HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME SECOND

 

CHAPITRE DIXIÈME.

 

 

LA CONVENTION (FIN). — VENDÉE ET BRETAGNE. — LE GÉNÉRAL HOCHE DANS L'OUEST. — QUIBERON. — CONSTITUTION DE L'AN III. — LE 13 VENDÉMIAIRE. — FIN DE LA CONVENTION.

Janvier 1194-26 Octobre 1795. — Nivôse an II-Brumaire an III.

 

La guerre de la Vendée eût été probablement terminée, à la fin de 93, par le grand désastre des Vendéens au nord de la Loire, si, tout en poursuivant à outrance Charette et quelques autres chefs restés dans le pays, on eût amnistié les paysans qui se soumettraient. Mais le système d'extermination que suivait Carrier à Nantes avait été étendu à la Vendée. Le général Turreau avait fait parcourir cette malheureuse contrée par douze colonnes mobiles, qui enlevaient les bestiaux et les grains, coupaient les haies, brûlaient les villages, massacraient les habitants. Les paysans désespérés allèrent rejoindre Charette ou bien La Rochejacquelein, Stofflet, Marigny, qui avaient survécu à la destruction de leur armée et qui étaient revenus au midi de la Loire.

On eut beau traquer Charette au fond du Marais et lui reprendre l'île de Noirmoutier dont il s'était emparé, il passa dans les intervalles des colonnes infernales, comme on les avait trop bien nommées, et se mit à courir le Bocage avec l'élite de ses gens, ainsi que faisaient La Rochejacquelein et les autres chefs.

La Rochejacquelein trouva bientôt la mort dans cette petite guerre. Un jour, suivi d'un seul cavalier, il vit passer sur une route un grenadier républicain. Il lança son cheval sur ce soldat en criant : Rends-toi ! Le soldat se retourna et fit feu sur lui. La Rochejacquelein tomba mort, et son compagnon tua le soldat (fin février 1794).

La Rochejacquelein n'avait que vingt et un ans. Sa jeunesse et son courage ont laissé à son nom un prestige que le temps n'a point effacé : son caractère généreux ne permet pas de le confondre avec le sanguinaire et vicieux Charette, personnage bizarre, de mœurs effrénées, dont la vie semble appartenir au roman plutôt qu'à l'histoire. Revêtu d'un costume de théâtre, couvert de plumes et de broderies, Charette donnait des fêtes et des bals parmi les incendies et les massacres, et s'entourait, dans ses expéditions, d'aventurières hardies qui s'associaient à ses plaisirs, à ses périls et à ses cruautés.

Toute la Vendée était à feu et à sang dans cette horrible lutte où les deux partis rivalisaient d'atrocités. Un chef de bande du Marais, Pageot, faisait mettre en croix les bleus (républicains) qu'il pouvait prendre.

Les deux partis eussent fini par périr de faim dans ce pays dévasté et dépeuplé. Le rappel de Carrier amena, heureusement, un changement de système dans les affaires de l'Ouest. Le Comité de salut public se rapprocha des opinions que Carnot avait toujours soutenues quant à la conduite de la guerre en Vendée, et le général Turreau fut rappelé son tour après Carrier.

Le général Vimeux, successeur de Turreau, poursuivit la guerre moins barbarement, mais non pas moins vigoureusement : il acheva l'invasion à fond du Marais, le repaire accoutumé de Charette et de Pageot, qui furent tous deux chassés de ce pays aquatique, si favorable à la guerre civile ; on lei rejeta encore une fois dans le Bocage. A la suite de ces succès, les représentants en mission invitèrent les paysans à rentrer chez eux pour faire leur moisson et leur promirent amnistie.

Ce retour à la modération et à l'humanité commença d'affaiblir le parti des insurgés. Toute leur force était dans leur désespoir ; on les désarmait en leur rendant l'espérance.

Les discordes de leurs chefs contribuaient à les décourager. Charette, Stofflet et l'abbé Bernier venaient de se réunir pour faire fusiller leur compagnon Marigny, et Charette et Stofflet s'entre-détestaient.

Contrairement à ce qui se passait à l'extrême Nord, au Sud-Est et à Paris, le système terroriste avait donc cessé dans l'Ouest antérieurement au 9 Thermidor. Après la chute de Robespierre, il n'y avait qu'à persévérer.

Malheureusement, les Comités du gouvernement thermidorien se jetèrent dans l'excès contraire. Ils voulaient pacifier la Vendée, et ils avaient raison ; mais ils entrèrent dans une voie qui n'était ni honorable ni sûre. Ils ne se contentèrent pas d'accorder pardon et oubli à quiconque poserait les armes sous un mois (12 frimaire - 2 décembre) : ils négocièrent avec les chefs, qui n'étaient plus des Lescure ni des Bonchamps, mais des hommes auxquels il était impossible de se fier. Tout ce qu'on eût pu faire raisonnablement pour eux, c'était de leur laisser quitter le pays.

Charette et Stofflet ne se soutenaient plus qu'en terrorisant les paysans autour d'eux. Si l'on avait eu la patience d'attendre un peu, en continuant de rassurer les habitants des campagnes, l'armée républicaine, suivant l'expression du plus capable des chefs royalistes (Puisaye), formait comme un filet jeté sur la province ; elle eût étouffé tout mouvement, et tout eût été fini dans la Vendée.

D'excellents patriotes furent entraînés dans une voie de transactions dangereuses par le désir très naturel et presque général qu'on avait d'effacer les traces de la Terreur.

Il en fut de même dans la Bretagne, où la situation devenait plus inquiétante que dans la Vendée. Comme l'a écrit M. Michelet, la Vendée s'éteignait ; la Bretagne s'allumait, et la guerre de l'assassinat. Les bandes meurtrières et pillardes des Chouans reparaissaient sur des points où les troubles étaient étouffés depuis longtemps, et se montraient dans des cantons où la guerre civile n'avait pas encore paru. Elles infestaient le Morbihan, les Côtes-du-Nord, toute la Bretagne et le Maine, et couraient jusque dans la Basse-Normandie et le Perche, assassinant les fonctionnaires, les patriotes des campagnes, les acquéreurs de biens nationaux, et s'efforçant d'affamer les villes en menaçant de mort ceux qui y portaient des denrées.

Le commandement militaire, dans ces contrées, était alors confié à des mains faites pour un plus illustre emploi que cette guerre de partisans. Le général Hoche, sorti de prison après Thermidor, avait été placé à la tête du corps d'armée des côtes de Cherbourg, puis on avait réuni à ce commandement celui du corps des côtes de Brest.

Hoche se voyait avec douleur réduit à poursuivre des Français égarés, tandis que ses compagnons de gloire continuaient sans lui les grandes opérations du Rhin ; néanmoins, le poste qu'il venait de recevoir n'était pas sans importance dans le présent et pouvait acquérir une importance capitale dans l'avenir. Selon la pensée de Carnot comme selon celle de Hoche lui-même, l'armée de l'Ouest était destinée à devenir l'armée d'Angleterre. Pour l'un et l'autre de ces deux hommes, l'Anglais était le seul ennemi. Hoche avait écrit, un an auparavant : L'ennemi, ce n'est point la Vendée ; l'ennemi, ce n'est point l'Allemagne ; repousser l'Allemagne, rallier la Vendée et la lancer en Angleterre....

L'Angleterre de Pitt était alors, en effet, l'ennemi par excellence.

Hoche était arrivé dans l'Ouest avec la pensée d'en regagner les populations à force de justice et d'humanité. Il avait débuté en adressant aux habitants des campagnes la proclamation la plus généreuse et la plus touchante. Ses actes répondaient à ses paroles. Il obtint du gouvernement la révocation du décret qui ordonnait de couper, sur tout le théâtre de l'insurrection, les haies qui, dans l'Ouest, entourent partout les champs et les prés. Il protégea le paysan jusqu'à lui fournir des semences là où le grain manquait. Il défendit d'inquiéter les pratiques religieuses et de poursuivre ceux des prêtres réfractaires qui ne chouannaient pas ; mais, en même temps, il répartit ses troupes dans une multitude de petits camps de trois ou quatre cents hommes chacun, de façon à ce que les bandes des Chouans vinssent partout se heurter contre la force armée.

Il négociait, cependant, lui aussi, avec les chefs de la Bretagne et du Maine, comme d'autres le faisaient avec ceux de la Vendée ; mais il était plus excusable, parce qu'il avait affaire à des hommes nouveaux sur lesquels on n'était pas éclairé comme sur Charette. Si on lui eût laissé les négociations dans les mains, il n'eût point été longtemps trompé et eût réduit les chefs rebelles à une soumission effective, ou les eût écrasés. On n'eut pas la sagesse de le laisser faire. Des représentants en mission, qui péchaient par la faiblesse comme ceux d'avant thermidor avaient péché par la violence, entravèrent Hoche, gênèrent son action militaire et voulurent se donner tout l'honneur de la pacification.

On se préoccupait trop de Charette, qui n'était plus qu'un chef de bande impuissant. On avait affaire à un autre adversaire qui avait des vues bien plus étendues et qui employait de tout autres moyens, au comte de Puisaye, l'homme le plus dangereux que la Contre-révolution eût encore eu à son service. Puisaye avait d'abord été le lieutenant de Wimpffen en Normandie, après le 2 juin, à l'époque où les royalistes déguisés avaient espéré faire tourner à leur profit le mouvement girondin ; puis il s'était jeté dans le Maine et la Bretagne, et il était parvenu à relier entre elles toutes les bandes des Chouans et à étendre leurs ramifications depuis le Morbihan jusqu'à la Manche et à l'Orne. La tête remplie de vastes projets, il fit accepter pour major-général aux bandes bretonnes un aventurier nommé Cormatin et passa en Angleterre à la fin de septembre 1794, afin d'aller conquérir pour ses desseins l'appui nécessaire de Pitt.

Cormatin et Bois-Hardi, autre chef très accrédité parmi les Chouans, entrèrent en pourparlers avec Hoche et lui firent espérer la soumission de leur parti. Ils convinrent secrètement avec Charette, qui n'avait plus ni pain ni poudre, de faire une paix simulée, jusqu'à ce que les plans de Puisaye touchassent à leur réalisation.

Une conférence eut lieu à la Jaunaie, près de Nantes, en dehors du commandement de Hoche, entre les représentants en mission dans l'Ouest et la plupart des chefs vendéens, auxquels se joignit Cormatin. Charette, Cormatin et leurs compagnons signèrent une déclaration très hautaine, où ils ne reniaient rien de leur passé et récriminaient âprement contre les dictateurs qui, par des attentats inouïs, les avaient. réduits à prendre les armes. — Le régime de sang ayant disparu, ils déclaraient se soumettre à la République une et indivisible, et prenaient l'engagement solennel de ne jamais porter les armes contre elle.

Les représentants promirent, sous forme d'arrêté :

1° Que les ministres de tout culte quelconque pourraient l'exercez sans être inquiétés — c'était abolir en fait toutes les lois contre les prêtres réfractaires ;

2° Que des secours seraient distribués aux habitants de la Vendée pour rebâtir leurs chaumières et relever leur commerce et leur agriculture ;

3° Que, dans ce même but de rétablir l'agriculture et le commerce, les jeunes gens de la Réquisition resteraient dans la Vendée ;

4° Que les Vendéens sans profession pourraient entrer dans les troupes de la République, et que deux mille d'entre eux seraient organisés en compagnies territoriales pour la garde du pays.

Les bons de vivres et de fournitures signés par les chefs devraient être remboursés jusqu'à concurrence de deux millions.

Charette reçut en outre une forte somme, et ses lieutenants, des sommes moindres. On lui laissa, ce qui était bien pire, le commandement de la garde territoriale dans la contrée occupée par ses bandes (29 pluviôse an III - 17 février 1795).

Charette, en gage de réconciliation, fit son entrée à Nantes à côté des représentants du peuple : il portait encore le panache blanc et l'écharpe blanche ; on eut grand'peine les lui faire retirer. Ce fut un étrange spectacle. Les esprits avaient été si troublés par tant d'horreurs et l'on avait un tel désir de paix que, dans cette cité républicaine où les brigands de la Vendée étaient détestés, il y eut des cris de : Vive Charette !

Il resta inquiet et sombre, malgré ce rassurant accueil qu'il savait trop bien ne point mériter. La paix qu'il venait de signer était violée d'avance dans son cœur.

Le rival de Charette, Stofflet, avait d'abord protesté avec véhémence contre sa défection. Serré de près par les troupes républicaines dans les bois du Bas-Anjou et hors d'état de continuer la lutte, il se soumit toutefois à son tour, avec le fameux abbé Bernier, son conseil et son guide. Il était réduit à rien, perdu : d'ineptes représentants le relevèrent en lui accordant les mêmes conditions qu'à Charette : deux millions :une garde territoriale et le reste (13 floréal - 2 mai).

Quelques jours auparavant, le ter floréal (20 avril), la plupart des chefs des Chouans étaient venus adhérer, près de Rennes, à l'acte de pacification. Cormatin se fit donner 1.500.000 francs pour lui et ses gens.

Nous verrons bientôt comment fut observée cette paix sans dignité du côté du gouvernement thermidorien, sans sincérité du côté des insurgés ; mais il faut maintenant dire quelque chose des intrigues du dehors et de ce qui se préparait à l'étranger pour intervenir dans nos affaires de l'Ouest.

Puisaye était à Londres, où il complotait avec une activité infatigable. ll avait compris qu'il n'obtiendrait rien en Angleterre qu'en se faisant Anglais, pour ainsi dire ; il s'était donné à Pitt et avait gagné sa confiance en mettant de côté tout ce qui restait de scrupules patriotiques aux émigrés. Il ne représentait point là l'émigration tout entière, plus divisée que jamais. Les deux frères de Louis XVI avaient chacun leur faction et ne s'entendaient nullement. Monsieur, l'ex-comte de Provence, qui, avant la mort du jeune captif du Temple, s'intitulait régent du Royaume, s'était retiré à Vérone, sur le territoire de la République de Venise. Le comte d'Artois, qui avait été à Saint-Pétersbourg au commencement de 1793, avait reçu de Catherine Il une épée, un million et un vaisseau pour descendre en Vendée. Il ne s'en souciait aucunement ; il avait demandé fort mollement l'appui du gouvernement anglais pour cette entreprise, et, très satisfait de ne pas l'obtenir, il était retourné dans l'Allemagne du Nord, où il resta sous la main de l'Angleterre jusqu'à la paix entre la Prusse et la France.

Monsieur et sa petite cour de Vérone étaient, au contraire, hostiles à l'Angleterre et comptaient plus sur les menées royalistes de l'intérieur que sur les puissances étrangères. Parmi des intrigues souvent fort malhonnêtes, les partisans de Monsieur gardaient quelques sentiments nationaux, détestaient Pitt comme ne visant qu'à la ruine de la France et détestaient Puisaye comme l'agent de Pitt. Ces divisions entre les émigrés eurent de graves conséquences.

Puisaye, contrecarré par le parti de Monsieur, n'en poursuivait pas moins ses projets. Il avait imaginé un plan monstrueux pour solder l'insurrection de l'Ouest et ruiner la République. Il existait déjà en Angleterre un certain nombre de fabriques de faux assignats, protégées par la connivence du gouvernement. L'une d'elles avait été dénoncée avec indignation par Sheridan à la Chambre des communes, le 19 mars 1794.

Puisaye, avant son départ pour l'Angleterre, avait arrêté, avec les chefs royalistes bretons, la création d'un papier-monnaie en tout semblable aux assignats de la Convention, avec un signe secret de reconnaissance pour rembourser, après la Contre-Révolution, ces assignats royalistes.

Arrivé à Londres, il réalisa cette décision sur la plus grande échelle. Il fabriqua des faux assignats pour un million, puis pour deux millions par jour, puis davantage. Et il en jeta des masses en Bretagne, en recommandant au comité directeur royaliste d'en donner à profusion.

Un grand nombre de prêtres réfractaires, réfugiés en Angleterre, s'employaient à cette fabrication avec l'autorisation de l'évêque de Dol. Un autre prélat breton, l'évêque de Saint-Pol de Léon, avait protesté contre cette indignité en déclarant que les princes n'avaient pas le droit d'autoriser un faux, et il avait suspendu de leurs fonctions ecclésiastiques ceux des prêtres faussaires qui appartenaient à son diocèse.

L'effet de ce déluge de faux assignats fut désastreux, et Puisaye l'exagère encore dans ses Mémoires, en se vantant cyniquement d'avoir ruiné en un instant les assignats de la Convention, c'est-à-dire d'avoir ruiné toute la population qui avait ces assignats dans les mains.

Puisaye jugea le terrain préparé et le moment venu d'agir. Il concerta le plan d'attaque avec Pitt. Il savait la Vendée épuisée et incapable de continuer à jouer le premier rôle. Le nouveau centre de l'insurrection devait donc être la Bretagne, d'où l'action s'étendrait dans le Maine, la Basse-Normandie et au delà. Le Morbihan fut choisi comme base d'opérations.

On décida de former sept régiments d'émigrés à la solde anglaise. Ces régiments prenaient l'habit rouge des Anglais, mais avec le drapeau blanc et la cocarde blanche. On essaya de les compléter en embauchant des prisonniers français, imprudence qui devait coûter cher !

Les sept régiments n'arrivant qu'a un effectif très médiocre, Puisaye sollicita l'assistance d'un corps d'armée anglais. Pitt refusa ; il ne voulait hasarder dans une descente que les émigrés.

Puisaye se décida toutefois à tenter l'aventure. Les nouvelles de nos départements de l'Ouest lui donnaient de grandes espérances.

La pacification avait été nuisible aux intérêts contre-révolutionnaires dans la Vendée, qui ne demandait plus qu'a panser ses plaies, et qui, une fois qu'elle eut goûté le repos, ne voulut plus y renoncer ; mais, dans la Bretagne et dans les autres contrées de l'Ouest, la chouannerie, au contraire, vivace et acharnée, ayant jusque-là peu souffert, gagna à la prétendue paix le temps de s'organiser à loisir. Les chefs, tout en accablant de protestations de fidélité les représentants et les généraux républicains, ne cessèrent pas un seul jour d'exercer leurs hommes, d'en enrôler de nouveaux, d'embaucher nos soldats jusque dans les états-majors. Ils achetaient partout, dans les villes, les provisions et les munitions, et continuaient d'empêcher les paysans d'y porter leurs denrées, faisant ainsi une disette factice à Nantes, à Rennes, à Angers. Drapeaux blancs et cocardes blanches reparaissaient dans les bourgs et dans les villages. Les chefs les plus intelligents eussent voulu que, pour endormir les autorités républicaines, on s'abstint d'assassinats et de pillages ; ils ne pouvaient l'obtenir. Les patriotes des campagnes, réfugiés dans les villes, lorsqu'ils rentraient chez eux après la pacification, étaient massacrés. Les Chouans continuaient d'égorger les officiers municipaux, de tirer sur les convois, d'assaillir les détachements,

Hoche, si désireux de la paix intérieure, mais si clairvoyant, avait bientôt compris qu'on n'était entouré que de pièges et de trahisons. Il en avait prévenu les représentants et le gouvernement, et s'était préparé à l'inévitable renouvellement de la lutte, en levant tous ses petits camps et en concentrant ses forces pour résister à la double attaque qu'il prévoyait du dehors et du dedans.

Sur ces entrefaites, on arrêta un courrier de Cormatin, chargé de dépêches secrètes pour le conseil royaliste du Morbihan. Le plan des conspirateurs fut découvert. Trois représentants qui se trouvaient à Vannes, plus énergiques que leurs prédécesseurs, firent arrêter Cormatin et plusieurs autres chefs (6 prairial - 25 mai). Le quartier général que Cormatin s'était organisé à la Prévalaye, non loin de Rennes, fut investi et dispersé : les premières bandes qui prirent les armes dans le Morbihan furent battues. Bois-Hardi, le chef le plus renommé de la chouannerie bretonne, fut assailli et tué dans sa maison par les soldats.

Les deux hommes sur lesquels avait le plus compté Puisaye étaient donc, l'un mort, l'autre pris, lorsque l'expédition qu'il avait préparée parut sur les côtes de Bretagne. Elle se composait de cinquante bâtiments de transport escortés par neuf vaisseaux de ligne.

Le corps d'émigrés ne comptait que 3.000 et quelques cents hommes ; mais les transports étaient chargés d'armes, de munitions, d'objets d'équipement en quantité suffisante pour une nombreuse armée. Pitt avait refusé le sang anglais, mais prodigué tout le reste.

Le gouvernement français connaissait, par les indiscrétions et les vanteries des agents royalistes de Paris, l'arrivée prochaine de l'expédition anglaise. Il avait donné ordre à notre escadre de Brest d'aller au-devant de l'ennemi. L'amiral Villaret-Joyeuse rencontra le convoi, mais ne l'attaqua point assez promptement pour prévenir la venue d'une seconde escadre anglaise qui croisait dans la Manche. L'amiral anglais Bridport prit l'offensive avec quatorze vaisseaux contre douze. Nous perdîmes deux vaisseaux ; les dix autres rentrèrent à Lorient (5 messidor - 23 juin).

Villaret avait été très mal secondé par plusieurs de ses capitaines. On soupçonna quelque chose de pire que l'incapacité. Les soupçons augmentèrent, lorsqu'on vit, à Lorient, nombre d'hommes des équipages déserter et passer du côté des Chouans. Notre marine était bien retombée depuis l'année précédente. On n'y sentait plus la forte main de Jean-Bon-Saint-André.

L'expédition avait continué sa route pendant le combat. Le surlendemain, elle jeta l'ancre dans la baie de Quiberon, entre la presqu'île de ce nom et la lagune du Morbihan. C'était le point, très bien choisi par Puisaye, pour rayonner de là dans toute la Bretagne.

Au moment d'entrer en action, la discorde éclata entre Puisaye, commandant en chef de l'expédition, et d'Hervilly, commandant des émigrés à la solde de l'Angleterre, qui se prétendait indépendant de Puisaye. D'Hervilly, qui était l'homme de Monsieur et du parti hostile à Puisaye, prétendait qu'on allât débarquer en Vendée. Le chef d'escadre anglais Warren se rangea du côté de Puisaye ; mais on avait perdu deux jours en disputes, et l'on ne débarqua que le 9 messidor (22 juin), sur la plage de Carnac, fameuse par les majestueux monuments de l'antiquité celtique qui la couvrent.

14.000 paysans accoururent de toute la contrée environnante. On les arma. Puisaye eût voulu marcher tout de suite en avant pour noyer les villes et l'armée républicaine dans le soulèvement des campagnes. D'Hervilly s'y opposa. En attendant que le gouvernement anglais décidât entre eux, ils restèrent sur la défensive et prirent seulement le fort Penthièvre, qui commande l'entrée de la presqu'île de Quiberon.

Hoche, lui, ne perdit pas de temps. Après avoir pris ses mesures pour étouffer derrière lui les soulèvements, il chassa l'ennemi d'Aurai, refoula les émigrés et les Chouans sur les villages de Carnac et de Sainte-Barbe, et, de là, les rejeta dans la presqu'île de Quiberon. Des milliers de femmes et d'enfants s'y précipitèrent à leur suite (18 messidor - 3 juillet).

Hoche se croyait dorénavant tellement sûr du succès, qu'il songeait déjà aux moyens de sauver toutes ces malheureuses familles de paysans qui avaient suivi les émigrés dans leur déroute.

Pendant ce temps, tout était discorde tt désarroi dans la presqu'île. Les nobles émigrés et les paysans bretons se reprochaient réciproquement leur échec. Les chefs ne faisaient que se quereller, et Puisaye, à la veille d'un complet désastre, se vengeait puérilement et misérablement en écrivant au gouvernement anglais de faire enfermer les officiers républicains prisonniers avec les malfaiteurs.

Il envoyait dépêches sur dépêches en Angleterre pour demander des secours, des troupes anglaises, le comte d'Artois. Pitt n'envoya ni Anglais, ni le comte d'Artois, qui n'en avait aucune envie ; mais il expédia un nouveau corps de onze cents émigrés commandés par Sombreuil, le frère de cette courageuse jeune fille qui avait sauvé son père des massacres de Septembre, mais qui n'avait pu le sauver de l'échafaud. Un autre corps d'émigrés plus considérable était parti de Jersey ; mais les agents de Monsieur, ou de Louis XVIII, comme on commençait à l'appeler, avaient engagé le gouvernement anglais à diriger le convoi de Jersey, non sur Quiberon, mais sur Saint-Malo : les royalistes promettaient de livrer ce port, si une expédition anglaise s'y présentait. Saint-Malo, au lieu d'ouvrir ses portes, reçut l'escadre anglaise à coups de canon. L'escadre remit à la voile ; mais il n'était plus temps d'arriver à Quiberon.

Les agents du Roi (Louis XVIII) avaient signifié aux Chouans des environs de Rennes et à Charette de ne pas reprendre les armes jusqu'à ce que l'expédition descendue à Quiberon fût repartie pour descendre en Vendée. Ceci fait voir quel chaos c'était que l'émigration et que le parti royaliste.

Puisaye, quoiqu'il eût reçu du gouvernement anglais une réponse qui lui confirmait le commandement en chef, ne sut pas prendre autorité, ni empêcher d'Hervilly de tenter, le 25 messidor (16 juillet), un retour offensif contre les républicains pour reprendre le poste de Sainte-Barbe.

Deux déserteurs du camp royaliste étaient venus prévenir les républicains. Hoche était sur ses gardes, et, lorsque les colonnes des émigrés et des Chouans arrivèrent de grand matin sur les lignes républicaines, elles furent reçues par une canonnade et une fusillade terribles qui les rompirent et les balayèrent en peu de moments. D'Hervilly fut blessé à mort. La masse royaliste en déroute s'enfuit jusqu'au fort Penthièvre, où les républicains fussent probablement entrés le jour même, si les chaloupes canonnières anglaises ne les eussent arrêtés par leur feu.

Puisaye et d'Hervilly, quelques jours auparavant, avaient expédié par mer deux grosses bandes de Chouans au nord et au sud des positions de l'armée républicaine, afin de faire diversion. Les Chouans, au lieu de se rabattre sur les derrières des bleus, étaient allés courir et piller au loin. Le chef de l'un des deux corps fut tué ; ses gens se dispersèrent. L'autre bande, poursuivie par les républicains, ne tarda pas à en faire autant.

Bientôt après la défaite des émigrés, trois hommes en uniforme rouge se présentèrent au camp français ; ils étaient du nombre de ces prisonniers de guerre qui s'étaient laissé enrôler dans les régiments d'émigrés pour échapper aux pontons anglais. Les pontons étaient de vieux vaisseaux rasés, où l'on entassait les prisonniers français. On les y traitait avec une dureté barbare et on les laissait presque mourir de faim. Ces trois hommes s'étaient échappés du fort Penthièvre en se laissant glisser le long des rochers sur lesquels il est bâti, puis en marchant dans la mer basse plus d'une demi-lieue, avec de l'eau jusqu'à la poitrine. Ils dirent au général Hoche qu'on pouvait entrer par où ils étaient sortis.

Le soir du 2 thermidor (20 juillet), à marée basse, trois colonnes de troupes républicaines marchèrent sur le fort Penthièvre. Celle du centre devait attaquer de front par la falaise : celles de droite et de gauche entrèrent dans la mer, la première pour tourner le fort, la seconde pour l'escalader. Les colonnes du centre et de droite furent découvertes par l'ennemi au crépuscule du matin. Foudroyées par les batteries des émigrés et par les chaloupes anglaises, elles s'ébranlèrent et elles commençaient à se rompre, lorsqu'un de leurs chefs leur cria : Vous fuyez, et le fort est à nous !

Le soleil levant éclairait le drapeau tricolore qui flottait sur le fort Penthièvre.

La colonne de gauche, que guidaient les trois intrépides déserteurs, par la nuit noire, sous des torrents de pluie, à travers la mer qui montait, était parvenue, sans être aperçue, au pied des rochers et les avait escaladés. Les camarades *des déserteurs, qui étaient dans le fort, aidèrent les bleus à franchir la muraille. Tout ce qu'il y avait d'émigrés dans le fort fut exterminé.

Les deux autres colonnes, bien vite ralliées, s'étaient jetées en avant et avaient enlevé les batteries qui les avaient canonnées. Les restes des régiments émigrés, cantonnés, au delà du fort, dans les villages de la presqu'île, accouraient trop tard au secours du fort. Ils comptaient un grand nombre de prisonniers enrôlés. Ceux-ci firent volte-face et se joignirent aux bleus, en criant : Vive la République !

Les débris des émigrés reculèrent en désordre de poste en poste. Ce qui restait de Chouans jetaient leurs armes et les habits rouges qu'on leur avait donnés, et fuyaient pêle-mêle avec les femmes et les enfants, en lançant des malédictions aux émigrés et aux Anglais.

Cette multitude affolée s'enfuit jusqu'au port Haliguen et au petit fort Saint-Pierre, tout au bout de la presqu'île. Au delà, il n'y avait plus que la haute mer.

Puisaye, voyant tout perdu, s'était jeté dans une barque pour aller rejoindre l'amiral anglais, abandonnant ceux qu'il avait amenés à leur perte et se réservant p6ur recommencer l'aventure.

Les fautes qui avaient si vite ruiné l'entreprise étaient, d'ailleurs, du fait d'autrui plutôt que du sien.

Le jeune Sombreuil, resté chargé du commandement, ne voyait encore devant lui qu'une petite avant-garde de sept cents grenadiers républicains, bien moins nombreux que les débris de ses troupes. Une frégate anglaise protégeait les émigrés par son feu, et des embarcations s'approchaient pour les recueillir.

Hoche, accouru à l'avant-garde, ne laissa pas le temps aux émigrés de se rembarquer. Il fit repousser à coups de canon les barques anglaises et somma les rebelles de mettre bas les armes, sous peine d'être jetés à la mer ou passés à la baïonnette.

Beaucoup d'émigrés et de Chouans se noyèrent en s'efforçant de rejoindre à la nage les embarcations : d'autres se plongèrent leur épée dans le sein. Ceux-ci comprenaient qu'ils n'auraient point de grâce. La plupart déposèrent les armes et se livrèrent, Sombreuil en tète. Ce n'était pas chez lui faute de courage : on en eut bientôt la preuve. Il espéra que ses malheureux compagnons seraient épargnés. Il n'y eut point, comme on l'a prétendu, de capitulation ; les lois rigoureuses contre les émigrés ne permettaient pas au général de leur rien promettre. Hoche fit ce qui dépendait de lui ; il renvoya libres les femmes et les enfants des paysans : les soldats républicains traitèrent avec humanité les prisonniers et s'abstinrent de toute démonstration de nature à aggraver leur malheur.

70.000 fusils, beaucoup de canons, d'immenses approvisionnements, tout ce qu'avait préparé Pitt pour armer et entretenir la guerre civile en France, resta au pouvoir des républicains. On trouva dans les bagages et l'on brûla pour plus de dix milliards de faux assignats. 1.600 de nos prisonniers enrôlés par les émigrés furent renvoyés à leurs corps. Les captifs royalistes demeuraient au nombre de près de 4.700, dont 3.600 Chouans, 550 militaires émigrés et 500 des fugitifs de Toulon, qui n'avaient cessé de faire une guerre acharnée à leur patrie.

On les conduisit à Aurai : plusieurs s'échappèrent pendant la route. Beaucoup d'autres eussent pu les suivre. L'escorte, peu nombreuse, les surveillait faiblement. Les soldats avaient pitié d'eux, prévoyant le sort qui les attendait. Hoche partageait les sentiments de ses soldats. Il demanda aux Comités de gouvernement de faire grâce à ceux qui n'étaient pas chefs ; mais Tallien, qui avait assisté à la victoire comme représentant en mission et qui alla en présenter le rapport à la Convention, se prononça pour la rigueur. Il s'était compromis dans toutes sortes d'intrigues, non seulement avec les réactionnaires, mais même avec les agents royalistes de Paris. Il se crut d'autant plus obligé d'être implacable.

La situation des esprits avait bien changé depuis quelques semailles dans la Convention. Devant la descente des Anglo-émigrés à Quiberon, devant les massacres du Midi et les menaces insensées des royalistes, qui répandaient des pamphlets où ils annonçaient l'extermination, non pas seulement des Jacobins, non pas seulement des Girondins, mais des Constitutionnels de 89, devant toute cette Contre-révolution débordante et forcenée, la majorité de l'Assemblée s'était brusquement retournée. Girondins, Thermidoriens, hommes du Centre, se serraient contre l'ennemi commun, et cette même Assemblée qui venait d'immoler en juin ceux qu'on appela les derniers Montagnards, donna l'ordre en juillet d'exterminer les émigrés.

On fit une distinction entre les prisonniers. On épargna les paysans insurgés, les Chouans bas-bretons, en décidant qu'on appliquerait les lois à tous les émigrés ou fugitifs de Toulon.

La pensée des terribles exécutions qui se préparaient troublait le cœur de Hoche. Sombreuil surtout, avec qui il s'était entretenu sur la plage de Quiberon, le touchait fort. Une nuit, il lui envoya son aide de camp pour lui proposer de l'aider à fuir. Sombreuil avait quitté, pour s'embarquer, une jeune fille qu'il adorait et qu'il allait épouser ; il refusa cependant la vie, ne pouvant l'obtenir pour tous ses compagnons. ; Sombreuil fut conduit d'Aurai à Vannes avec deux autres chefs et quinze prêtres qui avaient fait partie de l'expédition : parmi ceux-ci se trouvait cet évêque de Dol qui avait autorisé les ecclésiastiques émigrés à se faire fabricateurs de faux assignats. Puisaye l'avait destiné à jouer en Bretagne le rôle qu'avait eu en 93, dans la Vendée, le faux évêque d'Agra. Sombreuil et les dix-sept autres condamnés furent fusillés sur la place de la Garenne à Vannes.

De nombreuses exécutions se succédèrent à Vannes et à Aurai. Il y eut près d'un millier de victimes. Les plus coupables et ceux qu'on plaignait le moins étaient ces Toulonnais qui avaient livré leur port aux Anglais. Mais nos soldats virent mourir, avec une douloureuse compassion, des vétérans de la guerre d'Amérique, de vieux gentilshommes qui avaient autrefois bien servi la France. Il avait péri beaucoup d'officiers de marine sur les grèves sanglantes de Quiberon, et une centaine furent envoyés à la mort par les commissions militaires qu'on n'avait formées qu'à grand'peine dans notre armée.

Hoche s'était éloigné, autant pour ne pas assister à ces lugubres spectacles que pour disperser les restes de l'insurrection dans l'intérieur de la Bretagne.

La guerre civile avait recommencé dans la Vendée, au moment même où les émigrés débarquaient à Quiberon. Le 8 juin, Charette, Stofflet, l'abbé Bernier et leurs principaux compagnons avaient protesté de leur fidélité à la République par une déclaration publique adressée aux représentants du peuple, afin d'obtenir qu'on retirât du pays les troupes de ligne qu'ils prétendaient inutiles. Le 10 juin, Charette écrivait au prétendant que la cause royale pouvait plus que jamais compter sur lui et sur les siens. Il avait envoyé toucher à Paris les indemnités promises et projetait de ne pas bouger jusqu'à ce que l'expédition angle-émigrée débarquât en Vendée, suivant les désirs du prétendant.

Il ne put contenir ses bandes ; un détachement de ses gens ayant surpris et massacré, avec des circonstances atroces, un convoi républicain, Charette se décida à jeter bas le masque, rassembla ses gens, proclama devant eux Louis XVIII, et se jeta sur un poste républicain qu'il fit prisonnier. Peu de jours après, à la nouvelle de l'exécution de Sombreuil, il fit assommer, égorger ou fusiller ses captifs, au nombre de trois à quatre cents. Ces fureurs n'étaient plus une preuve de force. La majorité de la population vendéenne n'était plus disposée à suivre Charette ni Stofflet.

Le gouvernement républicain ne tarda pas à confier au général Hoche le commandement en Vendée comme en Bretagne, et s'en remit à lui, ainsi qu'il eût été à désirer qu'on l'eût fait plus tôt, des moyens à employer pour terminer la guerre civile. L'issue, dès lors, ne fut plus douteuse. Ce n'était plus qu'une question de temps.

Les meneurs de la Contre-révolution ne se laissèrent point abattre par le rude coup que venait de recevoir leur cause. Ils travaillèrent à faire revenir sur nos côtes une nouvelle expédition anglo-émigrée. Ils comptaient sur la trahison de Pichegru, sur les progrès de la réaction à Paris et sur la faction qui terrorisait le Midi.

La terrible répression de Quiberon avait montré cependant que la Révolution n'était pas morte et que la Convention échappait à l'influence des réacteurs.

Bien peu après le supplice des victimes de Prairial, la Convention s'était enfin retournée contre les massacreurs du Midi. Sur un rapport de Chénier, elle avait suspendu tous les corps administratifs de Lyon et mandé à sa barre le maire et l'accusateur public pour leur demander compte de leur criminelle inaction. Elle chargea le député girondin Poulain-Grandpré d'aller rétablir l'ordre à Lyon et prescrivit le désarmement de la garde nationale réactionnaire. Écrasons, avait dit Chénier, l'hydre nouvelle, dont la tête est à Lyon, la queue chez les Chouans.

La Convention ordonna qu'on traduisit devant le tribunal criminel de l'Isère les membres de la Compagnie de Jéhu de Lyon, au nombre de trois cents ; mais les compagnons de Jéhu s'échappèrent et s'en allèrent courir les grandes routes et chouanner contre les diligences.

Le terrorisme contre-révolutionnaire, dompté à Lyon par Poulain-Grandpré, continua jusqu'à l'automne à sévir en Provence.

La Convention, en même temps qu'elle recommençait à frapper les royalistes, s'arrêtait dans la voie de persécution où on l'avait poussée contre les Montagnards. Elle paraissait comprendre la nécessité de réunir tout ce qui entendait maintenir la République, et elle fit célébrer dans toute la France une grande fête pour l'anniversaire du 10 août.

Quoiqu'elle eût durement réprimé les mouvements qui avaient pour but de l'obliger à mettre en vigueur la Constitution de 93, elle sentait qu'il n'était pas possible de maintenir plus longtemps le Gouvernement révolutionnaire et qu'il fallait passer enfin du régime dictatorial au régime d'une république constitutionnelle.

Immédiatement après les malheureuses journées de Prairial, elle avait tenu l'une des promesses faites au peuple pendant ces journées. Elle s'était mise à l'étude des lois organiques ; mais, au lieu de faire les lois organiques de la Constitution de 93, elle écarta résolument cette Constitution et en fit une autre, à laquelle elle travailla pendant deux mois et demi. La comparaison entre la Constitution de 93 et la Constitution de l'an III, ainsi qu'on nomma cette œuvre nouvelle, atteste quel changement s'était opéré dans les idées, sous le coup de si grands et de si terribles événements.

Une commission de onze membres avait été chargée de préparer la nouvelle Constitution ; elle se composait de Girondins et d'hommes du Centre : il n'y avait pas un seul Montagnard. Louvet, Lanjuinais, Boissy d'Anglas en faisaient partie. La principale influence dans la rédaction appartint à Daunou, que nous avons déjà signalé comme le rapporteur de la grande loi sur l'instruction publique. Le rapport sur la Constitution fut présenté à la Convention par Boissy d'Anglas, le 5 messidor (23 juin).

Sieyès, esprit entier et orgueilleux, qui n'aimait pas la discussion et prétendait imposer ses idées, n'avait pas voulu être membre de la commission. Il apporta un contre-projet tout d'une pièce, qui ne valait pas ce que proposait la commission et qui fut rejeté. Sieyès ne trouva que trop, plus tard, l'occasion de faire reparaître ses conceptions abstraites et compliquées, dont un autre que lui, Bonaparte, sut se servir contre la liberté !

Après de sérieux débats qui modifièrent le projet de la commission, la Convention vota, le 5 fructidor (22 août), la Constitution de l'an III, sauf acceptation par le peuple.

La Constitution de l'an III débute par une innovation heureuse, comparativement aux Constitutions de 91 et de 93. Elle proclame, en présence de l'Être-Suprême, non seulement la déclaration des Droits, mais la déclaration des Devoirs de l'Homme et du Citoyen.

La déclaration des Droits, plus rapprochée de celle de 89 que de celle de 93, s'en distingue par une forme moins axiomatique et moins philosophique : il n'y est question ni de la liberté religieuse ni de la liberté de la presse. On verra néanmoins, tout à l'heure, que l'an III avait, non point reculé, mais beaucoup avancé au delà de 89 sur la question religieuse.

La déclaration des Devoirs établit que tous les devoirs de l'homme et du citoyen dérivent de deux principes gravés par la nature dans tous les cœurs :

I. — Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit ;

II. — Faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir.

Suivent des maximes sur les obligations de chacun envers la société, surie respect dû aux lois, sur les vertus de famille, inséparables des vertus civiques.

— C'est sur le maintien des propriétés, est-il dit, que repose tout l'ordre social. Tout citoyen doit ses services à la patrie et à la défense de la Liberté, de l'Égalité et de la Propriété.

Les deux premiers articles de la Constitution déclarent :

1° Que la République française est une et indivisible ;

2° Que l'universalité des citoyens français est le Souverain. Mais tout Français majeur n'est pas citoyen. Sur la définition du citoyen, l'an III recule en deçà de 92.

Tout Français âgé de vingt et un ans n'est citoyen qu'à condition de payer une contribution directe, soit foncière, soit personnelle.

Cette disposition, qui porte une grave atteinte au principe d'égalité reconnu dans la déclaration des Droits, avait été vivement combattue par plusieurs représentants, entre autres par Thomas Payne, ce publiciste anglo-américain qui, après avoir beaucoup contribué à la Révolution d'Amérique, était venu se dévouer à la Révolution française. Il avait été persécuté comme ami de la Gironde et il était rentré à la Convention avec les Soixante-treize, mais ne les avait pas suivis dans la réaction.

L'article qui exclut les pauvres avait été adopté avec deux notables exceptions, par lesquelles on cherchait à en atténuer la portée. Les droits de citoyen sont accordés à quiconque aura fait une campagne pour l'établissement de la République, et à quiconque, n'étant pas inscrit sur le rôle des impositions, s'y fera inscrire volontairement pour une contribution de la valeur de trois journées de travail.

Mais tous ne pouvaient payer cette contribution volontaire, et l'on retirait bien réellement les droits politiques à un grand nombre de Français qui les avaient possédés depuis septembre 92.

En fait, cette mesure rétrograde n'avait pas les mêmes conséquences qu'elle aurait aujourd'hui. Le plus grand nombre des citoyens usent actuellement de leurs droits : les deux tiers, ou les trois quarts, souvent même davantage, s'empressent de voter ; il n'en était pas de même alors : il y avait des élections où ne votaient que le dixième des électeurs. La masse du peuple était très attachée aux résultats sociaux de la Révolution, à l'abolition des privilèges, à l'acquisition des biens nationaux, etc. ; mais elle ne comprenait pas suffisamment encore sort intérêt à prendre part au gouvernement par l'élection de ses représentants. La plupart des exclus ne manifestèrent donc pas les sentiments qu'ils manifesteraient aujourd'hui, et l'injustice était moins éclatante qu'elle ne le serait maintenant que les contributions indirectes, supportées par tous, inscrits ou non inscrits, sont devenues la principale source des revenus publics.

Par une autre restriction bien plus acceptable au point de vue démocratique, il était statué qu'à partir de l'an XII de la République, les jeunes gens ne seraient admis aux droits civiques qu'en prouvant qu'ils savent lire et écrire.

La commission des Onze avait proposé de maintenir l'élection directe des représentants par les assemblées primaires, comme dans la Constitution de 93. — C'est par erreur que nous avons dit, dans notre première édition, que la Constitution de 93 établissait un double degré d'élection. — La commission pensait avec raison que les masses s'intéresseraient davantage à la chose publique si elles nommaient directement leurs représentants. La Convention n'accepta pas cet article et en revint aux deux degrés d'élection, comme dans la Constitution de 91.

Les assemblées primaires choisiront un électeur pour deux cents citoyens. Ici, nouvelles restrictions ; les électeurs doivent avoir vingt-cinq ans, et être propriétaires, locataires, fermiers ou métayers de propriétés ou d'habitations d'un revenu variant, suivant les localités, de la valeur de 100 à 204 journées de travail.

Les assemblées électorales élisent, sans condition d'impôt ou de possession, les membres du Corps législatif, ceux des tribunaux et les administrateurs des départements.

Le Corps législatif se compose de deux Chambres : le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens ; celui-ci composé de 250 membres.

La Convention était revenue à cette division du pouvoir législatif en deux Chambres qu'avait repoussée la Constituante. Celle-ci avait voulu éviter qu'une seconde Chambre ne devint la forteresse des anciens privilégiés contre la démocratie et qu'on ne cherchât à en faire un Sénat aristocratique, comme la Chambre des lords en Angleterre. La Convention ne jugea plus ce péril à craindre. Si son organisation de l'électorat s'était ressentie de l'esprit de réaction, il n'en fut pas de même de l'organisation du Corps législatif, et, dans la question des deux Chambres, la Convention ne se détermina que par des motifs philosophiques et rationnels. Elle jugea nécessaire de remédier, par une double discussion dans deux assemblées, au danger de la précipitation et de l'en traînement dans le vote des lois. Elle pensa, comme le dirent plusieurs de ses membres, que les deux assemblées devaient représenter les deux grandes facultés de l'âme humaine : l'une, le sentiment, l'élan spontané ; l'autre, la raison, la réflexion : la première Chambre, les Cinq-Cents, proposant la loi ; la seconde Chambre, les Anciens, de moitié moins nombreux, âgés de quarante ans au moins, mariés ou veufs, acceptant ou rejetant la loi.

Le Conseil des Anciens n'avait donc aucun rapport avec la Chambre aristocratique d'Angleterre. Il était républicain et démocratique, ainsi que le Sénat des États-Unis d'Amérique, et l'exemple des États-Unis avait été pour beaucoup dans l'adoption des deux Chambres par la Convention.

Il n'y a pas eu d'exemple jusqu'ici d'une grande République qui ait duré sans une institution de ce genre.

Par une disposition très prudente, le Corps législatif devait être renouvelé par tiers chaque année. L'opinion publique devait pouvoir ainsi modifier presque insensiblement les deux assemblées législatives. C'est là le meilleur moyen d'éviter les crises et les changements brusques et radicaux dans une république exposée, comme la nôtre, à de perpétuels dangers extérieurs. Toute Constitution sage y reviendra.

Chaque département concourait, en proportion de sa population, à la formation des deux Conseils.

Les membres des deux Conseils reçoivent une indemnité annuelle. Afin d'empêcher le renouvellement de ces invasions de l'Assemblée nationale qui avaient eu des suites si fatales, il est statué que le public admis aux séances des Conseils ne pourra dépasser en nombre la moitié de leurs membres.

Le Corps législatif aura une garde d'au moins 1.500 hommes, pris dans les gardes nationales de tous les départements. Les troupes de ligne ne pourront approcher, de six myriamètres, du lieu où le Corps législatif tient ses séances, sans son autorisation.

Le pouvoir exécutif est délégué à un Directoire de cinq membres, nommé par les deux Conseils et renouvelable par cinquième chaque année.

Ainsi, la nation élit le corps qui fait les lois, et le Corps législatif élit le pouvoir auquel est déléguée l'exécution des lois. Rien n'est plus conforme à la raison et à la prudence.

Le pouvoir exécutif doit émaner de la représentation nationale ; mais, une fois élu, il ne doit point être révocable, pendant la durée de ses fonctions, à moins de forfaiture, et, dans ce cas, le Corps législatif ne doit pas le juger, mais le faire juger par une haute cour de justice, un haut jury national. C'est ce qu'établit la Constitution de l'an III.

La division du pouvoir exécutif entre cinq membres était moins digne d'approbation que le reste, et avait de grands inconvénients ; mais on était encore trop préoccupé d'éviter tout ce qui rappelait la royauté, pour confier le pouvoir, comme aux Etats-Unis, à un président unique.

Le Directoire nomme les ministres et autres fonctionnaires et dispose de la force armée, mais sans qu'aucun de ses membres puisse la commander en personne.

Les membres du Directoire et ceux des deux Conseils portent un costume réglé par la loi.

Le costume adopté fut imposant et même théâtral : magnifique pour les Directeurs, éclatant pour les Cinq-Cents, plus sévère, mais majestueux, pour les Anciens. Tous portaient un grand manteau, une écharpe tricolore, un chapeau à panache. On avait pensé que le costume rendrait les représentants du peuple et les dépositaires du pouvoir exécutif plus respectables aux yeux du public, et les obligerait à se respecter eux-mêmes. En pleine crise révolutionnaire, on avait eu déjà le même sentiment, lorsqu'on avait donné aux représentants en mission des insignes tout guerriers.

Un changement important est introduit dans l'organisation départementale. Les districts (arrondissements) sont supprimés. Les communes inférieures à 5.000 habitants sont réunies en municipalités cantonales, tout en conservant chacune un agent municipal électif, un officier de l'état civil, avec un adjoint, et la municipalité cantonale se compose de la réunion de ces agents communaux. On pensait remédier par là au peu de lumières des petites communes et donner une forte impulsion à la vie locale.

On se rapprochera peut-être quelque jour de cette institution de l'an III.

Il y a, dans chaque département, une administration centrale de cinq membres élus, auprès de laquelle est placé un agent du Directoire. Tout ceci est un progrès sur la Constitution de 1791. C'est plus organique et plus pratique. Mais on était allé beaucoup trop loin dans la réaction contre les assemblées trop nombreuses, en supprimant les conseils généraux des communes et des départements.

Les juges sont élus par les assemblées électorales de second degré.

La force armée se divise en : garde nationale sédentaire, élisant ses officiers, et garde nationale active et soldée (troupes de ligne), qui sera maintenue même en temps de paix et formée par enrôlements volontaires, et, en cas de besoin, par le mode que la loi détermine.

La Constitution peut être révisée, après neuf ans, par une Assemblée spéciale, sur la proposition du Conseil des Anciens.

La liberté de la presse, dont n'a point parlé la Déclaration des droits, est reconnue par la Constitution, ainsi que l'entière liberté du commerce et de l'industrie, et l'inviolabilité du domicile.

Les sociétés particulières s'occupant de politique ne peuvent s'affilier entre elles, ni présenter de pétitions collectives.

On était bien décidé à ne pas laisser recommencer la domination de minorités organisées dans les clubs.

Tout attroupement armé doit être dissipé par la force.

La Constitution déclare, au nom de la Nation, qu'elle ne souffrira jamais le retour des Français qui ont abandonné leur patrie, et que les biens des émigrés sont acquis à la République.

Elle garantit contre toute revendication les acquéreurs légitimes des biens nationaux.

Sur ce qui regarde la religion, la Convention avait pris le parti le plus rationnel et le plus décisif.

Nul ne peut être empêché d'exercer, en se conformant aux lois, le culte qu'il a choisi. — Nul ne peut être forcé de contribuer aux dépenses d'aucun culte. La République n'en salarie aucun.

Ce qui n'avait été, en 89, que l'opinion de quelques philosophes et de quelques politiques, de La Fayette, de Mirabeau, de Condorcet et de bien peu d'autres, était donc devenu, en l'an III, l'opinion de la Convention nationale, l'opinion publique. Une terrible expérience avait prouvé qu'on ne pouvait faire du clergé catholique l'auxiliaire ni le serviteur de la Révolution. La Constitution civile du clergé s'était écroulée dans le sang ; on avait échoué à mettre l'Église dans l'État ; on séparait l'État de toutes les Églises ; l'État ne les connaissait plus comme êtres collectifs. Il ne connaissait plus que des citoyens libres de s'associer pour pratiquer en commun leurs croyances. On pouvait espérer que le plus grand obstacle à la pacification de l'Ouest et du Midi allait disparaître. L'État n'entendait plus frapper le prêtre pour ses doctrines, mais uniquement, comme tout autre citoyen, pour ses actes contre-révolutionnaires.

L'État, qui reconnaissait l'Être Suprême, c'est-à-dire la religion universelle, déclarait son incompétence relativement au culte à lui rendre et aux religions particulières. Les pratiques religieuses rentraient dans le domaine de l'individu et de la famille.

La Convention nationale brisait enfin cette funeste alliance de l'Église et de l'État qui, depuis Constantin, depuis quinze siècles, avait déchaîné tant de calamités sur le monde. La société politique, dont les lois sont obligatoires pour tous, était enfin séparée de la société religieuse, où ne doit exister aucune contrainte, et où nul ne doit être soumis à d'autres lois que celles de sa conscience.

La France devait malheureusement retomber de ce haut sommet où l'avait élevée la Révolution. Elle y remontera un jour.

La Constitution de l'an III, bien que, sur quelques-uns des principaux points, on regrette d'y trouver l'empreinte de la réaction thermidorienne, est, dans son ensemble, la moins imparfaite et la plus sage des Dix Constitutions par lesquelles nous avons passé depuis 89.

Il faut ajouter, à ce que nous avons dit de son système électoral, qu'elle avait adopté le scrutin de liste par département. Le scrutin par arrondissement, avait dit judicieusement le rapporteur Boissy d'Anglas, favorise l'intrigue et la médiocrité. Ce scrutin, aurait-il pu ajouter, favorise la richesse contre le mérite et l'esprit de coterie locale, tantôt aristocratique, tantôt démagogique, contre l'esprit national et politique.

La Convention s'appliqua à elle-même le principe du renouvellement partiel qu'elle avait établi dans la Constitution. Elle décida qu'un tiers seulement de membres nouveaux entrerait dans la composition des deux Conseils, et que les électeurs choisiraient les deux autres tiers des Conseils parmi les conventionnels.

La Convention avait eu des motifs moins intéressés que le désir de se perpétuer dans les fonctions législatives. Elle jugeait que, si elle suivait l'exemple de la Constituante, qui avait exclu ses membres de la législature suivante, elle laisserait le pays dans le plus grand péril.

Entre la Terreur et la réaction, la France n'avait pas eu le temps de se reconnaître et de s'orienter. Une grande partie du Midi était encore opprimée par la terreur contre-révolutionnaire ; l'Ouest était encore bouleversé par l'insurrection vaincue, mais non pas détruite. Dans les parties les moins troublées de la France, à Paris plus qu'ailleurs, le désordre des idées était extrême. Des assemblées toutes composées d'hommes nouveaux, qui seraient nées de cette confusion, n'eussent apporté ni vues nettes ni inspirations salutaires et eussent été incapables de diriger le pays.

Il y avait en France, cependant, une lassitude de la longue et rude domination des conventionnels et un vague désir de nouveautés que les ennemis de la Convention exploitèrent. Ils tournèrent contre elle bien des esprits indécis, qui s'irritèrent qu'elle prétendît s'imposer aux électeurs.

La mesure adoptée par la Convention, précisément parce qu'elle donnait une assiette au pays et ne livrait pas tout au hasard, excita les clameurs furieuses des factions réactionnaires.

Nous disons : les factions, parce qu'il y en avait deux : les vrais contre-révolutionnaires, ceux qui visaient à restaurer la royauté et l'ancien régime plus ou moins au complet, et les réactionnaires auxquels on ne pouvait donner d'autre nom, car ils ne voulaient que réagir et n'avaient que des opinions négatives. Ils avaient réagi d'abord contre les Jacobins au nom de la Convention, puis ils réagissaient contre la Convention, et, de proche en proche, contre tout ce qui avait participé à la Révolution, l'on ne saurait dire au nom de quoi ; car ils n'étaient pas royalistes et ils n'eussent voulu ni pu retourner au régime d'avant 89. Ils tendaient la main aux contre-révolutionnaires, et, pourtant, ils se fussent coupé la gorge avec les émigrés, le lendemain du retour des émigrés et des princes.

Ce parti se composait d'une bourgeoisie exaspérée contre la Terreur, et surtout de cette portion de la jeunesse bourgeoise qui n'était point aux armées, et qui avait échappé à la réquisition en se jetant dans les bureaux, dans les charrois, dans tous les emplois non militants.

C'est cette jeunesse que les caricatures et le théâtre ont mise si souvent en scène sous les noms de Muscadins et d'Incroyables. Tout le monde connaît leurs cadenettes poudrées, leurs énormes cravates, leurs petits habits aux longues basques, leurs grands gilets, leurs culottes collantes et leurs grosses cannes. Il faut remonter au temps de Henri Ill ou de Charles VI pour trouver des costumes aussi ridicules.

Les Muscadins avaient à leur tête, surtout à Paris, des littérateurs, des journalistes, dont quelques-uns devinrent des hommes de valeur. La presse, qui avait eu si grande part à la Révolution, se retournait contre elle en majorité, depuis qu'elle avait été persécutée par les Jacobins. Louvet survivait seul d'entre les illustres journalistes de la Gironde, pour défendre la cause à laquelle il restait fidèle, et faisait campagne contre les réactionnaires à côté de son ancien ennemi Fréron.

La Convention répondit aux pamphlets forcenés des contre-révolutionnaires et aux protestations arrogantes des sections, par des mesures contre les prêtres réfractaires qui agitaient les populations, contre les émigrés et contre les traîtres de Toulon rentrés en France.

L'agitation continuait dans les sections de Paris : elles étaient maintenant tyrannisées par les réactionnaires, comme elles l'avaient été par les Jacobins. Le langage même n'avait pas beaucoup changé. Les royalistes n'osaient pas s'avouer pour ce qu'ils étaient, et c'était au nom de la souveraineté du peuple qu'on se déchaînait contre la Convention, qui, disait-on, attentait aux droits de la nation en se perpétuant au pouvoir.

Les sections réactionnaires parodiaient non seulement les Jacobins, mais le trop fameux comité de l'Évêché, la section Lepelletier, la plus turbulente de toutes, déclara que les pouvoirs de tout corps constituant cessaient devant le peuple assemblé. La plupart des sections ratifièrent cet arrêté (20 fructidor - 6 septembre). La conséquence en devait être la formation d'un comité central représentant le peuple assemblé, et se substituant de fait à la Convention.

La Convention interdit aux sections de former ce Comité central. La majorité des sections eut l'audace de déclarer nul le décret de la Convention, mais n'osa toutefois organiser le Comité.

La grande nouvelle du passage du Rhin par Jourdan fut comme étouffée par tout ce tumulte. La situation des départements qui environnent Paris était alarmante. Des patriotes avaient été assassinés à Nonancourt et à Dreux. La cocardé blanche s'était montrée à Mantes. Sur divers points on avait coupé les arbres de la Liberté, et des bandes de vrais Chouans s'étaient emparées des caisses publiques. A Chartres, dans une sédition causée par la disette, on avait entendu des cris de : Vive le Roi ! Un représentant nommé Letellier, envoyé dans cette ville par la Convention, fut entouré par une foule qui le somma de lui faire donner le pain à bas prix. Résister, c'était amener un conflit sanglant ; céder, c'était violer la loi, puisque le maximum était aboli. Letellier céda, rentra chez lui et se brûla la cervelle, pour se punir d'avoir transgressé la loi en épargnant le sang du peuple.

A Dreux, à Nonancourt, à Verneuil, où il ne s'agissait pas de disette, mais de complot royaliste, on laissa agir la troupe de ligne, qui était partout républicaine et qui réprima la sédition.

Le 1er vendémiaire an IV (23 septembre), on proclama dans la Convention le résultat du vote des assemblées primaires sur la Constitution de l'an III. Plus de 900.000 voix l'avaient acceptée ; une quarantaine de mille seulement l'avaient rejetée. Cela ne faisait qu'un million de votants : la majorité de la France n'avait pas voté.

Un nombre bien moindre avait voté sur le décret relatif au renouvellement partiel de la Législature ; mais, là encore, la majorité avait accepté : 167.000 contre 95.000.

Cela indiquait que, si la majorité était indifférente, les réactionnaires n'étaient qu'une minorité dans la minorité qui votait.

Ce fut un grand désappointement pour les réactionnaires, qui, à Paris, avaient prétendu être le peuple souverain. Ils avaient peu combattu la Constitution, dont ils s'imaginaient tirer parti ; mais ils avaient espéré faire rejeter le décret organique qui obligeait de prendre dans la Convention les deux tiers du nouveau Corps législatif.

Ils accusèrent les Comités de gouvernement d'avoir falsifié les résultats. Ils redoublèrent de bravades envers la Convention. Les nouvelles du dehors rendaient courage aux meneurs royalistes. Ils savaient que la Terreur contre-révolutionnaire, comprimée à Lyon, débordait plus furieuse que jamais en Provence et dans les contrées voisines. Ils comptaient sur la trahison de Pichegru, et ils avaient avis qu'une nouvelle expédition d'Anglais et d'émigrés se dirigeait vers la Vendée.

Pitt s'était décidé, pour cette fois, à envoyer quelques troupes anglaises, et le comte d'Artois, bien à contre-cœur, s'était embarqué. Pitt, si fort dans la politique, fut toujours très médiocre dans la conduite de la guerre continentale et n'y fit rien à propos. Le comte d'Artois, après s'être montré dans cette baie de Quiberon où il eût dû paraître trois mois plus tôt, descendit, le Il vendémiaire (2 octobre), à l'île d'Yeu, en vue des côtes de Vendée.

La veille, la section Lepelletier avait publié un manifeste forcené contre le décret par lequel la Convention avait fixé les élections au 20 vendémiaire (12 octobre). Cette section, de sa propre autorité, convoquait les électeurs parisiens au lendemain II vendémiaire. Trente-deux sections acceptèrent cette convocation.

La Convention, le lendemain, sur la proposition de Daunou, interdit aux électeurs de se réunir avant le terme qu'elle avait fixé, sous peine d'être poursuivis pour attentat à la souveraineté nationale.

Elle se déclara en permanence.

Ce jour-là même, elle célébrait une fête funèbre en l'honneur des représentants du peuple martyrs de la liberté. On lut leurs noms, parmi les hymnes chantés par le Conservatoire de musique : ils étaient quarante-sept. C'étaient tous les proscrits girondins, plus Camille Desmoulins et Phélippeaux. Les préjugés du moment tenaient encore à l'écart Danton et les victimes de Prairial.

Le plus grand nombre des électeurs de second degré ne voulurent pas se mettre en révolte ouverte contre la Convention, Il n'en vint qu'une centaine, le soir, au rendez-vous qui était au Théâtre-Français (l'Odéon).

Cette minorité, réunie sons la protection des Muscadins, résista aux magistrats qui voulurent lui signifier le décret de la Convention. Les magistrats furent hués et chassés.

Paris était violemment agité en sens divers. Les classes populaires, en voyant la Contre-révolution menacer si hardiment la Convention nationale, commençaient d'oublier leurs griefs de germinal et de prairial. Le faubourg Saint-Antoine avait fait déclarer à la Convention qu'il défendrait la représentation nationale. Mais les faubourgs et, dans toutes les sections, les citoyens connus pour être du parti de la Montagne, avaient été désarmés comme terroristes.

Un grand nombre de patriotes, durant la nuit du Il vendémiaire, accoururent redemander à la Convention les armes qu'on leur avait enlevées.

Il y eut là une scène émouvante sur la terrasse des Feuillants. On vit ces rudes hommes du 14 juillet et du 10 août pleurer de joie quand on leur rendit leurs fusils. On en forma trois bataillons sous le nom de Patriotes de 89, comme pour montrer que c'était la Révolution tout entière depuis son origine qu'il s'agissait de défendre. Beaucoup d'officiers destitués par la réaction se joignirent à ces bataillons.

Les réactionnaires, le lendemain, placardèrent au coin des rues que la Convention se jetait dans les bras des Buveurs de sang, et qu'elle voulait faire massacrer tout Paris. lls firent battre le rappel ou la générale. Les grades de la garde nationale étaient pour la plupart entre leurs mains, ce qui leur donnait des moyens d'action considérables.

La situation était fort alarmante. La Convention n'avait que peu de forces à sa disposition, et le général auquel elle venait de confier le commandement, Menou, était très peu sûr. ll avait déclaré qu'il ne voulait point sous ses ordres, de brigands organisés sous le nom de Patriotes de 89.

La commission de cinq membres que les Comités venaient de charger de veiller au salut public eût dû destituer sur-le-champ Menou. Elle garda, malgré lui, les Patriotes de 89 pour la défense de la Convention ; mais elle eut l'imprudence ou la faiblesse de maintenir Menou à la tête des troupes de ligne et de l'envoyer contre la section Lepelletier, où était le quartier-général de l'insurrection.

Menou parlementa au lieu de sommer les insurgés de mettre bas les armes et consentit à faire retirer ses troupes, à condition que les sectionnaires armés se retirassent aussi. H emmena les troupes ; les insurgés restèrent et poursuivirent tout à leur aise leurs préparatifs pour le lendemain.

Ce grave incident souleva un long tumulte dans la Convention : la nuit se passa en disputes.

Les meneurs de l'insurrection se querellaient de leur côté. L'inconsistance et l'inconséquence de la réaction se manifestèrent dans ce moment décisif. La plupart de ces gens de lettres, de ces journalistes qui menaient le mouvement, entamaient la guerre civile sans savoir où ils allaient. Quand les royalistes, leurs alliés, leur proposèrent nettement pour général l'émigré Colbert de Maulevrier, dont le général vendéen Stofflet avait été le garde-chasse, ils refusèrent. Ils écartèrent les chefs de Chouans qui étaient venus leur offrir leurs services. Ils ne voulaient pas du drapeau blanc. Ils avaient horreur, disaient-ils, des massacres du Midi. Au fond, ils ne visaient guère qu'à se faire nommer députés à la place des conventionnels.

Ils n'en prirent pas moins les mesures les plus violentes : ils n'en donnèrent pas moins à deux royalistes, le pamphlétaire Richer de Serisy et l'ancien garde-du-corps Lafont, la présidence des deux commissions politique et militaire qu'ils formèrent. Ils mirent hors la loi les Comités de gouvernement, arrêtèrent dans les rues plusieurs représentants, s'emparèrent de la Trésorerie, interceptèrent des envois d'armes destinés au faubourg Saint-Antoine, fermèrent les barrières, créèrent une sorte de tribunal révolutionnaire.

Les compagnies bourgeoises de grenadiers et de chasseurs de la garde nationale, équipées à leurs frais et qui comptaient une vingtaine de mille hommes, suivaient les meneurs des sections par peur du retour de la Terreur.

La Convention n'avait sous la main que 3.500 soldats et 1.500 Patriotes de 1789, que vinrent rejoindre quelques centaines d'ouvriers du faubourg Saint-Antoine.

Il fallait tout au moins que cette petite troupe fût bien commandée. La Convention avait destitué Menou après un long débat.

Quelque temps auparavant, Hoche, prévoyant la rébellion réactionnaire, s'était offert aux Comités de gouvernement. Il semble qu'on ait eu peur d'un trop grand nom. On ne l'avait point fait venir. On donna le commandement à Barras, homme d'action, qui avait déjà dirigé la défense au 9 thermidor.

Barras se fit adjoindre, comme commandant en second, un jeune officier général qui se trouvait alors à Paris sans emploi. C'était Bonaparte.

Ce jeune général, après avoir commencé sa fortune militaire au siège de Toulon, avait commandé l'artillerie de l'armée d'Italie pendant la campagne de 1794, puis s'était vu révoquer de cet emploi, comme robespierriste, dans le fort de la réaction.

Son ami Robespierre jeune, peu avant le 9 thermidor, avait voulu l'attirer à Paris et lui avait offert de le faire nommer commandant de la garde nationale à la place d'Hanriot. S'il eût accepté, la journée du 9 thermidor eût pu se passer d'une façon bien différente. Mais il ne voulut pas s'engager à fond dans la lutte à outrance qu'il prévoyait entre les robespierristes et la majorité des Comités. La sœur de Robespierre prétend, dans ses Mémoires, avec fort peu de vraisemblance, que Bonaparte, après le 9 thermidor, eut la pensée de soulever l'armée d'Italie afin de venger des amis qui ne pouvaient plus rien pour lui.

Bonaparte était à Paris depuis le printemps de 1795. Il y avait quelque temps végété dans une position voisine de l'indigence. Des mémoires, pleins de grandes vues militaires, qu'il présenta aux Comités de gouvernement sur la guerre d'Italie, attirèrent l'attention et le firent placer au bureau topographique du Comité de salut public. C'est là que se rédigeaient les plans de campagne et les instructions pour les généraux.

Il sentait sa force et se croyait déjà le successeur de Carnot, quand un changement de personnel dans le Comité lui devint défavorable. On lui ordonna de se rendre à l'armée de la Vendée comme général d'artillerie. Il n'y avait point là de grandes opérations à faire. Il refusa. Le Comité de salut public le raya de la liste des officiers généraux employés (29 fructidor - 15 septembre).

Découragé, il était sur le point d'aller prendre du service en Turquie, pour organiser l'artillerie du Sultan, lorsqu'éclata la crise de vendémiaire.

Barras, qui l'avait apprécié devant Toulon, le réclama pour son lieutenant.

Il était quatre heures et demie du matin. Barras et Bonaparte ne perdirent pas une minute. Ils envoyèrent en toute hâte un chef d'escadron chercher l'artillerie qui était au camp des Sablons à Grenelle. Cet officier était Murat. Les cavaliers de Murat arrivèrent aux Sablons en même temps qu'un détachement expédié par les insurgés. Ceux-ci se retirèrent devant la cavalerie. Quarante canons furent à six heures aux Tuileries.

C'était un premier succès de la plus grande importance ; car les insurgés n'avaient point d'artillerie. Après les journées de prairial, les Comités de gouvernement avaient obtenu des sections la remise de leurs canons.

Bonaparte distribua de la façon la plus avantageuse l'artillerie des Sablons autour des Tuileries.

Les Comités de gouvernement ordonnèrent de rester sur la défensive.

Le général que s'étaient donné les insurgés voulait aussi, tout en cernant de toutes parts la Convention, éviter d'attaquer. C'était un officier général appelé Danican, qui avait servi dans la Vendée, mais qui s'était récemment déclaré contre la Convention. Il n'avait ni caractère, ni talent. Cependant il avait raison, dans l'intérêt de l'insurrection, de chercher à obliger les troupes conventionnelles à l'offensive.

On cria contre lui à la trahison. Il persista toutefois à attendre. Le général Carteaux, qui occupait la tête du Pont-Neuf avec un faible détachement, se repliant devant les masses des insurgés, Danican parlementa avec lui et lui laissa emmener ses canons, pour ne pas humilier l'armée et rendre tout rapprochement impossible.

Danican comptait sur les réactionnaires dans la Convention même. La plupart des Soixante-treize et des Vingt-deux, les uns par faiblesse, les autres par connivence, poussaient la Convention à des concessions qui eussent été sa perte.

Danican expédia aux Comités de gouvernement un parlementaire chargé d'une lettre où il demandait une entrevue et faisait entendre que la paix se rétablirait sur-le-champ, si la Convention désarmait les terroristes dont elle s'était entourée.

Les Comités ne répondirent pas directement à Danican, mais décidèrent d'envoyer dans les sections vingt-quatre représentants du Peuple, pour éclairer les citoyens égarés.

La Convention s'était fait apporter des fusils. On entendait du dehors la Marseillaise, entonnée en chœur par les soldats et les patriotes armés, tandis que les insurgés faisaient retentir au loin le chant réactionnaire le Réveil du Peuple.

Tout à coup on cria : Aux armes ! Plusieurs des députés étaient sortis le sabre à la main, pour se mettre à la tête des défenseurs de l'Assemblée ; les autres reprirent leurs places en silence. La canonnade et la fusillade éclatèrent.

On n'a jamais bien su qui commença le feu sans l'ordre des généraux des deux parts.

Les insurgés essayèrent, dit-on, de surprendre le poste du Comité de sûreté générale (place du Palais-Royal). Ils s'approchèrent, sous prétexte de fraterniser ; puis ils se jetèrent sur le canon du poste et tirèrent sur les soldats. Ceux-ci les repoussèrent avec vigueur.

Une action très vive et très opiniâtre s'était engagée vers la rue de la Convention (rue du Dauphin) et l'église Saint-Roch. Les conventionnels occupaient avec du canon cette petite rue, voisine de la terrasse des Feuillants. Les insurgés tenaient l'église, la rue Saint-Honoré et la rue Saint-Roch. Des degrés de. l'église et des fenêtres des maisons, ils fusillaient les canonniers de la Convention. Trois fois, sous ce feu meurtrier, le canon fut abandonné. Les patriotes de 89 le sauvèrent. Les conventionnels s'emparèrent enfin des maisons d'où on les foudroyait et refoulèrent les insurgés dans l'église Saint-Roch, où ils n'essayèrent pas de se maintenir.

Pendant ce temps, les colonnes d'insurgés de la rive gauche, défilant le long des quais, essayaient de déboucher par le pont National (pont Royal). L'artillerie placée à la tête du pont et au guichet du Carrousel rompit et dispersa promptement cette troupe.

Le Théâtre de la République (aujourd'hui Théâtre-Français), où les insurgés s'efforçaient de tenir, fut repris dans la soirée par le général Brune, l'ancien ami de Danton et de Camille Desmoulins. La section Lepelletier, quartier général de la rébellion, fut occupée sans résistance dans la nuit.

La lutte n'avait eu un peu de ténacité qu'à Saint-Roch. Les vaincus n'avaient pas perdu plus de 200 hommes. La bourgeoisie, qu'on avait soulevée contre la Convention par des sentiments si confus et dans un but si vague, s'était bien vite découragée.

Les vainqueurs n'abusèrent pas du succès. Les Patriotes de 89 tinrent à honneur de prouver qu'on les avait calomniés et qu'ils n'entendaient pas recommencer la Terreur. Il n'y eut pas un seul acte de cruauté ni de vengeance, et la Convention put décréter à bon droit que soldats et volontaires avaient bien mérité de la patrie.

La Convention supprima les compagnies de grenadiers et de chasseurs de la garde nationale, ce qui était dissoudre la garde bourgeoise : elle institua des commissions militaires chargées de poursuivre les auteurs de la révolte. On menaça beaucoup, mais on frappa très peu. Il y eut là un contraste bien marqué avec les cruelles exécutions de prairial. La plupart des meneurs s'étaient enfuis. Deux chefs seulement furent exécutés : l'émigré Lafont et le président du tribunal criminel de la Seine, Lebois. Le général Menou fut acquitté.

Une troisième condamnation à mort eut lieu quelque temps après. Mais ce ne fut pas exclusivement pour la révolte du 13 vendémiaire. Le condamné était un homme d'intrigue, appelé Lemaitre, agent du prétendant à Paris. Le rapport présenté à la Convention sur la conspiration de Lemaitre suscita dans l'Assemblée une scène très violente. Tallien demanda que l'Assemblée se formât en comité secret et accusa quatre de ses collègues d'être les complices des royalistes et d'avoir été les promoteurs de l'insurrection. Les noms qu'il prononça furent ceux de Lanjuinais, Boissy d'Anglas, Larivière et Lesage. L'émotion fut profonde dans l'Assemblée, où Lanjuinais et Boissy d'Anglas étaient très considérés et très influents. L'accusation pouvait être fondée à l'égard du furieux réacteur Larivière ; elle ne l'était pas envers les trois autres ; mais la crainte de la guerre civile et l'aversion pour tout ce qui avait touché à la Terreur les avaient entraînés à une attitude très faible devant la rébellion.

La Convention écarta l'accusation de Tallien ; mais elle décréta d'arrestation, comme accusés de complicité, quatre des députés qui avaient été les plus violents persécuteurs des patriotes : parmi ces quatre, l'ex-massacreur Rovère et Aubri, des 73. Le Girondin Louvet s'était associé aux Thermidoriens Barras et Fréron pour sévir contre les conspirateurs réactionnaires (23-24 vendémiaire - 15-16 octobre).

Barras, par situation, Fréron, par passion, Tallien, pour effacer la trace de ses intrigues avec tous les partis, ressuscitaient cette Montagne dont ils avaient sacrifié les membres les plus purs et poussaient la Convention à des mesures extrêmes. Barras présenta à la Convention un violent rapport sur la situation intérieure (30 vendémiaire - 22 octobre). Il traçait du Midi un tableau très sombre et qui, malheureusement, n'était point exagéré. Il obtint la nomination d'une commission de cinq membres chargée de présenter des mesures de salut public.

Beaucoup, dans la Convention, songeaient à un coup d'État, à l'annulation des opérations électorales qui s'étaient accomplies dans les. départements le 20 vendémiaire. Il est certain que, dans le Sud-Est, on avait voté sous les poignards des contre-révolutionnaires. On avait élu des émigrés rentrés, des complices, sinon des chefs des Compagnies de Jéhu.

Des républicains très décidés, Daunou en tête, combattirent énergiquement toute pensée de coup d'État, malgré les motifs de salut public qu'on mettait en avant.

Ils comprenaient que se rejeter dans les expédients révolutionnaires, c'était perdre toute chance de fonder la liberté légale et la République en France.

Tallien, à la suite d'un rapport où il exposait les menées par lesquelles la réaction avait entraîné la majorité des assemblées électorales, obtint seulement un décret portant que : 10 quiconque aurait, dans les assemblées électorales, coopéré à des arrêtés séditieux, serait exclu des fonctions publiques jusqu'à la paix ; 2° que les parents d'émigrés subiraient la même exclusion ; 3° que les lois contre les prêtres sujets à la déportation ou à la réclusion seraient exécutées dans toute l'étendue de la République.

Le 4 brumaire (26 octobre), le nouveau Corps législatif, Conseils des Anciens et des Cinq Cents, étant constitué, la Convention tint sa dernière séance : elle décréta l'abolition de la peine de mort à la paix, voulant faire disparaître l'échafaud, dont on avait tant abusé en son nom et contre elle-même. Sa dernière volonté n'a point été exécutée.

Elle ordonna que la place de la Révolution s'appellerait place de la Concorde, pour effacer les tragiques souvenirs. Elle accorda une amnistie pour tous les faits relatifs à la Révolution, excepté en ce qui regardait : 1° la conspiration du 13 vendémiaire ; 2° les prêtres déportés ou sujets à la déportation ; 3° les fabricants de faux assignats ; 4° les émigrés.

La Convention déclara, par l'organe de son président, que sa mission était remplie, et se sépara aux cris de : Vive la République !

Dans les séances des 2 et 3 brumaire, elle avait voté le Code pénal et d'instruction criminelle, d'où avaient disparu sans retour les supplices barbares de l'ancien régime ; l'organisation, juridiction et procédure de la Cour de cassation ; la loi de réorganisation de la marine ; la réorganisation des tribunaux militaires et la grande loi de l'instruction publique.

La Convention avait duré trois ans un mois et quatre jours ; elle avait rendu 11.210 décrets.

Ces trois ans compteront dans l'histoire autant que trois siècles.

Le nom de cette grande et terrible assemblée, tant admirée et tant maudite, soulèvera d'éternelles disputes et agitera à jamais la mémoire des hommes. Tout chez elle, le mal comme le bien, avait pris des proportions colossales. Quand on lui compare les assemblées des âges qui ont suivi, tout dans le monde, hommes et choses, semble devenu petit.

Nous avons dit plus haut que la Convention, après que la liberté eut péri au 31 mai, avait à sauver l'indépendance nationale et à fonder le nouveau droit civil. Elle avait accompli, avec une incomparable grandeur, la première moitié de cette œuvre, et élaboré et fixé les éléments essentiels de la seconde.

Elle essaya de faire plus : de rendre à la France ce qui avait été perdu le 31 mai, la liberté. Après avoir abandonné l'impraticable Constitution de 93, elle fit un effort sérieux et profond pour organiser une Constitution libre et sagement pondérée.

Malgré ses imperfections, la Constitution de l'an III est encore aujourd'hui un type à étudier et renferme des parties excellentes, au niveau desquelles la France ne s'est pas encore entièrement relevée depuis.

La Constitution était relativement bonne : mais la France, dans l'état moral où la Terreur l'avait mise, avec les alternatives d'emportement et d'affaissement qui en résultaient, avec les atteintes profondes qu'avait reçues le sentiment du droit, de la loi, de la vraie liberté, était-elle alors capable d'appliquer cette Constitution, ou aucune Constitution libre et régulière ?

Terrible question, à laquelle la suite des événements allait répondre.