LA CONVENTION (SUITE). — RÉACTION THERMIDORIENNE. — MASSACRES CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES DANS LE MIDI. — JOURNÉES DE PRAIRIAL. — PROCÈS DES MONTAGNARDS. Nivôse-Floréal an III. — Décembre 1794-Juin 1795.Nous avons montré ce qu'il y eut de beau et de grand dans les créations intellectuelles de la période qu'on appelle thermidorienne ; nous en raconterons, un peu plus tard, les grands succès militaires et diplomatiques ; mais celte période, sous d'autres rapports, eut des aspects bien troublés, tristes et odieux ; la crise économique des subsistances et des assignats et la crise de la réaction politique produisirent, en se mêlant, de déplorables effets. Le Gouvernement révolutionnaire, depuis le printemps de 1793, avait pourvu à ses nécessités par le Maximum, c'est-à-dire par la taxation des denrées, combinée avec les émissions d'assignats et les réquisitions. Mais le Maximum, même dans le fort de la Terreur, n'avait jamais été, comme les réquisitions, généralement et pleinement appliqué. Les campagnards et les marchands avaient résisté, au péril de leurs têtes. Quant aux assignats, même avant que les faux assignats fussent introduits sur une grande échelle, ils avaient déjà notablement baissé. Les manœuvres de l'étranger et des contre-révolutionnaires y contribuaient, mais aussi l'obstination des marchands et surtout des paysans à préférer la monnaie métallique, quoique le gage des assignats fût très solide, puisqu'une grande partie des biens nationaux était encore à vendre. Si la Terreur même n'avait pas réussi à faire appliquer complètement le Maximum, comment, dans le relâchement général qui, après le 9 thermidor, détendit les ressorts du pouvoir, eût-il été possible de le maintenir ? Lindet et Cambon, qui savaient bien que le Maximum et l'assignat se soutenaient l'un l'autre, si imparfaitement que ce fût, essayèrent d'empêcher qu'on ne supprimât le Maximum trop brusquement. Lindet proposa de ne plus l'imposer d'une façon uniforme à toute la France et d'établir une différence entre le Nord et le Midi. On ne se contenta pas de cette amélioration. Le courant d'idées contraire au Maximum était trop fort. Le Maximum fut aboli le 3 nivôse an III (23 décembre 1794). Les assignats dès lors baissèrent rapidement, chacun pouvant demander le prix qu'il voulait de sa marchandise, lorsqu'on lui offrait du papier-monnaie. Nos grands succès militaires mêmes, en rouvrant le commerce entre la France et une partie de l'Europe, contribuèrent à la dépréciation des assignats ; l'étranger avec qui nous commercions n'en voulait pas. Lorsqu'à ces causes de dépréciation vint se joindre la fabrication de faux assignats dont nous parlerons plus tard, la baisse se précipita effroyablement et devint une ruine. Le Gouvernement révolutionnaire, obligé de fabriquer d'autant plus d'assignats qu'ils valaient moins, accéléra cette ruine par l'excès des émissions. En novembre 1794, il n'y avait que 6 milliards 400 millions d'assignats en circulation, et ils avaient pour gage des biens qui, estimés au denier 40, représentaient 15 milliards. Dès juillet 1795 (thermidor an III), il y eut en circulation 12 milliards d'assignats. L'agiotage sur les assignats n'avait plus de frein ; le maintien du cours forcé des assignats et de leur valeur nominale, devant l'avilissement de la valeur réelle, causait de graves abus. L'État en souffrait autant que les particuliers. Les débiteurs de mauvaise foi remboursaient leurs créanciers en assignats dépréciés : l'État, de son côté, était obligé de les recevoir au pair pour le paiement des impôts et des biens nationaux ; de plus, les réquisitions en nature ayant été supprimées, l'État était en quelque sorte à la discrétion des fournisseurs. La crise économique qui résultait de cette situation étrange faisait la fortune des spéculateurs, mais augmentait cruellement la misère du peuple des villes. Le spéculateur et le paysan gagnaient : l'ouvrier et le petit bourgeois étaient écrasés. La détresse de Paris croissait depuis l'abolition du Maximum ; le Maximum n'avait profité qu'à Paris et aux armées. Les fermiers n'envoyaient plus leurs grains à Paris, moitié par spéculation de renchérissement, moitié par peur d'être pillés ou forcés de vendre à bas prix sous le coup de la menace populaire. Le peuple de Paris s'en prit à la commission de la Convention qui était chargée des approvisionnements. L'homme le plus connu et le plus influent de cette commission, Boissy d'Anglas, reçut le surnom de Boissy-Famine. Ce n'était pourtant pas sa faute. Boissy et le nouveau Comité de Salut public faisaient de leur mieux et achetèrent tout autant de grains qu'avait fait avant eux l'ancien Comité, au temps de Lindet ; mais cela ne pouvait suppléer au libre commerce. Si l'on eût rendu à Paris une administration municipale élue, la municipalité aurait eu à pourvoir aux subsistances ; et l'on n'eût pu s'en prendre à la Convention, ce qui eût sans doute évité de grands malheurs. Tandis que le peuple de Paris s'aigrissait contre la Convention, la réaction, dans l'assemblée et dans la bourgeoisie, s'irritait de son côté contre les Jacobins et les terroristes. Elle les croyait toujours prêts à comploter et à s'insurger. Après la fermeture des Jacobins et le procès de Carrier, un député reprit la motion de Lecointre contre Billaud, Collot, Barère et Vadier, motion qui avait été d'abord rejetée. Une commission de vingt et un membres fut chargée d'examiner la conduite des anciens membres des Comités de Salut public et de Sûreté générale (6 nivôse an III - 26 décembre 1794). La jeunesse réactionnaire, la jeunesse de Fréron, comme on l'appelait, tenait le haut du pavé dans Paris depuis la fermeture des Jacobins. Vers, le milieu de pluviôse (commencement de février 1795), elle renversa les bustes de Marat dans les théâtres. Une bande d'enfants traîna un de ces bustes par les rues et alla le jeter dans un égout. Il n'y avait pas cinq mois qu'on avait porté solennellement les restes de Marat au Panthéon ! Cette jeunesse anti-jacobine était toutefois encore, en ce moment, loin de se déclarer contre-révolutionnaire. Au théâtre Feydeau, elle remplaça le buste de Marat par celui de Rousseau. Dans une adresse que la jeunesse bourgeoise envoya aux gens des faubourgs, elle leur disait : Vous retrouverez en nous vos frères d'armes du 14 juillet et du 10 août. Le 12 ventôse an III (2 mars 1795), la commission des vingt et un présenta son rapport, qui concluait à la mise en accusation de Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Barère et Vadier, c'est-à-dire de cette fraction ultra-révolutionnaire des Comités qui, après avoir poussé avec fureur à la mort, de Danton, avait tant contribué à la chute de Robespierre. Les Thermidoriens commençaient à se dévorer entre eux. Fouché, Tallien, Barras, Fréron, frappant les anciens membres des Comités comme terroristes, c'était quelque chose d'inouï ! L'arrestation préalable des quatre prévenus fut votée à une grande majorité, sur la motion de Legendre. Les Dantonistes, tels que Legendre, étaient du moins dans leur rôle. Tandis qu'on poursuivait les chefs de la Terreur, on rouvrait les portes de la Convention aux Girondins. Le 18 frimaire (8 décembre), soixante-treize représentants du peuple, détenus comme suspects pour avoir protesté contre le 31 mai, avaient été réintégrés dans leurs fonctions. Parmi eux se trouvait Daunou, qui prit, bientôt après, comme nous l'avons dit, une part si importante aux grandes créations de l'instruction publique. Le 18 ventôse (8 mars), le Montagnard Marie-Joseph Chénier fit voter le rappel de vingt-deux Girondins qui avaient joué un rôle beaucoup plus actif que les soixante-treize et qui avaient été mis hors la loi : parmi eux, Lanjuinais, Louvet et Isnard. Le 31 Mai et le 2 Juin furent ouvertement attaqués dans la Convention, et Sieyès, sortant du silence qu'il avait gardé si longtemps, fit le procès de ces fatales journées. Il traita d'insensés et de factieux ceux qui les glorifiaient. Chénier avait nettement déclaré que le fédéralisme dont on avait fait le prétexte de la proscription des Girondins était imaginaire. Le décret qui ordonnait la célébration annuelle du 31 mai fut aboli. Bientôt après, la Convention ordonna de distribuer, dans les bibliothèques et les établissements d'instruction publique, 3.000 exemplaires de l'ouvrage posthume de Condorcet : Esquisse d'un tableau historique de l'Esprit humain. Le rappel de ce qui restait des Girondins était d'une équité incontestable. Malheureusement, ces hommes injustement proscrits rentraient avec des ressentiments qui devaient leur faire trop souvent méconnaître les vrais intérêts de la République. Quelques-uns même, aigris et changés par les maux qu'ils avaient soufferts, n'étaient plus républicains : d'autres, il est vrai, redevinrent d'énergiques défenseurs de la Révolution. Paris, au printemps de l'an III, offrait un triste contraste entre l'opulence de quelques-uns et la misère du grand nombre. Les agioteurs et les spéculateurs, qui faisaient fortune par le jeu sur les assignats ou par les fournitures aux armées, étalaient un luxe dont l'aspect augmentait l'irritation des classes pauvres. Le 27 ventôse (17 mars), une grande foule vint demander du pain à la Convention. Le surlendemain, Lecointre (de Versailles), cet ardent ennemi de Robespierre, qui avait, le premier, réclamé la mise en accusation des terroristes des Comités, se retourna brusquement contre la réaction et proposa qu'on mît en vigueur la Constitution de t793, c'est-à-dire qu'on sortit du Gouvernement révolutionnaire pour entrer dans le Gouvernement démocratique régulier. C'était l'idée qu'avait propagée le club de Babeuf, et à laquelle se rattachaient maintenant les Jacobins. Le peuple de Paris embrassait vivement cette idée : le faubourg Saint-Antoine (1er germinal - 21 mars) envoya demander à la Convention du pain et la Constitution de 93. La motion fut repoussée. Il était naturel que le peuple de Paris se rattachât à cette pensée ; mais on doit reconnaître que la Constitution de 93, impraticable, en tout temps, dans certaines de ses parties, était totalement irréalisable dans les conditions si peu avancées où se trouvait alors la majorité du peuple français. Sieyès fit voter une rigoureuse loi de police, qui décrétait la déportation contre les attroupements. Le lendemain, 2 germinal (22 mars), on discuta le rapport sur la mise en accusation des quatre membres des comités accusés. Le rapporteur était un des soixante-treize députés naguère détenus. Lindet prit la défense des accusés, dans un grand discours où il rappela tous les services du Comité de Salut public. Lui qui n'avait provoqué aucune mesure sanguinaire, qui avait. tâché de prévenir la catastrophe de Lyon et qui avait préservé le Calvados de la Terreur, il revendiqua généreusement la solidarité de l'ensemble des actes du Comité. Il montra que la Convention ne pouvait condamner les deux Comités sans se condamner elle-même. Carnot parla dans le même sens et se plaignit qu'on traitât les accusés comme s'ils étaient condamnés d'avance. Il conjura la Convention de ne pas recommencer à se mutiler elle-même. — Rapprochons, dit-il, les faits des circonstances terribles qui les ont déterminés ! Rappelons-nous que la France était aux abois, lorsque les prévenus sont entrés au Comité de Salut public, et qu'elle était sauvée lorsqu'ils en sont sortis. Il y eut là plusieurs séances pleines de récriminations entre les Girondins et les Montagnards ; ces déchirements ne donnaient que trop raison à ceux des membres de la Convention qui eussent voulu qu'on ne revint pas sur ce terrible passé. L'agitation était grande dans Paris. Le 12 germinal (1er avril), la séance de la Convention s'ouvrit par des scènes violentes. Quelques-uns des ultra-révolutionnaires de l'Assemblée provoquèrent la majorité par des injures et des menaces. Un député jacobin, appelé Bourgeois, accusa les Comités actuels d'avoir organisé la famine et de faire la Contre-révolution. Bientôt après, l'Assemblée fut envahie par une foule d'hommes, de femmes et d'enfants ; la plupart criaient seulement : Du pain ! Ils n'étaient point armés et n'avaient point une attitude hostile envers l'Assemblée ; quelques-uns portaient écrit sur leurs bonnets : Du pain et la Constitution de 93 ! Le député montagnard Huguet se fit l'interprète du peuple, en disant que ce qu'il voulait surtout, c'était la mise en liberté des patriotes incarcérés et la mise en vigueur de la Constitution de 1793. Un homme de la foule parla dans le même sens avec véhémence et déclara que l'Assemblée avait devant elle les hommes du 31 mai. L'extrême gauche de la Convention applaudit. Ce n'était point cependant un nouveau 31 mai. L'invasion de l'Assemblée n'était pas le résultat d'un complot. Elle se prolongea durant des heures, sans que la foule commit aucune violence contre les députés. A la fin, la garde nationale des sections où dominait la bourgeoisie vint dégager la Convention. La foule, lassée, se dispersa sans qu'il y eût de conflit. La colère de la Convention était redoublée par le bruit que deux de ses membres avaient été tués en voulant dissiper des rassemblements dans Paris. Ce bruit était faux ; mais la majorité était lancée et alla jusqu'au bout. Elle ordonna l'arrestation de plusieurs députés jacobins, pour leurs propos imprudents et leurs applaudissements à la foule. Elle en envoya huit prisonniers au château de Ham. Elle fit quelque chose de pire. Sur la motion d'un ancien terroriste, André Dumont, elle vota la déportation immédiate, sans jugement, de Billaud, Collot, Barère et Vadier ! Il y eut une tentative d'insurrection pour arrêter aux barrières les voitures qui emmenaient les députés proscrits. Le général Pichegru, qui se trouvait à Paris, se mit à la tête de la force armée. Le mouvement fut comprimé. Les arrestations continuèrent les jours suivants. La majorité semblait prise de vertige. Les Girondins rentrés croyaient avoir eu devant eux un nouveau 2 Juin, sinon un nouveau 2 Septembre. Leur emportement était excusable ; mais les anciens terroristes du parti thermidorien les dépassaient en violence. La séance du 16 germinal (5 avril) fut quelque chose de lamentable et d'insensé. Sur la proposition de Tallien, la Convention décréta l'arrestation de huit nouveaux représentants, parmi lesquels Thuriot, qui avait présidé l'Assemblée le 9 Thermidor, Lecointre (de Versailles) et Cambon ! Le seul crime de Lecointre et de Cambon était d'avoir combattu les mesures arbitraires prises contre les anciens membres des Comités. Le septembriseur Tallien faisant arrêter Cambon, on peut dire que c'étaient les malfaiteurs arrêtant les gendarmes ! Cambon ne se laissa pas prendre et se cacha dans Paris jusqu'à la fin de la réaction. Cet intègre directeur des finances de la Révolution était entré aux affaires avec 6.000 livres de rente ; il en sortait avec 3.000. Ceux des réacteurs qui conservaient des sentiments républicains commencèrent à s'apercevoir qu'ils travaillaient pour la Contre-révolution. On venait d'apprendre que, dans des émeutes à Rouen et à Amiens, il y avait eu des cris de Vive le Roi ! Dans la malheureuse séance du 16 germinal, l'impétueux, mais généreux Louvet s'était efforcé en vain d'empêcher les arrestations de députés sans pièces ni preuves. Louvet avait échappé au sort de ses amis Buzot. Pétion, Barbaroux, en les quittant pour venir se cacher dans Paris même, puis dans les grottes et les forêts du Jura, avec une jeune femme d'un dévouement admirable. Le lendemain (17 germinal), Fréron, moins pervers que Tallien et patriote malgré tout, proposa de substituer la déportation à la mort pour les délits révolutionnaires, en laissant subsister la peine de mort pour les délits contre-révolutionnaires. Il voulait empêcher que la Convention ne recommençât à se décimer elle-même. Si sa proposition eût été adoptée, elle eût sauvé, bientôt après, de nobles têtes ! Malheureusement, elle fut renvoyée aux Comités et n'aboutit pas. En ce moment même, un grand procès renouvelait dans Paris toutes les émotions du procès de Carrier et de ses complices. Le nouveau Tribunal révolutionnaire jugeait l'ancien. L'accusateur public Fouquier-Tinville, le président Hermann, les vice-présidents, les juges et les jurés, le directeur du bureau de police Lanne, étaient appelés à répondre de toutes les violations du droit et de l'humanité qu'ils avaient commises. Ils eurent pleinement cette liberté de la défense qu'ils avaient refusée à leurs victimes. Il faut le dire à l'honneur du nouveau Tribunal révolutionnaire : ce qu'on voyait alors dans la Convention, c'était la réaction aveugle ; ce qu'on vit au Tribunal, ce fut la justice. Après quarante jours de débats, Fouquier-Tinville, Hermann, Lanne et treize autres furent condamnés à mort. Treize des accusés furent acquittés, quoique convaincus de complicité matérielle avec les précédents, comme n'ayant pas agi avec de mauvaises intentions. Deux des accusés furent acquittés purement et simplement : l'un des deux était l'hôte de Robespierre, Duplay. C'était un si honnête homme, que le Tribunal, dans son équité, ne voulut pas qu'il restât aucune tache sur son nom. Duplay n'avait, du reste, figuré ni dans le procès des Girondins, ni dans celui des Dantonistes. Sa femme, la mère adoptive de Robespierre, arrêtée le 9 Thermidor, avait été trouvée morte dans son cachot. On n'a pas bien su si elle s'était donné la mort à elle-même, ou si elle avait été étranglée par une bande de femmes furieuses qui avaient envahi la prison. Fouquier-Tinville et ses complices furent guillotinés sur la place de Grève, le 18 floréal (7 mai). Pendant que ces hommes périssaient pour avoir été les instruments de la Terreur, ceux qui en avaient été les chefs les plus impitoyables, Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois, étaient embarqués pour Cayenne. Vadier s'était échappé. Barère, malade ou feignant de l'être, obtint de ne point partir ; puis il s'évada et se fit oublier tant que dura la réaction. Il ne vint jamais à bout de reprendre sérieusement un rôle politique. Les Mémoires qu'il a laissés sont confus et peu sincères, et ne donnent point une idée des grandes facultés qu'il avait mises au service du Comité de Salut public. Collot-d'Herbois périt bientôt par accident.
Billaud-Varennes vécut longtemps en Amérique dans la pauvreté et montra dans
son exil une dignité, une douceur de mœurs qui contrastaient singulièrement
avec son sinistre passé. ll témoignait, durant sa vieillesse, un égal
repentir de la mort de Danton et de la mort de Robespierre ; mais il ne se
repentit point de la Terreur. Il répétait en mourant le mot que Montesquieu a
mis dans la bouche de Sylla : La postérité
m'accusera d'avoir trop ménagé le sang des tyrans de l'Europe ! A Paris, en germinal an III, la réaction thermidorienne avait abouti jusqu'alors à trois sortes de faits : 1° La déportation de quelques anciens membres des Comités et l'arrestation d'une vingtaine d'autres députés ; 2° Des condamnations judiciaires de terroristes, après des procédures sérieuses et régulières ; 3° Des rixes sans gravité aux théâtres et dans les rues. Dans les départements, les conséquences étaient bien pires. Un décret du 21 germinal (10 avril) avait ordonné, à Paris et dans les départements, le désarmement des complices de la tyrannie tombée le 9 Thermidor. Le vague de ce décret le rendait extrêmement dangereux. On en abusa, en beaucoup de lieux, pour désarmer les patriotes, tandis que les contre-révolutionnaires rentraient dans la garde nationale. Cela n'alla pas à moins, dans le Midi, qu'à remplacer la terreur jacobine par une terreur réactionnaire en apparence, royaliste au fond. Nous parlerons plus tard de la Bretagne et de la Vendée ; la Convention, dans le but louable de pacifier ces malheureuses contrées, y employa des moyens imprudents et ranima la chouannerie par un excès d'indulgence, comme les terroristes avaient ranimé la Vendée par un excès de rigueur et de cruauté. Nous ne parlerons présentement que du Sud-Est, qui devint, au printemps, le théâtre des désordres les plus affreux. Après le 9 Thermidor, les émigrés et les prêtres réfractaires étaient rentrés peu à peu à Lyon, dans les pays du Rhône, en Provence. Ils se firent d'abord passer pour des patriotes opprimés. Ils excitaient, enflammaient tout ce qui avait souffert de la Terreur. La fureur des représailles s'alluma. Il s'organisa, d'abord à Lyon, puis ailleurs, des bandes destinées à être les instruments de la Contre-Terreur. Elles prirent le titre, soit de Compagnies de Jésus, soit de Compagnies du Soleil. Le second de ces titres indiquait un symbole royaliste, l'ancienne devise de Louis XIV ; Vautre, en profanant le nom dti Christ, révélait l'inspiration du fanatisme religieux. La Contre-révolution, ne disposant pas de l'échafaud, avait résolu de procéder par le poignard et se préparait à un Deux-Septembre royaliste, ou plutôt à une nouvelle Saint-Barthélemy. Cela commença par l'affaire de Fernex. C'était un ouvrier en soie, qui avait été un des membres de la trop fameuse commission des Cinq à Lyon. Il était un des deux qui condamnaient toujours. Il fut mis en jugement. C'était un fanatique sincère. Le nouveau tribunal de Lyon l'acquitta. Une foule furieuse, hommes et femmes, se rua sur lui à la sortie de l'audience, le traîna, le mutila, puis le jeta expirant dans le Rhône. Ce fut le signal des vengeances. On dressa des listes de proscription contre les dénonciateurs, contre les Jacobins. Les meurtres allèrent se multipliant. A coups de pistolet, à coups de couteau, à coups de bâton, on tuait des hommes, des femmes même, dans les rues et sur le seuil de leurs portes. On jetait les corps à la rivière. Bientôt on ne s'en prit plus aux seuls terroristes et l'on ne se couvrit plus du prétexte de la vengeance contre les bourreaux ; tout bon républicain fut menacé de mort. La Convention commença de s'émouvoir. Sur un rapport de Chénier, qui signala les horreurs de Lyon, l'Assemblée décréta l'envoi devant les tribunaux de tout émigré rentré et donna un mois aux prêtres réfractaires rentrés pour quitter le territoire français ; passé ce délai, ils seraient traités comme les émigrés (12 floréal – 1er mai). Les contre-révolutionnaires de Lyon firent à ce décret une réponse effroyable. Le 16 floréal (5 mai), trois cents Compagnons de Jésus et du Soleil, au sortir du théâtre, se portèrent aux trois prisons où étaient enfermés des Jacobins détenus comme accusés d'excès pendant la Terreur. Dans l'une des prisons, les détenus se défendirent avec vigueur et tuèrent plusieurs des assaillants ; ceux-ci mirent le feu. Quatre-vingt-six prisonniers périrent, parmi lesquels six femmes. On vit une mère, tenant son enfant dans ses bras, se précipiter du haut d'une tour dans les flammes. Quelques-uns des meurtriers furent traduits devant le tribunal de Roanne et y furent acquittés. On leur fit un triomphe à leur rentrée à Lyon. Des femmes élégantes leur jetèrent des fleurs : on les couronna au théâtre L'exemple de Lyon fut suivi le long du Rhône. Les assassinats se propagèrent dans toutes ces contrées. Le gouvernement du poignard semblait avoir succédé à celui de la guillotine. Les représentants envoyés en mission depuis Thermidor étaient, les uns, des hommes faibles, les autres, des réactionnaires emportés, qui ne songeaient qu'à poursuivre les Jacobins et ne comprenaient pas que le péril n'était plus de ce côté. Ils ne prévoyaient rien et n'empêchaient rien. C'était une grande faute que d'avoir envoyé en Provence un homme tel qu'Isnard, dominé par ses ressentiments, incapable de mesure et d'impartialité. Autrefois, à Paris, il avait provoqué le 31 Mai par ses bravades insensées ; en Provence, il surexcita, par ses furieuses déclamations, les passions vindicatives que son devoir était de comprimer. On allait juger à Aix des Jacobins marseillais prévenus de sédition. Les Compagnons du Soleil de Marseille partirent en armes pour Aix. Le représentant Chambon, qui était à Marseille, ne prit aucune précaution pour s'opposer aux projets de cette bande. Les Compagnons du Soleil, arrivés à Aix, forcèrent et incendièrent la prison et massacrèrent soixante-treize prisonniers, dont trois femmes. L'une d'elles fut mise en pièces avec un enfant de quatre mois qu'elle allaitait (22 floréal — 11 mai). Aucune justice ne fut faite de ces crimes. Quinze jours après (6 prairial - 25 mai), ce fut le tour de Tarascon. Deux ou trois cents hommes masqués envahirent la prison et précipitèrent du haut de la grosse tour les détenus jacobins. Des émigrés rentrés, des femmes, toute une société contre-révolutionnaire, rangés sur des chaises le long de la chaussée du Rhône, étaient venus assister à cette tragédie. On avait cloué sur les victimes, avec des poignards, des étiquettes portant ces mots : Il est défendu d'ensevelir, sous peine de la vie. Les cadavres servirent de pâture aux chiens et aux oiseaux de proie. Il y avait une seconde prison à Tarascon ; ses détenus furent égorgés à leur tour un mois après. Toute la Provence avait été, dans l'intervalle, un théâtre de carnage. Les représentants et les autorités réactionnaires avaient fait partout arrêter les révolutionnaires qui avaient marqué dans la Terreur, et, partout, les bandes de Jésus et du Soleil complotaient l'extermination des prisonniers, sous prétexte que l'on ne les jugeait pas assez vite et qu'ils pourraient bien être acquittés. On savait les détenus de Marseille fort menacés. Cela contribua à faire éclater un mouvement en sens contraire à Toulon. Après la reprise de cette ville, on y avait réorganisé l'arsenal et travaillé activement à réparer nos forces maritimes. Les ouvriers de l'arsenal étaient républicains et montagnards. A la nouvelle que quelques personnes s'étaient montrées avec des cocardes blanches, les ouvriers se soulevèrent, s'emparèrent de l'arsenal, forcèrent les représentants en mission qui se trouvaient à Toulon de remettre en liberté les patriotes détenus, et voulurent les obliger de se mettre à leur tête pour marcher sur Marseille. Le député Brunei, désespéré de ne pouvoir arrêter cette insurrection, se brûla la cervelle. Deux autres représentants s'échappèrent. Les ouvriers partirent pour aller délivrer les patriotes de Marseille. Isnard et trois autres représentants marchèrent au devant d'eux avec des troupes de ligne, de la cavalerie et des gardes nationales. Les ouvriers, sans chef et sans direction, furent aisément mis en déroute ; beaucoup furent tués ou pris. Les conséquences de cette échauffourée furent très malheureuses à Toulon et horribles à Marseille. A Toulon, ouvriers et matelots désertèrent en masse, pour échapper à la commission militaire qu'Isnard et ses collègues vinrent établir dans cette ville, dépeuplée par la réaction, après l'avoir été par la Terreur. A Marseille, les Compagnons de Jésus et du Soleil purent exécuter sans obstacles leurs atroces projets. Les détenus jacobins étaient enfermés au fort Saint-Jean, à l'entrée du port. Rien n'eût été plus aisé que d'empêcher les assassins de pénétrer dans le fort ; mais les autorités, qui traitaient les détenus fort durement et leur donnaient à peine du pain et de l'eau, s'abstinrent de mettre le fort en défense. Les détenus, si épuisés qu'ils fussent par leurs souffrances, essayèrent de résister. Les assassins forcèrent un des cachots et en égorgèrent les prisonniers ; ils attaquèrent les autres cachots avec du canon, ou en jetant du soufre enflammé par les soupiraux et en allumant de la paille mouillée à l'entrée des souterrains. Les représentants Isnard et Chambon arrivaient en ce moment de Toulon. Leur collègue Cadroy alla gaiement à leur rencontre, comme si tout eût été tranquille dans Marseille. Il y avait trois ou quatre heures qu'on égorgeait au fort Saint-Jean. Les représentants se dirigèrent enfin vers le fort Saint-Jean, et ordonnèrent de cesser le massacre. Les assassins leur crièrent qu'ils n'avaient fait que venger leurs parents et leurs amis : — C'est vous-mêmes, ajoutèrent-ils, qui nous y avez excités ! Les soldats de l'escorte des représentants avaient saisi une quinzaine des meurtriers et voulaient en faire justice. Le représentant Cadroy les leur tira des mains et les fit remettre en liberté. Quelques-uns, cependant, furent arrêtés, pour la forme. On les relâcha trois jours après. Le club réactionnaire leur fit un triomphe. Les officiers et les soldats accusèrent plus tard Cadroy d'avoir fraternisé avec les Compagnons du Soleil. Ce député n'était pas seulement un réacteur, mais un contre-révolutionnaire déguisé. On a la liste de 88 personnes égorgées ; il en avait péri, dit-on, près de deux cents. Pas un mandat d'arrêt ne fut lancé par les représentants ni par les autorités judiciaires. Là, comme ailleurs, les assassins étaient censés être des inconnus ; personne n'osait déposer contre eux. Les représentants, néanmoins, connaissaient fort bien la Compagnie du Soleil ; car l'un d'eux, Chambon, postérieurement au massacre du fort Saint-Jean, fit délivrer des armes à ces bandits sous le titre de Compagnie franche. De Lyon et des Bouches-du-Rhône, la nouvelle Saint-Barthélemy s'étendit dans Vaucluse, dans la Drôme, dans le Gard, dans la Loire. Elle remonta, au Nord-Est, dans l'Ain et dans le Jura. Il y eut des massacres, çà et là, sur quelques points du Centre et jusque dans l'extrême Nord, à Sedan. Le département de la Loire était dans une épouvantable anarchie. Les ouvriers de la manufacture d'armes de Saint-Étienne s'étaient enfuis, laissant la manufacture au pouvoir des contre-révolutionnaires. Une foule de patriotes des campagnes, abandonnant leurs maisons, se cachaient dans les bois avec leurs familles. On commençait à égorger, comme dans l'Ouest, les prêtres constitutionnels. Les anciens partisans de la Gironde allaient y passer à leur tour. Un juré qui venait de condamner Fouquier-Tinville fut massacré à son retour de Paris. Il y avait dans cette Contre-terreur un mélange de cruauté froide et de dépravation, plus hideux que la férocité brutale des terroristes sans-culottes. D'ignobles outrages aux femmes se mêlèrent aux assassinats. L'élément principal de la Contre-terreur était formé par des jeunes gens corrompus qui s'étaient dérobés à la grande Réquisition, et qui faisaient des émeutes et des massacres à l'intérieur, pendant que la vraie jeunesse française se battait sur toutes les frontières. A Paris, les muscadins, avec l'élégance de mauvais goût et les manières affectées qu'ils opposaient à la grossièreté des sans-culottes, n'étaient que ridicules : dans le Midi, ils étaient atroces. Au sortir des égorgements de prisons, ils allaient, le soir, dans leurs cercles, poudrés, musqués, montrer aux femmes leurs mains tachées de sang, et les élégantes, les merveilleuses, applaudissaient. Elles avaient remplacé les furies de la guillotine. On sait, à peu de chose près, sur presque tous les points de la France, le chiffre des victimes de la Terreur révolutionnaire ; on n'a jamais connu celui des victimes de la Terreur réactionnaire. Ce fut, suivant l'expression d'un écrivain qui n'était pas ami de la Révolution, un long Deux Septembre tous les jours renouvelé. Il périt incomparablement plus de monde par les assassinats isolés que par les massacres de prisons. Des écrivains contemporains, qui n'étaient pas Jacobins, donnent des chiffres d'une exagération impossible ; mais il n'est pas douteux que ces horribles scènes, prolongées durant des mois, n'aient coûté la vie à plusieurs milliers de personnes. La situation des patriotes ne fut pas moins cruelle dans l'Ouest, pendant quelque temps, au moins dans les campagnes ; nous reviendrons plus tard sur les affaires de l'Ouest ; mais nous avons maintenant à raconter les troubles et les malheurs dont Paris, à son tour, était le théâtre durant les massacres de Provence. La situation de Paris était devenue de plus en plus alarmante. La misère remontait des ouvriers aux fonctionnaires, aux petits rentiers, aux petits propriétaires, qui ne touchaient leurs appointements ou leurs revenus qu'en assignats dépréciés. Le contraste augmentait toujours entre la détresse du grand nombre et l'opulence des agioteurs et des fournisseurs. Les Comités de la Convention ne savaient que faire pour remédier à la détresse de l'État comme à celle des particuliers, On avait rouvert la Bourse le 24 avril 1795 ; mais le rétablissement des transactions régulières dans ce centre des affaires n'avait arrêté en rien les transactions immorales et frauduleuses. On avait abrogé, en même temps, les décrets qui interdisaient de trafiquer de l'or et de l'argent. Cela ne pouvait que hâter la baisse des assignats. La Convention, toutefois, repoussa vivement la première proposition qu'on lui fit de réduire la valeur légale des assignats. Il lui parut quo ce serait manquer à la foi publique (7 mai). Les inconvénients étaient également énormes, soit qu'on maintlnt les assignats officiellement à leur valeur légale, soit qu'on les réduisit, relativement à l'or et à l'argent, à leur valeur au cours de la place. La Convention était dans une situation vraiment cruelle. Elle n'était aucunement l'auteur des souffrances publiques, et cependant le pauvre peuple l'en rendait responsable. La disette irritait d'autant plus les pauvres gens, qu'elle n'était plus, comme en 1793, la suite d'une mauvaise récolte. La récolte de 1794 avait été belle. La spéculation et l'absence de commerce régulier étaient les principales causes du mal. Les conspirations contre-révolutionnaires y contribuaient beaucoup aussi. Les agents de l'étranger et des émigrés employaient tous les moyens pour détourner les cultivateurs d'amener leurs grains à Paris et pour exciter les populations à arrêter les convois de blé dirigés sur la capitale. Ils poussaient aux émeutes, au pillage des subsistances, qui se multiplièrent dans un rayon d'une trentaine de lieues autour de Paris. Un décret du 15 mars avait statué que l'ouvrier de Paris recevrait une livre et demie de pain par jour. Ce décret n'avait pu être régulièrement exécuté, et c'était là ce qui avait soulevé les femmes qui s'étaient portées à la Convention le 27 mars. Le pedple n'avait plus la patience qu'il avait montrée au temps de Robespierre et du grand Comité de Salut public. Il avait perdu confiance. Il croyait, bien à tort, au mauvais vouloir des nouveaux gouvernants. Les accusations contre les Comités partaient de deux points opposés, à savoir : des exagérés, tels que Babeuf, dont le journal devenait de plus en plus agressif, et des agents royalistes. Ceux-ci, tantôt se travestissaient en jacobins, tantôt insinuaient que l'on aurait du pain, si l'on avait un roi. Le 29 floréal (18 mai), la distribution de pain, chez les boulangers, ne fut que de deux onces par tête. Le lendemain, la ration diminua encore. Les arrivages avaient manqué. Pas de pain. Pas de charbon. Pas de bois. Le 1er prairial (20 mai), de grand matin, le tocsin sonna dans les faubourgs. Des rassemblements se formèrent de tous côtés. Les femmes, les enfants, entraînaient les hommes. Les comités civils des sections furent envahis et sommés de fournir du pain au peuple. Ils n'en avaient pas. On cria : A la Convention ! Un placard fut affiché sur les murs, aux coins des rues. Il portait en tête : Respect aux propriétés ! puis : Insurrection du peuple pour obtenir du pain et reconquérir ses droits. On y attribuait au Gouvernement et la misère publique et les massacres de prisons du Midi. On y décrétait, au nom du peuple, que les citoyens et les citoyennes de toutes les sections se porteraient en masse, de toutes parts, à la Convention, dans un désordre fraternel, afin qu'il ne fat plus possible au Gouvernement de faire conduire le peuple, comme un troupeau, par des chefs vendus qui le trompent. — Les citoyens et les citoyennes devaient demander à la Convention : 1° du pain ; 2° l'abolition du Gouvernement révolutionnaire, dont chaque faction abusait tour à tour ; 3° l'établissement immédiat de la Constitution démocratique de 1793 ; 4° l'arrestation des membres des Comités actuels de Gouvernement ; 5° la mise en liberté des citoyens détenus pour avoir demandé du pain et émis leur opinion avec franchise ; 6° la convocation dis assemblées primaires au 25 prairial pour le renouvellement de toutes les autorités ; 7° la convocation d'une Assemblée législative pour remplacer la Convention, au 25 messidor. — On devait conserver envers la Représentation nationale le respect dû à la majesté du peuple français, mais punir, comme ennemi du peuple, tout agent du Gouvernement qui n'abdiquerait pas sur-le-champ ses fonctions et tenterait de s'opposer aux mesures indiquées ci-dessus. Les personnes et les propriétés étaient mises sous la sauvegarde du peuple. Il est à remarquer que, dans cette pièce, on ne parlait pas spécialement des députés montagnards déportés ou emprisonnés, ce qui indiquait que les rédacteurs n'étaient ni jacobins ni montagnards, mais plutôt du groupe de Babeuf, malgré les réserves quant à la propriété, et surtout qu'ils n'étaient nullement inspirés par le côté gauche de la Convention. Les Comités faisaient battre le rappel pour appeler la garde nationale à la défense de la Convention ; mais les bataillons ne se réunirent que lentement. L'Assemblée entra en séance à onze heures. Un député lut à la tribune le placard qu'il présenta comme le plan de l'insurrection. Une partie des tribunes accueillit cette lecture par des acclamations menaçantes. Un député s'écria : La Convention saura mourir à son poste. L'Assemblée se leva, en jurant de réaliser cette parole. Des applaudissements contraires aux premiers éclatèrent dans les tribunes. C'était le prélude des luttes de la journée. La Convention déclara hors la loi les chefs d'attroupements et adressa une proclamation aux citoyens de Paris. Déjà l'émeute enfonçait les portes. Les femmes entraient en foule, mêlées d'hommes armés, l'air farouche, égaré, l'injure et la menace à la bouche. Cette multitude avait une physionomie exaspérée et sinistre, que n'avaient point présentée les mouvements de germinal. Alors commença une interminable scène de désordre et de tumulte. Toutes les fois que le président ou quelqu'un des députés voulait prendre la parole, les femmes l'interrompaient par un cri furieux et monotone : Du pain ! du pain ! du pain ! — Et, de temps en temps, quelques voix d'hommes : La Constitution de 93 ! Des bataillons de garde nationale tentèrent à plusieurs reprises de repousser les envahisseurs. On se chargea, on se colleta, dans la salle même de l'Assemblée, sans qu'il p eût toutefois de sang versé. On répugnait, des deux côtés, à faire usage des armes. Deux ou trois fois, les sections bourgeoises parvinrent à refouler au dehors les gens des faubourgs. Ceux-ci revinrent à la charge. La lutte redoubla de violence. Les baïonnettes s'entrecroisèrent enfin : des coups de feu partirent de part et d'autre. Des représentants, sabre en main, se mêlèrent aux défenseurs de l'Assemblée. Les assaillants repoussèrent à leur tour les sectionnaires conventionnels. Un jeune député, qui s'était signalé dans les missions aux armées, Féraud, cria aux envahisseurs : Vous n'entrerez qu'après avoir passé sur mon corps ! — Et il se coucha sur le seuil de la salle. La foule passa sur lui. Il se releva et parvint au pied de la tribune, au moment où des fusils couchaient en joue le président. Il voulut couvrir de son corps le président. On se battait autour de lui. Un coup de pistolet l'atteignit ; il tomba. On avait crié : C'est Féraud ! — La foule entendit : Fréron. A ce nom détesté dans les faubourgs, des furieux se jetèrent sur le malheureux blessé, le traînèrent hors de la salle, lui coupèrent la tête et la promenèrent par les rues au bout d'une pique. La foule était restée maîtresse de la salle de l'Assemblée. Des députés, aussi bien de la gauche que de la droite, furent insultés et maltraités ; cependant le meurtre de Féraud resta un affreux accident et ne devint pas le signal d'un massacre. Le but de l'insurrection, autant qu'il était possible d'apercevoir un but au milieu de cet effroyable désordre, n'était ni de massacrer ni de chasser la Convention, mais de l'obliger à rendre des décrets dans le sens indiqué par le placard du matin. Un canonnier du faubourg lut à la tribune, ou plutôt essaya de lire le placard, sans pouvoir obtenir plus de silence que le président. Ce tumulte continua pendant des heures. Une grande masse de garde nationale était réunie au Carrousel et dans le jardin des Tuileries, mais ne recevait point d'ordres, et la Convention n'avait point de nouvelles des Comités de gouvernement, qui montrèrent une grande incapacité dans cette journée. Quelques députés de la Montagne, Rühl, Duroy, Romme, essayèrent de parler pour apaiser la foule ; on ne les`écouta pas. Une nouvelle bande pénétra dans la salle et présenta au président une tête sanglante au bout d'une pique. Le président Boissy d'Anglas avait tout à l'heure donné l'ordre écrit à un officier supérieur d'aller chercher du secours afin d'opposer la force à la force. Il crut que c'était la tête de cet officier et la salua en silence, comme la dépouille d'une victime du devoir. C'était bien, en effet, la dépouille d'une victime dévouée ; mais c'était la tête de Féraud ! Le président Boissy montra, ce jour-là, le plus ferme courage et resta plusieurs heures impassible devant la mort imminente. Vers le soir, la foule s'imposa enfin un peu de silence pour pouvoir formuler ses volontés et faire voter les représentants. Des inconnus lançaient des motions diverses au nom du peuple. C'était là le moment le plus critique. Ne rien décréter, ne rien faire, eût évidemment provoqué une scène de carnage. L'Assemblée était peu nombreuse. La plus grande partie de la droite et du centre s'était échappée avant le fort de la crise. Boisai d'Anglas lui-même, écrasé de fatigue, avait quitté le fauteuil du président et avait été remplacé par un vieux député de la droite appelé Vernier. Quelques députés de la Montagne se décidèrent. Ce qui restait de la droite les y poussait. Romme et Duroy demandèrent au président de mettre aux voix la liberté des députés détenus et de tous les patriotes arrêtés depuis le 9 Thermidor, contre lesquels il n'y avait point d'acte d'accusation. Le président Vernier mit la proposition aux voix. Les députés levèrent leurs chapeaux en signe d'assentiment. Duroy fit voter la restitution des armes aux citoyens désarmés pour prétendu terrorisme. Romme fit voter : 1° des visites domiciliaires pour rechercher les farines — cela ne visait évidemment qu'à calmer le peuple — ; 2° la convocation et la permanence des sections de Paris, et la nomination des comités de sections par le peuple. Alexandre Goujon dit qu'on ne savait ce qu'étaient devenus les Comités de gouvernement. Il demanda qu'on les renouvelât et que la Convention nommât une commission extraordinaire pour faire exécuter les décrets qu'elle venait de rendre. Bourbotte demanda l'arrestation des journalistes contre-révolutionnaires qui poussaient au meurtre des patriotes et empoisonnaient l'esprit public ; mais il ajouta que, pour compléter cette journée, il fallait abolir la peine de mort. L'abolition de la peine de mort fut votée, sauf pour les émigrés et les fabricateurs de faux assignats. Une telle mesure, provoquée par Bourbotte, naguère si fougueux dans la Vendée, fait voir à quel point les députés Montagnards qui intervenaient en ce moment étaient loin de vouloir recommencer la Terreur. Il était minuit. Quatre députés, dont Bourbotte et Duroy, chargés de remplacer le Comité de Sûreté générale, sortaient pour aller remplir leur mission, quand ils rencontrèrent Legendre, de ce Comité, et d'autres députés thermidoriens, à la tête du bataillon de la Butte des Moulins. La lutte recommença. Boissy d'Anglas, qui avait repris le fauteuil de président, somma la folle de se retirer. Elle résista et repoussa la première colonne de garde nationale. Mais d'autres bataillons arrivèrent : les sections de Lepelletier, des Filles-Saint-Thomas, de la Fontaine de Grenelle, chargèrent à leur tour les gens des faubourgs aux cris de : Vive la Convention ! A bas les Jacobins ! Les envahisseurs s'enfuirent par les portes et par les fenêtres. Ils ne furent pas soutenus du dehors : la foule, qui avait, durant de longues heures, encombré le Carrousel et les rues voisines, avait été dispersée par la fatigue et surtout par une grosse pluie. Elle croyait tout terminé. La réaction, au contraire, avait tout reconquis. Les membres des Comités de gouvernement et ceux de la droite et du centre étaient rentrés à la suite de la force armée. Ils ne respiraient que vengeance. Ils déclaraient qu'il n'était pas besoin d'annuler les décrets de sang, de pillage et de guerre civile qu'on prétendait avoir été rendus par la Convention. Ils réclamaient le châtiment des conspirateurs qui avaient, disaient-ils, voulu faire subir à leurs collègues le sort de Féraud. Les membres de la droite qui étaient restés dans la salle et qui avaient voté s'excusaient en dénonçant ces montagnards qu'ils avaient eux-mêmes poussés à la tribune. D'anciens terroristes, les Tallien, les Bourdon de l'Oise, les André Dumont, dépassaient en acharnement les hommes de la droite. On arrêta Goujon, Romme, Duroy, Duquesnoy, Bourbotte, Rühl et quelques autres. Soubrani, un vaillant homme qui s'était illustré par sa conduite aux armées des Pyrénées, avait quitté l'Assemblée. Apprenant qu'il était décrété d'arrestation, il vint tranquillement se livrer et rejoindre ses amis à la barre. La Convention suspendit la séance à près de quatre heures du matin, après avoir décrété que les sections procéderaient au désarmement des buveurs de sang et des agents de la tyrannie qui avaient précédé le 9 Thermidor ; qu'elles pourraient même les arrêter. Le style étrange de ce décret attestait l'espèce de fièvre où était l'Assemblée. Pour faire une concession au peuple, la Convention avait décrété qu'on ne fabriquerait plus de pain de luxe. La crise n'était pas finie. Quand le bruit de ce qui s'était passé à la fin de la séance se répandit dans Paris, le tocsin sonna dans les faubourgs. La Convention se réunit à dix heures du matin. Elle invita tous les bons citoyens à la défendre. Les faubourgs arrivaient en masses confuses avec leurs canons. Ils rencontrèrent des bataillons de garde nationale envoyés par la Convention pour occuper l'Hôtel de ville, les refoulèrent devant eux sans combat et poussèrent jusqu'au Carrousel. La gendarmerie passa de leur côté. Les canonniers mêmes des sections qui protégeaient les Tuileries retournèrent leurs canons et se joignirent aux faubourgs. Il y eut dans la Convention un moment de terrible angoisse. Legendre monta à la tribune : — La nature, dit-il, nous a tous condamnés à la mort. Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu'importe ! Soyons calmes et attendons en silence à notre poste ! Le 2 Juin semblait revenu. La masse qui agissait spontanément le 2 prairial était en réalité beaucoup plus nombreuse que la fraction du peuple qui avait fait le 2 Juin ; mais, au 2 Juin, il y avait eu des chefs et une direction ; au 2 prairial, il n'y en avait pas. Là était la preuve de l'innocence des députés arrêtés la nuit précédente. La masse était moins violente que la veille. Le meurtre de Féraud la troublait. On ne voulait pas que cela recommençât. La masse hésitait à passer sur le corps des bataillons rangés devant les Tuileries et à forcer de nouveau l'enceinte de la Convention. Les sections bourgeoises parlementaient avec les faubourgs. Elles avaient derrière elles des réserves considérables du côté du jardin. L'horreur d'une bataille à outrance entre les deux moitiés de Paris saisissait les plus emportés. La Convention résolut d'essayer une transaction. Elle députa six de ses membres aux insurgés et décida que, tout en s'occupant sans relâche des subsistances des citoyens de Paris, elle procéderait à l'examen des lois organiques de la Constitution de 93, à partir du 25 prairial. Les commissaires de la Convention furent accueillis fraternellement par la foule. Ils ramenèrent à leur tour une députation de six citoyens des faubourgs Antoine et Marceau, qui demandèrent du pain, la Constitution de 93 et l'élargissement des patriotes arrêtés, et qu'on remit les assignats au pair avec l'argent. Le président Vernier lut aux envoyés des faubourg le décret qu'on venait de rendre sur les subsistances et les lois organiques, et dit que la Convention pèserait dans sa sagesse les autres points des demandes des faubourgs, sur lesquels elle n'avait point statué. Il embrassa les délégués populaires et les invita à la séance. La nuit était venue. Les faubourgs s'en retournèrent sans rien obtenir, pas même la liberté et la vie de ces députés montagnards qui avaient sauvé la Convention d'une catastrophe et le peuple d'un grand crime. Le résultat de la journée du 2 prairial montrait qu'il était possible de calmer et de ramener la masse populaire. Mais il eût fallu que l'Assemblée se calmât elle-même et appréciât de sang-froid la situation. Elle en était bien éloignée. Des troupes de ligne, appelées du dehors, lui rendaient confiance. Le 3 prairial, elle décréta la peine de mort contre quiconque ferait battre la générale. Le soir, on menait à la guillotine un homme arrêté pour avoir promené la tête de Féraud. Sur le bruit qu'on le faisait mourir pour avoir demandé du pain pour le peuple, un rassemblement l'arracha des mains des gendarmes. Il se réfugia au faubourg Saint-Antoine. A cette nouvelle, la jeunesse de Fréron, la jeunesse dorée, accourut offrir ses services à la Convention. L'on adjoignit à ces jeunes gens quelques gardes nationaux et cavaliers, 1.200 hommes en tout, avec deux canons, et on les lança sur le grand faubourg avec ordre d'aller arrêter Cambon, qui, disait-on, d'une retraite où il se cachait, dirigeait secrètement l'insurrection. Les Comités de gouvernement croyaient sérieusement à cette absurdité. La colonne des jeunes gens pénétra sans obstacle jusqu'au fond du faubourg Saint-Antoine. Elle ne rencontra pas Cambon et se dédommagea en enlevant les canons de la section de Montreuil ; mais, au retour, elle vit s'élever des barricades devant et derrière elle, et se trouva prise comme au piège. Le faubourg eût pu l'écraser ; il se contenta de lui reprendre ses canons et la laissa repartir. Le faubourg n'avait jamais eu un esprit de cruauté. On doit se rappeler qu'il avait été tout à fait étranger aux massacres de Septembre. La Convention lui sut peu de gré de sa modération. Elle le somma, non pas seulement de remettre sous la main de la justice les assassins du représentant Féraud, mais de livrer ses canons. Elle refusa d'entendre ses envoyés. Une force militaire considérable fut dirigée contre le faubourg. Menacé d'un bombardement, le faubourg se soumit. Le même jour, 4 prairial, avant la soumission du faubourg, la Convention avait institué une commission militaire pour juger tous les auteurs et complices de la conspiration et de la révolte, y compris les députés qui seraient arrêtés parmi les révoltés. Quelques jours après, ce décret fut déclaré applicable aux représentants arrêtés dans la nuit du ler prairial. Livrer les représentants du peuple à une commission militaire ! Les émigrés eux-mêmes n'auraient pu rien faire de pire s'ils eussent été maîtres de Paris. Ce décret monstrueux fut voté sur la proposition de Dubois-Crancé, un des hommes qui avaient servi le plus énergiquement la Révolution. Legendre seul protesta. Le vertige tournait toutes les têtes. La commission militaire entra sur-le champ en fonctions et envoya à la mort, le 5 prairial et les jours suivants, un certain nombre de personnes arrêtées pour avoir figuré activement dans les mouvements des 1er et 2 prairial ; parmi elles, dix-huit des gendarmes qui avaient passé du côté des faubourgs. Plusieurs sections de l'intérieur de Paris furent sommées de livrer leurs canons. Ordre fut donné de remettre toutes les piques aux comités civils des sections. On ne laissa plus à la garde nationale d'autre arme que le fusil, et l'on ne donna point de fusils aux hommes qui avaient rendu leurs piques. La suppression de cette arme populaire de la Révolution attrista le peuple parisien ; mais on ne résista point. La garde nationale redevint, par là et par le désarmement des terroristes, exclusivement bourgeoise, comme au temps de Lafayette. Les Comités de gouvernement supprimèrent leurs noms révolutionnaires de Comités de salut public et de sûreté générale. Le bonnet rouge fut remplacé, dans les insignes officiels de la République, par le bonnet tricolore. On arrêtait de tous côtés les patriotes, à Paris et dans les départements. La réaction débordait avec une fureur croissante dans la Convention. Le 9 prairial (28 mai), on demanda l'arrestation de tous les membres des anciens Comités de salut public et de sûreté générale, c'est-à-dire de tout ce qui restait des hommes qui avaient gouverné la France depuis le 31 Mai. Robert Lindet, qui avait assuré la subsistance des quatorze armées, fut défendu en vain par plusieurs Girondins, qui attestaient qu'il avait sauvé de la Terreur le Calvados et les départements voisins. Il fut décrété d'arrestation. On arrêta Jean-Bon-Saint-André, qui avait recréé notre marine. Des insensés l'accusèrent de l'avoir détruite. On demanda l'arrestation de Carnot. Il y eut un frémissement dans l'Assemblée, puis un moment de silence. Une voix du centre — on croit que ce fut celle de Lanjuinais — s'écria : Oserez-vous porter la main sur celui qui a organisé la victoire ? On applaudit et l'on passa à l'ordre du jour. Carnot et Prieur (de la Côte-d'Or) furent seuls épargnés entre les membres du Comité de salut public. Une tentative eut lieu le lendemain pour arrêter le mouvement réactionnaire qui courait à la Contre-révolution. Les Girondins Lesage (d'Eure-et-Loir), Lanjuinais, Louvet, les Dantonistes Legendre et Fréron, réunis par le désir de sauver la République, proposèrent de révoquer le décret qui livrait les députés accusés à la commission militaire et de les envoyer devant le tribunal criminel. Ils eussent comparu devant un tribunal ordinaire ; car le Tribunal révolutionnaire fut supprimé le 12 prairial (31 mai), après une durée de deux ans et deux mois. La voix de la justice et de la raison ne fut point entendue. Des ex-Girondins médiocres et violents, qui tournaient au royalisme, tels que Larivière, des réacteurs aveugles comme Clauzel, un ex-Jacobin de bas étage, Bourdon (de l'Oise), un ci-devant complice de Jourdan Coupe-tête à la Glacière d'Avignon, meurtrier et concussionnaire, Rovère, l'emportèrent sur les amis de Vergniaud et de Danton. La commission militaire fut maintenue. Un des députés accusés n'avait pas attendu d'être mis en jugement ; il s'était poignardé : c'était le vieil Alsacien Rühl, de l'ancien Comité de sûreté générale, un patriote sincère et courageux, qu'il ne faut pas confondre avec ses collègues les Amar, les Vadier, les Voulland ; il avait rerusé de signer le rapport des Comités contre Danton. Un autre député, Maure, sans être arrêté ni décrété d'accusation, s'était aussi donné la mort, de désespoir de voir triompher la réaction. Les représentants du peuple arrêtés dans la nuit du 1er prairial avaient d'abord été envoyés en Bretagne, au château du Taureau, dans une île voisine de Morlaix. Ils étaient six. Deux seulement pouvaient être considérés comme appartenant aux Jacobins ; l'un était Duquesnoy, ex-moine, violent et emporté dans la vie politique, bon dans la vie privée, intrépide dans les missions aux armées : il avait partagé avec Carnot la gloire de Wattignies. L'autre, Bourbotte, d'une vaillance impétueuse jusqu'au délire, avait été, dans la Vendée, associé aux hommes funestes de Saumur et s'était montré terrible, mais non pas impitoyable. Du château du Taureau, il écrivait à un ami de prendre soin de ses deux enfants ; l'un des deux était un petit Vendéen qu'il avait ramassé sur le champ de bataille de Savenay et qu'il élevait avec son propre fils. Les quatre restant n'offraient pas ce mélange de mal et de bien ; c'étaient les hommes les plus purs de la Convention : Duroy, quoique montagnard et adversaire des Girondins, avait, en pleine Terreur, essayé de s'opposer au despotisme de Robespierre et des Comités ; Romme et Soubrani, d'origines et de caractères bien différents, étaient unis par une amitié de toute la vie. Leurs mères, l'une, dame noble et riche, l'autre, petite bourgeoise, les avaient élevés dans les idées de Rousseau. Romme était devenu un savant, Soubrani, un guerrier. Romme avait pris dans la Convention une part éclatante à ce grand mouvement qui mit les sciences au service de la Révolution : il était l'auteur du calendrier républicain. Soubrani avait été admirable dans les missions aux armées, vivant comme le soldat, lui montrant l'exemple de la sobriété et de la patience comme de la valeur, montant le premier à l'assaut quand on reprit sur les Espagnols nos places des Pyrénées-Orientales. Romme et Duroy, l'un rigide et austère, l'autre vif et impétueux, avaient pris part à des mesures de rigueur : Soubrani et le plus jeune des six, Alexandre Goujon, presque toujours à la guerre, avaient eu le bonheur de rester en dehors des discordes civiles. Alexandre Goujon, avec sa haute taille et sa longue chevelure blonde, était beau comme Saint-Just, mais d'une physionomie aussi douce que celle de l'autre avait été sombre. C'était la droiture et la bonté mêmes. Il s'était signalé surtout aux armées du Rhin et de la Moselle ; il n'était pas moins aimé et vénéré des soldats que Soubrani. Cet excellent jeune homme s'était fait prendre en haine par une majorité affolée, pour s'être opposé invariablement à toute représaille contre ce parti jacobin dont il n'avait point partagé les excès. Il ne s'était point fait illusion sur le sort qui l'attendait, quand, il était monté à la tribune dans la fatale nuit du 1er prairial ; on dit qu'il s'était écrié : Marchons à la mort ! Au château du Taureau, il écrivit son chant de mort et celui de ses amis. C'était un appel en vers touchants au Dieu de justice. Après quelques jours de captivité sur ce rocher de la côte de Bretagne, ils eurent avis qu'on les renvoyait à Paris devant la commission militaire. Se sentant condamnés d'avance, ils jurèrent de se poignarder devant le tribunal. Ils eussent pu s'échapper durant le trajet ; ils ne le voulurent pas. Enfermés à la prison des Quatre-Nations (l'Institut), ils écrivirent leur défense ; elle était irréfutable. Ils avaient été absolument étrangers au mouvement insurrectionnel. On pouvait dire que, croyant le gouvernement renversé, ils avaient voulu en profiter pour la démocratie et la Montagne ; mais ils n'étaient pas plus coupables pour avoir demandé la parole dans la Convention, que le président qui la leur avait accordée et que les membres de la droite qui avaient voté leurs motions. Ces motions avaient été les plus modérées que permît la situation, et l'une d'elles avait été l'abolition de la peine de mort. Ils comparurent, le 25 prairial (13 juin), devant la commission. Quelques députés déposèrent en faveur des accusés ; mais la plupart de ceux qu'ils avaient cités ne parurent pas ou répondirent évasivement. Le président du 1er prairial, Vernier, qui avait invité trois fois Goujon à prendre la parole, ne parut pas et n'écrivit pas. La commission ne voulut pas entendre la lecture des défenses écrites. Elle ne cita pas plusieurs témoins importants réclamés par les accusés. L'auditoire réactionnaire renouvela les scandales qu'avait donnés, au Tribunal révolutionnaire, l'auditoire des buveurs de sang et des furies de guillotine. Les journalistes réactionnaires jouèrent le rôle qu'avaient joué Hébert et Chaumette au procès des Girondins. Le parti montagnard fut à son tour sanctifié par le martyre comme l'avait été la Gironde. Les dernières lettres de Goujon à sa mère, à sa femme, à son jeune frère, auraient pu être signées par les Girondins à la Conciergerie ou dans les grottes de Saint-Émilion. Comme eux, Goujon a foi dans la justice éternelle et donne rendez-vous aux siens dans une vie meilleure et dans un monde plus heureux. S'il y a une différence, c'est en ceci seulement que Goujon rejette, en mourant, tout sentiment de haine et de vengeance : J'ai vécu pour la liberté, dit-il ; je meurs pour l'égalité ! Les adieux écrits par Homme montrent une grandeur stoïque : ceux de Soubrani sont d'un magnanime soldat. Le 29 prairial (17 juin) au matin, la mère, la femme, le frère de Goujon lui apportèrent les moyens d'échapper au bourreau, un couteau et du poison. Les six amis avaient fait leur choix au château du Taureau. L'arrêt fut prononcé le même jour. C'était la mort. On s'y attendait ; mais ce qu'on n'eût pu prévoir, c'étaient les impudentes calomnies sur lesquelles l'arrêt était motivé. Les accusés étaient déclarés convaincus d'avoir provoqué une liste de proscription contre les mandataires fidèles du peuple ; d'avoir provoqué à la dissolution de la Convention et à l'assassinat de ses membres. Cette sentence était digne en tout de celles des Girondins et des Dantonistes. Hermann et Fouquier-Tinville étaient égalés. Les condamnés entendirent leur jugement avec calme. Je meurs pour la cause du peuple et de l'égalité ! dit Alexandre Goujon. — Je désire, dit Duquesnoy, que mon sang soit le dernier sang innocent qui coule ; puisse-t-il consolider la République ! — Mon dernier vœu, s'écrie Bourbotte, mon dernier soupir sera pour la patrie ! Au sortir du tribunal, Bourbotte se frappa d'un coup de poignard. Goujon se plongea dans le cœur le couteau qu'il avait reçu des siens, et tomba mort. Romme arracha le couteau de la poitrine de Goujon, se frappa à son tour d'une main sûre, puis tendit l'arme à Duquesnoy. Le couteau passa de Duquesnoy à Duroy, et de celui-ci à Soubrani. Romme et Duquesnoy étaient morts sur le coup, ainsi que Goujon ; Duroy, Bourbotte et Soubrani furent portés tout sanglants à l'échafaud. Soubrani mourut en route. Duroy et Bourbotte montèrent les degrés de l'échafaud, en criant : Vive la République ! — Unissez-vous tous, cria Duroy aux spectateurs ; c'est le seul moyen de sauver la République ! La place de la Révolution était presque déserte. Le peuple, qui ne les avait pas défendus, ne voulut pas les voir mourir. Ce fut là le plus triste jour et la tache la plus ineffaçable de la Convention ; c'était pire que le 2 Juin et que le procès des Girondins, en ce sens que la catastrophe des martyrs de prairial n'avait pas été précédée par ces longues et terribles luttes personnelles qui ne justifient pas, mais qui expliquent les passions des partis de 93. C'est le devoir de l'historien de rappeler instamment au peuple ces hommes généreux qui lui sont trop peu connus. Nous n'avons pu leur donner que quelques pages ; un écrivain de notre temps leur a élevé un monument dans un livre plein de cœur : Les derniers Montagnards, par J. Claretie. Tous les hommes qui avaient contribué à sauver la France de l'invasion semblaient menacés l'un après l'autre : on avait arrêté encore d'autres représentants aux armées et, parmi eux, Lacoste et Baudot, les deux amis de Hoche et ses vaillants auxiliaires dans la libération de l'Alsace. La réaction thermidorienne touchait cependant à son terme. Devant l'horreur toujours croissante des massacres du Midi et le renouvellement de la Vendée et de la Chouannerie associées à l'apparition des Anglais sur nos côtes, la Convention s'arrêta enfin sur la pente de la Contre-révolution. Avant de raconter les événements importants qui signalèrent ce changement dans l'Assemblée, il nous faut résumer les grands succès militaires et diplomatiques de la France durant la seconde moitié de 1794 et la première de 1795, puis les incidents de la nouvelle guerre à la fois étrangère et civile que les royalistes tentèrent dans l'Ouest durant l'été de 1795. |