HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 A 1799

TOME SECOND

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

LA CONVENTION (SUITE). — FÊTE DE L'ÊTRE SUPRÊME. — LOI DU 22 PRAIRIAL. — LE 9 THERMIDOR. — CHUTE ET MORT DE ROBESPIERRE ET DE SAINT-JUST.

17 germinal-10 thermidor an II. — 6 avril-28 juillet 1791.

 

Robespierre, après la mort de Danton, est au plus haut de sa puissance. Le voilà pour ainsi dire. au sommet d'une montagne dont chaque étage est formé des cadavres d'une des grandes générations politiques de la Révolution : les Constituants, au bas ; sur les Constituants, les Girondins ; sur les Girondins, les Dantonistes. Robespierre a frappé à la fois les vrais et les faux révolutionnaires, les représentants légitimes de la Révolution et les factieux qui la déshonoraient. Il a abattu tous les partis, tous les groupes.

Où veut-il aller, et que veut-il faire de cette puissance qui a coûté si cher ? — Veut-il enfin arrêter la Terreur ? — Il y a pensé maintes fois : il ne le peut pas Saint-Just est là qui lui crie : Marche ! marche ! C'est en tirant logiquement les dernières conséquences des idées de Robespierre que l'élève entraîne le maitre.

Il faut qu'ils aillent ensemble jusqu'au bout, car leur but n'est pas atteint. Ils ont cru fonder le règne de la vertu en tuant et les hommes de l'Ancien Régime et ce qu'ils appelaient les corrompus de la Révolution, et ils s'aperçoivent que plus il y a de sang versé, plus il y a de corruption.

Sous la Terreur se produit le même fait que dans les grandes épidémies : une foule de gens, en présence de la mort suspendue sur toutes les têtes, s'étourdissent en se rejetant avec frénésie vers les jouissances matérielles et vers tous les moyens de les conquérir. Le débordement des égoïsmes à l'intérieur offre le plus scandaleux- contraste avec ces dévouements admirables qui se prodiguent par milliers aux frontières.

La corruption s'est introduite dans les comités révolutionnaires : la corruption est parmi ceux qui doivent surveiller et punir les corrompus. Les Jacobins ont envahi partout les fonctions publiques : de surveillants, ils sont devenus administrateurs ; c'était inévitable et fatal ; beaucoup s'y dépravent. On revoit les tyrans de village : le meneur de comité a remplacé le seigneur. Au grand mouvement populaire d'acquisition des biens nationaux par les paysans, a succédé un vaste agiotage. Les paysans avaient acheté les biens d'Église ; les spéculateurs achètent, vendent, revendent les biens d'émigrés, et, pour ces spéculations, on voit des ultra-jacobins s'associer avec des aristocrates. Le fameux Jourdan de la Glacière, le massacreur d'Avignon en 1791, agiotait, en 1794, sur les biens nationaux avec des ex-marquises ! Il eut enfin le sort qu'il méritait et fut envoyé à l'échafaud par le Tribunal révolutionnaire de Paris.

Robespierre et Saint-Just s'exaspèrent d'autant plus contre les obstacles. Ils concluent de tous ces scandales qu'il faut, non pas supprimer, mais moraliser et concentrer la Terreur, en même temps que rattacher la République à une idée religieuse qui serve de base à la morale. Ils ont commencé, avant le procès des Hébertistes et des Dantonistes, l'œuvre de concentration en faisant supprimer les comités révolutionnaires des communes et ne laissant subsister que ceux des districts (arrondissements ; — fin ventôse). C'était un grand soulagement pour les localités.

Mais, pour que l'œuvre s'accomplisse, pour réaliser la Ré- publique selon leurs idées, il est nécessaire que le triumvirat de Robespierre, Saint-Just et Couthon soit entièrement le maitre. Or, s'il est prépondérant, il n'est pas maitre, puisqu'il lui faut compter avec les deux autres groupes du Comité de Salut public : 1° les ultra-terroristes, Billaud et Collot, qui ne veulent point entendre parler d'idées religieuses, et 2° les directeurs des grands services publics, surtout Carnot, le dictateur de la guerre, fort opposé à l'utopie de la République autoritaire et spartiate, et bien plus enclin à comprendre la Révolution comme Danton et Desmoulins, et même comme les Girondins.

La seule puissance qui subsiste en dehors du Comité, le directeur des Finances, Cambon, inspire aux triumvirs encore plus d'ombrage et d'antipathie. Ils le rendent responsable de la détresse publique, comme si, ne pouvant ni emprunter ni augmenter les impôts, Cambon n'était pas forcé de multiplier les émissions d'assignats, ce qui amène fatalement leur dépréciation, et ce qui est une nécessaire, quoique déplorable ressource.

De nouvelles crises intestines sont donc inévitables. Mais chacun s'en effraie et cherche à les ajourner. Carnot, le soir même de l'exécution de Danton, a fait décider par le Comité qu'on ne mettrait plus en accusation de représentants du Peuple : décision qui n'était qu'un vœu impuissant. Il était trop tard pour s'arrêter sur cette pente !

Le Comité de Salut public, après avoir frappé tant de révolutionnaires, jugea nécessaire de prendre quelques mesures retentissantes contre l'aristocratie. Saint-Just proposa de condamner en masse les anciens nobles à la corvée, aux travaux publics, à la réparation des routes. C'était le servage du moyen âge retourné contre les ci-devant privilégiés. Le Comité se récria. Robespierre lui-même fut effrayé.

Vous ne savez pas détruire la noblesse, s'écria Saint-Just : c'est elle qui vous dévorera !

Saint-Just consentit cependant à être le rapporteur du décret qu'arrêta le Comité, et dont les dispositions, peu concordantes, révélaient les tiraillements intérieurs.

Il présenta, le 27 germinal (16 avril), à la Convention, un rapport d'une éloquence plus sombre, plus menaçante et plus grandiose que jamais.

Dans ces derniers temps, dit-il, le relâchement des tribunaux s'était accru dans la République, au point que les attentats contre la liberté demeuraient impunis. Vous avez été sévères, vous avez dû l'être, mais vous l'avez été judicieusement. Que serait devenue une République indulgente contre des ennemis furieux ? Nous avons opposé le glaive au glaive, et la liberté est fondée ; elle est sortie du sein des orages. Cette origine lui est commune avec le monde, sorti du chaos, et avec l'homme, qui pleure en naissant.

Quand il parle des rois conjurés contre la République, on croit entendre un ancien Romain : il est terrible envers tous les dépositaires de l'autorité publique, qui doivent tous répondre de leur conduite.

Une de ses préoccupations principales est toujours d'empêcher qu'il ne se reforme une administration monarchique. La Terreur d'une part, une forte organisation démocratique de l'autre, c'est là le double caractère du système qui ressort de toutes ses paroles.

Déjà la liberté respire ; les coupables sont dénoncés de toutes parts ; que la justice et la vengeance populaires s'attachent à leurs pas, et que la République les châtie.

Formez des institutions civiles, ces institutions auxquelles on n'a pas pensé encore ; il n'y a point de liberté durable sans elles.

Il ne semble tenir aucun compte de ces grands travaux préparatoires du Code civil que nous avons signalés naguère. Il rêve tout autre chose : une organisation civile et sociale à la façon des Républiques antiques.

Le décret ordonnait que les prévenus de conspiration fussent traduits de tous les points de la République au Tribunal révolutionnaire de Paris.

C'était la suppression de tous les tribunaux et commissions révolutionnaires des départements, et cela prévenait le retour des exterminations en masse. Le séjour de Paris, des places fortes, des villes maritimes, fut interdit, à peine d'être mis hors la loi, à tout ex-noble et à tout étranger des pays avec lesquels la République était en guerre. Saint-Just avait ajouté les prêtres : Robespierre et les autres les effacèrent.

Le Comité de Salut public fut autorisé à excepter les ex-nobles et étrangers qu'il croirait capables de servir la République.

Il était décrété que la Convention chargerait deux commissions, l'une de rédiger en un Code succinct et complet les lois rendues jusqu'à ce jour ; l'autre de rédiger un corps d'instruction civile propre à conserver les mœurs et l'esprit de la liberté.

Le Comité de Salut public encouragera, était-il dit, par des récompenses, les manufactures, fera des avances aux négociants, protégera la circulation. — Ceci n'était pas de Saint-Just, qui ne voulait que des soldats-laboureurs.

Le décret qui déférait au tribunal de Paris tous les jugements pour conspiration diminuait la Terreur en la concentrant ; mais à peine était-il rendu qu'on y dérogea. Le représentant Maignet, en mission dans les Bouches-du-Rhône et dans Vaucluse, écrivit à Couthon qu'il était impossible d'exécuter le décret dans ces deux départements, toujours troublés par des menées contre-révolutionnaires ; qu'on y avait arrêté douze à quinze mille suspects — c'était exagéré ; il yen avait huit mille —, et qu'il faudrait une armée pour les conduire à Paris. Il réclamait donc l'autorisation de former un tribunal révolutionnaire. Le Comité de Salut public, malgré le décret, établit à Orange une commission extraordinaire de cinq juges, qui jugèrent sans jury. (24 floréal - 10 mai.)

Robespierre rédigea pour cette commission des instructions d'un arbitraire effrayant ; il y disait que la commission était nommée pour juger les ennemis de la Révolution ; que les ennemis de la Révolution étaient ceux qui, par quelques moyens que ce fût, avaient cherché à contrarier sa marche ; que la peine due à ce crime était la mort ; que la règle des jugements était la conscience du juge, éclairée par l'amour de la justice et de la patrie.

C'est-à-dire que les juges n'étaient assujettis à aucunes formes. On conçoit où cela devait conduire des hommes même sincères, mais fanatisés par la doctrine du salut public à tout prix.

Une folle bravade des aristocrates amena une répression effroyable. A Bédoin, bourg de Vaucluse situé au pied du mont Ventoux, on coupa, une nuit, l'arbre de la Liberté ; on déchira et l'on jeta dans la boue les affiches de la Convention. Ce bourg était un foyer d'agitation contre-révolutionnaire. On somma les habitants de dénoncer les coupables. ils s'y refusèrent. Le commandant d'un bataillon qui occupait le pays, Suchet, qui fut depuis maréchal de France, écrivit à Maignet qu'il fallait un grand exemple ; qu'il fallait détruire Bédoin. Maignet ordonna de faire évacuer le village par les habitants et de le livrer aux flammes. Il y eut, parmi les habitants, soixante-trois condamnations à mort. La commission d'Orange fit en outre exécuter, dans l'espace de quelques semaines, trois cent trente et une autres personnes dans le reste des deux départements qui lui étaient livrés.

A l'autre extrémité de la France, une pareille exception au décret avait été admise pour réprimer les complots des aristocrates avec les armées étrangères, et Arras et Cambrai étaient le théâtre d'affreuses exécutions où périrent beaucoup d'innocents avec quelques coupables.

Les exécutions redoublaient aussi à Paris. Le fer floréal (20 avril), vingt et un anciens membres des Parlements de Paris et de Toulouse furent envoyés à l'échafaud, parce qu'on avait retrouvé des protestations qu'ils avaient signées autrefois contre les décrets de la Constituante qui abolissaient les corps de magistrature.

Le 3 floréal, comparut devant le Tribunal révolutionnaire tout un groupe de personnages éminents, d'origine et d'opinions très diverses, des hommes et des femmes de la haute noblesse, trois membres de la Constituante, d'Éprémesnil, Thouret et Le Chapellier, et un ancien ministre, Malesherbes, avec toute sa famille. Ils furent condamnés comme auteurs ou complices des complots qui ont existé depuis 89 contre la liberté, la sûreté et la souveraineté du peuple. d'Éprémesnil, après avoir fait dans le Parlement une très vive opposition à la cour, s'était retourné violemment contre la Révolution. Le Chapellier et Thouret l'avaient servie, au contraire, avec autant de capacité que de zèle durant toute sa première phase et avaient été deux des principaux auteurs des grandes réformes de la Constituante. Thouret venait d'écrire dans sa prison, pour l'éducation de son fils, un livre où il enseignait l'amour de cette Révolution au nom de laquelle on lui donnait la mort.

On accusa Robespierre d'avoir contribué à la perte de Le Chapellier ; ce qui est sûr, c'est qu'il ne lit rien pour sauver Le Chapellier et Thouret, ses anciens collègues de la Constituante, quoique tous deux fussent de ceux qui étaient disposés à se rallier à lui, avec la droite de la Convention. Quant à Malesherbes, ce grand magistrat qui avait jadis défendu les principes de justice et de liberté contre l'immoral despotisme de Louis XV, et qui avait été l'ami de Rousseau et de Diderot et leur protecteur contre la persécution, l'envoyer au supplice, à soixante-douze ans, c'était faire commettre à la Révolution un vrai parricide : c'était comme si l'on eût immolé le dix-huitième siècle lui-même.

Quinze jours après, fut appelé devant le sanglant tribunal un homme plus illustre encore. Vingt-huit anciens fermiers généraux avaient été décrétés d'accusation pour avoir commis, avant la Révolution, des abus dans l'exploitation des impôts. Les délits qu'on leur reprochait ne méritaient pas la mort ; mais le Tribunal révolutionnaire ne connaissait plus d'autre peine ! Parmi ces financiers se trouvait l'homme de génie qui avait créé la science de l'analyse et de la recomposition des corps, la plus élevée et la plus profonde des sciences naturelles, la chimie. Lavoisier n'avait cherché la fortune, en entrant dans la compagnie des fermiers généraux, que pour se donner les moyens de faire en grand les expériences qui devaient le rendre maitre des plus mystérieux secrets de la nature.

Condamné avec ses anciens associés, il demanda un sursis, afin d'achever des expériences qui eussent ajouté aux magnifiques résultats de ses travaux. Le vice-président du tribunal, Dumas, ou l'accusateur Fouquier-Tinville, on ne sait lequel des deux, répondit : Nous n'avons pas besoin de savants !

Ce fut avec cette réponse que les juges-bourreaux envoyèrent à la mort le premier savant de la France et du monde, au moment même où la science faisait des prodiges pour fournir à la France et à la Révolution des moyens de salut.

Marat, plein d'extravagantes prétentions scientifiques et jaloux de toutes les gloires, avait fait autrefois une guerre acharnée à Lavoisier et soulevé contre lui, parmi les plus violents et les moins éclairés des révolutionnaires, des préventions qui contribuèrent à préparer la perte de ce grand homme.

Lavoisier était mort le 18 floréal (7 mai). Le lendemain, fut exécutée la sœur de Louis XVI, Madame Élisabeth. Elle était digne de respect par ses vertus privées : elle haïssait la Révolution ; mais pouvait-on lui demander de l'aimer ? Si la mort de Marie-Antoinette avait été une cruauté inutile, celle de Madame Élisabeth, qui n'avait pas eu un grand et funeste rôle politique comme la reine, et dont le crime se bornait à quelques correspondances avec ses frères émigrés, fut quelque chose de bien plus odieux. On dit que Robespierre eût voulu l'épargner ; mais Collot-d'Herbois exigea sa condamnation.

Une autre grande mort avait précédé toutes ces victimes, mais une mort qui s'était dérobée à l'échafaud.

Condorcet avait échappé au sort de ses amis de la Gironde, en se cachant dans Paris même.

Il passa de longs mois dans une retraite obscure, toujours sous le coup de la dénonciation et de la mort. Ce fut dans une telle situation que, sous l'inspiration de sa noble et généreuse femme, il résuma la pensée de toute sa vie en écrivant le Tableau des Progrès de l'Esprit humain, large et rapide esquisse de l'histoire universelle, tracée au point de vue de la doctrine de la perfectibilité.

Au moment des deux terribles procès des Hébertistes et des Dantonistes, il avait terminé ce testament qui consacre à jamais sa mémoire. Il tremblait que le hasard ou une délation ne perdit avec lui la personne dévouée qui lui donnait asile. Cette personne le devinait, et le surveillait pour l'empêcher de partir. Le lendemain de la mort de Danton, il s'évada. Il erra deux jours dans les bois. Le second soir, la faim l'obligea d'entrer dans un cabaret de Clamart ; on l'arrêta comme suspect et on le mena au district, à Bourg-Égalité (Bourg-la-Reine). Le lendemain matin, on le trouva mort ; il avait avalé du poison qu'il portait dans une bague.

La terreur était partout autour du Comité de Salut public ; la discorde était au dedans.

L'hostilité augmentait entre Robespierre et Carnot, qui avait déjà une fois, parlé haut à Robespierre sur le despotisme qu'il affectait. Robespierre était désespéré de n'entendre rien à la guerre et de ne pouvoir remplacer Carnot.

Saint-Just eût pu y aspirer ; un jour, à la suite d'une discussion, Carnot lui offrit brusquement de prendre sa place à Paris, et se déclara prêt à retourner aux armées.

Saint-Just, qui avait pourtant grande opinion de lui-même, refusa, et cela lui fait honneur. Malheureusement, ici comme dans ses relations avec Hoche, Saint-Just ne resta pas sur ce bon mouvement. La mort de Danton envenima tout. Saint-Just ne pardonnait pas à Carnot de s'y être opposé : Carnot ne pardonnait pas à Saint-Just de l'avoir amené à signer son fatal rapport contre Danton. Les querelles entre eux se succédèrent en redoublant de violence. Saint-Just menaça Carnot de le faire guillotiner. — Je ne te crains pas, répondit Carnot, ni toi ni tes amis : vous êtes des dictateurs ridicules !

A la suite de cette scène terrible, Carnot proposa aux deux Comités de mettre Robespierre en accusation.

Les Comités reculèrent devant un tel coup ; Robespierre, de son côté, n'osa frapper. Les Comités ménagèrent un replâtrage, et l'on continua de marcher ensemble en se détestant.

Robespierre avait augmenté ses moyens d'action. Il avait fait nommer un de ses hommes, l'ex-président du Tribunal révolutionnaire, Hermann, commissaire des administrations et de la police générale, et il avait fait créer un bureau spécial de police pour diminuer les attributions du Comité de Sûreté générale, dont il se défiait. S'il se renforça ainsi, il s'aliéna définitivement, en compensation, la majorité du Comité de Sûreté générale, qui, malgré David et Lebas, se mit tout à fait sous la main de Billaud et de Collot.

Robespierre travaillait en même temps à étendre son autorité morale.

Dès le lendemain de la mort de Danton, Couthon avait annoncé à la Convention un projet de fête à l'Être suprême ; projet qui avait produit une impression étrange au milieu de tout ce sang.

Le 18 floréal (7 mai), Robespierre prononça devant la Convention un grand discours qui était tout un programme religieux.

L'idée de l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme, disait-il, est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine. Les cultes doivent être libres, pourvu qu'ils ne troublent pas l'ordre public ; mais, sans contrainte, sans persécution, toutes les sectes arriveront à se confondre d'elles-mêmes dans la Religion universelle de la Nature. Qu'y a-t-il entre les prêtres et Dieu ? Combien le Dieu de la Nature est différent du Dieu des prêtres ! Laissons les prêtres et retournons à la Divinité.

Robespierre ne pouvait rester une heure dans ces hautes régions sans y introduire ses passions haineuses que la mort ne désarmait pas. Il gâta cet éloquent discours par des outrages à la mémoire de Condorcet et de Danton.

Il fit rendre le décret suivant :

Le peuple français reconnaît l'existence de l'Être suprême et l'immortalité de l'âme.

Il reconnaît que le culte digne de l'Être suprême est la pratique des devoirs de l'homme.

Il sera célébré le 2 prairial prochain une fête en l'honneur de l'Être suprême.

Cette fête devait être suivie de tout un ensemble de fêtes nationales et religieuses. C'était l'établissement d'un culte national déiste.

Une députation de Jacobins vint féliciter la Convention. Carnot, comme président de l'Assemblée, répondit en rappelant cette maxime célèbre : Un peu de philosophie mène à l'athéisme ; beaucoup de philosophie ramène à l'existence de la Divinité. — Nier l'Être suprême, ajouta-t-il, c'est nier l'existence de la Nature ; car que sont les lois de la Nature, sinon la sagesse suprême !

Carnot, tout aussi déiste que Robespierre, n'en approuvait pas davantage ses projets. L'impression produite par le discours et par le décret du 18 floréal fut très grande en France et en Europe, mais très diverse. Bien des esprits, chez nous, applaudirent aux grandes idées et aux éternelles vérités qu'avait rappelées Robespierre. Au dehors, les ennemis mêmes de la Révolution, les gouvernements étrangers, en furent frappés comme d'un retour de la France à des conceptions d'ordre et d'organisation. Mais, d'autre part, il s'éleva bien des appréhensions de voir naître une nouvelle religion d'État qui opprimerait au nom du déisme, comme on avait opprimé au nom du catholicisme. On avait été effrayé du caractère donné au procès de Chaumette et de Gobel. Robespierre avait beau, dans ses discours, réserver aux individus la liberté de croire ou de ne pas croire ; ses actes étaient en contradiction avec ses paroles. Ni Chaumette ni Gobel n'avaient conspiré, pas plus qu'avant eux Anacharsis Clootz ; ils avaient été, en réalité, mis à mort pour athéisme et non pour conspiration, et l'ex-évêque Gobel n'était pas même athée, car il marcha à la mort en priant Dieu.

Il y a, dans le Contrat social de Rousseau, un passage emprunté à la République de Platon, où il est dit qu'on peut mettre à mort les athées, comme ennemis de la société. Dans cette maxime que Rousseau eût effacée s'il en eût prévu l'application, on croyait voir la vraie pensée de Robespierre. On se disait qu'un culte quelconque, imposé au nom de l'État, était contraire à la liberté de conscience et que ce n'était point, d'ailleurs, avec des mains sanglantes qu'on pouvait relever le principe religieux ; que nous ne devions pas, dix-huit siècles après l'Évangile, retourner au temps de Moïse.

La fête de l'Être suprême fut célébrée, non pas le 2, mais le 20 prairial (8 juin). Le peintre David, l'ordonnateur habituel des fêtes de la Révolution, en avait réglé le plan. Elle fut splendide. Paris était couvert de fleurs et inondé de la lumière d'un beau jour d'été. La foule, en voyant le gouvernement révolutionnaire invoquer Dieu, se reprenait à l'espérance. La guillotine avait été voilée ; on se flattait que ce serait pour toujours.

L'homme, a écrit M. Michelet, l'homme, par la logique du cœur, croit invinciblement que le créateur de la vie en est le conservateur et que Dieu signifie clémence.

Un vaste amphithéâtre, construit dans le jardin des Tuileries, montait des parterres jusqu'au balcon du pavillon de l'Horloge. La Convention y prit place. Robespierre présidait. Il prononça un discours d'un caractère élevé, mais vague : — La joie aujourd'hui ! dit-il ; demain, nous combattrons de nouveau les vices et les tyrans !

La fête n'était donc qu'une trêve d'un jour : point d'adoucissement, point de clémence.

Un groupe de figures allégoriques occupait la place du bassin. C'était l'athéisme, l'égoïsme et d'autres monstres. Le président Robespierre y mit le feu. Ce groupe, en s'écroulant, devait laisser apparaître la statue de la Sagesse. La Sagesse apparut, mais toute noircie par les flammes. Les ennemis de Robespierre virent là un emblème et un présage.

La Convention se dirigea vers le Champ-de-Mars : tous les députés, avec des fleurs à la main, l'habit bleu à large revers, le panache et la ceinture tricolore des représentants en mission. Robespierre allait en tête, vêtu de bleu de ciel et portant un énorme bouquet d'épis, de fleurs et de fruits ; un rayon de joie éclairait son visage, d'ordinaire si contracté et si sombre. Il avait une étrange physionomie, pleine de contradictions et d'énigmes qui troublent et qui inquiètent. Dans les portraits qu'on a gardés de lui, à cette époque de sa vie, il a le front d'un penseur : les yeux, qui regardent en dedans, ont de la douceur, mais les lèvres minces et serrées sont d'une expression effrayante. On sent l'effort perpétuel, la tension extrême qui lui donnent de fréquents tressaillements nerveux.

Le peuple, encore sous l'impression première de la fête, applaudissait ; mais la Convention marchait silencieuse et morne.

Autour de la Convention, sur une montagne symbolique élevée au milieu du Champ-de-Mars, un chœur de deux mille cinq cents voix entonna un hymne à l'Être suprême, composé par Chénier. Les jeunes filles jetèrent de toutes parts des fleurs ; les mères élevèrent leurs enfants vers le ciel ; les jeunes gens tirèrent leurs sabres, en jurant de défendre la patrie. Il y eut là un tableau aussi imposant que celui de la Grande Fédération ; mais qu'on était loin, au fond, de ce premier et heureux âge de la Révolution ! Ce n'étaient pas réellement quatre années, c'étaient des siècles qui séparaient ces deux journées.

Le retour fut sinistre. Parmi les montagnards, les colères ne se contenaient plus, en voyant Robespierre faire ainsi le grand prêtre.

Robespierre entendit, dans le cortège, des paroles pleines de menaces. Il ne suffit pas, disait l'un, d'être maître ; il faut qu'il soit Dieu ! — Un autre murmurait : Il y a encore des Brutus !

Il y avait là bien des hommes qui se méprisaient pour avoir, dans un moment de stupeur, laissé périr Danton et qui ne rêvaient que de se réhabiliter en le vengeant. Quelques-uns commençaient aussi à songer à la vengeance de la Gironde ; d'autres couvaient les haines de l'hébertisme. Toutes les passions bonnes et mauvaises se coalisaient contre l'homme qui avait frappé tous les partis et qui en menaçait tous les restes.

Non seulement la fête de l'Être suprême n'avait pas ouvert une ère de clémence, mais Robespierre préparait un redoublement de terreur.

Le 22 prairial (10 juin), Couthon présenta à la Convention un projet de décret rédigé par Robespierre, et qui n'avait pas été soumis aux deux Comités : c'était une réforme du Tribunal révolutionnaire, d'après les principes posés par Robespierre dans ses instructions à la commission d'Orange. Le peu qui subsistait de formes et de garanties était supprimé. — Suppression des témoins, s'il y a d'autres preuves. — Suppression des défenseurs. — Nul ne pourra traduire personne au Tribunal révolutionnaire, si ce n'est la Convention, les deux Comités, les représentants en mission et l'accusateur public. — La Convention déroge à toutes les lois en contradiction avec ce décret.

Ces deux derniers articles abolissaient implicitement la dernière et faible garantie qui restait à la Convention, à savoir : d'être appelée à voter sur la mise en accusation de ses membres. Désormais, les deux Comités et l'accusateur public pourraient citer directement les députés comme les autres citoyens.

Plusieurs députés se récrièrent et demandèrent l'ajournement. Barère, voyant Robespierre si hardi et si fort, se retourna de son côté et combattit l'ajournement. Robespierre enleva le vote.

Aucun membre des Comités n'avait réclamé devant la Convention ; mais, le lendemain, au Comité de Salut public, on éclata. — Tu veux, dit Billaud à Robespierre, guillotiner la Convention nationale !.... Tu es un contre-révolutionnaire !

Pendant ce temps, à la Convention, on revenait sur le vote de la veille. On demandait qu'il fût déclaré que l'on ne pouvait mettre en jugement des représentants du peuple sans un décret de la Convention. — Au milieu d'une agitation extrême, le jurisconsulte Merlin de Douai fit voter cette résolution :

La Convention, considérant que le droit exclusif de la Représentation nationale de décréter d'accusation ses membres est un droit inaliénable, passe à l'ordre du jour.

Dans la séance suivante, Couthon et Robespierre se plaignirent avec emportement des intentions qu'on leur avait prêtées et prétendirent n'avoir point entendu enlever à la Convention le droit de statuer sur le sort de ses membres. Il était difficile de les croire.

Le reste du décret du 22 prairial subsista et fut exécuté.

La scène qui avait eu lieu au Comité le 23 prairial, entre Robespierre et Billaud, eut de grandes conséquences. Robespierre avait senti que les deux groupes des ultra-révolutionnaires et des directeurs des grands services publics s'unissaient contre lui dans le Comité. Sans donner sa démission, il cessa de paraître au Comité, et cette retraite menaçante, dont le public eut bientôt connaissance, révéla pleinement ces discordes dans le gouvernement qu'on n'avait pu que soupçonner jusque-là.

Robespierre avait de grandes forces dans la main en dehors des Comités. Le nouveau président du Tribunal révolutionnaire, Dumas, les juges et les jurés étaient à lui, aussi bien que l'administration et le nouveau bureau de police. Il avait la Commune et l'état-major de la garde nationale, et il dominait toujours aux Jacobins, bien que Collot d'Herbois, Fouché et autres essayassent de lui disputer le terrain.

Robespierre s'écartait du Comité de Salut public, afin de rejeter sur la majorité des deux Comités la responsabilité du gouvernement, tout en se réservant les chances d'y rentrer en dominateur. Ses adversaires, de leur côté, manœuvrèrent de façon à ce que le public continuât de lui attribuer tout ce qui se faisait d'excessif et d'impopulaire. La sinistre loi du 22 prairial, qui était bien son ouvrage, les y autorisait et disposait l'opinion à tout admettre sur son compte.

Paris devenait de plus en plus sombre. De cet élan d'un moment qu'il avait eu le jour de la fête de l'Être suprême, il était retombé dans un abattement entrecoupé d'agitations fébriles. Les imaginations étaient si frappées, qu'on croyait que les corps des suppliciés allaient causer la peste dans Paris, comme si quelques centaines de morts de plus dans une saison eussent pu susciter un péril que ne produisait pas la multitude accoutumée des inhumations de la grande ville. On proposa de brûler dorénavant les morts. Sur les réclamations du quartier Saint-Honoré, qu'attristait, chaque jour, le cortège des exécutions, on transféra la guillotine au bout du faubourg Saint-Antoine, à l'ancienne place du Trône ; le faubourg se plaignit à son tour.

Le nombre des condamnations s'accroissait d'une manière effrayante depuis la nouvelle transformation du Tribunal révolutionnaire par la loi du 22 prairial. Robespierre avait prétendu moraliser la Terreur, et la Terreur, avec le Tribunal de prairial, devenait non plus seulement atroce, mais immonde. A l'hypocrisie du président Hermann avait succédé la brutalité cynique de Dumas, qui siégeait avec deux pistolets devant lui et injuriait les accusés. Juges et jurés n'étaient plus même tous des fanatiques, il y avait là des jeunes gens sceptiques et libertins qui s'étaient fait mettre dans le jury pour ne pas aller à la guerre.

A mesure que les exécutions se multipliaient, les prisons s'encombraient. Il y avait dans les maisons de détention de Paris plus de 7.000 prisonniers au lendemain de la loi de prairial, et ce chiffre s'accrut encore, quoique le Tribunal révolutionnaire travaillât fiévreusement à vider les prisons.

Le 26 prairial (14 juin), une seconde fournée de membres des parlements de Paris et de Toulouse, au nombre de trente, fut envoyée à l'ex-place du Trône.

Trois jours après, une autre exécution de cinquante-quatre personnes eut un bien plus grand retentissement.

Dans la nuit du 3 au 4 prairial (22 au 23 mai), un garçon de bureau nommé Ladmiral, après avoir projeté de tuer Robespierre, avait tenté d'assassiner Collot d'Herbois. Le lendemain soir, une jeune fille d'une vingtaine d'années, appelée Cécile Renault, se présenta chez Robespierre. Il était sorti. L'air agité et les propos de cette fille excitèrent les soupçons de la famille Duplay, les hôtes de Robespierre. On arrêta Cécile Renault ; on la fouilla. On trouva sur elle deux petits couteaux. Elle ne convint pas d'avoir eu l'intention de tuer Robespierre ; mais elle déclara qu'elle avait voulu voir comment est fait un tyran.

Cécile Renault était une tête exaltée et une royaliste fanatique, qui souhaitait ardemment, comme elle en convint, le renversement de la République par les puissances coalisées. Mais, en supposant, ce qui ne fut pas bien prouvé, qu'elle eût aspiré à devenir une Charlotte Corday contre-révolutionnaire, elle n'avait eu ni confidents ni complices. On arrêta ses parents ; on mêla son affaire avec celle de Ladmiral.

Le 7 prairial (26 mai), Barère lut à la Convention un rapport où il faisait de Ladmiral et de Cécile Renault les agents du gouvernement anglais, et traitait les Anglais de nation d'assassins. Il entraîna la Convention à rendre un décret vraiment sauvage qui interdisait de faire aucun prisonnier anglais.

On fit donc du procès de Ladmiral et de Cécile Renault une grande conspiration de l'étranger, une vaste machine où l'on jeta pêle-mêle, comme dans le procès de Lucile, les personnes les plus étrangères les unes aux autres. Deux influences opposées contribuèrent à donner à cette affaire des proportions d'une exagération insensée d'une part, cruelle. ment machiavélique de l'autre. Les partisans dévoués de Robespierre y mettaient une fureur sincère ; ses ennemis, la majorité du Comité de Sûreté générale, imaginèrent contre lui une manœuvre très perfide. On avait mis dans l'affaire, à côté de quelques Hébertistes, des royalistes de distinction, d'anciens grands seigneurs, des Rohan, des Montmorency, Sombreuil, que sa tillé avait sauvé des massacres de Septembre, mais ne put sauver de l'échafaud. Les meneurs du Comité de Sûreté générale, Voulland, Vadier, Amar, s'avisèrent d'adjoindre aux accusés une famille de Sainte-Amaranthe, qui appartenait, par ses origines, au grand monde d'autrefois, mais dont les dames, la mère et la fille, tenaient une maison de jeu très en vogue au Palais-Égalité (Palais-Royal).

Robespierre jeune, moins austère que son frère, avait eu quelques relations dans cette maison élégante et suspecte. On attribua malignement à l'aîné ce qui regardait le jeune frère. On crut qu'il protégerait ces femmes, que cela répandrait sur lui un mauvais vernis. C'était mal le connaître. Il laissa faire.

Tout fut condamné, y compris une actrice distinguée, coupable d'être liée avec une personne de la famille Sainte-Amaranthe, et jusqu'à la pauvre petite domestique de cette actrice, une enfant de dix-huit ans 1 Ces cinquante-quatre personnes furent conduites à la mort avec la chemise rouge dont on revêtait les assassins et qu'avait portée Charlotte Corday.

Toutes ces victimes paraissant immolées à Robespierre, cela retourna violemment contre lui l'opinion, qui avait d'abord été émue en sa faveur lors des deux tentatives d'assassinat.

Quoique ces horreurs fussent en partie l'ouvrage des ennemis de Robespierre, l'opinion n'était pas injuste en l'en rendant responsable. C'était grâce à sa loi de prairial que tous ces malheureux avaient été condamnés en une seule séance sana défenseurs et sans débats.

Le Comité de Sûreté générale avait visé à rendre Robespierre odieux par la grande fournée des chemises rouges. Il visait, d'autre part, à le rendre ridicule par une affaire d'un tout autre genre.

La police avait découvert dans le quartier latin une petite secte mystique formée par une vieille femme, nommée Catherine Théot, qui se faisait appeler la mère de Dieu et qui mêlait l'Apocalypse à la Révolution. Vadier fit à la Convention un rapport sur ce nouveau complot. Le but de Vadier, d'Amar et de Voulland était de faire savoir que la mère de Dieu appelait Robespierre son Messie.

La Convention ordonna l'envoi de la mère de Dieu et de ses adeptes au Tribunal révolutionnaire ; mais, cette fois, Robespierre intervint, et de la façon la plus hardie. Il interdit à l'accusateur public de donner suite à l'affaire et Fouquier-Tinville obéit.

Une telle situation ne pouvait longtemps durer sans un éclat.

De tristes nouvelles arrivèrent, sur ces entrefaites, de la Gironde et de la Dordogne.

Ce n'était pas seulement à Arras et à Cambrai, d'une part, à Orange, de l'autre, qu'il avait été dérogé au décret qui abolissait les tribunaux et commissions révolutionnaires des départements. Par un arrêté du Comité de Salut public, du 25 floréal (14 mai), la commission militaire de Bordeaux avait eu ordre de reprendre ses fonctions. Elle eut bientôt à frapper d'illustres victimes. L'homme qui raviva la Terreur à Bordeaux fut ce jeune agent de Robespierre et du Comité qui avait tant contribué à faire enfin cesser les massacres de Nantes : Jullien de Paris. Ce jeune fanatique avait une égale haine pour les Hébertistes tels que Carrier et pour les Girondins, ce qui explique comment, humain à Nantes, il fut implacable à Bordeaux. Il n'eut pas de repos qu'il n'eût fait rappeler à Paris un représentant en mission dans la Gironde, Isabeau, qui, après s'être montré très violent, s'était adouci et se faisait le protecteur des Bordelais. La société bordelaise essaya de gagner Jullien comme elle avait gagné Isabeau. On lui donna des fêtes : il sembla un moment chanceler ; puis il rappela sa vertu à son aide, et, à la suite d'un bal, il fit traduire devant la commission militaire toute une famille, père, mère, fille, à laquelle il supposait l'intention de le séduire.

Les exécutions se multiplièrent et Jullien s'acharna à retrouver la trace de ceux des chefs girondins qui s'étaient réfugiés aux environs de Bordeaux, après que la tentative de résistance eut échoué en Normandie. Guadet, Buzot, Barbaroux, Salle, Pétion, étaient restés cachés à Saint-Émilion, durant huit longs mois d'angoisses morales et physiques, d'abord dans un souterrain, puis dans des maisons amies. C'est là qu'ils apprirent les procès et la catastrophe des Vingt-deux et de madame Roland.

Les représentants Tallien et Isabeau avaient mis peu d'ardeur à les chercher. Les émissaires de Julien furent plus actifs et, le 30 prairial (27 juin), Guadet et Salle furent découverts dans un grenier chez le père de Guadet. On les emmena à Bordeaux. Salle écrivit à sa femme une lettre d'adieu d'une grande élévation et d'une simplicité antique, qui contraste avec les habitudes déclamatoires de ce temps. — Je crois, disait-il, m'être dévoué pour le peuple ; si, pour récompense, je reçois la mort, j'ai la conscience de mes bonnes intentions. J'emporte au tombeau ma propre estime, et, peut-être, un jour, l'estime publique me sera rendue.

La postérité doit et accorde quelque chose de plus que l'estime à ces héros.

Espère, poursuit-il, espère en Celui qui peut tout ! Il est ma consolation au dernier moment, et j'ai trop besoin de penser qu'il faut bien que l'ordre existe quelque part, pour ne pas croire à l'immortalité de mon âme... Comme le dit si bien Rousseau, qui s'endort dans le sein d'un père, n'est pas en souci du réveil.

Guadet et Salle moururent ensemble à Bordeaux. — Citoyens, cria Guadet en montant à l'échafaud, voilà le dernier de vos représentants fidèles !

Informés de l'arrestation de leurs amis, Buzot, Pétion et Barbaroux quittèrent Saint-Émilion la nuit d'après. Pétion et Barbaroux laissèrent des lettres, l'un pour sa femme, l'autre pour sa mère. — Je m'inquiète peu, écrivait Pétion, de ce que les hommes penseront de moi : j'ai défendu ma Patrie ; j'ai voulu son bien ; ma conscience ne me reproche rien... Je me trouve dans la plus cruelle situation ! Je me jette dans les bras de la Providence... je n'espère pas qu'elle m'en tire !

Barbaroux, lui, tâchait de faire espérer à sa mère que la Providence lui ferait trouver un asile.

Les trois proscrits, après avoir erré toute la nuit, entendirent des tambours, aperçurent de loin des soldats. Ils se jugèrent perdus et résolurent de ne pas se laisser prendre. Au bruit d'un coup de feu, les soldats accoururent ; ils trouvèrent un homme couvert de sang : c'était Barbaroux ; il n'était point parvenu à se tuer ; il s'était fracassé la mâchoire d'un coup de pistolet. Il fut conduit et décapité à Bordeaux.

Deux jours après, on trouva dans un champ de blé les cadavres de Buzot et de Pétion à demi dévorés par les loups. Ils avaient mieux réussi que Barbaroux à se donner la mort.

Si les proscrits de la Gironde fussent parvenus à se dérober quelques semaines de plus à leurs impitoyables ennemis, ils eussent été sauvés. Un mois après le chef des Marseillais de 92, on devait voir, à son tour, le persécuteur des Girondins, le grand chef des Jacobins, blessé, mutilé de la même manière que Barbaroux, finir de la même tin.

Il ne faut pas juger ces restes infortunés du parti girondin, Buzot surtout, par les écrits qui subsistent de leur triste séjour à Saint-Émilion. H faut surtout se garder de prendre pour l'opinion réelle et réfléchie de Buzot ses imprécations contre Paris et ses pensées découragées sur la démocratie et sur la France : ce sont là les cris du désespoir dont l'accablaient la mort de madame Roland et la destruction de son parti.

Le vrai testament de la Gironde, c'est celui qu'a écrit Gensonné le jour même de la chute des Girondins, le fatal 2 juin. Je bénirai le sort qui m'est réservé, si ma mort peut être utile à l'établissement de la République.

L'histoire a fait justice des calomnies répandues et par les Jacobins et par les contre-révolutionnaires contre ce groupe de patriotes à jamais illustres. Aucun d'eux n'a songé, comme les en accusait la Montagne, à dissoudre et à démembrer notre unité nationale. L'imputation de fédéralisme était-elle néanmoins, à leur égard, complètement fausse ? En fait, oui ! — En idée et en théorie, pas entièrement. Madame Roland rapporte, dans ses Mémoires, l'opinion de Buzot sur le gouvernement fédératif et le gouvernement unitaire. Il croyait à la nécessité présente de l'unité pour la France ; mais, au fond, dans l'avenir, dans l'idéal, il penchait pour les petites républiques confédérées. Madame Roland semble approuver cette opinion conforme à celle de son maître Rousseau.

Madame Roland et Buzot ne comprenaient donc pas clairement le rôle de la France dans le monde : la grande unité initiatrice, la nécessité du grand centre intellectuel et moral. Les Montagnards, avec moins de pensée réfléchie, avaient un instinct plus profond que les Girondins : ces violents et sauvages fils des Gaulois sentaient plus juste sur la destinée de la France que les brillants élèves des Grecs et des Romains.

Le philosophe et le savant de génie qui s'était associé aux grands orateurs de la Gironde, Condorcet, ne partageait aucune de leurs erreurs et appréciait admirablement le rôle de Paris et l'unité française.

Au moment où les dernières victimes de la Gironde périrent à Bordeaux et dans la Dordogne, l'horreur allait toujours croissant à Paris. Les espions, les délateurs, comme au temps de ces empereurs romains qu'avait rappelés Camille dans le Vieux Cordelier, inventaient chaque jour un nouveau complot pour se faire valoir et perdre une foule de malheureux. Une tentative d'évasion, à Bicêtre, par des détenus de droit commun, des voleurs, fut transformée en conspiration politique, et l'on joignit à ces misérables un député dantoniste, Osselin, condamné aux fers pour avoir caché une femme accusée d'émigration. Osselin voulut prévenir la guillotine : il s'enfonça un clou dans la poitrine ; on le traîna mourant devant les juges, et, de là à l'échafaud.

Cette atrocité indigna les plus violents sans-culottes. Il y avait une sorte d'émulation forcenée entre les ultra-terroristes des deux Comités et les Robespierristes de la police et du Tribunal révolutionnaire. Barère avait dit : Il faut épurer la population, évacuer les prisons. Hermann, le commissaire des administrations et de la police générale, écrit, dans un rapport au Comité de salut public Il faudrait peut-être en un instant purger les prisons. Le Comité autorisa Hermann à rechercher les complots dans les prisons. L'autorisation est signée de Robespierre. C'est la seule signature politique qu'il ait donnée pendant qu'il se tenait à l'écart du Comité (7 messidor-25 juin). Il est donc bien responsable de ce que firent Hermann et son auxiliaire Lanne, le chef du bureau spécial de police, institué par l'influence de Robespierre.

Ils découvrirent une prétendue conspiration dans la prison du Luxembourg, et envoyèrent, d'un seul coup, cent cinquante-neuf accusés au Tribunal révolutionnaire : il y avait là beaucoup d'anciens nobles, des militaires, des journalistes, des banquiers. On fut obligé, pour tant de monde, de construire, dans la salle du Tribunal, un échafaudage avec des gradins. Cette masse d'accusés fut jugée et exécutée en trois fournées (19-22 messidor ; 7-11 juillet).

Il n'y avait que dix acquittés.

Il y eut ensuite la fournée des Carmes, le 1er thermidor (20 juillet) : quarante-cinq victimes, dont plusieurs grands seigneurs et le général Beauharnais, qui avait commandé sur le Rhin et dont le fils fut Eugène Beauharnais.

C'étaient désormais tous les jours vingt, trente, quarante condamnés : la plus haute noblesse de l'ancienne cour mêlée à des gens de la plus humble condition. Ces nobles, hommes et femmes, plusieurs très avancés en âge, étaient précisément ceux qu'on eût dû épargner, puisqu'ils n'avaient point émigré. Les plus furieux proscripteurs, Billaud-Varennes et Collot d'Herbois eux-mêmes et les hommes du Comité de Sûreté générale, commençaient à crier contre le Tribunal et contre Hermann et Lanne et leurs mouchards de prison, qui démoralisaient le supplice, disait Collot.

L'ancien Tribunal révolutionnaire, du 7 avril 1793 au 23 prairial an II (11 juin 1794), en quatorze mois, avait prononcé 1256 condamnations à mort. Le nouveau Tribunal du 22 prairial en prononça 1361, du 23 prairial au 9 thermidor, en six semaines ! La Terreur était comme une effroyable machine lancée sur une pente rapide et dont le mouvement s'accélère jusqu'à ce qu'elle se brise.

La crise intérieure du Gouvernement révolutionnaire approchait.

Le 13 messidor (1er juillet), Robespierre, se croyant fortifié par la victoire de Fleurus et par le retour de Saint-Just, fit aux Jacobins un discours contre ceux qui veulent soustraire les aristocrates à la justice, contre la faction des indulgents. Il récrimina longuement contre les calomniateurs qui l'accusaient d'être un tyran. Il se plaignit que certains de ses collègues colportassent ces calomnies. — Si l'on me forçait de renoncer à une partie des fonctions dont je suis chargé (celles du Comité), il me resterait ma qualité de Représentant du peuple, et je ferais une guerre à mort aux tyrans et aux conspirateurs.

Le 21 messidor (9 juillet), aux Jacobins, il attaqua Barère, qui louvoyait entre lui et ses ennemis.

Payan, l'agent national près de la Commune, et les autres meneurs robespierristes pressaient Robespierre de prendre l'offensive et poussaient à un nouveau 31 mai. Payan convoqua les comités révolutionnaires à la Commune. C'était une véritable révolte contre la loi récente qui prohibait ces réunions.

Le Comité de Salut public annula la convocation, mais ne sévit pas.

On hésitait des deux côtés. Carnot était revenu à la résolution qu'il avait provoquée après la mort de Danton et conseillait d'observer et d'attendre.

Les Comités firent cependant un acte significatif : ils supprimèrent, à la fin de messidor, le bureau de police qui était l'instrument de Robespierre. Barère, dans un rapport à la Convention, du 2 thermidor (20 juillet), fit une allusion hostile à Robespierre, sans le nommer encore.

On assure que Saint-Just avait, à son retour, fait entendre nettement aux deux Comités que le Salut public réclamait la dictature et que le dictateur ne pouvait être que Robespierre. Les Comités avaient, dit-on, repoussé dédaigneusement cette ouverture.

A la veille de la grande lutte dont personne ne pouvait mesurer les conséquences, les deux Comités réunis firent une dernière tentative de conciliation. Le 5 thermidor (22 juillet) au soir, ils mandèrent Robespierre, et lui exposèrent nettement les griefs qu'on avait contre lui. Robespierre et Saint-Just récriminèrent, surtout contre Carnot. Le sombre et dur Billaud-Varennes fut, cette fois, le plus conciliant : il parut sentir que la chute de Robespierre entraînerait celle des ultra-révolutionnaires du Comité de Salut public. — Nous sommes tes amis, dit-il à Robespierre ; nous avons toujours marché ensemble.

On ne put s'entendre. Robespierre, au fond, était convaincu de la nécessité de sa dictature, et Saint-Just et Couthon au moins autant que lui. Il paraît que l'on convint toutefois de voiler les dissensions du gouvernement ; mais chacun avait compris que ce n'était là qu'un répit de quelques jours et l'on se prépara au choc décisif.

Le lendemain, Couthon se plaignit aux Jacobins que les Comités eussent fait sortir de Paris une partie des canonniers de la garde nationale, qui passaient pour jacobins et robespierristes ; il en accusa Carnot. Il dit qu'il y avait cinq ou six agents de l'étranger dans la Convention.

Le 7 thermidor (25 juillet), une députation des Jacobins vint accuser devant la Convention les indulgents et dénoncer le commissaire du mouvement des armées (Carnot), qui, dirent-ils, semble s'environner de ténèbres. — Il a de grands moyens à sa disposition pour la défense de la patrie ; ne peut-il pas en abuser pour la trahir ?

Barère, effrayé de cette attitude des Jacobins, ménagea de nouveau Robespierre dans un rapport assez vague qu'il présenta, ce même jour, à la Convention, et où il attaqua la mémoire de Danton aussi bien que des Girondins et des Hébertistes, comme pour faire sa cour à Robespierre.

Ce même jour, 7 thermidor, qui doit compter parmi les plus tristes journées des exécutions révolutionnaires, vit monter à l'échafaud le grand poète André Chénier, frère de cet autre poète Marie-Joseph Chénier, à qui l'on doit le Chant du départ et tant de nobles poésies républicaines. André Chénier, qui avait fait renaître parmi nous l'inspiration de la poésie antique et la beauté de l'art grec, était resté attaché au parti feuillant et constitutionnel, pendant que son frère se dévouait avec ardeur à la République. André avait écrit contre les Montagnards des pamphlets passionnés et des vers magnifiques qui lui coûtèrent la vie. Son frère, menacé lui-même comme Dantoniste, ne put rien pour le sauver.

Le rapport de Barère avait semblé indiquer que le Comité pouvait encore plier devant Robespierre ou traiter avec lui.

C'eût été un arrêt de mort pour plusieurs députés de la Montagne, qui savaient que Robespierre voulait leurs têtes et que la résistance du Comité de Salut public les avait seule préservés jusque-là L'un d'eux, Lecointre de Versailles, homme bizarre et un peu grotesque, mais plein de courage, prépara un mémoire à la Convention pour demander la mise en accusation de Robespierre, et ils jurèrent, entre huit ou dix, si cette proposition échouait, d'immoler le tyran en pleine Convention.

Parmi eux se trouvaient Barras et Fréron, qui avaient été les tyrans de la Provence. Fréron, ancien ami de Camille et de Lucite, n'avait pas eu le courage de les défendre ; mais, maintenant, menacé à son tour, il était disposé à les venger.

Un autre de ces députés, Tallien, fort maltraité à la Convention par Robespierre et par Couthon, s'était humilié devant eux pour les apaiser. Il reçut, d'une femme qu'il aimait et qui avait été arrêtée comme suspecte, la lettre suivante : Je vais demain au Tribunal révolutionnaire ; je meurs avec le désespoir d'avoir été à un lâche comme vous.

Tallien acheta un poignard et résolut de s'en frapper, s'il ne pouvait frapper Robespierre.

Robespierre procéda comme il l'avait fait tant de fois. Il avait d'abord lancé en avant les Jacobins pour ébranler la Convention ; puis il attaqua en personne. Il prononça, le 8 thermidor (26 juillet), un grand discours qu'il préparait depuis un mois.

Il débute par un long et habile plaidoyer contre l'accusation d'aspirer à la tyrannie. Il se défend d'avoir projeté de proscrire des membres irréprochables de la Convention. Il insiste sur l'opposition qu'il a faite à la proscription d'une partie de l'Assemblée. Il désignait par là les soixante-deux députés de la droite détenus comme suspects, et dont il avait empêché la mise en accusation. C'était un appel à la droite et au centre. Il s'adressa, d'autre part, aux restes des groupes de la Montagne dont il avait immolé les chefs.

Je ne connais, dit-il, que deux partis, celui des bons et celui des mauvais citoyens ; je n'impute pas les crimes de Brissot, de Danton ou d'Hébert à ceux que ces conspirateurs ont trompés.

De la défensive, il passa à l'offensive. La fureur de mes ennemis, dit-il, a redoublé depuis la fête de l'Être suprême, que ne peuvent me pardonner les apôtres de l'athéisme et de l'immoralité. — Et il se plaint d'avoir été insulté, pendant la fête même, par des Représentants du peuple.

Il se plaint du système que suivent ses ennemis pour le rendre responsable, à lui seul, de tout ce qui se fait de rigoureux ou même d'inique.

La force de la calomnie, l'impuissance de faire le bien et d'éviter le mal, m'a forcé d'abandonner absolument mes fonctions de membre du Comité de Salut public. Voilà six semaines que ma prétendue dictature est expirée et que je n'ai aucune espèce d'influence sur le Gouvernement. — La patrie en a-t-elle été plus heureuse ? Je le souhaite !Dans quelles mains sont aujourd'hui les armées, les finances et l'administration de la République ?Dans les mains de la coalition qui me poursuit. — Ce n'est pas assez pour eux d'avoir éloigné un surveillant incommode ; ils méditent de lui arracher le droit de défendre le peuple avec la vie. — Je la leur abandonnerai sans regret !... La mort n'est pas, comme on l'a dit, un sommeil éternel ! Effacez des tombeaux cette maxime gravée par des mains sacrilègescelles des Hébertistes, qui inscrivaient sur la porte des cimetières : La mort est un sommeil éternel ! —... cette maxime qui décourage l'innocence opprimée et qui insulte à la mort ! Gravez-y plutôt celle-ci : La mort est le commencement de l'immortalité !

Tout auprès de ces hautes idées religieuses, introduites d'une façon inattendue et brusque dans une polémique politique, éclatent, par une dissonance étrange et qui est bien dans le caractère de Robespierre, des récriminations haineuses et implacables. Il se plaint que le décret contre les Anglais soit perpétuellement violé, c'est-à-dire qu'on ne passe pas au fil de l'épée les Anglais vaincus ; il se plaint qu'on joue des comédies philanthropiques dans la Belgique reconquise, c'est-à-dire qu'on traite amicalement des populations qui, après s'être tournées contre nous, reviennent à la France.

Il accuse ceux qui conduisent les affaires publiques (le Comité) d'incliner à l'indulgence et de favoriser l'aristocratie. — L'intrigue et l'étranger triomphent !On éloigne nos canonniers ; on intrigue dans l'armée : donc, on conspire. La Contre-révolution est dans l'administration des finances ! Quels en sont les administrateurs suprêmes ?Des aristocrates et des fripons connus !

Dans son discours écrit qui a été imprimé, il nommait Cambon ; mais il ne prononça pas ce nom à la tribune.

Il le désignait suffisamment, et il attaqua le système des assignats comme inventé par l'étranger pour affamer la France.

Il en revient, après notre victoire, à l'idée par lui émise avant la campagne que les tyrans retirent leurs armées pour nous laisser à nos dissensions. Et il renouvelle ses prédictions de 91 et 92 sur l'avènement du despotisme militaire.

Laissez flotter un moment les rênes de la Révolution ; vous verrez le despotisme militaire s'en emparer et le chef des factions renverser la représentation nationale civile : un siècle de guerre civile et de calamités désolera notre patrie, et nous périrons pour n'avoir pas voulu saisir un moment marqué dans l'histoire des hommes pour fonder la Liberté !

La défaite des factions rivales a comme émancipé tous les vices.

C'était bien la peine, alors, de tuer tous les chefs des partis ! En détruisant toutes les forces libres et en poussant à outrance à la dictature révolutionnaire, Robespierre avait tout fait pour aplanir la voie à ce despotisme militaire qu'il redoutait et qu'il préparait.

Et il conclut ainsi :

Disons la vérité ! Disons qu'il existe contre la liberté publique une coalition criminelle qui intrigue au sein même de la Convention ; que cette coalition a des complices dans les deux Comités. — Quel est le remède à ce mal ? — Épurer les deux Comités et constituer l'unité du gouvernement sous l'autorité suprême de la Convention.

Il laissait la menace suspendue sur la tête de ses adversaires, qu'il accusait sans les nommer, en sorte que chacun pouvait se croire en péril. C'était une grande faute, et qui lui enlevait le bénéfice de l'habileté avec laquelle il avait cherché à rassurer la masse de l'Assemblée.

Un ennemi de Robespierre, Lecointre de Versailles, par un mouvement difficile à expliquer, demanda l'impression du discours. Un autre député anti-robespierriste, Bourdon de l'Oise, s'y opposa. Barère, au contraire, l'appuya, parce que, dit-il, dans un pays libre, il n'est aucune assertion qui ne doive pouvoir être examinée et combattue.

Couthon proposa que le discours fût envoyé à toutes les communes de France.

La Convention ordonna l'envoi.

Robespierre semblait triompher.

Cambon s'élança à la tribune.

Avant d'être déshonoré, s'écria-t-il, je parlerai à la France !

Il se défendit avec l'énergie d'un caractère indomptable et d'une conscience sans reproches. — Étranger, dit-il, à toutes les factions, je les ai dénoncées tour à tour lorsqu'elles ont attaqué la fortune publique. — Il est temps de dire la vérité tout entière. Un seul homme paralyse la volonté de la Convention ; cet homme, c'est Robespierre !

Robespierre recula. Tout à l'heure, il avait traité les administrateurs des finances de fripons : maintenant, il dit qu'il blâmait les idées de Cambon en finances, sans attaquer ses intentions !

Billaud-Varennes prit la parole : — Je demande, dit-il, que la Convention examine le discours de Robespierre avant de l'envoyer aux communes. J'aime mieux que mon cadavre serve de trône à un ambitieux que de devenir, par mon silence, le complice de ses forfaits. Je demande le renvoi du discours aux deux Comités.

Quoi ! s'écria Robespierre ; on renverrait mon discours à l'examen de ceux que j'accuse !

Nommez ceux que vous accusez ! cria-t-on.

J'ai proposé, dit Barère, l'impression du discours de Robespierre, parce que, dans un pays libre, on doit tout publier. Nous répondrons à cette déclamation par les victoires de nos armées !

Et il lut les dépêches qui annonçaient la prise de Nieuport, la prise de Bruxelles et de Malines, l'entrée des Français à Anvers aux acclamations d'un peuple immense.

C'était la réponse de Carnot aux accusations de Robespierre et de Saint-Just.

L'envoi du discours aux communes fut révoqué : la séance, après un premier succès pour Robespierre, finit par une défaite.

Le centre et la droite avaient lâché pied. Ils n'étaient pas allés, toutefois, jusqu'à renvoyer le discours aux Comités, comme l'avait demandé Billaud.

Je n'attends plus rien de la Montagne, dit Robespierre en rentrant chez lui ; mais la masse de la Convention m'entendra !

Le soir, il alla relire son discours aux Jacobins. Il fut passionnément applaudi.

C'est mon testament de mort, leur dit-il. Je vous laisse ma mémoire : vous la défendrez ! Je vais boire la ciguë !

Je la boirai avec toi, cria le peintre David, qui, dans un de ses plus beaux tableaux, avait peint Socrate buvant ce poison qu'on donnait, chez les Athéniens, aux condamnés à mort.

Le président du Tribunal révolutionnaire, Dumas, déclara que le gouvernement était devenu contre-révolutionnaire. Il se tourna vers Billaud-Varennes et Collot d'Herbois, qui étaient venus hardiment pour tenir tête à Robespierre dans son quartier général des Jacobins. — Vous aurez le sort d'Hébert et de Danton ! leur cria Dumas.

Ils voulurent prendre la parole. On les accabla d'imprécations. — Les conspirateurs doivent périr ! dit Couthon. — La majorité du club se leva en criant : Les conspirateurs à la guillotine !

Billaud et Collot durent s'enfuir, et la minorité les suivit. Pendant ce temps, la Commune, dirigée par un homme très vigoureux et très capable, Payan, préparait un 31 mai pour le lendemain. Elle autorisait le commandant de la garde nationale à convoquer les bataillons des sections pour le thermidor à 7 heures.

Les deux plus énergiques meneurs du parti, Payan et le vice-président du Tribunal révolutionnaire, Coffinhal, un des rédacteurs de ces bulletins du Tribunal que nous avons signalés comme si infidèles, vinrent offrir à Robespierre l'insurrection toute prête. Il refusa. Il espérait encore regagner la Convention par sa parole et la retourner contre les Comités.

Collot d'Herbois, au sortir des Jacobins, avait couru au Comité de Salut public. Ses collègues, sauf Robespierre et Couthon, étaient là travaillant comme à l'ordinaire. Carnot étudiait des cartes et des plans ; Saint-Just écrivait seul à une table. Collot lui saisit le bras en criant avec fureur : Tu rédiges notre acte d'accusation !

Tu ne te trompes pas, Collot, répondit Saint-Just avec un froid de marbre, comme le raconta le lendemain Collot ; j'écris ton acte d'accusation ; et, se tournant vers Carnot : Tu n'y es pas oublié non plus !

Et il récrimina en imputant, à son tour, à la majorité des Comités de préparer la mise en accusation de Robespierre.

Les membres présents des Comités nièrent. Saint-Just, alors, revint sur sa réponse à Collot et dit que le rapport qu'il rédigeait exposait des griefs, mais n'allait pas jusqu'à proposer une mise en accusation. Il finit par promettre de lire son rapport aux deux Comités avant la séance de la Convention.

Durant cette violente discussion, qui avait rempli toute la nuit, Cambon, Fréron, Lecointre de Versailles étaient venus, l'un après l'autre, presser les Comités de faire arrêter le maire Fleuriot-Lescot, l'agent national Payan et le commandant Hanriot. Les Comités mandèrent les autorités municipales, puis les laissèrent repartir. Saint-Just s'en alla à 5 heures du matin.

Les Comités avaient hésité à frapper, comme Robespierre avait hésité à autoriser un mouvement insurrectionnel.

Pendant ce temps perdu par les Comités, les meneurs de la Montagne, ceux qui sentaient leur tête en jeu, avaient été plus actifs ; ils avaient négocié avec la droite et le centre de la Convention.

Ils leur promettaient d'arrêter la Terreur. — Vous y passerez à votre tour, leur disaient-ils, si Robespierre l'emporte. Par deux fois, leurs avances furent repoussées. Ils revinrent à la charge. Les hommes lés plus influents de la droite, les anciens Constituants Boissy-d'Anglas, Durand de Maillane et autres, qui, la veille encore, assuraient Robespierre de leur admiration — Boissy-d'Anglas l'appelait l'Orphée de la France —, cédèrent enfin ; ils pensèrent que la majorité et le Gouvernement finiraient par leur revenir si le dictateur tombait.

Les deux Comités réunis attendaient Saint-Just et son rapport. Il ne parut pas. A midi, on apporta une lettre le sa part : L'injustice, écrivait-il, a flétri mon cœur ; je veux l'ouvrir tout entier à la Convention nationale.

On apprit en même temps que la séance était ouverte et Saint-Just à la tribune.

Allons ! s'écria le vieux Rühl, du Comité de Sûreté générale : allons démasquer ces scélérats, ou présenter nos têtes à la Convention !

Les deux Comités se transportèrent aussitôt à l'Assemblée. A leur entrée, ils furent applaudis par les tribunes, ordinairement si robespierristes. C'était un signe et un présage.

Le rapport de Saint-Just était tout différent de sa manière habituelle. Il était très mesuré, moins éclatant, mais plus pratique que le grand discours de Robespierre. Saint-Just avait jugé la situation, et tempéré et limité le plus possible ses accusations. Il ne les faisait porter que sur quatre membres du Comité de Salut public, Carnot, Barère, Billaud-Varennes et Collot d'Herbois, plus âprement sur ces deux derniers. Encore ne concluait-il pas formellement contre eux. Je désire, disait-il, qu'ils se justifient.

Il demandait que tout acte des Comités portât au moins six signatures, afin d'écarter les accusations de triumvirat et de dictature, et il proposait, en termes assez vagues, qu'on rédigeât des institutions qui, sans rien faire perdre au Gouvernement de son ressort révolutionnaire, l'empêchassent de tendre à l'arbitraire, de favoriser l'ambition et d'opprimer ou d'usurper la représentation nationale.

C'était là une retraite habile, et qui semblait rendre les transactions possibles. Mais, alors, pourquoi avoir rompu avec les Comités en leur manquant de parole ? — C'était au sein des Comités qu'il eût fallu renouveler la tentative de conciliation du 5 thermidor. On n'était pas là si résolu à la lutte qu'on eût repoussé la discussion.

Les membres des Comités, n'ayant pas vu reparaître parmi Lux Saint-Just, étaient convaincus qu'il n'était à la tribune que pour demander leurs têtes. Les meneurs de la Montagne, assurés de la droite, étaient, de leur côté, décidés à en finir.

Ils étaient convenus de ne laisser parler ni Robespierre ni Saint-Just. On prétend que Sieyès, qui, depuis longtemps, se taisait et se faisait oublier sur les bancs du centre, aurait dit : la mort sans phrases !

Aux premiers mots de Saint-Just, Tallien l'interrompit ; puis Billaud-Varennes. Barrère, revenu au désir de transiger, tâcha d'arrêter Billaud ; mais celui-ci, exaspéré de l'accueil qu'il avait reçu aux Jacobins la veille, éclata par une harangue fougueuse, incohérente, et remua violemment l'Assemblée. — L'Assemblée, dit-il, est entre deux égorgements ! Elle périra si elle est faible !

Non, non ! crièrent de toutes parts les députés, en se levant et en agitant leurs chapeaux. Les tribunes répondirent par les cris de : — Vive la Convention, vive le Comité !

Nous mourrons tous, reprit Billaud, pour sauver la liberté ; il n'y a pas ici un seul représentant qui voulût exister sous un tyran !

Non, non ! crièrent les députés : périssent les tyrans !

Mais, lorsque Billaud, entassant au hasard toute espèce de griefs contre Robespierre, s'avisa de lui reprocher d'avoir protesté comme un furieux la première fois que lui, Billaud, avait dénoncé Danton au Comité, des murmures s'élevèrent. Ces paroles glacèrent la Montagne ; elles désarmaient Dubois-Crancé, Merlin de Thionville et bien d'autres. Si quelque chose pouvait sauver Robespierre, c'était cette explosion ultra-terroriste de Billaud.

Robespierre s'élança à la tribune. Ceux qui se croyaient perdus s'il échappait poussèrent des cris furieux : — A bas le tyran ! Le tumulte devint effroyable.

Tallien déclara qu'il s'était armé d'un poignard pour percer le sein du nouveau Cromwell, si la Convention n'avait pas le courage de le décréter d'accusation. Il demanda l'arrestation d'Hanriot et de son état-major.

On vota l'arrestation d'Hanriot, puis celle du président du Tribunal révolutionnaire, Dumas, pour sa conduite aux Jacobins la veille.

Robespierre insista de nouveau pour avoir la parole. Les cris étouffèrent sa voix. L'Assemblée vota une proclamation au peuple, rédigée par Barère.

Barère y réfutait le discours de Robespierre de la veille, en peu de mots, mais sans toutefois l'accabler. Il pouvait encore échapper.

La séance se prolongeait. Les accusations s'accumulaient confusément. Tallien les résuma et les concentra violemment et habilement sur le discours de la veille et sur la séance des Jacobins.

Robespierre se tourna vers la Montagne, cherchant .du regard s'il n'y retrouverait pas un appui. Les uns, Dantonistes ou Hébertistes, lui lançaient des invectives. Les autres, un petit nombre de patriotes indépendants des partis, détournaient tristement la tête, répugnant à l'accabler et ne voulant pas sauver en lui la dictature.

Robespierre, désespéré et furieux, se retourna vers la droite : Vous, hommes purs ! leur cria-t-il, c'est à vous que je m'adresse et non aux brigands !...  La droite ne répondit que par des clameurs ironiques.

Tous les partis dont il avait abattu les hautes têtes le repoussaient. Il semblait que chacun des groupes de l'Assemblée vit les ombres de ses morts étendre la main sur l'accusé comme pour dicter son arrêt : ici, Danton, Camille et Lucile ; là madame Roland et Vergniaud ; plus loin, Thouret et Barnave !

Robespierre, haletant, s'adressa de nouveau au président : Pour la dernière fois, président des assassins, je te demande la parole !

Le président était le Dantoniste Thuriot, qui venait de remplacer Collot-d'Herbois. Thuriot ne répondit qu'en agitant violemment sa sonnette.

La voix de Robespierre s'éteignait dans sa gorge.

Le sang de Danton l'étouffe ! cria le député Garnier de l'Aube.

Robespierre se redressa et lança un mot terrible : Ah ! vous voulez venger Danton !Lâches ! pourquoi ne l'avez-vous pas défendu ?

Deux Montagnards obscurs, Louchet et Lozeau, demandèrent la mise en accusation de Robespierre.

Devant cette grande et redoutable résolution, l'Assemblée un moment hésita. Les applaudissements furent d'abord isolés ; mais bientôt ils éclatèrent de toutes parts.

Je suis aussi coupable que mon frère, s'écria Robespierre jeune : je demande aussi le décret d'accusation contre moi !

Robespierre essaya d'empêcher qu'on n'acceptât ce sacrifice et de défendre son frère. Il apostropha de nouveau le président de l'Assemblée.

Une voix cria : Président, est-ce qu'un homme sera le maitre de la Convention ?

Il l'a été trop longtemps, dit une autre voix.

Ah ! cria Fréron, qu'un tyran est dur à abattre !

On cria : Aux voix l'arrestation !

Elle fut décrétée.

Louchet, le premier qui l'avait demandée, dit : Nous avons entendu voter l'arrestation des deux Robespierre, de Saint-Just et de Couthon !

Oui ! oui ! cria-t-on de tous côtés.

Couthon déclara courageusement qu'il acceptait sa part de responsabilité dans les actes de ses amis.

Lebas, l'ami de Robespierre et le compagnon des missions de Saint-Just, s'élança à la tribune. Des représentants qui l'estimaient essayèrent de le retenir. Il les repoussa et dit : Je ne veux point partager l'opprobre de ce décret ; je demande aussi à être arrêté !

Son arrestation fut décrétée.

Citoyens, dit Collot-d'Herbois, vous avez sauvé la patrie ! Vos ennemis voulaient refaire une insurrection du 31 mai !

Il en a menti ! cria Robespierre.

Le tumulte était épouvantable. Les huissiers n'osaient exécuter l'arrestation de ces hommes qui faisaient trembler tout le monde.

A la barre ! à la barre ! cria-t-on ; qu'ils descendent à la barre !

Ils y descendirent.

Citoyens, reprit Collot-d'Herbois, les rois vaincus n'avaient plus qu'une ressource : la guerre civile au sein de la Convention, pour nous forcer d'accepter un tyran ; mais jamais le peuple français n'aura de tyrans !

Non ! non ! cria-t-on ; vive la République ! On emmena les accusés. La séance fut suspendue. Il était cinq heures et demie du soir.

Au bruit de ce qui se faisait dans la Convention, le bourreau, le fameux Sanson, par les mains duquel avaient passé roi, reine et tous les chefs de partis, vint demander à Fouquier-Tinville s'il ne fallait pas suspendre les exécutions du jour. Rien ne doit arrêter le cours de la justice, répondit Fouquier. On emmena quarante-cinq condamnés sans escorte, Hanriot ayant rassemblé autour de lui tous les gendarmes, en vue du mouvement projeté. L'exécuteur et ses aides espéraient qu'on leur enlèverait leurs victimes pendant la route ; le faubourg Saint-Antoine était agité ; des hommes du peuple commençaient à arrêter les charrettes des condamnés. Hanriot, par malheur, courait en ce moment le faubourg avec ses gendarmes. Il dispersa l'attroupement et ordonna au funèbre cortège de poursuivre son chemin. Les quarante-cinq malheureux eurent le sort de leurs devanciers.

L'arrestation de Robespierre et de ses collègues n'avait pas décidé la question. Le parti robespierriste conservait des moyens d'action considérables. A l'heure même où la Convention suspendait sa séance, la Commune, menée par des gens très énergiques, prenait une attitude ouvertement insurrectionnelle. L'agent national Payan rédigeait une violente adresse au peuple, qu'il fit signer au maire Fleuriot-Lescot, contre les scélérats qui oppriment la Convention et qui poursuivent Robespierre et ses amis. On arrêta à l'Hôtel de ville les envoyés des deux Comités ; on convoqua les autorités parisiennes et les sections ; on manda l'artillerie des sections. On mit les patriotes décrétés d'arrestation sous la sauvegarde du peuple. On sonna le tocsin de l'Hôtel de ville. On fit annoncer aux Jacobins que le conseil général de la Commune était insurgé contre les nouveaux conspirateurs.

Les Jacobins répondirent qu'ils voulaient vaincre ou mourir plutôt que de subir le joug des conspirateurs ; qu'ils étaient en permanence.

Le Conseil général de la Commune nomma un comité d'exécution pour le salut de la République.

Si le chef militaire des Robespierristes eût valu les chefs civils, la Convention eût été probablement perdue ; mais le commandant Hanriot ne sut que courir les rues, ivre, à la tête de ses gendarmes, appelant aux armes le peuple, qui se montrait étonné, troublé, et qui ne le suivait pas.

Hanriot s'était porté d'abord au faubourg Saint-Antoine, sans réussir à l'entraîner. Il revint de là vers les Tuileries. Le faible poste qui gardait la Convention lui barra le passage, et un huissier signifia aux gendarmes le décret rendu contre lui. Les gendarmes hésitèrent : Hanriot ne sut pas les enlever et rentra avec eux dans la rue Saint-Honoré. Deux députés sommèrent les gendarmes de l'arrêter : ils obéirent. Hanriot et ses aides de camp furent conduits, garrottés, au Comité de Sûreté générale.

Le Conseil général de la Commune, averti de cet échec, envoya le vice-président du Tribunal révolutionnaire, Coffinhal, avec ce qu'il avait de canonniers parisiens, pour délivrer les patriotes détenus.

Coffinhal, homme d'action très vigoureux, alla droit au Comité de Sûreté générale et délivra Hanriot. Les gendarmes laissèrent faire les canonniers.

Coffinhal ne put délivrer, avec Hanriot, Robespierre et ses collègues, qui, des Comités, avaient été envoyés. en diverses prisons ; mais il eût pu faire bien plus, si Hanriot avait eu la même énergie que lui. Les gendarmes, entraînés par l'exemple des canonniers, étaient revenus à leur ancien chef ; la Convention, qui venait de rentrer en séance, n'avait encore autour d'elle qu'une poignée de soldats.

Coffinhal voulait attaquer. Aux cris de hors la loi ! poussés par un groupe dans la cour des Tuileries, le cœur défaillit à Hanriot, et il tourna bride vers l'Hôtel de ville.

Robespierre avait été conduit à la prison du Luxembourg ; mais le concierge, par ordre de la Commune, avait refusé de le recevoir. Robespierre ne voulut point se rendre à l'Hôtel de ville ; il prétendait respecter le décret rendu par la Convention contre lui, et il espérait être acquitté par le Tribunal révolutionnaire, comme l'avait été Marat. Il se fit conduire à l'administration de la police (depuis, la Préfecture de police), dans la Cité, se maintenant volontairement en état de détention. Il résista au premier appel de la Commune. Coffinhal vint l'enlever, l'emporter, pour ainsi dire, malgré lui, à l'Hôtel de ville.

Vous me perdez ! disait-il ; vous perdez la République !

Il fut rejoint à l'Hôtel de ville par son frère, Saint-Just, Couthon et Lebas, enlevés, par ordre de la Commune, des prisons où ils avaient été conduits.

La Convention s'était crue un moment perdue, quand elle avait appris qu'Hanriot délivré était à sa porte. Le président Collot-d'Herbois avait dit d'une voix lugubre : Citoyens, voici l'instant de mourir à notre poste !

La Convention, n'étant pas attaquée, attaqua. Elle nomma Barras commandant de la garde nationale. Elle déclara hors la loi la municipalité, puis tous les fonctionnaires publics rebelles, et Robespierre et tous ceux qui s'étaient soustraits à un décret d'arrestation.

Des détachements de garde nationale venaient peu à peu se grouper autour de la Convention. Beaucoup de sections envoyaient protester de leur dévouement à la Représentation nationale. Un certain nombre se déclaraient pour Robespierre et pour la Commune. D'autres étaient partagées. Il y en avait qui se portaient d'un côté, pendant que leurs comités révolutionnaires allaient de l'autre. Ces comités, qui n'étaient plus élus par les sections, mais désignés par les Comités de Salut public et de Sûreté générale, avaient perdu leur influence.

La vérité est que la masse parisienne ne remua pas durant cette fameuse nuit. La lutte était entre deux minorités qui flottaient, bien des gens incertains passant et repassant de l'une à l'autre.

Il n'y avait là rien qui ressemblât aux anciennes journées de la Révolution, au 14 Juillet, au 10 Août. La majorité de la population, affaiblie de ses éléments les plus énergiques qui étaient aux armées, et surmenée et comme stupéfiée par tant d'événements terribles, était devenue inerte. La Cité, siège du Tribunal révolutionnaire, resta longtemps neutre. Le président Dumas et le vice-président Coffinhal étaient avec l'insurrection à la Commune ; Fouquier-Tinville se réservait ; Hermann, le commissaire robespierriste de l'intérieur et de la police générale, avait tourné : il avait signé les ordres d'arrestation envoyés par les deux Comités. Le bourdon de Notre-Dame ne sonna pas. La garde nationale de la Cité se déclara enfin pour la Convention et occupa le Pont-Neuf avec du canon.

Les deux grands faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau s'agitaient, mais ne descendaient pas. Les partisans de la Convention les troublaient en répandant le bruit que Robespierre voulait refaire un Roi.

Si Robespierre et Saint-Just eussent saisi vivement l'offensive et se fussent montrés aux canonniers, aux gendarmes et aux sectionnaires assemblés en armes sur la place de l'Hôtel de ville, leurs chances eussent encore été grandes. Les faubourgs, qui ne prenaient pas l'initiative, eussent peut-être suivi.

Mais Robespierre hésitait, en proie à de cruelles angoisses, et Saint-Just, l'homme d'action, ne semble pas avoir poussé à agir avec sa décision accoutumée.

Ce fut le paralytique Couthon qui se montra le plus décidé.

En arrivant à l'Hôtel de ville, il dit : Il faut tout de suite écrire aux armées !

Au nom de qui ? répondit Robespierre.

Au nom de qui ? — C'est-à-dire : de quel droit ? Cet homme fatal avait donc gardé une conscience !

Payan et d'autres meneurs avaient rédigé une proclamation insurrectionnelle adressée aux sections : on la présenta à signer à Robespierre. Il traça les premières lettres de son n'om ; puis il laissa tomber la plume... il n'acheva pas !

On ignore s'il s'abstint volontairement d'achever, ne pouvant se décider à consommer l'acte de révolte et d'usurpation, ou bien s'il fut interrompu par le coup qui le frappa.

Le papier sur lequel a rejailli son sang existe encore.

Ce qui n'est pas douteux, c'est que le trouble de sa conscience ne lui ait fait perdre les heures décisives. Il avait exercé eu fait une cruelle tyrannie, mais en se la déguisant à lui-même par des sophismes. Quand l'usurpation se présenta devant lui, en face, ouvertement, brutalement, il recula !

Lorsque nous songeons à tout le mal qu'il a fait, lorsque nous condamnons sa mémoire, rappelons-nous, si nous voulons être justes, qu'il est mort pour avoir hésité à être un tyran !

La mort approchait. Deux colonnes de soldats et de gardes nationaux, conduites, l'une par Barras et Fréron, l'autre par le député Léonard Bourdon, ancien ami de Chaumette, marchaient sur l'Hôtel de ville par la rue Saint-Honoré et par les quais. La troupe de Léonard Bourdon se composait principalement des gardes nationaux des Gravilliers et des Arcis, deux sections ultra-révolutionnaires entre toutes. Chaumette y avait été extrêmement populaire. Une partie même allait au delà de Chaumette. Des idées de partage et de communisme s'y étaient répandues ; Robespierre en avait poursuivi rudement les propagateurs et avait causé la mort du plus connu, le prêtre Jacques Roux. Les amis de Jacques Roux et ceux de Chaumette entraînaient leurs sections pour les venger.

Les canonniers, les gardes nationaux, les hommes à piques, rassemblés sur la place de l'Hôtel de ville, ne recevant aucune direction d'Hanriot et travaillés par les agents de la Convention, s'étaient découragés et peu à peu dispersés. Ce qui en restait ne tira pas sur les têtes de colonnes des troupes conventionnelles.

En tête de la colonne de Léonard Bourdon se trouvait un jeune gendarme appelé Méda. C'était lui qui, dans l'après-midi, s'était, le premier, tourné contre Hanriot et lui avait mis la main au collet. Il sentait que, si Robespierre l'emportait, il s'agissait pour lui de la guillotine, et il s'était résolu à un coup désespéré.

Il profita de la confusion qui régnait à l'intérieur de l'Hôtel de ville pour y entrer, suivi de quelques grenadiers de la garde nationale. Il avança de salle en salle, à travers la foule tumultueuse et troublée des Robespierristes, en se faisant passer pour une ordonnance de leur parti. Il pénétra jusque dans la pièce où étaient Robespierre et ses amis, saisit un pistolet et fit feu.

Robespierre tomba. La balle lui avait fracassé la mâchoire.

Les grenadiers qui suivaient le gendarme accoururent. Il n'y eut aucune résistance. La plupart des Robespierristes réunis dans l'Hôtel de ville cherchèrent à fuir, mais furent pris par les troupes qui entouraient l'édifice. Lebas se brûla la cervelle. Robespierre jeune se jeta par la fenêtre ; on le releva mutilé, mais respirant encore. Hanriot, lui, ne se précipita pas, mais fut précipité par Coffinhal, qui l'avait saisi à bras le corps, en criant : Lâche ! c'est toi qui nous as perdus ! Saint-Just se laissa arrêter en silence avec Couthon.

A deux heures du matin, tout était fini. On apporta les blessés et l'on traîna les prisonniers à la Convention. L'impassible Saint-Just ne s'émut que lorsqu'il vit Robespierre étendu sanglant sur une table. Parmi les cruelles douleurs que lui causait sa blessure, parmi les injures et les moqueries de gens qui, la veille, étaient à ses pieds, la constance de Robespierre ne se démentit pas un instant : il ne poussa pas une plainte.

Le 10 thermidor, à une heure de l'après-midi, Robespierre et Saint-Just comparurent à leur tour devant ce Tribunal révolutionnaire où ils avaient fait envoyer tous les grands chefs de partis. Le président du Tribunal de prairial, Dumas, comparaissait, à côté d'eux, devant ses collègues de la veille ; mais l'accusateur public n'avait pas changé. Fouquier-Tinville requit contre Robespierre, comme il avait requis contre Vergniaud, contre Marie-Antoinette, contre Danton.

Il n'y avait qu'à constater l'identité, Robespierre et ses amis étant hors la loi.

L'échafaud avait été rétabli sur la place de la Révolution. On devait au moins à de tels condamnés de les envoyer là où étaient tombées toutes les grandes victimes.

Les rues, les fenêtres, jusqu'aux toits étaient combles sur le passage du cortège. On revit là en foule ce monde élégant qui se tenait depuis longtemps caché. Les furies de la guillotine étaient remplacées par d'autres insulteurs. A la colère publique qui faisait explosion après une compression si longue et si dure, se mêlaient déjà les espérances et les joies de la Contre-Révolution.

Robespierre et Saint-Just subirent avec une fermeté silencieuse les outrages et les huées. Robespierre ne laissa voir d'émotion que lorsqu'une bande de gens qui suivaient les charrettes les firent arrêter et se mirent à danser en rond dans la rue Saint-Honoré, devant cette maison Duplay où il avait reçu, depuis 1791, une hospitalité si désintéressée et si dévouée. Là étaient toutes ses affections. La fille aînée des Duplay, qu'il devait épouser, porta son deuil toute la vie.

Saint-Just monta à l'échafaud, aussi fier qu'à Fleurus.

Robespierre gravit après lui d'un pas assuré. Le valet du bourreau arracha brutalement le bandage de sa mâchoire brisée. La douleur lui fit pousser un cri affreux qui retentit dans toute la place, puis il livra sa tête.

Avec eux périrent Couthon, Robespierre jeune et Hanriot, qu'on avait liés mourants sur la charrette, Dumas, Payan, le maire Fleuriot-Lescot, vingt-deux des leurs, en tout.

Le lendemain, 11 thermidor (29 juillet), on guillotina en masse le Conseil général de la Commune, soixante-dix personnes. Il y avait, dans le nombre, des gens inoffensifs, qui, s'étant rendus à la convocation des autorités municipales sans savoir ce qu'on allait faire, n'avaient pas osé refuser leurs noms et n'avaient pu se retirer.

La Terreur semblait n'avoir fait que changer de main.

Si contraire qu'on puisse être à Robespierre, on sent, quand il disparaît, se faire dans la Révolution un vide immense. On sent se fermer une grande phase de l'histoire, la phase de ces cinq prodigieuses années qui valent des siècles, comme il l'avait dit, et durant lesquelles s'étaient succédé plusieurs générations de tribuns, de grands chefs révolutionnaires ; lui seul toujours là immuable, ayant paru à la première heure et ne tombant qu'à la dernière. On comprend que, pour bien des patriotes, il ait semblé la Révolution elle-même, et que beaucoup l'aient crue abattue avec lui.

Robespierre, né vertueux, avait été perdu, non par les vices, non par les tentations vulgaires, mais par l'orgueil. Lui, l'homme religieux, il avait oublié que l'orgueil était le péché suprême des antiques religions : le péché de l'homme qui se croit infaillible, qui se fait Dieu.

Cet homme qui a commis de si horribles injustices, il croyait pourtant à Dieu, à la morale, au droit : s'imaginant être, ainsi que l'a dit le conventionnel Bailleux, une créature privilégiée, un être mis au monde pour en devenir le régénérateur et l'instituteur, il entendait se dévouer à la fondation d'une société épurée et libre. On serait aussi injuste envers lui qu'il l'a été envers d'autres, si on le confondait avec ces ambitieux sans foi, sans idéal, sans notion de devoir, qui ne croient qu'à la fatalité, à ce qu'ils nomment leur étoile, méprisent l'espèce humaine et sacrifient sur les champs de bataille des générations entières à leurs satisfactions égoïstes et à leurs caprices.

Que serait-il arrivé, si Robespierre eût réussi ? — Il aurait eu beau détruire ses adversaires et asservir la Convention, il n'eût jamais pu faire accepter paisiblement à la France ce régime de couvent démocratique que Saint-Just le poussait à exagérer au delà de ses propres idées.

Il n'y aurait eu qu'un moyen de s'assurer pour un temps le pouvoir, moyen impossible personnellement à Robespierre, mais dont Saint-Just aurait été capable : jeter la France armée sur l'Europe, aller vivre, le glaive en main, aux dépens de l'Europe, car nous ne pouvions plus entretenir longtemps nos quatorze armées avec nos assignats dépréciés et notre commerce ruiné.

Mais, alors, la dictature de Robespierre, le théoricien à bout d'idées et de force, s'absorbait nécessairement dans celle de Saint-Just, l'homme d'action et de combat !

Si Saint-Just avait vécu, il n'y eût peut-être pas eu de Napoléon ; Saint-Just aurait tenté une République romaine, ou plutôt spartiate, comme Napoléon tenta un Empire romain. L'une eût été aussi étrangère que l'autre au vrai génie de la France et aux tendances de l'Europe moderne. L'une se fût brisée, et plus vite encore, comme l'autre se brisa.