HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME SECOND

 

CHAPITRE SEPTIÈME.

 

 

LA CONVENTION (SUITE). — FIN DE LA SOCIÉTÉ DES JACOBINS. PROCÈS DE CARRIER. — LES GRANDES CRÉATIONS DE LA CONVENTION : L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, L'ÉCOLE NORMALE, LES ÉCOLES CENTRALES, LES MUSÉES, L'INSTITUT.

10 Thermidor an II-3 Brumaire an IV. — 28 Juillet 1794-25 Octobre 1795.

 

Le matin du 10 thermidor, les habitants des maisons qui avoisinaient les prisons de Paris montèrent en foule sur leurs toits, en criant aux détenus : C'est fini ! — Robespierre est mort ! Les milliers de prisonniers, qui s'étaient crus destinés tous à une mort prochaine, s'imaginèrent, pour ainsi dire, sortir du tombeau. Beaucoup furent mis en liberté le jour même ; tous les autres reprirent espoir et confiance. Le sentiment de délivrance qui avait saisi les prisonniers fut partagé par presque tout Paris, par presque toute la France. La Terreur était devenue comme un cauchemar qui étouffait la nation, et la Terreur et Robespierre ne faisaient plus qu'un aux yeux du grand nombre. On rendait Robespierre, bien au delà de ce qui était juste, responsable de tout le mal.

A l'étranger, les rois et les aristocrates se réjouirent aussi par un tout autre motif. Pendant que, chez nous, on mettait sur le compte de Robespierre tout le mal de la Terreur, les gouvernements étrangers s'imaginaient qu'en lui avait été toute la force de la Révolution, et que, lui disparu, elle allait se dissoudre dans l'anarchie.

Les ultra-terroristes des Comités de la Convention eussent bien souhaité de maintenir, après Robespierre, la Terreur qu'ils avaient voulue avec plus d'exagération que lui-même ; mais c'était une chose impossible, et ce qu'il y avait désormais à redouter, c'était qu'on n'en vînt à une Terreur en sens contraire, à une Terreur réactionnaire.

La Convention offrait un aspect étrange. Les restes des anciens partis se mêlaient, de façon à ne plus s'y reconnaître, dans ce parti de coalition qu'on appelait maintenant les Thermidoriens. Beaucoup de Montagnards, et de ceux qui avaient été les plus violents dans les missions, siégeaient présentement à droite ou au centre. On avait enfin décidé ce qui avait été réclamé inutilement avant la chute de Robespierre : le renouvellement partiel et périodique des deux Comités. Barère, puis Lindet et Prieur, sortirent par le tirage au sort ; Carnot, indispensable à la guerre, fut réélu jusqu'au printemps prochain ; Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, ne se sentant plus à leur place dans le nouvel état des choses, donnèrent leur démission. Les anciens amis de Danton eurent la prépondérance dans les Comités renouvelés ; mais les Dantonistes n'étaient pas Danton !

La funeste loi du 22 prairial fut abolie : le Tribunal révolutionnaire fut réorganisé dans les conditions où il avait été avant cette loi. Ces conditions étaient encore bien dures ; mais, avec un esprit nouveau et des personnes nouvelles, les accusés eurent désormais de sérieuses garanties ; les acquittements se multiplièrent et une foule de personnes détenues comme suspectes furent remises en liberté sans jugement. Fouquier-Tinville n'occupait plus ce siège d'accusateur public, d'où il avait demandé tant de têtes. Il fut décrété d'accusation. Il avait espéré se sauver en abandonnant Robespierre ; mais le cri public était trop fort contre lui : Je demande, dit Fréron à la Convention, qu'il aille cuver dans les enfers le sang qu'il a versé !

Fréron, Barras, Tallien, avaient eux-mêmes versé bien du sang, mais ils semblaient ne plus s'en souvenir.

On alla bientôt plus loin : Lecointre de Versailles, un des représentants qui avaient le plus contribué à la chute de Robespierre, dénonça devant la Convention Billaud-Varennes, Collot d'Herbois, Barère, du Comité de salut public, et Vadier, Amar, Voulland et le peintre David, du Comité de sûreté générale. Les ultra-terroristes commençaient à s'apercevoir qu'ils avaient travaillé à se perdre eux-mêmes en perdant Robespierre.

Les hommes dénoncés avaient fait des choses terribles ; mais il y avait péril à s'engager dans cette voie de représailles. N'était-ce pas assez d'avoir frappé trois membres du gouvernement révolutionnaire, Robespierre, Saint-Just et Couthon ! Si l'on frappait maintenant ceux qui les avaient renversés, où s'arrêterait-on ?

Un jeune et vaillant représentant, peu connu à la Convention, mais très connu aux armées, Alexandre Goujon, protesta contre les semences de divisions qu'on venait jeter au milieu de l'Assemblée et s'écria que les reproches adressés aux hommes qu'on accusait portaient sur la Convention elle-même.

C'était trop vrai, puisque la Convention avait ratifié les actes des Comités.

Ce qu'Alexandre Goujon avait dit avec douleur, Cambon le répéta avec colère, et sa parole impétueuse fit d'autant plus d'impression qu'il n'avait pas à se défendre lui-même en défendant les Comités : il n'en était pas membre. Sur sa proposition, l'Assemblée déclara calomnieuse la dénonciation de Lecointre (23 fructidor an II - 30 août 1 794).

Quoique les accusations de Lecointre ne fussent pas toutes bien fondées, il avait été plutôt imprudent que calomniateur.

Les Jacobins, qui avaient renié, pour pouvoir subsister, la mémoire de Robespierre, essayèrent de reprendre l'offensive contre les Thermidoriens. Ils exclurent de leur club Lecointre, Tallien et Fréron.

La Convention, cependant, ménageait les Jacobins. Elle était inquiète d'un mouvement qui se produisait, en dehors de leur Société, parmi le peuple de Paris. Dans les derniers temps avant le 9 thermidor, la Commune et les comités révolutionnaires des sections n'avaient plus été que les instruments passifs du parti robespierriste. Depuis la chute de Robespierre, une nouvelle municipalité avait été nommée par le Comité de sûreté générale, et le peuple parisien n'était pas plus représenté qu'au temps de Robespierre. Un club tout à fait étranger aux Jacobins s'était organisé pour obtenir des élections municipales à Paris et la mise à exécution de la Constitution de 93, c'est-à-dire la cessation du Gouvernement révolutionnaire, de la dictature conventionnelle.

L'inspirateur principal de ce club était un ancien membre du bureau des subsistances de la Commune, au temps de Chaumette : c'était un Picard, de Saint-Quentin, nommé Babeuf, qui se faisait appeler Gracchus, suivant la coutume, répandue parmi les révolutionnaires, de se donner des noms grecs ou romains. Gracchus Babeuf était un homme exalté et énergique ; pauvre lui-même, il avait vu de près la misère des pauvres et en cherchait le remède avec une passion sincère, mais avec plus d'ardeur que de raison. Il n'aimait point le sang, n'attaquait point dans ses écrits le principe de la propriété ; mais il eut la maladresse de tenir son club à l'Évêché, ce qui semblait en faire le continuateur du trop fameux comité de l'Évêché, si anarchique et si sanguinaire.

La pétition que le club Babeuf présenta à la Convention le 20 fructidor (6 septembre) ne rappelait toutefois en rien l'ancien comité de l'Évêché. Les pétitionnaires demandaient la liberté illimitée de la presse et l'exercice du droit qu'a le peuple de nommer ses fonctionnaires.

La pétition fut mal accueillie, et la Convention passa à l'ordre du jour à l'unanimité.

Le club de l'Évêché prépara une nouvelle pétition pour réclamer l'élection libre du Conseil général de la Commune, des autorités municipales et des comités de sections, et la suppression des réquisitions et de toutes les entraves au commerce. Il y avait là quelque chose de nouveau et de remarquable. Jusqu'ici, les révolutionnaires ardents avaient au contraire soutenu le Maximum et la réglementation du commerce, dans l'intérêt du peuple, à ce qu'ils croyaient. La Convention interdit au club de Babeuf de se réunir dans la salle de l'Évêché, et un décret rédigé par Cambacérès attribua à la Convention la nomination de tous les fonctionnaires (7 vendémiaire an III - 28 septembre).

C'était une extension de la dictature, qui dépassait le temps de Robespierre. En ce qui regardait Paris, la peur de voir renaître la fameuse Commune dominait tout, et la Convention pressentait, dans le mouvement que propageaient Babœuf et ses amis parmi les ouvriers, des tendances qui lui semblaient menaçantes pour l'ordre social.

La Convention avait aussi des inquiétudes du côté opposé ; elle craignait que la réaction qui se manifestait dans la bourgeoisie contre la Terreur n'allât trop vite ou trop loin. Ainsi placée entre la réaction bourgeoise et le mouvement populaire de Babeuf, elle cherchait à se rattacher les Jacobins, et même les anciens Maratistes : une partie de ceux qui avaient tué Robespierre, Fréron, Barras et autres, se déclaraient les admirateurs de Marat. Ils firent décider que les restes de l'ami du peuple seraient transportés au Panthéon, ce qu'avait naguère empêché Robespierre.

La Convention n'osa refuser d'assister à une cérémonie qui l'humiliait, et, fort à contre-cœur, suivit le cortège au Panthéon. Mirabeau en fut expulsé, au moment où l'on y introduisait Marat (3 vendémiaire - 24 septembre).

La Convention se dédommagea, le 28 vendémiaire (11 octobre), en portant au Panthéon les restes de Rousseau et en les déposant à côté de ceux de Voltaire. On leur avait donné à tous deux un étrange voisin dans Marat,-et Rousseau eût préféré sans doute qu'on laissât sa dépouille mortelle reposer dans la solitude d'Ermenonville.

La Convention n'avait pas la moindre envie de faire du Maratisme et cherchait un milieu fort difficile entre les partis. Dans un rapport sur la situation, Robert Lindet, en rappelant toutes les grandes choses opérées par le Comité de Salut public, avait fait un patriotique appel à la concorde et à l'oubli, sauf certains forfaits (29 fructidor - 20 septembre).

Les Jacobins ne secondèrent pas les dispositions conciliantes de la Convention. Ils se perdirent par leurs provocations téméraires, à Paris, à Marseille et ailleurs. Il semblait toujours, à leurs propos, que les massacres terroristes allaient recommencer. Dans la Convention même, le représentant Duhem dit que, si les crapauds du Marais (les hommes du centre) osaient lever la tête, elle n'en serait que mieux coupée.

Le 18 vendémiaire (9 octobre), la Convention vota une adresse, proposée par Cambacérès, qui condamnait à la fois ceux qui parlent tant d'échafaud (les Jacobins) et ceux qui menacent la propriété (les Babouvistes).

Babeuf fut arrêté et son club dispersé ; il n'avait point, jusque-là, excité à la violence ; on l'aigrit en le persécutant.

On commença, d'autre part, à frapper les terroristes ; l'opinion publique y poussait passionnément.

Quatre-vingt-quatorze Nantais, qui restaient de cent trente deux envoyés à Paris par le Comité révolutionnaire de Nantes en frimaire an II (fin de novembre 93), n'avaient, heureusement pour eux, comparu devant le tribunal révolutionnaire de Paris qu'après le 9 thermidor. Ces détenus, qui avaient vu périr trente-huit d'entre eux par suite des misères endurées sur la route de Nantes à Paris, étaient, pour la plupart, des patriotes d'opinion girondine. Ils furent acquittés, le 20 fructidor (19 novembre), de l'accusation de conspiration contre la République une et indivisible et d'une prétendue connivence avec les brigands de la Vendée.

Bien avant leur acquittement, des poursuites avaient été entamées contre leurs persécuteurs. Le Comité révolutionnaire de Nantes, auquel la voix publique imputait tant d'horreurs, avait été, à son tour, arrêté en masse, antérieurement au 9 thermidor, dès la fin de prairial, puis amené prisonnier à Paris. La Convention ordonna de poursuivre sans délai l'affaire du Comité de Nantes (22 vendémiaire - 13 octobre), puis elle interdit les correspondances entre les Sociétés populaires, ainsi que les pétitions collectives. C'était, en fait, ordonner la dissolution de la grande association jacobine, qui avait si longtemps agi comme un seul homme dans la France entière.

Le procès du Comité de Nantes, les affreux détails des noyades, remuaient violemment Paris. Les membres du Comité de Nantes rejetèrent tout sur Carrier.

Il s'éleva dans le public une clameur terrible contre Carrier. Les Jacobins, par un entêtement fanatique, s'obstinèrent à le soutenir et à provoquer l'opinion. La Convention ayant chargé une commission d'examiner si Carrier devait être mis en jugement, Billaud-Varennes, aux Jacobins, dénonça violemment la marche des contre-révolutionnaires. — On accuse, dit-il, les patriotes de garder le silence ; mais le lion n'est pas mort quand il sommeille, et, à son réveil, il extermine tous ses ennemis. (13 brumaire - 3 novembre.)

Les imprudentes menaces de Billaud soulevèrent une vraie tempête dans la Convention. On éclata contre les Jacobins.

On retraça à la tribune l'affreux tableau des exterminations de Nantes et des misères souffertes par des innocents dans les prisons. Legendre eut un mouvement d'une éloquence foudroyante : Une poignée d'hommes sanguinaires, s'écria-t-il, crient sans cesse qu'on demande leurs têtes ! Je prends le peuple à témoin que je voudrais que l'Auteur de la nature les condamnât à ne jamais mourir et à traîner sans fin leur existence maudite !

Un ancien 'ritualiste, devenu modéré et thermidorien, Bentabole, prit la parole après le dantoniste Legendre.

Puisqu'on nous présente le défi, dit-il, il faut que la majorité l'accepte. Je demande que les Comités vous présentent des mesures pour empêcher qu'aucun représentant du peuple n'aille prêcher la révolte contre la Convention.

Cette proposition fut décrétée avec applaudissements (15 brumaire - 7 novembre). L'orage grossissait de toutes parts contre les Jacobins. La plupart des journaux les dénonçaient et les invectivaient avec furie. Fréron, dans son Orateur du peuple, déployait contre eux la violence frénétique qu'il avait montrée autrefois contre toutes les opinions modérées, lorsqu'il rivalisait avec Marat. Il avait tout à fait oublié qu'il avait été, peu de mois auparavant, le principal chef des terroristes en Provence. C'était un étrange personnage et, peut-être, du moins à Toulon, n'avait-il pas fait tout le mal qu'on Lui impute d'après son propre témoignage. Nous avons cité une lettre de lui à la Convention, où il annonce qu'il a fait fusiller 800 des traîtres de Toulon. Eh bien ! depuis, il déclara qu'il s'était vanté et qu'il n'y avait eu d'exécutés que les 250 condamnés par un jury improvisé entre les Jacobins toulonnais. Quel temps que celui où il peut rester de l'incertitude relativement à un fait aussi énorme !

Quoi qu'il en soit, l'ex-terroriste Fréron était devenu à Paris le chef de la réaction. Les bandes de jeunes gens de la bourgeoisie, commis-marchands, clercs de gens de loi, qui s'ameutaient contre les Jacobins et se colletaient tous les soirs avec eux, s'appelaient la jeunesse de Fréron.

Les Jacobins s'exaltaient à mesure qu'ils étaient menacés par de plus nombreux adversaires. Les femmes, dans leur parti, étaient encore plus passionnées et plus imprudentes que les hommes. Elles firent, un jour, grand bruit et grand scandale dans les tribunes de la Convention, huant les députés qui leur déplaisaient. Le lendemain soir (19 brumaire - 9 novembre), les Jacobins furent assaillis dans leur club par la jeunesse de Fréron. On se battit, à coups de bâton et à coups de pierres, aux portes et dans la salle même. Les femmes furent indécemment insultées par les assaillants. Le désordre ne cessa que par l'intervention tardive de la force armée.

Les Jacobins membres de la Convention récriminèrent violemment, dans la séance qui suivit, contre les Comités, qui, disaient-ils, laissaient assassiner les patriotes. La majorité accueillit mal leurs virulentes réclamations. Rewbell y répondit, au nom des Comités, par une sortie très rude contre les Jacobins. Il conclut par la proposition de suspendre provisoirement les séances du club. La proposition fut renvoyée aux Comités.

Les rassemblements se renouvelèrent dans la soirée. Les Jacobins, dans leur club, lurent solennellement la Déclaration des droits de l'homme, celle qui précédait la Constitution de 1793. Ils avaient envoyé demander assistance aux sections du centre de Paris et aux faubourgs. Ni les populations ouvrières du centre (Saint-Denis, Saint-Martin, les Halles), ni les faubourgs, ne bougèrent. Les Jacobins furent abandonnés comme l'avait été Robespierre. L'hostilité qu'ils avaient montrée contre Babœuf et son club de l'Évêché, et contre la demande d'élections municipales, mais surtout l'appui qu'ils donnaient à Carrier, leur avaient aliéné les populations ouvrières. Les noyades de Nantes faisaient horreur à la masse parisienne.

La troupe protégea les Jacobins et leurs femmes à la sortie du club, et empêcha qu'on ne renouvelât les violences de la veille ; mais les Comités, dans la nuit, firent fermer la salle et y apposèrent les scellés. L'arrêté des Comités fut approuvé par la Convention (22 brumaire - 12 novembre).

Les Jacobins ne devaient plus se rouvrir. Ce fut la fin de cette grande Société qui avait fait tant de bien et tant de mal à la Révolution.

Dans la séance du 21 brumaire, la Convention avait entendu le rapport de sa commission sur Carrier. Le tyran de Nantes fut admis à se défendre devant l'Assemblée, ce qui avait été refusé aux. Girondins et aux Dantonistes.

Carrier se rejeta sur les instructions rigoureuses du Comité de salut public ; il rappela les atrocités commises par les Vendéens, les égorgements, les mutilations de patriotes, les hommes et les femmes enterrés vivants, brûlés vifs, cloués aux portes, comme si les crimes d'autrui eussent excusé les siens.

Il ne pouvait plus les nier. — On a demandé des preuves matérielles ! avait dit, un moment auparavant, Legendre. Eh bien ! si vous en voulez, faites refluer la Loire à Paris ; faites venir les bateaux à soupapes ; faites venir les cadavres des victimes ! Ils sont en assez grand nombre pour couvrir les vivants !

L'exagération même de ces paroles atteste à quel point était surexcitée l'imagination publique. L'affreuse réalité ne lui suffisait pas ! Elle allait à l'impossible.

Carrier fut décrété d'accusation le 3 frimaire (23 novembre), et on l'envoya rejoindre devant le Tribunal révolutionnaire ses complices du Comité de Nantes.

Tout Paris suivit avec passion ce procès tel qu'on n'en avait jamais vu. C'était comme si, jadis, on eût mis en jugement les auteurs de la Saint-Barthélemy.

Carrier s'obstinait à nier. — Il ne savait pas ! — Il n'avait pas donné d'ordres !

Goullin, le plus énergique et le plus intelligent des membres du Comité, un violent créole, qui était devenu un monstre et qui eût pu être un héros, éclata d'indignation. Mes fautes sont à moi, s'écria-t-il, et, quoi qu'elles doivent me coûter, je ne serai pas assez lâche pour les verser sur autrui ! — Tous mes actes sont ostensibles ; si l'on nie juge d'après eux, certes, je suis coupable, et j'attends mon sort avec résignation ; mais, si l'on juge mes intentions, je ne redoute ni le jugement des jurés, ni celui du peuple, ni celui de la postérité. — Toi, Carrier, tu mens à tes juges, au public, à ta conscience ! Tu t'obstines à nier les faits les plus authentiques. — Imite-moi ; sache tout avouer ! — Depuis trop longtemps, tes coaccusés, tes agents subalternes, disons mieux, tes victimes, jouent ici ton rôle. Reprends celui qui t'appartient !

Carrier, après avoir longtemps chicané sa vie, suivit tardivement l'exemple de Goullin ; il avoua, quand il fut impossible de faire autrement, en rejetant tout sur les nécessités du temps et sur les instructions rigoureuses du pouvoir central.

Il fut condamné à mort avec deux des membres du Comité, deux hommes ignobles et atroces. Goullin et les trente autres — dix-neuf nouveaux accusés avaient été adjoints aux membres du Comité — furent acquittés. Une scène émouvante avait touché les jurés : un des accusés s'était écrié en fondant en larmes : Goullin est un honnête homme ! Il a élevé mes enfants 1 tuez-moi, mais sauvez-le ! (27 frimaire — 10 décembre.)

Le Tribunal révolutionnaire, qui était un tribunal purement politique, avait acquitté les complices de Carrier, non comme innocents, mais comme n'ayant point agi dans une intention contre-révolutionnaire, c'est-à-dire comme n'étant pas des criminels politiques. La Convention les fit réincarcérer et les renvoya, comme criminels de droit commun (auteurs de crimes non politiques), devant le tribunal criminel d'Angers. Ils ne furent pas condamnés à mort.

Le 8 nivôse (28 décembre), la Convention modifia l'organisation du Tribunal révolutionnaire, d'après un projet rédigé par le savant jurisconsulte Merlin (de Douai). Toutes les garanties que réclament la justice et l'humanité furent rendues aux accusés.

Le châtiment de Carrier soulageait la conscience publique. La Révolution se purifiait en faisant justice de celui qui avait prétendu la servir par le crime.

La fermeture des Jacobins avait rassuré les imaginations. Quand on ne les entendit plus crier à la guillotine dans leur club, on cessa enfin de craindre le retour de la Terreur. Le commerce, la circulation, commencèrent à renaître. Les citoyens, ne redoutant plus d'être arrêtés comme suspects au moindre prétexte, se remirent à se visiter, à voyager, à faire des projets et des entreprises. La nature française, si sociable, si active, si mobile, avait été comprimée par un régime de fer : elle reprit soudain toutes ses habitudes. Ce fut comme un ressort qui se détendit brusquement. Tout ce monde qui s'était enfermé chez lui, ou qui sortait des prisons, ceux-là mêmes qui avaient vu périr leurs parents et leurs amis, avaient un tel besoin de relations, de distractions, de mouvement, qu'il s'ouvrit dans Paris, cet hiver-là, jusqu'à dix-huit cents bals, où l'on se réunissait amicalement sans se connaître. Il y en avait d'exclusivement réservés aux personnes dont les familles avaient été frappées par la Terreur. On les appelait les bals des victimes.

Il y avait, au fond, dans ce tourbillon étrange, plus qu'un besoin de plaisir : un besoin d'affection. Les liaisons y étaient promptes, mais sérieuses : jamais on ne vit tant de mariages. C'était comme un monde nouveau qui se reformait.

La Convention, après Thermidor, fut dominée par une double pensée : calmer les passions politiques et préparer, par un vaste ensemble d'institutions d'enseignement, l'avenir de la société nouvelle, issue du dix-huitième siècle et de la Révolution. La science avait été appelée à sauver la Révolution et la France, On l'appelait maintenant à former les jeunes générations.

La Convention, dans les heures les plus terribles du présent, n'avait cessé de travailler pour l'avenir. Nous avons cité ses grandes œuvres de 1793, le Code civil, les poids et mesures, le calendrier républicain, les musées, le télégraphe aérien. Elle avait désormais plus de liberté et plus de temps pour donner suite à tout ce qui avait été commencé ou préparé. Les questions de principe, en matière, d'enseignement, avaient été traitées à fond, soit par la Convention elle-même, soit par les deux assemblées précédentes ; il n'y avait plus qu'a appliquer et à réaliser. La Convention le fit avec une rapidité et une grandeur sans égales, et montra ainsi que l'esprit de la Révolution n'avait pas été seulement dans quelques grands chefs qui n'étaient plus, mais dans l'Assemblée entière.

Avant de dire quels nouveaux services on allait réclamer de la science, rappelons ici en quelques lignes les prodiges qu'elle avait opérés pour nous fournir des armes, des approvisionnements et des procédés nouveaux de défense et d'attaque.

La guerre interrompant les communications par mer, nous ne pouvions plus nous procurer l'acier : la science en créa.

Nous ne pouvions plus tirer du salpêtre de l'Inde, comme nous en avions l'habitude, et la France ne nous en fournissait d'ordinaire qu'un million de livres par an. La science trouva moyen d'en tirer de notre sol douze millions de livres en neuf mois.

Il ne suffisait pas d'extraire le salpêtré : les procédés qu'un employait pour le rendre propre à faire de la poudre demandaient bien des mois : Avant ce terme, dit le savant Biot, dans son Essai sur l'histoire des sciences pendant la Révolution, la France eût été subjuguée ! La chimie inventa des moyens nouveaux pour raffiner et sécher le salpêtre en quelques jours, puis pour fabriquer la poudre en douze heures.

On avait besoin de façonner une énorme quantité de cuirs pour le service des armées.

Il avait fallu jusque-là au moins deux ans pour préparer les cuirs ; on inventa une méthode pour les tanner en quelques jours.

Il n'y avait en France que deux fonderies pour les canons de bronze. On en créa treize nouvelles, et les quinze fournirent sept mille canons par an.

Il n'y avait que quatre fonderies pour les canons de fer, et elles fabriquaient neuf cents canons par an. On porta les fonderies à trente et les canons à quinze mille par an.

Il n'y avait qu'une manufacture d'armes blanches ; on en créa vingt.

Et ainsi de tout le reste.

L'aérostat et le télégraphe, dit M. Biot, devinrent des machines de guerre. Le télégraphe transmit en quelques moments les ordres de Paris aux armées ; les ballons servirent à observer, du haut des airs, les mouvements de l'ennemi. On les employa à Fleurus et sur le Rhin.

Ces merveilleux progrès avaient été dus à l'inspiration de la nécessité, du patriotisme et du danger. Il s'agissait d'en assurer la continuation, en même temps que d'élever au plus haut point la civilisation française, par une grande organisation qui mettrait à perpétuité au service de la patrie tous les hommes éminents, non .seulement dans la science, mais dans la littérature et dans les beaux-arts.

Le projet d'une École centrale des travaux publics avait été voté, sur un rapport de Barère, le 12 ventôse an II (11 mars 1794). Le projet fut réalisé après Thermidor, et le décret qui organisait l'École, rédigé par le savant Fourcroy, fut voté le 7 vendémiaire an III (28 septembre 1794).

Cette École, qui reçut plus tard le nom d'ÉCOLE POLYTECHNIQUE (École des sciences diverses), fut fondée, a dit l'illustre Arago, sur les principes généraux des sciences également indispensables aux ingénieurs civils et aux ingénieurs militaires. Elle devait former des hommes aptes à tous les travaux de la paix et de la guerre ; elle devait être l'École générale, mère de toutes les écoles spéciales qui ont en vue les routes, les ponts, les fortifications, les constructions terrestres et maritimes.

La première pensée de cette École devenue si fameuse appartenait à Carnot et à Prieur (de la Côte-d'Or) : Monge eut la part principale au plan d'enseignement.

Le cours des études fut de trois années. Les élèves, au nombre de quatre cents, tous externes, étaient admis après des concours publics, ouverts dans nos vingt-deux principales villes. On ne leur demandait pas une pension, dans ce temps-là : c'était la République qui leur faisait une pension de 1200 francs par an, qui en vaudrait aujourd'hui plus du double. Elle ouvrait toutes les portes au mérite. La Convention choisit les professeurs entre les savants les plus illustres : ce furent les grands mathématiciens, physiciens et chimistes Lagrange, Prony, Monge, Berthollet, Fourcroy, Chaptal, Vauquelin, Guyton de Morveaux.

Les Écoles d'artillerie, du génie, des mines, de marine, furent les écoles d'application de l'École centrale ou polytechnique.

Les modèles et les collections d'armes anciennes, les objets pouvant servir à l'histoire de l'art de la guerre, furent réunis dans le Musée militaire qui subsiste sous le titre de Musée d'artillerie. Le savant chimiste Fourcroy, qui devint un des professeurs de l'École polytechnique après avoir rédigé le rapport qui en fit voter la fondation par la Convention, avait dit dans ce rapport : La grandeur d'un tel établissement sera sans égale en Europe.

La Convention, cependant, nourrissait en ce moment la pensée d'une institution d'un ordre plus élevé encore. L'École polytechnique était l'École des sciences appliquées aux travaux, aux besoins matériels de l'État. Le 9 brumaire an III (30 octobre 1794), la Convention décréta, sur le rapport de Lakanal, la création d'une autre école destinée à régénérer l'esprit humain dans une république de 25 millions d'hommes que la démocratie rend tous égaux. C'était l'ÉCOLE NORMALE, c'est-à-dire l'école régulatrice, l'école modèle. Le but en était de former, non plus, comme à l'École polytechnique, des hommes d'exécution, mais des maîtres qui enseigneraient au peuple français tout l'ensemble des connaissances humaines, d'après les méthodes les plus rationnelles et les plus philosophiques. Ce que les philosophes et les savants du dix-huitième siècle avaient entrepris dans un livre, l'ENCYCLOPÉDIE, on le transportait dans la pratique de l'enseignement : on entendait faire de l'École normale l'Encyclopédie vivante.

L'École normale devait avoir autant d'élèves qu'il y a de fois 20,000 habitants en France. Les élèves seraient désignés par les administrations de district (d'arrondissement). La République leur accordait un traitement de 1200 francs par an comme à leurs confrères de l'École polytechnique. Il fallait avoir 21 ans au moins. Les professeurs ne devaient apprendre aux élèves qu'une seule chose, l'art d'enseigner. Les élèves étaient supposés posséder déjà les principes et les éléments des sciences, des lettres et des arts. C'était donc tout autre chose que l'École normale actuelle, où l'on reçoit la haute instruction, tout en apprenant à enseigner. Parmi les élèves de l'École normale de l'an III, al' avait des hommes faits et des savants faits : il y avait le physicien Fourier, qui devint aussi grand dans la physique que Lavoisier l'avait été dans la chimie ; il y avait le philosophe mystique Saint-Martin, et le fameux navigateur Bougainville, qui découvrit l'Ile de Taïti. Ces élèves, déjà illustres ou destinés à le devenir, avaient pour professeurs, dans les mathématiques, Lagrange, le géomètre le plus renommé de l'époque, et Laplace, qui allait bientôt atteindre le premier rang dans les sciences par la publication de ses deux grands ouvrages, l'Exposition du système du monde et la Mécanique céleste. Dans la physique, c'était Haüy ; dans la géométrie descriptive, Monge ; dans la chimie, Berthollet, le premier dans sa science, depuis qu'on n'avait plus Lavoisier ; dans l'histoire naturelle, Daubenton, le vénérable collaborateur de Buffon ; dans la philosophie, Garat, l'ancien ministre, plus fait pour l'enseignement que pour la politique ; dans l'histoire, Volney ; dans la morale, Bernardin de Saint-Pierre ; dans l'économie politique, Vander-Monde.

Des conférences publiques avaient lieu entre les professeurs et les élèves. Elles étaient recueillies par la sténographie et envoyées aux administrations de district et à nos agents à l'étranger, pour répandre sur la France et sur le monde les lumières qui jaillissaient de ce grand centre intellectuel.

Les leçons et les conférences de l'École furent véritablement dignes d'admiration par la précision et la clarté, l'élévation et la solidité qui les caractérisaient. Deux des plus illustres savants de notre siècle, Biot et Arago, reportent à ces premières leçons de l'École normale l'origine du véritable enseignement des sciences, tel qu'il s'est perpétué à l'École polytechnique, dans les écoles spéciales et dans les facultés.

Les professeurs de l'École normale regardaient comme les branches diverses d'une même science générale aussi bien les sciences philosophiques et morales que les sciences exactes et naturelles. Ils leur appliquaient à toutes la méthode d'analyse et d'observation, avec les différences que comporte la nature des sciences.

La méthode philosophique, dit M. Biot, ainsi popularisée, changea pour toujours la face de l'enseignement, tandis que l'appel des premiers savants du monde au professorat jetait sur les fonctions enseignantes un éclat qu'elles n'avaient jamais eu sous l'Ancien Régime, et qu'elles ont conservé.

Pour indiquer la hauteur de vues à laquelle s'élevaient les professeurs, nous citerons seulement cette proposition du professeur d'histoire Volney : Comme conclusion à tout cours d'histoire, il faut examiner à quel degré de civilisation on peut estimer que le genre humain est arrivé et quelles indications générales résultent de l'histoire pour le perfectionnement de la civilisation et l'amélioration du sort de l'espèce humaine.

Pendant ce temps, le professeur d'économie politique Vander-Monde démontrait, conformément aux idées des Girondins et des Dantonistes, et contre les idées de Robespierre et surtout de Saint-Just, que la richesse publique était un instrument nécessaire et une source du progrès.

L'École normale formait les maîtres chargés de répandre la science ; un autre établissement la faisait avancer dans une de ses branches principales : c'était le Muséum d'histoire naturelle, qui avait été organisé, dès le 10 juin 1793, sur le rapport de Lakanal et sur le plan d'un naturaliste de génie ? Lamarck, qui fut, parmi les naturalistes philosophes, l'intermédiaire entre Buffon et Geoffroi-Saint-Hilaire. Le Muséum avait douze chaires, comme l'École normale. Plusieurs de ces chaires créaient un enseignement entièrement nouveau en France : la minéralogie et la géologie, qui étudientla constitution et la formation de notre globe terrestre ; l'anatomie comparée, qui,nous apprend les analogies et les différences de l'organisation des êtres vivants, et la zoologie, qui étudie les lois de leur existence. Un jeune homme de 21 ans, Etienne Geoffroi-Saint-Hilaire, ouvrit, le 6 mai 1794, au Jardin des Plantes, le premier cours de cette science zoologique qu'il devait développer avec tant de grandeur, avec et après son maître Lamarck.

Ces naturalistes philosophes, en cherchant les ressemblances plutôt que les différences des êtres divers, arrivèrent à cette doctrine : que la Nature est une ; c'est-à-dire que tous les êtres sont formés d'après un plan unique ; qu'ils commencent au plus bas degré de l'existence pour s'élever, de transformation en transformation, aux degrés supérieurs. L'avenir, en associant cette doctrine de nos grands naturalistes à celle de Leibniz sur les êtres simples, indestructibles et progressifs, montrera que la philosophie de la Nature, loin d'aboutir à la négation de Dieu, mène à la conception la plus religieuse où l'homme soit encore parvenu. Elle fait entrevoir à l'homme les lois immuables de la Sagesse éternelle à la place des idées confuses et arbitraires qu'on se faisait de la Création. Le bon sens de Voltaire avait aperçu, vaguement encore, quelque chose de ces grandes conséquences, lorsqu'il se raillait de ceux qui opposaient la Nature à Dieu.

Au Muséum d'histoire naturelle, comme aux Écoles normale et polytechnique, et comme dans tous les établissements d'instruction publique qui furent groupés autour de ces grands centres, le corps des professeurs, une fois institué par la Convention, devait se recruter par lui-même et nommer les administrateurs.

Le premier directeur élu du Muséum d'histoire naturelle fut le vieux Daubenton, qui était la tradition vivante de Buffon. Le Jardin des Plantes avait été doublé d'étendue, et le Comité de Salut public avait projeté de lui donner des proportions bien plus vastes encore. Lakanal rêvait déjà le Jardin d'acclimatation pour l'introduction des animaux étrangers, tel qu'on l'a établi de nos jours. Les Écoles normale et polytechnique, et le Muséum d'histoire naturelle, avaient chacun leur journal destiné à mettre le public au courant de leurs travaux.

L'Observatoire, pendant ce temps, était réorganisé sur les plans de l'astronome Lalande, et on le subordonnait à un comité de savants chargés de recueillir et de diriger les observations relatives à l'astronomie et à la météorologie, et qui reçut le nom de Bureau des longitudes. L'idée en appartenait à Lakanal. Quatre autres observatoires avaient été récemment fondés sur divers points de la France.

Le Collège de France, le seul établissement d'enseignement vraiment libre qu'eût créé l'Ancien Régime, avait été maintenu. La Convention créa de plus une école spéciale de langues orientales vivantes, dans l'intérêt de la politique et du commerce.

Les vieilles Facultés de médecine avaient été supprimées en 1792 par l'Assemblée législative. L'enseignement officiel de la médecine fut réorganisé par la Convention le 14 frimaire an III (4 décembre 1794). Trois écoles furent fondées, en vue surtout du service des hôpitaux, et spécialement des hôpitaux militaires. Les administrations de district étaient chargées d'envoyer trois cents jeunes gens de 17 à 26 ans à Paris, cent cinquante à Montpellier, cent à Strasbourg, après examen par des officiers de santé. Le cours d'études était de 3 ans ; les élèves recevaient 1200 francs par an. Les auditeurs libres étaient admis à côté des élèves. Le plan d'études de ces écoles était, a dit l'historien de l'Académie de médecine, le plus vaste qu'on eût jamais suivi dans aucun siècle. L'histoire de la médecine, l'hygiène, la physique médicale, la médecine légale, furent pour la première fois introduites dans l'enseignement, ainsi que la chimie animale, c'est-à-dire l'analyse des éléments des corps vivants, et, par-dessus tout, la clinique, c'est-à-dire l'enseignement pratique, l'enseignement au lit des malades, qui n'était jusque-là qu'une rare exception.

Là, comme dans les autres grandes écoles, les premiers professeurs furent tous des hommes supérieurs. Ils inspirèrent à leurs élèves une ardeur et une émulation qui produisirent une foule de travaux neufs et hardis. Des jeunes gens pleins d'avenir se mêlèrent aux savants déjà célèbres dans une Société médicale d'émulation, dont les publications annuelles eurent un grand éclat durant quelques années. Là se révéla le génie de ce Bichat qui, dans sa carrière si brillante et sitôt interrompue, jeta tant de lumières sur les phénomènes de la vie et de la mort.

La Convention, avant de créer les écoles de médecine, avait attribué à une commission prise dans son sein la surveillance des hôpitaux, et c'est à elle qu'on doit la cessation définitive des abus odieux et inhumains qui s'étaient perpétués dans les hôpitaux sous l'Ancien Régime. Pour être juste envers tous, il faut rappeler que la Commune de Paris, au temps de Chaumette, avait donné le bon exemple.

Il est intéressant de remarquer, au point de vue des mœurs, que le nombre des enfants abandonnés fut beaucoup moindre pendant l'époque révolutionnaire qu'auparavant sous l'Ancien Régime et que depuis sous l'Empire.

En mai 1793, l'enseignement des sourds-muets avait été officiellement organisé sous la direction de l'abbé Sicard, échappé aux massacres de Septembre, qui fut un des professeurs de l'École normale.

Le 10 thermidor an III (28 juillet 1795), l'Institut des jeunes aveugles, fondé par le savant Haüy, fut adopté officiellement par la Convention.

Après avoir tant fait pour le haut enseignement, la Convention organisa l'enseignement secondaire. Le 5 ventôse an III (25 février 1795), furent créées les écoles centrales sur le rapport de Lakanal.

Dans les anciens collèges, on apprenait passablement le latin, mal le grec, presque point le français et presque point de sciences. L'enseignement des écoles centrales destinées à remplacer les collèges embrassait, sur un plan bien plus rationnel et dans un espace de temps bien moindre, un ensemble de connaissances bien autrement vaste. Le cours d'études n'était que de quatre années ; mais on n'admettait point d'élèves avant l'âge de 12 ans, ce qui supposait que l'enfant avait acquis auparavant, à l'école primaire, les connaissances élémentaires.

L'enseignement comprenait le grec et le latin, la littérature, le dessin, les sciences physiques et mathématiques, les sciences morales ; plus, des notions élémentaires d'arts et métiers, d'agriculture et de commerce. Les sciences et les lettres devaient être enseignées à titre égal, chose entièrement nouvelle, et les sciences morales avaient une place égale à la littérature et aux sciences exactes et naturelles. Les sciences morales comprenaient : 1° la grammaire générale, ou la philosophie du langage ; 2° l'histoire ; 3° la philosophie, avec les premiers principes de la législation et les notions politiques nécessaires pour former des citoyens. Les langues modernes devaient être enseignées là où les administrations locales en feraient la demande.

I.e plan d'enseignement ne comprend pas la musique, omission qui étonne quand on se rappelle le rôle de la musique guerrière dans les armées de la Révolution.

Les écoles centrales ne recevaient que des externes ; l'enseignement y était presque entièrement gratuit.

Parmi les premiers professeurs figuraient le mathématicien Lacroix, le philosophe Laromiguière, le littérateur Fontanes, qui fut plus tard le chef de l'Université impériale, et Cuvier, le grand naturaliste qui devait nous faire connaître les anciens êtres, les animaux disparus qu'on retrouve dans les entrailles de la terre. Lakanal, dont on voit le nom partout dans les créations relatives à l'enseignement et qui avait été, de fait, comme le ministre de l'instruction publique sous la Convention nationale, ses fonctions politiques achevées, se fit, lui aussi, professeur dans une école centrale de Paris.

Les arts industriels et les beaux-arts eurent leur large part dans cette régénération universelle. Le 19 vendémiaire an III (10 octobre 1794), sur le rapport de Grégoire, qui demandait pour l'industrie un musée et une école, avait été décrétée la création du Conservatoire des arts et métiers, afin d'y réunir tous les outils et machines nouvellement inventés ou perfectionnés. Diderot, le premier, dans l'ENCYCLOPÉDIE, avait relevé les arts industriels à la dignité qui leur appartient et intéressé le public lettré à la description de leurs procédés. Le Conservatoire des arts et métiers réalisait pleinement la pensée de Diderot : Dans un pays libre, avait dit le rapporteur Grégoire, tous les arts sont libéraux, c'est-à-dire dignes d'hommes libres.

On avait donné jusque-là exclusivement le nom d'arts libéraux aux beaux-arts. Grégoire avait très bien réfuté, dans son rapport, les gens qui prétendent dangereux le perfectionnement de l'industrie et la simplification de la main-d'œuvre. Parmi les peuples comme parmi les individus, avait-il dit, le plus industrieux sera toujours le plus libre.

Il avait ajouté des choses excellentes sur le travail des femmes, auxquelles il faut ouvrir le plus de carrières possible, et qui doivent remplacer les hommes dans les professions plus convenables à leur sexe qu'au nôtre. Ces observations sont encore applicables aujourd'hui.

Il est à remarquer que les réactionnaires se montrèrent hostiles à l'institution du Conservatoire et en entravèrent le développement, tandis que les patriotes ardents en étaient les défenseurs.

Les expositions des produits de l'industrie, qui commencèrent en 1797, furent le complément de la création du Conservatoire, comme les expositions des œuvres des artistes vivants furent le complément du Musée du Louvre.

Autrefois, les membres de l'Académie de peinture et de sculpture avaient seuls droit aux commandes du gouvernement et aux honneurs de l'exposition des beaux-arts. Désormais, les commandes étaient mises au concours, et un décret de la Constituante avait admis aux expositions tous les artistes français et étrangers. La Convention, sur le rapport de David (23 brumaire an II), avait formé un jury national des arts pour juger les concours : on y appelait, avec les principaux artistes, des savants et des littérateurs. Le Comité de Salut public invita les artistes à représenter à leur choix les événements les plus glorieux de la Révolution. En l'an III, le jury décerna aux exposants des prix d'une valeur de 442,000 francs, non pas en assignats, mais en numéraire.

La Convention avait voté 300,000 francs par an pour récompenser les découvertes dans les arts et métiers ; elle accordait plus du double en secours ou gratifications aux littérateurs, aux savants et aux artistes. C'était bien au delà de ce qu'avait fait Louis XIV, dont on a tant vanté la munificence.

La première exposition libre des beaux-arts avait eu lieu en septembre 1791. Les expositions furent annuelles à partir de 1795 jusqu'au Consulat de Napoléon, qui ne les ouvrit plus que tous les deux ans. Le nombre et le mérite des ouvrages exposés allèrent croissant durant plusieurs années : des noms nouveaux apparaissaient ; avec la sévérité un peu roide de David contrastait la noble élégance de Prud'hon, qui nous rendait toute la grâce des anciens Grecs et des Italiens de la Renaissance.

En ce qui regardait le Musée du Louvre aussi bien que les expositions des beaux-arts, la Convention n'avait fait que continuer la Constituante. Celle-ci, en 1791, avait désigné le Louvre comme dépôt des monuments des arts. On y avait réuni les tableaux et les statues provenant des résidences royales et de divers établissements ecclésiastiques supprimés. La Convention avait fait ouvrir le Musée le 8 novembre 1793. Bientôt, à l'école française et aux spécimens que nous possédions des écoles italiennes et autres se joignit l'école flamande, qui, suivant les paroles de Grégoire, se leva en masse pour venir orner nos musées. Après la seconde conquête de la Belgique, on transporta au Louvre les chefs-d'œuvre de Rubens et de ses émules. Rembrandt et les Hollandais suivirent bientôt les Flamands.

Nous avons déjà mentionné la formation du Musée des Petits-Augustins, où le peuple de Paris venait apprendre notre histoire nationale par les monuments, depuis l'autel gaulois d'Esus et les tombeaux de Clovis et de Frédégonde jusqu'aux mausolées des Valois et des Bourbons. Ce fut dans un rapport de Grégoire que parut la première protestation en faveur de la grande architecture du Moyen Age, de cette architecture ogivale de nos aïeux, tant méprisée par les beaux esprits de l'Ancien Régime et même par le clergé.

Le Conservatoire de musique (Institut central de musique) fut définitivement constitué le 16 thermidor an III (3 août 1795), avec six cents élèves. La bibliothèque du Conservatoire devait être le musée de la musique. Les plus grands musiciens, les Grétri, les Méhul, l'auteur de Joseph et du Chant du départ, les Gossec, les Lesueur, les Cherubini furent choisis comme inspecteurs de cet établissement.

La Convention avait institué une Commission pour assurer la conservation de tous les objets et de tous les documents qui pouvaient servir aux arts, aux sciences, aux lettres et à l'histoire (fin 1793). Cette Commission, composée des premiers savants et des premiers artistes, rendit des services immenses et arrêta les dévastations que commettaient l'ignorance et le fanatisme. Grâce à elle, la Bibliothèque nationale reçut un prodigieux accroissement, s'augmenta des riches collections des anciens monastères parisiens, et fut administrée, comme les grandes écoles, par un conservatoire électif. Plusieurs autres bibliothèques publiques furent ouvertes dans Paris, et il s'en forma dans presque tous les départements ; les collections des anciennes abbayes y trouvèrent asile. Les archives nationales furent formées, d'abord au Louvre, sous la direction d'une commission spéciale.

En rappelant tout ce que la Convention a fait pour le progrès de l'intelligence humaine, il convient de ne pas oublier que c'est elle qui, par un décret du 19 juillet 1793, assura nettement pour la première fois aux littérateurs, aux savants, aux artistes la propriété de leurs œuvres.

Tout ce grand mouvement d'institutions nouvelles, qui n'a pas son pareil dans l'histoire de la civilisation, est résumé dans le rapport présenté par Daunou à la Convention sur l'ensemble de l'enseignement, le 26 vendémiaire au IV (17 octobre 1795). Daunou, qui joua un rôle notable dans la phase de la Révolution que nous racontons maintenant, était un ancien prêtre de l'Oratoire, congrégation plus éclairée et plus libérale que les autres corporations ecclésiastiques. Cet homme d'un vaste savoir et d'un esprit étendu partageait les opinions des Girondins et y resta fidèle toute sa vie.

Son rapport, au nom des Comités, concluait à une dernière création qui couronnait l'édifice de l'enseignement. Lors de la suppression des anciennes académies, dont l'organisation n'avait point paru compatible avec les principes républicains (6 août 1793), le rapporteur Grégoire avait annoncé la création d'un INSTITUT qui serait la réorganisation des académies sur un nouveau plan. Le rapport de Daunou réalisait ce projet. Les académies avaient été sans lien entre elles ; l'Institut était un comme l'esprit humain lui-même, et partagé en sections correspondant aux diverses branches de l'intelligence humaine. Il se composait de 144 membres résidant à Paris et d'un pareil nombre répartis entre les diverses régions de la République ; plus 24 associés étrangers. Il était divisé en trois classes : 1° sciences physiques et mathématiques ; 2° sciences morales et politiques ; 3° littérature et beaux-arts. C'était la même division des connaissances humaines qui avait été appliquée à tout l'ensemble de l'enseignement.

L'Institut en corps devait nommer aux places vacantes sur présentation faite par la classe où il y aurait vacance.

Mirabeau, lorsqu'avait commencé de se produire l'idée de réorganiser les académies, avait proposé un mode de nomination plus démocratique, où seraient intervenus le Comité d'éducation de l'Assemblée nationale et les gens de lettres.

La Convention nomma le premier tiers des membres de l'Institut, lesquels nommèrent les deux autres tiers. La composition de ce grand corps fut quelque chose d'admirable : il réunissait tous les noms célèbres de la science, de la littérature et des beaux-arts. Les choix avaient été faits dans l'esprit le plus libéral et le plus large, sans aucune exclusion politique. Le Feuillant Pastoret figurait à côté du Jacobin David ; les acteurs Molé, Préville et Monvel, à côté de l'évêque Grégoire et de l'abbé Sicard. Un souvenir douloureux jetait une ombre sur cette splendide réunion ; Condorcet, Lavoisier, Bailli, André Chénier, n'étaient plus là !

L'Institut devait, chaque année, présenter à la Représentation nationale un rapport sur l'ensemble de ses travaux.

Ainsi, partout, à tous les degrés de l'enseignement, on voulait la publicité, l'émulation, la lumière. La loi générale sur l'organisation de l'instruction publique fut votée le 3 brumaire an IV (25 octobre 1795). La partie faible de cette grande loi était malheureusement la base de l'enseignement, l'instruction primaire. La loi du 29 frimaire an II (19 décembre 1793) avait condamné à une amende, et, en cas de récidive, à la privation des droits de citoyen pour dix ans, les parents qui n'enverraient pas leurs enfants aux écoles primaires. Cette loi avait été modifiée, un an après, d'une façon peu avantageuse ; la loi générale du 3 brumaire an IV supprima entièrement l'obligation pour les parents. C'était une faute très grave et un grand pas en arrière.

Avec l'obligation disparaissait la gratuité. Les instituteurs ne recevaient plus de la République que le logement, et ils étaient payés par les élèves. Un quart seulement des élèves, dans chaque école, pouvait être admis gratuitement pour cause d'indigence. L'époque thermidorienne, qui organisait si puissamment l'enseignement supérieur et moyen, reculait d'une façon très regrettable sur ce qui regarde le premier degré de l'enseignement, celui qui est indispensable à tous. L'esprit démocratique perdait là un terrain qu'il vient seulement enfin de regagner après tant d'années.

Cette erreur et cette lacune ne doivent pas faire méconnaître la grandeur de l'œuvre accomplie par la Convention depuis le 9 thermidor jusqu'à la fin de sa carrière. Nous vivons de ses indestructibles créations ; les gouvernements qui lui ont succédé ont pu les mutiler, mais elles se réparent et tendent à se recompléter dès que la France revient à elle-même.