiers de police ou des chefs de postes militaires.

Le 22 nivôse (12 janvier 1796), une scène émouvante eut lieu au Conseil des Cinq-Cents. C'était le retour des représentants du peuple et du ministre de la guerre de 1792 livrés en trahison par Dumouriez aux Autrichiens. Après une longue captivité, ils venaient d'être échangés contre la fille de Louis XVI, la jeune princesse qui fut depuis la duchesse d'Angoulême et qui était restée seule dans la prison du Temple depuis la mort de tous les siens. L'un des représentants délivrés, Camus, indigna l'assemblée par le récit des traitements que ses compagnons et lui avaient subis dans les dures prisons de l'Autriche. Camus, janséniste austère, qui avait en religion comme en politique les opinions de l'évêque Grégoire, s'était montré héroïque devant les despotes autrichiens. Lorsqu'on l'avait conduit prisonnier à Mons, il avait parlé au général Mack comme s'il eût été à la tribune de la Convention. — Monsieur Camus, lui dit Mack, vous pourriez être un peu plus réservé : votre tête pourrait ne pas être très ferme sur vos épaules. Songez que vous êtes ici en notre pouvoir. — Oui, et libre dans vos fers ! répondit Camus.

L'anniversaire du 21 janvier fut célébré avec une grande solennité, comme défi aux royalistes. Tous les membres des deux Conseils prêtèrent serment de haine à la royauté, ce que quelques-uns des nouveaux élus ne firent qu'à contrecœur.

Quelque temps après (7 ventôse - 26 février 1796), en vertu d'un article de la Constitution ainsi conçu Il ne peut être formé d'associations contraires à l'ordre public, le Directoire fit fermer le club du Panthéon, où les plus violents Jacobins se mêlaient aux adhérents de Babeuf, deux autres clubs ultra-révolutionnaires et plusieurs cercles royalistes. Ce fut le général Bonaparte, commandant l'armée de Paris depuis vendémiaire, qui alla fermer en personne le club du Panthéon.

Babeuf avait, dans son journal clandestin, redoublé de violence folle et célébré les louanges du 2 Septembre.

Des lois sévères furent votées par les Conseils, à la demande du Directoire, contre les provocateurs au renversement de la Constitution, au rétablissement de la royauté et au partage des propriétés (26 germinal - 15 avril).

Babeuf faisait beaucoup de recrues parmi les hommes passionnés et peu éclairés qui partageaient ses illusions, et à ceux-là se joignaient des gens bien pires, qui ne visaient qu'à tirer profit d'un bouleversement général. Les babouvistes s'apprêtaient à passer de la discussion à l'action. Ils conspiraient. Ils avaient travaillé avec succès à gagner la légion de police qui faisait le service de Paris et qui avait été formée d'éléments révolutionnaires à la veille du 13 vendémiaire. Le Gouvernement fut obligé de la dissoudre.

La conspiration n'en continua pas moins. Deux groupes différents tâchaient de se concerter pour agir ensemble, bien que n'ayant pas le même but. Les uns étaient des Jacobins qui n'aspiraient qu'au rétablissement de la Constitution de 1793. Ils avaient à leur tête d'anciens conventionnels qui tendaient à reprendre la tradition déiste de Robespierre. Les autres visaient à établir par la force l'égalité absolue, la communauté des biens. Ils étaient secrètement organisés sous le titre de Société des Égaux, et leurs tendances étaient athées. L'un d'eux, Sylvain Maréchal, rédigea leur manifeste. — La Révolution française n'est que l'avant-courrière d'une autre révolution qui sera la dernière. — Périssent, s'il le faut, tous les arts, pourvu qu'il nous reste l'égalité réelle ! — Point de partage : c'est une calomnie ! Communauté ! — La terre n'est à personne ; les fruits sont à tout le monde. — Tous les hommes ont les mêmes besoins et les mêmes facultés.

Ainsi, ces sectaires ne se dissimulaient point que leur triomphe serait la ruine de tous les arts, c'est-à-dire le retour à l'entière barbarie. L'assertion que tous les hommes ont les mêmes besoins et les mêmes facultés attestait une profonde ignorance de la nature humaine, qui est si variée.

Les Égaux n'osèrent répandre dans Paris cet étrange manifeste : ils le réservèrent pour le lendemain de la victoire. Ils propagèrent à la place une analyse de la doctrine de Babeuf, plus habilement conçue pour faire impression sur les classes pauvres. Il y était surtout question de l'égoïsme et de la tyrannie des riches ; toutefois, le principe essentiel de Babeuf y était nettement énoncé : La propriété est le plus grand fléau de la société.

En même temps, par une contradiction qui avait pour but de satisfaire les Jacobins, on revendiquait, dans cette même pièce, la Constitution de 1793, qui avait reconnu pleinement le principe de la propriété.

C'était l'anarchie dans l'anarchie.

Les deux comités des Égaux et des ex-conventionnels jacobins, incapables de s'entendre sur les idées, s'entendirent sur le complot : ils se fondirent en un comité insurrectionnel, et convinrent que ce comité, après la victoire, dresserait la liste d'une assemblée souveraine, qu'il ferait approuver par le peuple de Paris.

L'acte insurrectionnel rédigé par le comité directeur ne parle pas de communisme : les Jacobins ne l'avaient pas permis. Ils avaient exigé davantage. Après avoir décrété que les biens des émigrés et de tous les ennemis du peuple seraient distribués aux défenseurs de la patrie et aux malheureux, ils avaient fait déclarer que les propriétés publiques et particulières étaient sous la sauvegarde du peuple. Les deux Conseils et le Directoire, usurpateurs de l'autorité populaire, devaient être dissous, et tous leurs membres jugés immédiatement par le peuple.

Les conspirateurs avaient travaillé avec plus d'ardeur que de prudence à séduire les troupes de la garnison de Paris. Un capitaine d'infanterie nommé Grisel, qu'ils avaient introduit dans leur comité, alla les dénoncer à Carnot et révéla leur plan au Directoire.

Barras était, à l'insu de ses collègues, en rapport avec le comité insurrectionnel et lui avait fait offrir de se mettre à la tête du mouvement. Les conjurés hésitèrent à se fier à lui, et il est probable, en effet, qu'il ne jouait pas franc jeu avec eux. Ils ne lui communiquèrent pas le plan d'insurrection, qu'ils fixèrent au 22 floréal (11 mai).

Ils furent prévenus : le 21 floréal, une proclamation du Directoire annonça à la population qu'une horde de voleurs et d'assassins voulait égorger le Corps législatif, les membres du Gouvernement et toutes les autorités, et déchaîner sur Paris le pillage et l'assassinat.

Le Directoire déclarait qu'il avait pris des mesures certaines pour déjouer les trames des brigands.

Dans la matinée, le Directoire, averti par Grisel du lieu où se trouvaient les papiers du comité insurrectionnel et de celui où Babeuf se tenait caché, fit arrêter le représentant Drouet, si connu pour avoir pris Louis XVI à Varennes, le général Rossignol, qui avait joué un triste rôle dans la guerre de la Vendée, et quelques autres des meneurs, au moment où ils délibéraient sur la prise d'armes. Babeuf fut pris quelques heures après, ainsi que quatre anciens conventionnels, parmi lesquels Amar et Vadier, membres trop fameux du Comité de sûreté générale.

La proclamation du Directoire avait produit son effet : personne ne bougea dans Paris. Les conjurés s'étaient beaucoup abusés sur la force réelle de leur parti. Une lettre de Babœuf au Directoire fit bien voir dans quelles illusions il vivait. Le lendemain de son arrestation, il y étalait avec emphase la vaste puissance du parti dont il était le centre, non pour braver les Directeurs, mais pour les engager à ne point donner d'éclat à la conjuration qu'ils avaient découverte. — Si cette affaire paraissait au grand jour, dit-il, j'y jouerais le plus glorieux de tous les rôles. J'y démontrerais, avec toute la grandeur d'âme que vous me connaissez, toute la sainteté de cette conjuration. On pourrait me condamner à la déportation ou à la mort ; dès le lendemain, on me dresserait des autels. — En me frappant, vous irriterez toute la démocratie, et vous savez que ce n'est pas peu de chose. — A supposer que vous pussiez vous délivrer totalement de cette vaste secte des sans-culottes, où vous trouveriez-vous après ? Vous seriez livrés aux royalistes.

Puis il proteste que lui et ses amis ne voulaient point la mort des Directeurs ; qu'ils ne voulaient point de sang.

Cela est peu conforme aux notes fort sanguinaires trouvées dans les papiers du comité ; mais cela est pourtant plus en rapport avec les sentiments habituels de Babeuf, quand il n'était pas dans ses accès de fièvre furieuse. Les patriotes, poursuit-il, voulaient seulement vous reprendre un pouvoir qui supprimait toutes les garanties populaires. Gouverner populairement, voilà tout ce que les patriotes vous demandent. — Déclarez donc qu'il n'y a pas eu de conspiration sérieuse ; désormais les patriotes vous couvriront de leur corps.

Cette lettre ne manquait pas d'habileté. Les Directeurs étaient déjà décidés à faire à moitié ce que Babeuf leur demandait ; mais ce n'était pas à son profit ni à celui de sa secte. Les Directeurs avaient résolu de ne frapper que les communistes et de fermer les yeux sur la participation des Jacobins, des anciens conventionnels, au projet d'insurrection, de peur de donner, s'ils les frappaient, trop de force à la réaction.

Ce n'était pas seulement un Amar, un Vadier, des gens universellement détestés, qui avaient trempé dans le complot ; un homme illustre, exaspéré par l'indigne persécution dont la réaction thermidorienne avait payé ses services, Robert Lindet, s'était laissé entraîner à la funeste pensée de rétablir par la force la Constitution de 1793.

On ne poursuivit aucun des anciens conventionnels non réélus au Corps législatif ; mais un représentant en fonctions, l'ex-conventionnel Drouet, membre des Cinq-Cents, avait été arrêté avec le comité insurrectionnel. Il fallut bien l'impliquer dans la procédure, et sa participation au complot entraîna ses complices à sa suite devant la haute Cour instituée par la Constitution pour juger les représentants. La procédure fut longue, et, bien avant que la haute Cour eût pu se réunir au lieu désigné, à Vendôme, Drouet s'évada de prison, peut-être avec la connivence de l'autorité supérieure. Le Directoire ne se souciait sans doute pas de voir condamner l'homme qui était resté populaire parmi les révolutionnaires pour avoir arrêté le tyran à Varennes. On ne rechercha pas non plus sérieusement Robert Lindet, qui ne s'était pas laissé prendre.

Pendant que se préparait le procès des Babouvistes, leurs amis renouèrent la conspiration et tentèrent un coup de main, le 9 septembre au soir (23 fructidor an IV), sur le camp de Grenelle, où se trouvait une partie des troupes de la garnison de Paris. Ils s'étaient imaginé qu'ils entraîneraient les Soldats. La troupe ne répondit pas à leur appel. Le commandant du camp, qu'ils avaient voulu assaillir dans sa tente, les chargea et les dispersa. Beaucoup furent pris, et, dans le nombre, trois anciens conventionnels, parmi lesquels Javogues, qui avait montré, dans le Rhône et la Loire, une férocité digne de Carrier.

On craignit la faiblesse du jury, qui, à cette époque, acquittait tout. Contrairement à une loi récente, qui interdisait de traduire devant les tribunaux militaires quiconque ne faisait point partie de l'armée, les Conseils autorisèrent le Directoire à envoyer cent trente-deux accusés devant une commission militaire. Il y eut vingt-huit condamnations à mort. Les ex-conventionnels Javogues et Huguet furent exécutés. Huguet avait été évêque constitutionnel de la Creuse.

Au procès de l'affaire de Grenelle succéda un procès relatif à une conspiration dans le sens opposé : des agents de Louis XVIII, investis de ses pleins pouvoirs, avaient tenté de séduire ce commandant du camp de Grenelle qui avait repoussé l'attaque des Babouvistes, et le commandant de la garde du Corps législatif. Ces agents rêvaient d'opérer la Contre-révolution par un coup de main dans Paris. Leur entreprise, révélée par les officiers auxquels ils s'étaient adressés, était peu sérieuse, et le conseil de guerre ne les condamna qu'à la réclusion (nivôse-germinal an IV - janvier-avril 1797).

Le procès de Babeuf ne s'ouvrit que le 2 ventôse (20 février 1797) devant la haute Cour composée de jurés de tous les départements et de juges du tribunal de Cassation. Il dura trois mois entiers. Les accusés, au nombre de quarante-sept, sans les contumaces, montrèrent, pour la plupart, une violence fanatique. Babeuf ne renia rien de sa doctrine ni de cet orgueil qui avait chez lui une sorte de naïveté ; mais il nia d'avoir voulu employer la force pour abolir immédiatement la propriété. — Je sais, dit-il, que le peuple français n'était pas assez mûr pour adopter sur-le-champ mon système. Ses adieux à ses enfants, avant le prononcé de l'arrêt, furent touchants. Sa foi dans son utopie était évidemment sincère, et l'on pouvait douter qu'il eût réellement arrêté dans sa pensée les massacres qu'annonçaient ses articles insensés et les papiers de la conspiration.

Babeuf et l'un de ses coaccusés, Darthé, furent condamnés à mort pour provocation au rétablissement de la Constitution de 1793. Sept de leurs complices furent condamnés àla déportation. On acquitta tous les autres (6 prairial - 25 mai).

Babeuf et Darthé essayèrent de se poignarder, n'y réussirent pas, et montèrent à l'échafaud avec calme.

Tandis que la conspiration communiste avortait, puis aboutissait au supplice de son auteur, l'insurrection royaliste expirait dans l'Ouest avec ses derniers chefs.

Le général Hoche avait passé, vers le milieu de septembre 1795, du commandement des armées de Brest et de Cherbourg à celui de l'armée de l'Ouest ou de la Vendée. La Convention avait chargé le vainqueur de Quiberon d'en finir avec l'insurrection vendéenne, au moment même où l'émigration tentait, pour la ranimer, un expédient qui eût pu être redoutable à l'époque où la grande Vendée était debout. Un Bourbon, le frère du roi, le comte d'Artois, qu'on appelait maintenant à son tour Monsieur, était en vue de la côte vendéenne. Il descendit, le 2 octobre, à l’île d'Yeu, avec un corps d'émigrés et 2.000 soldats anglais, sous la protection d'une escadre anglaise.

Cette nouvelle causa de l'émotion dans les campagnes ; cependant, la grande majorité de la population ne remua pas, et Charette ne put se porter sur la côte pour y appeler les auxiliaires qui venaient à son aide. Le littoral était trop bien gardé par les postes républicains, et Hoche travaillait à resserrer le chef vendéen dans un espace de plus en plus étroit. Hoche poursuivait, avec persévérance, un plan excellent : il établissait de distance en distance des postes retranchés avec manutentions pour le pain, et il faisait parcourir les intervalles entre les postes par des colonnes mobiles qui ne brûlaient pas, ne pillaient pas, ne massacraient pas comme avaient fait celles de Turreau, mais qui saisissaient les bestiaux et disaient aux paysans : Rendez vos armes, vous aurez vos bœufs. Les colonnes, guidées par les républicains du pays, revenus des villes où ils s'étaient réfugiés, ne se laissaient plus surprendre comme autrefois.

Le manque de ressources, les voleries des fournisseurs, le mauvais vouloir des administrations locales envahies par les réactionnaires, entravaient et retardaient Hoche, mais ne lui faisaient pas lâcher prise. Charette, comme étouffé par le cercle mouvant des troupes qui le pressaient toujours de plus près, tenta un coup désespéré pour s'ouvrir un passage et s'emparer d'un point de la côte. Il avait ramassé tout ce qui pouvait répondre encore à son appel, jusqu'à 15.000 hommes. Il était à quelques lieues de la mer, lorsqu'un émigré, descendu à la côte, lui remit une lettre du comte d'Artois. Le prince annonçait à Charette que les Anglais évacuaient l'île d'Yeu et qu'il allait se rembarquer pour s'établir à l'île de Jersey, comme au lieu qui convenait le mieux pour se mettre à portée de rejoindre les royalistes partout où il le jugerait convenable (27 brumaire - 17 novembre).

Mes amis, dit Charette en se retournant vers ses officiers, nous sommes perdus !

Un émigré qui avait été de l'expédition de Quiberon et qui était de celle du comte d'Artois, le comte de Vauban, assure, dans ses Mémoires, que Charette écrivit au Roi une lettre qui contenait ces paroles : Sire, la lâcheté de votre frère a tout perdu !

L'authenticité de cette lettre a été contestée. Ce qui n'est pas douteux, c'est l'indignation et le désespoir de Charette et des siens en se voyant ainsi abandonnés. La vérité est que le comte d'Artois n'avait jamais eu envie de débarquer ni en Vendée, où l'appelait Charette, ni en Bretagne, où l'appelait Puisaye. Au moment même où il quittait l'Angleterre, il avait fait prier le gouvernement anglais de le rappeler au plus tôt. D'accord avec l'amiral anglais, qui trouvait mauvais le mouillage de l'île d'Yeu, il repartit sans attendre les ordres du cabinet de Londres.

Il n'alla point à Jersey : il ne s'arrêta pas même à Londres ; il alla s'établir le plus loin possible, à Édimbourg, comme pour être sûr qu'on ne l'obligerait pas à retourner.

Les Condés, du moins, le vieux prince, son fils le duc de Bourbon et son petit-fils le duc d'Enghien, avaient gardé le courage des anciens Bourbons.

Charette s'était trouvé pour la dernière fois à la tête d'une espèce d'armée. La masse qu'il avait autour de lui le 17 novembre, une fois séparée, ne se réunit plus. Charette ne put désormais que retarder sa perte, en courant les bois et les marais à la tête de petites bandes et en employant ses merveilleuses facultés de chef de partisans à imiter les ruses d'une bête fauve traquée des chasseurs.

Maintenant que Carnot avait ressaisi la direction de la guerre, Hoche n'avait plus à se plaindre de l'inertie du gouvernement. A la fin de l'année, on réunit sous son commandement les trois armées de l'Ouest et des côtes de Brest et de Cherbourg, afin qu'il pût s'occuper d'extirper la chouannerie en même temps que l'insurrection vendéenne. On lui donna des pouvoirs illimités. Il n'était pas possible de les remettre en des mains plus énergiques et plus humaines. Hoche tranchait de fait une question qui soulevait encore de fréquents et de violents débats dans les deux Conseils, la question des prêtres réfractaires ; il les laissait en repos, pourvu qu'ils ne conspirassent point et ne fussent pas les complices des chouans. Rien ne contribua davantage à éteindre la rébellion.

Alors que, dans la Vendée, tout allait à la pacification, le plus notable des chefs vendéens après Charette, Stofflet, qui n'avait pas remué à l'époque de Quiberon, reprit tout à coup les armes au moment le plus inopportun (7 pluviôse-26 janvier 1796). Il obéissait à un ordre exprès du Roi. Stofflet échoua misérablement. Les campagnes du Bas-Anjou ne se soulevèrent point ; il ne ramassa pas 300 hommes. Il erra pendant un mois, puis fut pris et fusillé. Le fameux abbé Bernier, l'ancien directeur du Conseil supérieur de la Vendée, avait poussé Stofflet à se perdre ; mais, quant à lui, il avait su se mettre en sûreté.

Charette était, de son côté, réduit à la plus extrême détresse. Écrasé dans un dernier combat, tandis qu'il s'efforçait de pénétrer dans le Bocage pour rejoindre Stofflet, il parvint encore, durant quelques semaines, à échapper aux troupes qui le poursuivaient. Hoche avait pour système d'accorder aux ennemis irréconciliables de la République la faculté de s'expatrier. Il fut généreux avec Charette. Il lui fit offrir de passer en Angleterre avec ceux des siens qui voudraient l'accompagner. Il eût conservé ses biens en ne servant plus contre la République.

Cet homme farouche et intrépide n'accepta, pas. Ses lieutenants l'abandonnèrent. Personne ne voulait plus de la guerre. Les prêtres réfractaires poussaient à la soumission. Les quelques hommes qui lui restaient fidèles diminuaient à chaque rencontre, sous les balles et les sabres des bleus. Son frère et son neveu périrent ainsi à ses côtés. Enfin, le 4 germinal (24 mars 1796), rejoint dans un petit bois et épuisé par plusieurs blessures, il tomba et ne put se relever.

On le prit et on le conduisit à Nantes. Il traversa à pied, entre ses gardes, cette ville où il avait fait, l'année d'avant, une entrée triomphale, après cette pacification de la Jaunaye qu'il n'avait signée qu'avec la résolution de la violer.

Traduit devant le conseil de guerre, il écouta son arrêt de mort sans émotion. Nous avons rapporté ses cruautés : il est juste de lui tenir compte de ses dernières paroles. Il avait appris l'arrestation d'un général accusé d'avoir fui devant lui. Au moment de marcher à la mort, il déclara publiquement qu'il devait à la vérité de défendre l'honneur de ce général : Il n'a pas fui, dit-il ; il a été vaincu, parce que j'avais de bons soldats, et lui, des recrues.

Il ne voulut point qu'on lui bandât les yeux, et il avança la poitrine au-devant des balles (9 germinal - 29 mars).

La mort de Charette fit une grande impression. Pour la foule, il résumait en lui toute la Vendée.

Hoche travailla ensuite à détruire la chouannerie, qui continuait à faire beaucoup de mal dans le Haut-Anjou, dans le faine, et jusqu'en Normandie. Puisaye avait essayé en vain d'imprimer à toutes les bandes une direction d'ensemble. La discorde était entre lui et une partie des chefs. Le départ du comte d'Artois avait découragé ceux des chouans qui avaient un autre but que le pillage. Le chef des chouans du Morbihan, Georges Cadoudal, fit sa soumission. Les autres chefs de bandes imitèrent son exemple, en quittant le pays. Au lieu d'insurgés politiques, il ne resta plus que des brigands ; mais le brigandage s'étendit au loin dans de grandes proportions, précisément par la disparition de la guerre civile. Les chouans dégénérèrent en chauffeurs.

C'était l'affaire des gendarmes et non plus des généraux. Hoche avait enfin les mains libres, et l'armée de la Vendée pouvait devenir l'armée d'Angleterre ou d'Irlande.