HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME SECOND

 

CHAPITRE NEUVIÈME.

 

 

LA CONVENTION (SUITE). — SUITE DE LA CAMPAGNE DE 1794. — VICTOIRES AUX PYRÉNÉES. — INVASION DE LA HOLLANDE. — LA RÉPUBLIQUE HOLLANDAISE ALLIÉE DE LA FRANCE. — CONQUÊTE DE LA RIVE GAUCHE DU RHIN. — PAIX AVEC LA PRUSSE. — RÉUNION DE LA BELGIQUE À LA FRANCE. — PAIX AVEC L'ESPAGNE. — CAMPAGNE DE 1795. — PASSAGE DU RHIN PAR JOURDAN. — TRAHISON DE PICHEGRU.

Thermidor an II - Vendémiaire an III. — Fin Juillet 1794 - mi-Octobre 1795.

 

Le vaste plan de campagne de Carnot, dont l'exécution était déjà si avancée antérieurement à la chute de Robespierre, fut complété, peu après le 9 Thermidor, aux deux bouts des Pyrénées. Le 14 thermidor (1er août), l'armée française des Pyrénées occidentales enleva les positions des Espagnols aux bords de la Bidassoa et s'empara de tous leurs équipages et de deux cents canons.

Les Français envahirent aussitôt le territoire espagnol. Fontarabie, le port du Passage, Saint-Sébastien, se rendirent en quatre jours.

Le gouvernement français avait ordonné de respecter les personnes, les propriétés, le culte. Nos troupes gardaient une excellente discipline. Les populations des provinces frontières étaient redevenues, en grande partie, favorables à la Révolution : la province de Guipuscoa avait refusé les levées d'hommes réclamées par le général espagnol. Les sentiments révolutionnaires avaient pénétré non seulement dans le peuple, mais dans l'armée ennemie. Les troupes espagnoles, si braves, se battaient mollement parce qu'elles n'avaient pas foi dans leur cause. Les Wallons (Belges de langue française) de la garde du roi d'Espagne désertèrent aux Français.

L'armée française entra en Navarre.

Nos chefs militaires exerçaient un grand prestige sur les populations comme sur les soldats. Il y avait, dans l'armée des Pyrénées occidentales, un homme admirable : c'était La Tour d'Auvergne, héros républicain qui descendait de la famille du grand Turenne. Partageant son temps entre la science et les armes, il avait étudié avec passion les traditions et les origines gauloises de la France, et il avait servi avec honneur dans la guerre d'Amérique. Capitaine au début de la guerre de la Révolution, il ne voulut jamais d'avancement ; mais ce capitaine faisait fonction de général, car on avait réuni sous son commandement toutes les compagnies de grenadiers de l'armée ; on surnommait cette troupe redoutable la colonne infernale. Elle ne méritait ce nom que par l'effroi qu'elle inspirait à l'ennemi ; La Tour d'Auvergne était le plus humain des hommes et donnait à sa troupe l'exemple de toutes les vertus. Ce héros était un sage, et il n'y a pas une plus belle figure parmi les hommes illustres de l'antiquité.

Aux Pyrénées orientales, Dugommier, le vieux général qui avait repris Toulon, fit capituler, le 16 fructidor (8 septembre), le fort de Bellegarde, dernière place que les Espagnols occupassent sur notre territoire ; puis il alla donner l'assaut à l'armée espagnole, établie derrière une double ligne de retranchements sur les crêtes de la montagne Noire, à l'extrême frontière.

Il y eut là une longue et terrible bataille de quatre jours (27-30 brumaire - 17-20 novembre). Les deux généraux en chef y moururent : le Français Dugommier et l'Espagnol La Union. Les Espagnols furent forcés dans leurs lignes avec une très grande perte. Beaucoup d'émigrés périrent dans les rangs ennemis. Les Français descendirent en Catalogne et prirent dans Figueras toute une division espagnole, 9 à 10.000 hommes, qui ne se défendirent pas. Les Français entrèrent dans Figueras aux acclamations des habitants, puis marchèrent sur Rosas, assiégèrent et prirent cette place maritime, soutenue en vain par la flotte espagnole.

Le gouvernement espagnol, à bout de ressources, ordonna une levée en masse. Les populations ne se levèrent point.

Pareille tentative de levée en masse ne réussit pas mieux, vers les Alpes, au roi de Sardaigne. Des bandes de paysans piémontais, que le clergé avait appelés aux armes, se débandèrent au premier choc de l'avant-garde française.

A la veille du 9 Thermidor, le Piémont était en grand péril. Robespierre jeune et ses collègues, en mission près des deux armées des Alpes et d'Italie, avaient fait adopter au Comité de salut public un plan de campagne conseillé par le général Bonaparte et conforme aux vues de Carnot. Nos deux armées réunies étaient prêtes à descendre en Piémont et eussent peut-être poussé jusqu'à Turin.

La chute de Robespierre, qui, partout ailleurs, n'influa en rien sur la suite des opérations militaires, eut des conséquences fâcheuses dans cette partie du théâtre de la guerre. De nouveaux représentants en mission firent changer le plan qu'avaient soutenu les représentants robespierristes, et l'on se remit sur la défensive jusqu'à la campagne suivante. On resta maître, toutefois, des passages des Alpes et des premiers passages des Apennins, à la jonction de ces montagnes avec les Alpes.

Les grands événements militaires continuaient, depuis Fleurus, à se développer dans le Nord.

Pichegru et Jourdan, à la tête des armées du Nord et de Sambre-et-Meuse, avaient, comme nous l'avons dit, coupé les Autrichiens d'avec les Anglais et les Hollandais par des combats livrés entre Louvain et Malines. Les magasins des ennemis étaient tombés entre nos mains, et Namur, Anvers, toutes les places belges, s'étaient rendues sans résistance.

Le jour même du 9 Thermidor, Liège s'était insurgé contre les Autrichiens en retraite. Les Autrichiens firent pleuvoir une grêle d'obus sur la ville ; mais Jourdan les obligea de cesser le bombardement, en les menaçant, s'ils brûlaient Liège, de brûler toutes les propriétés des généraux belges au service de l'Autriche, les Clairfayt, les Beaulieu et autres.

Un de ces Belges, Clairfayt, reçut bientôt après le commandement de l'armée autrichienne à la place de Cobourg, dégoûté et disgracié. Le peuple, chez nous, parlait toujours de Pitt et Cobourg, comme s'ils eussent, à eux deux, personnifié la coalition. C'était vrai maintenant de Pitt ; mais Cobourg ne méritait pas cet honneur, et, de même que Brunswick, il avait fait cette grande guerre sans passion et sans confiance.

Clairfayt établit l'armée autrichienne sur une longue ligne, à la droite de la Meuse. Les Français l'y laissèrent quelque temps en repos, et ne poursuivirent pas l'offensive jusqu'après la reprise de nos places frontières encore occupées par des garnisons ennemies.

Les 30.000 hommes qui, en arrière de nos armées, avaient déjà repris Landrecies, avaient marché ensuite sur le Quesnoy. Le général Scherer, commandant de ces troupes de siège, signifia au gouverneur autrichien du Quesnoy le terrible décret de la Convention qui ordonnait de passer au fil de l'épée toute garnison de nos places envahies, qui ne se serait pas rendue à discrétion vingt-quatre heures après la sommation.

Le commandant de Landrecies avait obéi. Le gouverneur du Quesnoy répondit par un refus : — Une nation, dit-il, n'a pas le droit de décréter le déshonneur d'une autre nation.

Huit jours après, ce brave officier, voyant sa petite place près d'être emportée de vive force, envoya offrir de se rendre à discrétion, en déclarant qu'il n'avait pas communiqué la sommation à la garnison, et qu'il devait être seul responsable de son refus.

Le Comité de salut public n'accepta point le sacrifice de ce brave homme et autorisa le général Schérer à l'épargner ainsi que sa garnison (21 thermidor - 11 août).

Mais, en même temps, le Comité enjoignit à Schérer de sommer sur-le-champ Valenciennes avec grande publicité, sans admettre aucun délai.

Le gouverneur de Valenciennes proposa de remettre sa place, à condition que la garnison rentrerait en Autriche avec promesse de ne pas porter les armes jusqu'à ce qu'elle eût été échangée contre des prisonniers français. Le Comité de salut public consentit, et, le 10 fructidor (27 août), les Français reprirent possession de Valenciennes, où ils trouvèrent 227 bouches à feu et une masse de munitions. L'Autriche avait dépensé plusieurs millions à réparer les fortifications de cette importante ville.

Notre dernière place au pouvoir de l'ennemi, Condé, se rendit trois jours après ; on y trouva plus de 160 bouches à feu.

Le reste de nos armées n'avait pas été entièrement dans l'inaction durant ces sièges. Un général dont le nom grandissait parmi les lieutenants de Pichegru, Moreau, quelques jours avant le 9 Thermidor, avait conquis, sur la côte de Flandre, Nieuport, l'île de Cadsand et l'Écluse. Beaucoup d'émigrés qu'on rencontra dans Nieuport furent fusillés ; mais le représentant Choudieu, quoique très violent Jacobin, prit sur lui d'épargner la garnison anglaise, malgré le décret qui interdisait de faire quartier aux Anglais. La Convention, dit-il, n'a pas entendu que l'on égorgerait les garnisons qui mettraient bas les armes.

Pendant ce temps, un autre général Moreau, à la tête de l'armée de la Moselle, avait pris Trèves, après de brillants combats contre les Autrichiens, que les Prussiens ne secoururent pas (23 thermidor an II - 9 août 1794).

L'armée de la Moselle, en haillons, affamée, ne prit rien, ne commit pas le moindre excès dans ce gras pays de Trèves. Ses chefs la. firent bivouaquer sur les hauteurs autour de cette riche ville, de peur que l'opulence de Trèves ne la tentât. Les soldats ne murmurèrent point. Les populations des provinces rhénanes furent très frappées et très touchées de la conduite des Français.

L'armée du Rhin n'était pas moins disciplinée, pas moins patiente, pas moins humaine que celle de la Moselle. Parmi ses chefs, le général Desaix, surtout, inspirait une telle confiance que les paysans allemands, à l'approche de sa division, ne cachaient pas leurs denrées et ne bougeaient pas. Les armées du Nord et de Sambre-et-Meuse s'étaient remises en mouvement un peu avant la reprise de nos places frontières. Pichegru chassa, sans grande résistance, l'armée anglaise et hollandaise du Brabant hollandais, et la rejeta au nord de la basse Meuse.

Jourdan, de son côté, passa la Meuse à Liège et assaillit la gauche de l'armée autrichienne retranchée derrière les ravins profonds où coule l'Ayvaille. Les ravins furent franchis, les hauteurs escaladées, les Autrichiens forcés dans leur poste (27 fructidor - 18 septembre).

Clairfayt se replia de la Meuse sur la Roër. L'armée française vint l'y attaquer sur toute la ligne. Les fortes positions des Autrichiens ne résistèrent pas à l'impétuosité des Français conduits, sous les ordres de Jourdan, par Kléber, Marceau, Championnet, Bernadotte, Ney, Lefebvre et d'autres chefs dont les noms devaient remplir l'histoire militaire. Les grenadiers de Kléber franchirent la Roër, avec de l'eau jusqu'aux épaules, sous la mitraille autrichienne (11 vendémiaire - 2 octobre). Clairfayt fut rejeté de Dueren sur Juliers, et, trois jours après, repassa le Rhin.

Les Français entrèrent à Cologne, comme les Autrichiens en sortaient (15 vendémiaire - 6 octobre). Les habitants de Cologne, qui savaient comment les Français s'étaient conduits à Trèves, reçurent nos soldats en amis. L'arbre de la liberté fut planté sur le marché de Cologne, aux acclamations du peuple.

Les armées de Sambre-et-Meuse et de la Moselle opérèrent leur jonction, le 2 brumaire (23 octobre), devant Coblenz. L'ennemi avait évacué la place. Les deux foyers de l'émigration, Trèves et Coblenz, étaient maintenant dans les mains de la République française.

Tandis que Marceau entrait à Coblenz, Kléber était retourné du Rhin sur la Meuse, avec une partie de l'armée de Jourdan, pour attaquer la grande place hollandaise de Maëstricht. Grâce à l'activité du représentant Gillet, qui fit arriver de France par la Meuse un grand parc de siège, et à l'habileté du commandant du génie Marescot, Maëstricht se rendit dès le 14 brumaire (4 novembre). On y trouva plus de 350 bouches à feu.

L'armée prussienne, opposée, pendant cette campagne, à nos armées du Rhin et de la Moselle, venait de repasser le Rhin. Toute la rive gauche du grand fleuve, sauf Mayence et Luxembourg, était au pouvoir des Français.

L'armée du Nord, de son côté, poursuivait ses succès. Après avoir fait capituler, en peu de jours, les importantes places de Bois-le-Duc et de Venloo, et forcé le passage de la Meuse, elle marcha sur Nimègue. L'armée anglaise et hollandaise se retira au nord du Wahal, en abandonnant Nimègue si précipitamment qu'une partie de son arrière-garde n'eut pas le temps de franchir le fleuve et fut prise (10 brumaire - 9 novembre).

Le stathouder de Hollande, découragé, demanda à traiter. Le Comité de salut public refusa. Certain que le peuple, en Hollande, était pour la démocratie et pour la France, le Comité ne voulait pas de transaction avec le prince que les Prussiens et les Anglais avaient imposé à la Hollande.

Le Comité envoya l'ordre de franchir le bras méridional du Bas-Rhin, le Wahal. On n'y réussit pas, faute d'équipages de pont pour remplacer les ponts de bateaux brûlés par l'ennemi.

Pichegru demanda de mettre son armée en quartiers d'hiver. Le Comité renouvela l'ordre de pousser au cœur de la Hollande.

La gelée qui survint livra passage aux Français et ôta tout prétexte à Pichegru. Ce n'était ni les difficultés du passage, ni la fatigue trop réelle de ses soldats qui l'arrêtaient. Des pensées criminelles agitaient son esprit. Au sein de la victoire, il rêvait la trahison, quand Dumouriez n'y avait songé que dans le trouble de la défaite.

Les représentants en mission auprès de son armée le forcèrent d'avancer et de continuer à vaincre malgré lui.

L'armée, avec un élan admirable, après de si longs efforts et tant de souffrances, se remit en mouvement. Les officiers portaient le sac, allaient à pied, avaient faim et froid comme les soldats. L'armée traversa le Wahal à pied sec dans les premiers jours de janvier.

L'ennemi eût pu encore appeler un renfort autrichien et livrer bataille avec 60 ou 70.000 hommes ; mais il était démoralisé. Il sentait que partout les populations lui étaient hostiles. Dès le milieu d'octobre, les États de la province de Frise avaient décidé de traiter avec la France et de rompre avec l'Angleterre. Les autres provinces manifestaient les mêmes dispositions.

Les généraux alliés, avant la gelée, avaient proposé de percer les digues de la Hollande, afin d'arrêter par l'inondation l'armée de la République, ainsi qu'on avait arrêté autrefois l'armée de Louis XIV. Les patriotes hollandais, malgré les défenses du stathouder, avaient signé et présenté aux États-Généraux une pétition énergique contre ce projet. Le stathouder fit arrêter les pétitionnaires ; devant l'attitude menaçante du peuple, il fut contraint de les relâcher. A mesure que les Français avançaient, le peuple venait au-devant d'eux en chantant le Ça ira ! Un patriote hollandais, Daëndels, figurait parmi les généraux français qui avaient, les premiers, passé le Wahal.

Le stathouder ordonna une levée en masse ; on se leva, mais contre lui.

Le duc d'York, renonçant, après Brunswick et Cobourg, à cette guerre qui leur avait si mal réussi, avait été rappelé en Angleterre dès le commencement de décembre. Son successeur, le général Walmoden, serré de prés par les Français, repassa les bras du Rhin (le Leck et l'Yssel) avec les troupes anglaises et hanovriennes, et se replia vers l'Ems et la Basse-Allemagne.

Les Anglais souffrirent cruellement dans cette retraite désastreuse, par la glace et la neige, à travers des populations ennemies.

Pendant ce temps, le stathouder s'embarquait pour l'Angleterre, non sans peine, car les habitants de La Haye réclamaient sa mise en jugement (30 nivôse - 19 janvier 1 795).

L'indigne conduite de ce prince et de sa femme avait complètement changé les sentiments des classes populaires, autrefois si attachées aux stathouders de la maison de Nassau.

Ce même jour, un comité révolutionnaire, organisé à Amsterdam, annonça à cette grande cité l'arrivée des Français, qui, disait-il, se conduisent avec les Hollandais comme des frères.

Les procédés des Français justifièrent ces paroles. L'avant-garde entra, conduite par le Hollandais Daëndels, au chant de la Marseillaise. Les habitants d'Amsterdam virent avec admiration ces héros à demi nus, sans bas, sans souliers, les pieds enveloppés de tresses de paille, bivouaquer dans la neige, leurs armes en faisceaux, sur les places de la plus riche ville du continent, et attendre paisiblement, plusieurs heures, que la municipalité pourvût à leurs besoins et à leur logement.

Pichegru arriva le lendemain, avec cinq représentants du peuple, qui proclamèrent que la République française respecterait l'indépendance et la souveraineté du peuple hollandais.

Ce même jour, 1er pluviôse (20 janvier), nos hussards et notre artillerie légère, lancés à fond de train à travers la Nord-Hollande, s'engagèrent sur la mer glacée, entre le Helder et l'île du Texel, et s'emparèrent de la flotte hollandaise, qui se rendit à la première sommation.

Ce fut un des événements les plus singuliers de l'histoire militaire. Ces succès extraordinaires valurent à Pichegru une gloire qu'il ne méritait pas, et firent concevoir, sur son compte, à l'opinion publique, de dangereuses illusions.

La flotte n'avait pas voulu se défendre. Toute la Hollande s'ouvrait aux Français.

Le soldat montrait partout une égale discipline et une égale humanité ; mais la conduite du gouvernement français fut très différente envers la Belgique et la Hollande. La Belgique qui s'était montrée si variable dans ses dispositions envers nous et qui n'avait point présenté un corps de nation avec lequel on pût traiter, était considérée comme pays conquis. On ménageait les classes populaires ; mais on avait frappé d'une levée de 80 millions les classes privilégiées, clergé, noblesse, corporations.

La Hollande, elle, fut traitée en pays allié. Il n'y eut pas même de réquisitions. Les représentants en mission s'adressèrent aux États-Généraux, afin que l'autorité nationale hollandaise pourvût aux besoins de notre armée.

Les États-Généraux furent bientôt remplacés par une assemblée des représentants provisoires du peuple hollandais, qui abrogea tout ce qu'avait fait l'invasion prussienne de 1787 ; cette assemblée abolit le stathoudérat, rappela les patriotes exilés et adopta notre déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (15 pluviôse -- 3 février).

Le 27 floréal (16 mai), la République des Provinces-Unies signa un traité d'alliance avec la République française. Elle s'engageait à nous fournir, pour la campagne prochaine, un contingent de douze vaisseaux de ligne, de dix-huit frégates et de la moitié de ses troupes de terre. Elle payait à la France cent millions de florins pour frais de guerre et lui cédait la Flandre hollandaise, ce qui nous donnait pour limites le bras occidental du Bas-Escaut, plus Maëstricht et Venloo, fortes positions sur la Basse-Meuse. Flessingue, le principal port de la Zélande, devenait commun aux deux marines française et hollandaise. La navigation du Rhin, de la Meuse et des deux bras de l'Escaut était libre aux deux nations.

La France s'engageait à indemniser la Hollande des territoires cédés, par des équivalents qui consisteraient dans les domaines enlevés à la Prusse entre la Basse-Meuse et le Bas-Rhin (Clèves, Gueldre).

Ces conditions étaient équitables. Clèves et Gueldre avaient fait autrefois partie d'un même domaine avec la Gueldre hollandaise et compensaient bien pour la Hollande la cession d'un fragment de Flandre et de places excentriques telles que Maëstricht et Venloo.

La seule chose qui, en dehors du traité, dût être pénible aux Hollandais ce fut de voir partir pour Paris les splendides galeries de peinture et d'histoire naturelle du stathouder. La République française les considéra comme une prise faite sur l'ennemi, et en enrichit le Louvre et le Jardin des Plantes.

Le traité, néanmoins, fut également populaire en Hollande et en France. Les envoyés hollandais qui apportèrent fraternellement à la Convention le drapeau de leur nation furent reçus avec enthousiasme (4 messidor - 22 juin). L'alliance de la Hollande avec la France couronnait la magnifique campagne de 1794. Le plan de Carnot était complètement  réalisé.

Le sort de la Belgique ne fut législativement réglé que quelques mois après le traité entre la France et la Hollande. Gand, Bruxelles, Anvers, toutes les grandes villes, avaient réclamé la réunion à la France, d'une façon plus sérieuse, plus spontanée et plus réfléchie que la première fois. Il n'y avait de choix pour les Belges qu'entre le rôle de sujets de la France et celui de citoyens français. Tout ce qui s'était passé durant ces dernières années avait montré que les conditions d'une République belge n'existaient pas. Les Belges avaient hâte de n'être plus à la discrétion des agents de notre administration militaire. Ils accueillirent avec satisfaction le décret du 9 vendémiaire (fer octobre), qui réunit leur pays à la République française. A Liège, la réunion ne fut pas seulement acceptée, mais passionnément applaudie.

Le décret avait été précédé, dans la Convention, par une délibération approfondie et solennelle. Carnot montra l'annexion de la Belgique indispensable au point de vue de la lutte contre l'Angleterre et l'Autriche.

La Belgique, le pays de Liège et les territoires cédés par la Hollande formèrent neuf départements.

Les triomphes de la Révolution française sur la coalition des rois avaient une triste compensation dans l'Europe orientale, où les monarchies, vaincues en Occident, s'étaient dédommagées en achevant de détruire la Pologne. L'illustre chef de l'insurrection polonaise, Kosciuzko, était parvenu à faire lever au roi de Prusse le siège de Varsovie ; mais, après avoir repoussé les Prussiens, il avait succombé dans une bataille contre les Russes (4 octobre). Un mois après, le général russe Souwarof, qui avait et le génie militaire et la cruauté des conquérants tartares, emporta d'assaut le grand faubourg de Varsovie, Praga, et en fit massacrer les habitants. Varsovie tomba, et la Russie, la Prusse et l'Autriche se partagèrent les débris de la Pologne, qui disparut d'entre les nations indépendantes.

Le gouvernement prussien, après avoir longtemps divisé ses efforts entre la guerre contre la France et le démembrement de la Pologne, avait pris décidément son parti et résolu d'abandonner toute intervention du côté des provinces rhénanes et de la Hollande, pour employer toutes ses forces et tous ses soins à l'accroissement de sa frontière orientale. L'acquisition définitive de Dantzig et du bassin de la Vistule lui paraissait être son intérêt essentiel. Il avait déloyalement employé contre la Pologne le subside que l'Angleterre lui avait payé pour faire la guerre à la France, et, une fois le subside touché, il avait commencé, dès l'automne de 1794, à préparer sa paix et celle des petits États allemands avec la République française.

Au mois d'octobre, trois des Électeurs d'Empire (Mayence, Saxe et le Palatin), avec d'autres princes, à l'instigation secrète de la Prusse, s'étaient déclarés pour la paix en pleine Diète, à Ratisbonne.

L'Autriche n'osa repousser ouvertement les idées de paix et s'efforça de gagner du temps. Au commencement de décembre, 37 voix, à la Diète, se prononcèrent pour la paix, et 36 demandèrent que la paix se fit par la médiation prussienne.

C'était un grand échec pour l'influence autrichienne. L'Autriche demanda que les négociations eussent pour point de départ le rétablissement des possessions des deux parties sur le pied du traité de Westphalie, c'est-à-dire de l'état antérieur à 1789.

C'eût été rendre la paix impossible. La Prusse ne s'arrêta pas à de pareilles prétentions. Le roi de Prusse avait déjà, en ce moment, signé les instructions d'un plénipotentiaire chargé d'aller traiter, dans la ville neutre de Bâle, avec un ministre français.

Le 2 janvier 1795, un envoyé prussien vint déclarer au Comité de salut public que son roi ne s'opposerait pas à l'abolition du stathoudérat en Hollande ni à l'occupation de la rive gauche du Rhin par la France, sauf à ajourner à la paix générale la cession définitive des provinces rhénanes. Il donna pour motif de cet ajournement la crainte que l'Autriche, si elle reprenait le dessus dans la guerre, ne s'emparât des pays de la rive gauche, comme devenus français, et ne les gardât par droit de conquête.

Le 13 janvier, les conférences s'ouvrirent, à Bâle, entre le plénipotentiaire de Prusse et le ministre de France en Suisse, Barthélemi, qui, par ses habiles négociations, avait empêché la Suisse d'entrer dans la coalition.

La paix fut signée, entre la France et la Prusse, le 16 germinal an III (5 avril 1795).

La Prusse abandonnait à la France, jusqu'à la paix générale, les possessions prussiennes de la rive gauche du Rhin (Clèves et Gueldre). Il était entendu implicitement que la Prusse ne défendrait plus Mayence.

La République française consentait à accorder une trêve de trois mois à ceux des États de l'Empire auxquels le roi de Prusse s'intéressait, et promettait d'accueillir les bons offices du roi de Prusse en faveur des États allemands qui avaient réclamé ou réclameraient l'intervention du roi pour entrer en négociation avec elle. Les deux puissances contractantes devaient prendre des mesures pour éloigner du nord de l'Allemagne le théâtre de la guerre.

Par des articles secrets, la Prusse s'engageait à ne rien entreprendre contre la Hollande ni contre aucun des pays occupés par les Français.

La France promettait de ne pas pousser les opérations militaires dans les pays situés au nord du Mein.

La France promettait d'indemniser territorialement la Prusse, si nous gardions la rive gauche du Rhin.

En résumé, la Prusse abandonnait à la France la rive gauche du Rhin, moyennant le protectorat de la rive droite au nord du Mein, c'est-à-dire de toute l'Allemagne du Nord, et moyennant une promesse territoriale aux dépens, soit de l'Autriche, soit des États ecclésiastiques allemands.

La paix de Bâle fut saluée par les applaudissements enthousiastes de la Convention et de la France.

La France avait atteint le plus haut degré de puissance où elle fût jamais parvenue. Elle s'était adjoint, par réunion volontaire, par conquête ou par alliance, d'immenses territoires et treize millions d'âmes ; ses alliés, les Hollandais, étaient aussi étroitement attachés à son destin que ses nouveaux citoyens de Savoie, de Belgique ou du Rhin.

Elle avait gagné, en dix-sept mois, vingt-sept batailles, cent vingt combats, pris cent seize places fortes.

Le tableau de ces victoires et de ces conquêtes fut suspendu dans la salle de la Convention.

Il rappelait ce tableau de victoire que, sur les médailles symboliques des Gaulois, nos pères, le génie de la guerre fait flotter sur la tête des chevaux du Soleil.

La République française avait réalisé les plus hautes ambitions de nos anciens rois et accompli la pensée du grand cardinal de Richelieu, quand il disait qu'il voulait que la France devint ce qu'avait été l'ancienne Gaule ; qu'elle réunit tout ce qui est compris entre le Rhin, les Alpes, les deux mers et les Pyrénées.

La sympathie des peuples avait puissamment aidé à nos succès. Le recueil annuel anglais (Annual Register) disait nettement ceci :

Les classes inférieures, par toute l'Europe, réprouvent la coalition contre la République française, et l'appellent la 'guerre des rois contre les peuples.

L'union de la Hollande avec la France et la défection de la Prusse avaient été deux coups terribles pour la coalition. Il était à prévoir que l'Espagne, qui, repoussée des frontières françaises, voyait maintenant envahir les siennes, suivrait bientôt l'exemple de la Prusse. La Russie, tout occupée de ses conquêtes sur la Pologne, ne donnait que des paroles aux ennemis de la France.

Le gouvernement anglais s'acharnait à la guerre, à mesure qu'elle devenait plus malheureuse. Son plan était bien arrêté : c'était de se dédommager, sur les mers lointaines, des pertes que faisaient ses alliés sur le continent européen. Il se consolait de voir la Hollande passer à l'alliance française, par le prétexte que lui donnait cette révolution pour conquérir les riches colonies hollandaises.

Les amis que la cause du progrès et de la justice conservait en Angleterre avaient renouvelé leurs efforts pour faire sortir leur pays de cette voie. Le généreux lord Stanhope avait présenté, le 6 janvier 1795, une motion à la Chambre des lords contre toute intervention dans les affaires intérieures de la France.

Il resta seul. Sa motion fut écartée à l'unanimité par un ajournement. Il protesta contre la prétention inique de rétablir l'ancienne monarchie en France malgré les Français et contre les tentatives du gouvernement anglais pour renouveler l'insurrection de la Vendée.

Fox était moins isolé, dans la Chambre des communes, que lord Stanhope dans la Chambre des lords. Il lutta toutefois en vain, un mois après, pour empêcher le vote des nouveaux et immenses subsides que réclamait Pitt. Le ministère voulait avoir, pour cette année, 100.000 matelots, 125.000 hommes de troupes de ligne, 65.000 miliciens, sans compter 40.000 soldats pour le service de l'Irlande et des colonies américaines, et les auxiliaires allemands et les émigrés à la solde anglaise. Il lui fallait, pour solder ces masses d'hommes, près de 700 millions de francs, qui en représenteraient aujourd'hui au moins le double.

Pitt, en outre, après avoir donné à la Prusse un argent qu'elle avait si mal gagné, était maintenant obligé de subventionner à son tour l'Autriche. Elle lui demandait un emprunt de 4 millions sterling (100 millions de francs), et il ne pouvait rien lui refuser ; car l'alliance autrichienne rendait seule possible la continuation de la guerre.

Il y avait eu, un moment, quelque chance pour la République française de traiter avec l'Autriche comme avec la Prusse. Un nouveau ministre autrichien, Thugut, inclinait à la paix. Il avait conçu une pensée dont la réalisation eût pu épargner de grands malheurs à l'Europe : c'était de céder la Belgique et la rive gauche du Rhin à. la France, à condition que celle-ci aidât l'Autriche à s'annexer la Bavière, en cédant, par compensation, à l'électeur de Bavière la Lombardie, avec le titre de roi.

Thugut avait fait faire au gouvernement français quelques ouvertures ; mais on ne les avait probablement pas crues sérieuses, et on ne les avait point accueillies. Il est douteux que ce projet si désirable eût été jusqu'au bout : l'empereur François Il haïssait fort la Révolution et la France ! Quoi qu'il en soit, l'Autriche se rejeta avec acharnement dans la guerre, tout en jouant un jeu double auprès de la Diète de Ratisbonne.

Le 4 mai, elle déclarait à. la Diète qu'elle était prête à entrer en négociations avec la République française. Le même jour, elle signait avec l'Angleterre un engagement moyennant lequel elle devait tenir sur pied au moins 200.000 soldats, moyennant un prêt de 4 millions 600.000 livres sterling, afin d'agir avec vigueur contre l'ennemi commun.

Le 29 mai, nouveau traité défensif entre l'empereur François II et l'Angleterre, tandis que l'empereur invitait la Diète à s'unir à lui pour obtenir une paix qu'il semblait désirer ardemment.

Les débats se renouvelaient, en ce moment même, dans le Parlement anglais. Un nouvel orateur intervint en faveur de la paix : c'était Wilberforce, ce grand homme de bien qui avait dévoué sa vie à l'abolition de l'esclavage des noirs. Il était l'ancien et intime ami de Pitt. Sa conscience ne lui permit pas de le soutenir plus longtemps.

Pitt et ses collègues firent valoir contre Wilberforce et contre Fox les troubles récents de Paris (journées de germinal et de prairial) ; ils prétendirent que le déclin de la France avait commencé, malgré des succès résultant d'une impulsion antérieure qui avait cessé. Un gouvernement faible et instable avait, dirent-ils, succédé au terrible pouvoir de Robespierre et du Comité de salut public, et l'Angleterre avait tout intérêt à ne point se hâter de déposer les armes. La motion pacifique de Wilberforce fut repoussée à une forte majorité (27 mai).

Les ennemis de la France voyaient bien que la force révolutionnaire s'était épuisée par ses excès ; mais ils ne voyaient pas que la force militaire organisée par la Révolution était et devait rester longtemps invincible. La force militaire devait être un obstacle insurmontable aux espérances de nos ennemis, qui rêvaient de dissoudre par l'intrigue et par la corruption cette France révolutionnaire contre laquelle les armes avaient été impuissantes.

Les Comités de gouvernement qui dirigeaient nos affaires avaient formé de grands projets pour la campagne de 1795. Nous devions envahir partout, à notre tour, les territoires des coalisés, prendre Mayence et entrer dans l'Allemagne du Sud, descendre en Italie et pénétrer au cœur de l'Espagne.

Mais Carnot, Lindet, Prieur, n'étaient plus au Comité de salut public : les nouveaux gouvernants n'avaient plus la main ferme qu'il fallait pour mener à bien de tels desseins ; ils ne savaient plus ni exciter, ni soutenir, ni punir. Le relâchement avait succédé à la terreur, et la discipline, dont l'armée venait de montrer des exemples si admirables en Hollande et dans les provinces rhénanes, commençait à faiblir. Un réacteur vulgaire, appelé Aubri, avait remplacé Carnot dans la direction du personnel de la guerre et favorisait les intrigants et les contre-révolutionnaires contre les généraux patriotes. Nos armées étaient dans la dernière misère au milieu de leur gloire. On payait leur solde en assignats, dont la valeur tombait presque à rien, et ce ne fut que bien tard, dans le courant de 1795, qu'on leur compta le tiers de la somme en argent. L'officier était aussi malheureux que le soldat.

Quoique l'ordre souffrit beaucoup d'un tel état de choses, l'esprit de l'armée demeura excellent, quant à la bravoure et quant au patriotisme. Il ne restait que les bons sous les drapeaux, tous les mauvais soldats désertant à l'intérieur, où ils savaient qu'on ne les rechercherait guère.

Soldats et officiers étaient toujours capables des mêmes exploits, mais ils n'avaient plus au-dessus d'eux de grands administrateurs pour leur fournir, avec une activité infatigable, les moyens de vaincre.

Du côté de l'Espagne, c'était par les Basses-Pyrénées qu'on voulait attaquer, en s'emparant de Pampelune et en marchant de là sur la Castille. Mais la disette et surtout le typhus décimaient l'armée des Pyrénées occidentales. Sur 60.000 hommes, plus de moitié étaient morts ou malades ; on manquait de tout. Le général Moncey ne put rien entreprendre de sérieux avant l'été.

A l'autre bout des Pyrénées, Français et Espagnols se livrèrent des combats sans résultat, aux bords de la Fluvia, à l'entrée de la Catalogne.

La guerre ne marchait plus ; mais les négociations marchaient entre la France et l'Espagne.

L'Espagne était lasse de la guerre :et comprenait qu'elle servait l'Angleterre contre ses propres intérêts.

Le favori qui avait poussé à la guerre pour renverser le pacifique ministre d'Aranda et se mettre à sa place, Godoy, penchait maintenant vers la paix ; il était entré en correspondance secrète avec un des meneurs du gouvernement 4 thermidorien, Tallien ; celui-ci était devenu le mari d'une Espagnole, de cette même femme qui l'avait si vivement poussé contre Robespierre, et il avait des intérêts d'argent en Espagne.

Les négociations avaient été entamées dès la fin de l'année précédente. La plus grande difficulté était, pour le roi d'Espagne, dans une question de famille. Il se croyait tenu d'honneur à ne pas abandonner son jeune parent, le fils de Louis XVI, que l'on gardait prisonnier au Temple. Il faisait de la liberté de ce malheureux enfant une condition de la paix. Le gouvernement révolutionnaire, de son côté, jugeait cette intervention officielle d'un prince étranger dans nos affaires intérieures incompatible avec la dignité de la République, et n'admettait pas que la libération du jeune captif devînt un article du traité. La mort du prisonnier du Temple, le 20 prairial (8 juin 1795), leva cet obstacle à la paix. Les contre-révolutionnaires accusèrent les Comités de gouvernement d'avoir empoisonné l'enfant que le parti royaliste nommait Louis XVII.

Cette accusation était fausse, et le pauvre petit prisonnier était mort d'un vice scrofuleux de sa constitution développé par l'inaction, par l'ennui, par les souffrances d'une séquestration impitoyable.

On n'avait pas tué cet enfant, mais on l'avait laissé périr de langueur. La Révolution, à son tour, avait sacrifié un être innocent à cette prétendue raison d'État au nom de laquelle les rois avaient enseveli tant de victimes au fond des cachots.

Le fils de Louis XVI, depuis qu'on l'avait séparé de sa mère jusqu'au commencement de 1794, avait été mis sous la garde d'un cordonnier appelé Simon et de sa femme, gens durs et grossiers, dont la domination brutale avait été un supplice pour un enfant tombé de si haut dans de telles mains. Les gardiens qui succédèrent aux Simon ne le maltraitèrent plus, mais le négligèrent avec une indifférence cruelle. Ce ne fut que dans les premiers mois de 1795, que le Comité de sûreté générale prit enfin quelque souci d'adoucir sa captivité, trop tard pour ranimer cette existence tarie dans sa source.

Il se répandit un bruit tout contraire à l'accusation d'empoisonnement : c'est que Louis XVII n'était pas mort ; que, plusieurs mois avant sa fin prétendue, il aurait été enlevé du Temple, et qu'on lui aurait substitué un enfant muet. C'est celui-ci qui serait mort le 8 juin 1795. Des circonstances singulières, inexplicables, des contradictions de tout genre se remarquent dans ce qu'on raconte des derniers jours du fils de Louis XVI et fournissent des arguments aux personnes qui, en grand nombre, ont continué de croire jusqu'à présent à l'évasion du captif du Temple. Mais les doutes qu'on pourrait garder à cet égard nous paraissent tomber devant l'observation suivante : c'est que, si les royalistes étaient parvenus à tirer de sa prison l'héritier de Louis XVI, ils n'eussent pas manqué de le faire reparaître au grand jour et de le présenter aux puissances coalisées comme le roi Louis XVII.

Il restait encore au Temple une personne de la famille royale : c'était la sœur aînée du fils de Louis XVI, la jeune princesse qu'ale cour on avait appelée autrefois Madame Royale, et qui fut plus tard la duchesse d'Angoulême. La cour d'Espagne intercédant pour elle, le gouvernement français fit savoir au négociateur espagnol qu'on proposait à l'Autriche l'échange de la fille de Louis XVI contre les représentants du peuple livrés en trahison aux Autrichiens par Dumouriez et les agents diplomatiques français arrêtés, en 1793, par les Autrichiens, malgré le droit des gens, sur le territoire neutre des Grisons. Cet échange fut accepté.

La paix avec l'Espagne n'était plus douteuse. Les succès que recommençaient à obtenir nos troupes au delà des Pyrénées contribuèrent à l'accélérer. Le général Moncey, ayant reçu des renforts, avait pris Vittoria, Bilbao, et poussé jusqu'à l'Ebre.

Notre habile diplomate Barthélemi signala paix à Bâle avec l'Espagne le r thermidor (22 juillet).

La France restituait ses conquêtes des provinces basques et de Catalogne, condition indispensable d'une paix sérieuse. La République française acceptait la médiation de l'Espagne en faveur du roi de Naples, du duc de Parme et du roi de Portugal, que l'Angleterre avait aussi, entraîné dans la coalition. La France promit d'accueillir également les bons offices de l'Espagne en faveur des autres Etats italiens, ce qui comprenait le pape sans le nommer.

L'Espagne cédait à la France sa part de Saint-Domingue, qui consistait dans la moitié orientale de cette grande île.

L'espoir de conserver Saint-Domingue s'augmentait, et nos affaires s'étaient bien relevées dans les îles d'Amérique. Grâce au vigoureux concours des noirs et des mulâtres, les troupes françaises resserraient les envahisseurs anglais et les colons, leurs complices, sur quelques points de la côte de Saint-Domingue. La perte de l'alliance espagnole semblait, là, un coup décisif contre les Anglais. Partout, aux Antilles, les Français reprenaient l'offensive. Un Commissaire de la Convention, très vaillant et très capable, appelé Victor Hugues, avait reconquis, après l'île de la Guadeloupe, celle de Sainte-Lucie, enlevé Saint-Eustache aux Anglais, et fomentait des révoltes de noirs dans toutes les Antilles anglaises jusqu'à la Jamaïque. La cession de la partie espagnole de Saint-Domingue nous donnait de nouveaux postes et nous promettait de nouvelles ressources dans ces mers.

Une dernière clause du traité avec l'Espagne mérite d'être mentionnée.

L'Espagne promit de nous fournir annuellement, pendant cinq ans, cent étalons andalous, cent béliers et mille moutons (mérinos) ; les andalous et surtout les mérinos régénérèrent nos races.

Il y avait tout lieu d'espérer qu'on aurait avec l'Espagne mieux que la paix : qu'on aurait l'alliance. Les intérêts internationaux qui avaient suscité le Pacte de famille entre les Bourbons de France et d'Espagne survivaient à la monarchie française. La France et l'Espagne, après comme avant la Révolution, étaient intéressées à s'unir contre les prétentions de l'Angleterre à exercer une domination tyrannique sur toutes les mers. Ce fut le gouvernement espagnol qui franchit le premier la barrière de sang que l'échafaud de Louis XVI avait mise entre les Bourbons d'Espagne et la République française. Il fit les premières ouvertures d'une alliance contre l'Angleterre et l'Autriche.

Le gouvernement français n'attendit pas la conclusion de ce nouveau traité pour envoyer l'armée des Pyrénées orientales renforcer nos deux petites armées des Alpes et d'Italie. Celle-ci n'avait maintenu qu'à force d'énergie ses positions dans les Apennins, sur la côte ligurienne, contre les Autrichiens et les Piémontais renforcés. La face des choses changea de ce côté vers l'automne de 1795.

Depuis que la Prusse avait cessé de coopérer avec la coalition, la guerre continuait sur le Rhin entre la France et l'Autriche, encore soutenue par les États allemands du Sud. La France avait à compléter la possession de la rive gauche du Rhin par la prise de Mayence et de Luxembourg : le but de l'Autriche devait être de lui disputer ces deux places, défendues, Mayence par 20.000 hommes, Luxembourg par 10.000.

Le gouvernement français avait chargé Kléber d'assiéger Mayence pendant l'hiver de 1794 à 1795, mais sans lui fournir les ressources nécessaires en artillerie, en chevaux, en transports. Kléber ne put que resserrer la place imparfaitement, puisque nous n'étions pas maîtres de la rive droite, et ce blocus, durant un hiver rigoureux, infligea à nos troupes de cruelles souffrances qu'elles supportèrent avec une patience héroïque. Le corps employé au blocus de Luxembourg n'éprouva pas moins de privations ni moins de pertes. Le général Moreau, qui avait pris Trèves et qui commandait ce corps, y mourut avec beaucoup de braves gens.

Au commencement de mars 1795 (ventôse an III), le gouvernement français conféra à Pichegru le commandement en chef des armées du Rhin et de la Moselle, et le fit appuyer sur sa gauche, c'est-à-dire sur le Bas-Rhin, par Jourdan avec l'armée de Sambre-et-Meuse.

L'Autriche, qui avait réuni 150.000 hommes sur la rive droite du Rhin, eût pu mettre à profit le délabrement où se trouvaient nos armées sur la fin de l'hiver, pour franchir le fleuve et reprendre l'offensive. Elle ne l'essaya point, et Luxembourg, une des plus fortes places de l'Europe, ne recevant aucun secours, se rendit le 6 messidor (24 juin). Les Français y trouvèrent 800 bouches a feu et d'énormes approvisionnements.

La situation des Français redevenait très avantageuse : ils avaient maintenant 160.000 hommes en ligne sur le Rhin sous les ordres de Pichegru et de Jourdan. C'étaient les meilleurs soldats du monde, et, sous un général digne d'eux, rien n'eût été capable de les arrêter. Un des deux chefs qui les commandaient, Jourdan, sans être un homme de génie, était plein de cœur et d'honneur, valeureux, prudent et sensé ; mais l'autre avait la trahison dans l'âme, et c'était celui-ci, c'était Pichegru, que je gouvernement avait investi du commandement en chef en cas de réunion des armées Tout le monde était engoué de l'homme qu'on appelait le conquérant de la Hollande.

Ce serait trop peu de dire que cet homme était un second Dumouriez : il était bien plus pervers que Dumouriez, et incapable des élans et des sentiments généreux qui s'étaient fait sentir parfois chez le vainqueur de Valmy et de Jemmapes, malgré son immoralité. Pichegru n'était pas même un ambitieux : c'était une âme servile. Indifférent à. la Liberté et à la République, il n'aspirait pas au pouvoir pour lui-même : il lui fallait un maître. N'ayant plus au-dessus de lui le grand Comité, Robespierre et Saint-Just, il se tourna vers le prétendant, l'aîné des frères de Louis XVI, qui, à la nouvelle de la mort de l'enfant captif au Temple, avait pris le titre de roi et le nom de Louis XVIII. Si la République lui eût donné beaucoup d'or, il ne l'eût probablement point trahie. Mais la détresse qui, par suite de l'avilissement des assignats, remontait du simple soldat jusqu'au général, le décida. Le chef de l'armée la plus patriote, la plus désintéressée, la plus vertueuse qui ait jamais existé, trahit son armée et sa patrie, parce que la pauvreté républicaine ne lui fournissait pas les moyens de satisfaire ses vices.

Dans le courant d'août 1795, un agent du prince de Condé, qui était alors dans le sud de la Forêt Noire (Brisgau) avec le corps d'émigrés qu'il commandait, vint trouver Pichegru en Alsace et lui offrit au nom du Roi le titre de maréchal de France, le gouvernement d'Alsace, le château royal de Chambord, un million comptant, deux cent mille livres de rente et un hôtel à Paris. On flattait à la fois sa cupidité et sa vanité. Sa ville natale, Arbois, prendrait le nom de Pichegru.

On lui offrait, pour orner son château de Chambord, douze des pièces de canons enlevées aux Autrichiens par cette armée française dont on se proposait de rendre à l'ennemi toutes les conquêtes.

Aucun scrupule n'arrêtait Pichegru ; il était tellement dénué de sens moral, et il comprenait si peu son armée, qu'il s'imaginait la gagner avec de l'argent et du vin. Il ne discuta, avec le prince de Condé, que sur la manière de trahir. Condé voulait que Pichegru livrât Huningue aux émigrés et se joignit à eux sur la rive gauche du Rhin.

Pichegru voulait opérer cette jonction sur la rive droite.

Avant que les deux parties fussent venues à bout de s'entendre, Pichegru et Jourdan reçurent du Comité de salut public l'ordre formel de passer le Rhin. D'après un plan présenté par Jourdan, le Comité ordonnait deux attaques simultanées, l'une par Pichegru, avec les armées de Rhin-et-Moselle, entre Huningue et Brisach, l'autre par Jourdan et l'armée de Sambre-et-Meuse, du côté de la Westphalie.

La Hollande fournit à. Jourdan des équipages de ponts ; Jourdan fit des préparatifs très bien conçus pour franchir le Rhin dans le voisinage de Dusseldorf.

Pichegru ne bougea pas. Les Autrichiens, ne se voyant point menacés par lui sur le Haut-Rhin, envoyèrent des renforts vers le bas du fleuve. Jourdan, néanmoins, opéra le passage du Rhin avec autant d'habileté que de vigueur, chassa devant lui un corps autrichien qui défendait la rive droite, enleva Dusseldorf avec 168 canons (14 fructidor - 6 septembre 1795), puis se dirigea vers le Mein.

Cette opération est un des plus beaux titres de gloire de Jourdan.

Pichegru, vivement pressé par Merlin de Thionville, envoyé en mission prés de son armée, s'était enfin mis en mouvement. Il ne passa point le Haut-Rhin, mais, suivant de nouvelles instructions, il descendit le fleuve jusqu'à Manheim, et fit capituler cette ville par une menace de bombardement (18 septembre).

Pichegru, maitre de Manheim, pouvait aisément opérer sa jonction avec Jourdan sur la rive droite du Rhin et l'aider à accabler l'armée autrichienne du Bas-Rhin avant que celle du Haut-Rhin eût pu la rejoindre.

Il n'en fit rien. Il resta, avec le gros de son armée, sur la rive gauche et détacha seulement une dizaine de mille hommes sur Heidelberg, le point essentiel à occuper pour empêcher la jonction des deux armées ennemies.

Ce faible corps fut accablé, quelques jours après, par des forces supérieures, et le général de l'armée autrichienne du Bas-Rhin, Clairfayt, reçut sans obstacle, de l'autre armée, celle de Wurmser, un renfort de 25.000 hommes.

Pichegru pouvait encore réparer l'échec de Heidelberg en débouchant par Manheim avec toute son armée, comme le demandait Jourdan, avant que la jonction des deux armées ennemies fût complète.

Il s'y refusa. Jourdan resta ainsi exposé au delà du Rhin à tous les efforts de l'ennemi, dans la position la plus critique. Le pays qu'il occupait était épuisé par les armées, et les Français ne pouvaient s'étendre sur le territoire voisin, qui était, ainsi que la riche ville de Francfort, sous la protection de la Prusse. L'excellente armée de Sambre-et-Meuse, aigrie par la misère, qui ne l'avait jamais quittée au milieu de ses succès. perdait patience et devenait insubordonnée.

Clairfayt tourna les positions de Jourdan, en traversant le territoire neutre de la Hesse, sans que les Prussiens fissent respecter la neutralité. Jourdan jugea impossible de se maintenir au delà du Rhin, et repassa tristement ce fleuve qu'il avait franchi naguère avec tant d'élan et tant d'espérances (24-25 vendémiaire - 16-17 octobre).

La perfidie de Pichegru avait fait avorter une campagne qui eût dû être décisive, et la retraite de Jourdan fut bientôt suivie d'un retour offensif des ennemis sur la rive gauche, puis de revers qui eussent pu avoir pour nous de redoutables conséquences, s'ils eussent coïncidé avec l'explosion des complots et des insurrections royalistes et réactionnaires qui éclatèrent dans l'Ouest et dans Paris même.

Heureusement, ces insurrections, que nous allons raconter dans le chapitre suivant, étaient déjà vaincue, et étouffées, lorsque nous éprouvâmes ces échecs sur le Rhin, et, au moment où la Convention termina sa carrière, la direction de la guerre rentra dans les mains qui l'avaient si glorieusement conduite en 93 et 94.